Annette Laïs
Les enfants! Ils étaient là, en effet, dans la calèche, auprès de leur mère: la calèche du pont Lorois. Ils avaient le costume mignon et coquet de ces deux petits Parisiens qui allaient à Carnac. Que mon Philippe était beau! Que mon Anna était gentille! Et Annette! Cela ne m'étonnait point de la voir en toilette de grande dame.
Le fort de ma crise ne dura qu'une nuit, cette fois. Pendant seize heures, j'eus cette étrange fatigue de me sentir partagé entre deux familles que je voyais distinctement, entre deux bonheurs qui me sollicitaient, disant chacun: Je suis la vérité. Ma souffrance était de chercher, avec ce terrible acharnement de la fièvre lequel des deux était le songe. Etais-je le touriste de la calèche? Etais-je le pêcheur du Magoër? Pêcheur, moi! le chevalier de Kervigné! C'était ici le roman et l'impossible. Pourquoi ces habits de malheureux à mes enfants? Que faisais-je dans ce taudis?
Je peinais à suivre ces invraisemblances et cependant la réalité a une force qui ne se dément point. Elle frappait sans cesse à la porte de ma pensée.
Et je riais sur les coussins de ma calèche. Et Annette riait. Et les petits me montraient, riant aussi, sur le chemin, auprès du pont Lorois, une pauvre famille: deux enfants avec le père et la mère. Cette famille, c'était nous. Je m'épuisais.
Le médecin de Port-Louis n'avait pas inventé la chaîne magnétique; il ne s'occupait même pas de juxtasonnance. C'était un mâle docteur, barbu et presque goudronné. Peu d'hommes peuvent se vanter de m'avoir fait respirer une pareille odeur de pipe. Ancien chirurgien-major à bord de l'Hécate, cinq pieds six pouces, couchant sur la dure, à ce qu'il disait, dans des draps camphrés, portant aux doigts une bague et six verrues, nez généreusement bourgeonné, pieds carrés, odorants et bossus, chapeau démocratique, opinions intolérantes, linge de la semaine passée, tel était le docteur Kermalahault.
Il se moquait des systèmes, celui-là; il n'avait point de système; il traitait par les amers, à moins qu'on ne préférât les sirupeux. Le baume d'acier! voilà sa panacée. Sa lancette était grande comme un sabre. Il me conseilla des bains de mer bouillis, se fit donner cent sous, et partit content pour aller, de son pied léger voir un malade à Hennebont. Il n'y a pas loin, nous dit-il, trois pipes, cinq gouttes et deux chopines. Aucun pêcheur de la côte ne voudrait avaler sa gaffe sans le docteur Kermalahault. C'est un vrai. Pour cent sous il vous met au cimetière.
Le surlendemain, j'avais ma raison. Je pus lire la lettre d'Annette,
«Mon René chéri,
»Tu as dit, en regardant les deux jolis enfants de la calèche au pont Lorois: «Philippe et Anna seraient» comme cela. Il faut qu'ils soient comme cela. Ta femme ne t'a jamais tant aimé.
»ANNETTE.»
Une idée terrible me traversa l'esprit. Ma femme était le seul obstacle entre mes parents et moi, c'est-à-dire entre moi et la fortune. La pensée de mourir lui était-elle venue?
Elle avait pu se dire: il est riche maintenant; il est seul héritier....
Mais elle avait l'esprit si droit et le cœur si pieux! Et puis m'abandonner! abandonner les petits! L'idée passa si vite qu'elle n'eut pas le temps de me rendre fou.
Le théâtre, cela ne se pouvait. Annette était incapable d'aller contre ma volonté exprimée.
Que peut faire une femme, cependant?
Il ne me plaît pas de ménager ici une puérile surprise. J'ignore en quoi consisterait l'art des romanciers habiles, vis-à-vis d'une situation qui est pour moi un souvenir gracieux et touchant. Je ne veux point d'art. Si j'ai des lectrices, elles sentiront battre mon cœur au travers de ces simples mots qui amènent à mes yeux une larme et un sourire: Annette s'était enfuie de chez moi pour aller chez mon père.
Le temps n'était plus de se sacrifier, puisque deux fois Dieu l'avait rendue mère. C'était l'heure de combattre. Annette tentait la bataille.
Peut-être l'idée de cette suprême épreuve était-elle née en elle avant l'occasion qui la mûrit tout un coup. Dans le cœur de toute femme, il y a un petit coin poétique; chez la femme, l'imagination la plus sobre n'exclut pas l'élément romanesque.
Ici, d'ailleurs, tout n'était pas roman, tant s'en fallait. Annette savait beaucoup mieux que moi ce qui se passait chez nous à Vannes. Des événemens graves avaient eu lieu, auxquels étant donné l'état de mon esprit, je n'aurais pas prêté toute l'attention convenable; d'autres plus graves encore se préparaient. Il était temps d'agir, grand temps, sinon de la façon choisie par Annette, du moins d'une façon quelconque.
Mon père et ma mère n'étaient pas heureux à la maison. Les Bélébon avaient décidément élu domicile à notre hôtel de la place des Lices. Personne n'était plus là pour leur tenir tête. Ils régnaient en maîtres.
Avant tout, mon père avait besoin de compagnie. Il préférait la tyrannie de ces deux intrus à la solitude. Quant à ma mère, le chagrin profond qu'elle avait éprouvé à la perte de sa fille et des deux petits changeait sa paresse d'esprit native en un véritable engourdissement. Elle ne vivait plus, elle végétait, endormie dans sa douleur comme la marmotte dans son trou. Elle n'en voulait point sortir; entre elle et les objets extérieurs il y avait son deuil, et son état de sommeil désespéré rendait la présence des Bélébon encore plus indispensable à mon père.
De tous les amis de la famille, un seul était resté: l'abbé Raffroy, aumônier des Incurables. C'était l'honneur même, mais sa nature timide et vacillante valait peu en face de la volonté résolue des deux Bélébon.
J'ignorais tout cela; je puis dire même que je ne voulais point le savoir. Annette le savait.
Elle avait aisément deviné mes répugnances. Elle respectait mon bonheur égoïste. Elle n'avait point de confident.
J'ai dit qu'elle avait fait deux voyages à Hennebont. Le premier de ces voyages avait eu pour but de mettre à la poste, à mon insu, une lettre pour l'abbé Raffroy, le second, de recevoir sa réponse poste restante.
Ce fut d'après cette réponse qu'elle partit pour Vannes.
Je raconterai désormais sa campagne comme j'en appris plus tard les détails, soit par elle, soit par le bon abbé Raffroy, soit par mon père et ma mère.
L'abbé la reçut sévèrement et accueillit mal le récit de notre mariage extra-réglementaire. Il blâma le prêtre qui nous avait unis et déclara à la pauvre Annette que, devant l'Eglise comme devant la loi, nos enfants étaient des bâtards.
Ce premier pas était cruel. Annette pleura. L'aumônier avait bon cœur et me gardait cette affection qu'on a toujours pour le fils d'une maison amie. La beauté angélique d'Annette m'excusa d'autant à ses yeux. Il fut séduit peut-être par cette exquise douceur, par cette adorable résignation qui avait rallié jadis le pauvre Gérard à notre cause. Il demanda à Annette ce qu'elle voulait, en définitive, quels étaient ses projets, son plan, ses espoirs.
Annette avait bien de tout cela un peu, mais si peu, et le peu qu'elle avait était si vague! Elle avoua qu'elle avait compté grandement sur les conseils et même sur l'aide de M. l'abbé.
Dès lors, l'excellent homme, à son insu, devint le complice d'Annette. Ce sont là, croyez-moi, les meilleurs complices.
C'était le matin. Annette avait couché à l'auberge. Il fit servir à déjeuner. Rien d'étonnant ni de malséant à ce qu'une bonne paysanne de la côte déjeune chez M. l'abbé. On envoie de temps en temps un panier de langoustes, de crevettes, d'huîtres et de poissons; ce n'est qu'une politesse rendue. Mais, en déjeunant, on conspire.
M. Raffroy, en honnête cœur qu'il était, ne pouvait souffrir les Bélébon. Il y a toujours un petit coin par où le diable se glisse. Cette aversion donna chez lui un bon coup d'épaule à la charité chrétienne.
Il fallut d'abord éclairer la position. Elle était ardue, Seigneur Dieu! et depuis quatre ans, les Bélébon, grâce aux avis de Laroche, avaient fait du chemin!
Laroche n'habitait point la Bretagne, mais il y faisait de fréquents voyages. C'était maintenant un monsieur d'importance, un homme d'affaires, un entrepreneur. La conviction de l'abbé Raffroy était que Laroche avait des actions dans la maison Bélébon.
Le jour même de mes vingt et un ans, on avait introduit au tribunal civil de Vannes une demande en interdiction contre moi. Il se présentait des difficultés sérieuses. Rarement peut-on rendre, en ces matières, un jugement contre un défendeur dont l'absence ne permet point de constater la position intellectuelle et morale, mais la terrible besogne qui fatigue incessamment les cours d'appel prouve que les juges de première instance n'y regardent pas toujours à deux fois. Errare humanum est, dit l'adage.
Si un homme me volait ma bourse et me traduisait pour ce fait en justice, je le prierais d'accepter ma montre avec ma bénédiction. Si après avoir accepté ma montre il me prenait au collet, j'abandonnerais l'habit. S'il me saisissait aux cheveux, je suis chauve.
Je fus interdit. Je l'ignorai. On est mieux caché au Magoër et mieux exilé aussi que dans les forêts de gommiers de l'Australie ou dans les pampas de l'Amérique.
Une fois l'interdiction prononcée tout était dit, car je n'étais pas là, ni personne en mon lieu et place pour interjeter appel. J'étais incapable à perpétuité de contracter mariage.
Laroche et les Bélébon passèrent à un autre exercice bien autrement important. Il s'agissait de faire adopter Vincent par M. et Mme de Kervigné, mon père et ma mère. Au point de vue légal et à première vue, l'entreprise était d'une impossibilité radicale. La loi, en effet, traite l'adoption comme un acte exceptionnel et en quelque sorte excessif; elle exige, pour valider cet acte, des conditions nombreuses en tête desquelles se place le manque d'enfants légitimes. Moi vivant, mes parents ne pouvaient pas adopter Vincent Bélébon.
Mais ce Laroche était de Normandie. Un homme d'affaires qui a fait son stage en livrée prend d'effrayantes proportions, croyez-moi. Il y a dans le Code civil un certain titre des absent, dont on peut tirer bon parti en une multitude de circonstances.
La loi est faite, il est vrai, pour protéger les absents, mais on a beau dire, le proverbe est là: ils ont toujours tort. Les présents profitent.
Après quatre années révolues depuis votre disparition ou depuis vos dernières nouvelles, notez bien ceci, vous êtes déclaré absent, par jugement du tribunal, et M. Joseph-Adrien Rogron, le plus élémentaire des commentateurs du Code Napoléon, vous avoue franchement que vous êtes présumé mort. C'est fâcheux. De tous les absents, les morts sont les plus maltraités.
L'invention de Laroche consistait à me faire déclarer absent d'abord; chose facile, puisque mon départ de Paris datait de plus de quatre ans. Une fois l'absence déclarée, une question de droit se présentait quant à l'adoption. Il est bien vrai que le silence même du Code semble la résoudre par la négative, mais ce n'était déjà plus l'impossibilité absolue. Quelque chose était donné désormais à l'appréciation des juges. Laroche se faisait fort d'enlever la difficulté d'emblée.
En attendant, l'adoption de fait, qui prépare si bien l'adoption de droit, existait dans toute la rigueur du mot. Vincent était l'enfant de la maison. Il se faisait appeler volontiers M. Vincent de Bélébon-Kervigné. On travaillait à son mariage. Il taillait, il rognait, il commandait. Mon père et ma mère restaient ses humbles serviteurs.
Et l'oncle Bélébon, continuant de monopoliser tout l'esprit de la famille, courait la ville en répétant:
«Ah! ceux-là sont bien heureux d'être tombés sur mon garçon.»
Notez que la fortune de mon père et de ma mère avait plus que doublé par le retour de la dot de Julie et les successions de mes trois tantes. En cas de succès, Vincent devenait un des riches propriétaires du pays, tout en payant une grosse commission à cet ingénieux Laroche, qui donnait en outre à mon père des conseils d'or pour l'administration de ses biens.
Mais Vincent, répugnant coquin, mettait à chaque instant l'entreprise à deux doigts de sa perte. Les deux vieux, comme il les appelait, voulaient bien être menés par le bout du nez: cette tyrannie même leur faisait illusion et ils se croyaient en famille, mais, sous la simplicité de mon père, restait le gentilhomme breton, et l'épée de bonne trempe ne vaut pas moins dans un fourreau vulgaire; ma mère, si bien engourdie qu'elle fût dans sa paresse native, augmentée par ce mortel chagrin dont elle ne voulait point être consolée, ma mère, dis-je, était la dignité même: un cœur fier, délicat et doux. Sa patience n'était qu'une léthargie. Quand elle s'éveillait, Vincent devait lui faire horreur.
Vincent n'avait pas même pris la peine de nettoyer ses mœurs et son langage. C'était un conquérant: il s'imposait tout entier. Ma mère le trouvait ivre à chaque instant, et il poussait l'insolence jusqu'à continuer chez nous son métier de rustique don Juan. La seule chose qu'il eût changée, c'était son costume. Vincent avait des prétentions à l'élégance, il portait des bottes vernies, des chapeaux de soie, des chaînes, des bagues, des breloques, il pommadait son poil. Je ne peux affirmer qu'il se lavât les mains, mais on l'avait surpris avec des chemises presque blanches.
Je sais bien que la captation, opérée par un semblable malotru, paraîtra invraisemblable. Il s'agissait du père et de la mère de Gérard de Kervigné, l'un des plus brillants jeunes gens que j'aie rencontrés en toute ma vie. A cette table où l'ignoble drôle trônait, mon beau-frère, le marquis de Tréfontaines, s'était assis: un type parfait d'élégance découragée. Je sais bien. Mais qu'y faire? Mon père avait besoin d'entendre rire et chanter autour de lui quand il mangeait la soupe, besoin, vous entendez, comme on a besoin de pain et d'air.
Parfois, ce honteux gredin le faisait rire et tout le fantôme du passé heureux se dressait peut-être quand l'oncle Bélébon entonnait au dessert sa ronde mémorable:
Il y avait, cependant, un point sur lequel ma mère ne passait pas condamnation. Chaque fois que Vincent était ivre,—et c'était tous les jours—il devenait galant.
Or, imaginez quelles devaient être les galanteries de Vincent. Ma mère ne pouvait garder des femmes de chambre; sa maison faisait peur désormais à toutes les honnêtes filles du pays. Elle n'avait pas parlé haut, de peur de s'éveiller, mais le fait attaquait par trop directement son repos: elle avait risqué auprès de mon père quelques plaintes.
Or, ce ménage, en apparence si froid, était un ménage d'amoureux; il y avait trente ans qu'ils s'aimaient. En cachette des Bélébon, tyrans du logis, ils avaient tous deux des conciliabules qui étaient de vrais rendez-vous. Ils se cachaient pour pleurer, pour causer, pour vivre dans le passé, et l'abbé Raffroy prétendait que parfois mon nom venait dans ces pauvres entretiens.
Car toutes ces choses que je viens de rapporter, l'abbé Raffroy les dit à Annette, avec bien d'autres encore. Il était comme les anciens commensaux de l'hôtel des Lices: il avait le café un peu bavard, bien que ce fût un homme sobre et un digne prêtre.
