Annette Laïs
The Project Gutenberg eBook of Annette Laïs
Title: Annette Laïs
Author: Paul Féval
Release date: October 19, 2012 [eBook #41113]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
ANNETTE LAÏS
PAR
PAUL FÉVAL
NEW-YORK
CHARLES LASSALLE, ÉDITEUR
Bureau du Courrier des Etats-Unis
92 WALKER ST.
1867
ANNETTE LAÏS.
I.
MA FAMILLE.
Mon oncle Bélébon était encore coiffé à l'oiseau royal en 1842, époque où il fut question pour la première fois de faire de moi quelque chose. Je parle de lui d'abord parce qu'il était l'esprit de la famille, au dire de mes deux tantes Kerfily et de l'aumônier des Incurables. Mon oncle Bélébon disait de son côté que l'aumônier des Incurables était une fine mouche et que mes deux tantes Kerfily avaient un sens infaillible. Ce fut là précisément ce qui me donna défiance de mon oncle Bélébon, car aussitôt que ma tante Kerfily-Bel-Œil disait blanc, ma tante Kerfily-Nougat criait noir avec une voix d'oiseau qu'elle avait. Or, comment le noir et le blanc peuvent-ils avoir raison tous deux à la fois?
Mon oncle Bélébon ne se faisait jamais à lui-même de ces questions indiscrètes. C'était le despotisme incarné: un bien brave homme, à part cela, et qui avait des boutons d'agate à son habit marron. Dans la nuit des temps, il avait été officier de marine, mais sans jamais monter à bord d'aucun vaisseau. «Le métier de marin, disait-il parfois après dîner, est semé de dangers sans nombre. On n'y est séparé de la mort que par une mince planche!»
Il aimait passionnément cette idée, qui est, du reste fort ingénieuse et que j'ai retrouvée dans beaucoup d'auteurs estimables.
En 1842, mon oncle Bélébon avait soixante-seize ans bien sonnés. Il se faisait des sourcils noirs avec je ne sais quoi et chantait encore les chansons de Mirabeau-Tonneau. Dans les moments de gaieté folle, il allait jusqu'à décocher des épigrammes malignes à Robespierre et même à Cambacérès.
Il faut vous dire tout de suite où cela se passait, car j'ai l'air de tomber des nues. Nous habitions l'hôtel de Kervigné, sur la place des Lices, à Vannes, chef-lieu du Morbihan. Kervigné est le nom de notre famille, qui a donné à la France deux amiraux et un lieutenant général. Nous figurons à la salle des Croisades de Versailles. Mon père paya pour cela une note de cinquante-sept francs à la maison Godet-Regard de Plantecoq, à Paris, laquelle rhabille les généalogies, ravaude les écussons et va en ville. J'ai gardé un peu de rancune à ma noblesse, qui m'a joué d'assez méchants tours; mais cela ne nous empêche, nous, les Kervigné de Vannes, d'être la branche aînée et comtes depuis Louis XIV. Saint-Simon parle de nous. Les Kervigné de Pontivy ne valent pas l'épluchage. Nous ne cousinons pas. Ma mère était Kerfily, une excellente famille de robe. La fortune venait de son côté, quoique mon père fût loin d'être pauvre. Dieu merci, outre l'hôtel de la place des Lices et le château qui est au bord de la mer, là-bas vers Carnac, nous avons toujours joui d'une trentaine de bonnes mille livres de rente.
Mais mon frère le vicomte coûtait cher. Il était, s'il vous plaît, à vingt-quatre ans, chef d'escadron de cuirassiers. Il faut soutenir cela. On avait fait, en outre, une belle dot à ma sœur la marquise. Ma mère parlait quelquefois d'économie.
Le lecteur me pardonnera de m'arrêter un instant devant le portrait de ce souriant et charmant vieillard qui était mon père. Il avait assurément tout l'esprit qu'on prêtait à mon oncle Bélébon. Il faisait des petits vers: j'en ai tout un recueil; il savait des quantités d'anecdotes et parlait des affaires du temps avec un bon sens parfait, quoiqu'il fût abonné de fondation au Journal des villes et Campagnes. Il était dévot mais voltairien; je n'ai jamais vu qu'à lui ce mélange du mysticisme breton et des gaietés gauloises. L'oncle Bélébon, les tantes Kerfily et l'aumônier des Incurables se réunissaient parfois pour l'éteindre, mais il lui arrivait de les mener tambour battant quand on avait de bonnes nouvelles du vicomte ou qu'on mettait en perce un tonneau de Saint-Emilion.
Saperbleure! (c'était le juron de ses jours d'extra) il n'y en avait pas beaucoup à Vannes pour le gagner au jeu du mot pour rire! il remettait en leur chemin les Nantais et même les lurons de Rennes, où tout le monde croit avoir inventé la poudre.
Il avait la cinquantaine, ni plus ni moins; il était rond comme une caille; il mangeait bien à son déjeuner, mieux à son dîner, mais supérieurement à son souper. Je crois toujours, quand je reviens à Vannes, que ce bon vieux portrait qui est au salon va ouvrir sa bouche rose et me dire: «Allons, chevalier! bon appétit, bonne conscience! A table, saperbleure! On ne jeune qu'en carême et ma soupe va tomber jusqu'au fond de mes bottes.»
Ma mère était une femme de quarante ans, très belle encore, douce avec ses enfants, bonne avec tout le monde, mais froide et faible. Elle avait un fond de mélancolie dont je n'ai jamais eu le secret. Elle se reposait, par une sorte de paresse, sur mon oncle Bélébon et sur l'aumônier des Incurables du soin de penser pour elle. A leur défaut, elle se livrait aux deux tantes Kerfily, qui la retournaient sens dessus dessous comme une crêpe. Sa vie était un sommeil sans rêves; tout travail d'esprit lui causait une véritable horreur. Elle s'éveillait néanmoins aux caresses des enfants de ma sœur la marquise.
Celle-ci avait vingt-deux ans. Nous avions été liés très étroitement jusqu'à l'époque de son mariage, mais une fois sortie de la maison, Julie avait mis une sorte d'emportement à faire le nid de son bonheur nouveau. Son mari, M. le marquis de Tréfontaines, était de l'âge de ma mère et avait beaucoup vécu; sa fortune était fort entamée et Julie, selon l'expression des tantes Kerfily, tirait fameusement de chez nous. M. le marquis de Tréfontaines empruntait bien quelque argent à mon père, mais c'était, au demeurant, un homme de grande mine et de belle façon qui portait bien son nom et qui nous faisait honneur. Il amenait les deux petits enfants, quand il avait quelque chose à demander. Mon père était fier de sa fille et respectait son gendre. Le marquis me donnait des poignées de main autant que je voulais, mais il me semblait que ma sœur me regardait comme on regarde les bouches inutiles dans une citadelle assiégée. Sans moi, on aurait pu faire davantage. Elle m'embrassa pourtant de bon cœur, quand il fut question de mon départ. Les deux petits-enfants étaient des amours.
L'aumônier des Incurables, M. l'abbé Raffroy de Cotelle, nous appartenait par un lien de parenté très vague. Il ressemblait, pour le physique, à ces bouteilles trapues où l'on met le madère. Sa figure luisait comme si elle eût été repeinte à l'huile depuis peu. C'était un prêtre solide en ses principes, honnête et largement charitable. L'étroitesse qui pouvait être en lui ne regardait que le cerveau. Il valait bien mieux que l'oncle Bélébon qui, pourtant, n'avait point trop de méchanceté.
Ma tante Kerfily-Bel-Œil était demoiselle ma tante Kerfily Nougat était veuve. Je ne les ai jamais vues l'une sans l'autre, et jamais je ne les ai vues d'accord. C'était entre elles une de ces intimités qui vivent de batailles et de rancunes. En Bretagne, les sobriquets sont souvent cruels. Kerfily-Bel-Œil était louche comme Vénus, mais moins jeune et moins belle; ma tante Renotte, la paysanne, dont je n'ai pas encore parlé, disait qu'elle avait un petit zieu et un grand zieu. Son grand zieu était, certes, un beau zieu, mais son petit zieu avait des fantaisies extraordinaires. A la moindre émotion, il allait et venait, tournant et pirouettant comme un zieu enragé. On s'habituait à cela; néanmoins ma tante Bel-Œil était restée fille. Julie et le marquis aimaient ses cadeaux et lui savaient gré de ne s'être point mariée. Elle était sentimentale; on trouvait toujours à son chevet des romans traduits de l'allemand, où Dieu s'appelait le souverain architecte de l'univers, et où l'on déplorait amèrement le souvenir qui poursuit les cœurs sensibles; de ces romans où le jeune baron de Rosenthal dit à Pulchérie: «Cruelle! faut-il me percer le sein à tes pieds!» La lecture de ces attendrissantes choses excitait les fringales de son zieu, qui dansait la carmagnole en versant des larmes abondantes. Elle était du parti de ma sœur la marquise.
Ma tante Kerfily-Nougat, au contraire, appartenait corps et âme au camp de mon frère Gérard, le vicomte. Elle avait sur sa tabatière le portrait de Gérard en chef d'escadron de cuirassiers, et je dois dire tout de suite que ce portrait, non flatté, représentait un des plus beaux soldats de l'armée française. Le sobriquet de ma tante Nougat avait rapport à ses goûts, non point à sa figure; son péché d'habitude était la gourmandise, et ce n'était pas un péché mignon. Ses repas étaient généralement suivis de désastres. M. Souyoux, le célèbre médecin à qui ses succès valurent le surnom d'Hippocrate de Ploërmel, lui avait dit une fois que le nougat d'amandes au caramel était un digestif puissant. A dater de ce jour, ma tante exigea le nougat partout où elle se trouvait, et prit l'habitude de couronner ses réfections trop copieuses par une prise de nougat capable d'incommoder trois lycéens. Le docteur Souyoux est au-dessus de toute insinuation malveillante. Aussi puis-je dire que son nougat finit par étrangler ma pauvre tante. Nous sommes tous mortels.
Il y avait donc chez nous deux partis: celui de la marquise et celui du vicomte.
Ces deux partis s'accusaient mutuellement de tirer trop, et je crois bien qu'ils avaient un peu raison tous les deux. Le ménage de ma sœur avait de grands besoins, et un homme comme mon beau-frère ne pouvait par liarder. D'un autre côté, on sait ce que dépense un jeune officier supérieur de cuirassiers, brillant, charmant, lancé à miracle et qui court après les épaulettes de colonel. Saperbleure! si vous l'ignorez, mon père aurait pu vous le dire, et aussi ma tante Nougat, pauvre bonne femme!
Outre mon père et Nougat, le parti du vicomte Gérard se composait de la presque totalité des autres tantes et cousines, car nous étions tout un clan de Kervigné. L'abbé Raffroy en était un peu; mon oncle Bélébon, l'esprit de la famille, n'en était pas du tout.
Dans le parti de ma sœur, il y avait ma mère, Bel-Œil et presque tous les oncles et cousins. Ma mère était là pour les petits-enfants et Bel-Œil pour le marquis, très joli homme, dont la seule vue mettait son petit zieu en ébullition. Ils causaient tous deux parfois, en tête-à-tête, de la rareté toujours croissante des cœurs vertueux, mais sensibles. Le marquis de Tréfontaines s'astreignait à lire des histoires traduites de l'allemand, et détrônait volontiers le bon Dieu pour mettre à sa place le Créateur de toutes choses ou la vaste intelligence qui préside aux destinées de l'univers. Cela lui valait bien cinq à six cents écus par an. L'abbé Raffroy appartenait un tantinet à ce parti, mais pas du tout l'oncle Bélébon.
De quel parti était-il donc, cet oncle Bélébon, l'esprit de la famille?
Mon oncle Bélébon n'avait que son esprit: il n'était pas riche; il était de son propre parti ou plutôt du parti de Vincent Bélébon, son petit fils, épais balourd qui engraissait quelque part, vers Saint-Anne d'Auray, courant le lièvre, chassant les filles de campagne, buvant du cidre à deux sous le pot. Ce n'est pas cher, mais il avait grand soif, et l'oncle Bélébon tirait pour désaltérer ce pataud. L'abbé Raffroy n'était pas sans tenir une petite idée au parti de Vincent Bélébon.
Hélas! moi, je n'avais pas de parti, si ce n'est une fraction infinitésimale de ce bon abbé Raffroy et toute ma tante Renotte Kervigné, qui faisait valoir une douzaine d'hectares au bourg de Landevan: la paysanne, le bas bout, la dernière des dernières! Celle-là ne donnait rien à Julie ni à Gérard; quand elle venait à Vannes, elle me glissait quelques louis pour faire le jeune homme. Elle ne brillait pas dans la famille.
Le 5 juin 1842, midi sonnant, mon père tapa doucement sur le petit ventre hémisphérique de l'oncle Bélébon et prononça ces paroles à haute et intelligible voix:
«Allons, tonton! la main aux dames! Bon appétit! bonne conscience! A table, saperbleure! On ne jeûne qu'en carême et aux quatre temps! Ma soupe va tomber jusqu'au fond de mes bottes!»
C'était fête doublement à cause du dimanche et de l'anniversaire de la naissance de Julie. J'avais vu à l'office un considérable gâteau sur lequel on avait écrit avec du sucre: Vive madame la marquise! ma bonne mère rajeunissait entre les deux petits enfants qui faisaient le diable, et il y avait chez nous un excellent vent de gaieté.
J'allai m'asseoir au bout de la table, entre Vincent Bélébon, ma bête noire, et ma bonne tante Renotte, qui avait fait ses dix lieues tout exprès pour nous voir. Les dignitaires étaient au centre, où l'oncle Bélébon, bavard comme une pie, soulevait, je n'ai jamais su pourquoi, des applaudissements à chaque parole qu'il disait. Etant accordé, là-bas, ce point qu'on est l'esprit de la famille, il ne reste rien à faire. Les honneurs étaient tout naturellement pour ma sœur Julie et son mari, ménage du haut ton où l'on disait vous devant le monde. Ma mère trouvait cela charmant. Ma tante Renotte en murmurait tout bas: elle était de l'opposition. Elle me marchait sur les pieds depuis le commencement du dîner et je l'entendais qui marmottait à mon oreille:
«Tu vas voir, René, tu vas voir! On va leur lancer un lièvre dans les jambes?»
Le marquis faisait le galant auprès de Bel-Œil et de ma mère qui dévorait les enfants. Julie s'ennuyait comme toute jeune femme qu'on arrache à ce cercle de bonheur égoïste et charmant: la petite famille bornée, serrée, murée, rejetant sans cesse hors de soi tout ce qui n'est pas elle-même. Nougat et mon père trouvaient moyen de causer du vicomte, dont on avait une lettre, tout en ne perdant pas une bouchée. L'oncle Bélébon égrenait son chapelet de vieux bons mots et semblait dire à son petit-fils Vincent: «Quand donc seras-tu aussi aimable que moi?» Vincent buvait du vin pur tant qu'il pouvait. C'était un joli repas.
Quand parut le gâteau qui criait: Vive madame la marquise! on trinqua d'un bout à l'autre de la table, puis ma mère tendit à Julie un gros paquet qu'elle avait sur ses genoux. C'était un très beau cadeau d'argenterie. Julie se leva, rouge de plaisir, tandis que le marquis baisait fort humblement la main de ma mère en disant:
«Chère maman, voilà de vos traits!
—Ah? murmura Bel-Œil, qui mit sur l'assiette de mon beau-frère un petit écrin contenant dix doubles louis, vous avez le cri du cœur, mon neveu. Donner est le plaisir des âmes sensibles. Acceptez cette bagatelle, et choisissez vous-même un objet pour notre belle Julie.»
Mon beau-frère balbutia:
«Je ne sais si je dois....
—Oh! certes, vous devez! gronda la tante Renotte dans mon oreille. A Dieu et à ses saints! et ce n'est pas faute qu'on vous en fourre du matin au soir.
—Ça te passe sous le nez!» me dit cette méchante bête de Vincent.
C'était le vin qui passait sous son nez, à lui. Je ne sais pas où il mettait tout le vin qu'il absorbait.
Julie embrassa ma mère et Bel-Œil, à qui elle dit:
«Chère tante, vous faites bien de parler de colifichets, car il faut se tenir, mais vous avez deviné que nous étions gênés.... Avec deux petits enfants....
—C'est le moment! glissa Nougat à l'oreille de mon père, il faut de la justice. On ne peut pas toujours fourrer aux mêmes.»
Fourrer est un mot de famille, amer comme l'absinthe. La jalousie le gonfle. Il est la contre-partie exacte de tirer!
La joue fraîche et dodue de mon père se couvrit d'une rougeur plus vive.
«Madame, dit-il à sa femme, Gérard t'embrasse dans sa lettre, ainsi que tous les parents et amis. Il se trouve avoir besoin d'une cinquantaine de louis, ce pauvre garçon....»
Julie tressaillit. Ne soyez pas plus sévères qu'il ne faut. Il y avait les deux enfants.
«Cela fait près de cent louis qu'on lui fourre depuis le commencement de l'année, dit Bel-Œil aigrement.
—J'en donne moitié,» riposta Nougat, déjà un peu incommodée.
L'oncle Bélébon riait jaune. L'abbé Raffroy applaudissait de ses deux mains.
«Ah ça! s'écria tout à coup la tante Renotte qui étouffait à côté de moi, on n'a donc que deux enfants ici! Voilà René qui prend ses dix-neuf ans, et ce n'est pas raisonnable de fourrer à tout le monde, sans lui dire seulement Dieu vous bénisse! quand il éternue. Causons de ça, à la fin des fins, et sans rire.»
II.
DINER DE FÊTE.
Tel était le lièvre de ma tante Renotte. Je me suis rarement senti plus mal à l'aise en ma vie. Je peux dire en mon âme et conscience que les libéralités faites à mon frère et ma sœur n'avaient éveillé chez moi aucun sentiment de jalousie. Fort de mon parfait désintéressement, j'eus horreur de paraître complice, et j'essayai d'arrêter ma tante Renotte.
Mais on est entêté à Landevan. La tante Renotte n'avait point d'enfants. Son petit bien, qui devait revenir aux Kervigné, s'évaluait à trois mille livres de rente. Cela lui donnait son franc-parler, quoiqu'elle fût au bas bout de la table. Son geste un peu brutal me ferma la bouche.
«Toi, reprit-elle, tu n'es qu'un innocent. Ton père a son chéviton d'officier là-bas, et je conçois ça; mon neveu Gérard est un beau brin de Kervigné. Ta mère a son gendre et ses petits: ça ne m'étonne pas; mon neveu le marquis est un homme comme il faut et bien conservé pour son âge. Ma nièce Julie a une lourde maison. Mais nous n'avons plus le droit d'aînesse, je suppose.
—Vous! l'interrompit Nougat en la pointant du bout de son couteau, qui embrochait un blanc de volaille, pas de libéralisme!
—Si j'avais autant d'esprit que mon oncle Bélébon, répliqua Renotte, je serais ceci ou cela; mais la politique, je m'en moque! L'église de Landevan n'est pas encore fermée, et je ne m'embarrasse que du bon Dieu. Fourre à Gérard, ma grosse, ça te regarde. Je parle au père et à la mère, je parle à l'abbé aussi, pour qu'il donne un bon conseil. Veut-on faire du chevalier un pataud comme mon neveu Vincent, sauf le respect: Alors, qu'on me le dise: je le mettrai à la charrue.»
Il y eut un moment de silence, après lequel mon oncle Bélébon dit avec rancune.
«Vincent n'a pas l'opulence en partage, mais il n'a jamais rien demandé à sa tante Renotte.
—Et il a eu raison! interrompit la bonne femme; car la tante Renotte ne lui aurait rien donné. La tante Renotte est de la campagne; elle n'en sait pas long, mais par tout pays les cabarets ont la même odeur que Vincent. Je préfère n'avoir pas tant d'esprit et voir plus loin que le bout de mon nez. J'aime ceux d'ici, moi; mon petit avoir est pour eux. Si j'en demande trop, qu'on me dise: Tais-toi. Je voudrais savoir ce que sera le chevalier René de Kervigné.
—Ce qu'il voudra, parbleu! répliqua mon oncle Bélébon.
—Ce qu'il voudra!» répétèrent l'une et l'autre Kerfily.
Ma mère caressait les deux petits. Je ne crois pas qu'elle eût donné à l'incident toute l'attention désirable. Mon père cligna de l'œil en regardant tout autour de la table, et me demanda:
«Voyons, René, saperbleure! que veux-tu être, mon bonhomme?»
On me prenait sans vert: je n'en savais rien du tout.
Je n'étais pas sans m'être fait cette question une fois ou l'autre, le soir en me couchant, mais, je ne me sentais aucune vocation arrêtée. Mon opinion personnelle est que je tiens de ma mère une grande paresse d'esprit. J'ai reçu d'elle la faculté de sentir poussée à un degré presque maladif. Je suis bien réellement, et Dieu me préserve de m'en vanter, un de ces cœurs sensibles dont parlent les romans traduits de l'allemand. Au mois de juin 1842, cette qualité sommeillait encore. Je devais, à cet égard, m'éveiller tout d'un coup, en un sursaut véritablement terrible.
J'avais fait mes études; j'étais bachelier ès lettres depuis deux ans. Mon goût, pendant que j'étais au collége, m'aurait porté vers la marine; mais mon oncle Bélébon avait nettement déclaré à cette époque que je ne possédais point la capacité nécessaire pour entrer à l'école de Brest. On venait de marier ma sœur; on avait battu monnaie un peu; les préliminaires de l'éducation du marin coûtent cher: l'oncle Bélébon fut écouté. Depuis lors, je n'avais plus manifesté aucun désir, car, par le fait, je regrettais peu la mer. Dans mon idée, je me disais parfois: je serai comme mon père.
Or, mon père n'était rien, sinon propriétaire. Et à la manière dont les choses allaient chez nous, ma sœur ayant été avantagée par contrat de mariage, mon frère devant l'être selon toute apparence à la prochaine occasion, je risquais fort d'être un propriétaire sans propriété. Cela m'inquiétait peu. J'avais passé ces deux années à la pêche et à la chasse: deux passions en moi. On m'avait équipé à cet égard très convenablement, et j'étais heureux comme un roi.
Je n'étais ni ambitieux ni romanesque. La lecture, qui met en fermentation la tête des jeunes gens de province, me manquait. Les seuls romans que j'eusse parcourus étaient ceux de ma tante Bel-Œil, et les aventures des cœurs sensibles qui les remplissaient m'avaient prodigieusement ennuyé.
Je n'étais pas tout-à-fait étranger au monde de Vannes. J'allais dans les salons du petit-faubourg Saint-Germain morbihannais. Je regardais avec le mépris convenable la porte grande ouverte de la préfecture où aucune personne comme il faut n'eût daigné se fourvoyer, et qui en était réduite à donner des bals aux épouses de ses employés. Je savais danser et dire à ma danseuse, comme le gendarme de Nadaud: «Le temps est beau pour la saison.» C'était à peu près tout.
Ma sœur la marquise avait dit une fois en parlant de moi:
«Le chevalier sera toute sa vie sage comme une image!»
Cela ne m'avait point blessé, quoique ce fût blessant, dans l'idée de ma sœur la marquise.
Ma sœur la marquise était très fière de la jeunesse orageuse de son mari. Elle avait une sincère piété, sa réserve frisait un peu la pruderie, mais pour ce qui regardait la jeunesse orageuse de M. de Tréfontaines, elle racontait en souriant des histoires à faire dresser les cheveux.
Quand on vit que j'hésitais à répondre, tous les yeux se tournèrent vers moi avec une expression de moquerie. Assurément, je n'avais pourtant point là d'ennemis.
«Eh bien! chevalier? me dit ma sœur.
—Allons, ajouta mon beau-frère, que veux-tu être, mon ami René?
