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Annette Laïs

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XI.
LE ROMAN D'UNE JEUNE FEMME.

«Ce qu'il y a de bizarre au monde, me dit Aurélie après le départ de ce brûlant Josaphat, et d'un ton qui me faisait bien voir qu'elle reprenait mon éducation morale où elle l'avait laissée, c'est le goût des hommes en matière d'amour. On cite bien quelques curiosités de nous autres femmes: çà et là une passion allumée par un bossu, par un nègre ou par un notaire, mais ce n'est rien, messieurs, auprès du prodige de vos fantaisies. Ainsi, voilà deux hommes, mon mari et mon médecin, qui m'abandonnent pour une pure et simple caricature. Mon mari est vieux, mon médecin est fou, c'est très bien; mais voilà le pli pris. Ils font la route. En amour, dès que la route est faite tous les sots y passent, et Dieu sait que le sentier devient tout de suite un grand chemin. Avec le président d'un côté, Josaphat de l'autre, cette sauterelle mal emmanchée d'Annette Laïs est capable de débuter l'hiver prochain à l'Opéra. Eh bien! si l'on nous mettait, elle et moi, devant un miroir, à laquelle irais-tu, chevalier?

—A vous, petite maman, répondis-je.

Je disais vrai. Je n'étais pas assez du monde parisien pour goûter la saynète improvisée par le docteur. Ces choses ne sont originales qu'à un certain point de vue. Cela ressemble à l'esprit de quelques-uns de nos vaudevilles qui demande, pour être bien senti, l'étude préalable d'une langue dont le vocabulaire n'a pas encore été imprimé. Je ne voyais guère là-dedans qu'Annette Laïs, assise à son piano; devant Josaphat qui regardait ses épaules, ses sourcils et les ailes de son nez. Cela m'importunait. Entre moi et Annette Laïs, je ne découvrais aucun lien. Pourquoi mon chemin était-il plein d'elle? Ma cousine attira mon fauteuil à la force du bras, elle me prit les deux mains et me fit asseoir auprès d'elle sur le divan.

«Qui sait, murmura-t-elle tendrement, si tu n'iras pas aussi avec cette Annette Laïs?»

Ce mot me piqua comme un centième coup d'épingle.

«Foi de Dieu! m'écriai-je dans le pur français de Vannes, qu'elle aille se faire lanlaire, celle-là! Chaque fois qu'on parle d'elle, j'ai une humeur de loup!

Aurélie m'embrassa sur les deux joues.

Le lendemain je fus debout pendant trois heures, et le surlendemain je pus descendre au jardin. Josaphat avait raison: je n'eus presque pas de convalescence. Je déjeunai à table le troisième jour.

«Ah çà! demanda ma cousine au président, qui jamais ne manquait de prendre ce repas avec elle, que devient donc ce cher docteur?

—Un maniaque, répondit M. de Kervigné en fronçant le sourcil.

—Etes-vous fâchés tous deux?

—Je ne me fâche qu'avec mes amis, madame.

—On ne le voit plus: ne pouvez-vous me donner de ses nouvelles?

Le président plia sa serviette et dit entre ses dents:

«Le docteur Josaphat est en train de prouver qu'il n'a pas la tenue qu'il faut pour être le médecin d'une femme qui se respecte.

—Est-ce qu'il s'oublierait au point de se conduire comme un président?» murmura Aurélie.

Nous sortîmes en voiture après le déjeuner. Au premier détour de la rue, je vis une affiche monstrueuse qui me cria: Rentrée de Mlle Annette Laïs!

Les lettres qui formaient le nom d'Annette Laïs étaient grandes comme des enfants de six ans. Elles ressortaient en rouge sur un fond noir et donnaient des éblouissements.

Ma cousine m'avait promis de me raconter son histoire en détail. C'était le moment.

«A peine au sortir de l'enfance, me dit-elle, sans néanmoins suivre la mélodie simple et touchante de la romance de Méhul, je quittai le couvent pour épouser M. de Kervigné, qui était alors un magistrat de la seconde jeunesse, austère, rangé, dévot et fort apprécié dans les salons ultras. Car nous étions sous la Restauration. Ah! René, cela me vieillit bien. Quand j'aurai mes trente ans, n'aurez-vous pas honte de moi?

—Pourquoi honte, petite maman?» demandai-je.

Elle me regarda d'un air inquiet. Je devais avoir une figure sereine et calme à recevoir un demi-cent de soufflets. Nous traversions l'esplanade des Invalides. Je respirai la brise avec délices. J'étais résigné à entendre l'histoire menaçante, mais que ma cousine eût quelques années de plus ou de moins, je m'en souciais comme d'Annette Laïs.

Elle soupira. J'aurais donné dix louis pour être mouillé devant Port-Navalo ou en rade de Houat, avec mes lignes de fond, pour pêcher la dorade.

«Sais-tu, René, reprit-elle, de quelles séductions est tout à coup entourée une jeune fille douée de quelque beauté, qui passe le seuil d'un cloître pour entrer sans transition dans le grand monde?»

Je ne le savais pas, et certes, à ma place, plus d'un aurait eu le désir de le savoir. Ma cousine, au travers de ses petits ridicules, était une femme d'esprit, qui pouvait raconter très bien et broder encore mieux. Un poète ou même un curieux se fût jeté sur cette proie, mais je ne puis me donner pour curieux ni pour poète. J'ai l'imagination lourde et le caractère indifférent. Hippolyte songeait à ses javelots, moi, je regrettais mon côtre nantais avec sa brigantine coquette et sa flèche qui le couchait sur la lame au moindre vent. Deux jours avant mon départ, Joson m'avait armé deux lignes flottantes avec des avançons de trois brasses, et les maquereaux, ces vivantes pierreries, devaient jouer par millions dans les eaux d'Hœdic! Le long des côtes, sur le fond de sable blanc, ces poissons d'argent, orgueil de notre mer, les bars, que Lucullus appelait des loups, cherchaient entre deux eaux leur proie abondante: la sardine, le prêtre et le séchard aux reflets mordorés; plus haut, dans la rivière, pourvue de cent bras, comme Briarée, les saumons remontaient, troupe turbulente et magnifique; le long des jetées en pierres sèches, l'anguille roulait comme un serpent et le homard qui, selon les candides Parisiens, ne se prend pas à la ligne, le homard à la cuirasse bleu de ciel cheminait dans les roches profondes à la poursuite du diable de mer.

Combien de fois n'avais-je pas senti au bout de ma corde de crin les soubresauts de ce roi des crustacés, qui a le don bizarre de se démonter par pièces et dont les membres amputés repoussent comme une végétation! Les homards se prennent à la ligne et sautent comme des chèvres au fond du bateau. Tout se prend à la ligne; la ligne est une main allongée qui tend l'appât au fond de la mer. Il n'est point, dans ces mystérieuses cavernes, de créature vivante qui ne convoite l'appât et qu'on ne puisse amener à la surface, depuis l'ange redoutable dont la peau est une lime, jusqu'à la morgate dont les entrailles sont une écritoire, depuis le poisson-marée, hérissé de poignards empoisonnés, jusqu'à la raie jaune, chargée d'électricité comme une bouteille de Leyde.

«J'étais pure comme un rayon de soleil levant, reprit ma cousine; jamais une mauvaise pensée n'était entrée dans mon âme. La première fois que je vis un bal, je restai ivre, mais ce fut tout, car j'étais plus pieuse qu'un chérubin. Mon mari m'adorait en ce temps-là. Moi, je ne savais pas ce que c'était qu'aimer. Un jour pourtant....»

Ah! certes, un jour! Pauvres Phèdres bourgeoises! Un jour! C'est la pêche. Ce jour, la ligne perfide flottant devant leur inexpérience, elles ont mordu l'appât. Et comme leur souvenir est exempt de rancune!

Moi, un mot m'avait frappé: le soleil levant, l'heure du poisson! Le moment où la mer travaille, selon l'expression des ligneurs de Quiberon. Je songeais, et combien c'était plus intéressant:

«Un jour, j'essayais justement ma baleinière blanche de Dunkerke. C'est là qu'on fait bien les baleinières! La mienne glissait sur l'eau mieux qu'un cygne. La lame était courte, la mer hargneuse, le vent venait d'amont en rivière, mais du côté du large, on voyait passer les grains du sud-ouest. Vingt fois Joson Michais m'avait dit, car il était bon matelot: «Ne descendez point trop, monsié el chevâlier, vous ne pourrez point ermonter.» Mais bah! qu'est une nuit à la belle étoile? Nous mouillâmes devers l'Ile-aux-Moines, là où les anguilles passent à la fin du flot. Bonne marque. Rien ne mordait. Le vent d'aval viendra avec le jusant, disais-je, et nous remonterons à la voile comme des évêques. Ce sera bien la misère si nous ne prenons pas une douzaine d'anguilles à barbe verte au tournant de marée, pour faire un pâté de carême à ma tante Nougat. Le tournant vint: rien au fond! «A la maison, Josille!» Comme il levait le grappin, minuit nous vint de terre: c'était l'horloge du bourg d'Arradon. Nord-ouest! il ventait la peau du diable. Avec jusant et vent d'amont, il y a loin de l'Ile-aux-Moines au bassin de Vannes. Après deux heures de nage, nous avions changé de place et gagné cinq cents pas. «Laisse dériver sur l'île d'Arz, Josille! Bon fond. Mouille!» Le grappin tomba sur fond de onze brasses, roches et sable noir. Joson s'orienta et déclara que nous étions juste au milieu du chenal, sur la basse du Grand-Congre, ainsi nommée à cause du poisson monstrueux qui fut pêché là, avant la Révolution, par Yvon Belz, de Noyalo, qui gagna cinq écus de six livres à le montrer pour un sou sur la place du marché, à Vannes. Je mis ma ligne de corde à l'eau, une ligne grosse comme la moitié du petit doigt, avec un hameçon de fer doux capable d'enlever un veau, et je boitai, pour employer le terme breton, avec un blanc de morgatte d'une demi-livre. Le fils du gros congre, dis-je, a eu le temps de grandir depuis le temps. Il n'a jamais vu de boite pareille, et nous allons l'amariner. «Quoique çâ, me répondit Joson, tâche, monsié el chevâlier!» Dix minutes après ce court entretien, nous dormions tous les deux d'un sommeil paisible; Joson n'avait pas même pris la peine de mettre sa ligne au fond. Je rêvai d'abord de ceci et de cela, puis de pêche. Il me semblait voir un homard quitter sa retraite et se diriger vers ma ligne qu'il tâtait en tournant alentour. Il n'était pas en appétit, ce homard; nous étions au printemps, il vivait peut-être d'amour et d'eau fraîche. Je sentais cependant qu'on tirait sur ma ligne, mais si doucement, si doucement! Il ne fallait pas songer à ferrer une bête qui n'ouvrait même pas la gueule.... On tirait pourtant, morbleu! Je regardai mieux et je vis un crapaud de mer qui tenait ma boite dans sa bouche. Je souquai un coup d'impatience pour me débarrasser de cette vermine, et je reçus aussitôt un choc terrible qui m'éveilla. Mon poignet était dans un étau. Avant de m'endormir, j'avais eu la méchante idée de passer deux fois la corde de ma ligne autour de mon bras: ce n'est pas un pêcheur de profession qui ferait cette bévue. Un maigre n'a qu'à tomber sur l'hameçon et adieu le bras, sinon tout le corps; car la corde ne casse jamais! Il y a des maigres de cinq mètres. Mauvaise viande. «Holà! Joson! m'écriai-je, voilà le grand congre qui me tient!» A l'aide! Joson sauta sur ses pieds; la mer était si dure, qu'il tomba comme un paquet au fond de la baleinière. Moi, je me mis à rire, je ne sentais plus rien, j'avais rêvé. J'étais si convaincu d'avoir rêvé que je ne songeai pas même à dévirer les deux tours de corde qui étaient autour de mon poignet meurtri; car mon poignet restait bel et bien meurtri. Mais je me figurais que j'avais fait quelque maladroit effort pendant mon sommeil. Je halai tranquillement ma ligne afin d'en visiter l'hameçon, et Joson, à moitié endormi, reprit son équilibre. «Quoique çâ, me disait-il machinalement, méfiance! Le congre, ça nage plus vite que la ligne, jusqu'à quand que c'est qu'il signâle el bâteau. Pâr âlors, il donne un polisson ed'coup ed'queue....» Je poussai un second cri: la corde filait entre mes doigts d'où le sang jaillissait. Le congre avait donné son polisson de coup de queue. Joson se jeta courageusement sur la corde qu'il saisit à deux mains pour m'éviter le contre-coup, au moment où la ligne allait arriver à bout. Sans lui, j'ignore ce qui serait arrivé, car, malgré son effort, et c'était un solide matelot, je ressentis une secousse épouvantable. «Lâchez tout! ordonna-t-il. C'est un câchâlou, si ce n'est point el Mâlin! La baleinière vâ châvirer pour sûr et pour vrai!» Je faisais de mon mieux pour dévirer la corde, mais elle était entrée dans mes chairs et la voix me manquait pour avouer mon imprudence. «Quoique çâ, lâchez tout! répéta Joson. «L'eau aborde!—Tiens bon un coup! répondis-je. J'ai le poignet entrepris!» Il jura en breton, ce qui n'était pas bon signe. Il se coucha dans le bateau, qui embarquait de l'eau à faire pitié et donna une vaillante secousse pour me laisser du largue. Je parvins en effet à dérouler la corde: mon sang coula comme une gouttière. Tout était lâché, mais la corde restait libre sur le bord: le congre ne tirait plus. «Si nous tâchions de l'avoir? dis-je, repris par la passion du pêcheur.—Quoique çâ, me répondit Joson, n'y â plus rien de rien! Il a coupé la corde au ras de l'hameçon.—Méfiance,» dis-je à mon tour, et je déroulai au fond de la barque toute la longueur de ma ligne, qui avait au moins quarante brasses. J'en amarrai le bout à la toletière, tenant mon couteau tout prêt en cas de malheur, j'avais à peine achevé que la corde recommençait à filer comme si le diable eût été au bout, mais cette fois Joson veillait: il saisit adroitement le temps d'arrêt et ferra de nouveau à vingt ou vingt-cinq brasses, environ. «Il pèse cent livres!» dit-il. Le congre donna un coup de barre qui lui fit lâcher prise et fila encore une dizaine de brasses. «Attention! pare à couper!» commanda-t-il. Mais la corde redevint largue et il put en haler près de trente brasses dans le bateau. Quelle lutte! Il y a des pêcheurs qui soutiennent ce combat tout seuls, la nuit, par la tempête, sur un pauvre batelet qui tremble....»

J'entendis en ce moment ma cousine qui disait:

«Telle fut ma première faute.»

Je levai les yeux; elle avait les paupières mouillées. J'eus un remords et je lui pris la main.

Nous étions à la barrière de Grenelle, et, sur le poteau même qui soutenait la grille, on avait plaqué l'affiche colossale: Rentrée de Mlle Annette Laïs.

«Elles nous portent envie, peut-être, murmura ma cousine en montrant du doigt ce nom, et combien pourtant sont-elles plus heureuses que nous!

»Avez-vous bien compris, René, ajouta-t-elle, la complète impossibilité où j'étais d'échapper à ce piége?

—Certes, certes, ma cousine, balbutiai-je.

—Si vous n'avez pas bien compris, je vous expliquerai....

—C'est la chute d'un ange,» dis-je au hasard.

Elle attira ma main jusqu'à son cœur.

«Il te ressemblait,» murmura-t-elle.

Puis, de cette voix mélancolique, mais résolue, qui promet tout un second volume, elle poursuivit:

«Je restai plusieurs semaines plongée dans un abattement profond. A cette époque, si M. de Kervigné l'eût voulu, il pouvait me sauver encore, car l'honneur était intact et je n'avais fait que chanceler au bord de l'abîme. Dieu semblait veiller sur moi; le régiment du colonel fut dirigé vers une garnison lointaine. Mais M. de Kervigné ne voulait pas me sauver. Je vivais dans une retraite profonde depuis le départ du colonel. La dignité de ma conduite contrastait par trop avec la vie de mon mari: c'était comme un muet reproche. Il introduisit dans notre intérieur un homme qui se disait son ami et dont le caractère artificieux....»

Voilà! Je ne sais comment j'étais revenu insensiblement à mon rêve de congre. Je m'arrêtai au caractère artificieux.

Ah! mais nous l'eûmes, notre congre, Joson et moi! Le combat dura de longues heures, et il faisait presque jour quand son cadavre passa par-dessus le bord de la baleinière, car nous ne l'eûmes que mort. Les pêcheurs appellent cela noyer les poissons. Quel congre! quel monstre! Lui aussi avait montré un caractère artificieux, comme le second serpent introduit dans l'Eden de ma cousine. Il était tout noir avec des yeux cerclés de rubis. En le voyant, Joson se mit à chanter le Magnificat à plein gosier. «Quoique ça, dit-il dans la folie du triomphe, il est plus en viande que notre femme!» Et la femme de Joson Michais était pourtant une des plus reluisantes dans Plouharnel! Aux lueurs grises de l'aube, je le mesurai, notre congre, couché qu'il était sur l'eau, le long de la baleinière. Il avait l'air d'un boa constrictor. Hardi à moi là! Hisse partout! Je piquai la queue d'un coup de croc pendant que Joson halait sur la tête, mais le ventre faisait poche et nous entraînait. Il fallut, selon le mot technique, soulager le ventre avec un aviron. Embarque! Il glissa comme une masse au fond du bateau et nous montra son museau fin. Rien ne ressemble à un congre comme Pierrot des Funambules. Joson riait à se tordre et l'appelait soldat marin, ce qui est la suprême injure sur nos côtes. Il saisit son couteau et lui ouvrit la bedaine séance tenante pour voir ce qu'il avait volé, le brigand. D'ordinaire, on fait sa provision d'hameçons dans l'estomac de ces grosses bêtes. Notre congre n'avait presque rien. «T'étais pas un matelot!» lui dit Joson. Il n'avait dans le ventre qu'une tabatière d'étain qui fut pour not'femme une guimbarde toute neuve, des boutons de culotte et une livre et demie de plomb de ligne. Joson lui donna le coup de pied du mépris. Le flot venait, le vent tournait, nous remontâmes la rivière à notre aise, et Joson vendit son congre douze francs dix sous. Il pesait quatre-vingts livres....

«Etais-je coupable? me demanda la présidente du ton le plus dramatique. Réponds, l'étais-je?»

Je répondis courageusement:

«Ce n'est pas mon avis.

—Eh bien! s'écria-t-elle en mordant son mouchoir brodé, le monde hypocrite et cruel me condamna sans m'entendre. J'avais ma conscience, il est vrai, mais la belle affaire! Deux hommes à la mode s'étaient battus pour moi, tout était dit! Comme si une pauvre femme pouvait prévoir ces accidents-là! Le comte se promena pendant quinze jours avec son bras en écharpe pour me narguer. René, votre sexe est quelquefois bien lâche! Et le baron retourna à Brest pour prendre son commandement. Ce fut dans ces circonstances que le hasard me mit en rapport avec le marquis....»

Ils avaient collé une affiche d'Annette Laïs sur le bureau de péage du pont de Grenelle!

«Le marquis avait vingt-deux ans et cent mille écus de rente, poursuivit Aurélie d'un accent rêveur. Supposez que mon destin me l'eût donné pour mari, j'étais sauvée! Il était fou de moi; il me proposa de m'emmener en Amérique, au fond des déserts. Il ne fut pas étranger à l'avancement de M. de Kervigné. Plus on réfléchit, plus on prend cette conviction que nous sommes un jouet entre les mains de la fatalité. Le marquis mourut à la fleur de l'âge, et je pris Laroche, son valet de chambre, en souvenir de lui.»

Elle soupira profondément et lissa mes cheveux sur mon front.

«Vous allez voir maintenant, René, me dit-elle, les apparences s'accumuler contre moi; vous allez comprendre ce qu'il m'a fallu d'héroïsme et de force d'âme pour traverser ces jours douloureux. Ah! si l'on faisait un roman avec ma vie....»

Je crois que je bâillai. Cela tenait à mon état de faiblesse. Je m'ennuyais, depuis que j'avais fini mon congre. Nous redescendions par le quai de Billy, afin de prendre l'allée des Veuves et les Champs-Elysées. Il y avait des pêcheurs à la ligne tout le long de la rivière; je vis prendre un goujon. Ma cousine mentait tant qu'elle pouvait, sous prétexte de me faire sa confession générale. Elle passait, pure et sans tache, au milieu des aventures les plus scabreuses, comme le cheval savant du Cirque-Olympique traverse les feux d'artifice sans se brûler. Quelle femme que ma cousine Aurélie! Elle valait mon congre pour un amateur.

Au bout de l'allée des Veuves, un homme adroit lança un petit papier rose dans notre calèche. C'était un prospectus, annonçant la rentrée d'Annette Laïs.

Le roman de ma cousine glissait sur un auditeur au conseil d'Etat. Nous débouchâmes place de la Concorde, et un coupé lancé au galop nous croisa.

«Docteur! docteur!»

Le docteur fit arrêter court et vint à notre portière. Il avait l'œil un peu égaré.

«Ah çà! on vous croyait mort! lui dit Aurélie.

—C'est réussi, n'est-ce pas?

—Quoi donc?

—Notre publicité. Paris s'occupe aujourd'hui du théâtre Beaumarchais comme si c'était la rentrée de Rachel à la Comédie-Française. Nous avons du mal. Les affiches et les prospectus sont au président; moi, je fais les journaux. Adieu.»

Il remonta dans son coupé, qui brûla le pavé.

«Voilà les hommes!» me dit amèrement ma cousine.

Et elle passa au douzième chant de son poëme, qui avait pour héros un jeune avocat de grande espérance.

XII.
SECONDE REPRESENTATION.

La fiancée du roi de Garbe, au moins, subissait les conséquences de son malheur, mais ma cousine Aurélie avait beau plonger, il n'y avait pas une goutte d'eau à sa robe. Après l'avocat, ce fut un député: la hausse! après le député, un sous-préfet: la baisse! Elle alla ainsi de soubresauts en cascades, trébuchant à tous les degrés de l'échelle sociale, mais ne tombant jamais. On ne peut contempler un travail de haute école pendant deux heures d'horloge: ma cousine me harassait; j'aurais donné beaucoup pour la voir glisser, mais elle avait le pied sûr comme une mule savoyarde. Elle sauta par-dessus Laroche lui-même, sans broncher, et passa enfin ses fameux vingt-huit ans, en conservant intacte la blancheur de sa vieille robe nuptiale. Monde idiot et pervers! hypocrisie des dames! Insolence des messieurs! Il n'y avait qu'elle d'étincelante dans cette noire cohue!

Vous figurez-vous le mari d'une telle femme, rédigeant des affiches pour le théâtre Beaumarchais!

Et comprenez-vous qu'elle en soit réduite à chanter elle-même ses mérites à l'oreille d'un petit cousin du Morbihan qui rêve de congres et de Joson Michais!