Quand on se leva de table, il était l'ami d'Annette et je crois qu'il l'appela madame René de Kervigné. Il lui demanda:
«En somme, que voulez-vous, ma fille?
—Je veux, répondit Annette, chasser l'ennemi de notre maison.
—Ah! ah! fit le bon abbé, qui ne put s'empêcher de rire. Votre maison! comme vous y allez!
—Je veux, poursuivit Annette, que les parents de mon bien-aimé mari aient un fils et une fille, que mes petits enfants aient un nom, et que nous soyons tous heureux.
—Ainsi soit-il, madame René, ainsi soit-il de tout mon cœur! Mais parlons raison: la pauvre comtesse est comme la Belle au bois dormant.
—Nous l'éveillerons.
—Peste!.... M. le comte ne vaut guère mieux et, par surcroît, il vous tient pour un monstre infernal, cause directe et coupable de tous les malheurs de la famille.
—Peste! peste!.... sauf le respect qui lui est dû, savez-vous qu'il est entêté comme un demi-cent de mules?
—Nous le dompterons!
—Peste! peste! peste! Vous êtes une chère enfant, cela est vrai, mais...... enfin, amen! amen! du fond de l'âme!.... Je voudrais savoir seulement le moyen....
—J'ai mon plan.
—En vérité! Voyons ce plan.
—Vous m'avez dit que ma belle-mère....
—Hein?...... Mais au fait...., allez!
—Que ma belle-mère était sans femme de chambre depuis huit jours.
—Exact. Et ça pourra durer.
—Je veux être la femme de chambre de ma belle-mère.»
L'abbé Raffroy fronça le sourcil et devint pensif. Puis il se prit à regarder attentivement celle qui était là devant lui, douce, mais résolue, et belle qu'il en avait le cœur tout ému.
«A la grâce de Dieu! murmura-t-il. Nous mentirons le moins que nous pourrons.... et je vais commencer une neuvaine.»
XXXVII.
BARRICADES.
Si ma pauvre bonne mère eût été en position de choisir, elle n'aurait point accepté Annette pour servante, parce que Annette était trop jolie. C'était chose terrible que de mettre une pareille tentation sous les yeux de ce satyre de Vincent, mais la maison n'allait plus; le service ne se faisait pas, M. de Kervigné commençait à gronder pour tout de bon: je crois que ma mère eût gagé le diable si le diable se fût présenté chez elle en coiffe et en tablier.
Les Bélébon avaient établi la coutume de faire servir la femme de chambre à table. Le vieil oncle déclarait cela plus régayant, pour employer son mot; Vincent, poli comme à l'auberge, y trouvait journellement son compte, et mon père n'y trouvait pas de mal. Pour les débuts d'Annette, ma mère invita l'abbé Raffroy à déjeuner, pensant que la présence du digne ecclésiastique imposerait toujours un peu à Vincent.
«Ma chère enfant, dit-elle bien tristement, pendant qu'Annette agrafait sa robe trop large pour son corps amaigri, je ne crois pas être une mauvaise maîtresse, et M. de Kervigné vaut mieux que moi. Cependant nous ne pouvons pas garder de domestiques....
—Oh! moi, ma bonne dame, l'interrompit Annette, vous me garderez tant que vous voudrez!
—C'est que... nous avons un neveu, voyez-vous....
—M. l'abbé m'a dit cela. J'ai répondu: On a nagé à la drague dans la rivière de la Trinité. Ça fait des bras. Tant pis pour le neveu!
—Prenez garde, ma fille. Il est fort comme un bœuf et capable de tout!
—Ne vous inquiétez pas, ma bonne dame. Que je vous plaise seulement, à vous et à notre monsieur, je ne m'embarrasse pas du reste.»
Il y avait là-dedans un peu de comédie. Annette jouait la brusquerie de la paysanne. Malgré tout, ma mère m'a dit qu'elle était tentée de la prendre pour une princesse déguisée. Ce qui lui donnait confiance, c'était l'accent de la côte que mon Annette avait saisi à ravir.
Ma mère reprit, non sans quelque timidité:
«Vous n'allez pas vous fâcher, ma petite. Ce costume des filles d'Etel est pimpant et coquet. Si vous vouliez vous habiller en bonne-sœur....»
Dans les bourgs et villages de Bretagne, on appelle bonnes sœurs les filles de la Congrégation qui s'astreignent à ne porter dans leurs vêtements que du noir et du gris.
«A cause du neveu? demanda Annette en riant.
—Oui, ma petite, à cause du neveu, qui n'aime pas les bonnes sœurs.»
Annette riait toujours et, cependant, l'idée ne vint point à ma mère de la prendre pour une effrontée.
«Ma bonne maîtresse, répondit-elle, je m'habillerais en soldat, moi, pour vous faire plaisir! Mais je ne peux pas prendre le costume des bonnes sœurs, parce que je suis mariée.
—Vous, mariée, mon enfant! à votre âge!
—Mariée et mère de famille aussi, par la grâce de Dieu. J'ai vingt-deux ans, madame. Avec l'aide de sainte Anne d'Auray, ma patronne, je n'engendre pas le chagrin. Vous verrez que j'ai la volonté de bien faire.
—Ah! que vous êtes une chère créature! s'écria ma mère. Toujours riante et avenante! Vous ne devez rien avoir sur le cœur?
—Chacun ses petites peines! Je ne me plains pas. La Providence sait bien ce que je désire.
—Que désirez-vous, mignonne?
—Vous plaire, ma bonne dame, et à notre monsieur.»
An déjeuner, quand elle vint, portant un plat dans chaque main, ce fut un murmure autour de la table. Ma mère baissa les yeux et l'abbé Raffroy fronça, ma foi, le sourcil. Elle était trop jolie, décidément, bien trop jolie. Et trop coquette aussi peut-être, jugez-en! Ses admirables cheveux brillaient, lissés en bandeaux sous sa coiffe de dentelles, dont les barbes voltigeaient au vent de sa marche. Son corsage blanc comme neige, lacé par devant avec une ganse rouge, ressortait sous son mouchoir plissé. Sa jupe à large raie bouffait derrière son petit tablier de soie. Elle avait de longues boucles d'oreilles, et ses souliers à talons montraient le bas côtelé qui dessinait son pied de fée.
Il m'en coûte de répéter cette parole qui est une allusion à l'ancien état de mon Annette, mais je veux absolument le portrait ressemblant: Annette n'était pas du tout une vraie paysanne. Figurez-vous la plus ravissante villageoise d'opéra-comique qui se puisse rêver, et vous approcherez du vrai.
Je ne crois pas qu'un type aussi parfait de la jolie soubrette de comédie eût eu grande chance de réussir à Paris. Paris est trop près de la comédie. A Paris, Annette, qui était l'adresse même, eût composé autrement son rôle. Elle jouait pour la province.
Elle jouait vaillamment, avec tout son courage, tout son esprit, et avec tout son cœur.
«Qu'est-ce que cette aimable poupée? demanda l'oncle Bélébon.
—Saperbleure! dit mon père, qui essuya ses lunettes pour mieux voir. Costume d'Etel, la fille?
—Oui, monsieur le comte, répondit Annette qui fit la révérence avant de poser ses deux plats.
—Allons, maman, s'écria Vincent, dont les gros yeux s'allumèrent, voilà un vrai cadeau que vous nous faites. Eh! papa Bélébon, vieux scélérat, ça te reverdit?
—La paix, mon gars, la paix!» voulut dire le bonhomme.
Mais Vincent ne se mettait jamais à table pour déjeuner sans avoir déjà deux ou trois pots de cidre dans la panse. Il était régulièrement ivre dès le matin.
«La paix toi-même, papa Bélébon, riposta-t-il. Je suis ici l'enfant de la maison, pas vrai, papa Kervigné?»
Mon père reprit:
«A la côtelette! Il n'y a que le Morbihan pour le mouton! A boire, jeunesse! La barre d'Etel m'a passé par-dessus la tête une fois. Elle se porte bien, la barre d'Etel?
—Merci, notre maître, tout doucement,» répondit Annette en lui servant à boire.
Mon père la regarda et cligna de l'œil à l'adresse de sa femme.
Quand Annette versa à l'oncle Bélébon, il lui dit:
«La lune est-elle devenue plus grosse qu'un fromage, là bas, l'enfant?
—Approchant, aux grand'marées,» répondit Annette.
C'était au tour de Vincent. Il voulut la prendre par la taille. Elle lâcha la cruche qui tomba en grand sur lui et l'inonda.
«Au diable! s'écria-t-il en se levant.
—Pardon, excuse, fit-elle. Je suis ombrageuse comme les petits chevaux de la côte.»
L'abbé Raffroy faisait une figure à peindre. Il avait envie de rire et de trembler.
«Ami Vincent, dit mon père, tu n'en seras pas le bon marchand. Sais-tu le proverbe? Il faut trois coiffes pour en faire une d'Etel!....
—Et tâchez, ajouta ma mère plus haut qu'elle ne l'avait fait depuis des années, tâchez que je puisse garder ma femme de chambre: elle me plaît.
—Il n'y a pas presse pour venir ici, ajouta doucement l'abbé Raffroy.
—Est-ce une querelle qu'on me cherche? gronda Vincent. Foi de Dieu! papa Bélébon, veux-tu nous en aller?»
Papa Bélébon vida son verre et fit une terrible grimace.
«A la côtelette! conseilla mon père, toujours pacifique. Bon appétit, bonne conscience! que chacun y mette du sien....
—C'est ça, dit Vincent, embrassons-nous pour que ça finisse!»
Et il s'empara une seconde fois d'Annette, espérant mettre les rieurs de son côté, Annette avait les mains libres, pour le coup. Sans rien perdre de sa bonne humeur, elle le fit tourner sur place, et, pesant sur ses épaules, elle le remit tout étourdi sur sa chaise.
Mon père éclata de rire et tonton Bélébon fit comme lui, tant il sentait Vincent profondément attaqué.
—«Ah! ah! murmura l'abbé Raffroy, exalté jusqu'au courage. Tant va la cruche à l'eau....
—Touché, Vincent! déclara mon père. C'est toi qui es la cruche, saperbleure!
—Vous voyez bien, ma bonne dame, dit paisiblement Annette, que je n'ai rien à craindre de votre neveu.»
Ma mère avait d'abord tremblé pour sa nouvelle servante. Résister à Vincent, c'était publiquement s'exposer aux plus grossières avanies. Quand elle vit qu'Annette vivait encore après tant d'audace, l'idée naquit en elle que ce cruel balourd n'était pas tout à fait invulnérable; elle eut vaguement espoir; elle entrevit peut-être au lointain de l'avenir la possibilité d'une révolution.
Ainsi sortent de terre humblement et sans bruit, dans quelque coin obscur de la contrée, ces germes de liberté qui doivent grandir en cachette et produire l'arbre aux foudroyants rameaux. Tyrans, descendez au cercueil! Ma bonne mère fredonnait déjà sa petite Marseillaise.
Mais il y a loin de la semence à l'arbre. Que d'hésitation entre le premier murmure, dont l'écho poltron s'étouffe, et ce grand cri qui jaillira de la barricade triomphante!
Un silence suivit. Chacun redoutait sa propre hardiesse. L'abbé Raffroy regardait son assiette d'un air morne; mon père n'osait pas lever les yeux sur Vincent; ma mère contemplait avec admiration, et comme en un rêve, cette gracieuse enfant à l'apparence si frêle, qui était plus forte qu'un homme.
Tonton Bélébon tâtait prudemment le terrain avant de risquer un pas d'un côté ou d'autre. Vincent avait l'air d'un chien battu. Annette restait à son aise: elle allait, venait, servait, le sourire aux lèvres, gardant intacte sa douce et charmante sérénité.
Vers le dessert, Vincent, ivre selon sa coutume, retrouva l'insolence au fond de son verre. Selon l'habitude aussi, l'oncle Bélébon le prit par le bras pour le mener coucher. Les choses étaient ainsi; loin de charger le tableau, je glisse sur une foule de misérables détails; j'ajoute qu'en Bretagne, et même ailleurs, il n'est pas rare de voir les plus honnêtes gens du monde subir l'obscénité de ces tyrannies domestiques.
Entre toutes les histoires, celle de la captation serait la plus bizarre et la plus invraisemblable. Il y a là un dieu mille fois plus aveugle que l'amour même, et l'horreur de la solitude mène certains caractères bienveillants à des excès inouïs. On peut dire, réduisant les choses à leur exacte expression, que mon père acceptait ces ignominies; bien plus, les imposait à une femme respectée autant qu'aimée pour avoir quatre couverts sur sa nappe et entendre chanter deux fois par jour les Noces de Thétis.
Rien de plus, rien de moins. Là se bornaient strictement les avantages de la société Bélébon.
Avant d'arriver au seuil, Vincent se retourna vers Annette et lui montra le poing en disant:
«Je sais où est la chambre des filles!»
Mon père ne fit que rire, mais ma mère pâlit. Annette appela l'oncle Bélébon.
«Monsieur! dit-elle, eh! monsieur! Je viens d'un pays où nous n'avons point de chien de garde. Le jour, je suis bonne fille, mais la nuit, je ne plaisante pas. J'ai dans mes hardes un pistoudret qui ne plaisante pas non plus!
—Saperbleure! s'écria mon père, un pistolet! Gare à toi, Vincent!
—Il m'a déjà servi» ajouta Annette qui lui versait à boire d'une main ferme.
Vincent sortit en jurant tout ce qu'il savait de blasphèmes.
«Vous aurez une chambre de maître, Anna,» dit ma mère.
L'abbé Raffroy riait sous cape en buvotant son café.
«Tu es une Bretonne, toi, ma fille! déclara mon père. Sais-tu des chansons de matelots?
—Un cent plutôt qu'une douzaine, notre monsieur.
—Allume, fillette?
—Notre monsieur, sauf le respect que je vous dois et à la compagnie, excusez:
Elle entonna ce refrain à pleine voix, la matoise, droite sur ses hanches hardies, le rose aux joues, le sourire à la bouche, l'étincelle aux yeux. Mon père battit la mesure des pieds et des mains; l'abbé Raffroy, honni soit qui mal y pense, accompagna en faux-bourdon, et quand l'oncle Bélébon rentra, il trouva la réunion entière chantant de tout son cœur:
Je crois que ma bonne mère en était!
Il fut pleinement déconcerté, bien qu'il eût tout l'esprit de la famille. Depuis des années, il était ici boute-en-train juré, possédant le monopole de la gaieté, le privilége de la joie et n'ayant, pour tout ce qui regardait la chanson, la gaudriole, le calembour et autres jolies choses, aucune espèce de concurrence à craindre. Cette usurpation inattendue le frappa plus rudement que la mésaventure même de Vincent, et il demeura tout abasourdi sur le seuil.
«Allons, mon oncle! s'écria mon père, faites comme nous!
—Je ne connaissais pas ce talent à M. l'abbé, répondit le bonhomme avec amertume.
—Ce n'est pas l'abbé! c'est la petite! Ah! quel cœur que cette enfant-là! Elle sait tout ce qui se chante de Saint-Nazaire à Audierne!
—Dansons le cotillon! répéta le digne aumônier en pleine révolte.
—A la bonne heure! à la bonne heure! gronda l'oncle Bélébon. Dieu sait où l'on apprend tant de chansons! Et de si belles! J'ai vu le temps où ma cousine, la comtesse de Kervigné, n'avait pas de coquines à son service!
—Anna, dit ma mère, qui peut-être n'avait même pas prêté attention aux paroles de l'oncle, tu coucheras dans ma chambre dès cette nuit!