—Que veux-tu être?» répéta la voix d'oiseau de ma tante Nougat.
Et tous ensemble:
«Que veux-tu être? que veux-tu être?»
Le rouge me montait au front. Plus on m'interrogeait, moins je savais.
«Saperbleure! dit mon père à ma tante Renotte, voilà! On ne peut pourtant pas deviner!
—Il veut être amiral! piqua mon oncle Bélébon.
—Ou maréchal de France! copia Bel-Œil.
—Ou garde des sceaux?» enchérit Nougat.
Dans cette voie de facile imitation, chacun dit son mot plus ou moins obtus.
«Chevalier, demanda Julie, ne pencherais-tu point plutôt pour un évêché?
—Bravo! s'écria Renotte vaillamment. Voilà un beau bout d'oreille, ma petite!»
Julie devint plus rouge que moi et ne dit plus rien.
«Qu'y a-t-il donc? interrogea enfin ma mère.
—Toi, ma bonne, lui répondit Renotte, tu reviens de Pontoise, selon ton habitude. Il y a que je passe ici pour folle, selon mon habitude aussi. Mais, M. l'abbé n'a encore rien dit; je tiendrais à voir un peu la couleur de ses paroles.»
M. Raffroy n'aimait pas beaucoup à se prononcer; son plaisir était d'être d'accord avec tout le monde, mais quand on l'acculait au pied du mur, il parlait toujours en honnête homme.
«Ma foi, dit-il, je suis d'avis que chacun ici a la même envie; le bien de notre jeune ami. Cause-t-on sérieusement? Mme la comtesse m'a entretenu souvent du sujet qui nous occupe. A dix-neuf ans, selon moi, il est grand temps de se décider.
—Assurément, assurément,» murmura ma mère.
Elle eût peut-être ajouté quelque chose, mais les enfants s'emparèrent d'elle de nouveau.
«Assurément, assurément, répéta ma tante Renotte, moi, ma bonne, je dis que, si Julie te donne une troisième poupée, tu perdras la tête tout à fait, et qu'il n'y aura plus de place pour René à la maison. M'écoutes-tu, monsieur de Kervigné?
—Parbleu! repartit mon père.
—Tu fais bien. Il y a donc que l'an dernier, les Kervigné de Paris ont pris les bains de mer à Lorient. Il faisait froid: la présidente est venue me voir pour passer au moins un jour sans grelotter dans la vase. Elle a trouvé mon petit manoir gentil, à ce qu'il paraît, car elle a fait venir son président, et ils sont restés chez moi six semaines. Quant à ça, je les ai traités de mon mieux. Le président est brave homme, la présidente est encore jolie et coquette à faire pitié, mais bonne femme. Tâche d'écouter, mon Bélébon; l'esprit est de se taire quand quelqu'un parle; toi, Nougat, à ton assiette?
—Elle est d'un commun? eut le malheur de murmurer Bel-Œil.
—Tu dis? s'écria ma tante Renotte. Ton petit zieu n'est pas commun, toi, ni ton grand non plus. Garde-m'en de la graine, s'ils fleurissent. Ça vaudra cher à Landevan? Je sais bien que personne ne s'intéresse à mon grand nigaud de René, mais c'est égal, j'en ferai quelque chose toute seule, c'est décidé. Il y a donc que j'ai écrit de ma bonne encre aux Kervigné de Paris, voici un mois, pour leur dire de quoi il retourne ici....
—De quoi il retourne? répéta mon père qui fronça le sourcil pour tout de bon.
—Ne te fâche pas, toi, on t'aime, et quand on parle de toi, c'est plein la bouche. Seulement, tu es coiffé de ton aîné; ça ne fait pas la jambe du cadet. Laisse aller? Il y a donc que la présidente m'a répondu au nom de son mari comme quoi elle était bien reconnaissante de ses vacances à Landevan et du beurre frais, et des crêpes et du cidre doux. Je lui en mettais toutes les semaines en bouteille, qui moussait mieux que du champagne. Et que Landevan est joli comme un amour, à ce qu'elle dit....
—Ces femmes de la capitale, grommela Bélébon.
—Gratte-toi si ça te démange, mon oncle, mais la paix! Voilà le fin mot; le président fera entrer mon neveu René chez le garde des sceaux, lui donnera le logement et la table, le poussera dans le monde et obtiendra, malgré le bureau, toutes les facilités pour qu'il puisse faire son droit: Ça te va-t-il, monsieur de Kervigné?
—Dame!» fit mon père.
Il regarda tour à tour ses deux conseillers, l'oncle Bélébon et l'abbé Raffroy.
L'oncle Bélébon était absurde, égoïste, prétentieux, mais non point méchant. Il avait intérêt, pour ses petites affaires personnelles, à opérer le vide autour de mon père et de ma mère.
»Dame!» répéta-t-il.
Et M. Raffroy:
«Dame!»
Mon père, ainsi édifié, posa son couteau et sa fourchette. Il repoussa en arrière sa perruque frisée à l'enfant, qui pendait trop sur son front, et dit avec autorité:
«Je mettrai quelqu'un que je sais bien à la porte, si je ne peux pas obtenir qu'on serve le pomard en même temps que le médoc. Saperbleure! chez moi, les domestiques ne sont pas les maîtres! As-tu entendu ce qu'on a dit pour le chevalier, madame?
—Voici notre petit Charles qui parle couramment, sais-tu? répondit ma mère. Dis à ton bon papa: »Cha'ot aimé gâteaux,» amour.
—Cha'ot veut pas!» repartit mon neveu.
Ma mère l'embrassa avec transport.
«Ce sera, dit sèchement ma sœur la marquise, le premier Kervigné qu'on aura vu dans les bureaux.
—Il y a longtemps qu'ils ne vont plus à la croisade!» prononça la tante Renotte entre ses dents.
Puis avec éclat, et en accompagnant son invitation d'un énorme coup de poing qu'elle me donna dans le dos.
«Et toi, innocent, parleras-tu?
—Ah! s'écria l'oncle Bélébon, c'est bien heureux que la poudre soit inventée!
Vincent eut un gros rire. Cela ne lui réussit pas. Ma tante Renotte lui lança un revers de main qui, au contraire, réussit à miracle. Ma tante Nougat avait la bouche pleine, mais ma tante Bel-Œil protesta, en disant.
—Cela ne se fait pas dans la bonne société.
—Ah! soupira le marquis en se penchant vers elle, vous qui avez de si belles manières, ma tante!»
Elle leva son meilleur œil vers le ciel et mon beau-frère ajouta:
«Cet odieux rustre de Vincent a encaissé le soufflet tout de même!»
C'était une consolation.
Mais que faisais-je et que pensais-je au milieu de cette discussion orageuse dont j'étais le sujet? Je crois bien me souvenir que j'essayais de planter mon couteau debout en équilibre sur mon assiette et que je n'y pouvais point réussir.
L'idée d'aller à Paris ne m'était pas encore venue. Les jeunes gens qui ont beaucoup lu connaissent Paris d'avance, mais moi, je ne m'étais fait de Paris qu'une image très vague et qui n'avait éveillé en moi aucun désir. Le désir naquit à l'instant même où se montrait la possibilité de le satisfaire. C'est ma nature. Je n'ai rien rêvé à long terme. Je ne suis pas poète. L'amour lui-même qui a rempli ma vie ne s'est allumé en moi qu'à son heure et s'est éveillé d'un seul coup. Je doute qu'un poète eût aimé comme je l'ai fait. L'amour des poètes s'exhale un peu au dehors; le mien fut comme la fournaise qui concentre en elle-même ses ardeurs.
J'en étais encore à l'équilibre de mon couteau quand on apporta, en grande cérémonie, le nougat médicamenteux de ma tante et un édifice de pâtisserie sur les quatre faces duquel on pouvait lire le nom de Julie entouré de guirlandes. Cela fit diversion. Les toasts recommencèrent et chez nous, ce n'était pas un petit débit. J'eus une bonne demi-heure pour réfléchir. Ma tante Renotte seule m'examinait; les autres avaient oublié déjà l'incident.
«Une chanson, tonton Bélébon! demanda mon père.
—Combien je préfère la romance!» insinua Bel-Œil.
Mais une imposante majorité réclamait la chanson.
Mon oncle Bélébon était un de ces chanteurs qui parlent la musique comme faisaient les comédiens au fort temps du vaudeville. Sa voix était un baryton rocailleux et tremblotant qui ne sortait point par sa bouche, mais par son nez. Ayant tout l'esprit de la famille, il entendait malice aux choses les plus simples et vous lançait des regards d'intelligence en disant le deri dera ou malonlanla, latourlarira. Il se leva, il prit son verre, et, la main sur le cœur, il commença:
Sur le mot Junon, il cligna de l'œil à l'adresse de ma mère qui faisait danser Mimi, la sœur de Charlot; Pallas fut pour Bel-Œil, Cérès pour Nougat, Iris pour une maigre cousine qui nous venait de Pontivy aux jours solennels. Au mot de Vénus, il salua profondément ma sœur la marquise.
«Il est charmant!» déclarèrent toutes ces dames.
Je ne sais pas ce que Bel-Œil aurait donné à cette heure pour filer un roman, traduit de l'allemand, avec un cœur sensible. Son petit zieu et son grand zieu peignaient la langueur de son âme. Elles sont bien à plaindre, ces tendres natures. Au moins, Nougat aimait ce qui ne lui résistait point.
A la fin de sa chanson, mon oncle Bélébon, couvert d'applaudissements, réclama le silence d'un geste à la fois noble et gracieux.
«Voici la vingt-deuxième fois, dit-il en homme sûr de son succès, remarquez ce nombre, marquis, mon neveu, vingt-deux, les deux pigeons! voici la vingt-deuxième fois que nous fêtons la naissance de Vénus, à qui cet oiseau était consacré par la fable. Il y a vingt-deux ans, tu étais un brin d'amour, madame, et Kervigné, ah! le polisson!»
Ici, bravos et rires.
«.... Ah! le polisson! le p, p, p, p, p-polisson! (Explosion de gaieté.) Il y a vingt-deux ans, les deux pigeons étaient mariés depuis quatre printemps. Mon neveu Gérard avait l'âge de Charlot, cher ange.
—Cha'ot s'embête! proclama ici mon neveu distinctement.
—Quel amour!
—Où va-t-il chercher ces choses-là? dit ma mère en pleurant de joie.
—Cha'ot veut monter sur la table, ajouta l'amour.
On l'y mit aussitôt et il cassa du premier pas trois verres et une bouteille.
«Il fera des siennes comme son grand-père!» s'écria mon oncle Bélébon qui ne savait à quoi raccrocher son discours.
Julie bâillait, pauvre femme; elle regrettait en outre pour son ménage tous ces objets cassés. Mon beau-frère le marquis peignait la résignation. Quand il venait chez nous, il était décidé à tout: c'était le roi des gendres.
«Ecoutez papa! cria Vincent Bélébon comme braient les ânes. Ecoutez papa, nom d'un cœur!
—Vous voyez bien que le garçon n'est pas sans intelligence! dit mon oncle tout attendri. Pour en revenir, Vénus et l'amour.... les ris et les grâces.... les deux pigeons et l'occasion de cette date qui est gravée dans tous les cœurs.... Je propose la santé....
—Des deux pigeons? l'interrompit ma tante Renotte
—Saperbleure! décida mon père, je t'ai vu bon, mon oncle, mais pas aujourd'hui.»
Tonton Bélébon se rassit consterné. Les verres se choquaient tout de même. Ma tante Renotte me tira les cheveux par derrière et me demanda:
«Veux-tu partir, oui ou non, ma chatte?
—Oui,» répondis-je.
Sa voix de stentor couvrit aussitôt le brouhaha général.
«Regarde un peu voir par ici, monsieur de Kervigné, dit-elle, nous avons à te causer. René veut partir après-demain matin pour aller chez son oncle de Paris.
—Saperbleure! s'écria mon père qui était sincèrement échauffe, ça m'est bien égal!
Ma sœur la marquise se pinça les lèvres; elle n'avait pas grande idée de moi. Mon oncle Bélébon haussa les épaules et dit:
«Celui-là dans la capitale! Il manque donc de badauds là-bas?»
Ma mère lâcha les deux petits et me regarda étonnée. Elle avait par hasard entendu.
«Toi, fils René, tu veux partir!» murmura-t-elle.
Sa voix, plus émue que je ne l'aurais espéré, fut couverte par celle de mes deux tantes, qui crièrent à la fois, savoir, Bel-Œil:
«Le bonheur n'est pas au sein des villes!»
Et Nougat:
«En route, mauvaise troupe!»
Mon père ajouta:
«Messieurs et dames, redîner demain pour le départ du chevalier! Bon appétit, bonne conscience, saperbleure! Il ne faut pas que le garçon nous quitte comme un enfant trouvé! Viens m'embrasser, mon bonhomme, et qu'on serve le café chaud!»
III.
DERNIERE MATINEE.
Je m'endormis, ce soir-là, sans avoir pris la peine de m'interroger moi-même. Mon sommeil fut agité, quoique je ne me fusse point départi de ma sobriété ordinaire. Je m'éveillai rompu avec un mal de tête qui m'aveuglait. Je voulus descendre au jardin; la vue des vieux grands arbres de notre petit bosquet me mit des larmes dans les yeux. Je remontai; on faisait ma chambre et je fus obligé de me réfugier au salon. Il est certain qu'il ne m'était jamais arrivé de regarder attentivement les portraits de famille dont le cordon régnait au-dessus des lambris. Notre salon était vaste; il y avait une douzaine de grands portraits, pour le moins, sans compter les miniatures pendues des deux côtés de la cheminée. Ce n'étaient point des toiles magistrales, mais la plupart d'entre elles étaient peintes dans ce sentiment naïf qui fait préjuger la ressemblance et dire: Ce devait être cela. Il y avait trois officiers généraux, dont l'un était bardé de fer, deux paisibles visages encadrés dans de vastes perruques et une tête mélancolique coiffée à la Mirabeau. Cette tête était tombée sous la Terreur. Les dames, malgré la différence des costumes et des coiffures, avaient toutes un air de famille, ce qui tenait à l'uniformité de la pose souriante qu'elles avaient choisie. Elles se présentaient de trois quarts, une main à l'éventail, l'autre attachant une rose au corsage; une seule, sans doute la compagne du chevalier bardé de fer, tenait un faucon sur le poing.
Je restai longtemps à regarder cela. Très longtemps. J'éprouvais deux sentiments inconciliables et dont la réunion est une des bizarreries de l'esprit humain: ce cordon d'aïeux qu'il me semblait n'avoir jamais vu, tant chaque figure et chaque costume me découvrait aujourd'hui de détails inconnus, prenait une voix et me disait:
«Tu vas donc t'en aller, René, mon ami, tu vas donc t'en aller!»
La veille, j'aurais pu passer toute la journée en compagnie de ces dignes seigneurs et de ces vénérables dames sans avoir même la fantaisie de les regarder; mais il est certain qu'aujourd'hui tous leurs yeux étaient fixés sur moi. Quand je bougeais, toutes leurs prunelles me suivaient. Il y avait autour de ces lèvres dont le vermillon avait coulé, de vagues et mélancoliques sourires; la pensée me vint que les aïeules allaient me tendre leurs roses fanées comme on donne un souvenir à celui qui s'en va.
Je regardais ces tableaux pour la première fois, et pour la première fois ils me parlaient.
Le salon avait un ameublement d'acajou dont les formes roides et carrées rappelaient le style impérial. Je me souvenais quelle fête ç'avait été quand on avait recouvert les fauteuils et le canapé en velours d'Utrecht jaune, à l'occasion de la première communion de Julie. J'étais tout petit enfant alors, mais ces dates restent dans la mémoire. Depuis lors, bien qu'il y eût douze ans écoulés, on disait toujours «le meuble neuf,» et, sauf aux grandes occasions, on n'en voyait jamais que les housses. La veille, on avait enlevé les housses pour le jour de la naissance de Julie; le meuble neuf me sauta aux yeux, et ce fut comme si une voix m'eût raconté en un seul mot toute l'histoire de mon enfance. Je n'avais pas été gâté, en ce sens que les caresses allaient toutes à mon frère ou à ma sœur, mais j'en étais encore à savoir ce que c'était qu'un mauvais traitement. Mon père et ma mère étaient de bonnes gens. Vers ma onzième année, j'avais eu la maladie de langueur et je me souvenais bien qu'ils échangeaient des regards tristes en me suivant à la dérobée. Ils m'aimaient. Le fauteuil où mon père s'asseyait d'habitude me l'affirma ce matin avec tant de soudaine énergie, que j'en eus le cœur serré.
Le salon n'avait pas encore été balayé, parce qu'on s'était couché tard la veille. Il y avait autour de la chaise basse de ma mère, à droite de la cheminée, des débris de rubans. Charlot et Mimi, les deux chers anges, s'étaient amusés à ravager son bonnet fleuri, pendant qu'elle se payait en baisers la dévastation de sa coiffure. Je ramassai les rubans, je les baisai et je pleurai. Ce n'était guère ma nature. En tête des choses qui amollissent le cœur, il faut placer l'idée d'une séparation prochaine. Je n'aurais pas su dire pourquoi je pleurais.
Joson Michais, notre rustique valet de chambre, ôta ses sabots à la porte et entra pieds nus, son plumeau sous le bras.
«Quoique ça, me dit-il en français de Vannes, avec sa voix qui cassait les vitres, vous allez donc dans c'te grand bourg là-bâs, où n'y a point de bon Dieu, monsieur el chevâlier?»
Joson Michais parlait breton quand il était de belle humeur. Je fis de vains efforts pour lui répondre.
«Ma mère est-elle levée? demandai-je.
—Quoique câ, non, répliqua-t-il. Vous avez l'air fâilli, à ce mâtin, monsieur el chevâlier.... Mais il faut qu'il soit grand tout de même eç'Paris pour y bouter tous les Bretons ed' pâr chez nous qui s'y départent ed'puis el' jour de l'an jusqu'à la Saint-Sylvestre! Bonjour à vous, mais quoique çâ, j'irais d'avec vous vâlet, s'il vous en faut, je ne mens point.
—A Paris, Joson, repartis-je, je n'aurai pas besoin de valet.
—Quoique çâ!.... C'était l'idée ed' voir du pays, pas vrai, monsieur el chevâlier? Mâdame m'a dit comme çâ que je vous dise qu'â m'a dit de vous dire d'y monter chez elle tout à persent, je ne mens point.»
J'eus un tremblement comme si le froid m'eût saisi tout à coup. Joson se mit à épousseter, parce que le pas lent et lourd de mon père se faisait entendre sous le vestibule. Je ne me rappelais point l'avoir vu levé de si bonne heure.
«As-tu bien dormi, chevalier? me demanda-t-il de sa belle voix de basse-taille. J'ai pensé à toi cette nuit, poursuivit-il en éloignant du geste notre brave valet. Embrasse-moi. Te voilà beau garçon, ma parole, et la Renotte a raison. Elle pourrait bien t'avantager, sais-tu, bonhomme? Nous n'y verrions point de mal. Les deux autres ont tiré sur nous un petit peu: ça ne peut pas être autrement; les premiers venus ont les bons morceaux. Saperbleure! la loi a beau chanter; j'ai oublié tout mon latin de collége, excepté tarde venientibus ossa. Bon appétit, bonne conscience! Arrive à l'heure si tu veux ta part du potage. Ceci est un conseil, mais tu auras de nous autre chose que des conseils; nous t'aimons autant que les autres. Je regrette maintenant de ne pas t'avoir mis l'habit d'aspirant sur le dos. Tu aurais été capitaine de vaisseau quand Gérard sera général. Le diable, c'est l'argent. Mon gendre le marquis a de belles espérances qui ne sont pas de la monnaie. Quand le choléra-morbus aura passé deux ou trois fois sur le Morbihan, mon gendre le marquis aura peut-être des rentes. Viens çà, chevalier.»
Il me prit la tête à deux mains brusquement et m'embrassa comme il ne l'avait fait de sa vie.
«Si je savais vous causer du chagrin en partant, mon père, dis-je avec une entière bonne foi, je resterais.
—Du chagrin, répéta-t-il, oui et non. Te voilà qui prends des airs de notre Gérard. C'est sûr que tu étais plus à nous que les autres et que nous allons rester seuls. Mais les innocents voient souvent plus juste que ces grands esprits comme l'oncle Bélébon. Renotte a dit vrai; à dix-neuf ans, il faut faire quelque chose.... Mangerais-tu bien un morceau, toi, bonhomme?
—Je n'ai pas faim, mon père, répondis-je.
—Souviens-toi d'une chose. J'ai pris des renseignements. A Paris, ils ne font que deux repas: c'est malsain tout plein. Quand l'estomac travaille à vide, ça le délabre en rien de temps.... Joson! Joson Michais, méchant matelot! Une beurrée et un verre de madère! Comment va ta vieille mère Scholastique? Du bois mort, hein? Prends une bouteille de bordeaux à la cave, une poule où tu voudras, et qu'elle fasse un bouillon rouge....—Oui, oui, mârci, mârci.—On te dit: Une beurrée, limace! Tu devrais être revenu! Et ne lèche pas mon madère.»
J'écoutais les larmes aux yeux. Aujourd'hui ma paupière semblait avoir besoin de larmes. C'était pour mon père comme pour les portraits des ancêtres: il me semblait que mon regard pénétrait pour la première fois dans ce naïf et bon cœur.
Il dévora sa beurrée de pain de seigle. Son appétit même m'attendrissait. En admettant pour vraie cette fameuse maxime: Bon appétit, bonne conscience, quelle conscience il avait, mon père!
«Tu conçois bien, reprit-il la bouche pleine, les gens qui ne marchent pas assez deviennent podagres. Il ne faut pas endormir l'estomac. Dis donc, mon gaillard! tu as entendu chanter par-ci par-là que ton frère Gérard faisait des siennes. C'est bon dans le militaire. Une graine de magistrat doit vivre en Caton.... et, d'ailleurs, ton frère Gérard savait de bonne heure ce que parler veut dire. Toi, tu es un peu simplet pour ton âge. Tu serais capable de t'attacher et ça ne vaut pas le diable. Fais attention à ceci: depuis Guy de Kervigné, chevalier, seigneur de Quesnoy, qui était avec Alain Fergent à la croisade, il n'y a pas eu un seul exemple de mésalliance dans notre maison!»
Ceci fut dit d'un ton grave que mon père ne prenait point d'habitude. Je m'inclinai en souriant.
«Ma parole! ma parole! murmura-t-il. Notre Gérard était ainsi voilà cinq ans. Mais j'y pense, ta mère veut te voir, et je te préviens qu'elle n'est pas de bonne humeur, à cause des cinquante louis. Ces diables d'officiers! Enfin, les petits de son marquis n'ont pas encore manqué, je suppose... Monte, mon bonhomme, et dis à ta maman de ne pas se faire attendre pour le déjeuner.»
Il m'embrassa sur les deux joues, me promettant de me donner plus tard une grande quantité d'autres bons conseils.
Ma mère était couchée encore quand j'entrai dans sa chambre. Elle s'était même rendormie d'un sommeil léger en m'attendant. Il y avait chez ma mère des jouets dans tous les coins, des bonbons sur tous les meubles. C'était le paradis des petits. Le bruit de mon pas l'éveilla. Elle me dit avec un bon sourire:
«Le pauvre Cha'ot a mal digéré son dîner d'hier, et la petite Mimi fait des dents. A-t-il bien les yeux de son père, ce Cha'ot! Et les drôles de petites idées! Avant le dîner, il disait: «Cha'ot manger carafe!» Je voulais te parler, René, pour ton grand voyage, puisque c'est bien décidé. On dit qu'il y a rue Saint-Roch un remède contre les vers. Achète-m'en six paquets avec l'instruction détaillée. Est-ce étonnant que tous les enfants aient des vers! Voyons! assieds-toi, et causons.»