Tout cela prouve bien que les livres de ma tante Bel-Œil ont raison. Les cœurs sensibles sont des exilés ici-bas. Il est un monde meilleur où le Grand Architecte de l'univers bâtit des pigeonniers pour les colombes.

J'ignore ce que fut la rentrée d'Annette Laïs. Cela ne fit pas révolution dans Paris. Les visites du docteur Josaphat recommencèrent au bout d'une huitaine. Quand Aurélie voulut le railler sur son escapade, il l'arrêta et prit un air grave qui me frappa.

«Il y a, dit-il, belle dame, de singulières choses en ce monde. J'ai vu ce que je ne connaissais pas: un cœur de femme. Je vous prie, parlons d'autre chose.»

Le président, de son côté, semblait nerveux. Il avait toujours le même masque d'austère et tranquille courtoisie, mais, au moindre mot, des symptômes d'irritation se montraient en lui.

«Découverte d'un troisième larron!»

Telle fut l'explication de ma cousine Aurélie.

J'étais parfaitement remis. Mon cousin m'avait présenté, selon sa promesse, au garde des sceaux, et j'avais l'honneur d'être employé en qualité de surnuméraire. On m'avait permis de prendre en même temps mes inscriptions à l'Ecole de droit. Tout allait donc selon le sage programme tracé avant mon départ. En dehors du programme, j'avais mon éducation mondaine, entamée avec beaucoup de zèle par ma cousine. Il ne faut pas croire qu'elle fût incapable de former un jeune homme dans le bon sens du mot. Sous ses faiblesses, il y avait une femme d'expérience et de sens.

Je pourrais dire qu'elle serait devenue tout d'un coup parfaite si elle eût voulu confesser franchement depuis combien de temps elle avait passé vingt-huit ans. Elle avait vu le monde, beaucoup, j'entends le vrai grand monde; le monde qu'elle continuait de voir gardait encore de l'apparence et chacune des personnes qui le composaient atteignait au faubourg Saint-Germain par quelque tangente. Seulement, chaque membre de son cercle intime, épluché isolément, avait subi quelque déchet. On s'y plaignait de l'injustice humaine. Ce thème, tout vrai qu'il est, peut passer pour le plus compromettant de tous les symptômes.

Au point de vue mondain, toute cocarde d'opposition qui n'est pas un drapeau de conquête, passe fatalement à l'état de flétrissure.

C'est là que la suprême habileté des vaincus consiste à garder le sourire victorieux.

J'allais dans le monde avec ma cousine et sans ma cousine. Il est très rare qu'une famille noble de Bretagne n'ait pas dans le faubourg Saint-Germain une assez nombreuse parenté. Ma famille, à moi, y possédait d'illustres alliances, et je pénétrais tout naturellement dans ces hauts salons qui étaient pour la malheureuse Aurélie des paradis perdus. Elle expliquait cela, du reste, avec beaucoup d'adresse par la position du président, qui avait gardé du service sous la royauté quasi légitime. C'était un vice de plus, et ma cousine faisait chèrement collection de tous les vices de son mari.

Cette vie me plaisait, contre mon attente. J'eus un instant l'envie et l'espoir de devenir un homme brillant. Mon nom sonnait bien, je ne manquais pas d'argent. Il me sembla joli de prendre dans le petit cercle de ma cousine les leçons que je mettais en pratique ailleurs. Les femmes, il faut bien l'avouer, sont un peu les mêmes ici et là. Cet axiome faisait le fond même des théories de la présidente. Elle me prêchait l'audace, impatiente qu'elle était de me voir enfin oser. Ma première hardiesse lui revenait de droit.

Dans son petit cercle, j'étais, en vérité, un héros. Plusieurs amies de ma cousine (toutes, il est vrai, avaient passé vingt-huit ans, comme elle), lui faisaient concurrence et se disputaient mes attentions. Cela me déniaisait sans m'enflammer. Je faisais un cours de coquetterie mâle, et mes progrès étaient ici réellement plus sensibles qu'au ministère et à l'Ecole de droit. Ou arrive par là: j'admis la morale du fait avec le fait; je fus une graine d'ambitieux et de coquin pendant quinze jours. Je n'eus pas le temps de germer.

Un matin que j'étais dans le boudoir d'Aurélie, occupé à écrire à ma sœur une lettre digne d'être insérée dans le journal des modes, tant elle contenait de descriptions de toilette, j'entendis au salon le baryton de Laroche. Depuis une demi-heure que j'avais entamé ma missive, Aurélie venait à chaque instant m'apporter les renseignements et les termes techniques, car elle tenait singulièrement à rendre ma sœur jalouse de ses splendeurs. Tout à coup elle cessa de venir et la porte de communication fut fermée.

Je surpris l'écho d'un éclat de rire, et la belle voix de Laroche prononça distinctement:

«Un pied de nez! Déroute générale sur toute la ligne! Monsieur a offert un établissement complet avec cachemire, voiture, le diable et son train....

—Tu plaisantes! dit Aurélie stupéfaite. Un cachemire! une voiture! A cela!

—A cela, répéta Laroche. Et cela a refusé tout net.»

Il y eut un silence.

«Alors, dit ma cousine, qui ne riait plus, il va faire quelque cabriole!

—Pas moyen de faire la moindre cabriole! Congé parfait, définitif et même un peu brutal.

—Donné par elle?

—Devant elle.

—Il y a donc un amant?

—Pas l'ombre d'amant visible à l'œil nu!

—Par qui le congé, alors?

—Par le père.

—Une comédie, mon pauvre Laroche!

—Ça n'a pas l'air.

—Tu t'y connais, pourtant!

—On s'en flatte.

—Et c'était toi qui menais tout?

—Parbleu!»

Je n'écrivais plus, j'écoutais, et je m'étonnais moi-même de l'intérêt que je prenais à cet entretien. Il s'agissait d'Annette Laïs, cela ne faisait pas question pour moi. Il y avait déjà quelques jours que j'étais débarrassé d'Annette: j'entends de ce son de cloche qui chantait le nom d'Annette à mes oreilles. C'était pour moi la preuve que ma fièvre était bien guérie. Ici, nul ne prononçait le nom d'Annette, et pourtant son image fleurie passa devant mes yeux comme un éblouissement.

Toujours vague, toujours indécise et semblable à un rêve éveillé.

«Et décidément, qu'est-ce que c'est que le père? demanda Aurélie.

—Un crâne, répondit Laroche.

—Et n'y a-t-il pas un frère?

—Apollon du Belvédère.

—Il est comédien?

—Non.

—Que fait-il?

—Il découpe des tableaux en silhouette dans du papier noir.

—Un artiste!» dit ma cousine d'un ton moqueur.

Elle ajouta:

«Le père doit avaler des sabres?

—Le père avale du pain sec, répliqua Laroche.

—Qu'est-ce qu'il fait?

—Il monte la garde.

—Ou cela!

—Autour de sa fille.

—Et tu t'es laissé prendre à cela, toi, Laroche?

—Voilà, répondit le maraud avec emphase. That is the question, comme disait milord, qui disait aussi: Laroche été iune true rascal-gentleman! iune very noble rogue, iune rémâquâbelmente distinguish'd scoundrel! Et cela signifie, madame: Laroche est un vrai coquin-gentilhomme! Laroche est très noble rascaille! Laroche est un drôle tout particulièrement distingué! Or, milord s'y connaissait, quoique Anglais et simple coutelier de Birmingham, orné de soixante mille livres de revenu, ce qui fait quinze cent mille francs de rente au cours du jour.... Laroche, ès noms et qualités, peut-il se laisser prendre à quelque chose ou par quelqu'un? Crois pas.

—Drôle de corps!» murmura la présidente comme on gronde pour rire un enfant gâté.

«Le père est honnête et stupide, reprit le maraud, le frère est honnête et idiot, la fille est honnête et.... ma foi je ne sais: honnête et charmante, si vous voulez. Si elle n'avait été que charmante, monsieur nous aurait mis sur la paille!»

C'est à peine si j'appréciai le sublime de ce nous. J'étais tout entier à l'idée de cette famille d'exilés qui repoussait du même geste la fortune avec le déshonneur. «Le père avale du pain sec,» avait dit Laroche.

«Mais enfin, reprit Aurélie, encore incrédule, que s'est-il passé?

—Rien du tout. Monsieur avait comme çà une idée que la chose ne se ferait pas toute seule. Nous protégions, quoi! En habit noir, j'ai une touche à protéger la veuve d'un pair de France! Nous faisions patte de velours, parlant raison au père et au frère, exhortant la jeune fille à rester toujours entre les deux trottoirs du sentier de la vertu. Ce braque fou de docteur Josaphat est venu flairer la piste. J'ai dit: Laissez aller! C'est commode, un bêta qui casse la glace. Là, j'ai vu que le président perdait la tête. Il voulait attendre le docteur au coin d'une rue. J'ai eu toutes les peines du monde à lui faire entendre raison. Il en tient, voyez-vous, mais là, à la Marengo! Le docteur a commencé le feu, comme un étourneau qu'il est. Vlan! il a voulu entrer par la grand'porte. On lui a répondu en français; il court encore. J'ai dit: mauvaise affaire; nous n'aurons ici que des désagréments. Monsieur m'a appellé butor, je lui pardonne; nous avons laissé passer encore quinze jours, et puis je suis parti du pied gauche sur l'ordre exprès de monsieur. Je n'ai pas dit grand'chose; j'en étais encore à tâter le terrain, parlant en l'air de ce que j'ai nombré ci-dessus: hôtel, châle de l'Inde, bijoux, coupé mignon. Patatras! je me suis trouvé de l'autre côté de la porte, avec prière d'y rester dorénavant, moi, mes cadeaux et monsieur. Avez-vous vu ça?»

Je m'attendais sincèrement à un mot d'éloge, décerné par ma cousine, à cet obscur et noble désintéressement. Il y avait encore, je le certifie, quelque chose au fond de son cœur. Mais les femmes comme elle ont une haine irréconciliable contre l'espèce à laquelle Annette Laïs appartenait.

«C'est ridicule!» dit-elle avec une profonde conviction.

Cela signifiait textuellement:

«Il y a indécence de la part d'une petite comédienne à se montrer honnête.»

Ce coquin de Laroche le comprit ainsi, car il répondit:

«Pour une fois, il ne faut pas leur en vouloir.»

—Et vous renoncez? reprit Aurélie.

—A peu près.

—Tout à fait. J'ai vu cela hier sur la figure de M. de Kervigné.

—A peu près, répéta Laroche. Il resterait bien un moyen. Je suis sûr qu'un petit nigaud comme votre chevalier entrerait dans cette maison-là par la porte ou par la fenêtre.

—Faites un pas de ce côté, et je vous chasse! dit vertement ma cousine.

—Bon! bon! répondit le drôle. L'enfant n'a pourtant pas l'air de prendre le mors aux dents.... Mais monsieur est comme vous: il ne veut pas.

—Pourquoi ne veut-il pas?» demanda Aurélie, dont la curiosité fut tout à coup éveillée.

Moi, je n'étais qu'oreilles.

«Ah çà! s'écria Laroche, croyez-vous que monsieur ait pris chez lui le chevalier pour vous agrafer votre robe? Moi, au moins, je suis de selle et de brancard. Il y a un truc pour le chevalier, et je l'ai deviné.

—Voyons le truc pour le chevalier.

—Je suis comme les grands artistes: je ne me fais jamais prier. Le truc, c'est la députation.

—Comment, la députation?

—Annette Laïs et le Palais-Bourbon, voilà les deux dernières fantaisies de monsieur. Les élections sont au mois de mars. Les Kervigné de Vannes ont de l'influence....

—Il veut se porter dans le Morbihan?

—Ça lui est égal où. Le chevalier mange ici les voix de ses amis et connaissances.»

Le soir même de ce jour, sous prétexte d'aller quelque part où ma cousine ne pouvait me suivre, je montai en voiture après le dîner. J'avais fait toilette de visite, car je ne sortais jamais seul que pour remplir mes devoirs de jeune homme qui se lance. Pour ces choses, ma cousine était un guide très sûr; elle me faisait faire exactement ce qu'il fallait, comme il le fallait, et j'évitais, grâce à elle, ces deux écueils funestes aux débutants, l'impolitesse et l'importunité.

«Rue de Varenne! avais-je dit au cocher; mais en route j'ouvris la portière pour changer mon itinéraire, et je criai en quelque sorte malgré moi: Boulevard Beaumarchais!

—Quel numéro? me fut-il demandé.

—Allez toujours.»

Je puis affirmer qu'en sortant de l'hôtel je n'avais pas l'idée de me rendre au boulevard Beaumarchais; mais je dois avouer, d'autre part, qu'en sortant, je ne comptais pas non plus faire ma visite rue de Varenne. Il m'avait pris fantaisie d'être seul, ce soir, voilà tout.

Si quelqu'un m'eût dit que j'étais entraîné par la pensée d'Annette Laïs, je lui aurais ri au nez franchement.

Ce qui m'avait surtout frappé dans la conversation entre Laroche et ma cousine, c'était ce qui me regardait personnellement. Selon Laroche, je mangeais, chez mon cousin de Kervigné, les voix de mes amis et connaissances. Je n'étais point humilié de cette découverte qui me donnait, au contraire, de la marge. En français, cela voulait dire que je payais ma pension; j'étais à la fois trop ignorant et trop honnête pour avoir des scrupules. Le fait me semblait drôle et divertissant; je comptais en référer à la tante Renotte dans ma prochaine lettre.

Mais quant à la vertu antique d'Annette Laïs, je partageais peu les étonnements de Laroche et d'Aurélie. J'avais apporté de Bretagne des idées toutes faites sur les comédiennes, il est vrai; mais ces idées étaient en moi à l'état de renseignement indifférent; il ne s'y mêlait ni beaucoup d'amertume philosophique ni aucune pitié humanitaire. Pour peindre par la vulgarité du mot le calme de ma conscience, la misère morale des femmes de théâtre ne me faisait ni chaud ni froid. Je n'admettais pas les cruels dédains de ma cousine, mais c'était tout.

J'eus comme un mouvement de surprise en m'écoutant moi-même, quand j'ordonnai au cocher de me conduire au boulevard Beaumarchais. Je me souviens que je souris comme on fait après une bévue, mais je laissai aller. Mon cocher prit par l'hôtel de ville.

«Faut-il monter la rue Vieille-du-Temple ou la rue Saint-Antoine? me demanda-t-il.

—Cela m'est égal,» répondis-je.

Il prit la rue Vieille-du-Temple. Je l'arrêtai au coin de la rue des Filles-du-Calvaire. Je descendis et je le payai.

Il était en quelque sorte convenu avec moi-même que j'allais dépenser ma soirée à faire ce grand voyage des boulevards, du Marais à la Madeleine. Depuis mon arrivée à Paris, je n'avais pas quitté l'aile d'Aurélie, et je me sentais une certaine impatience de commencer le vrai métier de touriste. Va donc pour la Madeleine!

Je tournai du côté de la Bastille. C'était bien naturel. Ne fallait-il pas visiter tout entier ce long et magnifique cordon qui est la ceinture de Paris? Certes. Mais la chose inutile c'était d'entrer au théâtre Beaumarchais, et j'y entrai.

Dans les livres traduits de l'allemand à l'usage de Mlle de Kerfily Bel-Œil, ma tante, c'est ainsi que les cœurs sensibles vont toujours où ils ne veulent point aller. Leur route est-elle à gauche, ils courent à droite, entraînés par la bride invisible que le malin dieu d'amour a placée dans leur bouche. Ces livres fatigants auraient-ils donc raison? et faudrait-il absoudre la passion que ma tante Bel-Œil a pour eux? Je n'essayerai pas d'expliquer ce qui, pour moi, à l'heure même où j'écris, est encore inexplicable. En interrogeant mes souvenirs avec soin, avec bonne foi, je n'y trouve rien qui ait précédé cet instant. Ma vie commença là, non point avant, non point après. En présence des événements de cette soirée, bien simples pourtant, bien dépourvus de toute couleur dramatique, mon opinion est que notre libre arbitre ne fonctionne pas d'une façon permanente. Notre existence est marquée de certains jalons qu'il nous faut toucher bon gré mal gré. En un mot, il est des heures fatales que rien n'annonce, qu'aucun signe ne distingue, où il ne nous est pas permis de choisir notre chemin.

J'entrai dans cette pauvre petite salle avec un serrement de cœur presque solennel. Ce fut là précisément que mon émotion naquit, ou tout au moins, ce fut là que j'en eus pour la première fois conscience. J'allai m'asseoir à l'orchestre, où il y avait beaucoup plus de monde que l'autre soir. Le nom d'Annette Laïs était dans toutes les bouches; c'était un grand succès, comme les théâtres les plus excentriques peuvent en conquérir, par hasard, à de longs intervalles. Dans le brouhaha des conversations de l'entr'acte, le nom d'Annette Laïs venait à moi d'instinct et partout répété.

Je fus stupéfait de sentir que j'étais plein de ce nom et qu'il faisait vibrer tout mon être.

La vue même du lieu où j'étais me fournit un choc inattendu. En me retournant, j'aperçus la loge où j'avais été avec Aurélie et j'éprouvai comme un contre-coup de l'enivrante angoisse qui m'avait terrassé. J'eus la pensée de fuir, mais je ne le pouvais plus.

Pourquoi étais-je venu là? Je me fis cette question. C'était l'endroit le moins propre à cacher la petite fourberie dont je m'étais rendu coupable vis-à-vis de ma cousine; car, selon toute apparence, Laroche, le président, et peut-être aussi le docteur Josaphat, allaient être à leur poste. On allait me deviner du premier coup et au moment où je me devinais moi-même. Cela me fit peur, mais je restai.

J'avais très grande honte de mon émotion. Il me semblait que tout le monde la voyait clairement sur mon visage. Je me comparais au président à l'affût dans sa loge et à Josaphat qui devait s'afficher follement quelque part. J'étais là, moi aussi, pour Annette Laïs.

Je regardai autour de moi, cherchant ce que j'avais frayeur de voir. Il faisait une chaleur intolérable. La salle était comble et ne ressemblait pas du tout à cette autre chambrée dont j'avais gardé un souvenir bien plus précis que je ne le croyais. La jeunesse dorée du quartier disparaissait dans la foule; on n'apercevait même plus les grotesques qui étaient naguère sur le premier plan. Il y avait de vrais beaux, dont le galbe sentait son boulevard Montmartre, et je suis sûr que les dames des avant-scènes venaient pour le moins du faubourg Poissonnière.

C'était un succès, un fort succès, auquel les affiches du président et les courses du docteur n'étaient peut-être pas étrangères. Le théâtre fêtait ce succès. Il y avait quatre violons de plus à l'orchestre et un supplément de gaz.

La toile se leva. Je reconnus tout le commencement de la pièce, le Rhin, les brigands, etc. Au moment où la pluie de feuilles de roses et les applaudissements annonçaient à la fois Annette Laïs, je fermai les yeux et ma tête tomba sur ma poitrine. Le reste fut un songe.

XIII.
SORTIE DU THEATRE.

Le tonnerre des bravos m'éveilla. La toile était baissée. L'instant d'après, Annette rappelée avec fureur, vint saluer l'enthousiasme du public. Je la vis, cette fois, je la vis enfin: une chère enfant au visage modeste et souriant.... Mais je vous la montrerai.

Je me levai, je quittai ma place tout chancelant; j'allais à elle sans le savoir.

Je sortis du théâtre; l'air du dehors me saisit. J'essayai de m'interroger. Je ne trouvai en moi qu'une pensée: me mettre à ses genoux pour lui dire que je l'aimais. Je me révoltai contre cela, parce que rien ne m'y avait préparé. Cet amour était en moi comme un étranger. Il m'opprimait. Je ne le connaissais pas.

Mais il se fit connaître. A ma première révolte, il m'étreignit le cœur comme s'il avait eu déjà toute la force qui est dans la main de Dieu.

Je pris ma course follement le long du boulevard. J'avais conscience de fuir en vain, mais je fuyais. On ne se fuit pas soi-même, et il n'y avait déjà plus rien en moi que mon amour. Je traversai à mon insu la place de la Bastille, et je tombai faible sur le premier banc du boulevard Bourbon. Là, personne ne passait; j'étais seul, je me mis à parler haut et à pleurer.

C'était à elle que je parlais, et peut-être à Dieu. J'ai ouï bien des gens qui raillaient ces délires de l'amour enfant. Moi, j'ai peur de railler quoi que ce soit, quand je songe à la première heure de ma solitude. Je sais bien que je me couchai sur le banc et que je le saisis dans mes bras, qui frémissaient comme la chair d'un homme qu'on vient de poignarder; je sais bien que ma gorge pantelait en poussant des râles insensés. Je n'ai jamais aimé qu'elle; en dehors d'elle, ma vie a été celle d'un cénobite; j'ai le droit d'affirmer que j'étais, au point de vue de la décence, qui est la forme, et de la pudeur, qui est le fond, beaucoup au-dessus du niveau des jeunes gens de mon âge. Aucune lecture malsaine n'avait gâté mon imagination; j'avais peu d'imagination; l'élément poésie me manquait; aucun rêve précoce ne troublait ma cervelle.

Mais j'étais neuf et j'étais lion; mon premier soupir d'amour fut un rugissement.

Quand je dis lion, ce n'est pas une vanterie, et j'applique ce mot à mon amour seulement, car toute ma sève était là. Sans elle, qui a été ma vaillance et ma Providence, je serais tombé au premier choc du malheur; pour d'autres, l'amour fut un enseignement, un stimulant, une révélation; j'en sais à qui l'amour donna du génie; moi, l'amour ne m'a mené qu'à aimer.

J'ai aimé et j'aime, c'est mon passé, c'est mon présent. Les jours passeront, j'aimerai: c'est mon avenir. J'aimerai toujours la même femme, parce qu'il n'y a pour moi qu'une femme. Je n'ai point de mérite à cela; c'est ma vocation et ma passion: si le bien était de changer, si le mal était la constance, pour être constant je deviendrais criminel.

Comme je la voyais ici bien mieux qu'au théâtre! comme sa beauté m'apparaissait mille fois plus distincte qu'à la lumière de la rampe! Là-bas, l'éblouissement avait gêné mon regard; mais ici ma paupière fermée abritait à la fois mon œil et son image; je l'avais devant moi, toute pour moi, et la naïve douceur de son sourire me parlait.

Je l'ai dit, je crois: une enfant, c'était une enfant, non par la taille et la frêle indigence des formes, mais par l'indicible candeur du regard, par la limpidité profonde de la prunelle, par la pureté du trait, par le velouté de la carnation, par ce signe mystérieux enfin qui ne se décrit pas, mais qui se sent sous le pinceau ou sous la plume, et qui est le nimbe virginal.