—Dansons le cotillon!» clama l'abbé du ton dont on chante l'Alleluia.
Et mon père:
«A la bonne heure! à la bonne heure!» grinça le Bélébon.
Il était brave. Il essaya d'entonner l'incomparable: On dit qu'aux noces de Thétis.... mais mon père criait:
On n'écoutait plus les Noces de Thétis!
La révolution allait un train d'enfer. Il y avait déjà du tyran détrôné dans l'oncle Bélébon. Mon père avait la perruque sur l'oreille et ressemblait à un vainqueur de la Bastille.
XXXVIII.
MON PÈRE ET MA MÈRE.
Au fond, l'oncle Bélébon n'était pas coupable. Il avait passé tacitement un marché par lequel il s'engageait à peupler la salle à manger de l'hôtel des Lices, à dire des choses aimables pendant le repas et à chanter les Noces de Thétis à la moindre réquisition; il faisait loyalement son travail. En échange de ces divers exercices, il avait stipulé à la muette qu'on me déshériterait en faveur de la nouvelle dynastie Bélébon-Kervigné; voyez-vous du mal à cela? Le coupable, c'était Vincent, qui ne voulait pas être gentil, et qui mettait du tintoin dans la maison, au lieu d'y apporter de l'agrément Quand on a tout l'esprit d'une famille, des talents de société en abondance et la bonne volonté de se faire un sort, on est bien malheureux de n'être pas secondé. J'affirme que la ville de Vannes, ma patrie, n'était pas sans renfermer un assez grand nombre de citoyens pensant et raisonnant ainsi.
Chacun pour soi, que diable! Dans le Morbihan comme ailleurs, telle est la religion des gens qui réfléchissent. On ne demandait pas à Vincent de vivre en chartreux, mais il aurait dû garder les apparences.
Trop est trop, selon le langage de cette vulgaire sagesse qui désapprouve hautement les vendeurs à faux poids, quand ils se font condamner par la police correctionnelle. Trop est trop. L'oncle Bélébon restait dans la mesure juste et convenable des bourgeoises tricheries: Vincent abusait, il gâtait le métier: honte à Vincent! Ils l'auraient battu. Néanmoins on allait répétant volontiers dans les salons charitables: Le mariage le corrigera. Mon dieu oui, dans l'illustre grenier de la noblesse et dans le respectable magasin du commerce, il y avait pour lui des fiancées toutes prêtes. Pour Vincent! dira-t-on.
Mesdames, Vincent était un gars de quarante mille livres de rentes, en terres, au bas mot, ce qui, à Vannes, proportions gardées, vaut à peu près trois cent mille francs de revenus à Paris. Ne croyez pas ceux qui vous diraient que j'exagère: cent mille écus sont vite dépensés à Paris, et quarante mille francs, à Vannes, on n'en peut voir la fin! Mais je vous le demande: supposez que le démon de la peste noire s'incarne un beau jour et vienne chercher femme à Paris avec cent mille écus de rentes. Par le temps d'or qui court, ce n'est pas le Pérou. Pensez-vous, néanmoins, que la Chaussée-d'Antin, la rue de Varenne et le quartier d'Anjou, fermant leurs portes au démon de la peste noire, l'enverront chercher femme au faubourg Saint-Marceau?
Le pensez-vous?
Ma mère tint parole et fit dresser, le soir même, le lit d'Annette dans sa chambre. Celle-ci, fatiguée d'une journée d'émotions et toute heureuse de la tournure que prenait sa romanesque équipée, s'endormit bientôt du sommeil du juste. Elle n'avait qu'un regret, c'était de ne pouvoir me communiquer sur-le-champ le bulletin de ses succès. Craignant, en effet, soit mes scrupules, soit l'ombrageuse fierté de mon caractère, que n'avaient certes point diminuée les heures de mon exil, elle s'était imposé la dure loi de me cacher ses efforts et même ses victoires. Elle voulait me donner le bonheur d'un seul coup, sans me faire partager ses incertitudes et ses angoisses.
Vers minuit, un bruit faible l'éveilla. C'était comme un gémissement. Elle se crut encore dans notre maisonnette du bord de la mer, et sauta hors de son lit pour aller à ses petits qui sans doute l'appelaient. Mais une veilleuse éclairait la chambre: chez nous il n'y avait point de veilleuse: c'était ma mère qui s'agitait et se plaignait dans son sommeil. Annette l'éveilla doucement, et ma mère, soulagée, poussa un long soupir.
«Ah! murmura-t-elle, c'est toi, ma petite Anna, tu es encore là? Dieu soit loué!
—J'espère bien que j'y serai longtemps ma bonne dame.»
Ma mère lui tendit sa main, qui était froide et mouillée.
«Oh! jusqu'à la fin, reprit-elle avec une grande tristesse. Je ne veux plus changer.»
Comme Annette essuyait son front, où perlaient des gouttelettes de sueur, elle ajouta:
«Toutes les nuits, c'est ainsi. J'ai la fièvre.... une fièvre qui me tue. Je vois toujours les petits qui pleurent et qui me tendent leurs pauvres bras. Je n'ai pas été une seule nuit sans rêver d'eux, depuis le temps. Mais tu ne sais pas, ma fille, tu ne sais pas le deuil qui est dans notre maison.
—Je sais que vous avez bien souffert, madame, dit Annette tout bas, et c'est pour cela que l'idée m'est venue d'entrer chez vous pour vous consoler un petit peu, si je pouvais.»
Ma mère avait de grosses larmes qui coulaient sur ses joues amaigries.
«Tu dois parler vrai, murmura-t-elle, car personne ne voulait plus nous servir. Le digne M. Raffroy t'aura fait pitié en parlant de nous....
—Oh! bonne dame! l'interrompit Annette.
—Pitié, répéta ma mère avec une amertume si profonde qu'Annette eut le cœur serré. Nous avons fait envie autrefois. J'avais mon fils et ma fille, Gérard de Kervigné, notre orgueil, et Juliette, ma belle Juliette, madame la marquise. Je ne sais pas comment je ne suis pas devenue folle.
—C'était trois enfants qu'on m'avait dit, murmura Annette.» Car on m'oubliait.
Ma mère ne l'entendait pas. Elle suivait sa pensée.
«Toute jeune, ma Julie! poursuivit-elle en fixant ses yeux mornes dans le vide, jolie comme l'amour! Et si bien mariée! J'aimais mon gendre autant que mon fils, à cause de ses petits. Oh! écoute, Anna, s'interrompit-elle en un sanglot qui fit explosion, il faut que je te parle des petits. C'est bien vrai que j'aimais mieux ma fille et mon gendre à cause des petits. Ils m'avaient donné ces deux chères créatures. Charlot! mon Charlot adoré: ah! tu ne l'as pas vu! Tu ne me croirais pas si je te disais comme il était beau! Et comme il avait déjà le cri d'un homme quand il ordonnait du haut en bas de la maison. Et Mimi! bonté du ciel! C'est sur son pauvre berceau de mort qu'elle dit pour la première fois: grand'maman! pour la première et pour la dernière fois!»
Elle se couvrit le visage de ses mains et balbutia parmi ses gémissements:
«Ils sont morts, ils sont tous morts: Gérard, Juliette, le mari de Juliette et les petits! Je les ai vus, couchés, les uns après les autres et il me semble que je suis entourée de leurs derniers regards.
—On m'avait dit que vous aviez trois enfants, madame,» répéta Annette pour la seconde fois.
Ma mère fixa sur elle son œil humide et reprit:
«Ordinairement, personne ne m'éveille, parce que je suis seule, et souvent, si l'on m'éveillait, ce serait grand dommage, car mes rêves me rendent pour un instant le passé perdu. Je les vois tous deux, comme ils étaient, pleurant ou riant, escaladant mes genoux et se disputant mes caresses. Mais, aujourd'hui, c'était un cauchemar, et je te remercie de l'avoir chassé, ma fille.»
Elle redevint toute pâle en poursuivant:
«Ils étaient là encore tous deux: Charles dans mes bras et Mimi qui jouait sur le tapis. Tout à coup on a voulu me les arracher, je me suis défendue, et je me sentais faible, faible.... et ils me tendaient leurs mains.... Qui donc voulait me les arracher! J'ai peine à me souvenir. Ce n'était pas la mort....
—Ah! s'interrompit-elle en un cri, c'était toi! c'était toi!»
Ses doigts frémissants essuyèrent son front.
«Et tu étais, continua-t-elle, la femme qui porte malheur.... celle dont parlait la Poule noire.... la comédienne....
—Oh! pauvre chère enfant! dit-elle en souriant tout au milieu de son chagrin, tu ne sais pas seulement ce dont je te parle! Pardonne-moi et ne sois pas fâchée. Ma raison va et vient quand j'ai ces fièvres, et je ne vaux guère mieux qu'une innocente. Tu es heureuse, toi, sans doute, ma fille, et je le souhaite de tout mon cœur, tu ne peux pas deviner l'effet que produit la peine.
—Madame, répliqua Annette à voix basse, chacun connaît son propre mal Peut-elle être heureuse celle qui se voit forcée d'abandonner son mari bien-aimé et ses chers petits enfants!
—Ah! s'écria ma mère, comme si ces derniers mots seulement l'eussent frappée, tu as des petits enfants!»
Annette, au lieu de répondre, dit pour la troisième fois et d'un accent qui, malgré elle peut-être, n'était pas sans sévérité:
«Madame, je croyais que vous aviez encore quelqu'un à aimer.
—Tais-toi! ordonna la pauvre femme. Je t'ai bien entendue les autres fois. Oui, j'ai encore un fils, mais tais-toi!»
Annette courba la tête.
Ma mère, comme si elle eût regretté cette prompte obéissance, resta silencieuse un instant, mais elle avait absolument besoin d'épancher son pauvre cœur. Elle reprit bientôt avec plus de mystère:
«C'est ici notre malheur. M. Raffroy a eu tort, grand tort de te parler de cela.... ou peut-être te l'a-t-on dit par la ville, car tout le monde me regarde quand je passe, et je n'ose plus sortir. Oui, c'est bien vrai, Anna, j'avais un second fils. On ne faisait pas beaucoup d'attention à lui à la maison, mais quand il fut parti, nous vîmes bien que nous l'aimions autant que les autres. On ne dit jamais son nom ici: M. de Kervigné ne veut pas. Il n'est point maudit, cependant: monsieur et moi nous prions pour lui le matin et le soir. Seulement, il est mort pour nous: l'abbé a eu tort de te parler de lui.»
Elle s'arrêta pour attendre la réplique d'Annette, elle eût voulu quelqu'un sans doute pour plaider la cause de l'absent; mais Annette ne répliqua point. Ma mère poursuivit:
«M. Raffroy a eu tort, et c'est bonté d'âme. Il aimait cet enfant-là. Il nous aime tous. Voilà si longtemps qu'il est bien reçu chez nous!
«Ah! s'interrompit-elle avec une larme dans les yeux, c'est surprenant qu'il s'entête à l'aimer! et cependant, l'enfant était si jeune! Tout seul dans ce Paris, chez des parents qui sont des drôles de gens, à ce qu'on dit. Ce fut la présidente qui le mena elle-même au spectacle, la première fois. Je pense à lui plus qu'il ne faudrait: j'ai beau faire. Il est vivant, mon cœur me le dit: jamais je ne le vois avec mes autres morts.... et s'il voulait quitter celle qui a porté malheur, la comédienne, la schismatique, la maudite, maudite mille fois! oh! certes, il serait reçu ici comme l'enfant prodigue, à cœur et bras ouverts!»
Elle s'arrêta parce qu'elle vit des larmes dans les yeux de sa petite servante.
«Pourquoi pleurez-vous, Anna? demanda-t-elle.
—Parce que, avec une âme si bonne que la vôtre, madame, il faut bien souffrir pour maudire.»
Ma mère resta frappée et fut tout une minute avant de reprendre la parole.
«Ai-je maudit? murmura-t-elle enfin. Certes, certes, j'ai cruellement souffert. Mais je ne la connais pas et l'on m'a rapporté que notre pauvre Gérard était de son parti à l'heure de mourir. Qui sait? elle aime peut-être ce malheureux enfant, car ce n'est pas l'intérêt qui la retient désormais près de lui.... à moins qu'elle n'attende notre décès....»
Annette fit un geste de violente dénégation.
«Tu es trop jeune pour comprendre cela, dit ma mère, et, d'ailleurs, tu es une Bretonne. Mais ces Grecs.... presque des païens! Enfin, je ne suis pas déjà si méchante, va, je pense bien à mon fils. Il y a des moments où je crois que je pardonnerais. Mais à quoi bon? Je ne suis pas la maîtresse. Mon mari est la douceur même dès qu'on n'attaque pas son nom; pour la mésalliance, il est de fer, et il avait dit souvent qu'il déshériterait Gérard lui-même, Gérard, son orgueil et son amour, si Gérard se mésalliait. Et encore parlait-il d'une mésalliance ordinaire.... mais une schismatique! mais une comédienne!
Elle laissa retomber la tête sur l'oreiller,
«Va te remettre au lit, Anna, ordonna-t-elle. Je suis folle de prendre le sommeil d'une pauvre enfant comme toi.»
Annette obéit, et ce fut le lendemain au matin qu'elle m'écrivit sa première lettre.
Il était temps. Le pauvre Joson ne savait déjà plus à quel saint se vouer. J'étais en danger de mourir ou de perdre la raison.
Annette ne me disait point encore où elle était, bien sûre que j'aurais été la réclamer au bout du monde. Elle me donnait seulement de ses nouvelles, ajoutant que sa grande entreprise était en bonne voie de réussite et que bientôt nous serions tous réunis.
Elle me trompait: c'était un pieux mensonge. L'entretien de la nuit précédente lui avait montré toutes les difficultés de son œuvre. Il ne s'agissait pas seulement de miner l'influence des Bélébon et de chasser l'odieux Vincent; ce n'était pas même assez de séduire ma mère et de la rendre propice. Derrière tout cela, il y avait l'inflexible volonté de mon père.
Annette avait deviné d'un seul coup d'œil le caractère de ce dernier. Bien qu'elle n'appartînt pas à notre Bretagne, patrie classique des obstinés, elle avait lu sur l'excellente et placide figure du bonhomme toute la profondeur de son entêtement.
Un homme comme mon père, buté à un pareil mot: «mésalliance,» meurt sur place, à petit feu, avant de desserrer les doigts.
Avant le déjeuner, Annette trouva le temps de courir chez l'abbé Raffroy, qui s'étonna de la voir découragée.
«Vous avez déjà soulevé des montagnes, lui dit-il. Continuez, ferme! ferme! Nous aurons les Bélébon; faites pleurer madame! faites rire monsieur! Ah! si seulement vous pouviez vous asseoir à table! Mais c'est égal! des chansons! des chansons!
—Mais on le dit plus entêté qu'une pierre! soupira ma pauvre Annette.
—Bah! bah! Ma lon lan la, tra deri dera! Oh! hé! Oh! gai! gai! La nuit, vous avez l'oreille de la bonne dame. Ce soir, au dîner, dansez la danse d'Etel. Avec Vincent, ne vous fâchez jamais, mais ripostez dur et piétinez dessus, quand vous l'aurez mis à terre. Ce n'est pas bien charitable, ce que je vous dis là, mais faites tout de même. Saint Sauveur! quand nous serons débarrassés de ce troupeau impur, je promets bien d'entonner le Te Deum.... et le reste ira tout seul, soyez tranquille!»