Pour m'asseoir, je fus obligé de déplacer deux polichinelles et trois tambours.
«Cela te fait-il du chagrin de nous quitter, René?» me demanda ma mère dont la main caressante glissa dans mes cheveux.
Mes yeux mouillés lui répondirent.
«Tu es un bon et cher enfant, reprit-elle. Tu vas bien nous manquer! Je ne sais pas de qui tu tiens cette lenteur d'esprit, cette paresse.... mais tu as un excellent cœur! On ne peut pas être un sot avec des yeux comme les tiens. Prends seulement de l'expérience et fais-toi au travail. La magistrature est une belle carrière. Pendant que j'y pense, achète-moi aussi une douzaine de hochets à la guimauve pour les dents de Mimi. Cela se vend passage Colbert. Il paraît qu'on fait des corsets mécaniques qui soutiennent la taille des petits garçons. Je ne demande pour Charlot que la taille de son père. Tu es gentil, quand tu veux, René, il faut te faire aimer de la présidente. Il y a des choses qui font bien venir. Dis-lui que nous parlons souvent d'elle. Je comptais lui écrire, mais je n'aurai pas le temps, parce que les petits passeront la journée ici. Ah çà! tu n'es pas une jeune fille, et je veux te parler la bouche ouverte. Paris est un lieu dangereux. Ton frère Gérard y a mené une fort mauvaise conduite. Ah! Il ne faut pas m'en vouloir si je me console avec les enfants de Julie! J'espère que tu suivras une tout autre route, toi. Si tu te comportais comme Gérard....
—Il me semble, l'interrompis-je, car j'avais pour mon frère l'officier une sincère affection, il me semble que Gérard a été beaucoup moins loin que M. le marquis de Tréfontaines.»
Elle sourit avec complaisance.
«Il en a eu, celui-là, une jeunesse!» murmura-t-elle.
Mais c'était purement de l'admiration, sans mélange aucun de censure ou de blâme.
«Ce n'est pas la même chose, reprit-elle. Le marquis a tant de distinction! Je ne peux t'expliquer cela, parce que tu n'es pas à la hauteur, mais c'est bien différent. Gérard m'a vieillie de dix ans, songe à cela, mon René; chaque fois que tu seras pour faire une faute, dis-toi dans ta conscience: «Cela retombera sur le cœur de ma mère.»
Je ne peux exprimer à quel point cette dernière parole me frappa. L'impression fut si forte qu'elle résista à ce qui suivit.
«Je ne te dis pas de vivre comme un moine, reprit en effet ma mère. Dans le monde, il arrive des cas.... Enfin, tu verras bien: on dit qu'à Paris, chacun fait ce qu'il veut et que les dames entreprennent volontiers l'éducation des jeunes gens en tout bien tout honneur. Quand tu te dégourdirais un peu avec des personnes de ta sorte, je n'y verrais pas grand mal....
»Seigneur Jésus!» s'interrompit-elle, je bavarde, et j'allais oublier le principal! Deux chaînes magnéto-sympathiques contre les convulsions du premier âge. C'est annoncé dans notre journal, et notre journal n'est pas comme les autres qui annoncent au hasard. Il ne recommande que les bonnes choses. C'est un journal de confiance.
»Deux chaînes, reprit ma mère vivement, parce qu'un pas se faisait entendre dans l'escalier, deux bonnes, choisis-les, et l'instruction. Ecoute-moi bien: six pots de pommade pour la gourme, pharmacie Bayard; un bourrelet en caoutchouc chez le bandagiste de la cour. Attends: j'ai pourtant réfléchi à cela toute la nuit. Prends des notes. Une poupée qui dit papa et maman, si ce n'est pas trop cher. Deux flacons d'eau à teindre les moustaches: ce n'est pas pour mon gendre, au moins! Un petit costume de Turc, à la taille de Charlot: nous allons prendre la mesure. Nous parlerons aussi à Julie pour la dent qu'elle a de moins. En outre....
—Ah! Bébelle! l'interrompit ma tante Nougat, qui arrivait échevelée, quelle nuit! Je ne mangerai plus jamais de fricandeau! C'est le fricandeau qui m'a fait mal.... René, mon neveu, que cet exemple vous profite, il ne suffit pas d'être sobre, il faut choisir ses mets.... Bébelle, pour déjeuner, je voudrais quelque chose à la tartare, ça me remettrait le cœur.
—Nous recauserons plus tard,» me dit ma mère.
Ma tante Bel-Œil, qui venait d'entrer aussi, passait tout doucement son bras sous le mien et m'entraînait dans une embrasure.
Bel-Œil manquait de charme en négligé du matin. A l'endroit où le profil de la poitrine rebondit d'ordinaire sous le léger fichu, je voyais un objet carré dont les angles piquaient l'étoffe de sa robe de chambre. Pour employer l'expression de ma tante Nougat, ma tante Bel-Œil était plate comme une ardoise.
Cette saillie néanmoins ne m'étonna pas longtemps, car Bel-Œil me la mit discrètement dans la main, sous la forme d'un volume in-8o, orné de quatre lithographies.
«Chevalier, me dit-elle, tu as l'âme sensible. Je ne puis de vive voix t'énumérer les malheurs qui attendent les personnes à qui la divinité fit ce présent sublime, mais funeste. Lis cet ouvrage où sont retracées les infortunes d'un adolescent de Carlsruhe, dont le cœur s'était enflammé pour une princesse de Weimar. Ah! mon ami, puisse ce récit t'instruire en t'arrachant de douces larmes. L'amour, vois-tu, quand ses feux ne s'allument pas sous l'influence d'un astre favorable....»
Elle fut interrompue par le cri d'admiration de ma mère, acclamant mon petit neveu qui avait dit:
«Cha'ot mal au ventre!
—La Bretagne est décidément au-dessous de vous? me demanda ma sœur la marquise avec un peu d'ironie.
—A table!» cria d'en bas mon père, pendant que la cloche sonnait.
L'oncle Bélébon me prit par l'oreille, disant:
«Allons! l'innocent! je n'ai jamais vu la capitale, mais je ne veux pas te laisser partir sans te mettre en garde contre les divers dangers qui y attendent les provinciaux inexpérimentés. Assois-toi près de moi à table, et tu vas voir si les Parisiens pourraient me faire prendre, à moi, des vessies pour des lanternes!»
IV.
CONSEILS ET RECOMMANDATIONS.
Après le potage, l'oncle Bélébon reprit d'un ton de professeur:
«Il y a à Paris, sur le pont Neuf, diverses curiosités, attirant les badauds, autour de la statue de Henri IV. Tu ne sais pas grand'chose, chevalier, mais tu dois connaître l'histoire de la poule au pot. Elle est célèbre. Je t'engage à ne jamais passer sur le pont Neuf, qui est le rendez-vous des filous de toute sorte. Ils vous escamotent votre bourse en un clin d'œil, et vont jusqu'à couper les pans des redingotes, n'est-pas, marquis?
—Autrefois, murmura mon beau-frère.
—Mon neveu Tréfontaines, les gazettes en savent encore plus long que vous!
—La chose certaine, glissa Julie, qui vengeait toujours son mari, c'est qu'Henri IV est sur le pont Neuf.
—L'eau de la Seine donne des coliques, dit ma tante Kerfily-Nougat; il y a du plâtre dans le sucre et des cervelles de mouton dans le lait.
—C'était au mois d'août, commença Bel-Œil, par une de ces tièdes soirées qui...., enfin il faisait très chaud. Un jeune homme à la physionomie intéressante se promenait sur le boulevard. Il était solitaire au milieu de la foule et perdu dans la poésie de ses rêves....»
Charlot poussa un long hurlement.
«Tu vas en avoir, mon trésor, tu vas en avoir! s'écria ma mère. Cet enfant n'est pas bien; on l'aura contrarié!
—Qu'est-ce qu'il veut? demanda mon père.
—Cha'ot sait pas, répondit mon neveu avec une colère sauvage.
—Tu vas l'avoir, mignon, tu vas l'avoir.
—Cha'ot veut pas l'avoir.
—Voyez s'il est raisonnable!
—Cha'ot veut....
—Tu l'auras.
—Cha'ot veut pas....
—Quel ange!
—Le jeune homme, poursuivit Bel-Œil, avait de longs cheveux incultes....
—Ils font le vin avec du bois de campêche! interrompit Nougat.
—Ah! ah! s'écria l'oncle Bélébon, personne ne nous en remontrera sur Paris. On n'a pas besoin d'aller à Paris pour le percer à jour! Achètes-tu une paire de bottes chez un cordonnier? Tu sors, chaussé comme un prince, mais, au bout de la rue, le talon te quitte, la semelle part, les tiges fondent et tu marches pieds nus dans six pouces de crotte, allez! C'était collé.
—Singulier pays! dit l'abbé Raffroy, bien que toutes ces anecdotes soient un peu exagérées.
—Saperbleure! dit mon père, je ne sais pas ce que sera le dîner, mais je déjeune avec plaisir.
—Il faudra prendre bien garde, mon pauvre René, chanta la voix moqueuse de ma sœur la marquise. Ne traverse jamais la rivière, ne mange pas de sucre, ne bois ni eau ni vin, ni lait, et fais venir tes escarpins de Landevan.
—Cha'ot veut pas! intercala mon neveu.
—Eh! eh! dit ce méchant drôle de Vincent à la tante Renotte: les escarpins de Landevan! C'est drôle! On vous arrange, vous, ici!»
La tante Renotte n'avait pas encore ouvert la bouche. Elle étendait son beurre sur son pain d'un air qui menaçait tempête.
«Le col de sa chemise, poursuivit Bel-Œil, acharnée à son histoire traduite de l'allemand, se rabattait négligemment sur sa cravate, dont le nœud révélait un grand dédain des petites choses....
—Et les bas de soie aussi collés! clama l'oncle Bélébon, et les chapeaux neufs dont le bord s'envole au vent!....
—Vole-au-Vent! applaudit Nougat. Bon, celui-là! Sers-nous du vole-au-vent, monsieur Kervigné!»
La table entière répéta: Vole-au-vent! vole-au-vent! et mon père, soulevant le couvercle en pâtisserie de celui qui fumait devant lui, l'offrit à l'oncle Bélébon en disant:
«Saperbleure! tu ne nous avais pas avertis! En voilà une sévère!
—Il est joli, approuva l'abbé Raffroy. Vole-au-Vent!
—Vole-au-Vent! dit mon beau-frère. Il est charmant!
—Ce jeune homme, continua Bel-Œil, enflant avec désespoir sa voix sourde, venait des libres champs de la Germanie et s'appelait Ethelred.
—Il m'en échappe comme cela, reprit l'oncle Bélébon qui triomphait avec modestie. Que voulez-vous? On n'est pas Parisien, mais on ne vient pas non plus de Landevan!
—Attrape!» gronda Vincent à l'oreille de la tante Renotte.
La tante Renotte ne dit mot.
«Est-ce vrai, mon neveu, demanda Nougat au marquis, qu'on sert les chats à Paris pour des lapins de garenne?
—Tout le monde le dit, chère tante.
—En avez-vous mangé?
—Je le crains.»
Il souriait, le malheureux don Juan. C'est celui-là qui payait cher les orages de sa jeunesse!
Bel-Œil le tira par la manche et lui dit en louchant de la façon la plus extravagante:
«Il y a dans ces noms allemands quelque chose qui fait vibrer l'âme, n'est-ce pas, mon neveu de Tréfontaines?
—Assurément, chère tante.
—Ah! que vous comprenez bien ces choses-là! Ethelred avait vingt ans. Victime d'une sensibilité exaltée, il passait dans la vie comme un pauvre exilé....
—Je croyais que c'était sur le boulevard qu'il passait, dit Nougat.
—Ouvre l'oreille, René! ordonna l'oncle Bélébon. Tu te promènes au Palais-Royal. Un mirliflor se jette dans tes bras et te presse sur son cœur en criant: Ce bon Kergaradec! ou ce bon Kerenflech! ou ce bon Penfunteniou! Tu lui dis: Connais pas. Il s'excuse, c'est une méprise; pas d'affront! Il file.... cherche ta montre!
—Oui, dit Vincent, cherche ta montre!
—Hein! marquis? fit l'oncle Bélébon.
—Ah! dame, répondit mon beau-frère avec candeur, la montre fait comme les bords du chapeau.
—Elle vole au vent.
—On la vole au vent....
—Pire!.... pire que le chapeau!
—Vole-au-vampire!»
Ce fut une vaste acclamation. Mon départ était oublié. Vincent put se verser trois verres pleins de suite sans être vu. Nougat devenait folle de joie. Charlot, effrayé du brouhaha, se mit à pousser des cris de paon.
«Qu'y a-t-il donc? demanda ma mère.
—Vole-au-vampire! lui répondit-on. Ah! vole-au-vampire?
—L'oncle Bélébon est en veine!
—Il faudra empailler celui-là?
—M'écoutez-vous, monsieur de Tréfontaines? s'informa Bel-Œil.
—Certes, ma tante, répondit mon malheureux beau-frère.
—Ethelred avait aimé. Si jeune il connaissait déjà le désespoir. Son rêve remontait les pentes du passé au lieu de s'égarer dans les sentiers de l'avenir. Il se disait en lui-même: sensibilité du cœur! funeste présent! Dieux jaloux! pourquoi ne donnâtes-vous pas à mon âme la dureté du diamant et la froideur du marbre? Emeriska de Ludolphi! ta perfide image restera-t-elle éternellement gravée dans ma mémoire?
—René, mon petit, me cria l'oncle Bélébon, tu pourras répéter celui-là aux Kervigné de Paris. Je t'y autorise: il en vaut la peine. Mais nous ne sommes pas ici pour faire des calembours; on t'apprend ton Paris, tant mieux pour toi si tu profites. Les étourneaux comme toi ont l'habitude de laisser leur clef sur leur porte....
—Saperbleure! chevalier, dit mon père, voilà une chose importante: attention!
—C'est le matin. Tu dors ou tu ne dors pas. Un monsieur entre sans frapper, si tu ne dors pas, il te salue poliment, disant: «Est-ce que je ne suis pas chez M. Kerguifinec! Bien des pardons!» Si tu dors, il te dévalise de fond en comble....
—C'est la forêt de Bondy que ce Paris! dit l'abbé Raffroy.
—Mon histoire le prouve bien, riposta Bel-Œil avec une certaine aigreur, mais vous aimez mieux écouter des coq-à-l'âne. Ethelred allait plongé dans sa rêverie, et ce nom charmant, Emeriska de Ludolphi, tombait de ses lèvres.... Tout à coup, il est accosté par une femme voilée, dont la taille et le port lui rappellent vaguement celle qui fut l'étoile polaire de sa jeune âme. Il s'arrête éperdu; il chancelle, il se refuse à en croire ses yeux. Qui êtes-vous? a-t-il encore la force de balbutier. Je suis, répond l'étrangère d'une voix douce et vague comme le son d'une harpe éolienne, je suis Emeriska de Ludolphi!»
On l'écoutait, cette fois. Il y a toujours un petit coin curieux dans les élucubrations allemandes. Mais ma tante Bel-Œil était comme ces poètes favoris qui n'écrivent pas pour divertir leurs lecteurs. Dès qu'elle vit qu'on l'écoutait elle se mit à loucher avec un terrible emportement, et, tirant de son gosier enrhumé des notes absolument insensées, elle s'écria:
«Maladie des âmes! bonheur et tristesse! amour, puisqu'il faut t'appeler par ton nom, à quoi n'exposes-tu pas les cœurs sensibles! Si le souverain juge qui tient les assises de l'univers permet à l'esprit du mal....
—Vol-au-vent-coulis! bravo! bravo! cria méchamment Nougat, à qui Bélébon parlait tout bas. Note aussi celui-là, chevalier, pour le dire aux Kervigné de Paris.
—Vol-au-vent-coulis? répéta mon père. Comprends pas.
—Tu vas saisir, répliqua l'oncle Bélébon. Un homme qui s'introduit chez toi le matin, par une porte entr'ouverte, ça fait un courant d'air. Je ne prétends pas qu'il vaille le vol-au-vampire, mais il n'est pas mal.»
Mon père eut un demi-sourire.
«Tu le fais revenir, dit-il, ton vol-au-vent....
—Tard!» interrompit l'oncle en clignant de l'œil à la ronde.
Avez-vous vu l'incendie éteint, soudain se rallumer? Il en fut ainsi pour le succès de mon oncle Bélébon, qui avait tout l'esprit de la famille. Nougat cria la première en un spasme admiratif:
«Il y est! Vol-au-vantard!»
Et toute la table, depuis l'infime Vincent jusqu'à l'abbé Raffroy, répéta en chœur:
«Vol-au-vantard!»
Que si quelqu'un demande quel sel latent, quelle malice cachée contenaient ces joyeusetés morbihanaises, je lui répondrai que je sais à Paris, centre et cœur des civilisations, des familles honorables où l'on se livre à des récréations du même genre. Tout le monde connaît la gaieté du régiment, ce pacte par lequel quinze cents braves s'engagent sous la foi des serments à rire de tel ou tel radotage. Pourvu qu'on rie en somme, il importe peu. Tant pis pour ceux qui ne rient pas: ma tante Renotte, par exemple, dont j'entendais la mauvaise humeur grommeler ses aparté à mon oreille, et ma tante Bel-Œil qui s'acharnait à son histoire sentimentale.
Mais comme ma bonne mère s'amusait avec Mimi et Charlot, et qu'elle était loin devant nous dans le sentier du plaisir!
«Sais-tu ce que c'est qu'un fiacre? me demanda brusquement l'oncle Bélébon, que son triomphe enflait. Tu es paresseux de ton corps, tu prendras des fiacres pour un oui ou pour un non, ou bien des omnibus. En omnibus, tu es auprès d'une belle dame; elle met la main à sa poche pour prendre un mouchoir; elle se trompe de poche et c'est ta bourse qu'elle ramène. Tu as une tabatière d'or, je suppose; tu l'ouvres; la belle dame te dit: «Permettez-vous, monsieur?—Trop heureux, madame.» En prenant sa prise, elle insère adroitement un cheveu dans la boîte; que tu refermes. C'est comme une truite piquée par l'hameçon. Elle tire sa ligne tout doucement, tout doucement, ta boîte vient.... Ah! ce Paris!
—Ah! ce Paris! répéta le chœur.
—Seulement, dit l'abbé Raffroy, René ne prend pas de tabac.
—Détail! Il faut qu'il sache tout. J'arrive aux fiacres. Cocher! à l'hôtel du président de Kervigné, telle rue, tel numéro. C'est bien ça, hein, marquis?
—Rue du Regard, 5, répliqua mon beau-frère placidement.
—Notre nigaud ne connaît pas Paris. Le cocher le promène par des rues du diable, et le conduit dans un coupe-gorge où il est assassiné parfaitement. Est-ce vrai?
—J'ai pris beaucoup de fiacres, en ma vie, répondit mon beau-frère.
—Et vous n'avez jamais été assassiné? On ne l'est qu'une fois.
—Et Dieu sait, ajouta Bel-Œil, qui approuvait rarement l'oncle Bélébon, qu'un malheur est vite arrivé. Voyez Ethelred! Quand l'inconnue lui eut dit: Je suis Emeriska de Ludolphi, un trouble étrange s'empara de ses sens. Il contempla cette femme voilée comme on regarde des fantômes. Suivez-moi, Ethelred, comte de Bergenstein, lui dit-elle. Et le jeune homme, entraîné par une force qui dominait sa raison et sa volonté, la suivit. Les douze coups de minuit sonnaient lentement à l'horloge d'une église voisine, dont les vieilles tours étaient habitées par l'orfraie et le hibou. L'inconnue ouvrit la porte d'une maison de sombre apparence et la referma sur Ethelred qui lui demandait avec des larmes dans la voix:
«Emeriska, est-ce bien vous que le ciel rend à mes vœux?....»
Pour la seconde fois, ma tante Bel-Œil captivait une sorte d'attention, lorsque l'oncle Bélébon, qui avait vidé son sac au sujet des inconvénients de Paris, proposa de chanter une chanson. Il prenait déjà son couteau pour s'accompagner sur son verre.
«Hé! là-bas! cria tout à coup ma tante Renotte qui amassait toujours des trésors de colère avant d'éclater, ce n'est pas des sornettes qu'il faut, encore moins des vieilleries de chansons pour établir ce garçon-là à Paris. A-t-on juré de ne parler raison! Vivra-t-il avec les calembours du vieux? Tiens, chevalier, ajouta-t-elle en mettant un rouleau de louis sur mon assiette avec un peu trop d'ostentation, je ne fais pas de calembours, moi; et voilà qui vient de Landevan!»
Ma sœur la marquise regarda le rouleau d'un air triste. Elle en avait tant besoin pour sa jeune famille! Le petit zieu de Bel-Œil caracola, et Nougat caressa Gérard sur sa tabatière.
«Voilà qui est parlé!» dit le bon abbé Raffroy.
Mon beau-frère aussi me fit un signe de tête amical. Ce don Juan dégommé avait un excellent cœur et sa décadence le rendait compatissant.
«Renotte, prononça dignement mon père, tu fais tes cadeaux comme on fait l'aumône, ma bonne femme. Nous avons des charges, et chacun ici le sait bien, mais, à Paris comme à Vannes, le chevalier de Kervigné aura de quoi soutenir son nom, saperbleure!
—Charlot demande si le poulet est du poisson! s'écria ma mère extasiée. Ah! quel enfant!»
L'oncle Bélébon grommelait:
«Je ne suis pas fortuné, mais en dévoilant à mon neveu les mystères de la capitale, j'ai fait pour lui plus peut-être que si je lui avais prodigué de l'or!»
Mon père tira de son portefeuille une lettre qui passa de main en main jusqu'à moi. C'était un ordre signé Kersosinec, Kerbonel et Cie, de Vannes, qui me constituait un crédit de trois cents francs par mois chez Mallet frères, à Paris. M. Raffroy cria bravo! Nougat fit la grimace, ma sœur la marquise changea de couleur, l'oncle Bélébon haussa les épaules, et Vincent dit franchement:
«Foi de Dieu! pour cent écus on en aurait quatre comme lui au marché!
—Ce n'est pas trop,» déclara le marquis.
La tante Renotte se leva pour aller embrasser mon père. Moi j'avais le cœur gros et je me demandais ce que je pourrais faire jamais de tant d'argent.
C'était un événement. Il y eut un silence autour de la table; car je ne trouvais pas les mots qu'il fallait pour remercier mon père. Au milieu de ce silence, la voix profonde de ma tante Kerfily Bel-Œil gronda:
«Ne jugez pas Ethelred avec sévérité, dit-elle. Son enfance et sa jeunesse s'étaient écoulées dans les vertes forêts de la Thuringe. La nature seule avait présidé à son éducation. Il ignorait la corruption des villes et ne soupçonnait même pas les infâmes mystères de nos sociétés modernes. Ah! plaignez-le plutôt. Plaignez cette âme tendre et vertueuse dont la candeur....
—Charlot s'embête!» déclara mon neveu, qui n'avait point oublié son succès de la veille.
Les toasts furent courts et tous en mon honneur. On se leva de table plus tôt qu'à l'ordinaire, et, malgré tous les efforts de l'oncle Bélébon, l'après-dîner se passa tristement. Chacun vint tour à tour me faire des recommandations. Ma sœur me dit:
«Maintenant que te voilà si riche, ne va pas faire de folies pour tes neveux! Ils n'ont besoin de rien. Ecris-nous un peu les toilettes de la présidente, et fais-toi un sort.
—J'espère que nous n'abandonnerons pas nos devoirs religieux, glissa l'abbé Raffroy à mon oreille en me donnant un baiser paternel. Va voir de ma part le père Kernuault aux Lazaristes. Il t'aimera pour toi, et il est de bon conseil.»