Des bandeaux noirs, un peu ondés et teintés de reflets fauves, prenaient comme un diadème la courbe lumineuse de son front. Cela me rappelait vaguement et chèrement le pieux éclat du chœur où se chante la prière du soir, quand on aperçoit de loin la lumière répandue par les cierges derrière l'arc brisé de la fenêtre gothique. Ils tombaient en ogives, ses bandeaux que ma folie effleurait de tant de baisers, et s'épanouissaient vers la pointe des sourcils en deux gerbes de boucles légères qui appelaient le vent joueur et riaient avec lui, secouant et mêlant leurs anneaux doucement balancés. L'arc des sourcils était long et faisait ombre à de longs yeux dont le regard humide m'enveloppait le cœur: c'était je ne sais quelle languissante caresse qui couvait sous cette ligne hardiment cambrée et frangée de jais. La prunelle énorme avait des lueurs rares, mais diamantées, derrière les cils, recourbés comme de petits glaives.

Elle était Grecque, mais jamais fille de la Géorgie n'eut plus d'ombre et plus d'éclat sous ses paupières. Je songeais malgré moi au fol enthousiasme du docteur qui avait parlé de ses sourcils et des ailes de son nez. Je voudrais faire mieux et donner des coups de pinceau plus précis; je ne puis; la plume est plus habile sans doute que les muets instruments du peintre ou du sculpteur à dire les mobiles splendeurs de la nature vivante, mais que de nuances lui échappent encore! Le docteur ne se trompait pas: l'esprit, la délicatesse, la puissance aussi de cette adorable physionomie étaient cachés quelque part, autour de ces narines roses dont Dieu avait pétri les vives arrêtes dans la substance qui est le sourire des anges, mais c'était sa bouche qui riait et qui pensait, fine, gracieuse, espiègle et si tendre!

Sans doute, ils voyaient cela comme moi, tous ceux qui l'admiraient; je m'épouvantais à compter mes rivaux; je m'indignais de ce fait que cent regards avides pussent profaner chaque soir la blancheur flexible de son cou.

Eussé-je mieux aimé, pourtant, la perle au fond de la mer, dans la nuit de sa prison nacrée?

«Elle sera pour toi seul!» me criait mon amour. L'amour n'est jamais sans orgueil; l'orgueil de mon amour ajoutait:

«L'univers entier t'enviera ton trésor!»

Pauvre être que j'étais, vautré sur un banc de bois, le cerveau pris, la tête perdue, j'avais ces rêves! J'aurais fait pitié au mendiant attardé qui m'eût pris pour un épileptique. Je voulais qu'on me jalousât.

Elle pouvait avoir dix-huit ans. Elle était grande, sa taille avait autant de richesse que de souplesse, mais elle possédait en même temps une harmonie de formes si juvénile, si près d'être divine, que ses ailes de papillon lui allaient comme les ailes d'un ange.

Je restai là. Quand mon transport se calma pour faire place à une extase plus profonde, je m'agenouillai près du banc, comme pour prier, et je mis mon front dans mes mains. Je n'avais point le désir de retourner au théâtre pour la voir encore. Elle était avec moi, je l'avais bien mieux ici qu'au théâtre.

De temps en temps quelqu'un passait, me regardant et se demandant, selon la formule parisienne, comment on peut se mettre dans des états pareils. Paris est une ville si bien habituée à la tempérance, qu'on y dit cela même des cadavres, avant d'avoir constaté la mort. Tout ce qui chancelle est ivre, et, en tombant, le malheureux que l'apoplexie foudroie peut s'entendre insulter par ce peuple sobre qui était dimanche à la Courtille.

Et c'était bien vrai, pourtant, l'ivresse me tenait, l'ivresse qu'une nuit de lourd sommeil ne sait point guérir. Je n'étais plus que rêves, moi, l'esprit prosaïque, moi, l'imagination aux ailes coupées. Mon corps était là, près de ce banc, mon âme allait planant dans les espaces célestes.

Ce n'est pas la mémoire qui me manque; c'est la possibilité de donner une forme acceptable à l'extravagance de mes songes. Je vois encore tout ce que je vis, comme si des années ne me séparaient pas maintenant de ces heures délicieuses et accablantes. Je ne renie rien. Ce n'est pas moi qui jette le voile sur ces pauvres chers dévergondages du cœur; le voile y est, et je ne peux pas le soulever.

Je n'ai pas oublié, parce que je suis resté le même, parce que le simple contact de sa main effleurant la mienne fait revivre en moi de pareils frémissements, parce qu'il n'est pas de deuil si noir que ne puisse éclairer pour moi de son sourire, parce que je l'aime éperdument, follement, dans notre bonheur comme au temps de nos épreuves; parce que, enfin, je vis en elle, si bien en elle et si exclusivement que mon dernier soupir, marié avec le sien, rendra deux âmes à Dieu en une seule et même agonie.

Je l'aimerai au delà de la mort, je le sais, j'en suis sûr.

Le vent m'apporta le son d'une horloge; je comptai onze coups; il y avait trois heures que j'étais là. Je ne songeai point à regagner l'hôtel, mais je me levai brusquement: une idée venait de me traverser l'esprit. Je m'étais dit:

«Elle va sortir du théâtre!»

Espérais-je lui parler? Je ne crois pas. Lors de ma récente entrée dans le monde du faubourg Saint-Germain, je ne m'étais pas montré fort entreprenant, mais je n'avais éprouvé aucune de ces timidités maladives qui, pour certains débutants, font du premier pas une véritable torture. Ce qui engendre ces excessives timidités, c'est l'excès même de l'amour-propre ou bien l'écrasante conscience d'une infirmité ridicule: j'étais bien planté de corps et d'esprit, et les paresses de mon imagination me gardaient contre les puériles misères de la vanité. Je n'avais point cette terrible conviction, commune à presque tous les enfants, et qui fait leur gaucherie, que leur apparition dans un salon fixe sur eux tous les regards. Le parquet où l'on danse ne tremblait point sous mes pas; je n'avais jamais vu cabrioler les lustres, et l'aspect de la maîtresse de maison, subissant les saluts, ne m'avait causé qu'une émotion médiocre. Mais lui parler, à elle! Quel prétexte pour colorer tant d'audace! Tout était contre moi: la nuit et la rue. Ce n'était qu'une comédienne, il est vrai, mais je la voyais seule et pressant le pas vers son humble demeure; cette solitude était pour moi plus imposante que le cortége d'une reine.

Parler, c'est insulter, précisément dans ce cas. Je pouvais ignorer bien des choses, mais je ne crois pas que l'idée de l'aborder me fût jamais venue.

Je l'avais vue au théâtre, entourée d'un rayonnement qui m'avait ébloui, mais qui me gênait; je voulais glisser un regard sous son voile et la voir elle-même, la voir jeune fille. Ainsi, je la devinais plus belle.

Comme je quittais la place de la Bastille pour reprendre le boulevard, je rencontrai les premiers groupes de la jeunesse dorée qui sortait du théâtre. C'est le quartier qui s'en va de ce côté; Paris prend vers le nord-ouest, afin de regagner les latitudes fashionables. Mes beaux n'étaient pas contents; ils se plaignaient à haute voix de n'être plus les maîtres chez eux. S'ils avaient pu faire une révolution pour renvoyer la Chaussée-d'Antin, il y aurait eu des barricades. Là-bas, dans cette province qui, à de certains égards, est plus éloignée du centre que Quimper-Corentin ou Bourg en Bresse, ils veulent leurs théâtres pour eux, leur Paris à eux. Le poète a dit: Ceci tuera cela; il se peut. Ces lions de la place Baudoyer sont de terribles bêtes. L'ouvrier du faubourg est un chevalier en blouse qui a la bonté de la force; mais le lion, songez-y, n'est pas fort. Son nom n'est qu'une catachrèse empruntée aux fables de la Fontaine et fait allusion à l'âne, cousu dans une peau qui ne lui appartenait point. Méfiez-vous des lions.

A l'exemple du comte Rostopchin, qui incendia Moscou plutôt que de le livrer aux Français, la jeunesse dorée voulait déjà faire sauter son idole, afin de la soustraire au culte des profanes. Il y avait conspiration; on parlait de cabale. Il était opportun de battre les gens qui portaient des habits bien faits et des gants frais sur le dos de cette pauvre fille.

Je ne savais pas ce que c'était qu'une cabale; leurs voix passaient autour de mes oreilles comme un bourdonnement.

En arrivant aux abords du théâtre, je trouvai le tumulte des équipages. Il y avait beaucoup de voitures et plus de toilettes sans doute que l'humble monument n'en avait jamais contemplé. C'était ici une autre histoire: au lieu de la sottise épaisse, la sotte impertinence. On riait à gorge déployée, on se moquait à grand bruit, on se vengeait à cœur joie d'avoir applaudi. La fantaisie satisfaite s'excusait vis-à-vis d'elle-même, et tout en déclarant que la huitième merveille du monde, éclose à la foire, n'était pas mal, pas mal du tout, on s'étonnait d'avoir tant voyagé pour la voir.

J'entendis des choses dans ce genre-ci:

«Pour la girafe, on va bien jusqu'au Jardin des plantes!»

Je crois que beaucoup de jeunes gens, à ma place, auraient été blessés. Ma nature paisible avait parfois d'étranges et soudaines violences. Ici, je n'éprouvai ni impatience ni colère. Je passai, rêvant d'elle, pourtant, et la voyant au travers de ces murailles, maintenant si sombres. L'explication vient après coup, et je la donne pour ce qu'elle vaut. Je suppose que la notion de mépris ne pouvait s'allier en moi à la pensée d'Annette Laïs. On ne s'irrite pas contre l'averse impuissante qui ruisselle sur le sein de marbre des statues. C'est un soin d'enfant que de chasser les mouches bourdonnant autour de l'idole.

J'avais le chapeau sur les yeux, car je redoutais vaguement trois rencontres: Laroche, Josaphat et le président; mais je n'aperçus aucune figure connue dans la foule qui encombra un instant le boulevard. Trois minutes après, il n'y avait plus personne. Je repassai devant le théâtre, dont les portes principales étaient fermées. C'était une solitude triste. Toutes ces pauvres industries qui vivent autour des petits théâtres avaient plié bagage. Un chiffonnier glissait dans l'ombre à l'endroit où piaffaient naguère les chevaux. J'étais adossé contre un arbre. Il vint ramasser un bout de cigare à mes pieds, et, croyant qu'il me devait cette aubaine, il releva son regard sur moi.

Rassurez-vous: ce n'était pas le chiffonnier du roman et du drame,—cette grande figure! Je n'ai point su s'il avait commis quelque hardi forfait. Il se portait bien, avait les yeux ronds, le nez en l'air et la bouche riante, malgré sa barbe sale. Il me dit en touchant sa casquette et d'un ton d'affable courtoisie:

«De mon temps, elles sortaient par la rue des Tournelles. Ah! les biches!»

Et il piqua un Courrier des Théâtres qui dormait dans le ruisseau.

C'était un oncle de notre jeunesse dorée.

Trois éclats de rire, aigus comme des trilles de fifre, sortirent d'un petit couloir, ouvert à gauche du contrôle. Mon chiffonnier poussa un soupir et s'éloigna.

«Henri, tu m'agaces!»

Un couple jaillit du couloir.

«Tu m'agaces, Ferdinand!»

Autre couple.

«Vous m'agacez tous deux!»

Le troisième groupe était une trilogie.

Henri, Ferdinand et les deux autres paraissaient enchantés. Le fait est qu'elles ont de l'esprit comme des petits démons.

«Où soupons-nous? demanda-t-on en chœur.

—Où soupons-nous?» répéta derrière moi un sombre jeune homme, biche mâle, qu'une vieille dame mystérieuse venait d'accoster et qu'elle emporta.

Le boulevard s'anima de nouveau. Des messieurs mûrs qui semblaient déguisés, quoiqu'ils n'eussent point de faux nez, sortirent de terre; je vis des fantômes de fiacres de l'autre côté de la chaussée. Quand un comédien sortait du couloir, une dame voilée surgissait à ses côtés. Où soupons-nous?

«Où soupons-nous? cria un coquin de bossu qui s'affichait au bras d'une figurante, haute comme une échelle.

—Soupons-nous? se demandèrent tristement deux pauvres laides.

—Maison d'Or, commanda un premier sujet, en drapant d'un geste royal son vieux burnous. Soupons!

—Ma fille ne soupe pas!» mentit une mère à la face du ciel.

Ah! les biches! Rires de scie! parfums passés! éclat fané! gaieté frelatée! Cela me faisait froid. Mon chiffonnier, cependant, les regrettait. Henri et Ferdinand triomphaient. Quels lutins! Elles dansaient au lieu de marcher; la vraie danse des salons! Toujours en train! du vif argent! Tu m'agaces! Où soupons-nous! Pendez-vous, étrangers! Londres est lourd, Vienne dort, Berlin bâille, Paris s'amuse! Où soupons-nous? Tu m'agaces! Elles ont tout l'esprit de Paris, qui a tout l'esprit de l'univers. Je les crois plus fortes que mon oncle Bélébon!

Je n'eus pas peur non, pas un seul instant, de voir Annette Laïs dans cette cohue; je n'eus pas peur d'entendre sa voix mêlée aux notes fausses de cet atroce concert. Je laissais passer cela comme un mal importun qui ne peut pas durer et j'attendais.

Au moment où le dernier rire grinçait au lointain, je la vis ou plutôt je la sentis dans le couloir. Je me cachai derrière mon arbre; je tremblais.

Ils sortirent trois ensemble: un vieillard de grande taille, d'abord, puis Annette, vêtue d'une petite robe d'été, très simple, avec un mantelet de soie, puis un jeune homme qui lui offrit le bras, dès que l'espace le permit. Annette riait en mettant le pied sur le boulevard: il semblait que ce fût tout exprès pour me montrer quelle différence il peut y avoir entre les gaietés humaines.

Je ne sais pas pourquoi elle riait. Le vieillard passa tout près de moi et je me pris à le respecter comme un père. Le jeune homme était beau; il ressemblait trait pour trait à sa sœur, dont la vue mit des gouttes de sueur à mon front. C'est ici une des plus grandes émotions de ma vie. Je n'ai à dire que cela. L'amour me pénétrait comme une moiteur. Il y avait en moi un débordement de fierté. Je triomphais parce qu'elle était simple, noble, belle, douce comme je la voulais.

Je n'ai à dire que cela, et pourtant mon cœur et ma tête sont pleins. Il ne se passe rien en dehors de ce qui se passait dans mon âme. Ils traversèrent le boulevard en face du théâtre. Je les suivis de très loin; ils ne savaient même pas que je les suivais. Je les aimais tous les trois déjà et je faisais d'eux ma famille.

Il est un charme exquis dont parfois manquent les plus belles. J'ai fait ce livre pour dire Annette tout entière, telle que la voyait mon cœur, et dès les premières pages, la parole fait défaut à ma pensée. Vous l'avez eu, ce rêve de la bien-aimée, qui glisse dans de mystérieux sentiers; elle s'appuie à votre propre bras, et pourtant vous la voyez par derrière, inclinée doucement et nouant à vous ses deux mains que croise la caresse. Exprimeriez-vous les ondulations de ce pas qui ne touche plus la terre?

Fermez les yeux; regardez en vous-même, au coin où sont les trésors des jeunes souvenirs. La distinguez-vous, là-bas, dans le vague des premières extases, penchée sur votre nom, que partout écrit son regard? La suivez-vous, gracieuse et pensive, s'épandant elle-même en délicieux mouvements, comme une fleur s'effeuille? La voyez-vous, trahissant à chaque pas Vénus, selon le mot du poète, Vénus pudique, Vénus enfant, la vierge éclose, la première souffrance des sens, exhalée, mélange divin, avec les prémices du cœur?

C'est elle. C'est une page du livre d'amour que sa démarche me fit lire, en cette nuit, vide d'événements, qui est une fête solennelle dans ma mémoire.

Si l'homme qui servait d'appui aux délices de sa démarche n'eût pas été son frère, je serais mort de chagrin cette nuit.

Ils tournèrent tous les trois l'angle du canal, sur la place de la Bastille, et je les perdis un instant de vue. Je me mis à courir. Je voulais savoir où elle dormait. C'était un désir puissant, mais confus; je faisais ainsi, sans le savoir, provision de rêves. Je les vis prendre la rue de la Roquette, pauvre rue, puis la rue Saint-Sabin, plus pauvre encore et dont les dix-neuf vingtièmes de Paris ignorent l'existence. Ils s'arrêtèrent au bout d'une centaine de pas devant une maison de modeste apparence et y rentrèrent, sans avoir même jeté un regard derrière eux.

J'arrivai comme la porte se refermait. Je regardai bien vite aux fenêtres pour voir celles qui allaient s'éclairer. Aucune ne s'éclaira. Leur logis n'était pas sur le devant. Ce fut une grande déception pour moi; je ne songeais pas plus à rentrer que si mon habitude eût été de passer la nuit dans la rue. J'étais dans l'impossibilité de réfléchir à quoi que ce soit. Toute réflexion suppose une recherche, un doute, je n'avais rien à chercher; j'étais en pleine certitude. J'aimais passionnément Annette Laïs, je voulais l'épouser: c'était clair, c'était simple. Quand le point de départ est ainsi l'évidence même, à quoi bon se creuser la tête?

XIV.
COURS DE CONVERSATION.

Aussi j'allai m'accouder tranquillement au parapet du canal, sur la place, et je passai la une heure de complète quiétude. J'ai dit que je n'étais pas un poète, mais l'amour jeune et profond dégage toujours une très grande quantité de poésie. Ce serait une vanterie puérile de prétendre que je n'ai jamais cédé aux avances de la folle du logis. J'entends toujours par ces mots n'être pas poète, la disposition habituelle où je suis à voir les choses de sang-froid, sans les embellir ni les grossir; j'entends aussi par là le peu d'influence qu'exerce sur ma pensée l'aspect d'une nature dite poétique.

Ce sont les intolérables refrains de certains poètes en l'honneur du printemps, du feuillage, du moulin, des bluets et autres jolies choses qui m'ont fait penser de très bonne foi que le sens poétique est oblitéré en moi. Je vois tout cela autrement qu'eux, à ce point que cela me repose tandis que leur chanson me fatigue. Aussitôt que j'entends leur voix quelque part dans le paysage, je ne veux plus du paysage: leur petite métaphore me gâte l'immensité du désert, et il m'a semblé ouïr parfois le prétentieux gloussement de leur phrase jusque dans les vastes rumeurs qui vont se propageant, la nuit, sur nos grèves.

Je ne suis pas poète, puisqu'ils sont poètes.

Tout ce que je sens est en moi; j'ai dans mon amour tous les sourires du printemps et tous les rayons du soleil. J'aime à ce point que, pour moi, le bonheur est en elle, indépendamment du reste de l'univers. Mes meilleures joies, mes heures les plus radieuses, je les ai eues entre les quatre murs d'une mansarde, d'où l'on voyait six mètres de toiture et un tuyau de poêle. Je veux bien un palais pour elle; pour elle, je veux bien les enchantements de la mer ou le cordial parfum de la nature alpestre; pour moi, je ne veux qu'elle.

J'ai ma jeunesse et j'ai mon admirable passion. Qu'ai-je à faire d'être poète?

Faut-il de la musique aux repas vaillants de nos paysans? J'ai soupçon que la poésie comme l'entendent ceux dont je parle, n'est que le stimulant nécessaire à l'appétit lassé. Qu'ils se versent l'absinthe ou qu'ils pulvérisent la cantaride, j'ai ma jeunesse. Je serai poète plus tard.

J'ai ma passion qui ne rêve rien, en face de la réalité plus splendide que le rêve, et qui, loin de l'objet aimé, ne rêve que la réalité même.

Je les ai vus, vieillards de vingt ans, finir leur chanson sous la table. Je ne suis pas poète. Je les ai vus flétrir eux-mêmes l'adorable fleur de leur génie et broyer, ivres qu'ils étaient, le bouquet de leurs pensées. Ils faisaient cela en beaux vers. La barbe leur venait; ils parlaient d'illusions perdues. Ils étaient comme ces enfants prodigues à qui l'heure de la majorité n'apporte que des dettes. Ils chantaient pourtant le soleil, les roses; ils chantaient Dieu même parfois, quand ils ne l'insultaient pas. Peut-on faire pis? Oui. Ils chantaient l'amour! Je ne suis pas poète: je n'ai reconnu chez eux ni mon amour, ni mon soleil, ni mon Dieu. J'aime Dieu qui me l'a donnée, le soleil qui joue sur son front, les fleurs qui la font sourire.


Mais, excepté Dieu qui tient sa vie, il ne me faut rien de tout cela pour l'aimer.

Ce n'est pas un paysage inspirateur que celui du canal Saint-Martin. Il faisait une nuit sombre et chaude. Par intervalles, les larges gouttes d'une pluie orageuse tombaient sur mon front nu. Je regardais la longue ligne des réverbères et je me laissais aller à je ne sais quel engourdissement qui me charmait. Je ne voulais pas penser, j'étais trop heureux. Je ne voulais pas me demander ce que j'avais conquis, en définitive; je savais peut-être que le calcul m'eût répondu: néant. Les mathématiques mentent toujours; il n'y a de vraiment vrai que la passion dont le bilan ne se dresse pas avec des chiffres.


Ainsi ment tout ce qui est science exacte, tout ce qui a la prétention de raisonner ou de calculer, en partant d'une base inflexible. L'exactitude vous commandera impérieusement de croire qu'on est mieux accoudé sur le velours d'un balcon que sur le pauvre parapet du canal Saint-Martin. Qu'en sait-elle? De quoi se mêle-t-elle? La poésie divague au moins et s'en vante. Si un baron des Adrets m'acculait à la nécessité barbare de choisir entre cette belle éreintée que les uns appellent la Poésie et cette vieille folle que d'autres nomment la Raison, j'aimerais mieux livrer ma tête. J'avais tout conquis; j'étais au pinacle, il ne me manquait rien, et aucun bras de fauteuil ne valait la pierre poudreuse de mon parapet. Voilà le vrai.

Comme je l'avais vue belle! Quel étrange contraste entre elle et ces hannetons femelles qu'on agaçait et qui soupaient! Elle avait un cadre: bienfait suprême pour tout tableau. Ce beau vieillard, ce noble et doux jeune homme! j'avais tout conquis, puisque j'admirais tout.

Dans le jour, la place où nous sommes est une des plus vivantes de Paris et sert perpétuellement de champ de foire. Maintenant surtout que le canal a disparu sous le boulevard, c'est le théâtre en plein vent où vient se délasser le pauvre, dont le meilleur ami est toujours un charlatan. On y voit l'artiste intrépide qui arrache les dents avec une catapulte et le fameux médecin qui a su ployer la clarinette, la grosse caisse et le trombone à l'enseignement public de l'anatomie; on y vend des couteaux sans manche et des saladiers sans fond, l'eau de jouvence, le saucisson lyonnais, édité rue Mouffetard, les anglaises blettes à un sou le tas et l'art d'être heureux en ménage. Le génie d'or de la colonne de Juillet semble présider à ces joies plus naïves que celles du village et calculer, lui aussi, au milieu de ces effrontées déceptions, les conquêtes de la science populaire.

Mais la nuit, c'est un lieu désert entre tous; Paris qui veille est bien loin; on ne l'entend même pas. Le jour travaille ici et la nuit dort.