Au moment où Annette rentrait à la maison, la voix retentissante de mon père commandait:
«A la soupe! à la soupe! Tout le monde à la soupe!»
Vincent n'était ivre qu'à demi, par extraordinaire. Il est probable que l'oncle Bélébon l'avait puissamment morigéné, car il ne se montra pas vis-à-vis d'Annette beaucoup plus grossier que ne le sont d'habitude les malotrus de sa sorte avec les filles de cabaret. La journée se passa sans orage. Ma mère voulut avoir Annette auprès d'elle depuis le matin jusqu'au soir, et mon père, qui s'ennuyait lamentablement, vint se mettre en tiers dans leur causerie. Il se fit raconter des histoires et se retira enchanté.
Mon père gênait ma mère; elle eût voulu avoir Annette pour elle toute seule. Dès que M. de Kervigné fut parti, ma mère s'empara d'Annette et fit avec elle la grasse veillée. Il y eut, cette fois, des confidences; on se plaignit des Bélébon, le nom, le propre nom de René fut enfin prononcé.
Le lendemain, on raconta par le menu la fameuse histoire de la Poule noire, puis des détails intimes et bien touchants, hélas! sur les diverses catastrophes qui avaient empli la maison de deuil. Ma tante Bel-Œil avait ordonné en mourant qu'on brûlat sa bibliothèque de romans, traduits de l'allemand, déclarant qu'ils contenaient tous un poison plus ou moins subtil, destiné à troubler les cœurs sensibles. Son testament me déshéritait, parce que je ne lui avais pas envoyé en temps Rudolphe d'Haberburg ou le Vautour du Monastère.
Ma tante Nougat avait succombé aux suites d'une mayonnaise de langouste. Je prends sur moi d'affirmer que la Poule noire n'était pour rien dans son décès: elle n'avait pas eu le temps de tester. Dans la ville, on disait que mon beau-frère, le marquis de Tréfontaines, était mort d'ennui. Mais ici commençaient les larmes: ma sœur et les deux petits! Annette pleurait de bon cœur en voyant par la pensée le lit de douleur où la jeune mère entourait son agonie de deux berceaux déjà vides. Et chacun de ses pleurs allait à l'âme de sa maîtresse.
Au bout de huit jours, Annette était l'idole de la maison. Elle avait rempli à la lettre le programme du chanoine: Elle aidait ma mère à pleurer, elle faisait rire mon père à gorge déployée. Mon père avait retrouvé une bonne moitié de son appétit d'autrefois et son potage recommençait à tomber jusqu'au fond de ses bottes. Les actions Bélébon baissaient à vue d'œil; c'était une dégringolade.
Le matin du neuvième jour, au moment où Annette entrait dans la chambre où elle faisait sa toilette, l'oncle Bélébon l'appela du bout du corridor. Il ne s'agissait plus des insolences de Vincent; on capitulait; l'oncle était là pour battre la chamade. Mais quand Carthage ou l'Angleterre fait patte de velours, c'est l'heure du danger pour Rome ou pour la France. L'oncle Bélébon était un madré diplomate, et vous allez bien voir enfin que je n'ai rien exagéré en disant qu'il avait tout l'esprit de la famille.
XXXIX.
COMÉDIES.
L'oncle Bélébon souriait à pleine bouche et clignait de l'œil en homme qui apporte un sac de dragées sous son paletot.
«Eh bien! comment donc va Minette? dit-il de loin. Joli temps pour les seigles, quoiqu'ils demandent de la pluie du côté d'Auray. Mais bah! à la campagne, ils demandent toujours quelque chose. Et à la ville aussi, eh! Il n'y a que vous pour n'avoir rien à souhaiter, hé! hé!»
Il entra et déplia son vaste mouchoir pour s'essuyer le front, ce qu'il faisait toute fois que pendait une négociation importante. Chaque diplomate a son tic et sa mise en scène.
«Ma belle petite mignonne, reprit-il, asseyons-nous, pas vrai? J'ai à vous causer d'amitié. Hé! hé! ça vous étonne? Ça va bien plus vous étonner encore tout à l'heure. Vincent n'est pas un trappiste, non, ni un capucin. Chacun a ses défauts; dites donc, hein! Mais il y a du bon chez ce garçon-là; c'est franc, c'est loyal, c'est doux comme un agneau, au fond, et la petite femme qu'on prendra fera de lui tout ce qu'elle voudra. Ah! mais oui!»
Dans les successions, l'oncle Bélébon détournait des objets pour avoir un «souvenir» du mort. Comme il avait vu mourir beaucoup de gens, il s'était monté ainsi de souvenirs. Il ouvrit la fameuse boîte d'or de ma pauvre tante Nougat, où était le portrait de Gérard, et huma une prise comme eût pu le faire M. de Talleyrand en personne.
Après quoi, il offrit une pastille à Annette dans la bonbonnière émaillée de Bel-Œil.
«Ah! mais oui, répéta-t-il. Tout ce qu'elle voudra, la coquinette! Bonne nature, le pauvre Vincent, cœur sur la main, pas vilain garçon, dès qu'on l'aura nettoyé. Que dites-vous de ça, ma mignonne?
—Absolument rien, monsieur de Bélébon, répondit Annette.
—Sans doute, sans doute, hé, hé! Vous avez un petit peu de rancune, pas vrai, fifille? Voilà! il est assez fâché de ce qu'il a fait, allez! Il était habitué comme ça avec les autres femmes de chambre. Vous savez, les jeunes gens. Mais vous! pas de danger! il sait de quoi il retourne, maintenant. En un mot comme en cent, vous lui avez tapé droit dans l'œil. Atout!»
Annette fronça le sourcil. L'oncle Bélébon croisa ses jambes l'une sur l'autre et se campa à la façon des sociétaires de la Comédie-Française quand ils veulent jouer la bonhomie du grand seigneur.
«Tata? tata! fit-il, voyez-vous ça! La Minette se figure qu'à mon âge je viendrais lui parler pour la bagatelle! Ne va-t-elle pas se fâcher? Stop, bijou! Regardez mes cheveux blancs. Ah! pauvre biche, vous ne vous attendez guère à gagner tout d'un coup le gros lot! Ah! mais! domino? Voulez-vous savoir? On va vous faire comtesse, ma petite, rien que cela, du premier coup! La chose a-t-elle le don de vous plaire? Comtesse de Kervigné-Bélébon. Je viens vous demander votre blanche main en faveur de mon petit-fils, Vincent de Kervigné-Bélébon, qui sèche sur tige de l'amour qu'il a pour vous. C'est farce, pas vrai? Eh bien vous ne rêvez pas. Telle est la récompense de la vertu sur la terre!»
Annette affecta de baisser les yeux et tourna la tête pour cacher l'envie de rire qu'elle avait.
«Elle n'en revient pas! disait le bonhomme; tenez, tenez! elle n'en revient pas, la polissonne! C'est gentil de faire des heureux!»
Pour éviter au lecteur la peine de sonder les profondeurs de l'oncle Bélébon, voici quel était son calcul. Ah! qu'il avait d'esprit!
Problème à résoudre: se débarrasser de la favorite.
L'affection qu'on avait chez nous pour Annette grandissait; elle gagnait tout le terrain que le parti Bélébon perdait; Vincent était en équilibre au seuil de la rue. Il fallait à tout prix renvoyer la favorite dans ses foyers.
Or mon père était encore le maître, en définitive, et mon père avait une haine beaucoup plus forte que son affection pour la favorite. L'objet de sa haine, c'était le monstre appelé Mésalliance.
Que Vincent parût amoureux de la femme de chambre pour le bon motif, qu'il la demandât en mariage, et que la femme de chambre donnât dans le panneau, tout était dit.
Or, comment supposer que la femme de chambre pût résister aux séductions de ce splendide avenir? Comtesse de Kervigné-Bélébon!
Il est vrai que Vincent était un affreux époux, mais, selon l'expression de l'oncle Bélébon, la petite n'avait pas froid aux yeux. Elle était fille à mettre Vincent dans sa poche, si elle voulait, et certes, la frayeur ne pouvait point l'arrêter sur la route de la fortune.
Le piége était adroit, positivement, et tendu comme il faut. L'homme qui avait exilé son propre fils, son fils unique, hésiterait-il devant l'expulsion d'une servante?
Je dois noter ici que personne, à Vannes, ne savait rien d'Annette, excepté l'abbé Raffroy et ma mère, instruits tous les deux à des degrés bien différents. Annette passait pour une jeune fille de Basse-Bretagne. Ni ma mère, ni l'abbé Raffroy ne choisissaient les Bélébon pour confidents.
Cependant l'oncle allait répétant:
«Elle n'en revient pas! elle n'en revient pas, la petite cocotte.»
Et il prenait le silence d'Annette pour l'ébahissement du bonheur. Sans qu'elle demandât d'explications, il prit la peine de lui en fournir, tant il jugeait son offre inespérée et invraisemblable.
«J'entends bien, j'entends bien, dit-il rondement; quand le gros lot vous tombe des nues, on n'y croit pas; ça éblouit, ça ébêtasse, ça ébeluette! Il tombe si rarement, pas vrai, le gros lot? Vous êtes comme saint Thomas, Bichette; il faut qu'on vous fasse toucher au doigt la chose. M. le vicomte de Kervigné-Bélébon, mon petit-fils, qui sera comte à la mort de son père adoptif, car l'adoption légale n'est plus qu'une affaire de temps, est couru comme un gibier par toutes les demoiselles de Vannes. Ah! Seigneur Dieu! celui-là n'est pas embarrassé pour se marier, dites donc! Les filles de la noblesse, de la magistrature et du commerce se l'arrachent, quoi, ça crève l'œil. On n'a pas besoin de lunettes pour voir la chose. Alors, pourquoi choisir une servante, hé? Bon! Atout, et passe mon roi! Nous ne sommes pas d'hier; nous avons la tête carrée comme un bonnet de président. La noblesse? la magistrature? la finance? c'est selon les goûts, comme l'échalotte. Je n'en dis pas de mal, savez-vous? Mais notre Vincent est de la campagne: s'il prenait une de ces pimbêches d'un liard en pain d'épices, il y aurait des reins cassés au bout de huit jours. Ce n'est pas l'affaire. Comprenez-vous la manœuvre? Et puis, que voulons-nous? Mettre du bonheur dans cette maison-ci, qui est la nôtre. Le papa et la maman sont faits à votre mignon minois; ils vous aiment; je les vois d'ici tous les deux sauter de joie, quand on leur dira: Voilà votre fillette. Je vous dis: C'est gentil de faire des heureux. Moi, je trouve ça gentil. Et vous? En conséquence de quoi, j'ai dit au gars: Roule ta bosse! Je vas parler avec la petite: tu auras ce que ton cœur désire, pour chanter comme la chanson, et les bonnes gens mourront au sein du bonheur. Allez! posez le double six. Je suis fait de même, agissant toujours pour le mieux et me moquant du qu'en dira-t-on. J'ai bien l'honneur d'être, etc., comme à la fin des lettres. Réponse, s'il vous plaît. Baisez papa.
—Cinq minutes de retard, montre à la main, cria mon père dans le corridor. A la soupe, saperbleure! à la soupe!»
Annette s'élança pour se rendre à son devoir. La chambre de Vincent s'ouvrait à l'autre bout du corridor. Elle en vit sortir la tête de Méduse.
Un homme entre deux âges, fort élégant, tout de noir habillé, causait avec Vincent, à voix basse. Il tenait sa main pour prendre congé. A la vue d'Annette, cet homme resta bouche béante et pâlit, puis il s'éloigna précipitamment, sans prononcer une parole.
Annette l'avait reconnu du premier coup d'œil: c'était Laroche.
Ceci était bien autre chose que les diplomaties Bélébon. Annette demeura un instant atterrée devant la ruine de son plan et l'écroulement de tous ses projets; mais qui de nous saurait mesurer un courage de femme? Annette était la vaillance même. Elle se redressa, intrépide, devant le danger. Au déjeuner, elle eut la force d'être gaie, car la gaieté était une de ses armes, et il les lui fallait toutes.
Après le repas, elle se retira, selon l'habitude, dans la chambre de ma mère. Tout en riant, tout en chantant, elle s'était recueillie en elle-même. L'heure sonnait de jouer son va-tout. Elle avait compté sur un plus long délai, mais elle était prête.
«Je vous appelai tous autour de moi, me disait-elle en me racontant plus tard les émotions de cet instant: toi, René, mon petit Philippe et ma petite Anna. Je songeai à mon cher père, qui est un saint auprès de Dieu, et je me sentis comme entourée de bons anges.»
Ma mère était triste. C'était l'effet que produisaient sur elle désormais le bruit et les rires. Annette savait d'avance qu'il ne serait pas difficile d'amener l'entretien sur une pente favorable, car elle avait peine chaque jour à fuir les questions dont on l'accablait. Son embarras était de frapper un coup décisif et d'arriver en si peu de temps à pousser l'émotion jusqu'à ce paroxysme contagieux qui se gagne de proche en proche; car ce n'était pas le cœur de ma mère seulement qu'Annette avait à emporter d'assaut, c'était aussi, c'était surtout le cœur de mon père.
Elle prit son ouvrage qui était une broderie et s'assit sur un tabouret sous le bras en tapisserie du grand fauteuil de sa maîtresse.
Elles gardaient toutes les deux le silence. Ma mère rêvait; Annette cherchait. Ma mère dit, comme si elle eût obéi malgré elle au secret désir de sa jeune compagne:
«Il y a des moments où je crois que vous m'avez trompée, Anna. Il est impossible que vous soyez une fille de la campagne.»
Anna poussa un gros soupir en répondant:
«Jamais je ne vous ai dit que la vérité, madame.
—Le soleil a brûlé ces jolies mains, c'est vrai, reprit ma mère, mais depuis peu seulement, et le travail de la bêche ou de l'aviron ne les a point grossies. En quel pays de Bretagne brode-t-on comme vous brodez, Anna?
—A Etel, madame.
—On dit, en effet, que celles d'Etel sont presque des demoiselles. J'irai y voir. Ce qui est bien sûr, c'est que vous n'étiez point faite pour être une servante.
—Madame, vous ai-je donc mal obéi?
—Ah! chère petite! Dieu me préserve de le dire! Tu as été toujours près de moi douce et facile comme un ange! C'est là précisément ce qui te distingue des autres domestiques. Les domestiques, à présent, sont les ennemis de leurs maîtres, et toi, il semble que tu n'aies qu'une pensée du matin jusqu'au soir: nous plaire. Depuis bien longtemps, je n'ai eu de consolation et de joie qu'avec toi. Mon mari et moi c'est le jour et la nuit, et pourtant, tu sais te faire bonne pour l'un comme pour l'autre. Ma pensée, Anna, chère enfant, c'est que tu es au-dessus de ton état. Ton langage n'est pas celui de nos Bretonnes; Juliette, ma fille, la marquise, n'avait pas les doigts plus délicats que toi, et il n'y a pas jusqu'à tes brusqueries qui ne ressemblent point aux colères du village....»
Annette soupira et murmura.
«J'ai pourtant fait ce que j'ai pu!
—Pour me tromper, n'est-ce pas, chérie?» demanda vivement ma mère.
Annette baissa les yeux et garda le silence.
«J'en étais sûre! s'écria l'excellente femme avec un élan de joie. Il y a là quelque dévouement comme ceux qu'on raconte dans les livres! Tu es une demoiselle! tu t'es mariée par amour malgré le consentement de tes parents.... Tu pleures!.... Se peut-il qu'il y ait des gens assez durs!.... car tu n'as pu choisir qu'un homme digne de toi, j'en jurerais!