L'oncle Bélébon me prit à part pour me dire très haut:
«N'invente pas la poudre sans nous en prévenir.»
Mais cela ne fit rire que ce rustre de Vincent.
Nougat me mit dans la main ostensiblement un rouleau de grosses pièces de cent sous.
«Sois sobre, me dit-elle. Et si tu entends parler de bonnes liqueurs pour la digestion, fais-moi payer un port de lettre.»
La diligence partait le lendemain à quatre heures, et j'avais un mal de tête à faire pitié. J'annonçai l'intention de me retirer: les adieux et les embrassades commencèrent. En moi, le souvenir de cet instant est à la fois très profond et très vague. Je vois une larme dans les yeux de ma mère, qui, certes, m'aurait fait plus de caresses si Charlot avait voulu le permettre. Bel-Œil me tint longtemps pressé contre sa poitrine pour me dire:
«Tu as un cœur sensible, que l'exemple d'Ethelred te profite. Il était de ton âge. L'inconnue, loin d'être Emeriska de Ludolphi, appartenait à la classe de ces malheureuses dont on ne peut prononcer le nom sans rougir. Il y avait là des assassins qui poignardèrent le malheureux Ethelred, dont le dernier soupir s'exhala avec le nom de sa bien-aimée.»
Ma tante Bel-Œil fondait en larmes, mais c'était pour Ethelred.
«Tu es meilleure que je ne croyais, lui dit Renotte en me prenant par le bras. Toi, marche droit, et tu iras loin!»
Le dernier mot fut de mon père:
«Souviens-toi, chevalier, qu'il n'y a jamais eu de mésalliance dans la maison de Kervigné.»
Ce fut tout. J'aurais tort d'oublier, cependant, que cet odieux Vincent me fit des cornes au moment où je me retirais.
V.
L'ARRIVEE.
Le lendemain, au petit jour, Joson Michais vint cogner à ma porte au moment où je commençais à m'assoupir après une nuit sans sommeil. Une chose me revenait, je m'en souviens, pendant mon insomnie; tout le monde m'avait dit adieu, excepté le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère, qui s'était toujours montré affectueux et bon à mon égard.
«Quoique çâ, monsié el chevâlier, me dit Joson de sa voix qui grasseyait comme un tombereau de cailloux qu'on décharge, vous voilâ pârti tout de même, pour sûr et pour vrai, je ne mens point. C'est mâme Renotte qu'â fait vos bagâges hier ad sâ (au soir), Mâme la mârquise est venue voir comme çâ si c'est qu'on n'y mettait rien ed'trop. Quoique çâ, ils ont resoupé par dessus pour trinquer à vot' bon voyâge. Et Tonton Bélébon a chanté les noces ed'Thétis et tout son sac ed'gaudriettes. A c't'heure, y dorment comme une brassée d'bois môrt; je ne mens point, pour sûr et pour vrai.»
Ma toilette ne fut pas longue, mes bagages n'étaient pas lourds. J'envoyai un baiser à la porte fermée de ma mère, et je fus bientôt dans la rue, suivi par Joson Michais qui ne tarissait pas. Nous remontâmes la ville pour gagner la place du marché, au coin de laquelle stationnait la diligence de Paris à Brest. Derrière la cathédrale, au détour d'une petite rue, je me trouvai face à face avec le marquis de Tréfontaines, mon beau-frère. Il passa son bras sous le mien sans mot dire et, désormais, nous marchâmes silencieusement.
La diligence de Brest n'était pas encore arrivée. Je voulus remercier le marquis, il m'entraîna sous les arbres de la place et me dit avec des inflexions de voix que je ne lui connaissais pas:
«Il y a tantôt vingt ans, René, que je partis aussi un beau matin. Ah! le beau matin, en effet, et les belles cartes qu'on a dans la main en commençant cette partie! Pourquoi perd-on toujours?
—L'avez-vous donc perdue? demandai-je vivement, car je me sentais offensé en songeant à ma sœur.
—René, me répondit-il, Julie aurait été un ange avec les trente mille livres de rente qui ont glissé, à Paris, entre mes doigts. Toutes les femmes qui sont heureuses sont des anges. Nous avons deux enfants. Il faut songer dès aujourd'hui aux enfants que tu auras. Le grand tort, quand on part de Bretagne ou d'ailleurs, c'est de penser qu'on est ici bas pour se divertir. J'aime ma femme, j'aime mon beau père et ma belle mère, j'aime tout le monde chez nous, excepté ce parfait idiot, l'oncle Bélébon, qui a tout l'esprit de la famille. Tout le monde est bon pour moi, c'est atroce, d'avoir besoin des bontés de tout le monde. Je dépense plus de sang-froid à ne rien faire, plus de résignation, plus de diplomatie qu'il n'en faudrait pour bâtir une splendide fortune. Je suis noyé, je le sens, je ne me plains pas. Je te défie de dire que tu m'as vu bâiller à table ou au salon! René, si tu prenais mes paroles en mauvaise part, c'est que tu n'aurais ni intelligence ni cœur. Je me suis levé de grand matin tout exprès pour te dire: Ne joue jamais, n'aime pas trop vite, apprends à supporter l'ennui comme la sobriété antique ordonnait de souffrir la soif et la faim. Chaque jouissance hâtive fait un anneau de cette chaîne mystérieuse qui plus tard garrotte l'âge mûr; chaque effort, au contraire et chaque abstinence apportent un peu de terre ou une pierre à ce piédestal où les heureux assoient leur indépendance. Tu ne seras pas riche, car Gérard d'un côté, moi de l'autre, nous te prendrons une grosse part de ton héritage: sois fort. Paris est un gouffre comme toutes les mines. Les forts y tiennent le filon, pendant que les faibles tombent asphyxiés. Travaille, c'est-à-dire: regarde autour de toi pour savoir où mettre le pied, sois sans besoins pour inspirer confiance, sers-toi des femmes qui peuvent tout pour ceux qui n'ont point d'amour, parle peu et toujours à coup sûr, ne baille jamais, surtout jamais ne raille. On est jeune à tout âge, figure-toi bien cela, et mieux plus tard que plus tôt. Je me sens mille fois capable d'être jeune encore. Il n'y a qu'une vieillesse, c'est l'éteignoir sous lequel j'étouffe. Tu me comprendras demain. Je te répète que j'aime ta sœur, et que je respecte ta famille.
—Quoique çâ, v'là la diligence!» s'écria Joson Michais.
Et, de l'autre bout de la place, la tante Renotte agitant son parapluie de coton bleu:
«Hé! là-bas! me voici! C'est bien, ce que vous faites là, neveu Tréfontaines! Vous valez mieux que les autres, malgré tout!
—J'ai dit, murmura le marquis à mon oreille. Mets ça dans un coin de ton cerveau et rumine là dessus quand tu seras tout seul. Bonjour, ma tante. Julie serait venue, sans les petits.
—En voiture!» ordonna le conducteur.
Mon beau-frère m'embrassa; la tante Renotte avait la larme à l'œil.
«Ecris à Landevan pour moi toute seule, dit-elle, et bien des choses aux Kervigné de Paris. Bon voyage.
—Quoique çâ, bon voyage itout, monsié el chevâlier!»
La diligence se mit à cahoter sur l'abominable pavé du faubourg. Je n'avais plus conscience de ce qui ce passait autour de moi: je fus emporté comme en un rêve.
A mon réveil, j'étais déjà sur la haute colline d'où l'on découvre pour la première fois, en venant de Paris, ce lac prodigieux, semé d'îles innombrables, mélange inouï de terre et d'eau qui se nomme «la petite mer» (Mor-bihan). J'occupais la place du milieu, dans le coupé, entre un officier de marine très coquet, mais très maltraité par la petite vérole, qui fumait abondamment, et un vieux monsieur qui dormait mieux qu'un juste. Le vieux monsieur ne cessa de dormir, et l'officier de marine de fumer qu'à Ploërmel, où chacun d'eux prit sa part d'un dîner, qu'aucune épithète ne saurait assez flétrir. Pendant le repas, le vieux monsieur ne dit rien, mais l'officier de marine nous apprit qu'il allait avoir le grade supérieur et la décoration. Il se nomma: c'était un de mes cousins; nous sommes tous cousins en Basse Bretagne. Je gardai l'incognito, afin qu'il ne m'écrasât point de ses succès.
Brest, d'où il venait, est une glorieuse ville, entièrement habitée par des officiers de marine et par des dames qui sont folles des officiers de marine. A Brest, un citoyen qui n'a pas l'honneur d'être officier de marine s'attire dans les rues des regards pénibles, comme s'il était boiteux ou bossu, les enfants de Brest voient dans l'absence de l'épaulette une véritable difformité. On n'y connaît que le ministre de la marine; Paris n'y a d'autre raison d'être que les bureaux de ce même ministre. Volontiers y crierait-on, dans les fêtes nationales, selon les divers régimes: vive le roi, ou vive l'empereur, ou vive la république, qui nomme les officiers de la marine!
Notre officier de marine du coupé allait à Paris pour voir le seul prince de la famille royale qui eût à Brest quelque notoriété, non parce qu'il était prince, mais parce qu'il était officier de marine. J'appris ici que les cendres de Napoléon avaient fait beaucoup d'effet à Paris, par la raison que la marine les y avait apportées. En arrivant à Rennes, le mot marine me battait le crâne comme un marteau de couvreur. J'avais encore pourtant deux jours et deux nuits à passer en tête à tête avec la marine.
Le vieux monsieur ronflait, l'heureux mortel. Toute cette marine passait sur lui sans l'offenser. Aux portes d'Alençon, j'avais une migraine furieuse; à Chartres j'aurais voulu me changer en brûlot pour incendier la flotte française.
A Paris, le vieux monsieur s'éveilla, la marine me dit adieu d'un signe de tête protecteur, et je me trouvai seul dans la cour des messageries.
«Quoique çâ, dit derrière moi une voix raboteuse et plaintive, c'est peut-être un coup ed' ma tête que j'ons fait pour sûr et pour vrai.
—Joson Michais m'écriai-je en un premier mouvement de joie.
—C'est il que çâ vous fait du plaisir de me voir, monsié el chevâlier! me demanda le pauvre diable d'un air piteux.
—Que viens-tu faire ici? et où t'es-tu caché tout le long de la route?
—Je ne mens point: dans la diligence. Et j'voulais voir el grand bourg tout de même. Ah! mais dame, oui!
—Et que vas-tu devenir?
—Quoique çâ! Mes chemises sont dans vot'paquet, et j'vas aller d'avec mes chemises.
Joson Michais me fit cette déclaration d'un air modeste, mais résolu. Il était assez coquettement costumé: je m'étonnai de n'avoir point remarqué au départ qu'il avait mis ses braies du dimanche, ses épinglettes de laine et son grand chapeau de Plouharnel. C'était un beau gros Breton, à tout prendre.
«Charge la malle et viens avec moi,» lui dis-je.
Il fit une lourde cabriole et je crois qu'il eut bonne envie d'entonner la chanson des gars de Locminé «qu'ont de la maillette dessous leurs souliers.»
Nous allions partir, et Dieu sait comment nous aurions trouvé notre chemin, car je ne me donne pas pour un jeune homme de ressource, et l'idée ne m'était pas venue de prendre un fiacre, quand un grand laquais en deuil, avec une cocarde noire, large comme un ventilateur d'estaminet, sortit du bureau avec le conducteur qui me montra au doigt. Le grand laquais vint à moi aussitôt et me dit avec noblesse:
«La voiture attend monsieur le chevalier.»
Joson ouvrit des yeux énormes et faillit lâcher notre malle. Le fait est que ce grand laquais noir était de toute beauté.
«Vous êtes à mon cousin le président de Kervigné? demandai-je un peu intimidé.
—A madame la vicomtesse!» répliqua le grand laquais d'un ton de preux qui affirme sa dame.
Puis, regardant Joson de haut en bas, il demanda:
«Qu'est-ce que c'est que çà?»
Je n'avais pas la tête trop loin du bonnet; malgré mon apparence paisible.
«Comment vous nomme-t-on? demandai-je en me redressant.
—Laroche, répondit mon beau drôle, dont la taille sembla diminuer de tout ce qu'avait gagné la mienne.
—Eh bien! Laroche, repris-je, ça, c'est un gars de Bretagne qui vous cassera les os à la première occasion, si vous oubliez la politesse.
—Je ne mens point! approuva Joson; quoique çâ, tout de même, ah! mais dame, oui!»
Laroche s'inclina gravement et me montra la voiture qui stationnait dans la cour même des messageries. Certes, ma tante faisait bien les choses. La voiture était moins splendide que le grand laquais; à Vannes, néanmoins, elle eût passé encore pour un beau carrosse. J'entrai seul dans la caisse; Laroche s'assit auprès du cocher et Joson monta derrière avec la malle.
«Voilà comme il faut se conduire à Paris, me disais-je le long de la route, encore tout ému de ma sortie contre Laroche. Du caractère, morbleu! du caractère!»
Mais la réflexion vint et à moitié chemin, l'idée que Laroche allait faire son rapport à ma tante me donna la chair de poule. Etait-ce en matamore qu'il me fallait entrer dans cette maison hospitalière! Ce nigaud de Joson avait bien besoin de venir augmenter mes embarras!
La nuit tombait quand nous arrivâmes rue du Regard, où la voiture s'arrêta devant un hôtel de fort bonne apparence.
«Porte, s'il vous plaît!» cria Laroche, un des plus sonores barytons-laquais du faubourg Saint Germain.
La porte s'ouvrit. La voiture entra dans une cour spacieuse, mais triste, entourée de vieux bâtiments qui me rappelèrent un peu notre hôtel de la place des Lices. Les fenêtres du premier étage étaient d'une hauteur démesurée. A l'une de ces croisées, une forme blanche s'appuyait au balcon de fer. C'était en vérité, une entrée traduite de l'allemand: rien ne manquait, ni l'antique manoir, ni la châtelaine.
«Bonsoir, mon petit cousin, me dit une voix douce qui appartenait à la forme blanche du balcon, montez vite et venez me parler de notre chère Bretagne.»
J'ôtai ma casquette en balbutiant:
«Bonsoir, ma tante; vous avez beaucoup de bonté.
—Et qu'allons-nous faire du gars, qui me cassera les os à la prochaine occasion? demanda ce perfide Laroche à haute et intelligente voix.
—Quoique çâ.... commença Joson.
—Quel gars? interrogea la présidente.
—Le valet de chambre de M. le chevalier.»
J'entendis la forme blanche qui murmurait:
«Est-ce que l'enfant est fou?....
—Allons! ajouta-t-elle tout haut, montez, mes enfants, montez.
—Le gars aussi? dit Laroche.
—Tout le monde.»
Nous prîmes le vaste escalier à rampe de fer forgé et nous fûmes introduit dans un boudoir tendu de lampas bleu sombre où régnait une douce clarté. Ce qui me frappa surtout, ce fut la bonne odeur de cette retraite. Les sauvages aiment l'atmosphère des boutiques de parfumeurs, et je n'étais qu'un sauvage.
«Voilà, dit le grand laquais avec une liberté de ton, qui me surprit.
—Ma tante...... commençai-je en dessinant mon meilleur salut.
—Mais je ne suis pas votre tante du tout, mon cher cousin, m'interrompit-elle. Votre père était le cousin germain du mien; il est par conséquent mon oncle, et ce respectable M. Bélébon est mon grand-oncle.»
Je savais son âge par hasard, elle avait six mois de plus que ma mère. En Bretagne, nous avons coutume de régler les titres de parenté d'après l'âge, et c'était la première fois que je voyais une femme de quarante ans s'offenser parce qu'on l'appelait: ma tante. Je compris dès l'abord que c'était là une faiblesse avec laquelle il ne fallait point plaisanter, d'autant que la présidente avait prononcé ces mots: «Mon grand-oncle,» avec une véritable volupté.
—Ma cousine...... murmurai-je docilement.
—Bien, très bien! Il est tout uniment charmant, ce garçon-là, dis, Laroche?»
A ma complète stupéfaction, le grand laquais répondit:
«Il n'est pas mal, quoiqu'il ait le verbe un peu haut.
—C'est tout neuf, Laroche, pense donc! fit ma cousine. Et puis, c'est un Kervigné! Ah! ah! nous avons du sang dans nos veines, nous autres Bretons!
—Ah! mais, dame oui!» applaudit Joson, qui n'avait pas ôté son grand chapeau, tant il avait de trouble.
La présidente mit un binocle d'or à cheval sur son nez, d'un geste cavalier et tout gracieux, je dois l'affirmer.
«Les voilà bien! s'écria-t-elle. Ah! mon pays! Terre de granit recouverte de chênes, comme dit Brizeux. Vous connaissez Brizeux, chevalier? Non? Laroche, tu mettras mon Brizeux sur la table de nuit du chevalier...... Comment t'appelles-tu, mon gars? Yvon? Mathelin? Loïc?
—Joson...... quoique çâ!
—Ah! Joson! ah! quoique ça! Dit-il pour sûr et pour vrai? ajouta-t-elle en s'adressant à moi. J'adore ces chinoiseries-là! Comment va ma bonne tante Renotte? Quels laitages vous avez là-bas! Je me souviens parfaitement de votre respectable mère, chevalier, quoiqu'elle fût une grande demoiselle déjà, quand j'étais une toute petite fille...... Joson, qui, toi?
—Joson Michais, ej' ne mens point!
—Adorable! Il ne ment point! Et vous, cousin?
—René.
—Comme c'est Breton! Il y a des noms, figure-toi, Laroche...... je demeurais à Landevan.... de l'autre côté de Lorient, c'est Larmor, Loqueltas, Locmener......
—Et Plouharnel, dont je suis nâtif, aussi vrai comme ne faut point mentir, respect de vous et la compagnie,» défila Joson tout d'un trait.
Je crus voir que ce beau baryton de Laroche haussait les épaules assez ostensiblement.
«Emmène-le! dit tout à coup la châtelaine qui étouffa un bâillement. Fais le manger. Nous le montrerons à ces messieurs et à ces dames. C'est plus drôle que les hommes en coquillage du Croisic. Mets quelque chose sur mes épaules, Roro, le temps fraîchit.»
Le grand laquais ouvrit une armoire et y prit un léger mantelet de tulle blanc qu'il disposa sur les épaules demi-nues de sa maîtresse avec une coquetterie de camériste. Je dus rougir, car je sentis mes joues chaudes. La suzeraine le remercia d'un sourire.
«Je n'ai plus de femme de chambre, laissa-t-elle tomber en manière d'explication. Roro fait l'intérim et je suis contente de lui.»
Autre sourire, auquel ce grand coquin de Laroche répondit en se redressant comme un gendarme. Je lui trouvai décidément un méchant air de Struensée, mais je me disais à part moi: pour juger les gens de Paris, il faut au moins connaître Paris.
Ma cousine éloigna sa camériste, et mon pauvre Joson, d'un geste où il y avait de la fatigue. Dès qu'ils furent partis, elle disposa selon l'art, tout autour d'elle, sur le divan, les plis de son peignoir de mousseline et me montra un tabouret qui était à ses pieds.
Il n'est aucun lecteur qui n'ait pu remarquer la singulière différence qui existe, sous un certain jour, entre une Parisienne de quarante ans et une provinciale du même âge. J'ai dit que ma bonne mère était encore très belle, mais sa toilette sans art la vieillissait: elle était passionnément grand'mère. Ma cousine, au contraire, se baignait depuis le matin jusqu'au soir dans la fontaine de Jouvence. Elle avait des perles dans la bouche, des perles qui se pouvaient changer comme les rideaux de son boudoir, elle possédait, pour ses joues, un inépuisable trésor de lis de roses; ses cheveux abondants ne pouvaient plus tomber; les cils de ses beaux yeux renouvelaient chaque matin leur lustre d'ébène: elle était jolie, je vous l'affirme comme je le vis.
C'était une brune. Il y avait je ne sais quoi sous sa paupière, je ne savais quoi, devrais-je plutôt dire, car aujourd'hui je n'ignore point qu'un coup de pinceau suffit à produire ce prestige. L'embonpoint naissant gardait la souplesse à sa taille. Ses épaules, d'une éblouissante blancheur, empruntaient des rayons aux plis de la mousseline qui ondoyait tout autour d'elle.
Je m'assis pour lui obéir. J'étais tout tremblant. J'avais les mains glacées et le front brûlant. Etait-ce Paris, ce malaise inconnu, mais plein de charme? Je n'osais plus regarder ma cousine, et il me semblait que son sourire me pénétrait comme une chaleur.
Elle ferma ses yeux à demi, et laissant tomber sur moi le rayon voilé de sa prunelle, elle me demanda tout à coup:
«Est-ce que vous êtes un mauvais sujet comme votre frère Gérard chevalier?»
VI.
LA PRESIDENTE.
Hélas! non, je n'étais pas un mauvais sujet. Je n'avais même pas en moi ce qu'il faut pour le devenir par l'éducation.
«Ma cousine, répondis-je en rougissant jusqu'aux oreilles, on aura calomnié mon frère Gérard auprès de vous.»
Elle eut un petit rire sec. J'ajoutai sur un mode plaintif:
«Qui donc a pu vous donner si mauvaise opinion de moi?»
Je sentis qu'elle me regardait avec attention, et je me préparai sérieusement à subir un examen de morale.
«Etes-vous dévot, René? me demanda-t-elle.
—Pas autant que je le voudrais, répondis-je avec modestie.
—Moi, me dit-elle, c'est par places. Il y a des moments où je suis comme une tigresse, en fait de religion. D'abord, je mets de la passion dans tout. J'ai passé vingt-huit ans, vous concevez, et l'on ne se refait pas à cet âge-là. Tout le monde remplit ses devoirs à la maison; j'exige cela: Laroche est exemplaire. Mais il me vient des doutes, mon esprit travaille. Ah! l'Evangile a bien raison de le dire: «Bienheureux les pauvres d'esprit!» C'est mon esprit qui fait des siennes. Du reste, je suis en veine de ferveur, ces temps-ci, en grand veine: j'ai trois sermons demain, très commodément échelonnés: deux l'après-midi, un le soir; je vous y mènerai. Savez-vous que je ne resterais pas seule avec votre frère Gérard comme me voici avec vous, chevalier?
—Ma cousine....» balbutiai-je.
Je balbutiais parce que sa main, naturellement très blanche, et que la poudre de riz faisait plus douce qu'un satin, lissait mes cheveux sur mon front.
«On dirait que vous avez peur de moi, interrompit-elle, vous n'osez pas me regarder.»
Je levai les yeux. Son sourire excellent me fit en vérité battre le cœur.
«Je ne sais comment vous exprimer, m'écriai-je, la joie que j'éprouve à retrouver en vous une seconde mère!»
Ses sourcils se rapprochèrent tandis que sa bouche souriait avec pitié.
«Vous devez avoir faim, mon petit homme, dit-elle brusquement. Sonnez, on va vous servir à souper.»
J'eus le bonheur de répondre:
«Je n'ai pas faim, et se peut-il que vous soyez déjà ennuyée de moi?
—Paris offre tant de divertissements aux enfants comme vous! dit-elle avec un reste de rancune déjà radoucie.
—Je parlais de ma mère, ajoutai-je, car peut-être comprenais-je vaguement le motif de ma disgrâce, pour trouver un terme de comparaison au bonheur que j'ai de m'entretenir avec vous.»
En même temps, j'appuyai mes lèvres sur sa main, comme pour demander mon pardon. Elle affecta de retirer sa main précipitamment.
Ce n'était pas une grande coquette, selon la classification théâtrale. Ce n'était pas non plus tout à fait une comique. Il y avait une forte dose de naïveté dans son savoir-faire.