Il est certain que je serais resté là jusqu'au jour sans un sergent de ville, qui vint à moi d'un pas indolent et grave. Il m'indiqua mon chemin et me fit songer enfin à regagner l'hôtel de Kervigné.

Trois heures sonnaient aux vingt horloges des couvents du quartier quand je soulevai le marteau de la porte cochère. Chez ma cousine, ce n'était point du tout heure indue. Je rentrai dans ma chambre, je me mis au lit, comptant sincèrement sur une nuit d'insomnie, et je dormis le sommeil du juste pour ne m'éveiller qu'au grand jour.

Mon réveil fut une béatitude. La pensée d'Annette ne me vint point: elle était en moi et ne pouvait plus me quitter. Il m'arrivait rarement de chanter; j'eus besoin de chanter. J'aurais voulu parler à quelqu'un de mon bonheur, et pourtant je tenais à mon secret comme à un cher trésor. Il y avait autour de moi je ne sais quelle lueur qui était faite de sourires.

«Madame demande monsieur,» dit Laroche, à ma porte entrebâillée.

Je fis à Laroche un petit signe de tête amical, et je m'habillai paisiblement, sans même songer au biais à prendre pour raconter ma soirée de la veille. Je trouvai petite maman à son café au lait. Elle avait le plus vaporeux de tous ses peignoirs et du blanc sur les joues au lieu de rouge, parce qu'elle était un peu indisposée. Elle me jeta un regard languissant et me tendit sa main, que je baisai.

«Voyons, René, me dit-elle aussitôt que je fus assis, tu as quelque chose. Es-tu amoureux?

—Moi!» m'écriai-je.

Je pense que je pâlis, car elle me regarda curieusement. Mais une femme dans la position de ma cousine n'est jamais bon juge. Son parti est pris à son insu, et sa fantaisie met un véritable bandeau sur ses yeux. Quand elle parle, le mot amour et ses dérivés forment, malgré elle, le fond de la langue; mais tout cela, dans sa pensée, ne peut se rapporter qu'à elle-même. Elle est seule en cause; en dépit de son expérience qui est grande, elle doit fatalement se tromper.

«Es-tu amoureux?» signifie dans sa bouche:

«Ah çà! chevalier, faudra-t-il vous dicter votre déclaration? Il y a un terme à tout, et ceci passe les bornes. J'ai jeté le pont, franchissez-le ou je me fâche!»

Elle ne saurait voir un amour dont elle ne serait pas elle-même l'objet. C'est la nature.

Une femme dans la position de ma cousine est tout bonnement affligée d'une idée fixe. On ne la taxe point de folie, parce qu'il faudrait griller trop de fenêtres. Cette maladie, pour être très commune, n'en est pas moins curieuse. Elle existe chez toutes les femmes qui mettent plus de deux lustres à passer leur vingt-huitième année. Or c'est énorme ce que vous en trouveriez dans Paris! L'étude consciencieuse de ces symptômes produirait le chef-d'œuvre de la comédie moderne. Notre sujet est ailleurs. J'écris l'histoire de mon amour. Mme de Kervigné aura exactement la place qu'elle prit dans ma vie.

Sa question fut pour moi le supplice de Tantale. Ce qui était en moi voulait faire explosion, et le nom d'Annette me brûlait la lèvre. Je le retins cependant, quoique je fusse loin de comprendre tous les dangers d'une confession.

«Mon Dieu! reprit la présidente, quand même tu serais amoureux!....

—Petite maman, balbutiai-je, vous m'avez déjà dit que ce n'était pas un crime.

Elle fut jeune et jolie pendant le quart d'une minute. Pendant le même espace de temps, j'eus l'intime conscience de notre situation.

«Voyons, chevalier, poursuivit ma cousine en victorieuse qui ne veut pas pousser trop loin ses avantages, qu'avons-nous fait hier au soir?»

Je sentis le feu qui me montait au visage.

Ce que j'avais fait, Dieu du ciel! J'avais passé trois heures sur un banc et deux heures contre un parapet. Cela peut-il se dire?

«Rien, répliquai-je, affectant une humilité profonde.

—Comment, rien! Vous n'avez pas même pensé à moi?

—Tenez, m'écriai-je, je vous en supplie, petite maman, donnez-moi des leçons comme à un paysan. Je ne suis pas plus avancé que le premier jour. Cela me désespère! Quand je vais ouvrir la bouche, j'ai pitié de ce que je vais dire!

—Pauvre chéri! Cela ne durera pas. Apprends d'abord à me parler, à moi.... Ne suis-je pas une femme?»

Elle s'arrêta. Je restai muet. Peut-être n'étais-je plus beaucoup à l'entretien déjà.

«Comment t'y prendrais-tu, continua-t-elle en riant, mais d'un air modeste, si tu m'aimais, pour me dire: Je vous aime.

—Ne le savez-vous pas sans que je vous le dise, repartis-je.

—Très-bien!» s'écria-t-elle en battant les mains.

Puis, avec impatience:

«Il y a du Normand chez tous ces petits Bretons!»

Elle se mit à boire son café au lait à grandes gorgées. Je murmurai d'un ton plein de soumission:

«Ne dit-on jamais rien aux femmes, sinon je vous aime!

—Jamais!» me répondit-elle sèchement.

Puis elle ajouta comme un docteur en chaire:

«L'art de la conversation consiste à savoir les dix mille manières de le dire.

—Mais si ce n'est pas vrai, pourtant...

—Est-il vrai, m'interrompit-elle, que tu sois le très humble et le très obéissant serviteur de tous ceux à qui tu écris des lettres?

—Je crois comprendre....

—Ne te gêne pas: dis ce que tu comprends.

—C'est une politesse?

—Précisément. La seule politesse avec les femmes.

—Et de même qu'on varie les formules au bas des lettres?

—Il est charmant! Mon élève, je vous donne un bon point; embrassez-moi.»

Telle fut l'explication que je fournis au sujet de mon escapade. Ce jour-là, ma cousine s'empara de moi pour faire des emplettes. Nous courûmes de magasin en magasin. J'étais page, et ma châtelaine, à ce qu'il parut, n'éprouvait pas peu de plaisir à montrer le nouvel officier dont elle avait orné sa maison.

«Où allons-nous ce soir? me dit-elle au dîner, en me voyant tout de noir habillé.

—Mon intention est de faire quelques visites,» répondis-je.

Elle fronça le sourcil pour tout de bon cette fois.

«Et moi, je vais rester seule? repartit-elle avec aigreur. Je suis chargée de vous, René; je ne veux pas que vous fassiez de mauvaises connaissances.»

J'essayai de lui prendre la main; elle la retira. Je pris un ton froid et ferme pour dire.

«Vous m'avez donné à entendre, et ma mère m'a positivement enseigné que, pour parvenir, le chemin le plus court était le monde.

—Parvenir, répéta-t-elle d'un air étonné. Vous ne m'avez jamais parlé de cela, chevalier!

—Si je suis venu à Paris.... commençai-je.

—Bien! bien! Je sais qu'on fourre beaucoup à la marquise et à ce Grand diable de Gérard. Vous êtes comme un cadet de l'ancien régime.... Ah! vous êtes ambitieux, René!

—Jusqu'au bout des ongles, madame.

—Peste! quelle chaleur! Et ne craignez-vous pas de mécontenter du premier coup celle qui peut et qui veut le plus pour vous?

Il fallut bien, cette fois, qu'elle me donnât sa main. Je la saisis d'autorité.

«Je juge votre cœur d'après le mien!» murmurai-je.

Elle serra ma main comme malgré elle, et dit tout bas:

«Je n'ai pas grande confiance en votre cœur.

—S'il me fallait tout quitter pour vous!» m'écriai-je.

Je jouais mon rôle à pied levé, parce que la pièce devait être commencée au théâtre Beaumarchais. Ses yeux brillèrent et j'eus honte.

«C'est la dernière fois que j'aimerai! murmura-t-elle d'un accent qui me rendit triste. Je me prépare peut-être bien des chagrins. Allez où il vous plaira d'aller, René. Vous êtes un gentilhomme, et vous ne voudriez pas tromper une femme!»

Faites concorder, si vous pouvez, ces solennelles paroles avec la morale de ma cousine, qui professait la nécessité de parler d'amour à toutes les femmes. Moi, je ne m'en charge pas. Au premier instant, cette contradiction ne me frappa point, et j'eus un sincère mouvement de remords. Ces naïfs scrupules ne sont pas particuliers à l'âge que j'avais et à ma complète inexpérience. Tout homme est porté à se reprocher ses prétendues perfidies, et il semblerait qu'il y a un charme attaché à la pénitence du séducteur.

J'ai vu en ma vie beaucoup de séduits; je ne me souviens pas d'avoir jamais rencontré un séducteur. Depuis la Galathée de Virgile, cette joueuse rustique qui vous lance une pomme et s'échappe vers les saules en se laissant voir, jusqu'aux petites mamans qui regardent à perte de vue la fuite de leurs vingt-huit ans, elles ont toutes une manière d'attirer l'hameçon, et, pour ce merle blanc de Clarisse, Lovelace a rencontré cent victimes savantes, qui se sont bel et bien moquées de lui.

J'étais fort agité quand je montai dans mon fiacre. Je me demandais de quelles tortures il eût fallu punir un homme assez lâchement barbare pour tromper Annette Laïs. C'était purement une transition, et bientôt, je fus tout entier à mes pensées de la veille. Je me fis conduire cette fois tout d'un temps à la porte du théâtre et j'y entrai en habitué. Je pris la même stalle qui, désormais, était ma stalle. Mais je fus obligé, comme la veille, de sortir après le premier acte. Je me sentais malade et fou.

J'allai promener ma fièvre de l'autre côté de l'eau, devant le Jardin des plantes. Il m'est fort difficile de rendre ce que j'éprouvai ce soir-là et les soirs qui suivirent. Il y avait en moi une sourde angoisse, et je pense que je ressentais déjà le chagrin jaloux de tout cœur honnête qui a le malheur d'aimer une femme de théâtre.

Assurément, je ne définissais pas cette souffrance, mais elle existait, puisque je n'ai jamais pu rester plus d'un quart d'heure entre Annette et le public.

Pas n'est besoin d'appuyer sur ce sentiment. S'il est au monde une extrémité blessante, c'est celle-là. Le regard ne souille pas, mais c'est à la condition de n'avoir point payé le droit de voir. Au théâtre, quelque chose se vend, il n'y a pas à dire non. Personne n'entrerait si le droit seul de siffler s'achetait à la porte. La rose demande ici un salaire à quiconque respirera son parfum. Je cherche à exprimer galamment une pensée qui me navre, mais l'idée de banalité naît, quoi qu'on en fasse. Je ne suis pas poète: je n'aime pas les roses qui gagnent leur vie à se faire respirer.

Et toute mon âme appartenait à une femme de théâtre! Je devais souffrir. Si, dès le début, j'avais éclairé ma pensée, peut-être aurais-je fait un effort contre moi-même et contre ma passion naissante.

J'étais jeune. La plupart des idées qui courent les rues m'arrivaient comme des découvertes et des nouveautés. J'inventais une à une les choses que tout le monde sait par cœur. Je souffris longtemps avant de savoir.

Mais il y avait pour moi un baume exquis dans ce tableau que je voyais tous les soirs aussi: à la sortie du théâtre, Annette Laïs plus belle sous son humble costume d'honnête fille, le cher trésor d'honneur et de modestie, gardé par le père et par le frère.

Je vins pendant huit jours, et chaque fois je les suivis tous les trois du boulevard à la petite maison de la rue Saint-Sabin. Je devenais familier avec eux sans leur avoir jamais adressé la parole. Je croyais être dans leur vie, parce qu'ils étaient dans la mienne. Les choses me semblaient s'arranger; ma passion se calmait en prenant de la profondeur; je m'habituais à ce genre de bonheur, dont la description m'eût sans doute égayé, s'il se fût agi d'autrui; j'étais on ne peut plus sérieux dans l'enfantillage de ma conduite, et l'avenir ne m'inquiétait point.

Ce fut le huitième soir, en repassant le canal, que je me demandai, pour la première fois et par hasard, ce que je voulais. Je m'arrêtai brusquement, comme si quelqu'un m'eût pris au collet pour me proposer un problème fantastique. Ce que je voulais! La sueur me vint aux tempes. La réponse fut soudaine et nette. Une voix répondit en moi distinctement: «Je veux la posséder ou mourir!»

XV.
VOIES ET MOYENS.

En disant à ma cousine: «Je suis ambitieux,» je n'avais pas menti tout à fait. Mon amour avait fait naître en moi la pensée de parvenir; j'étais ambitieux pour Annette. Dans les huit jours qui venaient de s'écouler, j'avais bâti une foule de beaux châteaux; je devais me pousser à la fois par le travail et par le monde. En attendant, je cultivais le monde à l'orchestre du théâtre Beaumarchais et le long des grilles du Jardin des plantes, et quant au travail, depuis mon lever jusqu'au dîner, je servais de Sigisbé à ma cousine. Le ministère n'avait pas grand besoin de moi: il ne se plaignait point; l'Ecole de droit ne connaissait pas ma figure.

Allant toujours de ce train, je devais mettre du temps à faire ma route.

Ma cousine ne se doutait pas du tout de mes trahisons. Le docteur ne mettait plus les pieds au théâtre. Le président et son Laroche avaient été si rudement évincés qu'ils ne se montraient plus. Depuis que j'avais ma stalle, je n'avais pas signalé à l'horizon une seule figure suspecte. Je ne voyais aucune raison de penser que la tempête soudaine pût succéder à ce calme.

Je n'avais pas même besoin de mentir dans mes entretiens avec la présidente. Vous lui eussiez mis le pistolet sous la gorge sans lui faire avouer cela, mais il est certain qu'elle n'aimait point à parler des salons où j'étais reçu sans elle. Ces salons, dont elle se moquait amèrement, étaient pour elle la patrie qu'on regrette dans l'exil, et, quoi qu'elle pût dire, elle n'était pas une exilée politique.

D'ailleurs, il lui plaisait bien mieux de continuer mon éducation. Elle y mettait tous ses soins, et il ne tint pas à elle que mes absences de l'Ecole de droit ne me fussent hautement profitables. Entre elle et moi, les choses marchaient bon pas; elle était très-franchement de mon parti contre Laroche, qui boudait de puissance à puissance, appuyé qu'il était sur M. Kervigné. Celui-ci, toujours grave, poli et froidement bienveillant, n'avait point changé son train de vie; il ne dînait jamais à la maison. Comme le théâtre Beaumarchais lui faussait compagnie, il est à croire qu'il faisait valoir ses actions des Délassements-Comiques.

En théorie, nous étions fort avancés, ma cousine et moi. Il était accepté de part et d'autre qu'un jeune homme de mon âge devait avoir une maîtresse. Paris n'est pas le Morbihan. Ma cousine comprenait admirablement ces choses-là. Restait le choix à faire. Ma cousine me donnait de bien bons conseils. Des grisettes, il n'était pas mention; des lorettes, sauf le respect qu'on se doit entre auteur et lecteurs, fi donc! Nous ne parlions jamais que du monde.

«A l'âge du président, me disait Aurélie, on prend où l'on trouve, mais ce n'est pas ici le cas. Vous, chevalier, vous pouvez choisir autour de vous. Et qui vas-tu choisir?» s'interrompait-elle avec son sourire osanore.

Moi, je soupirais. Ma journée n'était qu'un temps d'épreuve qui me servait à gagner les enchantements de ma soirée.

Un matin, je crois que c'était le dernier jour de ma semaine d'amour, elle s'y prit de cette façon pour mettre les points sur les i.

«Une jeune personne compromet, une veuve engage, une femme mariée.... dame! quand on a des principes, tu m'entends bien, c'est d'un grave! A moins qu'il n'y ait de ces circonstances.... Je ne parle pas même de la disproportion des âges. Il faut, à mon sens, que le mari, par sa conduite, ou plutôt par son inconduite habituelle et notoire, comme M. de Kervigné, par exemple, je peux malheureusement le citer.... Alors une pauvre femme qui souffre en silence et noblement.... Encore, je ne parle pas d'une trop jeune femme, qui est une responsabilité.... et assujettissante, exigeante, capricieuse, inconsidérée, enfin un inconvénient! C'est dans tous les vaudevilles. Mais une femme de vingt-cinq à trente ans, qui a pris son parti, tout à fait irréprochable, d'ailleurs, jolie fortune, et le mari dans une position honorable, pas d'enfants, ou bien des enfants assez grands pour ne pas se jeter dans vos jambes; un polisson à Juilly, une minette au Sacré-Cœur: cela ne compte pas, puisqu'on ne les voit jamais. De l'acquit, de l'esprit, de l'élégance, de la beauté. Ah! mon gaillard! comme cela vous pose un jeune homme, à Paris! Et si quelque chose transpire jusqu'à Vannes, la mère sourit, le papa se frotte les mains. A la bonne heure! En cherchant bien, vois-tu, René, tu trouverais cela pas bien loin de toi. Et ta châtelaine te mettrait dans du coton! et tu serais un heureux petit coquin de page!»

En achevant ce discours, Aurélie baissa les yeux. Peut-être même qu'elle espéra rougir, mais cela ne vint pas. Je baisai le bout de ses doigts en poussant un soupir de bœuf qu'on égorge. Ce n'était pas de la comédie. Ce matin, par hasard, le jour était clair comme son éloquence, et un furtif rayon de soleil ajoutait quinze mortelles années à ses vingt-huit ans passés.

Je rétablis ici un détail. Vous me pardonnerez de l'avoir omis: je n'avais vu ni Marguerite ni Edouard; jamais on ne parlait d'Edouard ni de Marguerite. Aurélie avait deux enfants: un rhétoricien à Juilly, une grande demoiselle au Sacré-Cœur, juste le polisson et la minette.

C'était un bombardement, et petite maman devait croire à ma capitulation prochaine; mais, grâce à la tranquille insouciance qui me venait de ma bonne mère, dès que j'avais franchi le seuil de l'hôtel, je ne pensais absolument plus à cela. J'oubliais ma cousine avec la même facilité que l'école ou mon bureau du ministère, je sautais en voiture, je me faisais conduire à mon théâtre, et j'étais heureux.

Cette première question que je m'adressai à moi-même après huit jours d'enfantine béatitude, me jeta dans un trouble soudain. Quand il m'arrive de réfléchir sous le coup d'une impression un peu forte, la lenteur de mon esprit disparaît. Aussitôt que je me fus enquis en moi de ce que je voulais, aussitôt que ma conscience eut répondu loyalement et distinctement, les idées m'assaillirent en foule. Je ne songeai pas seulement au moyen de réaliser mon désir ardent et profond, j'eus aussi comme une intuition des difficultés de l'avenir. Annette était désormais ma femme, voilà le point acquis; j'affirme qu'il ne me vint même pas à la pensée de la posséder autrement. Annette étant ma femme, je lui devais un toit, une existence et cette portion matérielle du bonheur qu'on achète. Où était mon toit? Mes ressources? où étaient-elles?

«J'aurai ma dot,» pensai-je.

Mais cette proposition n'était pas entièrement affirmative. Je sentis dès l'abord qu'il y avait là des difficultés majeures, et je résolus d'y revenir en un conseil spécial que je tiendrais avec moi-même. A vue de pays, le plus sage était toujours de travailler pour me créer une position indépendante. Cet article préliminaire fut consenti à l'unanimité.

Restait la route à suivre pour obtenir la main d'Annette: j'allais droit au but. J'entrai dans cet ordre d'idées, avec un incomparable élan. Devant le premier effort de mon intelligence, nul obstacle ne se présenta. Je vis le chemin ouvert, tout aisé, et le but au bout. Je tressaillis d'aise, et les rares passants du pont d'Austerlitz où j'étais, durent s'étonner de voir un jeune monsieur en habit noir et cravate blanche gesticuler comme un fou sur le trottoir. Je passai le pont tout joyeux; je me promenai le long du quai; j'étais ivre de joie au bout d'une demi-heure.

La seconde demi-heure me calma cependant; mon pas se ralentit à la troisième. Quand dix heures sonnèrent au clocher de la Salpétrière, j'étais assis sur une borne, au coin du marché aux vins, et j'avais la crête basse comme un coq battu.

Comment faire pour suivre ce chemin tout droit? Marcher. Comment marcher? Je n'avais plus de jambes; et mes pauvres yeux voyaient le but se perdre dans le lointain de la route allongée. Partout des obstacles désormais! Il fallait aborder le père. Aborde-t-on un père pour lui dire: «Bonsoir; vous ne me connaissez pas; donnez-moi la main de votre fille.»

C'est absurde. Il y a des situations qui sont le fond d'un puits.

Un puits sans fond, plutôt! Se peut-il qu'on ne puisse aborder le père d'une actrice du théâtre Beaumarchais? Je me creusais la tête lamentablement. Je trouvais des choses superbes à lui dire, en quantité, à condition que j'eusse occasion de l'entretenir. Mais l'occasion!

Que diable! je n'étais pas le premier venu, le chevalier René de Kervigné!....

Vous ne sauriez croire comme ce nom me serrait le cœur. M. Laïs connaissait ce nom. M. Laïs avait chassé de chez lui un homme de ce nom qui s'était présenté sous le masque de la bienfaisance.

Oh! ne croyez pas que ce fût ici un obstacle puéril! Au moment même où je m'étais posé la question brave et nette, l'enfantillage avait disparu. J'étais en présence d'une muraille qui n'avait point de porte.

Ecrire? c'est l'expédient qui se présente. Ecrire quoi? ce que j'aurais dit. Une lettre vaut encore moins que la parole.

Ecrire à qui? au père? Sa défiance légitime était éveillée. On va à la signature. Ce nom! ce misérable nom! Je voyais ma lettre froissée et déchirée avec mépris.

Ecrire à Annette? Ecoutez! Je sentais du feu dans mes veines à cette pensée. Dire ma passion! épancher mon âme! il y a là un attrait irrésistible. J'y résistai. J'étais prudent à force d'amour.

Et je revenais au père; je ne voulais que le père. Ah! si Annette avait eu sa mère!

Je n'eusse pas osé davantage, mais je me disais:

«Avec une mère, j'aurais du courage!»

Un terrible homme que ce père, avec sa belle figure et ses cheveux blancs! «Qui êtes-vous?» Je l'entendais m'interroger ainsi distinctement. Je songeai à prendre le nom de ma mère.

Je songeai à bien d'autres choses. Pendant plus d'une heure, je me creusai la tête pour lui fournir des preuves de mon honnêteté. Je remuai des idées qui m'arrachèrent à moi-même un sourire. Je me surpris discutant avec ma cousine et la forçant de témoigner que je ne ressemblais pas au président.

Un peu plus loin, je m'écriais:

«Pourquoi lui dire mon nom? Qu'importe un nom? Je vivrai près de lui, je lui montrerai peu à peu le fond de mon cœur. Le moindre prétexte suffit pour entamer une conversation entre hommes? Si nous étions dans les bois, je lui demanderais ma route. Il doit avoir une occupation, je la connaîtrai; des habitudes, je les saurai. J'irai dans son quartier, dans sa maison, j'y louerai une chambre; je lui rendrai un service; je le sauverai d'un danger.»