—Oh! oui! balbutia Annette, qui n'avait pas besoin ici de jouer l'émotion, digne de moi!
—Vois donc! Et pourquoi vous a-t-on fait du chagrin? parce qu'il était pauvre sans doute? et d'une naissance inférieure à la tienne? car tu es de sang noble, j'en mettrais ma main au feu!»
Annette n'était pas là pour faire son cours de philosophie et disserter en elle-même sur les merveilleuses inconséquences de notre pauvre nature humaine.
L'indignation de ma mère s'échauffait et grandissait, fouettant avec une énergie inattendue la paresse de son caractère. Il lui fallait évidemment toute sa charité chrétienne pour ne point maudire hautement ces parents injustes et cruels qui avaient pu rejeter loin d'eux un pareil trésor, pourquoi? Parce que....
Mon Dieu! cela est certain! l'idée de son fils René ne vint point en ce moment à ma bonne mère.
«Veux-tu, reprit-elle avec une chaleur croissante, je puis bien te proposer cela, car je suis certaine, oh! parfaitement certaine d'avoir l'approbation de M. de Kervigné, veux-tu rester toujours avec nous? non plus comme servante, mais comme amie? Tu seras servie à ton tour et je voudrais bien voir qu'il y eût ici quelqu'un pour te manquer de respect! Tu seras ici autant que Vincent Bélébon: bien plus que Vincent Bélébon, car on ne l'aime pas et l'on t'aime!»
Annette se pencha sur sa main et la baisa.
«C'était mon rêve! murmura-t-elle. Rester avec vous toujours!
—Eh bien?» fit ma mère, déjà épouvantée.
Annette se redressa et montra deux grosses larmes qui roulaient lentement sur sa joue.
«Je suis venue ici pour mon mari, dit-elle, pour mes enfants. Laissez-moi parler, madame. Je ne vous connaissais pas, c'est vrai, mais dès que je vous ai vue, tout mon cœur s'est élancé vers vous! Avoir une mère comme vous, ah! bonté du ciel!... si je pouvais être heureuse quelque part, loin de la plus chère moitié de mon âme, ce serait près de vous. Mais on compte trop souvent sur le courage qu'on se promet d'avoir. Mon mari souffre là-bas, je le sais; mes petits enfants m'appellent...»
Ma mère courba la tête à son tour.
«C'est vrai... c'est vrai! pensa-t-elle tout haut. Tu ne peux pas nous aimer comme tu les aimes.»
Elle prit la broderie des mains d'Annette et la plia.
«Tu veux nous quitter, ma fille?» prononça-t-elle d'une voix altérée.
Et comme Annette ne répondait pas, elle ajouta:
«Je garderai cela... avec les deux boucles blondes des petits. Depuis ma fille, je n'ai rien aimé comme toi. Je vais être seule. Je ne veux plus personne. Pourquoi es-tu venue? Qui t'avait appelée?....»
Elle appuya sa tête sur sa main. Elle ne pleurait pas, mais les rides se creusaient sur sa figure toute pâle. Annette fondait en larmes.
«Je ne sais pas votre histoire, Anna, reprit ma mère, je désirais la savoir, mais que m'importe à présent? ce que je devine me suffit. Vous ne manquerez plus de rien, ma fille. Je vous ferai une pension, pour que vous puissiez rester toujours près de votre mari, près de vos petits enfants....
—Oh! madame! madame!
—J'irai vous voir. Y a-t-il où me mettre, dans votre maison?
—Ma bonne! ma chère maîtresse!
—Taisez-vous! vous m'avez menti. Aviez-vous le droit de réveiller mon désespoir engourdi? Vous ne saurez jamais le mal que vous avez fait, Anna....»
Elle croisa ses deux mains froides sur la broderie pliée et répéta:
«Seule! encore seule!»
La bouche d'Annette s'ouvrait, l'aveu pendait à ses lèvres, quand on frappa à la porte doucement. C'était M. de Kervigné qui s'ennuyait à la mort, selon sa coutume, et qui rôdait, cherchant à tuer le temps qui séparait le déjeuner du dîner.
«Vous n'avez que deux heures vingt, ici, dit-il, vous retardez: il est vingt-cinq et je ne sais pas si nous n'aurions pas deux minutes de plus à la cathédrale. Nous avons eu trente-deux au thermomètre, aujourd'hui, savez-vous. Voici l'été pour tout de bon. C'est demain grand'marée: on a vu de la sardine au marché. Comment dites-vous donc celle-là, Annaïc?....
Il s'arrêta court et se mit à regarder les deux femmes.
«Qu'as-tu donc, madame! demanda-t-il en pâlissant. As-tu renvoyé Annaïc?»
Ma mère fut quelque temps à répondre, puis elle regarda son mari en face à son tour et dit résolûment:
«J'ai assez pleuré. Ils viendront vivre ici tous les quatre, ou je m'en irai dans un couvent!
—Qui donc, tous les quatre, interrogea mon père.
—Elle, son mari et ses deux petits enfants.
—Son mari! Tiens! tiens! Eh bien! pourquoi non? depuis Joson Michais nous n'avons pas eu de valet de chambre.
—Il ne s'agit pas de valet de chambre! s'écria ma mère. Vous n'avez pas deviné cela, vous autres. Anna est une fille de qualité.
—Saperbleure! fit mon père.
—Un mariage d'amour....
—Ah! diable!
—On a chassé le jeune ménage. Un jeune homme charmant....
—Voyez-vous ça! Je les prends. Plus on est de fous plus on rit. L'oncle se ratatine et Vincent s'abrutit. Embarque!»
Ma mère se jeta impétueusement dans les bras du bonhomme. Ce n'était plus la même femme. Elle vivait maintenant, et la joie la jetait hors de son assoupissement chronique.
«Partons! dit-elle. Partons tout de suite. Je veux aller les chercher. D'ici Etel, il n'y a que huit lieues.
—Et la soupe? objecta mon père.
—Nous dînerons à Auray.
—Au Pavillon-d'en-haut! bonne auberge! J'en suis! Mais que fait-elle donc, cette petite?»
Annette était entre eux deux, agenouillée et les mains jointes.
«C'est impossible, dit-elle les larmes aux yeux. Merci, merci du fond du cœur. Mais n'essayez pas de nous sauver: c'est impossible.
—Il n'y a au monde qu'une chose impossible, s'écria mon père, c'est de me faire consentir au mariage de mon coquin de fils avec la comédienne. En route, il doit savoir des chansons, ce mari! La soupe à Auray! un morceau sur le pouce à Etel: bon appétit, bonne conscience. En route!»
XL
CAPITULATION.
Il me souvient que toute cette journée je fus agité par une forte fièvre. J'éprouvai sûrement le contre-coup des émotions de ma pauvre Annette.
Annette saisit l'occasion aux cheveux.
Elle se leva résolument et essuya ses yeux d'un revers de main.
«Adieu, ma bonne et chère dame, dit-elle, adieu, monsieur le comte: je ne vous oublierai jamais.
—Nous allons avec toi, saperbleure!
—Restez. Cela ne se peut pas. Vos dernières paroles sont ma condamnation.
En quoi? en quoi? s'écria ma mère. Voudrais-tu comparer....?
—Allons donc! l'interrompit mon père, la mésalliance du mâle est seule une déchéance.
—Et d'ailleurs, reprit la comtesse, ne t'ai-je pas tout dit? Quel rapport y a-t-il entre toi, pieuse comme un ange, et cette créature?
—Jarnicoton! s'écria mon père, enflammé par la contradiction, crois-tu me faire tourner comme une toupie? Il faut du monde ici, à table! Je veux aller chercher ce gaillard-là! Si le chevalier avait choisi un brin d'amour comme toi, Annaïc, j'aurais été capable....
—Ah! soupira ma mère, si nous avions ce bonheur-là!»
Annette était fort embarrassée. Parmi les lecteurs, il en est qui penseront que les choses tournaient en sa faveur. Ceux-là se tromperont. Annette avait compté déchirer le voile dans le paroxysme d'une grande émotion. Il fallait cela pour que son aveu fît péripétie. Ses batteries étaient arrangées pour amener une explosion d'enthousiasme et de larmes. La fantaisie des deux bonnes gens dérangeait tout. Ils faisaient trop de chemin en avant et brûlaient la consigne. Le train préparé pour l'embuscade était dépassé. Le drame rêvé ratait et faisait long feu comme un méchant vaudeville.
Mais Annette était un petit lion pour la bravoure. Dans la vie, comme à la guerre, les mauvaises positions sont celles où l'on gagne les batailles décisives. Annette s'écria:
«Vous ne me suivrez pas malgré moi, peut-être!
—Si fait, pardieu!» répondit mon père enchanté.
J'ai parlé de vaudeville; ma mère était le drame, mais mon bon père était le vaudeville incarné, la gaieté à tout prix, et n'en fût-il point! Avec lui peut-être que le drame eut échoué. Le vaudeville le saisit au collet.
«Tiens bon l'aviron, Manon, s'écria-t-il, embarque!
—Et si je vous disais...... commença Annette, épuisant au hasard sa dernière cartouche.
—Dis tout ce que tu voudras, Annaïc!
—Si je vous disais que je suis votre fille!»
Il y eut un silence. Ma mère crut et murmura:
«Enfant! que Dieu t'entende!
Mon père ne crut pas:
«A d'autres! à d'autres! fit-il. Je t'ai vue à la messe.... et communier.... A la sainte table, la comédienne serait devenue noire comme un charbon? Embarque!»
Ma mère serrait Annette contre son cœur et pleurait déjà toutes les pauvres larmes de sa joie, que mon père chantait encore.
«Allons donc! allons donc! On ne m'en passe pas! Je prends ton gaillard de mari pour ce qu'il est. Galeux qui s'en dédit! Embarque!»
Ce n'était pas pour rien qu'il avait la réputation d'entêtement la mieux établie qui fût dans tout le Morbihan.
La voix tremblante de ma mère dit à l'oreille d'Annette dans un baiser:
«Allons, à la grâce de Dieu!»
Et, ma foi, ils partirent, au complet triomphe de mon père.
Selon le programme, on mangea la soupe à Auray. Mon père s'amusait comme un bienheureux. Il mit deux assiettes de potage dans ses bottes. Quelle conscience, à en juger par son appétit! Annette avait déjà tout le cœur de ma mère, bien qu'elles eussent échangé à peine quelques rares paroles depuis le départ, mais le brave homme restait profondément convaincu qu'on lui jouait une niche.
La voiture qu'on avait prise à Vannes dut rester à Auray. D'Auray au pont Lorois, les chemins étaient alors dans un état si sauvage qu'il fallait des véhicules d'espèce particulière. Annette et ma mère se serrèrent dans un petit cabriolet du genre appelé tapecul, sauf le respect profond qui est dû au lecteur, et il fut convenu que mon père suivrait à bidet. Jusqu'alors, tout avait marché à souhait; mais ici était l'écueil. Annette se sentit frémir quand le cabriolet tourna l'angle de la place d'Auray. Elle aurait voulu mon père à la portière.
«Il va venir tout à l'heure, lui dit ma mère, qui peu à peu rentrait dans son calme.»
Mais on sortit d'Auray et M. de Kervigné ne vint pas. La route se fit cahin caha. Ma mère disait toujours: Il va venir, et il ne venait point.
Il était l'exactitude même. Quel obstacle pouvait donc le retenir?
Le cabriolet venait de disparaître et mon père mettait fidèlement le pied à l'étrier, lorsqu'il se vit entouré tout à coup par les deux Bélébon et M. de Laroche, comme on appelait à pleine bouche l'ancien Potemkin de la présidente. Il valait bien cela. C'était tout à fait un homme de tenue et il portait je ne sais quel ruban à sa boutonnière. Les Bélébon cachaient leur terreur sous une apparence fanfaronne, et M. de Laroche, calme comme il convenait à un personnage de sa dignité, avait l'air près d'eux d'un homme d'Etat encanaillé par des électeurs.
Ce fut lui qui porta la parole, et sa harangue eut le mérite d'être courte.
«Monsieur le comte, dit-il, la comédienne a joué la comédie.»
Et les deux Bélébon éclatèrent de rire.
Mon père devint rouge jusqu'au blanc des yeux. Il avait bien dîné. A ce moment de la digestion, la colère lui était mauvaise.
Le sang qui se précipitait à son cerveau, engourdit sa langue pendant quelques secondes. Quand il put parler, il s'écria:
«Ce n'est pas vrai! La coquine n'aurait pas osé!
—Tiens bon l'aviron, Manon!» chantonna Vincent.
Mon père lui balafra le visage d'un violent coup de cravache. Le vieux Bélébon dit:
«Le gars n'est pourtant pas cause si l'on s'est moqué de vous.»
M. de Laroche ajouta:
«Le mariage est nul, l'interdiction est prononcée valablement. J'ai pris à Vannes un ordre de gendarmerie, en votre nom. La comédie aura le dénouement que vous voudrez.
—A cheval!» ordonna mon père, qui était en proie à une véritable rage, et que les gendarmes suivent!
Le jour s'en allait tombant. Au Magoër, nous étions servis les derniers de la commune: c'était l'heure du facteur. J'attendais des nouvelles d'Annette, assis sur le seuil de ma porte; les enfants jouaient autour de moi. Joson Michais avait fait le tour par le pont Lorois pour aller prendre des hameçons à Etel. La soirée était chaude et lourde, il me semblait que ma pensée pesait à mon front. Il y avait maintenant onze jours qu'Annette était absente: j'avais compté les heures. Dieu sait qu'elle n'avait point menti en disant à ma mère: «Mon mari souffre loin de moi.» Je souffrais à faire pitié; ces quelques jours m'avaient brisé comme une longue maladie.
Si l'on m'eût interrogé, cependant, sur la nature de mon supplice, je n'aurais su nommer aucune des navrantes angoisses qui seules sont connues pour déchirer le cœur de l'homme. Je n'étais pas même jaloux, car la jalousie m'eût tué comme un poison foudroyant. Je n'avais aucun doute concernant la constance d'Annette: il me semblait impossible qu'elle eût cessé de m'aimer ou que seulement sa tendresse pour moi fût diminuée. Mais elle n'était pas là, je ne l'avais pas; elle avait emporté ma vie et mon âme. Je pleurais en regardant les enfants; leurs sourires ne me consolaient point; je ne savais pas bien aimer sans elle. J'étais comme un mourant de la fièvre lente dans notre maison naguère si joyeuse et maintenant plus triste qu'un sépulcre.
Pendant que j'étais là, les mains croisées sur mes genoux et la tête baissée, un bruit de chevaux se fit dans le sentier qui monte à la route de Port Louis. Je tournai la tête de ce côté machinalement et je vis deux gendarmes qui passaient.
La présence d'un gendarme de Magoër est chose aussi rare et presque aussi solennelle que le passage d'un roi sur le pavé d'une préfecture. Les enfants et les femmes sortirent au devant des portes; moi je me replongeai dans mon engourdissement.
Au bout de quelques minutes, autre bruit de chevaux. Le crépuscule assombri me montra vaguement quatre silhouettes sur la route et un homme qui soulevait en courant un nuage de poussière.
L'homme était Joson Michais.
«Quoique çâ, me dit-il en arrivant et d'une voix altérée, y a du tâbâc, monsié el chevâlier!»
Je le regardai tout étonné. Ma pensée ne pouvait aller que vers Annette.
«As-tu de ses nouvelles? m'écriai-je. Y a-t-il un malheur?»