Du reste, je dois dire tout de suite que la maison entière participait à ces demi-teintes. Il n'y avait là qu'une moitié de luxe, parce qu'on possédait à peine une moitié de fortune. Je ne peux plus appeler demi-monde le monde qu'on voyait chez le président, puisque la signification de ce mot est fixée à faux par une des plus charmantes et des plus illustres comédies de ce temps-ci. Le demi-monde de la comédie n'est pas plus le vrai demi-monde qu'un morceau de strass n'est un demi-diamant. L'abondance des colléges, au contraire, est bien véritablement du demi-vin ou du quart de vin, puisqu'il y a un peu de vin dans beaucoup d'eau. C'était ainsi chez ma cousine. A supposer que le grand monde soit la crème, il y avait là un peu de crème sincère dans quelque chose qui n'était même plus du lait.
La matière première restait, mais le titre allait s'abaissant. Il n'était pas jusqu'au président, dont je n'ai pas eu occasion de parler encore, qui ne fût entre la chèvre et le chou: presque grand seigneur, mais un peu dans le tas, homme politique entre le zist et le zest sommité du douzième ordre, alliant l'austérité apparente à des faiblesses très peu mystérieuses. L'époque prêtait à cela: c'était le règne des coalitions malsaines et des paradoxales compensations. On appelait cette cuisine sophistique le juste milieu. Les choses allaient et venaient sans avoir le courage de l'effronterie, sans prendre le souci d'être hypocrites. On eût dit que la société parisienne s'arrêtait entre deux portes pour attendre mieux ou pis. Ce qu'elle attendait est venu.
Mme de Kervigné disposa de nouveau les plis de sa robe et adoucit encore les suavités un peu prétentieuses de son sourire.
«Vous vous exprimez avec facilité, René, me dit-elle. Si mon mari était un autre homme, je vous garantirais le succès à Paris, car vous avez tout pour vous. Quand on a passé vingt-huit ans, on peut bien faire le sacrifice de la coquetterie. Je comptais être votre sœur aînée, mais, ce n'est pas assez solennel: je serai votre petite mère.
—Ah! madame! m'écriai-je.
—Vous m'appellerez petite maman? Ce sera tout gracieux et cela imposera silence à la calomnie.... car on calomnie à Paris comme en province, chevalier, s'interrompit-elle en un soupir de colombe blessée; et quand une femme de haut rang a le malheur d'être délaissée par son mari... quoique certes votre cousin soit un galant homme et qu'il n'ait jamais manqué aux égards qu'il me doit. Mais vous savez, le faubourg Saint-Germain est plus près de Versailles que de Paris, c'est un vieillard boudeur qui n'a gardé que ses yeux d'Argus et sa langue de commère. Le tiers et le quart savent que le président, malgré son âge—il pourrait presque être mon père—malgré sa position.... Vous m'entendez bien, René, je ne peux pas, non plus, mettre de trop gros points sur les i. Et il me sera bien doux d'avoir en vous un confident de mes peines.»
Je ne donne pas ce discours pour un modèle de précision oratoire; cependant il disait tout ce qu'il voulait dire, surtout à cause de l'accent qu'on y mettait. Je me sentis le cœur attendri.
«Se peut-il, murmurai-je, employant à mon insu une phrase du roman traduit de l'allemand que ma tante Bel-Œil m'avait donné; se peut-il que mon cousin paye votre tendresse par l'ingratitude!
—Ma tendresse!» répéta-t-elle.
Un moins novice que moi eût découvert son envie de rire. Mais elle me demanda tout à coup:
«Avez-vous lu beaucoup de romans, chevalier!»
Puis, sans attendre ma réponse:
«Certes, certes, reprit-elle. Le mot m'a semblé singulier à cause de l'âge du président; mais, en somme, n'est-on pas une vieille femme à vingt-huit ans passés! Et d'ailleurs. Il est fort bien conservé. Les hommes sont pour nous des vampires: ils rajeunissent par les chagrins qu'ils nous donnent et qui nous font vieillir. Ah? cher enfant! la vie est pour vous couleur de rose, et vous ne vous doutez pas de ce qu'un cœur peut souffrir.»
Les vingt-huit ans passés de ma cousine étaient pour moi désormais un article de foi. Les parents de Bretagne se trompaient sur son âge. Plus je restais près d'elle, plus je la trouvais bonne, douce, aimable. Je respirais les parfums trop accusés de sa toilette comme on s'enivre avec des fleurs. L'idée se fortifiait en moi que cette maison allait être mon paradis.
Les heures s'écoulèrent. J'entendis plus d'une fois le pas discret de Laroche qui rôdait dans le corridor, mais il n'osa pas entrer. Ma cousine souriait quand il s'approchait de la porte. Je n'aurais point su définir l'expression de ce sourire, où il y avait du contentement et une douce pitié. Quand la pendule sonna onze heures, elle appela sans élever la voix, et Laroche parut aussitôt sur le seuil.
«Monsieur est-il rentré?» demanda-t-elle.
Le baryton, qui était de mauvaise humeur, répondit
«Il est rentré quelque part, mais pas ici.»
Ma cousine leva les yeux au ciel, puis elle me regarda.
Comme elle vit mes sourcils se froncer, elle me dit entre haut et bas:
«Vous apprécierez Laroche. Il est au-dessus de son état.»
«Mon bon, il faut que tu sois le guide et l'ami de cet enfant-là. Il est de mon parti. C'est mon page et je suis sa petite maman.
—Ça va bien,» dit Laroche, qui dérangea un fauteuil comme pour s'asseoir.
Mme de Kervigné rougit et le prévint en ajoutant:
«Je me sens besoin, et l'enfant doit mourir de faim. Fais-nous servir quelque chose ici. Où as-tu mis le Breton?
—A l'écurie.»
Il sortit sur ce mot et claqua brutalement la porte. Dès qu'il fut parti, ma cousine me pinça légèrement l'oreille.
«Je compte te tutoyer, René, me dit-elle puisque je suis ta petite maman. J'aime mieux briser la glace tout de suite. Je ne savais pas que tu prendrais du premier coup une si grande place dans mon affection, mais je devinais bien que Laroche et toi vous ne pourriez pas vous souffrir. Sois généreux, tu as tout l'avantage sur lui, qui n'est qu'un valet en définitive; mais quel valet! Je sens que je pourrais te le sacrifier, petit démon; car tu es ici déjà l'enfant gâté, mais je ne te le pardonnerais jamais.»
Cela me fit plaisir de m'entendre appeler petit démon. Il y a un siècle qu'on ne vit candeur pareille à la mienne. Je voudrais savoir pourquoi les adolescents honnêtes, les gros bourgeois un peu idiots et les décrépits de la rouerie aiment ces caressantes injures: démon, méchant et même scélérat.
Ma cousine passa son pied sous mon tabouret et le rapprocha sans effort. Derrière sa rondeur d'odalisque il y avait une mâle vigueur.
«Tu sauras tout! reprit-elle en mettant sa bouche contre mon oreille. Il y a bien des femmes qui voudraient tes cheveux. Et comme c'est étonnant, chevalier! Je ne vous connais que depuis trois heures et j'en suis à vous confier des choses.... oh! certes, bien délicates, mon ami! si délicates que je cherche mes mots. Portez-vous des gants la nuit?
—La nuit! répétai-je étonné.
—Je veux que toutes ces dames soient folles de vous, de toi, mon petit chevalier. C'est très rare, ce titre-là, maintenant, et il te sied à ravir. Le dernier chevalier c'était Faublas. Tu as lu Faublas?
—Vous voulez dire Gil Bas, rectifiai-je. L'abbé Raffroy n'a pas voulu me permettre cette lecture.
—Je crois bien! fit-elle en baissant les yeux pour cacher un sourire. J'écrirai demain à toute ta famille et à l'abbé Raffroy. Mais ne leur dites rien de nos petits secrets. Bon Dieu! s'ils savaient que je suis obligée d'avoir près de moi un Laroche, parce que M. de Kervigné se compromet auprès de toutes mes femmes de chambre?
—Quoi! m'écriai-je avec plus de gaieté encore que d'étonnement, M. de Kervigné?...
—Ris souvent, m'interrompit-elle. Tu ris bien.»
Ma foi, j'étais parti. L'idée d'un grave président mis ainsi en pénitence excita en moi une hilarité bruyante et prolongée.
«Ah! petite maman, balbutiai-je les larmes aux yeux à ce point de vue. Laroche est magnifique!
—Et toi, tu es charmant, René! murmura-t-elle. Tu comprends tout. Dans un mois, tu seras la coqueluche de mon salon!»
Je riais encore, quand on mit la table; Laroche grave, roide, maussade, présida aux préparatifs et se retira. Pour un peu, ce soir-là, il se serait fait carmélite, comme la Vallière.
Ma cousine me servit une tranche de foie gras et fit mousser le champagne dans mon verre. Je n'en étais plus à m'étonner.
«Nous sommes en partie fine, me dit-elle.
—Si mon cousin revenait, repartis-je d'un ton où mon innocence avait déjà quelque alliage de scélératesse.»
Elle me donna de son pain sur les doigts et murmura:
«Ce n'est pas lui qui m'occupe.»
Hélas! c'était Laroche. Laroche venait de temps en temps, sous prétexte de servir. Pour donner une idée des progrès qu'on peut faire à Paris en une soirée, l'idée me passa que ce coquin de Laroche avait bien pu s'asseoir une fois ou l'autre à ma place, châtiant ainsi de plus d'une manière les inconvenances de M. le président.
Laroche, du reste, me gênait peu. J'avais un appétit d'enfer, et je trouvais le souper exquis. Mme de Kervigné ne mangeait pas comme ma tante Nougat, mais c'était néanmoins une forte convive. Elle avait des façons ravissantes de tenir son verre à champagne. Je trouvais à Laroche des airs d'Othello qui me divertissaient sincèrement.
Au dessert, je savais par cœur la maison de ma cousine. Elle avait eu soin de m'apprendre que la partie du métier de camériste, à laquelle Laroche était décidément impropre, était confiée à la lingère, vieille fille bossue que le président respectait. Le décorum une fois bien établi, Aurélie, car elle m'avait permis de l'appeler ainsi pour alterner avec petite maman, Aurélie dis-je, passa aux confidences, ou plutôt à la confession générale de son mari. Son mari n'en faisait pas beaucoup plus que les autres, me dit-elle; car la mode parmi les hommes graves était aux fredaines. Cela ne ressemblait pas tout à fait aux orgies publiques de la régence: c'étaient des débauches de juste milieu, timides, parcimonieuses, vilaines. Ces palais mignons de la volupté qu'on appelait jadis des folies ou de petites maisons, étaient remplacés tout uniment par des chambres garnies. Le Parc-aux-Cerfs du président était à Bagnolet, près d'une fabrique de plâtre, et lui coûtait six cents francs par an. Quand sa fantaisie allait jusqu'à mettre Paméla dans ses meubles, il avait un abonnement au faubourg Saint-Antoine et un billet de mille francs lui faisait voir le bout de l'aventure.
Ma cousine connaissait par le menu la carte de cette rouerie au rabais. Il y avait des tenants et des aboutissants qui ne laissaient pas d'être curieux. Ainsi, le président, pourvu d'un pseudonyme, comme les vaudevillistes qui ont un bureau, était actionnaire de plusieurs petits théâtres. Son argent lui rapportait ainsi d'assez bons intérêts et une influence. Il était roi dans ces coulisses de bas ordre et n'enviait point les fous qui payent si cher le droit de s'égarer dans les couloirs de l'Opéra. On passe précisément par les petits théâtres avant de grimper dans les grands. Le président buvait le Nil à sa source.
Il faisait débuter comme un commissaire du gouvernement. Ce qui coûte les yeux de la tête à un Anglais lui rapportait sept pour cent l'an, outre la paix profonde de l'incognito, car le théâtre Beaumarchais et les Délassements-Comiques sont à cent lieues du Palais de justice.
Pour le moment, la divinité régnante était une demoiselle Annette Laïs, qui sortait Dieu sait d'où. Le président l'avait fait débuter depuis peu au théâtre Beaumarchais. Il était fou d'elle, à ce qu'on disait. Il allait la voir avec une perruque blonde et des lunettes bleues. Ma cousine ne me cacha pas qu'elle était tout particulièrement curieuse de contempler cette merveille.
Car Annette Laïs avait un succès étourdissant au théâtre Beaumarchais, et on la disait belle comme un astre.
Je pense que je bâillai. Du moins, ma cousine se leva précipitamment et ordonna à Laroche de me conduire à mon appartement. Ce serait de l'effronterie, si je disais que je songeai longtemps à la bizarrerie de mon entrée dans la maison du président de Kervigné. J'avais trois jours et trois nuits de diligence dans la cervelle, et je m'endormis en tombant dans mon lit, absolument comme si j'avais soupé à la table d'une famille toute unie et pareille à la mienne. L'image d'Aurélie, ma nouvelle maman, ne vint pas du tout me visiter, quoique mes doigts gardassent son parfum comme si j'eusse manipulé du savon aux mille fleurs. Je m'endormis, Breton que j'étais, et, chose étrange, si un nom vibra à mon oreille au moment où je perdais connaissance, ce fut celui de cette fillette que mon cousin avait fait débuter au théâtre Beaumarchais, et qui sans doute allait lui coûter mille francs chez son marchand de meubles du faubourg Saint-Antoine: le nom d'Annette Laïs.
VII.
ANNETTE LAÏS.
Annette Laïs! Ce nom tintait encore dans l'air autour de moi quand je m'éveillai le lendemain matin, dans une chambre d'excellente tournure, commodément meublée, et dont les deux belles croisées donnaient sur les jardins de l'hôtel. De mon lit, je pouvais voir les arbres en pleine feuillaison que la brise matinale balançait. Je devais tout avoir à Paris, même des arbres.
Et je me disais:
«Les gens de Vannes se figurent qu'il n'y a point d'arbres à Paris. Je ne connaissais pas à Vannes d'acacias si grands ni de si gros tilleuls. Nos braves du Morbihan connaissent tous Paris à la façon de l'oncle Bélébon.»
Justice du ciel! ce souvenir de l'oncle Bélébon, qui avait tout l'esprit de la famille, me sembla dater du déluge. Vincent disparaissait pour moi à des distances incalculables. Je voyais mes deux tantes Kerfily-Nougat et Kerfily-Bel-Œil perdues tout au bout des lointaines perspectives du passé. Un siècle s'était écoulé depuis mon départ de Bretagne.
Pauvre bonne mère! Elle avait Charlot et Mimi qui devaient bien l'empêcher de me regretter! Et mon père! Ah! celui-là je l'entendais:
«A la soupe, saperbleure! Bon appétit, bonne conscience! Depuis mon dernier repas, je n'ai rien mangé! Apportez le potage, que je le mette dans mes bottes.»
Et ma sœur, jolie, mais un peu maussade; et le prudent abbé Raffroy, et ma pauvre vieille Renotte, vaillante comme un grenadier....
Annette Laïs! Ce nom inconnu me revenait comme ces tyranniques refrains qu'on voudrait chasser et qui vous obsèdent. Notez qu'en dehors du nom, il n'y avait rien pour moi; celle qui le portait ne m'inspirait ni intérêt ni curiosité. Je n'étais même pas comme ma cousine de Kervigné, qui avait envie de la voir.
«J'ai ordre de savoir si M. le chevalier prend du chocolat ou du café, prononça la belle voix du baryton Laroche à ma porte entre-baillée.
—Du café, répondis je, et envoyez-moi mon Breton.»
Laroche referma la porte.
Il fallut cela pour me rappeler ce qui aurait dû être ma préoccupation principale: ma conversation avec la présidente. Je n'aurais point su dire pourquoi j'avais répugnance à tourner mon souvenir de ce côté. Mes aventures du soir précédent se présentaient à moi comme une histoire à la fois biscornue et invraisemblable. Il y avait déception: j'avais compté sur une tante, et cette cousine, qui venait de passer ses vingt-huit ans, m'apparaissait ce matin sous une forme fantastique. Il n'y avait pas jusqu'à son bouquet violent qui n'eût pour moi odeur de fleurs fanées. Je ris pourtant un peu en songeant à Laroche, sa camériste, et aux entreprises intestines du président, mais j'aurais mieux aimé ne pas rire.
Joson Michais arriva avec ma tasse de café au lait. Il était tout blême.
«Quoique çâ, me dit-il d'une voix qui avait déjà perdu quelque chose de son redoutable mordant, comment que nous en vâ, dâ matin, monsié el chevâlier!
—Es-tu malade, Joson? lui demandai-je.
—Point d'en tout, éj'ne mens point.
—As-tu bien dormi dans ton écurie?
—Ah! dame, assez tout de même; c't'etchurie-là est plus plaisante qu'un logis.
—Qu'as-tu donc?
—Ej'vâs vous dire: ej'mennuie dans c'te Pâris, pour sûr et pour vrai, ah! mais dame oui!
—Mais tu ne l'as pas vu encore, ce Paris.
—Quoique çâ!»
Il tournait son grand chapeau entre ses doigts, et je vis qu'il pleurait.
«Ecoute, lui dis-je, si tu t'ennuies encore dans une semaine, je payerai ton voyage de retour.
—En vous remerciant, monsié el chevâlier, mais je n'ai point affaire d'argent, c'est la vérité. Lâ déligence an'me vâ pas plus que l'grand bourg. A vous ervoir tout de même, ah! dame, ej'men vâs!
—Attends à demain, tu auras des lettres pour ma famille.
—A vous ervoir! â vous ervoir!»
Il coiffa résolument son chapeau de Plouharnel et se sauva comme s'il eût craint d'être retenu par la force. Celui-là pouvait donner des renseignements sur Paris à l'oncle Bélébon. Je m'étonnai de ne pas rire; j'avais le cœur serré au point d'envier le sort de ce pauvre garçon qui s'en allait.
Aussitôt levé, je demandai ma cousine; mais il n'était pas jour chez elle. On me dit que le président était à l'hôtel; je voulus le voir; il travaillait, et sa porte était murée. Je sortis, afin de jeter un coup d'œil sur Paris. J'allai au hasard, longeant des rues interminables qui me semblèrent habitées par des pauvres et plus laides que les rues même de Vannes, la ville la plus laide de l'Europe. Une de ces rues, dont l'écriteau portait le nom de Sèvres, me conduisit tout droit à la campagne, au travers des fortifications qu'on achevait. Du haut du terre-plein, je vis un assez beau paysage, gâté par des usines. Le coteau de Meudon, qui riait au loin sous sa couronne de verdure, me parut comme un rempart élevé entre les tristesses suburbaines et la joie des vrais champs. Paris a ainsi, de tous côtés, sa hideuse enveloppe, qu'il faut percer pour y entrer comme pour en sortir. On pourra bien élargir les splendeurs de Paris, mais ce cercle navrant s'élargira de même. Quand Paris gigantesque ira jusqu'à Meudon, Meudon mettra une cheminée cylindrique à son château, qui crachera cette fumée noire, grasse, puante et salissante, haleine de l'industrie.
Je ne songeais pas à cela, je ne songeais à rien. Je n'éprouvais pas le mal du pays comme mon pauvre Joson, mais j'étais las, et mon intelligence subissait une sorte d'engourdissement. Parmi cette atonie, une guêpe bourdonnait, un refrain radotait, un son de cloche tintait sa note odieuse et monotone; tout cela, c'était un nom revenant avec l'absurde obstination d'un rêve de fiévreux, quoique je n'eusse pas la fièvre. Annette Laïs! me disait ma tête.
Je chassais ce nom comme on écarte une mouche, et, comme la mouche entêtée, il revenait précisément à la place d'où je l'avais chassé. L'exactitude de cette comparaison est frappante: ce nom me démangeait; j'aurais voulu le tuer.
C'était une belle et pure matinée; le ciel n'avait d'autre voile que ces insultantes vapeurs incessamment lancées par la toux chronique des usines. Je regardai encore une fois le paysage circulaire, ce lointain amphithéâtre de coteaux souriants, au devant desquels Saint-Cloud épanouissait sa corbeille de verdure. La Bretagne était au delà.
Le long de la Seine, vers Sèvres, un homme marchait sous le soleil. Son pas était joyeux. Je reconnus le grand chapeau de Plouharnel. Bon voyage, mon pauvre Joson! Dieu soit avec toi sur la route, Breton qui vas vers la Bretagne!
Quand je rentrai, on déjeunait. Laroche, en livrée, servait à table. Le président se leva et me tendit la main.
«Mon jeune ami, me dit-il, pardonnez-moi de ne vous avoir point attendu. Nos heures d'audience sont inflexibles comme vos heures de marée là-bas. Je suis fâché de ne m'être pas trouvé à la maison hier pour vous souhaiter de tout mon cœur la bienvenue. Les devoirs de ma charge ne sont pas seulement au Palais....»
Aurélie cligna de l'œil, en me regardant, et je faillis en être déconcerté. Le regard d'Aurélie voulait dire: Après le palais, il y a Annette Laïs.
«Mon cousin, répondis-je cependant, je vous remercie pour moi, et je vous apporte les compliments de mes parents.
—Mes aînés, mon enfant, dit M. de Kervigné en se rasseyant. Dans votre prochaine lettre, vous leur direz mille choses affectueuses de ma part et vous ajouterez que vous êtes chez moi comme chez vous.
—N'est-ce pas qu'il a une figure fort intéressante! dit ma cousine.»
Ce fut au tour de Laroche de cligner son œil maraud. Il me sembla surprendre entre son maître et lui un vague sourire d'intelligence. Il y a eu des favoris assez adroits pour appartenir en même temps au roi et à la reine: témoin Manuel Godoy, prince de la Paix. Je regardai mieux ce Laroche, qui avait décidément une admirable tête de coquin, et qui me parut d'humeur à manger aux deux râteliers.
Au jour, ma cousine Aurélie avait passé vingt-huit ans depuis plus longtemps que le soir; néanmoins elle portait assez bien une toilette du matin très jeune, et ses odeurs renouvelées répandaient un frais parfum de jasmin. Cela m'avait pris aux narines, dès le seuil. Elle me tendit la main et pesa dessus de manière à mettre mon front à portée de ses lèvres.
«Je suis déjà sa petite mère, dit-elle au président.
—Il ne faut pas perdre de temps, répliqua celui-ci d'un accent très simple, sous lequel la raillerie ne montrait qu'un tout petit bout d'oreille.»
Mais Laroche ponctua cette réponse par un rire silencieux. Ma cousine ne pouvait le voir. Une pensée qui était en moi à l'état latent se formula dès ce moment: Laroche était mon ennemi. Je n'entends pas exprimer par ce mot seulement une prédisposition malveillante; ce n'eût pas été une découverte. Laroche était mon ennemi mortel.
Quoiqu'en eût dit ma cousine, le président n'avait pas l'air beaucoup plus âgé qu'elle. C'était un homme très laid, très froid et très distingué. En lisant plus tard, dans la Notre Dame de Victor Hugo, le portrait de Claude Frollo, j'ai eu comme une vague saveur de ma première impression à la vue du président de Kervigné. Ce n'est pas ici une ressemblance, c'est une sorte de reflet. Le président n'avait ni l'ampleur ni la profondeur de la création du poète, mais c'était, en petit, l'alliance de l'austère travail avec la préoccupation sensuelle. L'un excite l'autre, cela est certain. La passion jaillit plus brutale du sein même de la fatigue intellectuelle. Il y a du feu au fond de ses orbites creusées par la morsure de la lampe; sons ces fronts pâles et dépouillés, la cervelle est rouge; ceux-là n'aiment pas avec leur cœur, peut-être: ils aiment avec toute la révolte de leurs nerfs hérissés.
Je ne sais pas si Frollo vit encore: nous ne sommes pas si grands que cela; d'ailleurs le génie sculpte un bronze à la taille de sa pensée. Mais regardez autour de vous, et vous verrez partout glisser dans l'ombre de nos soirs ce reflet de Frollo dont je parle. C'est l'argent de Frollo rapetissé qui tinte dans les poches de toutes nos comédiennes; ce temps-ci fait volontiers la monnaie du passé; la monnaie du grand Frollo circule depuis cinquante ans, et pullule, et se dédouble; elle forme dans notre civilisation un clan de malades chez qui le vice est une noire infirmité.