Je trouvais tout cela, oui! Mon esprit ingénieux me fournissait tous ces expédients. J'aurais dû m'agenouiller devant les fécondités de mon cerveau, eh bien! non. Je battais à grands coups de poing mon pauvre front que la sueur mouillait; je m'accablais d'injures.

Voilà ce que c'est que de n'avoir rien lu! Ce n'est pas en chassant la bécasse et en pêchant le congre qu'on apprend à se conduire. Si j'avais eu des romans et des comédies plein la tête, j'aurais traité mon embarras par dessous ma jambe!

Mon cousin le président, qui avait certes bien le droit d'être sévère en fait de morale, tonnait volontiers contre les romans. Il attribuait à ces scélérats de romans les trois quarts des assassinats commis en France et la totalité des suicides. Laroche aussi, autre Caton, disait qu'il fallait pendre tous ces coquins d'auteurs. Il n'y avait bandits ni fous avant l'invention du roman: l'histoire l'enseigne. Mandrin lisait des romans; Cartouche en faisait peut-être sous le voile du pseudonyme. O vertu! quand donc le monde rendra-t-il justice à Laroche? Quand donc la foule stupide jonchera-t-elle de fleurs la route nocturne qui mène de l'hôtel de Kervigné chez le marchand d'acajou? On parle toujours de saint Vincent de Paul; eh quoi! meublait-il les jeunes filles? les faisait-il débuter dans les féeries? Avait-il à ses gages Laroche, cet admirable limier de bonnes œuvres?

Qu'on se rassure! le monde marche, en dépit du roman, cet effronté bavard, qui divulgue la charité secrète de M. de Kervigné. En somme, il n'y a plus guère que le roman à parler de Laroche et M. de Kervigné, attribuant aux dangereuses élucubrations des romanciers la sauvagerie d'une débutante, étoufferont le roman entre deux matelas. Ce sera bien fait.

Ce soir, je ne pensais pas tant de mal du roman. J'aurais voulu sonder d'un seul coup d'œil les profondeurs d'un cabinet de lecture, afin de choisir entre tous les moyens adroits, imaginés par ces monstres d'auteurs. Il s'agissait d'aborder un père honnête homme. Devant cette difficulté, songez-y, le président, le docteur Josaphat et Laroche lui-même avaient échoué.

Je fis dessein d'arranger ma vie de façon à lire vingt cinq volumes par jour, tout en cultivant assidûment mon bureau et l'Ecole de droit, mais sans négliger ma cousine, ni abandonner surtout les chères joies de mes soirées. Il fallait une réforme dans mon existence: je la fis large et nette: vingt-quatre heures de paresse et vingt-quatre heures de travail tous les jours, tel fut mon programme. Je le recommande à tous ceux qui ne savent où caser la multiplicité de leurs occupations.

Je revenais vers le boulevard en songeant ainsi et, malgré le trouble où j'étais, je m'avouais avec découragement que je n'avais rien trouvé, absolument rien, hélas! et la crainte venait de ne pas trouver davantage le lendemain. Mon nom était un insurmontable obstacle. Il eût mieux valu pour moi être le cousin d'un romancier incendiaire, dépourvu de tout Laroche et ignorant l'art de moraliser la jeunesse pauvre par l'apport d'un mobilier!

A mesure que je me rapprochais du théâtre, la conscience de ma détresse augmentait en moi; j'avais d'abord souhaité ardemment de rencontrer M. Laïs par un de ces hasards qui favorisent les amants. Maintenant, j'appréciais le néant de ce souhait. Si j'avais aperçu de loin M. Laïs sur ma route, j'aurais fait un détour pour l'éviter.

J'allais avec lenteur et tête baissée: je ne cherchais plus: je m'engourdissais dans mon abattement profond. En mettant le pied sur le boulevard j'eus un choc qui me redressa et un tressaillement soudain. Le frère d'Annette était assis à la dernière table du café qui fait le coin, et s'amusait à finir une découpure, en buvant un verre d'eau glacée.

Il fumait en même temps une cigarette qu'il déposait fréquemment sur la table pour donner plus de soin à son œuvre.

Je n'avais pas pensé encore au frère d'Annette. Sa vue me fit reculer. J'eus envie de fuir.

Je ne l'avais jamais vu que d'un peu loin et dans l'ombre, car, à l'heure où Annette sortait du théâtre, tout était fermé du côté du boulevard et dans les rues du quartier de la Roquette. Il avait la tête nue; la lumière tombait d'aplomb sur son front, où rayonnait une sérénité d'enfant, mêlée à je ne sais quoi de robuste et de grave. Il était plus âgé que moi de deux ou trois mois. Sa ressemblance avec sa sœur était d'autant plus frappante qu'on détaillait mieux les traits de son visage.

Je compris que je ne pouvais rester immobile à le regarder, et je continuai mon chemin. Je ne sais pas trop si j'avais une idée, du moins était-elle très vague: je n'aurais pas pu la traduire par des paroles. Je ne fumais pas et j'allai acheter un cigare, voilà ce qui témoignerait d'un plan confusément arrêté.

Ma tête était lourde et chaude; j'avais le cœur serré comme à l'heure des grandes épreuves. Je vins m'asseoir avec mon cigare à la table voisine de mon futur beau-frère, car je le nommais ainsi en moi-même et je l'aimais comme tel. Je demandai de l'eau glacée sans trop savoir pourquoi, et j'essayai de calmer la fièvre qui battait mon cerveau.

Il découpait une Léda. C'était, je dois le dire tout de suite, un artiste de premier ordre, aux prises avec une impossibilité. Vous avez tous rencontré de ces hommes, marqués pour la grande lutte et qui sont attardés, saisis corps à corps par la tentation d'une difficulté à vaincre ou d'une curiosité à satisfaire. Cette fantaisie se guinde souvent à la taille d'une vocation et tue l'avenir en son germe.

L'idée de découper un papier noir ne présentait rien à mon esprit et ne présentera rien au vôtre. L'art a des moyens tellement supérieurs à ce naïf procédé qu'un pareil choix dénote un vice de l'intelligence ou un défaut de rectitude dans le jugement. Il faut bien accepter cela, mais une lacune ou une défaillance ne sauraient détruire la faculté artistique, et, tout au fond de sa spécialité puérile, Philippe Laïs était un grand peintre.

Dieu sait qu'à cette heure je ne m'occupais point de son talent! Tout ce qu'il y avait en moi de volonté, d'invention, de réflexion et de sens, se concentrait en cette pensée; trouver un moyen de dire à mon voisin: «Bonsoir, monsieur. Comment vous portez-vous?»

C'était là l'œuf d'où mon bonheur devait naître.

Mon voisin ne m'avait pas vu m'asseoir. Ses ciseaux allaient et venaient dans son papier verni, enlevant des copeaux d'une ténuité merveilleuse. Il chantonnait entre ses dents un air triste et doux comme les chansons qui s'entendent parfois derrière les pierres-levées dans les landes interminables du Morbihan. Il ne savait pas qu'il chantait.

Après cinq minutes d'un terrible effort, je trouvai ceci:

«Voilà un bien joli travail!» Mais je ne le lui dis point, parce que j'eus trop de honte.

Il déposa son papier noir sur la table de marbre blanc, afin de voir l'effet.

Dès que le papier toucha le marbre, le dessin surgit, correct et si puissant que je ne pus retenir un cri de surprise. Il se retourna. C'est comme si je voyais encore son grand œil noir, doux, pensif et paresseux, tant le souvenir de cet instant est vivant et tout jeune en moi! Son regard ne fit que glisser sur mon visage inconnu. Il but une gorgée d'eau et tira un briquet de sa poche pour allumer une nouvelle cigarette qui prenait forme entre ses longs doigts efféminés.

Il n'y avait pas encore sur toutes les tables des cafés cette profusion de moyens pour brûler le tabac. Depuis vingt ans, nous avons fait bien du chemin sur la route qui conduit hors de France. Les Allemands et les Américains sont contents de nous.

J'avais oublié mon cigare, mais d'instinct je m'en souvins à cette heure, et, du ton d'un homme qui crie victoire, je demandai:

«Monsieur, seriez-vous assez bon pour me permettre....»

Il me passa aussitôt son allumette enflammée, sans cesser d'examiner sa Léda. J'allumai mon cigare; mon espoir s'en allait. Je remerciai d'un accent plaintif.

«Comment feriez-vous, me demanda-t-il brusquement, pour enlever le contour de l'aile de ce cygne?.... l'aile droite?....

—Cela me paraît difficile,» répondis-je.

Il se tourna, cette fois, tout à fait, rougit légèrement et s'inclina comme pour m'adresser une excuse.

C'était une famille de princes. Il y avait dans son attitude et dans son geste une dignité royale.

«J'ai parlé comme si j'avais eu l'honneur de vous connaître.... murmura-t-il avec l'intention manifeste de rompre l'entretien.

—C'est une bonne fortune pour moi, monsieur, interrompis-je assez couramment. Cela vous portera peut-être à pardonner mon indiscrétion. Je suivais votre travail...

—Une bagatelle, monsieur.

—Et je mourais d'envie de vous dire que je trouve cette bagatelle admirable.»

Il sourit avec toute sa belle et noble franchise.

«Vous n'êtes pas artiste, n'est-ce pas? prononça-t-il.

Je trouvai là-dedans une nuance d'amertume. Il avait dû souffrir par les artistes.

«Non, répondis-je.

—Ah! fit-il. Etes-vous connaisseur?»

Son sourire devenait plus gai.

«Ma foi, répliquai-je encore, je viens d'un pays où les connaisseurs sont rares, et les borgnes sont rois au pays des aveugles.

—D'où venez-vous?

—De la Bretagne.

—Ah!» fit-il pour la seconde fois.

Il mit la main à sa poche et atteignit son portefeuille.

«Et pourquoi trouvez-vous cela admirable? me demanda-t-il en feuilletant son carnet.

—Parce que c'est dessiné de main de maître.

—Oh! oh!

—Je n'ai rien vu de pareil, ajoutai-je. Il m'étonne qu'avec des moyens si bornés....

—Les moyens ne sont pas bornés, m'interrompit-il en mettant de côté son sourire. C'est la gravure comprise d'une certaine façon.

—La gravure a les demi teintes....

—Bon, bon! vous êtes ferré à glace.... regardez cela.»

Il venait d'étendre sa main sur un papier haché menu comme de la paille. Vous eussiez dit un paquet de ces rognures qui servent pour certains emballages. Quand il retira sa main, il y avait sur le marbre un Pardon des Oiseaux, à Quimpelé, comportant deux cents personnages.

Cela vivait. Je n'ai jamais rien vu de plus profond que la perspective de la forêt.

«C'est une merveille! m'écriai-je.

—Nous n'avons que le trait, dit-il, reprenant son paisible sourire, mais le trait renferme tout, même la couleur.»

Le remue ménage qui avait lieu sur le boulevard annonçait la fin du spectacle. Mon beau-frère se leva, remit ses papiers dans son portefeuille et s'éloigna en m'adressant ce bienveillant signe de tête qui se donne aux amis d'un moment qu'on ne doit jamais revoir.

XVI.
LA CARTE DE PHILIPPE.

S'il avait pu voir le flot de triomphante allégresse qui soulevait mon cœur! La porte du sanctuaire s'ouvrait; je l'entendais rouler sur ses gonds. Je n'avais plus besoin de l'inabordable M. Lais pour franchir le seuil de mon bonheur; Philippe était une clef; j'avais Philippe.

Je l'avais! Il m'appartenait. Je n'étais certes pas un bien profond observateur, mais, depuis trois semaines que j'habitais l'hôtel de Kervigné, j'avais acquis cette conviction que le premier venu aurait vidé la bourse de ma cousine en lui disant seulement que ses vingt huit ans restaient là, visibles à l'œil nu, quelque part à l'horizon. Je savais, en outre, que le marquis mon beau-frère lisait des romans traduits de l'allemand pour parler aux cœurs sensibles ex professo et conquérir ainsi les économies de ma tante Bel-Œil. Gérard mon frère, le chef d'escadron de cuirassiers, devenait gourmand avec ma tante Nougat, dès qu'il avait besoin de vingt louis, ce qui se présentait fréquemment. Je n'ignorais donc ni ce que c'est qu'un faible, ni la manière de l'exploiter.

Ce pauvre beau Philippe avait un faible; son faible était même si bien portant qu'on pouvait l'appeler fixe. Dans les ateliers, terre classique des partis-pris baroques et des systèmes fantastiques, on nomme cette maladie: une tocade. Mon pauvre Philippe, mon vrai beau-frère, était en puissance de tocade. Il suffisait de faire toc-toc à l'endroit précis où sa tocade lui toquait le cerveau pour avoir raison de lui.

Etant donné le plus élémentaire de tous les agents, la ligne nue; le plus ingrat, le plus naïf de tous les procédés: la silhouette; le plus offensant de tous les contrastes: l'opposition du blanc au noir; étant supprimé le gris, cette ouate que la gravure, la lithographie et même la photographie mettent entre les deux pôles contraires du jour et de la nuit, Philippe Laïs prétendait faire jaillir la couleur.

Il se consentait pas même, comme M. Ingres, à mêler les matières colorantes sur sa palette en doses homéopathiques. Son rêve se formulait ainsi: «Donnez moi un papier blanc à mettre sur un papier noir, et mes ciseaux qui sont un prisme, vont vous montrer toutes les dégradations du spectre solaire.»

Au moins, le docteur Josaphat jouait un peu au hasard de la chaîne électrique et ne savait pas bien au juste ce que c'était que la juxtasonnance. Le docteur Josaphat, un tiers de savant, un tiers de charlatan, un tiers d'original, n'était qu'un toqué imparfait. Mais Philippe, bonté du ciel! l'homme le plus pur, le plus érudit, le plus logique, le plus brave que j'aie rencontré en ma vie! Son idée fixe était grosse comme un marteau de forge! Il avait bâti autour de sa conviction des murs plus épais que ceux d'une forteresse. Ce qu'il professait, il le voyait, car nos sens peuvent devenir fous.

Ce soir-là, je les suivis tous trois de bien plus loin qu'à l'ordinaire. Désormais, j'avais quelque chose à perdre: on me connaissait; si j'avais été surpris, adieu mes châteaux en Espagne! Malgré son entêtement, Philippe Laïs n'aurait pu croire, en effet, que je suivais ses découpures.

«On se fait des monstres! me disais-je en regagnant à pied l'hôtel de Kervigné. Il ne s'agit que de voir les gens. Chacun est vulnérable par un côté. Ce fameux fossé qui me donnait la chair de poule, un enfant le sauterait.»

Le lendemain au déjeuner, petite maman avait sa migraine. Au dessert, elle me dit d'un air languissant:

»J'ai vu le docteur hier soir.

—Comment va la musique? demandai-je.

—C'est lui qui ma donné ma migraine.

—Le docteur!

—Il vous a rencontré deux fois, le soir, sur le boulevard Beaumarchais.»

En disant cela, elle me regardait attentivement. Je répondis avec un sang-froid qui m'étonna moi-même:

«Cela n'est pas impossible.

—Aucune de ces dames ne demeure de ce côté, murmura-t-elle.

—Excepté la comtesse, place Royale.

—Très bien!» fit-elle avec un demi-sourire.

Puis elle ajouta négligemment:

«Chevalier, n'auriez-vous point pris, vous aussi, quelques actions du théâtre?

—Quelle folie!»

Elle menaça du doigt.

«Si vous m'aviez trompé, René, prononça-t-elle d'un accent dramatique, vous auriez agi en malhonnête homme!»

Dieu m'est témoin que je ne l'avais point trompée. Dans nos entretiens, elle faisait assez généralement les demandes et les réponses. Pour tromper, il faut promettre; je n'avais pas eu la peine de promettre: c'était elle qui arrangeait nos petites affaires à elle toute seule.

«Il faut t'aimer comme tu es, René, murmura-t-elle. J'ai fait une folie, la punition commence. Mais quand je souffrirais un peu plus, qu'importe, si tu es heureux.»

Ceux de mon âge sont touchés aisément.

Je baisai sa main de tout mon cœur. Elle me fit asseoir près d'elle, essuya ses yeux où il n'y avait plus de larmes, et murmura dans son mouchoir qu'elle avait mis entre ses dents:

«Dis-moi qui tu aimes, j'aurai la force d'entendre cela!»

Mais moi, je ne l'entendais pas ainsi le moins du monde. Beaucoup de gens sont heureux de s'épancher, je le sais bien; je ne suis pas d'entre eux. J'avais vécu solitaire. Mon amour se suffisait à lui-même et je n'avais pas besoin de confident.

«Je n'aime pas,» répondis-je.

Il se répandit une telle expression de joie sur son visage que j'eus regret d'avoir ainsi parlé.

«Tu as bon cœur et tu es incapable de mentir!» murmura-t-elle.

Puis elle s'écria:

«Je suis guérie! Je te prends ta journée.... tout entière, entends-tu? et ta soirée! si tu refuses, je verrai bien que tu n'as pas dit la vérité.»

Je ne refusai pas.

«Sais-tu ce que nous allons faire ce soir! me demanda-t-elle gaiement. Mon mari a monté en grade; il protége le drame, nous irons voir Mlle Léa Mouton, jeune premier rôle de l'Ambigu-Comique.»

Nous allâmes voir Mlle Léa Mouton, qui était une belle brune, allaitée au théâtre Chantereine, prononçant les rrrrr à la façon de la bonne école, et disant: Merci, mon Dieu! comme un séraphin. Le regard de celle-là promettait qu'elle ne refuserait jamais aucun mobilier. C'était ici comme là-bas, exactement. Laroche, en habit noir, trônait aux stalles d'orchestre, et le président se cachait dans une baignoire d'avant-scène. On lança des fleurs à Mlle Léa Mouton; quand on la rappela, selon le rite, Laroche se leva pour l'applaudir galamment.

Nous sortîmes après le troisième acte: ma cousine était de mauvaise humeur tout à fait. Elle me dit que Léa Mouton était marquée de la petite vérole.

«Baïoque est à Paris! nous dit le docteur Josaphat sous le péristyle, comme on annonce l'apparition d'une comète à l'horizon. Il étudie la juxtasonnance. Comment trouvez-vous notre brebis? Eh! eh! chevalier, avez-vous fini, là-bas, du côté de la Bastille? Vous savez que ma chaîne a réduit en deux jours une pleuro-pneumonie double avec ictère? C'est joli. J'invente un bracelet. Plus de phthisie! L'académie est aux champs. Voici l'adresse de la pleuro-pneumonie:» Mlle Quillebœuf, manicure, passage Tivoli, 9, chez M. Audrié.» Nous marchons. Sentez le président: cette Léa fume comme un amour. Je vais chez Baïoque.»

Je reconduisis fidèlement ma cousine à l'hôtel. En chemin, elle me dit de lui acheter des cigarettes. On lui eût fait avaler des sabres!

Dix heures et demie sonnant, j'étais à mon poste, assis devant une carafe d'eau glacée à la seconde table du café qui fait le coin du boulevard et de la place de la Bastille, Philippe arriva presque aussitôt après en fredonnant son air favori. Je le saluai comme il s'asseyait.

«Ah! me dit-il, vous êtes du quartier? C'est le diable. Je n'ai pas pu enlever l'aile gauche de mon cygne.»

Puis il demanda un journal, parce qu'il y avait des nouvelles d'Orient.

J'aurais voulu l'Orient au fin fond de l'enfer.

«Peut-on voir?.... demandai-je après une mortelle demi-heure et au moment où il rejetait son journal.

—Ma Léda. Je l'ai guillotinée, j'en perds beaucoup par impatience. En cherchant bien, on devrait tout faire, car le propre d'un groupe est de ne renfermer que des lignes continues. Tout se tient dans un tableau, à tout le moins par le sol qui supporte les personnages. Mais le beau mérite que de rendre la vie par la vie. Délayez une vessie de rouge et vous aurez un vrai sang. Est-ce que vous avez entendu parfois des gens parler en vers? C'est la difficulté qui est l'art. Tout ce qui éloigne l'art de la nature dans le sens de la difficulté est un progrès. Voyez si les sculpteurs peinturlurent leurs statues. Je vous ferai une statue en papier qui aura le relief que vous voudrez. J'ai dessiné un bras tendu, en plein raccourci, avec le doigt roide comme une épée. C'est l'a b c. La couleur! voilà le grand problème.

Les portes de ce misérable théâtre s'ouvraient.

Dès que les portes du théâtre s'ouvraient Philippe Laïs allait à son devoir. Celui-là devait bien aimer sa sœur, et pour cela je l'aimais deux fois.

Mais quelle devait être cette famille? L'intérieur de cette maison m'apparaissait souvent comme un calme et noble sourire. Ma pensée en était toute éclairée. Ce n'étaient pas des gens comme les autres; du moins je ne les voyais point sous le même aspect que les autres. Ils étaient plus beaux et ils étaient autrement beaux. Ils posaient devant moi, purs comme un groupe de marbre. Cela venait-il de ce que je connaissais leur origine? Peut-être, mais cela venait aussi de ce qu'ils étaient, en réalité, modelés selon la ligne antique. J'avais peu de littérature, je le répète, je ne pensais point, selon l'habitude d'un grand nombre, à l'aide de poétiques réminiscences.

Avouerai-je davantage? Avant de connaître cette famille hellène, je respectais les souvenirs de la Grèce classique beaucoup plus que je ne les aimais.

Ce qui m'avait séduit, c'était l'harmonie vivante de cette trinité groupée si naïvement: la fille, le trésor, gardée par le vieillard et par le jeune homme; ce qui m'avait séduit aussi, c'était la concordance idéale, la symétrie douce et tendre de leurs beautés. Il eût été pour moi impossible de rêver à cette enfant adorée un autre père. Son père l'ornait. Elle était la parure de son père, doublement heureux, car il avait un autre orgueil: il avait Philippe, le plus beau des trois, sans doute, le type le plus élevé de la beauté humaine qui ait jamais frappé mes regards.

Quatre fois de suite je revins m'asseoir auprès de Philippe avant d'obtenir un résultat. Comme presque toutes les natures douces, il s'attachait par l'habitude et il prenait confiance à l'usé, sans qu'il y eût pour cela aucune valable raison. Ce n'est pas que je fusse sans faire tous mes efforts pour captiver son affection; mais ces efforts que je faisais, se bornaient nécessairement à bien peu de chose. J'écoutais plus que je ne parlais, et à peine, d'ailleurs, la conversation devenait-elle intéressante, que cet odieux théâtre vomissait sa foule et nous séparait.

Paris est au monde la ville où se nouent le plus de relations de ce genre. Il est à Paris des milliers d'amis de café, de restaurant, d'omnibus et de promenade qui n'ont jamais songé à échanger leurs noms. Ils sont réunis par une communauté d'habitude; hors du cercle de l'habitude, peut-être n'auraient-ils plus de plaisir à se voir. On sait l'anecdote de ces deux habitués du Théâtre-Italien qui, partageant depuis vingt ans les mêmes enthousiasmes et les même rancunes musicales, se trouvèrent une fois face à face hors de leurs stalles. Le hasard avait rapproché leurs enfants à leur insu et ils devenaient frères en apprenant mutuellement comme ils s'appelaient. Ce fut une grande joie; mais ils changèrent de stalles.