Joson retournait précipitamment nos ustensiles de pêche, jetés pêle-mêle dans un coin. Il hésita un instant entre une fouine ou foaine, emmanchée de long, pour harponner l'anguille sur fond de vase et un énorme basse croc, instrument destiné à lever le gros poisson dont le poids briserait la ligne.
«Faut pas mentir!» prononça-t-il avec emphase.
Puis il ajouta:
«Ej' vas toujours en descendre un couple! C'est pas péché de démolir les gendarmes, aussi vrai que Dieu est Dieu!»
Je me levai, saisi d'une crainte vague. Joson s'était planté à mon côté, l'arme au bras.
«Monsieur le maire a dit comme ça, gronda-t-il, qu'avec les papiers qu'ils ont levés à Vannes, ils peuvent vous coller en prison....
—A Vannes?» répétai-je.
Les gendarmes avaient disparu, mais les quatre cavaliers approchaient et l'un d'eux était à plusieurs pas en avant des trois autres. En regardant celui-là, je crus rêver.
Une voix s'éleva qui tremblait de colère.
«Voilà donc où je devais vous retrouver, monsieur le chevalier de Kervigné!» dit-elle.
Mon père! C'était mon père!
«Quoique ça.... fit Joson Michais atterré.
«Ça ne fait point rien, reprit-il pourtant par réflexion, ej' vas tout de même en descendre un couple!»
Et il bondit, brandissant son bass-croc.
Distinctement, j'entendis Laroche qui disait:
«Cas de légitime défense! Feu sur cette bête sauvage!»
Un coup de pistolet retentit, mais ce Laroche n'avait pas de bonheur dans les expéditions nocturnes. Je ne sais où s'égara la balle. Le bass-croc de Joson le mordit comme s'il eût été un congre et le jeta sur le sable où Vincent le rejoignit aussitôt. L'oncle Bélébon piqua des deux en pleine déroute, en criant:
«Gendarmes! à l'assassin! Gendarmes, faites votre devoir!»
Les gendarmes, en effet, postés derrière la dernière maison du village, arrivèrent au grand trot.
«Saisissez-vous de cet homme!» ordonna mon père en me montrant du doigt.
Il faut bien, hélas! que je dise les choses telles qu'elles furent. J'étais debout devant ma porte et je ne bougeais pas. Les deux enfants s'étaient enfuis au coup de pistolet; je ne savais où ils étaient. Un gendarme me mit la main au collet; j'étais d'une force peu commune; je le repoussai d'un geste involontaire et il chancela, c'était le brigadier. L'autre tira son sabre.
«Allume! cria Joson qui revenait triomphant. Attrape à crocher les soldats marins! Y a du temps que j'ai envie d'en manger, un morceau de gendarme! Et houp!»
Je le saisis à bras le corps au moment où il allait crocher le brave soldat, et j'avoue que, dans cette bataille inégale, je n'aurais pas parié pour le sabre contre le bass-croc.
«Mon père, dis-je, vous n'avez que faire de gendarmes....
—Empoignez toujours le gredin! cria Vincent qui s'était relevé. Montrez-vous, papa Kervigné! Soyez un mâle une fois en votre vie!»
Mon père étendit la main vers moi: mais, en ce moment, deux ombres passèrent. Annette et ma mère, dont la voiture restait à Etel, venaient d'aborder en bateau. Annette me pressait déjà sur son cœur en pleurant. Ma mère, qui tenait nos enfants dans ses bras, les offrait, déjà victorieuse, à mon père.
«Qu'est-ce que cela! qu'est-que cela!» disait le bonhomme, essayant de retenir son courroux qui s'en allait.
Ma mère balbutia, parmi les baisers qu'elle prodiguait aux petits:
«Ne le vois-tu pas, monsieur de Kervigné? C'est mon petit Charlot! C'est ma petite Mimi que le bon Dieu nous rend! Tu es un honnête homme! Vas-tu te séparer de ta femme qui t'aime depuis trente ans? Moi, d'abord, je ne quitterai plus les enfants, jamais, jamais, jamais!»
Mon père reculait. Ma mère était une grande dame quand elle voulait. D'un mot et d'un geste, elle écarta les gendarmes, tandis que Vincent, réduit au silence, dévorait sa rage à l'écart, étroitement surveillé par Joson, qui grandissait de trois coudées.
«Ce sont eux! disait ma mère. Oh! les pauvres chéris! Charlot! Juste le même âge! Et Mimi! Te souviens-tu de son sourire? Mes anges! mes anges bien-aimés!»
Puis, caressante tout à coup comme une jeune femme:
«Ecoute! je ne veux pas mourir loin de toi, Kervigné, mon mari. En m'épousant, tu as promis de me rendre heureuse....
—Saperbleure!.... commença mon père.
—Nous avons été trompés! As-tu confiance en moi? Notre fille Annaïc est noble dans son pays. Il n'y a pas si longtemps que les Kervigné étaient émigrés comme elle. Et le contre-amiral de Kervigné n'a-t-il pas joué la comédie à Londres pour avoir du pain? Tu l'aimais, notre Annaïc, avant de savoir qu'elle était à toi! Et pour la religion, penses-tu que M. Raffroy soit un mauvais prêtre? Eh bien! il est de son parti! Je la veux! Je veux ses enfants! Je veux mon fils! La colère de Dieu est passée. Je veux notre maison bénie et tes derniers jours heureux!»
Je rapporte de mon mieux ses paroles, mais c'était son accent qui pénétrait. Vous ne l'auriez pas reconnue: la passion débordait de son cœur. Mon père résistait encore quoiqu'il eût à son insu les deux petits dans ses bras.
Comme il se roidissait, mon Philippe, qui était un gaillard, le regarda en face et prit ses cheveux gris à poignée.
«Baise-moi, monsieur, veux-tu?» lui dit-il.
Et la petite Anna, rassurée, saisit ses joues entre ses petites mains caressantes.
«Saperbleure! murmura le bonhomme, Saperbleure!»
Annette et moi nous vînmes nous agenouiller à ses pieds. Il fronça le sourcil, il tourna la tête, il fit une grimace qui était peut-être très comique, mais dont le souvenir me met des larmes dans les yeux, puis il s'écria:
«Allons! René, garçon, à la soupe! Allume une chandelle et faisons la cotriade.»
La cotriade est aussi célèbre là bas que la bouillabaisse à Marseille. C'est toujours la soupe au poivre et au poisson. Bon appétit, bonne conscience.
L'instant d'après, nous ne formions plus qu'un seul groupe, un seul tas, devrais-je dire, où l'on riait, où l'on pleurait, où l'on s'embrassait.
«Quoique çâ, dit Joson, il y a quinze livres de poisson dans la marmite, faut dire la vérité. Puisque vous vous avez comporté bellement monsié Kervigné, je me refais votre domestique.»
Mon père lui donna un coup de poing qui fit sonner son dos comme un tambour.
«Va bien, pataud! répliqua-t-il. Ton rata va tomber dans mes bottes?»
Tout était dit. Les gendarmes avaient pris le large, M. Laroche et Vincent étaient je ne sais où; mais quand nous nous mîmes à table, l'oncle Bélébon, grand comme un héros d'Homère, sortit de terre et s'assit au milieu de nous, disant:
«Voilà donc les choses arrangées, à la fin! Qu'est-ce que je prêchais? Embrassez-vous, et que ça finisse. Et gai, gai, gai, nous en chanterons de belles, ma nièce. A ta santé, Kervigné, hein? Trois moines passant, trois poires pendant, chacun en prit une... Eh! eh! si quelqu'un y trouve à redire à Vannes, je n'ai pas la langue dans ma poche!»
XLI
CONCLUSION.
Nous fûmes une heureuse famille. Mon père et ma mère eurent pour moi leur affection d'autrefois, augmentée de l'héritage de mon frère et de ma sœur, mais ils aimèrent Annette cent fois mieux que moi. Annette devint leur bonheur et leur cœur. On ne jurait à la maison que par Annette. L'abbé Raffroy accusait l'oncle Bélébon de paganisme, parce que ce spirituel vieillard dépensait les derniers jours de sa vie à dresser des autels à Mme la vicomtesse René de Kervigné.
Après le dîner, à l'heure où l'on chante les noces de Thétis, il ne l'appelait jamais autrement que ma céleste nièce. Ah! pour le style, c'était un homme bien étonnant. Il avait le front de dire parfois:
«Hein, ma céleste nièce? J'avais deviné un trésor sous vos habits de bure. Je n'étais pas dégoûté le jour où je vous ai demandée en mariage pour ce malheureux Vincent.»
Vincent ne s'appelait plus que Bélébon. Il était retourné boire du cidre de Sainte-Anne.
Il nous reste maintenant à faire comme les vieux conteurs qui donnent le paquet à chacun de leurs personnages. Aux derniers les bons: finissons en avec Vincent. Un soir de dimanche, Vincent mourut ivre dans un fossé. L'oncle dit:
«Tant va la cruche au cidre......»
Vers ce temps, la police correctionnelle eut l'idée de s'occuper de la Poule Noire. Ce fut un deuil à Landevan. Il n'y avait pas, à dix lieues à la ronde, un seul balourd qu'elle n'eût dévalisé. De quoi se mêle la justice? Aussi, deux ans après, le commis greffier du tribunal décéda de la colique.
Je n'ai pas besoin de vous dire le chemin qu'a fait le docteur Josaphat. Sa trompe pneumatique qui suce la maladie et ne laisse au corps que ses parties saines, a conquis en Europe l'importance qui lui était due. Il a composé un opéra qui est apprécié seulement par les organisations à part, mais qui lui a ouvert les portes de l'Académie de médecine. Ainsi Orphée se servait de son luth pour intéresser les pierres en sa faveur. Le docteur Josaphat a d'admirables cheveux blancs et un compte-courant au bureau central des annonces; le faubourg Saint Germain rhumatisant tient à lui comme Landevan tenait à la Poule Noire.
Mais Laroche! Voilà un exemple de ce que peut l'esprit de conduite, joint à la moralité. Je marque les étapes: M. Laroche,—M. Delaroche,—M. de Laroche,—M. de la Roche! A ce point culminant, il avait brûlé cinq commandites et régnait sur une société anonyme d'intérêt général. Il m'a été donné de le revoir. Chacune de ses faillites lui fait comme une gloire autour de son front. C'est l'homme du siècle. Tantôt il demeure à Mazas, tantôt il épouse une princesse. Je ne connais rien au monde de si majestueux, de si pur, de si éblouissant que lui. Dernières nouvelles: mitraillé, foudroyé, exécuté! Marchand de billets d'auteur à la porte Saint Martin; demande un associé ayant le fil et pouvant disposer de cent cinquante francs comptant.
Sauvagel est quelque chose, mais je n'ai jamais pu savoir quoi.
Mon cousin, M. le président de Kervigné, a rendu son âme au Seigneur avant de connaître les joies du palais législatif. Aurélie, cependant, se cramponne encore d'une main ferme à sa vingt-huitième année, qui dure depuis tantôt quarante ans. C'est bien la meilleure des femmes. L'oncle Bélébon, qui ne mourra jamais, tire d'elle des gratifications en lui chantant qu'elle devrait se remarier.
«Faut pas mentir! dit Joson Michais qui a maintenant la barbe grise, j'ai vu le temps où j'aurais démoli el'vieux singe, respect de lui, comme un bout de bois d'épave à faire du feu! Y avait du tâbâc! Mais au jour d'aujourd'hui, c'est démâté, fait son chien couchant, plus de dents, ej'lui en veux pas plus qu'à ma mère Evre!»
Mon père et ma mère sont deux bons vieillards souriants et contents. Les enfants ont grandi, mais que mon Annette est toujours belle!
Vous souvient-il de ce rêve: la maison isolée, appuyée à la verdure des chênes et regardant la mer du haut de la falaise du Pouldu? Nous l'avons. Annette l'aime et en fait un paradis. Tous les ans, au mois de mai, notre meilleur ami, notre frère, y vient avec sa femme: cette ombre mystérieuse qui se dessinait sur les rideaux éclairés, au coin de la rue Saint-Bernard.
Philippe Laïs ne fait plus de découpures que pour nos enfants. C'est un peintre; maintenant le bonheur a fondu la glace de son idée fixe et lui a mis une arme dans la main. Il livre victorieusement la bataille de l'art. Il est bon comme autrefois; son large cœur s'épanouit parmi nous, et, devant notre splendide Océan, son talent devient du génie.
Parlerai-je de moi! Oh! si j'étais poète, je vous chanterais mon Eden: mais je ne suis pas poète, vous le savez bien.
Vous le savez aussi: je ne puis rien qu'aimer. Annette me dit un jour: «Il y a bien des malades autour de nous.» J'étudiai un peu la médecine; j'eus même mon diplôme et je fis de mon mieux chez nos paysans. Mais soyez tranquilles: je ne soigne que les Bretons bretonnants. Annette me dit une autre fois: «Ils se ruinent en procès.» Je fis mon droit. Elle me souriait quand j'étais parmi mes livres. Je fus avocat; mais ne craignez rien: je plaide surtout tout au coin du feu, contre les procès. On me nomma maire de ma commune; fallait-il refuser? Annette prétendit qu'il y avait quelque bien à faire là-dedans. Ensuite, ils me firent membre du conseil général: bonté du ciel? Je vis le danger; il fallut qu'Annette me dit: «Je le veux.»
Je n'avais que trop bien deviné: le danger était là. Il y a chez les électeurs un esprit de contradiction très bizarre; quand ils croient vous faire pièce, ils vous accablent de leurs voix, comme cette fille romaine qui fut ensevelie sous les cadeaux des Sabins au pied de la roche Tarpéïenne. J'aime mieux vous l'avouer tout de suite: ils firent de moi un député.
Mais je n'étais bon qu'à aimer. Un jour je pris ma volée comme le soldat qui a fait ses sept ans sous l'uniforme, et le cher sourire d'Annette me dit: Maintenant, tu as acheté le droit d'être tout à nous.
Lecteur, si vous passez au Pouldu, soit par terre, soit par mer, venez nous voir. La soupe à midi, comme au bon vieux temps, toujours de poisson frais, grâce à Joson, et une moisson de fleurs cultivées par ma fille. Bon appétit, bonne conscience trois générations d'honnêtes cœurs pour exercer la joyeuse hospitalité bretonne.
Paul Féval.
FIN.
LE STATUAIRE AMÉRICAIN.
I.
Paris est une singulière ville. De faux miracles y font un tapage infernal, tandis que des miracles vrais y restent absolument inconnus.
C'est ainsi que l'armoire des Davenport, la tête parlante de Talrich, l'enfant-torpille ont occupé pendant des mois l'attention publique, et que personne au monde ne s'est avisé de raconter les merveilles opérées par M. Bread.
A la vérité, celui-ci évite la réclame avec autant de soin que d'autres la cherchent, ce qui est rare chez un compatriote de Barnum.
Moi-même, je dois au plus grand des hasards de connaître M. Bread et ses corrections de la Nature.
L'autre jour, je montais la rue Blanche vers une heure.
L'ascension de la rue Blanche est une chose très pénible, mais qui le devient un peu moins lorsqu'on a devant soi une femme jeune, bien tournée et marchant avec grâce.
Cela arrive quelquefois. Cette fois j'avais devant moi une dame jeune, ayant une taille avantageuse, de belles tresses blondes enroulées l'une sur l'autre et paraissant authentiques, une jambe à souhait.