Nous sommes le siècle névralgique. Il a fallu parvenir, on n'a pas eu le temps d'être jeune. Nous sommes le siècle négateur: nul ne réfugie plus son angoisse dans la foi. Molière n'écrirait plus Tartufe, Tartufe borne son hypocrisie à changer d'habit à la brune et prie franchement ses collègues de ne le point reconnaître, à charge de revanche, si ses collègues et lui viennent à se rencontrer en quelque lieu douteux.
De là naît ce fait redoutable: l'orgie n'est plus la jeunesse qui passe, et qui demain va réagir contre sa propre démence. L'orgie est chauve ou coiffée de cheveux gris. Elle est sage, elle ne fait pas de bruit, elle paye ses dettes aux familles déshonorées. Les fils de Frollo, je vous l'ai dit, sont des malades qui prennent froidement un bain de vice comme on subit une douche d'eau froide.
Cependant, il ne faut pas crier cela sur les toits. Soyez discrets. Frollo n'aime pas qu'on tâte le pouls de sa frénésie. Je n'ose pas vous dire toutes les robes qu'il porte, je n'ose pas vous laisser deviner surtout du haut de quelle tribune il me foudroierait, s'il m'entendait.
J'en connais de bien plus malades que mon cousin le président de Kervigné. Mon cousin était un homme de milieu et de modération, mettant un mors à sa fringale et arrangeant ses affaires de cœur comme un dossier. Sauf l'esprit qu'il avait et la rare distinction de ses manières, sa vie ressemblait aux soirées que les notaires passent au bal masqué avec un nez de carton et une femme de plâtre.
Il était magistrat dix heures par jour et travaillait avec fureur; le reste du temps, il était je ne sais quoi, il avait son faux nez, il faisait aller les arts.
Pendant le déjeuner, on ne parla que de la famille de Bretagne; mon cousin fut bienveillant et charmant. Il m'engagea à prendre une quinzaine pour voir Paris, après quoi je devais être présenté au ministre.
«Comment trouvez-vous mon mari? me demanda Aurélie quand nous fûmes seuls.
—Il réalise l'idée que je m'étais faite d'un magistrat éminent, répondis-je.
—J'entends comme homme, insista-t-elle.
—Comme homme?.... répétai-je avec un peu d'embarras.
—Venez voir le jardin,» dit-elle en riant et en me prenant le bras.
Comme nous descendions, elle ajouta d'un ton de mignardise qui devait lui aller fort bien autrefois:
«Avons-nous pensé à petite maman?
—Ma cousine...... balbutiai-je.
—Pas beaucoup. Nous avons dormi comme un loir.
«Je vais te dire, René, reprit-elle en changeant de ton brusquement. Tu es de la Bretagne et trop neuf pour deviner ces choses là. Avec moi, vois-tu, ton éducation va se faire sans que tu t'en aperçoives et tu seras déjà un petit homme quand tu entreras à la chancellerie. L'expérience, mon cousin, c'est tout ce qui reste aux pauvres vieilles qui ont passé vingt huit ans.»
Elle s'arrêta pour me donner le temps de protester. Je le fis de mon mieux: mais, au grand soleil, Aurélie avait réellement trop d'expérience. Elle s'appuya nonchalamment sur mon bras et poursuivit:
«Malgré l'énorme différence d'âge, j'aurais aimé mon mari. Ma nature délicate et tendre a besoin d'un attachement solide, et mes principes...... tu dois comprendre. Mais M. de Kervigné m'a froissée. Ils sont comme cela. M. de Kervigné avait une femme toute jeune, toute mignonne, car, voilà quatre ans, René, tu aurais pris ma taille entre tes dix doigts; des dents, des cheveux, un teint. Enfin tout cela est parti, j'en puis bien parler, parti plutôt par le chagrin que par les années, car j'ai bien souffert, mon enfant, ah! oui, j'ai bien souffert!
Son mouchoir, plus odorant qu'un paquet d'héliotropes, essuya ses yeux où il n'y avait point de larmes. Ce geste fut dessiné avec précaution pour ne pas enlever la peinture.
«Souffert le martyre! reprit-elle d'une voix entrecoupée; des nuits sans sommeil, des jours où l'idée du suicide traversait vingt fois ma cervelle. Si je n'avais pas eu mes principes, René.... Mais j'appartiens, moi aussi, à cette noble terre, dernier asile de toutes les croyances. Je me suis souvenue que j'étais Bretonne, j'ai appelé à mon secours la prière et la sainte résignation..»
Elle se laissa tomber sur un banc de gazon, et me fit signe de m'asseoir auprès d'elle.
Ma cousine Aurélie ne lisait pas les mêmes livres que ma tante Bel-Œil, mais elle profitait abondamment des livres qu'elle lisait.
«La prière a relevé ma force, continua-t-elle, la résignation... Tiens, petit, s'interrompit-elle, quand tu es seul auprès d'une jolie femme, il ne faut pas te camper comme un saint de bois. As-tu peur d'être mordu? On s'approche, on se penche gracieusement, si le mouchoir tombe....»
Elle laissa tomber son mouchoir que je m'empressai de relever.
«C'est bien, mais après?» me dit-elle.
Je lui tendis le mouchoir, et j'eus un coup d'ombrelle sur les doigts avec cette explication didactiquement formulée:
«C'est selon les personnes. Avec moi, qui suis ta petite maman, tu pouvais effleurer le mouchoir de tes lèvres. Tu n'as donc jamais lu d'histoire de pages et de châtelaines, René?
—Si fait, ma cousine, dans les livres de ma tante Bel-Œil.
—Cette pauvre Bel-Œil! Ce doit être bien gothique, ses livres! C'est un peu une ménagerie, dis donc, René, toutes ces bonnes gens-là? Mais partons d'un point. Dans le monde, chaque fois que tu te trouves auprès d'une jeune femme, tu dois lui faire la cour sous peine de passer pour un homme mal élevé. Tu comprends?
—Oui, ma cousine.
—Appelle-moi donc petite maman.
—Oui, petite maman.
—Ça ressemble davantage aux histoires de pages et de châtelaines. Quand je dis faire la cour, c'est en tout bien tout honneur. A Paris, on a des mœurs comme en Bretagne. Tu causes, n'est-ce pas, de la pluie ou du beau temps, le sujet de la conversation ne fait rien. J'ai connu des messieurs qui entament tout de suite après avoir dit:
«Bien le bonjour!» Cependant, il vaut mieux bavarder. L'occasion vient en bavardant, comme l'appétit en mangeant. J'espère que tu n'y entends pas malice? Quand je dis l'occasion, c'est tout bonnement pour baiser le bout de cinq jolis doigts? Essaye!»
J'obéis docilement.
«Pas mal. A chaque jour sa leçon: c'est assez pour aujourd'hui. Ah! chevalier, si tu savais comme j'aurais besoin d'une affection jeune et pure pour raviver ma pauvre âme!
—Si vous me permettiez... commençai-je, avec deux belles plaques de pourpre sur les joues.
—Pas mal! répéta Aurélie. Mais la leçon est achevée, tu sais? Nous parlons raison. A ton âge, on regarde les femmes de vingt-huit ans comme de vieilles sempiternelles.
—Mais pas du tout! protestai-je.
—Si la leçon durait encore, je te dirais qu'il faut baiser la main ici, absolument. C'est indiqué et même....»
Elle m'écarta de la pointe de son ombrelle, et prit un ton sérieux pour ajouter:
«Dis-moi comment tu aimerais ta châtelaine, beau page?
—De tout mon cœur.
—C'est trop peu.»
Elle se reprit à rire, et vraiment je la trouvai jolie.
«A genoux, bambin! s'écria-t-elle. Tu n'as pas deviné cela. On se jette à genoux et l'on répond: Comme un fou!
—Comme un fou!» répétai-je agenouillé.
Je sentis sa lèvre qui brûlait mon front; mais elle se leva en éclatant de rire. Laroche était au bout de l'allée.
«Laroche! appela-t-elle, Laroche!»
Le baryton se dirigea vers nous d'un air mélancolique. La main potelée mais vigoureuse d'Aurélie m'empêchait de me relever.
«On n'est pas en sûreté avec ce mauvais sujet-là, dit-elle quand Laroche fut à portée. Aide-moi à lui donner le fouet.»
Je sentis le valet me toucher par derrière. Je n'avais pas compris où elle en voulait venir. D'un bond, je fus sur mes pieds et Laroche roula, les jambes en l'air, dans un massif de lilas. Il se releva pâle de rage.
Mme de Kervigné était pâle aussi.
«Un petit lion! murmura-t-elle, pendant que ses yeux brillaient.
Puis, avec une froide bonté:
«Il ne fallait pas toucher le chevalier, Laroche. Le chevalier vous fait présent de deux louis pour le mal qu'il aurait pu vous causer. Qu'on attelle! Le chevalier me conduit au sermon, ce matin, et ce soir au théâtre.»
Laroche ne me regarda pas et s'éloigna consterné.
VIII
ENCORE ANNETTE LAÏS
Ma petite maman était rêveuse. Je restais devant elle, tout interdit de ma violence; elle me dit:
«Quelles têtes nous avons là-bas! Si je n'étais pas une Bretonne, je te gronderais, sais-tu. Mais comme tu es fort, René!
—Il faut que ce soit un accès de folie, répondis-je. Battre un valet!
—Oh! fit-elle, Laroche est quelquefois un monsieur. Si tu le rencontrais en habit noir, tu verrais!»
Elle me quitta sur ce mot pour faire sa toilette. Je cherchai Laroche et je lui mis deux louis dans la main. Il ouvrit son porte-monnaie, qui était fort beau, avec méthode et y coula les deux pièces d'or, après quoi il me dit:
«Le Breton de M. le chevalier était un garçon d'esprit.»
Comme mon regard l'interrogeait, il ajouta gravement:
«Il s'en est retourné en Bretagne.»
Il sourit d'un air calme et fier, et remit son porte-monnaie dans sa poche.
A Paris, les prédicateurs sont de deux sortes: il y a les prédicateurs pour hommes et les prédicateurs pour dames. Les prédicateurs pour hommes sont généralement à Notre-Dame, dont les voûtes grandioses semblent faites pour répercuter la mâle parole des Félix ou des Ravignan. A Saint-Thomas d'Aquin, à Saint-Roch, à la Madeleine, les prédicateurs pour dames fleurissent. Leur tâche est assurément la plus facile: les dames ne demandent jamais mieux que de se convertir; j'en sais de bien jolies qui passent leur vie à cela.
La petite nef de Saint-Thomas d'Aquin était pleine comme l'œuf quand nous arrivâmes. La présidente avait des places gardées que nous eûmes beaucoup de peine à gagner. Le missionnaire avait la vogue, et il s'agissait d'une œuvre à la mode; dans toute l'église, on ne voyait que fraîches toilettes: c'était comme un immense bouquet de fleurs.
Quelques-unes de ces fleurs avaient bien un peu trop d'éclat, mais la physionomie générale indiquait un parfait recueillement et mon cœur battit, car il y avait là plus d'une tête à qui la prière faisait une auréole.
La province peut être plus dévote que Paris; mais, contrairement à l'opinion commune, les églises de Paris sont plus pieuses que celles de la province. Je fus frappé du parfum de componction qui s'exhalait de cette foule brillante, et je me recueillis en moi-même pour prier. Une seul chose me gênait: toutes ces fleurs avaient des parfums; les sermons pour dames donnent mal à la tête comme un bouquet oublié dans une chambre fermée. A Vannes, les bons paysans déposent leurs sabots à la porte de la cathédrale; je voudrais, sous le porche de nos églises, une petite pharmacie où l'on déposât les odeurs de ces dames.
En fait de parfumerie, la présidente, on le sait, valait beaucoup. Je l'avais à ma gauche; à ma droite était une vieille dame, qui était un flacon débouché d'eau de Cologne. Devant moi s'agenouillait une famille adonnée au patchouli; par derrière, le vent de la porte m'envoyait des bouffées de mousseline. Toutes ces bonnes choses mélangées produisaient un si redoutable ragoût, que mon cœur était sur mes lèvres. N'est-ce pas dans l'église surtout qu'on devrait laisser un peu de place pour le pauvre bon air du ciel? J'admets l'austère encens; mais il y a ce me semble, une sorte d'impiété à vicier l'atmosphère où le saint sacrement rayonne, et à infecter le tabernacle de ces douceâtres étouffements qui font redouter aux passants le seuil de la Société hygiénique. Il est une différence entre la fleur animée qui, Dieu merci, ne porte aucune odeur, et le vivant sachet qui empoisonne. Je livre l'humilité de ces considérations à qui de droit.
Le prédicateur monta les degrés de la chaire. Il y eut une discrète rumeur, suivie d'un profond silence. C'était un homme jeune encore, aux cheveux légers et rares; sa voix était sonore, admirablement équilibrée; elle servait comme il faut l'intelligente pâleur de son visage. Son discours fut éloquent, sans doute; car il y eut beaucoup de larmes; cependant il ne me toucha point comme les sermons de mon vieux curé de Vannes. C'est qu'il était pour dames.
A la fin du premier point, ma cousine se pencha vers moi, les yeux humides.
«Comment le trouves-tu? me demanda-t-elle.
—Fort bien, répondis-je, pendant que les toux comprimées se dédommageaient autour de moi.
—Comment, fort bien! il est admirable, tout uniment.»
Elle ajouta avec transition:
«Sais-tu où nous allons, ce soir?
—A l'Opéra? dis-je tout joyeux.
—Non pas! j'ai une envie folle de voir cette créature, Annette Laïs. J'ai fait prendre une loge dans ce trou de théâtre Beaumarchais. Ne me donne pas de distractions.»
J'étais guéri d'Annette Laïs depuis la scène du jardin. J'éprouvai un sentiment de véritable impatience, d'autant plus que je regrettais l'Opéra. Le bourdonnement d'Annette Laïs recommença aussitôt, rendu plus importun par mon dépit même. Pendant toute la seconde partie du sermon, je m'occupai de chasser ce fastidieux refrain, ce qui était la meilleure manière de le rendre intolérable. Je parvins aisément à ce dernier résultat et je donnai de bon cœur au diable, malgré la sainteté du lieu, la protégée de mon cousin le président. Petite maman dormit un peu; mais, en s'éveillant, elle soupira.
«Quel talent! Quand je pense qu'il y a des gens pour aller entendre celui de Saint-Sulpice!»
Je ne raille ici que petite maman, car il y avait autour de moi un recueillement sincère, malgré l'odeur. Le sermon fut un succès et je vis des bracelets dans la bourse du quêteur. Petite maman avait des bracelets à effet, mais pas chers, tout exprès pour les quêtes.
«Il me semble que vous vous êtes assoupi, chevalier, me dit-elle comme nous remontions en voiture. Il faut vous tenir. A l'hôtel, Roblot, et grand train! j'ai à m'habiller. Quel talent! et quel organe! Comme son accent lui va bien! Aimes-tu cela, toi? Moi, j'adore le parler de Bordeaux, quand il n'est pas trop ridicule. Eh bien, je vais te dire: la comtesse va à Saint-Sulpice écouter un dominicain. Pourquoi? Le costume pousse, car je ne voudrais pas soupçonner un autre motif. Mais, va, il y a des personnes qui entendent drôlement la religion.»
Je partageais en ce moment l'opinion de ma cousine.
«Toi, reprit-elle, tu te tiens assez convenablement. Les hommes prétendent que l'abbé manque de profondeur, je sais cela, mais je suis fixée sur la profondeur des hommes. Le président est un puits de Grenelle. As-tu remarqué la demoiselle, à gauche, en noir? Pas la première, celle qui a ce nez? Quarante mille livres de rentes, en bien venu, et des tas d'espérances. Personne ne meurt dans la rue Saint-Dominique sans qu'elle hérite un peu. Bien élevée, des talents, et ces nez se placent, le soir, aux lumières. Mais tu es encore trop jeune pour tenter cette affaire-là. Tout auprès d'elle, la dame au chapeau de paille avec des fleurs dessus et dessous, comme pour faire les tartes dans les fours de campagne, l'as-tu vue? Non! Tu ne sais donc pas regarder? Il faut apprendre. Je t'aurais dit son histoire, c'est à donner la chair de poule; mais, moi, je suis comme l'Evangile: à tout péché miséricorde.... excepté pour les hypocrites! Tiens, j'ai toujours envie d'écrire quelque chose sur le dos de cette longue Mme de Mareuil, qui est faite comme une cigogne et qui regarde le ciel en coulisse. Ce que c'est que l'habitude! Ces messieurs ne sont pourtant pas là-haut! Voyons, chevalier, ne médisons pas! Parle-moi de ta famille. Je parie que ta sœur t'aura donné commission de lui décrire un peu mes toilettes?
Je ne pus m'empêcher de sourire et je répondis:
«Vous êtes une fée, ma cousine.
—Pas mal, René? vous avez bien dit cela. Prenez note de ma toilette, si vous voulez, car je vais en changer. Il faut être simple, quand on fait une escapade, et je vais tout uniment me déguiser en petite bourgeoise du Marais. Est-ce vrai que le Breton bretonnant est parti? J'aurais aimé le montrer: il avait une tête superbe, pour sûr et pour vrai. Allez m'attendre au fumoir. Fumez-vous? Il faut apprendre à fumer. Le monde marche. Tout ce qui fait crier les dames est bon. Souvenez-vous que vous marquez un point chaque fois qu'on dit: «Fi donc!»
Nous étions sous le vestibule. Elle s'éloigna, moins légère qu'une sylphide. Le spécimen d'entretien qui précède est, je puis l'affirmer, d'une exactitude rigoureuse. J'admire souvent combien sont sensibles et claires les premières pages de nos souvenirs. Dès que je le veux, je revois ma cousine la présidente dans ses moindres détails, et, certes, ce n'était pas une physionomie à la douzaine. Il y avait en elle un mélange curieux de l'élément breton et du condiment parisien. Ce qui pourra étonner, c'est que son élégance était bretonne et ses vulgarités parisiennes. Elle était de race, on le voyait pleinement; mais le niveau de l'inondation bourgeoise monte sans cesse; elle n'avait pas la taille qu'il faut pour tenir la tête beaucoup au-dessus du courant. Elle fréquentait un monde mixte auquel des peccadilles anciennes et modernes la tenaient attachée. Son mari était de la cour; sous Louis-Philippe, cela prouvait peu. Quelles que fussent ses raisons, elle n'allait ni aux Tuileries ni au pur faubourg Saint-Germain, ce qui lui donnait facilité pour médire de ceci et de cela. Elle médisait à miracle.
Elle avait de l'esprit beaucoup, quoiqu'elle fût sujette à effeuiller des naïvetés et même des sottises; elle avait de la distinction, plutôt, il est vrai, dans ses manières que dans son style. Je l'ai parfois admirée digne et noble entre deux plongeons. Ce n'était pas une grande dame; il lui manquait l'ampleur et aussi la tenue; mais telle qu'elle était, avec quinze ans de moins, la mode aurait pu la mettre sur son char. Il y a une chose qui vieillit encore plus que l'âge, c'est le péché. Je n'ai pas à faire, Dieu merci, la confession générale de ma cousine.
Elle avait passé vingt-huit ans, un certain jour déjà lointain, après avoir franchi quantité d'autres fossés. C'est la culbute. Depuis lors, elle ne comptait plus. Ayez miséricorde, elles font ce qu'elles peuvent: se cramponnant à un morceau de bois mort, et tâchant de croire que cette branche cassée tient encore à l'arbre verdoyant de la jeunesse.
Elles n'ont rien acquis, elles ont tout perdu, ayez miséricorde.
Ma cousine fut une grande heure et demie à s'habiller en petite bourgeoise du Marais. Sa toilette, je dois le dire, était un chef-d'œuvre d'opulente simplicité. Qu'elle fût l'ouvrage de la vieille lingère ou de Laroche elle méritait d'être mentionnée dans les bulletins exigés par ma sœur la marquise. Une gloire qui appartenait à Laroche sans partage, c'était la peinture; ma cousine était revernie à neuf depuis la racine de ses cheveux, noirs comme le pinceau qui les avait teints, jusqu'à son corsage, tout plein de lis et de roses en poudre. Son costume de bourgeoise du Marais était un peu catalan, à cause des dentelles qui drapaient sa robe de taffetas noir, et qui s'enroulaient dans sa chevelure; mais c'était sobre et simple, en comparaison de la toilette de Saint-Thomas d'Aquin. Bienheureuse jeunesse! Je la trouvai charmante et je le lui dis. Elle sauta sur le marchepied d'un bond imprudent: rien ne se cassa. Je montai derrière elle, et nous partîmes.
«Qu'écriras-tu à ta sœur, René? me fut-il demandé au premier tour de roue.
—J'écrirai à ma mère que je suis entré dans le paradis, répondis-je.
—A ta sœur, à ta sœur! c'est plus de son âge.
—Que j'ai trouvé une autre sœur aussi belle et plus brillante, qui est bonne pour moi, que j'admire....
—C'est cela, interrompit-elle en baissant la voix; le mot est bien choisi: ne lui dis pas que tu m'aimes.»
Elle garda le silence, et je mis la tête à la portière pour voir les quais. Nous arrivâmes au théâtre après le rideau levé! Ma cousine savait les mœurs du lieu; elle entra fort modestement dans sa loge, mais malgré toutes nos précautions, un tabouret tomba, et la salle entière cria aussitôt: «A la porte!»
A Paris, les choses vont ainsi: dans les théâtres où les places coûtent cher, on n'écoute guère la pièce; dans les théâtres du dernier ordre, où viennent s'épanouir loin du soleil les pauvres fleurs partout repoussées, l'attention du public est farouche et jalouse comme une passion. Ici, l'auditoire est comme l'œuvre elle-même, un exilé. Il a le goût féroce du théâtre; il est là, ne pouvant être ailleurs; il prend le mélodrame au rabais comme on boit le vin bleu de la barrière; et comme le rude convive de la Courtille finit, dit-on, par préférer d'affreux mélanges à la noble saveur du vrai vin, l'habitué des bas théâtres arrive à chérir l'étrange littérature qu'on met à la portée de sa bourse. Il en veut pour son argent, si dur à gagner; il regrette toute parole perdue et crierait bis volontiers à chaque coup de poignard.
Il n'est aucun grand artiste qui puisse se vanter d'être admiré, choyé, suivi, adoré comme telle étoile inconnue de ces obscurs firmaments. A l'œil du moraliste, ces pauvres scènes sont les plus importantes de toutes. Elles parlent à des gens de bonne foi, tout prêts à se battre pour entendre.
Il y a là néanmoins comme partout deux classes: les patriciens et le peuple. Nous n'avons voulu parler que du peuple. Les patriciens de l'endroit sont de lamentables caricatures de la jeunesse dorée des boulevards. A ces profondeurs, don Juan montre la corde, et Lovelace a les pieds plats. Je dois rappeler que nous sommes en 1842, Voilà bien longtemps que je ne suis revenu à Paris, dont les progrès éblouissent le monde, peut-être le théâtre Beaumarchais est-il maintenant une succursale du Grand-Opéra.