Ce fut du reste l'impatience produite par cette interruption périodique de nos courtes entrevues qui mit fin à mon purgatoire. Philippe mettait à développer ses théories une inconcevable passion. Rien n'entraîne comme la démonstration de l'impossible. Les deux dernières fois, en me quittant, il s'était écrié: On ne peut causer ici!

Cela m'avait donné l'espérance. Le quatrième soir, je m'arrangeai de façon à le pousser par quelques objections faciles à résoudre. Il prit feu comme un paquet d'amadou, et quand les bourdonnements de la foule annoncèrent la fin du spectacle, il frappa la table d'un maître coup de poing.

«J'ai chez moi, me dit-il, des copies de Raphaël et des copies de Rubens. C'est seulement en voyant les unes auprès des autres qu'on peut voir ce que j'entends par la couleur.

—Des copies de Raphaël et de Rubens en découpures! m'écriai-je.

—Comment vous nommez-vous? me demanda-t-il, au lieu de répondre.

—René, répliquai-je.

—Tout court?

—Tout court.

—Et que faites-vous? Je vous demande pardon: je suis chez mon père et j'ai ma sœur.

—Je suis attaché au ministère de la justice.»

Il hésita, puis il reprit:

«Voulez-vous me venir voir?

—De tout mon cœur.

—A quelle heure êtes-vous libre?

—L'après-midi.

—Eh bien! demain je vous attendrai à trois heures.»

Il me tendit la main, pendant que je lui disais:

«C'est convenu.»

J'étais si transporté que je ne songeai point à lui demander son nom ni son adresse. Je savais tout cela du reste, mais, vis-à-vis de lui, je ne devais point le savoir. Heureusement, il eut la même idée que moi, car, cinq minutes après, un garçon du théâtre vint me remettre une carte portant: Philippe Laïs, rue Saint-Sabin no 19.

Il y avait maintenant six jours que je n'avais mis les pieds au théâtre, car ma cousine avait pris, vis-à-vis de moi, le rôle de victime et j'étais obligé de lui tenir compagnie après le dîner. C'est moi qui étais véritablement victime, et je commençais à me regarder comme un opprimé. J'allais au ministère tous les 32 du mois; le concierge de l'Ecole de droit ne connaissait pas encore mon visage. Ma cousine avait besoin de moi dès le matin, pour prendre son café; elle avait encore besoin de moi à midi pour me parler de ses vingt-huit ans en dévorant le second déjeuner; de midi à cinq heures, c'étaient les emplettes, ses visites à elle et le bois, où il lui fallait bien quelqu'un, en conscience. Le ministère n'est pas un lieu de plaisir, l'Ecole de droit ne peut rivaliser avec le jardin d'Armide, mais croyez que je regrettais bien souvent l'Ecole de droit et le ministère, occupé que j'étais pendant quatre mortelles heures à entendre vanter le sort de celles qui n'ont plus rien à ménager, ou bien encore à compter les mois de nourrice de toutes celles qui chancelaient au sommet de leurs vingt-huit ans. Age terrible! âge odieux! chiffre féroce qui frappait sans cesse mon oreille comme une baguette bat le tambour.

Ma cousine avait une demi-douzaine d'amies qu'elle nommait spécialement: «ces dames», qui étaient comme elle un peu déclassées, un peu ravagées, et que sa nouvelle suzeraineté sur moi rendait jalouses. Cela l'enchantait. Elle courait après ces dames quand elle m'avait et m'eût volontiers juché au bout d'une hampe comme un drapeau.

Je savais, grâce à Dieu, les aventures de ces dames, par le menu. C'était un recueil de tempêtes, quelque chose comme les Beautés de l'histoire des naufrages. Au contraire de ma cousine, qui avait passé au travers des plus horribles tourmentes sans jamais sombrer, ces dames chaviraient à la moindre bourrasque; l'Océan parisien roulait çà et là leurs débris. Je m'étais engagé à ne pas faire la cour à ces dames, et sur ma foi de chrétien, je fais serment de n'avoir jamais eu la moindre envie d'être parjure.

Chaque fois que j'ai voulu parler des soirées de ma cousine, la peur m'a pris. Je redoutais ces soirées comme le choléra-morbus. Ces dames en étaient l'honneur. Elles avaient toutes des positions, quoique ces positions fussent toutes plus ou moins ébréchées. Leurs titres sonnaient bien, elles formaient un sénat, présidé par ma cousine, et dont la mission était d'écraser le casuel.

Le casuel, autrement dit tiers-état, se composait de visiteuses officielles qui venaient chez ma cousine à cause de la dignité de son mari; bonnes vieilles conseillères, avocates générales et même petites substitutes pointues, charmantes ailleurs peut-être, mais ici en défiance légitime et cuirassées comme des plongeurs.

Ma cousine aurait voulu qu'on lui demandât sans cesse aide et protection; son rêve était de passer debout entre deux haies agenouillées. Elle n'avait, au demeurant, nulle méchanceté dans le cœur, mais je ne sais pas ce qu'elle eût fait de son mari et de la femme du ministre, si ce double escamotage avait dû la conduire au portefeuille.

On s'ennuyait chez elle d'une façon si navrante que le cœur défaillait. M. Kervigné avait coutume de faire un tour de salon vers les onze heures. S'il se trouvait là quelque magistrat important, il restait; mais s'il n'y avait que du fretin, selon l'habitude, il disparaissait dans un nuage. Josaphat appelait cela la bénédiction. A partir de ce moment solennel, le casuel n'avait plus qu'une préoccupation: la fuite. On glissait à bas bruit vers la porte; onze heures et demie sonnant trouvaient la dernière substitute bâillant dans l'antichambre, et ces dames, réunies en petit comité avec ces «messieurs,» prenaient le thé au sucre de la médisance.

Qui étaient ces messieurs? Hélas! qui l'on pouvait: d'anciens beaux fruits, des aigles empaillés où la mite s'était mise, quelques vicomtes de Landerneau en passant, un monsignor obèse qui jouait la contre-partie de Tartuffe, le docteur Josaphat.... Mais Josaphat était ici comme le soleil. Toutes ces dames regrettaient ses rayons et aspiraient à se replonger dans sa gloire.

Quel heureux perroquet j'aurais fait, si j'avais eu la moindre vocation pour l'état de Vert-Vert!

XVII.
COMME NOUS NOUS PARLAMES.

En regardant la rue du Regard, j'avais la carte de Philippe Laïs sur mon cœur, mon trophée, ma conquête. C'était comme une émanation d'Annette. J'avais enfin le talisman! Mon sang me brûlait, ma tête tournait, ma joie me donnait le vertige.

Oh! comme j'aimais! Et quel trésor d'adorables bonheurs recèle l'amour enfant! Je sais bien que je ne ferai pleurer personne mais j'ai les larmes aux yeux en écrivant ces lignes, qui ne parlent qu'à moi-même. Je me vois ivre et fou; pendant mon chemin dans ce dédale des rues tortueuses qui entouraient alors l'hôtel de ville; je m'entends causer tout seul et dire en vain ces chères extravagances que la plume ne saurait point fixer. Le quai me parut une ville inconnue. Avais-je jamais passé ce pont? Le ciel n'avait que des étoiles, et la rivière, toute basse, chantait comme un ruisseau au fond de son lit.

Oh! que tout me semblait beau, et comme je remerciais Dieu!

Cette fois, malgré la bonne habitude que j'avais de dormir sur mes émotions, je ne pus fermer l'œil. Le grand jour me surprit rêvant. Cette fois, je crois que je fus poète. Je vis des rubans d'argent qui serpentaient dans un vallon vert, et sous une ombre épaisse, je vis deux enfants heureux s'adorer.

Annette! Mon cœur! mon cœur!

Et certes vous avez bien le droit de vous étonner, car je ne parle pas des craintes qui accompagnent tout amour, je passe sous silence les inquiétudes inséparables de la passion, même déclarée, même acceptée. Que ne devais-je pas craindre, moi qui n'avais rien dit encore à celle que j'aimais, rien, ni par les lèvres, ni par le regard; moi qui étais un étranger pour elle, moi dont elle ne connaissait point le visage, moi qui portais un nom qu'elle devait détester?

Si je faisais un roman, je m'occuperais de cela. La fiction a besoin de vraisemblance, ce qui revient à dire qu'il faut de l'habileté pour être menteur.

Pourquoi font-ils des romans? Pourquoi ne rapportent-ils pas purement et simplement ce qu'ils ont vu de leur propre cœur? Que leur importerait alors le petit code idiot édicté par cette plate tyrannie: la vraisemblance? La vérité s'affirme elle-même comme la lumière; elle met son pied nu sur les caprices pédantesques de la règle; dès qu'elle paraît, ce fétiche des paralytiques de la pensée, la vraisemblance s'enfuit comme une chouette devant le jour.

Je n'avais ni crainte ni inquiétude. Je ne sais pas pourquoi je n'avais ni inquiétude ni crainte. Cela est ainsi. J'interroge mes souvenirs, plus vifs, plus lumineux à mesure qu'ils s'éloignent, et je n'y vois que certitude. Tout était gagné pour moi: j'allais voir Annette!

Non, en toute conscience, l'idée ne me vint point qu'Annette pourrait ne pas m'aimer.

Ces idées-là viennent, le plus souvent, par le canal des gens sages à qui l'on se confie. Je n'avais pas de confident.

Au déjeuner, ma cousine me regarda avec défiance; sûrement, je portai mon bonheur écrit en grosses lettres quelque part. Elle avait déjà disposé de ma journée, lorsque le président vint s'asseoir à table. J'avais de la veine. M. de Kervigné, pour la première fois de sa vie, me fit des reproches et se plaignit de mon inexactitude au bureau.

Je confesse que le mot inexactitude était le comble de la clémence. Saisissant la balle au bond, je promis d'aller au ministère le jour même.

J'ai dit que ma cousine était une bonne femme; je le prouve en ajoutant qu'elle prit franchement mes absences à son compte. M. de Kervigné, toujours galant, répliqua:

«Madame, si j'étais le chef de notre jeune cousin, vos explications suffiraient pour le présent et pour l'avenir; mais si vous avez tout pouvoir sur moi, il n'en est pas de même pour le fonctionnaire de qui dépend le chevalier de Kervigné. Nous ne devons pas entraver sa carrière.

—Vous avez vu, répliqua Aurélie en soupirant, vous avez vu que le pauvre enfant animait un peu ma solitude.... René, je ne vous retiens plus. Je dois vivre seule et murer la porte de ma cellule.»

Le président ne fut pas long à déjeuner.

Peut-être, dans beaucoup de cas, M. de Kervigné fait Aurélie, mais, neuf fois sur dix, Aurélie fait M. de Kervigné. Moi, j'aime mieux le ménage du cordonnier où, après s'être cogné, l'on s'embrasse.

J'étais libre, puisque j'allais au ministère. Je montai chez moi tout de suite. Ma cousine était très curieuse de ma toilette, qui faisait en quelque sorte partie de la sienne, puisque j'étais son cavalier. J'avais ce qu'il fallait à profusion. Je choisis un costume du matin fort élégant et propre éminemment à me faire prendre en grippe par n'importe quel chef de bureau; je l'endossai, et ma glace me dit que j'étais en tenue convenable pour remplir mes fonctions. Il était une heure à peine. Quand je redescendis, Aurélie était encore à table. Laroche lui servait le café.

«Il y a M. Sauvagel, murmurait le drôle au moment où j'entrais.

La cousine me regarda tendrement.

«A-t-il cette tournure-là? répliqua-t-elle.

—Idéal de coiffeur!» grommela Laroche.

Ce n'était pas de M. de Sauvagel qu'il parlait.

«Enfin, reprit Aurélie en me donnant une poignée de main; pour une fois.... Roro, tu vas aller dire à M. Sauvagel que nous ferons une promenade au bois.»

Elle soupira. Ce Sauvagel n'était même pas vicomte! il vendait des sardines à Concarneau et disait: Quoique çà, comme Joson Michais. Il avait cinquante mille francs de rentes; il apprenait la vie de Paris pour pratiquer à Concarneau.

Je ne fus pas jaloux. Je pris d'un pas leste et heureux le chemin du ministère, qui, en dépit de tous les plans gravés, me conduisit juste à la place de la Bastille.

Comme j'apercevais la colonne de Juillet une voix s'éleva en moi qui posa inopinément cette question:

«Si par hasard tu la voyais, que lui dirais-tu?»

Je m'arrêtai court. Je vivais dans l'espérance d'un pareil bonheur, et, cependant, il m'éblouit. Je m'exprime mal: la pensée de ce bonheur m'embarrassa et m'effraya. Ma nature simple et sans prétentions m'avait jusqu'alors évité les petites misères de la timidité. Mais quelle prétention peut se comparer à l'amour? Je me sentis devenir timide, mais timide jusqu'à l'écrasement.

Et la nécessité de me préparer me sauta aux yeux. Que lui dire, en effet? C'était sa maison; elle pouvait être là.

Que lui dire! J'avais le temps: il n'était pas encore deux heures. Au lieu de traverser la place, je pris le boulevard Bourbon, témoin de mon premier rêve, et j'allai demander une inspiration à ses ombrages poudreux.

Je revis mon banc et je souris: cela me remit dans la bonne voie et je fus sur le point de trouver le mot de ma charade, car ces propres paroles me vinrent à l'esprit: «Je ferai comme je pourrai.»

C'est là le mieux, toujours le mieux. Il n'y a point au monde d'habileté qui vaille cet expédient: faire comme on peut, être soi-même, parler si le cœur vous dicte des mots, se taire si le cœur conseille la silencieuse éloquence.

Mais la timidité est une bête inquiète qui démange, qui tourmente et qui mord. Je ne la connaissais pas: je n'en étais que mieux en butte à ses puériles tracasseries. La timidité revint à la charge, demandant sans trève ni relâche: «Que lui dirais-tu? que lui dirais-tu?»

Et posant ce corollaire obligé:

«Il ne faut pourtant pas passer pour un sot!»

Mon Dieu! non, il ne faut pas passer pour un sot. On est sûr de ne point passer pour un sot, à moins qu'on ne le soit réellement, dès qu'on ne cherche pas à préparer des phrases. Je préparais des phrases; j'avais déjà trouvé des phrases; j'allais me noyer.

Je m'assis sur mon banc pour bien mettre mes phrases dans ma tête. Ce banc était fée. Mes phrases s'envolèrent.

Je n'étais pas bien persuadé, pourtant, de l'inutilité de mes phrases, car leur perte m'alarma. Je m'accablai d'injures. L'heure venait; je me jetai à corps perdu entre les bras d'un faux-fuyant.

«Bah! me dis-je, je ne la verrai pas! Pourquoi la verrais-je? Ils la gardent comme une almée. N'allais-je pas penser qu'ils l'enverraient m'ouvrir la porte?»

J'eus un bon éclat de rire à cette burlesque supposition.

Remarquez ceci. Ce que je désirais le plus au monde, c'était de voir Annette, et la pensée que je ne verrais pas Annette me procurait un véritable soulagement.

Uniquement parce que je n'avais pas la phrase qu'il fallait pour l'aborder.

Dans deux ou trois jours, dans une semaine, il en devait être autrement. J'aurais eu le temps de rédiger ma phrase à tête reposée, dans le silence du cabinet.

Je me levai, j'avais tout mon courage. J'entrai au No 19 de la rue Saint-Sabin, où une vieille voisine m'indiqua la porte du fond, au rez-de-chaussée; je frappai résolument, et ce fut Annette qui vint m'ouvrir.

Phrase! traîtresse de phrase, pourquoi avais-tu pris ta volée?

Faites donc des raisonnements selon les plus rigoureuses de la plus saine logique, et Annette viendra vous ouvrir! Elle était en déshabillé du matin, mais cela ne ressemblait point au déshabillé de la présidente, qui avait toujours l'air d'un gros bolide entourée de nuées. Annette avait un petit peignoir de percale blanche avec un fichu de mousseline, et c'était tout.

Il n'y avait rien pour cacher ses magnifiques cheveux, rien pour égarer l'œil qui cherchait les jeunes perfections de sa taille. J'ai vu des femmes belles et des femmes jolies; on peut être belle sans être la beauté, on peut être jolie sans présenter le type même, accompli et parfait, de la grâce; Annette était la grâce et la beauté.

Faut-il le dire? Elle tenait un plumeau à la main: elle faisait le ménage.

Je la vis un instant, blanche comme je la connaissais, avec ses tons de marbre de Paros qui la faisaient ressembler à une exquise statue. Ce ne fut qu'un instant. La seconde qui suivit, elle était toute rose: son front, ses joues, son cou et aussi ce que voilait le fichu de mousseline.

Qu'eussent fait ici mes phrases, Dieu du ciel!

Je sentis que mon visage était du feu; puis, ce fut une sensation de froid glacial. Mes jambes tremblèrent. Elle sourit, me montrant toutes les perles de sa bouche.

J'ignore ce que je balbutiai, peut-être le nom de son frère.

Elle me fit entrer et ferma la porte sur moi.

Puis, touchant de son doigt sa lèvre souriante et mutine, elle me fit signe que quelqu'un pouvait nous entendre.

Pourquoi? mon Dieu, pourquoi? Toute la candeur des anges était dans cette limpide prunelle.

Elle fit un pas vers la porte de la chambre voisine, mais elle n'en toucha pas le bouton, au-dessus duquel sa main de fée resta suspendue. Elle se ravisa et revint à moi. Ne me demandez point ce que je faisais. Je sais que je la regardais et que je l'aimais.

Cela est bien, croyez-le. Malheur à qui cherche mieux!

Elle hésitait. Son hésitation se traduisit en une pantomime à peine sensible et d'un gracieux qui ne peut se dire. Mon étonnement avait cessé. Je trouvais tout simple de l'avoir pour complice. J'entrai en quelque sorte dans une magique atmosphère où tout s'expliquait par la magie même de la situation. Nous nous aimions. Ne le savais-je pas? tout à l'heure je parlais de certitude. Mon bonheur m'étouffait, mais je n'avais point de surprise.

Elle me dit, gardant son doigt mignon sur sa lèvre, qui légèrement frémissait:

«Pourquoi n'êtes-vous jamais resté après le premier acte?

—Parce que je n'ai jamais pu,» balbutiai-je d'une voix défaillante.

Elle m'avait vu! elle m'avait vu chaque fois sans doute. Mon amour l'avait attirée, comme un appel, vers moi qui étais resté toujours immobile et muet.

J'ai pensé cela depuis. Alors je ne pensais pas. Je me mourais en une délicieuse extase.

«Pourquoi reveniez-vous? demanda-t-elle encore.

—Parce qu'il m'eût été impossible de ne pas revenir.

—Et pourtant, vous avez été six jours sans revenir!»

Elle avait compté. Sa bouche charmante eut une petite moue qui était un reproche.

On marcha dans la chambre voisine.

«C'est monsieur René, dit-elle tout haut en tournant le bouton de la porte.

—Qu'il entre! qu'il entre!» dit la belle voix de Philippe.

Je baissai la tête et j'entrai.

XVIII.
LA FAMILLE LAÏS.

Philippe me reçut comme un ami. Sa chambre, toute petite, était un musée en désordre où il y avait de très belles choses qu'on voyait mal. Son atelier était auprès de la fenêtre: il consistait en une table supportant une douzaine de paires de ciseaux, rangées par ordre de taille, et deux ou trois emporte-pièces de formes diverses. Auprès de la chaise où il se tenait, un immense carton renfermait ses œuvres, jetées pêle-mêle.

Pauvre bon Philippe! il dut me dire assurément d'excellentes choses, des choses nouvelles pour moi et dignes d'intérêt; mais Annette tenait tout mon esprit avec tout mon cœur. Je ne voyais qu'Annette, je n'écoutais qu'Annette; toute parole qui n'était pas le nom d'Annette elle-même glissait sur mon entendement comme un vain son. Philippe me montra un grand nombre de découpures magnifiques, non point pour me les faire admirer, mais comme preuves à l'appui de sa démonstration. Mes efforts pour comprendre étaient sincères et même douloureux. Je ne pouvais pas. Il s'animait, il me parlait avec une passion extrême. Je distinguais les mots et je ne pouvais les attacher ensemble.

Elle m'avait vu! Elle me connaissait! A mon insu, nos âmes communiquaient. Ma folie était de la sagesse! Oh! comme je discernais merveilleusement à cette heure les émotions confuses de ma fièvre cérébrale! Je l'aimais déjà! C'était le travail providentiel, la douleur qui accompagne toute naissance. Mon amour naissait en moi sans le concours de ma volonté; le germe se développait quelque part où ne va pas l'œil de la conscience. Et de même en elle sans doute, car, souvenez-vous, elle avait souffert en même temps que moi; en même temps que moi le docteur Josaphat l'avait soignée; il l'avait soignée pour la même maladie!

N'était-ce pas frappant? N'y avait-il pas là évidente prédestination.

Sur cette pente, on peut aller fort loin. Il n'est pas de religion si bizarre que les faits ne semblent appuyer jusqu'à un certain point, et pour voir dans les nuages qui courent des géants couchés, des crocodiles antédiluviens, des danses de péris ou des batailles homériques, il suffit de regarder fixement.

Pauvre beau Philippe! De temps en temps, il me demandait: «La voyez-vous? la voyez-vous?»

Et toujours il sous-entendait la couleur, son rêve, comme ma pensée à moi sous-entendait Annette, ma destinée.

«La voyez-vous, René? N'y a-t-il pas dans cet arbre les teintes chaudes que vont prendre les feuillées à l'automne? Vous y tromperiez-vous? Soyez franc! sont-ce là les feuillages du printemps?

—Non, non, certes, Philippe.»

J'étais franc. Je n'aurais pas voulu le tromper pour un empire, mais je voyais ailleurs que sur son papier, impitoyablement blanc et noir, le baiser ardent du soleil sur la tête rougissante de nos hêtres, là-bas, au pays de Vannes, vers la lisière de ce bois connu qui festonne la lande dorée, immense et plate comme une mer. Je voyais nos grands chênes aux branches bossues, nos châtaigniers cossus où Dieu a jeté le pain du pauvre parmi le plus opulent de tous les feuillages. Et sous ces arbres propices, dans le sentier mystérieux qui incline vers la coulée, ma vision glissait, non point ma vision du théâtre, non point le papillon aux ailes de gaze, tourbillonnant avec les roses, mais la jeune fille, mais le sourire d'enfant, mais la robe de percale et le fichu de mousseline, Annette, Annette, mon cœur et ma joie, Annette que j'aimais, Annette qui m'aimait, Annette Laïs, Annette de Kervigné, ma fiancée, ma femme, le meilleur de mon âme!

Philippe disait:

«Vous êtes un artiste.»