De tout ce que je voyais, les épaules seules laissaient à désirer. Aussi élevées à leur attache avec le bras qu'à leur attache avec le cou, elles n'avaient point le tour convenable, et je me disais:—Est-ce dommage qu'il ne soit au pouvoir d'aucun homme de leur donner cette pente douce que le souverain artiste a adoptée en dessinant les épaules humaines! Ah! si elles étaient aussi bien en pierre, je crois qu'à l'aide d'un ciseau, quoique je ne sois pas sculpteur, j'enlèverais juste ce qu'il faudrait enlever; mais l'auteur même de la Vénus du Capitole n'y pourrait rien. Il ne déplacerait ni ces os, ni ces muscles.
Je faisais ce petit raisonnement à part moi, lorsque je fus dépassé par un grand monsieur étrange qui s'approcha de la dame, la salua, et de la façon la plus grave et la plus polie, lui demanda si elle désirait se faire arranger les épaules.
La dame le regarda d'un air épouvanté et le pria d'aller son chemin.
Il insista:—Vous avez tort, madame, vous êtes belle personne. Il n'y a que vos épaules qui vous déparent. Une courte séance me suffirait pour vous les baisser.
En attendant, la dame les haussa et elle entra au numéro 78!
II.
—Comprenez-vous cela? me dit-il, en se tournant vers moi. J'offre à cette femme une chose qu'elle devrait accepter avec enthousiasme.... Bien sûr, elle s'imagine que je me moque d'elle.
—Je le crains, fis-je.
—Voilà sa seule excuse de me traiter ainsi.... reprit-il; mais celui qui a redressé des femmes complétement bossues et sa propre femme entre autres, peut à plus forte raison incliner de deux ou trois lignes les épaules d'une femme, très bien faite d'ailleurs.
—Vous êtes orthopédiste? dis-je en examinant ce bizarre personnage auquel sa perruque mal appliquée et laissant voir par place la peau de la tête, ses longs favoris ressemblant à des poils de sanglier, son nez cassé et ses petits yeux atones, mobiles et contournés donnaient l'aspect d'une caricature.
—Orthopédiste! pas du tout; au moins comme cela s'entend d'habitude. Je suis statuaire; mais depuis longtemps je ne travaille ni la glaise, ni la pierre, ni le marbre. Je modèle les corps humains eux-mêmes, ou plutôt je les remodèle quand la Nature les a mal modelés.
—Ah! vraiment!....
C'est un pauvre fou, pensai-je. Il n'a pas l'air méchant. Il ne faut pas le heurter.
—Et de quel instrument vous servez-vous? repris-je.
—D'aucun instrument!.... Je n'ai qu'à promener mes mains sur le corps de quelqu'un, avec un dessein prémédité; aussitôt il prend les formes qu'il me plaît de lui imprimer. C'est un don tout personnel, car jusqu'à présent je n'ai pu faire d'élèves.
—Donc, répondis-je en tenant mon sérieux le plus possible, quand il vous plaît de changer un homme en femme et réciproquement, c'est la chose la plus aisée du monde?
—Ah! cela non, reprit-il; mon pouvoir ne va pas si loin. Il se borne à remanier le système osseux et l'étoffe charnelle sur les bases mêmes du sexe, de l'âge et de la quantité animale. Je ne saurais faire passer un individu d'un sexe à un autre, ni le rajeunir, ni le vieillir, ni rien ajouter ou rien ôter à ses molécules constitutives. Seulement, qu'on me livre un don Quichotte, un Sancho Pança, et je m'engage à en tirer deux hommes bien proportionnés par le développement de l'un en largeur et de l'autre en hauteur.... Saisissez-vous?
—Parfaitement, monsieur, fis-je, ébahi de voir un fou raisonner avec une telle précision.
—Vous, par exemple, continua M. Bread, vous avez la figure un peu longue....
—Hélas! monsieur, j'en conviens.
—Eh bien, je ne demande que quelques secondes pour vous la raccourcir.... tenez, comme cela....
Et en même temps, avant que je puisse me garer, il me porta une de ses mains au menton et l'autre au front, et pressa rapidement, sans me causer, du reste, la moindre douleur.
Dans le mouvement, mon chapeau était tombé; il s'empressa de le relever et de me le tendre avec une politesse exquise.
Pourtant j'étais furieux que ce fou m'eût ainsi manié le visage, et je trouvais que l'expression de sa folie passait les bornes.
—Je vous prie de finir, m'écriai-je.
—Certes, répondit-il d'un grand sang-froid, je ne vais pas vous laisser dans cet état. Il faut bien que je finisse ce que j'ai commencé. Vous n'avez encore que l'ébauche de la nouvelle figure que je vous destine, et quand je dis l'ébauche, je suis bien honnête, car en vous débattant, vous avez fait dévier mes mains de telle sorte, qu'involontairement je vous ai beaucoup trop déprimé le visage entre le front et le menton.
—N'importe, lui dis-je avec un sourire de pitié, je me contente de cette ébauche, si imparfaite qu'elle soit. Adieu, monsieur.
Il me retint par la manche.
—C'est une chose impossible, s'écria-t-il, que je vous laisse une figure pareille; vous êtes horrible.
—Cela m'est égal....
—Je vois; vous répugnez à vous donner en spectacle. Voulez-vous que je vous accompagne chez vous?
Décidément, pensai-je, qui est cet animal-là? Est-ce un fou? Est-ce un escroc? Est-ce autre chose?
—Je veux, dis-je énergiquement, que vous me laissiez à l'instant.
—Tant pis pour vous, reprit-il; mais voici mon nom et mon adresse. Je suis convaincu que vous ne tarderez pas à venir me voir.
Je pris sa carte machinalement, et je ne fis qu'un bond jusque chez moi.
III.
Mon concierge, qui était tout près de l'escalier, en train de cirer mes bottes, m'arrêta au passage par ces mots:
—Qui demandez-vous, monsieur?
Je regardai mon concierge, qui me regardait.
—Ah! çà, père Sauvage, vous raillez-vous des gens? Vous ne me connaissez plus, maintenant?
—Je connais bien votre voix, et votre pardessus noisette, et votre bague d'argent à chaton noir, et votre grosse canne jaunâtre, et les bottines que vous avez aux pieds et que j'ai cirées hier, mais jamais de la vie je ne vous ai vu une tête pareille.
—Il est certain, père Sauvage, que je dois avoir les traits un peu bouleversés. J'ai rencontré tout à l'heure un fou dont j'ai eu toutes les peines du monde à me dépêtrer.
—Comment?.... les traits un peu bouleversés?.... C'est-à-dire que c'est vous et que ce n'est plus vous; c'est vous avec la tête d'un autre.
—Vieux farceur, allez! dis-je à mon concierge.
Et je montai l'escalier au pas de course.
J'entrai chez moi, en sifflotant gaiement un air de Thérésa; je posai, selon l'habitude, mon chapeau sur le secrétaire, ma canne dans le coin de la cheminée, et mon pardessus sur le lit; puis je jetai un coup d'œil à la glace.
Aussitôt, je poussai un cri d'horreur. A moins que je n'eusse aussi moi la berlue comme mon concierge, à moins que je ne fusse devenu fou comme le correcteur de la Nature, il me paraissait absolument sûr que je n'avais plus du tout ma tête habituelle.
Tandis qu'auparavant, elle mesurait dix pouces de haut sur cinq de large environ, elle aurait mesuré, à cette heure, le contraire, cinq pouces de haut sur dix de large; une vraie tête de poisson; une de ces têtes ridicules et odieuses comme vous en font certains miroirs mal réglés.
Quoique j'eusse éprouvé déjà cent fois et plus que celui-ci était bien réglé, je me regardai à celui de ma toilette, puis à un autre encore.
Toujours la même tête!
Alors j'essayai de la serrer à deux mains sur les côtés afin qu'elle reprît sa forme première.
Vains efforts!
J'avais une égale envie de rire et de pleurer.
De rire, parce que ma tête actuelle me rappelait celle d'un notaire de ma connaissance.
De pleurer, quand je pensais qu'elle était encore pire que la sienne.
IV.
Là-dessus, l'on frappe à ma porte trois petits coups secs.
Grand Dieu! je les connais ces trois petits coups-là. Et quand je les entends, mon cœur s'épanouit d'ordinaire. Mais où vais-je cacher ma tête, car je n'ose plus la montrer à la dame de mes pensées, comme on disait autrefois, ou, comme on dit aujourd'hui, à la dame de mes dépenses.
Eh bien! si!
Je la lui montrerai, afin de juger en dernier ressort si je suis, oui ou non, métamorphosé.
J'ouvre ma porte et mes deux bras.
Elle regarde, interdite.
—Pardon, monsieur, je me trompe....
—Hélas! non, tu ne te trompes pas, ange de ma vie? C'est bien moi, ton ami. Ne reconnais-tu pas ma voix. Entre sans crainte. Rien n'est changé ici, hormis ma tête; et encore, sois-en persuadée, ce n'est qu'une tête de transition que j'ai là.... Je puis me faire la tête que tu voudras. Tu n'auras qu'à choisir.... Tiens! voici la carte de l'animal qui s'est ingénié de me rendre joli garçon..
MONSIEUR JOHN BREAD,
STATUAIRE AMÉRICAIN.
124, rue de Vaugirard.
Elle restait pétrifiée.
Puis tout à coup:
—Non ce n'est pas possible que ce soit toi.... adieu, monsieur?
Et la voilà qui descend les marches de l'escalier quatre à quatre. Je lui crie par-dessus la rampe:
—Rosa, Rosa, comment veux-tu que soit ma nouvelle tête? Je t'en conjure, réponds-moi.... Il n'en coûtera pas plus à M. Bread.... Veux-tu que j'aie le nez retroussé et le menton fourchu?.... aimes-tu ce genre-là.... Veux-tu que ma petite barbe folle soit rassemblée en une moustache et une impériale imposantes?.... Rosa?....
Mais Rosa était déjà loin.
Je me mis à tempêter contre M. Bread qui était cause que j'allais passer une soirée détestable quand je m'en aurais pu promettre une charmante.
Il se faisait trop tard pour relancer ce maudit statuaire américain, rue de Vaugirard, et, d'ailleurs, il n'était guère probable qu'il fût chez lui.
Suffisamment édifié sur la réalité du changement qu'il avait opéré en moi, je ne jugeai point à propos de montrer à d'autres mon horrible tête.
Aussi je me privai de dîner, comme je le fais d'habitude, avec quelques-uns de mes amis, et je fus dîner tout seul dans un restaurant où personne ne me connaît, puis je rentrai me coucher.
V.
Le lendemain matin à neuf heures, je montais en fiacre et je me faisais conduire rue de Vaugirard.
En entrant dans la loge du concierge pour demander M. Bread, je fus émerveillé d'y trouver deux statuettes grecques vivantes et habillées à la française; c'est-à-dire: M. le concierge, père; Mme la concierge; M. le concierge, fils; et Mlle la concierge; en un mot, Agamemnon, Clytemnestre, Oreste et Electre. Tous faits sur le même moule, tous très beaux, trop beaux!
—Monsieur, me dit Clytemnestre, vient sans doute faire arranger sa figure par M. Bread. Ah! c'est un homme habile, M. Bread! à preuve, que le locataire du troisième était encore plus laid que monsieur, s'il est possible, et qu'à présent il est aussi beau que nous.
—Et les autres locataires? dis-je.
—Les autres locataires?.... La même chose, répondit Clytemnestre.
—Alors, repris-je, vous êtes tous semblables dans la maison?
—Ah! mon Dieu, oui.... N'est-ce pas, monsieur Pipelet? dit-elle à Agamemnon.
Voilà, pensai-je, en quoi ce M. Bread, qui est plus qu'un homme, à coup sûr, montre bien qu'il n'est pas tout à fait un Dieu, car un Dieu varie ses créations à l'infini, et lui, il ne paraît pas sortir du type grec. Eh bien! je ne veux pas de son grec. Je ne me soucie pas qu'il fasse de moi un Ménélas.
Et en pensant cela, je sonnai à la porte de M. Bread. Une jeune femme vint ouvrir, brune de cheveux, blanche de peau, de taille moyenne, d'un visage très pur et très noble...
—M. Bread est-il ici, madame?
—Oui, monsieur!
Et elle ajouta avec un sourire malin:
—Vous êtes probablement la personne qu'il a rencontrée hier, rue Blanche.
—Je suis cette personne-là, malheureusement, madame.
—Il est certain, reprit-elle en éclatant de rire, que votre figure actuelle.... Mais vous verrez; ce sera pour mon mari la chose la plus simple de vous en faire une autre.
Mme Bread me fit entrer dans l'atelier; puis je l'entendis qui disait à son mari, dans une chambre voisine:
—John, le monsieur que tu as rencontré hier, rue Blanche, est ici.
—Ah! ah!.... dit M. Bread, j'y vais à l'instant.
VI.
L'atelier de M. Bread ne se distingue en rien des autres, quoique l'art qu'il y exerce soit bien étrange.
On y voit quelques plâtres d'après les statues célèbres que nous a transmises l'antiquité, autre: le Faune de Praxitèle, l'Apollon du Belvédère, la Vénus du Capitole, la Vénus Callipyge du musée de Naples, l'Antinoüs, le Discobole du Braccio nuovo au Vatican, et quelques modernes d'après Canova.
J'admirais ces chefs-d'œuvre que j'avais déjà admirés en Italie, lorsque M. Bread entra: vêtu de la manière la plus simple, en vrai bonhomme: vous n'auriez jamais dit d'un magicien. Vous eussiez dit d'un vieux notaire venant jeter un coup d'œil sur ses petits clercs.
—Eh bien! fit-il d'un air narquois, ai-je eu raison de vous donner mon nom et mon adresse? Que seriez-vous devenu sans cela, jeune capricieux? Vous auriez gardé une tête impossible toute votre vie.
—Il ne fallait pas, répondis-je, commencer par la rendre impossible, car, avant d'avoir été manipulée par vous, elle était encore présentable.
—Alors vous m'en voulez?... Songez donc que je vais vous en faire une qui fera tourner celle de toutes les femmes.
—Une tête grecque, n'est-ce pas?
—Oui, tout ce qu'il y a de plus grec; et je vous arrangerai le corps à l'avenant.
—Merci, lui dis-je, je préfère rester ce que la nature a voulu que je fusse; si je devenais si beau que vous le désirez, je ne me reconnaîtrais plus; mais expliquez moi donc pourquoi vous qui avez le pouvoir extraordinaire d'embellir les gens, vous gardez votre laideur?
—Hélas! c'est que je puis embellir tout le monde, excepté moi.
Cette exclamation douloureuse de M. Bread motiva de ma part certaines réflexions philosophiques qu'il serait trop long de rapporter ici, que je laisse au lecteur perspicace le soin de faire à son tour, et qui plurent beaucoup à M. Bread.
Je lui en devins particulièrement sympathique.
Aussi me dit-il:
—Tenez, vous êtes l'homme du monde auquel il me serait le plus agréable de donner ce que je ne saurais donner à moi-même.... la beauté! Laissez-vous faire. Je vais chauffer le poële suffisamment, vous vous déshabillerez et vous vous placerez tout debout sur ce coussin de velours grenat. Si, au bout d'une demi-heure (je ne vous demande qu'une demi-heure), vous ne ressemblez pas au Faune de Praxitèle que vous voyez là.... que je perde à l'instant mon nom de John Bread!
—Non, non, lui dis-je, rétablissez-moi seulement le visage comme il était, je vous eu prie.
—Ceci est une chose bien simple, je n'ai qu'à le tirer un peu en longueur. Mettons-nous devant cette glace, et vous m'arrêterez quand il sera à son ancien point, car je ne me souviens pas de sa longueur précise.
En moins de temps qu'il n'en faut au dentiste le plus expéditif pour arracher une dent, M. Bread m'eut rétabli le visage.