Nous nous tenions bien tranquilles au fond de notre loge pour ne pas éveiller les sauvages susceptibilités de ce parterre de rois. La jeunesse dorée du faubourg lorgnait ma cousine en se donnant des airs, et une demi-douzaine de lions râpés, qui représentaient évidemment ce qu'on appelait jadis la loge infernale à l'Opéra, posaient en séducteurs avec une naïve effronterie. Tous avaient le lorgnon dans l'œil et la moustache coquine. Combien de cœurs avaient-ils broyés le long du faubourg Saint Antoine! A l'orchestre, qui était peu garni, quelques négociants des bords du canal s'asseyaient auprès de leurs dames, et quelques auteurs du cru, jugeant avec sévérité l'œuvre de leur confrère, manifestaient timidement le mépris profond que leur inspirait la pièce. Aux premières galeries le beau sexe dominait, représenté par les élégantes de la rue de Charenton, auxquelles se mêlaient quelques cuisinières cossues. La soie change en vérité, de reflets selon les épaules. Presque toutes ces braves personnes étaient vêtues de soie; mais elles étanchaient leurs yeux sensibles avec des mouchoirs de couleur tenus par des mains prodigieusement gantées. Ne plaisantons pas: c'était l'aristocratie, et le peuple regardait franchement de travers.
Aux secondes, c'était le tiers-état. Il y avait déjà là moins de prétentions et moins de laideur. Tout un cordon de jeunes figures frangeaient la balustrade. On voyait bien encore quelques chapeaux parmi les chevelures brunes ou blondes, penchées avidement sur la scène; mais aux troisièmes, ce n'étaient plus que des bonnets, au-dessus desquels se dressait un mur de blouses bleues.
Dans les avant-scènes, une demi-douzaine d'Armides essayaient de poser en princesses qui s'encanaillent. Leurs cavaliers ne se montraient pas.
Au parterre, vous n'eussiez pas pu faire parvenir un grain de plomb jusqu'au sol. C'était une masse humaine compacte, silencieusement haletante. Cela ondulait parfois, produisant un bruyant applaudissement, puis l'immobilité reprenait. On eût dit deux cents crânes sculptés dans une planche.
Je regardais cela. Mon œil n'avait pas encore été jusqu'au théâtre. La vue de la salle m'étonnait et me divertissait. Ceux qui viennent de province ont une tendance à dénigrer; j'étais presque content de trouver Paris si pauvre et si laid. Vertubleu! au théâtre de Vannes, il y avait au moins la loge de la préfecture! Je n'allais pas souvent au spectacle: là-bas, c'est de très mauvais ton; mais, enfin, quand je me donnais la joie d'entendre mal chanter Robert le Diable ou voir mal jouer Lucrèce Borgia, j'étais sûr de trouver des croix d'honneur au balcon et des épaulettes à l'orchestre.
Ici, rien! La supériorité de la capitale du Morbihan me parut si évidente, que je me sentis un peu fier de lui appartenir. L'orgueil, chez les bonnes natures, est un sentiment bienveillant; ce fut avec des prédispositions clémentes que mon regard aborda enfin le décor, tout neuf et peint violemment, où chaque objet semblait trop grand pour l'exiguité du local. Pour moi, au premier instant, les acteurs eux-mêmes eurent mines de géants qui se mouvaient dans une boîte d'étrennes parmi les végétaux colosses. C'était une scène champêtre au bord du Rhin, qu'on devinait tranquille et fier du progrès de ses eaux derrière des glaïeuls hauts comme des chênes. De l'autre côté du fleuve, qui avait trois pieds de large, un vieux castel dressait ses créneaux sourcilleux, effroi de la contrée, disait justement le jeune premier, vêtu de velours et peint comme ma cousine. La voix de ce jeune premier secouait le tympan. Tandis qu'il parlait, ses yeux allumés comme des chandelles, allaient chercher les bravos tout au fond des loges, et dédaignaient le parterre, qui applaudissait furieusement, je ne savais pourquoi. Je regrettai ma tante Bel-Œil, qui, certes, eût accordé du premier coup à ce garçon un cœur sensible.
Pendant qu'il criait à tue tête aux gens qui l'entouraient de faire silence pour ne point éveiller l'attention des brigands de la montagne, un splendide bandit apparut, tout hérissé de poignards et de pistolets. L'orchestre grinça un accord à faire dresser les cheveux sur les têtes depuis longtemps chauves, et le jeune premier fut incontinent chargé de fers.
Je crus que le parterre allait se précipiter en avant pour empêcher cette injustice. Ma cousine me dit à l'oreille:
«Le voici aux stalles d'orchestre, à gauche. Vois s'il a l'air d'un domestique.»
Mes yeux suivirent son doigt et rencontrèrent la seule personne comme il faut qui fût dans la salle. C'était un gentleman vêtu de noir dont la tenue pouvait passer, en vérité, pour irréprochable. Il tourna la tête; je saisis son profil perdu: c'était Laroche.
Le brigand des montagnes haranguait sa troupe et l'on faisait des préparatifs pour pendre le jeune premier aux branches d'un arbre qui avait des feuilles de cucurbitacée. Le parterre m'inquiétait. Un des membres de la jeunesse dorée s'étant permis de rire reçut une pomme qui s'écrasa en cocarde sur son œil. On n'était pas là pour s'égayer.
«Je parie, dit ma cousine, que Mlle Annette Laïs va sortir de terre pour délivrer ce grand benêt...... Tiens, dans la baignoire, à droite, reconnais-tu ce respectable crâne?»
Il appartenait en propre au président qui se montrait, en effet, mais si peu!
Il y eut dans la salle un long murmure. Le jeune premier pendu poussa un cri, et les brigands de la montagne s'écartèrent épouvantés.
Elle ne sortait pas de terre, mais c'était bien elle, car son nom éclata parmi l'enthousiasme des bravos: «Annette Laïs! Annette Laïs!»
Laroche lui-même applaudissait de ses mains fort bien gantées, et le président eut un sourire.
Elle ne sortait pas de terre. Je vois son entrée vaguement et comme on cherche la trace fugitive d'un rêve d'opium. Il me semble que la voix de l'orchestre devint plus douce qu'un soupir. Le décor se fondit, lumineux et confus dans des gammes d'arc-en-ciel; un nuage perlé passa; elle bondit, fleur ailée, au milieu d'un tourbillon de feuilles de roses......
IX.
TOUJOURS ANNETTE LAIS.
Qu'était, cependant, cette pièce? Annette Laïs avait au dos des ailes de papillon. Ce devait être un drame fantastique. Je n'en sais rien; je ne l'ai jamais su.
Je l'ai revue vingt fois, cette pièce, ou plutôt j'ai revu vingt fois l'entrée d'Annette Laïs, voltigeant parmi les roses effeuillées. Mais je ne sais pas qui était ce jeune premier, ni ce que devenaient les brigands de la montagne. Là dedans, Annette devait être une fée; elle se nommait Farfalla. Au tomber du rideau, elle s'endormait sous le baiser des roses.
J'avais devant les yeux un vaste éblouissement: voilà où mon souvenir est précis. Le misérable décor, agrandi tout à coup, perdait mon regard dans les profondeurs de sa perspective. Louis XIV n'aurait pas franchi ce Rhin! Les vieilles tours se dressaient, mélancoliques et menaçantes, au-dessus de la rampe déchirée, et des routes mystérieuses s'enfonçaient au loin dans la forêt.
Annette était transparente comme une pensée. Je la suivais parmi les flots de gaze que le vent de sa course soulevait. Je sens avec fatigue que je ne puis vous la montrer telle que je la vis. Donnez des ailes à un sourire.
Il y eut en moi une angoisse sourde; je cherchai mon équilibre sur le siége où j'étais assis. Puis mon cœur se serra cruellement, et j'eus les yeux pleins de larmes qui me blessaient la paupière. Ce fut tellement soudain et aussi tellement étrange que, dans ma raison, je n'attribuai rien de ce que j'éprouvais à la présence d'Annette. Je crus à une maladie foudroyante qui se déclarait; j'eus frayeur d'un accès de folie.
J'étais malade et fou plus encore que je ne le craignais.
La toile descendit du cintre lentement, et mon rêve se cacha derrière cette pourpre grossière, bordée d'impossibles franges d'or. La salle entière frémissait; je la sentais qui tremblait la fièvre.
«Annette Laïs! Annette Laïs!» cria-t-on du parterre.
Et un chœur tumultueux tomba du paradis, répétant:
«Annette Laïs! Annette Laïs!»
J'eus pudeur, comme si on eût froissé en moi brutalement la délicatesse même de mon cœur.
«C'est là que nous allons bien la voir!» me dit la présidente.
J'aurais voulu me cramponner au rideau pour l'empêcher de remonter.
«Regarde bien! Veux-tu la jumelle?»
Je pris la jumelle et je la mis au-devant de mes yeux sans remarquer que je tenais le gros bout. Je distinguai à perte de vue un petit ange parmi des fleurs. Et je souris, je m'en souviens bien, car le petit ange venait à nous, arrondissant ses bras nus et balançant une guirlande de roses.
Avant de rencontrer leur président, chuchota près de moi ma cousine, ces papillons crottés marchent dans le ruisseau avec des souliers sans semelles.
La salle croulait sous les applaudissements. Je n'eus pas la pensée d'applaudir.
«A l'âge de M. de Kervigné, reprit Aurélie, voilà pourtant ce qu'il faut!»
Je rougis et je regardai la baignoire où le profil du président s'était indiscrètement montré. La baignoire était vide.
«Oh! fit ma cousine, cette fois sans amertume, il est au changement de costume. Pour la pauvre créature, c'est le quart d'heure de Rabelais.»
Laroche était debout vers nous. La main d'Aurélie s'agita, mais Laroche ne broncha pas: c'était un maraud bien dressé. Il vous avait vraiment, là-bas, une tournure de jeune notaire.
Je pensais au président. Ou plutôt pensais-je à quoi que ce soit? J'étais ivre.
«Eh bien! me dit ma cousine, quand la jeunesse dorée fut partie pour boire de la bière et le peuple pour s'imbiber de coco, avais-tu idée d'une chose pareille?»
—Avez-vous vu que le décor a changé?» balbutiai-je malgré moi.
Elle me regarda.
«Tu es tout pâle, murmura-t-elle. On étouffe, ici.»
Son éventail agité au devant de mon front me fit du bien.
«Elle est maigre comme un clou, reprit-elle.
—Qui donc?
-Cette Annette Laïs. Tu ne trouves pas?
—Je ne l'ai pas vue.
—Comment! il n'y avait personne à regarder.
—Quel âge a-t-elle? demandai-je au hasard.
—Est-ce qu'on peut savoir! C'est usé misérablement; ça boit.
—Elle?» fis-je.
Et, devant mes yeux, le papillon passa dans son nimbe de fleurs.
«Le président ne déteste pas une petite pointe, me dit ma cousine avec un parfait sérieux.
—Elle! répétai-je.
—Mais tu dis que tu ne l'as pas vue.
—C'est bien vrai, je ne l'ai pas vue.»
Certes, je parlais vrai. Je ne connaissais pas les traits de son visage.
«Elle n'a pas même la beauté du diable, poursuivit ma cousine. Je doute fort que le président dérange pour elle son marchand de la rue Saint Antoine. Sois tranquille, quand elle aura passé vingt-huit ans, comme moi, on ne verra pas vingt lorgnettes braquées sur sa loge. As-tu remarqué ces bambins qui me dévisageaient?
—Non, répondis-je.
—J'ai froid, répondis-je.
—Tu es souffrant?
—Oui. Il me semble.
—Il te semble? Vas-tu prendre la maladie du pays comme ton valet de chambre à grand chapeau?»
Ce fut la première idée qui entra clairement en moi, parce qu'elle me donna l'espoir d'expliquer mon étrange malaise. Je m'interrogeai, cherchant à exagérer mes regrets. J'aimais, en effet, sincèrement ceux que j'avais laissés là-bas, mais c'était une affection tranquille, et, dans cet ordre d'idées, je ne trouvai point ce qui me serrait le cœur.
Ma cousine m'examinait:
«Drôle de petit bonhomme! murmura-t-elle. Est-ce que tu es sujet à cela?
«On grille. Après cela, l'eau de la Seine dérange quelquefois ceux qui arrivent. Allons-nous-en, je l'ai assez vue.»
Nous sortîmes. Elle me conduisait par la main comme un enfant. Aussitôt que nous fûmes dans la voiture, je vis les réverbères tourner et je perdis connaissance. Je ne me souviens pas de notre rentrée à l'hôtel. Quand je m'éveillai, il y avait près de moi deux personnes qui causaient: un jeune médecin et ma cousine. Ma cousine avait un frais déshabillé du matin.
«Mon Dieu! disait le jeune docteur, ce n'est pas le même genre. Mme Stoltz a plus de force et des effets plus imprévus. L'avez-vous entendue dire la romance du saule? Ce n'est pas cela du tout. Prenez Garcia ou Grisi, vous avez des intentions différentes, des styles presque opposés, mais qui rendent, comme deux traductions en deux langues diverses, la pensée exacte du maestro. Je ne sais pas si je me fais comprendre.
—C'est-à-dire que je passerais mes jours à vous entendre parler musique, docteur!
—Eh! eh! fit le jeune médecin, j'ai mes malades. La médecine est presque aussi attachante que la musique.»
Il se tourna vers moi et vit mes yeux ouverts.
«Est-ce fini, nous deux!» me demanda-t-il avec une brusque gaieté.
Ma cousine joignit les mains et s'écria:
«Il est impayable, ce docteur Josaphat!»
Je n'avais qu'un étonnement, c'était de ne pas voir autour de moi mon père et ma mère. A ce premier instant j'avais oublié mon voyage de Paris, et la vue de ma cousine occasionnait en moi un pénible travail intellectuel.
«Est-ce que vous avez eu déjà de ces crises nerveuses, M. de Kervigné? me demanda le docteur. C'est très sérieux. Souffrez-vous?»
Je voulus parler, mais je ne pus. Je fis signe que je n'éprouvais aucune douleur.
«Vous l'avais-je dit, madame la vicomtesse? s'écria Josaphat. La cinquième paire! c'est très curieux. L'école Bouillaud vous le saignerait à blanc: ça peut réussir; le vieux Récamier l'amuserait avec des affusions: ce n'est pas mauvais: les gens de Hahnemann lui donneraient je ne sais quoi qui n'a pas le sens commun, mais qui opère des cures merveilleuses. Moi, je lui ai mis ma chaîne électrique autour du pied droit. Pourquoi? L'instinct qui s'appelle le génie quand il produit Guillaume Tell ou le Nozze.... Il n'y a pas de système, madame, il y a des hommes. Le codex est un solfége. Le moindre fabricant de romances idiotes dispose de la pharmacie de Rossini ou de Mozart. Est-ce clair? Il ne s'agit que de savoir manipuler les gammes. Je ne saurai jamais si je suis un médecin ou un musicien. Qu'importe? Je vais entendre un quatuor de chambre chez Allard; c'est du Haydn. Je reviendrai ce soir, et notre jeune ami racontera ses impressions de voyage dans le pays cataleptique.»
Il baisa la main de ma cousine qui le reconduisit jusqu'à l'escalier. En conscience, ce docteur Josaphat était un charmant garçon, et je pense qu'il sera devenu un prince de la science, s'il ne s'est pas fait compositeur d'opéras.
Je savais maintenant où j'étais, la mémoire venait de renaître en moi tout d'un coup, tant la chaîne électrique autour des chevilles est un délicieux agent de guérison. Je la recommande vivement à toutes les personnes qui n'ont rien de mieux à faire. J'étais à Paris; cela ne m'étonnait plus; mes souvenirs s'arrêtaient seulement au début de ma maladie. J'ignorais d'où elle m'était venue et comment elle m'avait pris. Ma cousine rentra au moment où ma cervelle encore faible faisait effort pour reprendre complète possession d'elle-même.
«Que s'est-il donc passé? lui demandai-je.
—Bon, il a parlé, fit-elle étonnée, je vais rappeler le docteur.
—Je n'ai pas besoin du docteur, petite maman, répliquai-je. Il y a comme un brouillard autour de mes idées, et je voudrais savoir....
—Quel homme que ce docteur! s'écria-t-elle. Il est tellement au dessus de tout qu'il se moque de lui-même. Il m'a bien expliqué ton état, ah! supérieurement! mais il y a mêlé tant de musique que je ne m'y reconnais plus. Le trouves-tu joli garçon? Il ne veut pas croire que j'aie passé mes vingt-huit. Le plus drôle de corps qu'il y ait dans l'univers!
—Mais que s'est-il donc passé? insistai-je.
—Rien du tout, mon petit René. Nous avons été au théâtre et tu t'es trouvé mal d'une indigestion d'Annette Laïs.»
Je répétai ce nom comme s'il n'eût rien éveillé en moi, et, par le fait, il produisit sur ma mémoire une impression si faible et si vague que j'eus besoin d'un travail mental pour rattacher ce nom à quelque chose ou à quelqu'un. Ma cousine m'observait du coin de l'œil. Avait-elle conçu un soupçon? Je ne sais. En tout cas, ma complète indifférence sembla la réjouir.
«Maintenant, chevalier, reprit-elle en baissant la voix et d'un accent ému, faut-il vous dire au vrai ce qui s'est passé?
—Je vous en prie!» m'écriai-je avec plus de vivacité, car j'étais las de ma chasse aux souvenirs.
Elle prit mes deux mains dans les siennes et baissa les yeux.
«Dois-je entamer ce chapitre-là? murmura-t-elle. Je ne suis pas encore bien vieille, mais mon esprit est enclin à l'observation et j'ai de l'expérience. Je gagerais que vous n'avez jamais aimé.
—Jamais, répondis-je.
—Et c'est ce qui m'a attirée vers vous chevalier, poursuivit-elle sans relever son regard. A Paris, les jeunes gens de votre âge ont perdu depuis longtemps déjà la virginité du cœur.»
Je me mis à rougir, sans trop savoir pourquoi. C'était comme un remords, et pourtant, Dieu merci! je n'avais rien à me reprocher. Elle continua en glissant vers moi une œillade rapide.
«Vous êtes beau, René, très beau. Vous l'a-t-on dit ainsi à demi voix et en évitant vos regards?
—Jamais, répliquai-je encore.
—Et quel effet cela produit-il sur vous?
—Je crois que vous vous moquez un peu de moi, petite maman.»
Elle sourit et fit de son mieux pour mettre quelque chose d'angélique dans son sourire. Puis elle prononça si bas que j'eus peine à l'entendre:
«Il faudra que je vous fasse la cour et je ne m'en plains pas.»
J'étais parfaitement bien, physiquement parlant, à cette heure. Mon intelligence seule restait frappée. J'avais les idées soudaines et confuses de l'enfance. Je renversai ma tête sur l'oreiller et j'éclatai de rire.
Son regard perçant me sonda.
«Est-ce que je me serais trompée? dit-elle. Seriez-vous un petit serpent, monsieur!»
Ma gaieté tomba, et je ne répondis pas. Voici pourquoi ma gaieté s'en allait. Le son de cloche recommençait à battre dans ma pauvre cervelle, le refrain revenait, les farfadets bourdonnaient de nouveau à mes deux oreilles ce nom qui me donnait frayeur d'être fou: Annette Laïs! Annette Laïs!
Et ce n'était qu'un nom, qu'un son; il n'y avait rien derrière, pas même une image, si fugitive qu'on la puisse rêver. Je secouai la tête comme un cheval agite sa crinière pour écarter les mouches. Il y eut de l'étonnement sur les traits de ma cousine, qui me demanda, tant ma comparaison était heureuse:
«Quelle mouche te pique, René?»
Cette fois, je mentis; je balbutiai les mots de fatigue et de migraine.
«Quand on a la migraine, me dit-elle, on n'a garde de secouer ainsi la tête. C'est ton mal nerveux. Tu es un sujet très nerveux, le docteur l'a dit.»
J'éprouvais une impatience extrême et tout à fait dépourvue de motifs apparents.
«Que le diable emporte votre docteur! m'écriai-je d'une voix mâle, et comme j'aurais répondu, chez mon père, aux importunités de notre vieille Simonne: j'ai faim.
—Peste! fit-elle. Tu as caché ton jeu, scélérat.
Elle se leva et sonna. Je n'avais rien caché du tout, car j'étais déjà honteux de ma sortie. Je tombai comme un loup sur la viande froide qu'on m'apporta.
«Pas trop vite! pas trop vite! me conseilla ma cousine: c'est un appétit nerveux, évidemment.»
Comme je continuais de manger, elle ajouta:
«Il faut que je sache au juste si vous êtes un mauvais sujet, René.»
Au supposer que j'eusse été un mauvais sujet, j'aurais fait ma confession, car ce mot, dans sa bouche, était clairement une caresse; mais je ne répondis que par un regard qui devait suer la candeur. Elle sourit à son tour et me dit:
«Tu ne peux pas te figurer comme tu m'as fait peur. C'était tout un rêve qui s'envolait, et l'on tient à ses rêves quand on a passé vingt-huit ans. Je ne voudrais pas être la petite maman d'un mauvais sujet. Mon rôle sera de te sauvegarder contre les entraînements de Paris, et à quoi bon, si tu étais déjà perdu? Mange moins vite; bois le vin pur à cause de la Seine. Les jeunes gens d'à présent font des sottises en sortant de l'œuf. Pour en revenir, je suis rassurée, tu redeviens mon chevalier, et je vais t'expliquer ta crise. Cela arrive à tous les pages qui rencontrent leur première châtelaine.»
Dans ma tête, la cloche carillonnait:
«Annette Laïs! Annette Laïs!»
J'avais beau dévorer, cela n'y faisait rien. Je voudrais bien vous dire ce que répondit mon cœur, mais il faudrait des pages entières, bourrées d'expressions subtiles et de touches chromatiques pour exprimer ce qui, en définitive, était presque le néant. Mon cœur ressemblait à ces gens du radeau de la Méduse, qui croyaient apercevoir une voile au lointain. Il n'était pas bien sûr, et, cependant quelque chose commençait à poindre à l'horizon.
«Te voilà muet, insinua ma cousine, qui avait compté sur la réplique de son page.
—Ah! dis-je à tout hasard, quand vous parlez, je ne sais qu'écouter.
—Et penses-tu, en effet, que ce soit le plaisir d'avoir trouvé une amie?
—Oui, oui, c'est certain, cela et le changement d'air.
—On étouffait dans cet abominable endroit!
—Quelle chaleur! J'ai quelque chose, tenez, et je ne sais pas ce que c'est.»
Je repoussai l'assiette et ma tête se renversa sur l'oreiller. Je pense qu'elle me parla du bonheur pur et sans tache qu'un page peut goûter auprès d'une châtelaine; elle dut même se comparer à l'ange gardien dont les ailes protectrices se déploient au dessus d'un jeune front; mais je n'écoutais plus, j'avais les yeux fermés: je voyais un papillon parmi les roses.
C'était une souffrance plutôt qu'un plaisir, mais une souffrance que je ne puis me rappeler sans un tressaillement voluptueux. Je cherchais à distinguer les traits de ma vision; cela m'était impossible. Je percevais une saveur de beauté incomparable, mais je ne voyais pas. Annette Laïs! criait ma fièvre, car ce repas inopportun avait amené la fièvre. C'était Annette Laïs: un rayon qui avait un nom.
A mesure que la fièvre montait, l'apparition se faisait plus distincte, sans jamais devenir ce qu'on peut appeler un visage. Je voyais en rêve comme j'avais vu en réalité, ni plus ni moins, et le malaise arrivait à être une angoisse terrible par l'effort insensé que je faisais pour écarter le dernier voile.
«Docteur! docteur! il a le transport!»
J'entendis cela au milieu d'un bruit qui ressemblait aux déchaînements de la mer. La conscience me revint si nette pour un instant que j'eus peur d'avoir dit mon secret.
Puis naquit en moi un doute qui indiquait plus de lucidité encore, je me demandai si j'avais un secret.
Toute ma fièvre me répondit d'une voix qui m'ébranla le cerveau:
«Annette Laïs! Annette Laïs!»
«Il court après un papillon, dans son délire, dit ma cousine d'un ton de sincère chagrin, il voit des guirlandes de roses, il fait pitié!»