Puis, feuilletant du noir et du blanc, il s'écriait:

«Je prétends, parce que cela est vrai, que cette danseuse catalane n'a pas la même carnation que cette fille de Circassie. Regardez bien! Voici deux robes: laquelle est verte? Voici deux têtes: laquelle est blonde?»

Je tombai juste. Il y a une veine dans le bonheur. Et puis ne croyez pas qu'il n'y eut rien, absolument rien de vrai dans la théorie de Philippe Laïs. On ne peut pas parler de rien. En outre, les efforts d'une volonté puissante, servie par une intelligence d'élite, ne peuvent pas aboutir à néant. La couleur existait dans les œuvres de mon beau-frère: il l'y mettait de force. Mais, comme tous ceux qui se trompent de ce côté en maniant le levier, il tournait contre lui-même l'arme destinée à décupler la vigueur humaine. Il remuait un atome avec l'instrument qui ébranle les montagnes. Et mesurant l'importance du résultat à la terrible dépense de l'effort, il grossissait l'atome au point d'y voir la montagne.

La palette d'Eugène Delacroix était dans ses yeux aveuglés; il voyait entre son blanc rigide et son noir implacable tout un clavier d'éblouissantes couleurs; il s'enivrait de gammes imaginaires, comme ce musicien sourd dont la perfide compagnie avait remplacé le clavecin trop bruyant par une rangée de touches d'ivoire et d'ébène qui étaient muettes.

Il est dans le pays de Châteaulin, sur la paroisse de Lannelio, un vieillard qui habite une grande maison en ruines. C'est un gentilhomme qui porte les braies de toile du paysan. Ceux du bourg l'appellent «le Montreur,» et offrent le spectacle de sa folie aux étrangers comme une curiosité divertissante. J'allai voir le Montreur une fois par une soirée d'été. Le soleil se couchait au loin derrière les collines, découpant le profil des grands bois. Au détour du sentier j'aperçus un vieillard de haute taille, vêtu de toile blanche de la tête aux pieds, et dont les longs cheveux, éclatants comme la neige, tombaient en masses ondées sous les bords larges de son chapeau. Il fumait sa pipe gravement; il regardait les bois, derrière lesquels descendait le soleil.

Habitué qu'il était aux visites, il me salua d'une façon solennelle et courtoise qui rappelait les belles manières des états de Bretagne, et, sans préambule, il me dit:

«Nos futaies vont jusqu'à cet arbre de pin qui monte tout seul au dessus des chênes. Il y a douze cents journaux de bois d'un tenant, savoir: sept cents sur Lannelio, cinq cents sur Phébihen, dont le cocher relève de nous. Tout le pays de prés, à droite de la rivière, est à maman; papa a les guérets, la lande, les trois moulins et le bas taillis qui va vers la ville. Bonnes terres. Entrez, si vous voulez visiter le château.»

Du château, il ne restait absolument que les murs, percés de vastes fenêtres dont les châssis de pierres formaient la croix latine. Le soleil oblique entrait par toutes ces ouvertures béantes et colorait vivement les amas de décombres.

«Ceci, me dit-il au seuil de la principale porte, est l'écusson du papa; d'azur aux six merlettes d'argent, trois, deux, une, avec la bande de gueules sur le tout, chargé de trois macles d'or; l'autre est à maman: de sable à la croix ancrée d'argent. Nous avons en haut les écussons d'alliance, depuis notre auteur, qui fut écuyer de Pierre Mauclerc, duc de Bretagne.... Voilà le vestibule: six andouillers de bronze, six de chêne, six de cornes, six de fer, en tout vingt quatre, pour pendre les chapeaux, les manteaux, les fusils, si l'on veut. Ceux de bronze ont coûté bon, tels que vous voyez. Ils furent achetés du temps du roi Louis XV par mon trisaïeul, qui était sénéchal de Tréguier.»

Ce disant, le montreur me montrait avec une conviction profonde la muraille crevassée où il n'y avait rien, sinon des lambeaux poudreux, vieilles tapisseries tissées par des araignées mortes.

Dans la salle à manger, il me montra la table de chêne, belle pièce et qui avait de l'âge: les buffets, bourrés de vielle argenterie, poinçonnée à cent marques, car chacune des aïeules avait apporté sa part; les dressoirs avec la porcelaine de Chine, achetée à Lorient, quand vivait la Compagnie des Indes, assassinée par les Anglais; les chaises, dont chacune avait au dos une tête de sanglier, de renard ou de loup; et les quatre grands tableaux de chasse qui venaient de loin et dont les amateurs offraient beaucoup d'argent.

La salle à manger était comme le vestibule. Elle avait le ciel pour toit. Deux poules y picotaient le sol. L'homme qui m'avait amené clignait de l'œil avec triomphe. Je me sentais le cœur pris dans un étau.

Nous passâmes au salon, où il y avait une vache maigre qui allaitait languissamment un avorton de veau. Le montreur ne vit ni le veau, ni la vache qui lui barraient le chemin, mais il se découvrit pieusement devant le cordon des portraits de famille imaginaires.

«Papa disait, reprit-il, que la cheminée de marbre fut la première qu'on vit dans ce pays-ci. Elle a les six merlettes d'argent sur champ d'azur, sans la bande, parce que nous brisâmes de la bande au temps de la duchesse Anne seulement. Nous n'étions pas les aînés, mais les aînés sont éteints, et nous voilà chefs de noms et d'armes.»

Il fit une pause et son visage prit une expression de fierté modeste.

«Douze fauteuils et douze chaises en velours d'Utrecht ciselé, poursuivit-il. Solide étoffe et qui dure; les bergères en tapisserie, les canapés aussi. Maman travailla vingt cinq ans pour les recouvrir.»

Sa voix s'altéra. De la main qui tenait son grand chapeau, il me désigna deux endroits de la muraille nue et ajouta, les larmes aux yeux:

«Le portrait du bonhomme et le portrait de la bonne femme.»

A Paris, vous ne savez pas ce que peut avoir de grand et de touchant cette façon de désigner le père et la mère.

Nous allâmes dans cinquante chambres que la manie du vieillard reconstruisait et meublait. Il nous conseilla de prendre garde en montant les escaliers qui n'étaient plus, et dix fois, avec une intention polie, quoique le sol fût uniformément battu, il nous prévint qu'il y avait un pas.

Il n'omit rien, il nous montra tout, depuis la chambre des ducs, qui servait à Monseigneur l'évêque de Quimper, jusqu'aux écuries, où jamais il n'y avait eu moins de douze chevaux. Ces choses me saisissent énergiquement, bien que je ne sois pas poëte. Je finis par prendre à cette exhibition un plaisir étrange, et j'aurais presque pu dire que je voyais les mille objets fantômes évoqués par sa manie.

Quand nous nous retirâmes, le soleil était couché depuis longtemps, et la lune épandait ses rayons pâles au travers des fenêtres vides. Il vint nous reconduire jusqu'à la porte extérieure, et pria Dieu d'être avec nous.

«Est-ce cocasse assez? me demanda mon guide, un esprit fort de Lannelio.

—Eh bien! ajouta-t-il, sortez-le de là, il en sait plus long que Monsieur-Recteur, (monsieur le curé).

Philippe Laïs était ainsi. Il avait son château illusoire qu'il parcourait tête nue. Mais tournait-il un instant le dos à cette maison de sa folie, il vous découvrait des trésors d'intelligence et d'art. Comme peintre, c'était un savant de premier ordre. Il asservissait des facultés de géant à une idée microscopique, parce que cette idée, agrandie en effet par le microscope de son rêve, lui apparaissait comme un gigantesque monument, et il dépensait sa vie à cette tâche de faire voir aux autres ce qu'il voyait lui-même.

Je ne sais pas ce que je lui répondis ce jour là de si convenable et de si parfaitement approprié à son dada, mais je dus toucher bien juste, car il me proposa son amitié. Ce n'était pas un petit cadeau qu'il me faisait là, à part même le prix immense que ma situation donnait à son offre. Philippe ne se livrait pas à tout le monde. Il avait été froissé souvent, raillé presque toujours. La France n'est pas le pays du rêve; on n'y voit de féeries qu'au spectacle, et, pour y croire, on y demande à toucher, après avoir vu. On dit que saint Thomas, l'apôtre, convertit les Parthes; il aurait eu du succès dans les Gaules. Philippe, confiant par nature, était devenu froid devant toutes ces défiances.

Mais une croyance en moi, car il faut que chacun ait son idée fixe, c'est qu'il y avait une sympathie préexistante entre moi et cette famille. Ils m'aimèrent tous avant de me connaître, et je pense bien que Philippe saisit avec un empressement involontaire le premier prétexte venu pour m'aimer.

«Voulez-vous être mon élève?» me demanda-t-il.

On juge si j'acceptai avec transport.

Il appela son père, qui arriva en pantoufles, s'enquérant d'où venait cette grande joie. Il avait la plume à la main, car son métier était d'écrire. Il connaissait plusieurs langues orientales et faisait des traductions du persan pour une librairie savante: rude état où l'on regrette parfois de ne savoir pas border des souliers.

Quand il sut que Philippe avait trouvé un ami et un élève, M. Laïs sourit avec bonté. Ce sourire disait beaucoup: on y lisait toute une histoire. Ce sourire avouait que M. Laïs ne partageait aucune des illusions de son fils; c'était une tristesse douce, bienveillante, résignée; ce sourire proclamait en même temps l'affection sans bornes qu'il avait pour Philippe.

Tout en souriant, il me considéra attentivement. Il me sembla que mon secret était percé à jour par ce regard si courtois, mais si fin.

Peut-être ne me trompais-je pas; un nuage passa sous ses cheveux blancs et rida légèrement l'ivoire de son front. Il me tendit la main.

«J'aimerai l'ami de mon fils, prononça-t-il avec une solennité que n'en comportait la situation.

Je ne vis point en lui un adversaire, mais je sentis que le véritable gardien de la maison, c'était lui.

M. Laïs qui se nommait Philippe comme son fils, était un insulaire de l'Archipel, où sa famille avait occupé une haute position, tant sous le rapport de l'influence politique que sous celui de la fortune. Il y avait trente-huit ans qu'il habitait la France, où il s'était réfugié, en 1804, après la défaite totale des Souliotes et la conquête de l'Albanie par Ali Pacha. Il avait alors vingt-cinq ans et ne savait pas d'autre métier que la guerre. Il avait son brevet de capitaine dans les bandes Souliotes, mais comme la France ne lui offrait en échange qu'un grade de sous-officier, il donna des leçons d'italien pour vivre. A Corfou, ville où s'était passée la plus grande partie de sa jeunesse, on parle l'italien autant que le grec.

En 1805, il épousa une de ses élèves, Mlle Coutard, qui apprenait l'italien pour débuter aux Bouffes. Au théâtre, Mlle Laïs s'appela Mme Martini; elle y tint avec un certain éclat l'emploi de mezzo-soprano jusqu'à en 1813, où une maladie de larynx la contraignit à la retraite. Elle mourut en 1825, en donnant la vie à Annette.

Ses dernières années s'étaient passées dans la retraite et dans la piété. A son lit de mort, elle obtint de son mari la promesse qu'il se convertirait à la religion catholique.

M. Laïs restait veuf avec trois enfants: Marcos, filleul de Botzaris, qui était né la première année de son mariage; Philippe qui n'avait que cinq ans, et Annette au berceau.

Depuis 1823, Marcos avait passé la mer et servait la cause de l'insurrection hellène auprès de son héroïque parrain. M. Laïs mit Philippe en pension, confia le berceau d'Annette à une parente, et, libre désormais des obstacles que sa femme avait mis à son départ, il reprit le mousquet pour conquérir l'indépendance de la Grèce. Marcos périt les armes à la main. M. Laïs reçut cinq blessures de 1825 à 1827 et fut porté pour mort à Navarin, où il combattait, comme simple soldat volontaire, à bord d'une frégate française.

L'oppression musulmane était vaincue et l'Europe entière acclamait la Grèce libre. Mais les acclamations prouvent peu. Sur ce trône qui sortait de terre, on coucha un marmot allemand. Athènes fut aux Bavarois, et M. Laïs, guéri par miracle, revint en France. Il avait senti, loin de cette terre où sa femme dormait, que la France était pour lui une patrie.

Philippe annonçait un peintre de talent; au couvent, Annette remportait tous les prix. Leur mère avait laissé quelque fortune, et la famille vivait dans l'aisance. La ruine d'un notaire spéculateur changea tout cela, et M. Laïs dut gagner le pain de ses enfants. C'était un homme sensé, doué de connaissances brillantes et variées, parfaitement distingué de formes, et c'était, par-dessus tout, l'honneur même; mais ce n'était pas un homme d'expédients. Annette fut retirée du couvent vers sa douzième année; Philippe dut chercher un atelier où il pût utiliser son savoir-faire. M. Laïs espérait en son grand ouvrage sur l'art grec; il avait un grand ouvrage; adressez-vous à ceux qui font de grands ouvrages si vous voulez savoir ce que la science ou l'art pur amènent de farine à la maison.

M. Laïs termina son grand ouvrage. C'est moi qui l'ai fait éditer dix ans après sa mort. Le nom de M. Laïs a fleuri comme une plante semée sur sa tombe.

On vendit les meubles; on changea de logement; il y eut de la misère dans ce pauvre nid d'exilés. Philippe ne trouvait rien de ses toiles. Un jour, il rencontra un Anglais au bois de Vincennes qui paya trois guinées une carte de visite où Philippe découpait le donjon.

Ce fut le point de départ. Sans cet Anglais, Philippe aurait été un peintre: à moins qu'il ne fût mort de faim avec son père et sa sœur.

On ne sait jamais comment ces choses arrivent. Si quelqu'un avait dit à M. Laïs, plus fier qu'un roi dans son malheur, que sa fille Annette, son doux et cher amour, danserait et jouerait la comédie au théâtre Beaumarchais, M. Laïs se serait fâché tout rouge. Annette dansait à ravir, pourtant, Annette chantait comme un rossignol, Annette avait un charmant talent sur le piano. Elle trouva une leçon.

Pauvre petit cœur! Qu'il fut bon l'argent qu'elle rapporta pour la première fois à son père! Philippe était justement malade et M. Laïs bien embarrassé. La première élève en procura une seconde: singulière élève, celle-là, qui ne se souciait ni du nom ni de la valeur des notes, mais qui voulait apprendre en quinze jours à faire semblant de savoir jouer du piano.

Vous avez deviné que c'était une actrice, et même une lamentable actrice, car toute comédienne qui se respecte sait faire semblant de tout.

C'était une débutante du théâtre Beaumarchais, qui parlait savoyard, mais qui était protégée par un actionnaire.

Annette vit cet actionnaire, qui lui parut être de tout point un homme fort respectable.

L'actionnaire s'informa d'elle, de ses parents, etc. Il ne dit point son nom, mais, le lendemain, Annette trouva chez son élève un autre monsieur des plus aimables, qui s'appelait M. Laroche. On lui dit qu'elle ferait sa fortune au théâtre et qu'il n'y avait qu'un saut de Beaumarchais à l'Opéra, quand on était tournée comme elle. Annette ne savait pas ce qu'est une comédienne, soit en haut, soit en bas de l'échelle artistique; elle n'avait pour le théâtre ni vocation ni répugnance; le mot fortune n'avait eu pour elle aucune signification sans l'espoir qu'il éveillait d'apporter un bien-être nouveau à son père et à son frère. Elle disait tout à la maison. M. Laïs fut informé le jour même de ce qui s'était passé, mais aussi il reçut la visite de ce bon M. Laroche. Je ne connaissais pas tous les talents de Laroche: c'était un diplomate. Il prouva deux choses à M. Laïs: 1o que la salle Beaumarchais était un conservatoire, un séminaire d'étoiles, une pépinière de fleurs rares destinée à renouveler les plates-bandes des théâtres royaux; 2o que lui, M. Laïs, n'avait pas le droit de refuser trente mille francs d'appointements pour sa fille. Il ajouta quelques mots adroits au sujet de protections puissantes qui changent les conditions de la vie théâtrale, dressant une véritable balustrade entre le péril banal et le jeune sujet qui ne connaît de sa profession que les joies permises et les triomphes honnêtes. Il y avait deux faces au caractère de M. Laïs: c'était à la fois un soldat plein d'énergie et un savant très timide, c'était aussi un solitaire. Il ignorait beaucoup les choses qui s'apprennent en vivant. Enfin, nous ne devons pas oublier que la femme dont il aimait et respectait la mémoire avait été dix ans comédienne.

Annette signa un engagement au théâtre Beaumarchais, qui lui donna soixante-quinze francs par mois, en attendant les appointements de trente mille francs.

Nous savons que M. de Kervigné et son Laroche n'en furent pas beaucoup plus avancés pour cela.

Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'ai anticipé en donnant ces détails au lecteur. L'histoire de la famille Laïs ne me fut point racontée ce jour-là.

Comme j'allais me retirer, après une entrevue de plus de deux heures, Annette, qui avait pris sa gentille et modeste toilette de ville, entra dans l'atelier de son frère. Sa présence me causait toujours une telle émotion que je craignis de ne la pouvoir point cacher. Quelle allait être d'ailleurs sa conduite vis-à-vis de moi? Savait-elle feindre? Cela m'eût blessé, quoique ce soit une science infuse chez les femmes. Allait-elle au contraire rougir, trembler, balbutier, se trahir?....

Rougir? Pourquoi? Trembler en ce lieu qui refermait tout son bonheur, elle, Annette! Oh! je ne connaissais personne qui pût m'aider à la juger par analogie. Elle était de celles qui vont toujours leur chemin tout droit et qui font naître ainsi à chaque instant de charmantes frayeurs, aussitôt guéries. Elle donna son front à son père et me salua d'un sourire ami.

Elle dit, et jamais je n'ai frémi de si bon cœur! elle dit au moment où Philippe me prenait par la main pour me présenter à elle:

«C'est moi qui ai ouvert à M. René. Nous avons causé.... et d'ailleurs, je le connais depuis plus longtemps que toi.»

XIX.
LA MANIE DE PHILIPPE.

Ma sortie eut lieu sur ce mot. Elle fut la plus malheureuse du monde. Je m'inclinai à deux ou trois reprises, sans trouver une syllabe à prononcer, et je m'enfuis comme un traître de mélodrame surpris au moment où son monologue explique au spectateur la profondeur de ses machinations.

J'étais furieux et j'étais attéré. J'avais vu, de mes yeux, vu, un rapide regard, échangé entre Philippe et son père à l'imprudente révélation d'Annette.

Imprudente n'est pas le mot; il faut dire extravagante, et c'est trop peu.

A quoi bon ce doigt mignon posé sur le sourire de ces lèvres roses, lors de ma première entrée? «C'est moi qui ai ouvert à M. René!» A quoi bon ce doux chuchotement?? «Nous avons causé!» Autant valait crier à tue-tête dans l'antichambre.

Et ce terrible aveu: «Je le connais depuis plus longtemps que toi!»

Quelle figure allais-je faire le lendemain?

—L'idée me venait qu'Annette s'était moquée de moi, tant je trouvais sa conduite folle ou cruelle!

Sans doute que vous devinez le plus mortel de mes embarras. J'étais percé à jour. Moi, je n'en eus pas conscience tout de suite. Cela me vint avec la sueur froide. A cette heure, que pouvait penser mon ami Philippe? Il savait le fin mot de ma passion subite pour les découpures. Il devait me regarder comme un de ces coquins qui prennent les vieux subterfuges de comédie pour entrer dans les familles. J'étais perdu, je songeai à me tuer.

Je ne rentrai pas à l'hôtel pour dîner. Je ne dînai pas. Comme les événements se croisent! quel jeu de cartes! quelle loterie! Tout à l'heure j'étais le plus heureux des hommes, et maintenant....

Qu'avait-elle dit après mon départ? Avait-elle tout avoué? Elle en était capable!

Ce n'étaient plus les paroles mêmes qu'elle avait prononcées qui bourdonnaient à mon oreille, c'en était la traduction, et voir la traduction que j'en faisais:

«Ne prends pas la peine de me présenter M. René. Nous sommes d'accord: nous nous aimons tous deux.

—Et qui le lui a dit?» m'écriai-je du fond de mon innocente colère.

—Oh! certes, qui le lui avait dit? Ce n'était pas moi, et j'avais raison de la trouver bien osée!

De quoi se mêlait-elle! N'avais-je pas fourni mes preuves d'habileté? ne pouvait-elle me laisser le soin de conduire notre chère intrigue?

Elle avait dû tout avouer. Moi parti, on l'avait sans doute interrogée. J'étais certain qu'elle avait tout avoué.

Avoué quoi, cependant? Qu'avait-elle pu dire, sinon que j'avais pris la même stalle six jours de suite pour assister au prologue de sa pièce? Il n'y a pas là de quoi pendre un homme.

Et, courant tout à coup d'un extrême à l'autre, je cherchais ce qu'il y avait décidément entre nous. Mes terreurs me semblaient alors burlesques; j'aurais voulu ravoir mes terreurs; elles valaient mieux que le désespoir où j'étais de ne trouver rien entre nous, rien, sinon je ne sais quel rêve qui m'appartenait en propre et dont elle n'était pas complice.

Elle m'avait adressé trois questions qui n'avaient pas le sens commun, en somme, trois questions qui trahissaient une véritable incohérence d'esprit ou un suprême enfantillage. Les voici, ces questions elliptiques, arrivant comme le résumé d'une explication qui n'avait pas eu lieu:

«Pourquoi n'êtes-vous jamais resté après le premier acte?

«Pourquoi revenez-vous?

«Pourquoi êtes-vous resté six jours sans revenir?»

Avant ces questions posées, il n'y avait eu d'elle à moi, ni de moi à elle, aucune communication, pas même de celles qui s'échangent par le regard. Nos yeux ne s'étaient point parlé.

Avait-elle la tête bien saine, cette ravissante fille?

Voilà le symptôme le plus assuré de folie. Tâtez-vous, chaque fois que vous vous demandez si quelqu'un de votre connaissance a perdu la raison.

Ces questions, qui composaient tout mon avoir amoureux, ne signifiaient rien: c'était donc un fait bien acquis.

Vous croyez cela? pour qui me prenez-vous! Rien! ces trois questions qui étaient le plus candide, le plus formel, le plus adorable aveu. Rien! ces trois questions que je n'aurais pas données pour tout l'or de l'univers. Il faut s'entendre. L'évidence est l'évidence! Avait-elle eu le temps de me dire: Je vous aime! Et cela se dit-il entre deux portes, quand on se voit pour la première fois, à deux pas d'un tiers, dans un entretien de deux secondes?

Je préférais mes trois questions à ce «je vous aime» impossible. Je ne me représentais pas Annette me disant: «Je vous aime.» Il n'y avait pas lieu. Elle avait fait assez, elle avait fait trop: un fat aurait dit en pensée qu'elle s'était jetée à sa tête.

Annette! Tout mon cœur s'élançait vers elle; j'aurais voulu la remercier à genoux. Jamais je ne l'avais si bien adorée.