Je le remerciai avec effusion; je lui dis qu'il était l'homme le plus étonnant que j'eusse rencontré, que j'étais parfaitement convaincu de son pouvoir extraordinaire, et que j'éprouverais même un vrai plaisir à le voir opérer.
—Qu'à cela ne tienne, dit-il! Vous allez avoir ce spectacle, et peut-être ensuite vous déciderez-vous pour votre propre compte.. Ah! s'il y avait moyen que je devinsse beau, moi, je vous garantis que je ne me ferais pas prier.
Puis ouvrant la porte de l'atelier, il appela;
—Jenny! Jenny!
VII.
La très belle personne qui était venue m'ouvrir, et qui n'était autre que Mme Bread, comme on sait, parut alors, et elle me dit avec une aisance toute parisienne:
—A la bonne heure, monsieur, vous voilà déjà mieux, mais vous avez encore de la marge pour être joli homme, et j'espère que vous n'allez pas en rester là.
Je m'inclinai sans répondre, très préoccupé du motif pour lequel M. Bread avait appelé sa femme à l'atelier.
Il y eut entre eux un court dialogue en anglais auquel, en ma qualité de Français ignorant, je ne compris rien; puis, Mme Bread s'approcha du poële, y mit quelques bûches, ôta ses bottines et ses bas, se plaça debout sur le coussin grenat, et dégrafa sa robe de l'air le plus simple et le plus naturel.
J'ouvrais de grands yeux, et je ne les en croyais pas.
—Ma femme, me dit M. Bread, veut bien consentir à ce que je refasse sur elle, devant vous, une double expérience que j'ai déjà faite plusieurs fois pour l'édification des incrédules. Je vous ai dit, je crois, hier, que la Nature avait affligé Mme Bread d'une difformité assez grave, et que c'était à moi qu'elle devait d'être aujourd'hui une fort belle femme, une femme tellement belle qu'elle soutient la comparaison, vous pourrez vous en convaincre, avec la Vénus du Capitole. Eh bien! je vais dans une première opération la ramener à son ancienne difformité, puis, dans une seconde, lui rendre sa beauté actuelle.
Et M. Bread étendit la main vers sa femme qui, dépouillée du dernier voile, les bras dirigés comme ceux de la Vénus du Capitole, le regard placide, livrait à mon admiration ses formes exquises.
Ensuite, il roula la Vénus du Capitole près de Mme Bread, et il me dit:
—Maintenant, comparez et jugez.
C'était merveilleux!
Le plâtre paraissait avoir été exécuté d'après Mme Bread, elle-même.
Et je me demandais par quel privilége, moi, pauvre poète, je voyais réunies en une femme vivante ces perfections que les plus grands sculpteurs de l'antiquité, pour les réunir dans leur œuvre, empruntaient à vingt femmes.
Je contai à M. Bread l'impression que je ressentais.
Mme Bread sourit.
—Hélas! dit-elle, ma coquetterie va être soumise à une rude épreuve; car cette magnificence que vous admirez, monsieur, je la perdrai tout à l'heure et je deviendrai bien affreuse.
—Es-tu prête? lui demanda son mari.
—Quand il te plaira, John, répondit-elle avec douceur.
VIII.
Alors M. Bread, posant une main sur l'épaule droite et l'autre sur la hanche gauche, fit dévier la colonne vertébrale; puis il renfonça la poitrine de telle manière qu'une gibbosité se manifesta à l'épaule gauche, gibbosité qu'il accrut considérablement au préjudice des bras et des membres inférieurs, qu'il dépouilla de leur ampleur harmonieuse et réduisit à un état de maigreur rachitique.
Les surfaces polies et comme marmoréennes de ce beau corps se distendirent et se plissèrent.
Il fit pitié à voir.
Restait le visage.
M. Bread le bouffit en prenant au cou son étoffe onduleuse, il changea l'arcature des mâchoires, il agrandit et déforma le nez et les oreilles; il altéra singulièrement les yeux, enfin, il repétrit le front et le crâne de manière à leur donner un aspect tout nouveau.
Pauvre Mme Bread!
Sa besogne finie, M. Bread me dit:
—Vous voyez ce qu'était Mme Bread avant que je me fusse avisé de la transformer.
—Mon ami, ajouta Mme Bread d'une voix toute nouvelle, ne fatigue pas trop monsieur d'un spectacle aussi désagréable.
—Je vous avoue, madame, repris-je, que le précédent était beaucoup plus de mon goût; et surtout quand je pense que M. Bread, par une fatalité qu'il faut prévoir, venant à mourir subitement, vous resteriez ainsi contrefaite.... J'en frémis.
—Mais c'est vrai ce que vous dites-là, s'écria Mme Bread.... Et moi qui n'y avais jamais songé; tu m'entends, John, il ne faudra plus recommencer ces expériences.
—Bien, bien, dit M. Bread.... puis se tournant vers moi.... Vous avez suffisamment vu, ajouta-t-il. Je puis opérer en sens contraire.
—Je vous en prie, lui dis-je, il ne faut pas faire languir madame.
Et aussitôt il se mit à modeler sa femme d'après la Vénus du Capitole, avec une sûreté de main et une promptitude merveilleuses.
Pendant cette seconde opération, qui dura tout au plus un quart d'heure, et dans laquelle les belles formes de Mme Bread réapparurent une à une, le statuaire, l'œuvre élaborée, et moi, nous causions sur le ton de la plus parfaite intimité.
—Ah! madame, disais-je à l'œuvre élaborée, si j'étais votre mari et si j'avais le talent de M. Bread, je voudrais que tout le monde vous vît bossue; mais quand nous serions bien seuls et que notre porte serait bien verrouillée, alors je vous rendrais splendidement belle.... Ce n'est pas un conseil que je donne à M. Bread, car je perdrais trop à ce qu'il le suivît.
—Vraiment? Comme vous êtes égoïstes, messieurs; vous voudriez qu'une femme ne plût qu'à vous; et vous trouveriez tout naturel qu'elle dégoûtât les autres... bien obligée!
Nous discutâmes sur la jalousie.
M. Bread souriait.
L'on eût parié que c'était un homme complétement étranger aux passions du cœur humain, et qui n'envisageait l'amour qu'au point de vue de la sensation plastique.
Il possédait à discrétion une femme admirablement belle et belle par lui. Cela lui suffisait.
Quant aux questions de savoir si elle lui était fidèle, si elle l'aimait exclusivement, si elle dissimulait avec lui, il y voyait du romantisme pur et il ne se les posait seulement pas.
D'ailleurs, il était d'avis qu'une beauté bien équilibrée produisait comme des fruits naturels un tempérament modéré et de bons instincts.
Et, à ce propos, je me souviens qu'il me dit:
—Avez-vous remarqué la différence radicale qui existe entre la voix de ma femme contrefaite et la voix de ma femme bien faite? Oui, n'est-ce pas? Eh bien! de même, et à plus forte raison, la structure du crâne variant d'un état à l'autre de la manière la plus notable, les appétits doivent forcement changer. Ce ne sont plus les mêmes. Ils sont beaucoup meilleurs lorsque ma femme est belle qu'ils ne le sont lorsqu'elle est difforme.
—Vous croyez au système de Gall?
—Si j'y crois!.... Tous les jours je l'applique et je le vérifie.
—Comment cela?
M. Bread me fit un clignement d'œil et un petit signe du doigt m'indiquant qu'il ne voulait point me répondre à cela devant sa femme, puis il rompit les chiens.
IX.
En ce moment, Mme Bread ayant recouvré sa beauté des pieds à la tête, était en train de se rhabiller.
Dès qu'elle eut mis la dernière agrafe:
—A présent, ma chère Jenny, lui dit son mari, monsieur et moi, nous te remercions. Tu peux vaquer à tes affaires.
—Monsieur, me dit-elle en me faisant une gracieuse révérence, j'espère que vous allez prendre ma place sur le coussin grenat, et que vous sortirez d'ici beau comme Endymion.
—Ma foi, non, madame! c'est évidemment une idée absurde, mais je reste comme je suis. Autrement personne ne me reconnaîtrait plus.
Elle se retira.
Comment, dis-je au statuaire américain, appliquez-vous et vérifiez-vous tous les jours le système de Gall?
—Ma femme est partie; je puis vous le dire. Vous savez que Gall divise les forces fondamentales, les penchants, les sentiments en vingt-sept catégories, toutes palpables sur un crâne humain.
—Oui, dis-je, un peu présomptueusement.
—Et bien! reprit-il, puisque je puis pétrir le crâne humain à ma fantaisie, vous comprenez qu'il m'est très facile de développer ou de déprimer les proéminences répondant à ces catégories. Je le fais aussi aisément que vous mettez votre montre à l'avance ou au retard. Il est une proéminence que je modifie presque quotidiennement chez ma femme, à son insu: c'est la première dans la classification de Gall; vous savez, celle qui est située derrière le cou... Tantôt je la déprime; tantôt je la développe. Quand je pars pour un voyage, vous comprenez que je ne manque point de l'annuler....
—Je voudrais bien avoir votre secret, monsieur Bread, dis-je en riant, mais vous n'êtes pas, il me semble, aussi étranger aux passions de l'âme que je l'avais supposé, et je constate que la jalousie vous mord tout comme un autre.
—Ah! bah! dit M. Bread, ne parlons pas de la jalousie.
X.
—Ecoutez, repris-je, je connais une petite femme qui n'est pas jolie, mais qui est charmante. Jusqu'à ses imperfections me plaisent. Ainsi elle a sur le devant de la bouche une dent un peu entamée par une carie blanche qui est pour moi un point de mire, un attrait; elle a sur le visage de légères taches de rousseur que je ne me consolerais pas de voir disparaître.
Elle a une main trop fluette dont je raffole. Tout cela n'est pas le moins du monde grec; et pourtant tout cela fait mon bonheur. Je vous amènerai cette petit femme. ...... Vous ne me la changerez en rien; seulement, sans qu'elle soupçonne le pourquoi et le comment, vous tâterez son crâne, et s'il s'y trouve, comme je le crains, des bosses regrettables, vous les détruirez; s'il en manque de désirables, vous les ferez saillir.
—Très volontiers, dit M. Bread.... Mais voyons, donnez-moi un aperçu sur son caractère, vous rendrez ma besogne plus courte, car j'irai droit aux bosses à remanier.... La croyez-vous dévouée?
—Je la crois-plutôt égoïste.
—Bon! c'est que la bosse de l'amitié, rangée par Gall sous le no 3, est déprimée. Je la relèverai, et dorénavant votre petite femme poussera le dévouement jusqu'au sublime.... A-t-elle l'instinct de la défense de soi-même?
—Hélas! j'ai peur qu'elle ne l'ait point et qu'elle ne cède trop vite à de certaines attaques.
—Nous lui donnerons cet instinct-là. C'est encore une bosse à produire, la bosse no 4.... Est-elle franche?
—Voilà ce que je n'ai jamais su!.... Elle pourrait bien être dissimulée, hypocrite et menteuse.
—A merveille!.... Je chercherai la bosse rangée par Gall sous le no 6, et, si je la rencontre, je l'effacerai net.... Est-elle docile?
—Pas trop.
—Alors nous atténuerons un peu la bosse no 27 dite: de la fermeté, de la persévérance, de l'opiniâtreté.
—Je vous en serai obligé, monsieur Bread.... Mais surtout, n'avertissez de rien la personne en question, car elle serait capable de ne vouloir pas être corrigée de ses défauts.
—Soyez tranquille!.... Vous n'avez pas autre chose à lui reprocher?
—Elle a bien une manie qui me désespère actuellement, parce que mes ressources n'y pourraient faire face.... la manie de voyager; mais qu'y pouvez-vous?
—J'y puis beaucoup, répondit M. Bread, et je vous assure que je vais la lui enlever en aplatissant la bosse no 12, celle des voyages.
XI.
—Décidément, m'écriai-je, vous êtes un homme admirable, monsieur Bread, et vous méritez que vos louanges soient chantées dans les cinq parties du monde; en attendant elles vont l'être par moi, je vous le promets, dans la capitale des cinq parties du monde.
—Je vous prie de n'en rien faire, me dit M. Bread; j'aurais peur que ma clientèle ne s'augmentât outre mesure; car il y a peu de personnes qui, comme vous, préféreraient rester ce que la nature les a faites, quand il ne tiendrait qu'à elles d'être plus belles.
—Et quels sont vos prix, lui dis-je, combien prenez-vous pour transformer votre homme ou votre femme?
—C'est selon le sexe, le sujet, et la fortune du sujet. Pour un homme je prends le double de ce que je prends pour une femme, car le travail est moins attrayant; et si le sujet est très difforme, naturellement ma peine étant plus grande, mon salaire doit être aussi plus grand; enfin, je tâche d'appliquer ce précepte de l'Evangile que le souffle du vent se proportionne à la toison des brebis, et mes prix varient toujours à ce point de vue entre vingt mille francs et cent francs. Je ne prends pas moins de cent francs ou je ne prends rien, ce qui m'arrive assez souvent. J'ai déjà gagné à mon métier de correcteur de la Nature une véritable richesse en Amérique et en Angleterre. Mais, comme je n'ai pas d'enfants, comme j'ai horreur du luxe, comme je suis, Dieu merci, doué d'assez de bon sens pour ne trouver aucun plaisir à thésauriser, je n'ai pas gardé cette richesse-là, et je ne me repens point de la manière dont je l'ai employée.
Avec l'argent que les uns me donnaient pour devenir beaux, j'ai rendu les autres heureux.
Là-dessus, je pris respectueusement congé de M. Bread en fixant avec lui le jour de jeudi prochain pour la reconstruction du crâne de Rosa.
—A jeudi, donc.
—A jeudi, monsieur Bread.
* * * * * * * * * * *
Et puis, je me réveillai.
Edmond Thiaudière.
FIN.
SEMAINE LITTÉRAIRE.
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| Fior d'Aliza | A. de Lamartine | 25 | ||
| Le Combat de l'Honneur | Adrien Robert | 50 | ||
| Les Intrus de l'Amour | Léopold Stapleaux | 25 | ||
| La Confession d'une Jeune Fille | George Sand | 1.25 | ||
| Maître Guérin (comédie) | Émile Augier | 45 | ||
| Mademoiselle Cléopâtre | Arsène Houssaye | 75 | ||
| Mademoiselle la Quintinie | George Sand | 1.25 | ||
| Le Mat de Fortune | Ernest Capendu | 1.25 | ||
| L'École de la Vie Madame Thérèse  | 
} | G. de la Landelle Erckmann-Chatrian  | 
1.25 | |
| Le Supplice d'une Femme | Émile de Girardin | 25 | ||
| Les Compagnons de la Mort | Ch. Ribeyrolles | 50 | ||
| Le Chevalier du Poulailler | Ernest Capendu | 1.50 | ||
| Les Animaux Malades de la Peste | Am. Achard | 1.00 | ||
| Héritière d'un Ministre | Madame D'Ash | 1.50 | ||
| Une Dernière Passion | Mario Uchard | 60 | ||
| Les Caprices d'un Régulier | Paul de Molènes | 45 | ||
| Les Amis de Madame Hélène Hermann  | 
} | Edmond About Aurélien Scholl  | 
75 | |
| Les Amis de Madame | Edmond About | 50 | ||
| Le Capitaine Sauvage | Jules Noriac | 75 | ||
| Le Confesseur | L'Abbé *** | 1.00 | ||
| L'Infame | Edmond About | 75 | ||
| Annette Laïs | Paul Féval | 1.00 | ||