Une main me tâtait le pouls.
«Cent-quarante! déclara le docteur. Il dormirait tranquillement si vous ne lui aviez pas donné à manger.
—Cent-quarante, c'est une fièvre....
—Oh! de cheval! Mais je ne vois aucun symptôme sérieux. Vous savez que le mariage de la duchesse est décidé?
—Avec M. de Maletord?
—Du tout! rupture! La Martini a fait des infamies. On a su le découvert de Maletord chez ses agents de change: deux millions entre cinq. Vous souvenez-vous de ce gros Anglais à cheveux ardents, lord Harbourg? Il a hérité de la pairie de son oncle, le marquis de Winterbury. Une fortune folle. La duchesse passe par dessus la couleur, et Maletord se contente en disant: «Rouge gagne!»
Je constate, à la louange de ma cousine, que ce mot charmant ne la fit pas rire.
«Ses mains sont du feu! dit-elle.
—Cent quarante. Je vais mettre la chaîne électrique à son mollet. Vous ne m'avez pas seulement demandé des nouvelles du quatuor!
—Voyez-vous du danger?
—On ne peut jamais savoir. Rien de curieux pour le moment. Fièvre nerveuse. Cossmann était là. C'est étonnant comme il comprend la médecine. On devrait faire un cours de violoncelle à la Clinique, voilà longtemps que je le dis. Mais ai-je rêvé que vous aviez été hier au théâtre Beaumarchais?
—Non.
—Et vous ne m'avez pas dit l'accident?
—Quel accident?
—La petite à qui M. de Kervigné s'intéresse....
—Annette Laïs?
—Un nom de prédestinée! Elle passe en ange au dernier acte, ou en papillon, ou en âme, je ne sais pas...... enfin, elle est censée voltiger à quatre mètres du sol. Le fil de fer a rompu....»
Je me levai tout droit.
«Eh! eh! fit le Josaphat. Un spasme! Va-t-il nous jouer quelque tour? Bigre!»
Ma cousine poussa un cri, et je n'entendis plus rien.
X.
LE FEU PREND A JOSAPHAT.
Cette seconde syncope dura quelques minutes à peine. Le docteur Josaphat était en train de me poser sa chaîne électrique à la nuque, quand je repris mes sens.
«Voilà! dit-il avec l'entière bonne foi qui le caractérisait. Nous ne savons pas le premier mot de cette science nouvelle, et déjà nous opérons des miracles. Quand nous saurons, nous ne ferons plus que des sottises.»
Aurélie était penchée sur moi. Je la reconnus et je lui souris. Elle appuya ma main contre son cœur, à la grande édification de Josaphat.
«Pour vous finir, reprit le docteur, M. de Kervigné était là-bas auprès d'Annette comme vous êtes ici, en tout bien tout honneur. Ces petites ont la vie dure comme des chats. Elle en sera quitte pour une semaine ou deux de repos, ensuite de quoi elle recommencera.»
Je poussai un long soupir, dont Aurélie s'attribua le bénéfice, et je refermai les yeux. J'avais un moment de repos, presque de bien être. J'écoutai sans fatigue aucune le récit d'un petit scandale de la rue Saint Dominique, que le docteur débita avec beaucoup d'esprit. Il termina sa visite par la description d'un instrument à cordes qu'il avait inventé à ses heures de loisir et partit comme un trait pour voir le dernier acte de Guido, joué par tous les élèves de Ballanciel, à l'Ecole panharmonique. Le hautbois, nous dit-il, avait introduit dans l'accompagnement du finale un dessin fugué d'après ses propres idées sur la juxtassonnance. Il promit de revenir le lendemain matin, à la première heure, pour voir s'il se serait produit dans mon état quelque changement curieux.
«Quel garçon! me dit cette bonne présidente, après l'avoir reconduit. Quel système! Tu dois te sentir un peu mieux. Il n'a pas d'inquiétudes du tout: il en a vu bien d'autres! Partout ailleurs que chez nous, tu ne l'aurais pas ainsi; car il refuse de vingt ou trente clients tous les jours. Mais il a de la sympathie pour moi: il m'a connue toute jeune femme et je le regarde presque comme un frère aîné.»
Le docteur Josaphat pouvait avoir trente ans. Ma cousine était évidemment sur cette pente heureuse où chaque jour vous rajeunit de vingt-quatre heures. La fantaisie, à cet égard, n'a pas de bornes. Ma cousine remontait en triomphe vers son adolescence. Elle attendait la cinquantaine pour s'avouer mineure. C'est là une façon de tomber en enfance que tout le monde connaît, mais qui étonne toujours.
Il ne faut pas croire que le docteur Josaphat fût un ignorant ou même un charlatan, condition qui n'est pas exclusive de la science. Il savait beaucoup, il était fort intelligent et assez honnête homme. Seulement, il ne croyait pas à la médecine, partageant à cet égard l'opinion de l'immense majorité des médecins. Le scepticisme se traduit de différentes manières. Le docteur Josaphat avait conservé un petit bout de foi à l'influence personnelle de l'homme sain sur le malade et il usait de cette influence comme il pouvait, loyalement, parfois en vain, parfois avec bonheur.
Comme il avait mis de côté toute pharmacie, il épargnait à ses pratiques les maladies médicamenteuses, ce qui est énorme et produisait souvent, en laissant agir la force vitale, des cures qui tenaient du miracle. On est tellement habitué, en effet, à voir certaines affections traitées avec talent selon la rigueur des enseignements de l'école, se terminer par la mort, qu'il y a miracle, véritable miracle de clémence à permettre la guérison.
Le docteur Josaphat prétendait que le miracle consistait uniquement à ne pas poignarder en ce cas le patient avec une lancette ou à ne point placer près de son lit une garde armée de fioles, pour y jouer en toute charité le rôle important que la Voisin remplissait, sous Louis XIV, avec tant de succès. Il disait que la Brinvilliers et Lucrèce Borgia d'un côté, Cartouche et Lacenaire de l'autre, avaient volé les rayons de leurs auréoles.
Pourquoi tant de bruit autour de ces noms illustres pour quelques saignées et quelques vomitifs? Sangrado, à lui tout seul et tel académicien pasteur d'un immense troupeau de sangsues, ont vidé plus de veines que la postérité entière de Cacus. Il ajoutait mille autres choses qui me semblaient plausibles, mais que je ne voudrais point répéter, profane que je suis, dans la crainte de nuire à l'industrie respectée de MM. les apothicaires. En somme, la médecine est une grande chose: le bronze d'Esculape fait l'ornement d'une foule de cheminées, et j'ai vu, sur nombre de pendules, Hippocrate refusant les présents d'Artaxercès.
Le docteur Josaphat était un original. Il inventait des épinettes et rêvait tout éveillé de la juxtasonnance qui est pure chinoiserie. Il fabriquait des chaînes galvaniques et d'autres curiosités. C'était peut-être un fou. On m'a dit qu'il avait escaladé l'académie. Je crois plutôt que les sangsues l'auront vidé.
Moi, j'avais une belle et bonne fièvre cérébrale. Je ne sais pas si la chaîne électrique me fit du bien; je reste persuadé qu'elle ne me fit aucun mal. Pendant neuf jours que durèrent les accès, le docteur me visita le matin et le soir. Tout en changeant la chaîne de place, selon les progrès de mon mal ou selon le vent de sa fantaisie, il racontait. Les premiers jours, ses récits n'étaient pour moi qu'un bourdonnement confus; je sentis que j'étais sauvé quand je compris ses commérages.
Au moment où mon intelligence s'éveilla je me souviens qu'il disait en me tâtant le pouls:
«Il n'y a point de toile si serrée où l'on ne puisse introduire quelques fils. C'est la juxtasonnance. Et néanmoins la juxtasonnance est encore autre chose: elle donne trois séries d'accords dans toute gamme: introduisez les tiers de ton qui sont en usage dans quelques musiques des pays d'Asie, et la juxtasonnance arrive à des résultats prodigieux. J'ai passé des fils dans le quatuor en ré de Haydn, et mon instrument est particulièrement propre à rendre ces nuances. Je ne trouve pas d'exécutants. Mes meilleurs amis me rient au nez. C'est toujours l'histoire de la médecine, où tout système est un assassinat avant de devenir le salut de l'humanité. Prenez l'accord que vous appelez parfait, je ne sais pourquoi; décomposez les cinq demi-tons de chaque tierce en sept tiers de tons, plus un demi-tiers ou sixième de ton....
—Le pouls? l'interrompit ma cousine.
—Eh! madame, le pouls lui-même vous démontre la divisibilité infinie des nuances, c'est votre oreille qui manque de finesse. Vous arriveriez par l'éducation à percevoir des vingtièmes de ton. Nous avons cent dix, et le docteur Josaphat n'a pas besoin de montre à secondes pour vous affirmer cela. Je prétends qu'un sens vierge, convenablement entraîné, comme disent les Anglais, diviserait, au tact, les secondes en soixante tierces. Il y a peut-être dans la nature des infusoires pour qui les tierces sont des années et les secondes des siècles. Nous ne jouissons de rien: notre domaine nous échappe; la juxtasonnance n'est qu'un pas très timide vers la conquête légitime de l'inconnu. Le jeune homme va bien; il sera sur ses pieds dans trois jours, et comme il n'a absorbé aucune substance hostile, il échappera à cette épouvantable maladie qu'on appelle convalescence.»
Ma cousine m'embrassa. Il y avait des larmes dans ses yeux.
—A-t-il sa connaissance? demanda-t-elle.
—Qu'entendez-vous par là? La jouissance du monde extérieur? S'il ne l'a pas il va l'avoir. Mais il n'a jamais manqué de connaissance. La fièvre, considérée au point de vue métaphysique, présente des particularités très curieuses. On pourrait dire que c'est un travail désespéré qui poursuit le jour dans la nuit ou un objet quelconque dans le vide; pour préciser: une chasse pleine de lassitude où l'on court après le mot d'une insoluble charade. Loin d'être absentes, les facultés intellectuelles sont prodigieusement surexcitées. J'ai trouvé la juxtasonnance pendant ma fièvre catharale. D'autres, au lieu de chercher, reviennent vers une idée ou vers un fait accompli qui les a frappés vivement. Ils n'essayent pas de percer l'avenir, ils tâchent de voir le passé autrement mieux qu'ils ne l'ont pu distinguer jusqu'alors. De telle sorte que la physionomie métaphysique de la fièvre est un point fixé et douloureux, contre lequel l'intelligence s'acharne, un point noir, si vous voulez, qu'on veut éclairer de la lumière qu'on n'a pas. Demandez au petit Breton si, pendant ces six jours, il n'a pas constamment soulevé un lourd marteau qui, constamment aussi, lui retombait tout juste au même endroit du crâne.»
J'éprouvai comme une réminiscence aiguë de ma douleur, tant cette définition était juste.
«Et comme la fièvre cérébrale, continua Josaphat, est compliquée ici d'une affection nerveuse très accentuée, la manie, car c'est probablement une manie temporaire, a dû être terrible.
—Ah! je me doute bien de ce qu'était son idée fixe! soupira ma cousine.
—Question extra-médicale, belle dame. Mais je suis bien sûr que l'idée fixe de la petite sauterelle du théâtre Beaumarchais n'était pas M. le président de Kervigné.
—A propos, demanda ma cousine, qu'a-t-elle eu cette Annette Laïs?
—Une fièvre cérébrale, tout comme notre jeune ami.
—Et sa situation?....
—La même que celle du chevalier. Ou eût dit le même pouls.
—Où donc allez-vous la voir?
—Mais, chez son père. Son père est un tigre pour l'honneur!»
Ma cousine éclata de rire. Son rire ne me blessa pas du tout. Je faisais grande attention, cependant, à ce que disait le docteur.
«Parbleu! s'écria-t-il en tirant sa montre, je vais manquer l'audition de la Squarciafico, chez Tamburini. Elle demande cent mille francs, les feux et le congé pour son contre-ut et ses roulades dans le grave. Faites taire le petit, s'il veut parler. A ce soir.»
Ma cousine s'établit près de moi avec un livre. Elle m'avait veillé comme une sœur de charité. Je n'avais aucune envie de lui parler. Ma pensée n'était pas confuse, je sentais plutôt ma cervelle vide comme une coquille d'œuf. Ma préoccupation était de savoir exactement et clairement quelle avait été mon idée fixe. C'était me pencher au-dessus du vertige d'où je sortais à peine.
Aussitôt que mes regards plongèrent là-dedans je fus entraîné et précipité. La réponse à ma question imprudente fut l'idée fixe elle-même qui revint torturer mon cerveau.
Je sus du moins ce qu'elle était, car je gardais la possibilité de raisonner. Mon idée fixe avait été merveilleusement définie par ce fou de docteur Josaphat. Cet homme là devait vivre avec des idées fixes. La mienne consistait en un effort extravagant et patient dirigé vers ce but impossible: revoir ce que je n'avais pas vu.
Je cherchais tout uniment le visage d'Annette Laïs, ses traits, son sourire, au milieu de cette giboulée de fleurs qui tourbillonnait dans ma mémoire. Je n'avais vu qu'une ombre; qui était un papillon, perdu dans un brouillard de gaze; je voulais la femme, je la voulais belle comme les invraisemblances de mon rêve; je la voulais éblouissante comme les rayons de ma féerie.
Peut-on dire que je l'aimais alors? J'avais entendu sans colère ni dépit, la dernière comme la première fois, les paroles méprisantes du docteur Josaphat. Rien en moi ne se révoltait pour défendre Annette Laïs insultée. Il est évident que je ne l'aimais pas.
Mais alors à quel ordre de sentiments rattacher l'obstination de ma pensée qui allait vers le même objet toujours, entêtée et patiente comme le son de cloche qui, dans ma tête, répétait le nom d'Annette Laïs?
Je suppose que c'était ma fièvre, rien que ma fièvre, et que ma fièvre, pour employer la langue du savant Josaphat, était un des prodromes de cet amour foudroyant qui allait être toute ma vie; car je n'ai fait que cela en ma vie: aimer Annette Laïs!
J'eus deux visites: Laroche et M. de Kervigné.
Dès que Laroche entra, ma cousine mit un doigt sur sa bouche et lui dit:
«Attention à toi, Roro! le chevalier a sa connaissance.»
Laroche vint jusqu'à mon lit et m'examina. Je tenais les yeux fermés.
«Madame la vicomtesse se fatigue beaucoup,» prononça-t-il d'un ton respectueux.
C'était en Bretagne seulement que nous l'appelions la présidente.
«Il est sauvé, répondit ma cousine, ne suis-je pas assez payée?
—C'est selon comment madame la vicomtesse l'entend, repartit Laroche, dont la voix de baryton, prétentieuse et offensante, n'excitait plus en moi aucune espèce de colère.»
Ma cousine reprit tout bas:
«Il a prononcé mon nom plusieurs fois dans sa fièvre.»
Je devinai un sourire sur les lèvres du maraud, qui ajouta militairement:
«Je venais de la part de monsieur prendre des nouvelles de madame.
—Tu diras à monsieur qu'il peut venir, répondit ma cousine. C'est son parent, après tout. Cela lui fera plaisir de le voir en bonne voie de guérison.»
Laroche sortit et M. de Kervigné entra presque aussitôt après. Ma cousine tendit la main à son mari, qui la porta fort galamment à ses lèvres. On parla de moi un instant; ce fut, de part et d'autre, en des termes bienveillants, puis le président, changeant de matière tout-à-coup, dit:
«Que pensez-vous que l'on doive faire de ce Laroche?
—De Laroche? répéta ma cousine étonnée.
—Il m'obsède, et je ne puis le faire taire qu'en le congédiant. Il interprète votre conduite avec notre jeune cousin d'une façon tout à fait blessante. Ce sont toujours de nouveaux rapports....
—Laroche! fit encore une fois Aurélie.
—Je crois savoir que vous tenez encore à lui, prononça le président sans aucune intention de raillerie.
—Uniquement parce qu'il vous est fort attaché,» répondit très sérieusement ma cousine.
Elle sonna. Laroche parut.
«Mon ami, lui dit-elle avec douceur, monsieur vous paye pour surveiller le dehors et non point le dedans. Nous sommes un bon ménage. Monsieur m'a chargé de vous parler comme je le fais. Je suis au-dessus de vos bavardages, qui fatiguent monsieur et qui vous feront mettre à la porte. Allez et mêlez-vous de ce qui vous regarde.»
Laroche, tout blême, sortit obéissant à son geste impérieux. Le président baisa une seconde fois la main de sa femme et ce fut en souriant.
«Vous avez raison, dit-il, c'est un beau coquin. Le voilà mieux planté que jamais.»
Quatre jours après cette entrevue, j'eus permission de me lever une heure. Ma cousine agissait avec moi comme la plus tendre des mères, et le docteur Josaphat lui-même me témoignait quelque estime. Il nous annonça que ce jour-là même Annette Laïs s'était levée aussi.
«Il ne faut pas s'y tromper, dit-il à ma cousine, les autres sont la douzaine, mais elle est le treizain. On tient la dragée haute au président, et toute la famille vous a une tenue héroïque, un père à cheveux blancs, un frère qui ressemble à Mélingue dans ses grands rôles. M. de Kervigné ira loin s'il court toujours.»
J'ai peine à exprimer ces nuances, et cela est nécessaire, pourtant; j'écoutais avec curiosité, voilà tout. Annette Laïs m'occupait tout entier, mais c'était malgré moi, et le mot intérêt, tout froid qu'il est, serait trop chaud encore pour rendre la nature de mes sentiments à son égard. Annette Laïs était pour moi le reste de ma fièvre. Si je n'essayais pas de fuir, c'est que je sentais à priori que c'était là l'impossible.
Rien n'avait changé, son nom était le refrain, le son de cloche, la tyrannie d'une migraine.
On me donna deux lettres de Vannes, dont l'une avait déjà six jours de date. Ma cousine avait eu la bonté d'y répondre. La lecture de ces lettres me fit du bien: celle de ma mère laissait voir une tendresse et une sollicitude qu'on ne m'avait pas toujours montrées.
La séparation semblait lui avoir appris à me mieux aimer. Elle me rappelait néanmoins ses diverses commissions, et, sur quatre pages, les petits en avaient bien trois pour leur part. «Cha'ot veut aller avec tonton René,» avait dit mon neveu. Quel enfant! Les dents de Mimi poussaient. La lettre de mon père était plus courte, mais elle contenait deux apostilles, une de ma tante Bel-Œil, une de ma tante Nougat. Mon père me disait de faire bonne figure à Paris et de ne pas ménager sa bourse. Il terminait en s'écriant: Je ne t'en dis pas plus long! A la soupe! Bon appétit, bonne conscience!
Nougat voulait ses digestifs et aussi je ne sais quoi d'apéritif qu'elle avait vu aux annonces des journaux. Elle me priait de pousser, dans mes courses, jusqu'à un certain dépôt de pâtés de foie gras pour faire une surprise à mon père. Bel-Œil me donnait l'adresse d'une librairie où je devais trouver; Wilhem ou les égarements d'un cœur sensible, qu'il fallait lui envoyer avec le Cimetière de Ramberg et le Calice des larmes. Tout le monde se portait bien, même Joson Michais, qui était revenu l'oreille un peu basse. L'oncle Bélébon était toujours l'homme aimable de la famille et Vincent se rangeait.
Je ne prétends pas persuader au lecteur que, par elles-mêmes, ces choses fussent très émouvantes. Je constate seulement qu'elles remuèrent en moi toutes les fibres du souvenir. Pour un instant, je repassai le seuil de la maison paternelle: je fus chez nous, et qui ne sait tout ce que contient ce mot?
«J'ai eu, moi aussi, ma correspondance, me dit Aurélie: trois lettres! je te gagne d'un point. La première est de l'abbé Raffroy, un digne homme, qui m'écrit des remercîments officiels au nom de ton père et de ta mère; la seconde est de la tante Renotte, cette excellente vieille. Là-bas, ne voulait-elle pas me faire croire qu'elle n'avait que dix ans de plus que moi, sais-tu? C'est elle qui t'aime le mieux. Je n'oserais écrire ainsi à ton sujet. La médisance est comme la mauvaise herbe qui croit Je te dirai comme il faut te conduire avec moi devant le monde. La troisième est de ce charmant marquis, ton beau-frère. Ah! ah! nous le connaissons, celui-là! et rien ne m'a plus étonnée que de le voir s'enterrer tout vif. Il se vante de son bonheur dans la lettre, mais son style fait la grimace. Pauvre garçon! je crois bien qu'il avait tout mangé. C'est drôle que tu sois si en retard. Il ne s'est donc pas occupé de toi? Mais, je suis folle! j'oublie que tu viens de Vannes et que ce pauvre marquis est à cent pieds sous terre.
-Ma sœur est une personne accomplie, madame, répliquai-je un peu blessé.
—On le dit et je le crois de tout mon cœur. Te ressemble-t-elle? avec un tour de cheveux, tu serais la plus jolie marquise à dix rues à la ronde. Ne te fâche pas, chéri, et ne m'appelle plus madame. C'est me mettre en pénitence. Je suis ta petite maman, et tu es le dernier que j'aimerai.»
Je baisai la main qu'elle me tendit. La paix fut faite. Le docteur entra comme un insensé.
«Je ne connaissais pas cette sonate de Steibelt! s'écria-t-il. L'andante est un dialogue comme jamais, vous comprenez: jamais, jamais je n'en ai entendu! et sur un misérable piano qui ne vaut pas trois louis! Et avec des doigts de convalescente!... Madame, il y a quelque chose de plus beau que l'andante, c'est celle qui le jouait! Je n'avais pas vu ses sourcils. Les ailes de son nez m'ont sauté aux yeux. Pendant qu'elle jouait, j'ai suivi la courbe de ses épaules. C'est une Grecque, savez-vous?»
Ma cousine riait et son attitude exprimait l'admiration.
«Vous gagnerez cent mille francs par an quand voudrez, dit-elle. Ce rôle de docteur fou ne manque jamais son effet.»
Josaphat se laissa tomber dans un fauteuil et s'essuya le front. Il avait les yeux rougis et la joue pâle.
«Vous auriez raison, madame, répliqua-t-il très sérieusement, si je n'étais que fou. Mais on ne rit pas de ceux qui se noient, morbleu! Je suis amoureux!»
La gaieté d'Aurélie redoubla, je me sentais comme un malaise. Le docteur Josaphat me fit un signe de tête et reprit avec un geste tragi-comique:
«Nous allons bien, nous? C'est moi qui suis malade à présent. L'andante n'a pas quarante-huit mesures. C'est le bijou le plus exquis! et croyez-vous que je plaisante quand je dis qu'elle est Grecque, madame? elle est Grecque, pardieu, des pieds à la tête, et cela se voit, Grecque de Lesbos, comme Vénus, sa sœur! Me voilà, Dieu merci, tombé jusqu'à la mythologie: plongeons! Son père est Grec, son frère est Grec. Et beaux? et fiers comme celui qui meurt en déchargeant son pistolet, vous savez, à Missolonghi. Non, c'est la jeune fille qui a le pistolet. Enfin, n'importe, je suis submergé? Ou diable voulez-vous qu'une Française soit belle comme cela?
—Docteur! docteur! s'écria ma cousine, à ma prochaine soirée, vous nous ferez cette scène!
—Vous êtes charmantes, vous autres, poursuivit Josaphat, vous êtes adorables, mais non pas comme l'entendait Phidias. C'est la Vénus de Milo, vous dis-je, à dix-huit ans, avec ses anciens bras! Connaissez-vous ce Steibelt? Quel gaillard! D'ailleurs, le nom le dit: Laïs! On ne s'appelle Laïs que dans la mer Egée. Ils sont Grecs, Grecs, Grecs.... et je vais faire une culbute au fin fond du sentiment, aussi vrai que la juxtasonnance est l'électricité musicale.»