Elle avait trop fait, disais-je. Hélas! hélas! elle avait défait aussi. A réfléchir sérieusement, sa dernière démarche biffait ses premières paroles. Deux fois, elle avait agi comme un enfant, et c'était tout. Accorder une importance quelconque aux allées et venues de cet esprit fantasque, c'était tomber soi-même en enfance.

La nuit me prit dans ces parages déserts où j'avais l'habitude de rôder. J'avais plaidé déjà tant de fois le pour et le contre depuis quelques heures que mon misérable cerveau se creusait et devenait vide. Je travaillais encore pourtant, car ces fièvres sont implacables. Je tournais comme un écureuil à la peine dans le cercle vicieux de mes raisonnements. Je souffrais, j'étais heureux, j'espérais, je pleurais, j'aimais. Oh! j'aimais!

«Holà! mon élève, me dit la voix franche et sonore de Philippe, qui marchait à mon insu auprès de moi, vous êtes donc amoureux, vous aussi?»

Je faillis tomber à la renverse, et il fut obligé de me soutenir.

Nous restâmes un instant silencieux. Il me pressa contre sa poitrine.

A l'heure où j'écris, je suis prêt à donner le meilleur de ma vie pour Philippe Laïs, mon frère, qui est une part de moi, tout comme ma femme et mes enfants. A l'heure dont je parle, ma tendresse fit explosion, comme un délire; je baignai son visage de larmes en le couvrant de baisers.

Il m'était impossible de parler. Je voyais un sourire triste qui jouait autour de ses lèvres.

«Je connais cela, je connais cela....» murmurait-il, sans avoir conscience peut-être des paroles qu'il prononçait.

Nous étions au coin de la rue Saint-Bernard et du quai.

«Vous aimez!» m'écriai-je.

Il tressaillit dans mes bras, et, m'enlevant en quelque sorte,—car, à de certains moments, il avait la vigueur d'un Hercule,—il me fit faire quelques pas en avant. Ce mouvement démasqua pour nous une maison haute et d'aspect plus élégant que celles de ce quartier. Elle était blanche et toute neuve. Le premier étage avait six fenêtres, dont deux étaient éclairées: une à l'extrémité de droite, l'autre à l'extrémité de gauche.

«C'est un peintre aussi, me dit-il. Le bonheur lui a donné du talent. Il travaille comme doit le faire un honnête homme qui a de la famille: rudement et sans relâche. Il est là, cette lampe l'éclaire. Je l'ai guetté longtemps pour voir s'il rendait sa femme heureuse. Il la rend heureuse. Tant mieux. Je souffre tout seul. Si je pouvais quelque chose pour lui, je le servirais de bon cœur.»

Je ne comprenais pas bien encore, mais cette mâle résignation me tenait l'âme en suspens.

«On ne m'a pas trahi, reprit-il, faisant effort pour affermir sa voix qui tremblait. On ne m'a jamais aimé. Moi, j'aimais bien: je n'aimerai qu'une fois. Elle était le génie que j'aurais eu. Je ne parviendrai pas.»

«Je lui serrai les mains en silence.

«Oui, oui, murmura-t-il, vous avez bon cœur. Nous avons dit cela, le père et moi. Le père s'y connaît, moi aussi. Nous allons reparler de vous.... Elle était ma volonté, ma force et mon avenir. Un jour j'ai espéré; ce jour-là j'ai rêvé un tableau; je l'ai vu dans ma pensée éblouie. Je l'ai peint depuis, c'est le seul; il était beau, quoique je n'eusse plus d'espoir. Je l'ai brûlé. Personne ne l'a vu. Maintenant, je découpe mon deuil: du noir sur du blanc, comme les tentures funèbres qui sont noires. A quoi me servirait la gloire?

—La gloire remplace l'amour, voulus-je dire.

—Non, c'est une erreur: la gloire n'est bonne que dans l'amour. C'est pour l'idole qu'on veut la parure et la couronne. Rien ne vaut que par le bonheur. Tout se flétrit quand l'espoir s'en va. Je ne veux plus peindre.»

«Il me montra du doigt la seconde fenêtre éclairée:

«C'est là qu'elle est, reprit-il, avec ses enfants. Elle a vingt ans, elle est belle et bonne comme Annette. Elle a pleuré de ne pas pouvoir m'aimer. Il y a deux ans que je ne l'ai vue, mais je viens tous les soirs. Je connais ses petits enfants. J'ai été des mois avant de pouvoir les aimer. Maintenant je les aime.»

Il se tut. Un mouvement se fit dans la chambre éclairée. Sur les rideaux, une silhouette s'accusa. Je sentis que Philippe frémissait entre mes bras.

«Noir sur blanc! murmura-t-il. C'est l'ombre du bonheur. Toute la création est là pour moi, et je ne vois plus d'autre vérité.»

Il tourna le dos à la maison neuve, et nous remontâmes le quai, bras dessus, bras dessous, pour gagner le pont d'Austerlitz. Je m'étais oublié moi-même pour ne songer qu'à lui.

«Eh bien! René, me dit-il presque gaiement, voulez-vous toujours prendre de mes leçons?

—Toujours, répondis-je.

—Le père prétend que vous vous êtes moqué de moi....

—M. Laïs? interrompis-je.

—Il a été bien souvent trompé, m'interrompit-il à son tour. Il se vante d'être défiant et fait de son mieux pour ne plus croire. Mais, au fond, il est incorrigible, allez! C'est un homme des temps passés. Je n'ai qu'à le regarder pour voir nos aïeux des siècles héroïques. Je lui ai dit: Je connais René, je l'ai vu trois fois. Il est trop intelligent pour n'avoir pas compris le sérieux de ma pensée; il est trop honnête pour railler une pensée sérieuse. Ma sœur, alors, s'est approchée.... Mais d'abord, René, comment l'aimez-vous?»

Il s'était arrêté tout d'un coup et me regardait en face sous un réverbère qui m'éclairait d'aplomb.

«Comme vous aimiez celle qui eût été votre inspiration et votre force,» répondis-je.

Il se reprit à marcher d'un pas plus rapide.

«Bien, René, bien, me dit-il. Quand je ne vous parle pas d'elle, ne me faites point souvenir. Mais, puisque nous y sommes, allons. Comprenez-moi: comme j'ai guetté celui qu'elle aime, je surveillerai celui que ma sœur aimera. Il me faut ces deux bonheurs complets pour payer ma misère.

«Si je pouvais vous ouvrir mon cœur! m'écriai-je.

—Je crois en vous, m'interrompit-il encore, parce que vous êtes tout jeune. Le père a frayeur de vous, parce que vous êtes trop jeune. Voilà déjà plusieurs semaines qu'il avait parlé mariage. Il dit qu'il se sent mourir.»

Le ton de Philippe me parut froid, vis-à-vis d'une pareille pensée.

«M. Laïs ne m'a pas semblé malade, objectai-je, et la manière dont vous parlez me prouve que vous ne partagez point ses craintes.

—J'ai appris à parler de tout courageusement, René. Le père ne craint rien. A la maison, il y a plus d'un genre de souffrance. Tout ce que dit le père est vrai. Il a soixante-sept ans. L'automne dernier, une de ses blessures s'est rouverte pour ne plus se refermer. Il va souvent à la tombe de ma mère. Il fait bien de songer à sa fille.

—Vous lui resterez, du moins, vous, Philippe.»

Il tourna la tête et répondit tout bas:

«Quand un homme cherche la couleur dans le blanc et le noir, il est permis, même à son père, de n'avoir pas confiance dans la solidité de sa raison. Pour que le père s'en aille tranquille et content, il faut qu'Annette soit mariée.

—Dieu veuille qu'elle accepte ma recherche!

—Etes-vous riche, René?

—Je ne suis pas pauvre.

—Etes-vous libre?

—Mon père et ma mère sont d'honnêtes gens qui m'aiment et qui ne voudraient pas faire mon malheur.

—Avez-vous aimé d'autre femme que ma sœur!

—Jamais!

—Feriez-vous serment de cela?

—Je vous le jure sur mon honneur.»

Il reprit mon bras qu'il avait quitté et poursuivit:

«Je ne suis point chargé de vous demander tout cela, mais j'ai voix au chapitre, malgré le noir et le blanc.... Ma sœur s'est donc approchée, comme je vous le disais. C'est de l'adoration que le père a pour elle: d'ailleurs, nous avons eu toujours le droit de tout dire. Elle s'est assise sur les genoux du père et j'ai entendu qu'elle murmurait: Veux-tu encore me marier! Il a fait signe qu'il le voulait. Annette a repris: Alors, c'est celui-ci que je choisis pour mari.

—Et M. Laïs? demandai-je.

—Ah! ah! M. Laïs a un peu froncé le sourcil. M. Laïs a voulu savoir où et comment vous vous étiez parlé.

—Nous ne nous sommes jamais parlé! m'écriai-je!

—Voilà ce qu'a répondu Annette. Mais alors, lui a dit le père, il faudra donc que j'aille solliciter la main de ce garçon pour toi? Elle a souri en répliquant: Il est fou de moi!»

Philippe s'interrompit.

«Jusqu'à présent, murmura-t-il, Annette était pour moi la raison enfantine et naïve, c'est-à-dire la vraie raison, la seule raison; mais il paraît que nous avons tous quelque chose dans la famille. C'est aussi drôle que mon noir et mon blanc, au moins. Je vous parle comme cela, René, pour qu'il n'y ait pas de surprise. Annette a dit: il est fou de moi!

—S'il y avait un mot plus fort!.... m'écriai-je.

—Bien, bien! Elle a deviné, alors, voilà tout. Vous ferez bien de dire au père qu'elle a deviné, et, s'il se peut, comment elle a fait pour deviner.

—Elle a fait comme moi!

—Très bien, René. Je suis un pauvre maniaque, et, certes, vous êtes tous des gens sages. Mais je ne sais pas railler, voyez-vous. Il y a deux voix qui parlent en moi, à cette heure où je sens votre cœur qui bat contre mon bras. L'une me dit: Leur folie s'appelle le bonheur; l'autre me dit de prendre garde. Prendre garde à quoi? Au bonheur? A qui? A vous, René, qui n'avez ni l'expérience ni la volonté du mal? C'est la première voix qui est la bonne. Je donne mon consentement à votre mariage avec ma sœur.»

Je le serrai sur ma poitrine d'un mouvement si passionné que je l'enlevai de terre, bien qu'il fût beaucoup plus grand et plus robuste que moi.

Je raconte ces choses exactement; je fais un procès-verbal plutôt qu'un livre, jetant sur le papier, sans artifice ni précaution, le fond même de mes souvenirs. Je sais bien que ces mœurs ne sont pas de notre temps non plus que de notre pays. Cela ressemble à l'Inde de Bernardin de Saint-Pierre. Nous étions pourtant à Paris, en 1842.

Il y a des peuples primitifs, des races vantées. On peut prêter beaucoup, en fait de bergeries, aux Bretons, aux Ecossais, aux Allemands même, à cause des livres qu'ils font pour les cœurs sensibles.

Mais ces Laïs étaient des Grecs. Je n'ai jamais ouï vanter la naïveté angélique des Grecs modernes. J'ai lu des œuvres charmantes, romans, pamphlets, comédies, qui malmenaient rudement les fils de Socrate et d'Alcibiade. La sagesse des nations a fait de leur nom une injure; vous le voyez toujours pris en mauvaise part, comme le mot Français à Londres, comme le mot Anglais à Paris, comme en toutes contrées les noms de Normand, d'Arabe, de Cosaque ou de Juif.

Je n'ai pas vu les Grecs en Grèce, et je n'ai pas d'ailleurs la science d'écrire qu'il faudrait pour les défendre contre leurs éloquents accusateurs. Je n'ai vu que mes bons amis, M. Laïs, Philippe, le frère de mon cœur, et Annette, la fleur de ma vie. Tous les trois eussent été peut-être des fous en Grèce comme en France.

Je raconte. Au moment où Philippe me parlait ainsi, m'engageant sa foi qui était solide comme un roc, il ne m'avait pas encore adressé une seule question sur ma famille ni sur moi-même. On eût dit qu'il appliquait à ce grand acte, l'introduction d'un étranger au cœur de la maison, les délicatesses exagérées de l'hospitalité antique.

Que je n'eusse pas l'idée de faire une enquête, moi, c'était la nature même: j'étais amoureux, j'avais dix-neuf ans, je restais un peu au-dessous du niveau de mon âge; mon rôle était d'aller tête baissée en avant, toujours en avant. Mais Philippe avait l'âge d'homme.

Mais M. Laïs était un vieillard. Philippe venait de me le dire: M. Laïs avait été trompé bien souvent; il se vantait d'être défiant.

Vous savez, c'est la fanfaronnade de ces pauvres bons cœurs. Ils ne veulent plus croire.

Malgré ma complète inexpérience, le consentement solennel de Philippe Laïs m'étonna d'autant plus que je ne l'avais pas même sollicité. Une fois le premier enthousiasme passé, une crainte essaya de naître en moi. Je l'étouffai, je fis bien; ce n'est pas ainsi que s'y prennent ceux qui veulent tromper.

«Vous n'avez jamais vu les coulisses d'un théâtre?» me demanda-t-il tout à coup.

Et sans attendre ma réponse, il ajouta:

«Allons faire une petite visite à ma sœur.»

L'idée me vint que M. Laïs serait là. Malgré tout, il me faisait peur. Je cherchai un biais pour dissimuler ma couardise.

«J'aime mieux la voir partout ailleurs que là, répliquai-je.

—Quand elle sera votre femme, vous ne la laisserez donc pas au théâtre? m'interrogea Philippe en s'arrêtant.

—Non, assurément, s'il dépend de moi de l'en éloigner.»

Il frappa ses mains l'une contre l'autre.

«Elle a dit cela! s'écria-t-il Notre Annette est une fée! ou bien c'est une sorcellerie que l'amour? Répétez-moi encore une fois que vous ne vous êtes jamais parlé.

—Jamais, je l'affirme.

—Le père a fait pour le mieux, reprit Philippe d'un ton de dignité où il y avait bien de la tristesse. Mon avis n'était pas le sien. On l'avait induit en erreur. Ce fut en discutant cette question du théâtre qu'il me parla pour la première fois de ses idées de mort prochaine. Il voulait faire à notre Annette une situation indépendante. Maintenant qu'il est désabusé, il cherche à rompre l'engagement. Mais le succès d'Annette est un obstacle.»

Il allait toujours, malgré mon demi-refus. Nous arrivâmes à la porte du théâtre; il la franchit, sans me consulter de nouveau. Je n'avais pas à choisir: il me fallut bien le suivre.

La comparaison de la sirène peut s'appliquer à tous les théâtres. Il ne faut point les regarder à l'envers. Je ne parle pas seulement de cette pauvre petite salle destinée aux délassements populaires. Les directeurs les plus opulents de Paris ne peuvent entrer chez eux qu'en traversant des ténèbres extérieures dont la peinture serait nauséabonde. Il paraît que c'est nécessaire. A toutes les splendeurs qu'on présente au public, il faut une compensation cachée. Toutes ces clartés, toute cette beauté, tout cet or, tout ce velours, toutes ces séductions dont le raffinement grandit sans cesse ne pourraient exister sans la fange qui les double. Je parle, bien entendu, sans figure; le lieu commun n'a pas d'attrait pour moi; il ne s'agit que d'une constatation matérielle.

On a fait remarquer parfois que c'était là un lamentable miroir de la vie de théâtre. Il se peut, je n'en sais rien; je n'en ai jamais rien voulu savoir.

J'admire seulement l'intrépidité dont font preuve nos étoiles en traversant chaque soir de pareilles horreurs et de pareilles odeurs. Marguerite de Bourgogne, encore passe; c'est une reine apocryphe et tannée comme un vieux cuir, mais la Dame aux Camélias, cette sensitive énervée par nos parfums, cet ange de notre débauche, cette pure émanation de nos vices, doit-on lui rappeler sans cesse la route qu'elle suivit une première fois pour monter jusqu'à son boudoir?

Ils disent pourtant que le chemin de l'enfer est tout jonché de roses! Allez-y voir, et prenez seulement par derrière le théâtre du Vaudeville, que l'esprit de Doche illumine encore et fleurit, ou ce splendide théâtre de la Porte-Saint-Martin, dont le cher directeur fait envie à tous les directeurs de l'Europe.

Je serai généreux et je vous épargnerai toute espèce de description, bien qu'il y eût çà et là dans les coulisses quelques profils appartenant à la jeunesse de chrysocale qui, certes, vaudraient la peine d'être esquissés.

La première personne que je vis fut M. Laïs, sérieux et doux, feuilletant un elzévir sous un quinquet. C'était sa place accoutumée; la loge d'Annette s'ouvrait à quelques pas de là. M. Laïs passait en ce lieu ses soirées; il s'était résigné à entendre les mauvaises plaisanteries de ces dames, mais ces messieurs ne l'avaient jamais raillé qu'une fois.

Il connaissait le pas de Philippe, à notre approche, il quitta sa lecture. Son regard clair et franc, comme le reflet d'une conscience d'honnête homme, se fixa sur moi attentivement.

«Nous avons à causer, mon jeune ami, me dit-il avec un bon sourire. Hier, je ne vous connaissais pas. Aujourd'hui, vous êtes pour moi le plus important personnage qui soit en France. On peut causer ici aussi bien qu'ailleurs, et je vais vous apprendre qui nous sommes.

Je restai muet. Je m'attendais à être questionné; j'avais rassemblé mon courage pour répondre. Il me sembla que la façon d'agir de M. Laïs ajoutait une solennité singulière à l'interrogatoire qui sans doute allait suivre. Contre toutes les règles de notre jurisprudence mondaine, c'était ici le défendeur qui plaidait sa cause le premier. Le maître du logis ne se bornait point à ne rien demander à l'hôte, il lui ouvrait les pages de son livre de famille.

Quand on donne autant que cela, on gagne le droit d'exiger beaucoup.

Annette quitta sa loge pour faire son entrée. En passant, elle m'adressa un signe de tête souriant et familier. Vivaient-ils donc des mois en une journée? Le signe d'Annette et son sourire avaient l'aplomb d'une vieille amitié.

Eh bien! oui, j'eus défiance. Ma sauvagerie n'était pas leur candeur. Je sentis que j'aimais jusqu'à mourir, mais j'eus défiance. Mon cœur se serra et l'angoisse fit percer la sueur froide sous mes cheveux.

XX.
SERIEUSE EXPLICATION.

Je respecte la mémoire de M. Laïs comme celle d'un saint, mais je ne prétends pas le donner pour modèle de conduite à suivre dans cette grande affaire de l'introduction d'un gendre à la maison. Bien qu'à Paris nous ne soyons pas des Grecs, une confiance pareille à la sienne serait très souvent mal récompensée. Notre civilisation demande d'autres enquêtes, parce que, pratiquant la sagesse de la maxime antique, elle se connaît elle-même.

Il avait tort, étant données nos mœurs; étant donné l'état de notre société, il avait tort. La meilleure preuve, c'est que j'eus défiance, moi qui participais à peine à ces mœurs; moi qui appartenais si peu à cette société, j'eus défiance. En présence du bon marché inattendu, l'acheteur novice est comme l'acheteur habile: ils ont peur tous deux; c'est l'instinct. Chez nous, l'honnêteté de celui qui vend ne se suppose pas. Pour inspirer confiance, il faut surfaire. Vous connaissez tous ce médecin ignare, mais spirituel, qui gagne de l'or à être bourru. Il reste un charme à la vieillesse d'Aspasie, c'est de battre Périclès.

La joie fait peur, dit un des plus ingénieux écrivains de ce siècle. Ce n'était pas assez dire, tout ce qui est bon fait peur.

Je ne crois pas que j'eusse été capable de supporter une déception. Mon amour a pu pénétrer en moi plus profondément depuis lors et mieux englober tout mon être dans le réseau de ses racines, mais il était né tout entier d'un seul jet. Ma vie se jouait malgré moi sur cette chance unique. Annette était la nécessité de mon existence, je le sentais pleinement. Pendant quelques minutes, je le sentis douloureusement et c'est ce que j'appelle avoir défiance. L'idée ne me vint point de m'arrêter sur la pente où j'étais; j'eus conscience d'être en équilibre entre le bonheur et le malheur, voilà tout, et la présence même du danger n'éveilla point en moi la volonté de reculer.

M. Laïs et Philippe échangèrent quelques paroles. A une question de son père, j'entendis Philippe qui répondait:

«Tout est comme Annette l'a dit, exactement.»

Il commença une promenade de long en large derrière la toile de fond et M. Laïs me fit entrer dans la loge d'Annette.

Tout le monde connaît ce laboratoire qu'on appelle la loge d'une actrice, et vraiment mon livre n'est point écrit pour initier les profanes aux pauvres secrets de l'envers de la comédie. Si je ne m'étais astreint à toutes les rigueurs de la vérité vraie, je sortirais bien vite de ce lieu qui m'irrite et m'offusque. Je n'y ai pas d'air; tout m'y déplaît bien plus violemment encore que je ne veux le dire, car le vice apparent n'est souvent que la forfanterie de la souffrance, et cette pensée retient sur ma lèvre des paroles sévères.

Et n'était-ce point du lieu même que naissait ma défiance? Me serais-je défié ailleurs? Chaque lieu a son parfum moral, son influence, son magnétisme. Le pavé de l'église sue la prière, le logis paternel exhale la tendresse et le respect, l'amour est partout dans ce réduit blanc où dort la bien-aimée. C'est là, oh! c'est là qu'il faut faire parler le cœur.

Mais nous sommes dans les coulisses d'un petit théâtre, à la porte de l'étouffante officine où se fabriquent les longs yeux, les bouches roses, les tempes veinées d'azur, les fleurs du teint, les perles du sourire, pour notre cher tableau d'honneur modeste et sincère, nous avons le clinquant dédoré de ce cadre. Soyons résignés.

«Elle reste en scène une demi-heure, me dit M. Laïs en m'offrant l'une des deux chaises qui composaient le mobilier de la loge. Mon histoire n'est pas bien longue, nous avons le temps. Vous êtes tout jeune, monsieur René. Il me semble que j'étais jeune hier encore. Mes deux enfants vous aiment. La façon dont naît l'affection importe peu, et il est certain que je me suis senti porté pour vous à première vue. Je tiens grand compte de ceci: on ne voit bien les gens que du premier coup. J'aurais souhaité que mon gendre eût quatre ou cinq années de plus, mais nous ne sommes pas de ceux qui choisissent. Pour le cœur seulement, j'ai le droit d'être difficile, car nous sommes trois bons cœurs à la maison. Les deux enfants aiment bien leur père. On n'est pas trop de trois. L'idée de marier Annette m'est venue en même temps que l'idée de mourir.»

J'ouvris la bouche. D'un geste il me pria d'écouter encore.

«Philippe a dû vous dire cela, reprit-il. La séparation sera un grand deuil, car nous vivons les uns par les autres. Philippe sait; Annette ne veut pas croire. Je suis un vieux soldat, mais pour elle j'ai peur de mourir....

«Vous êtes bon, s'interrompit-il en raffermissant sa voix qui s'altérait; je vois cela dans vos yeux. Seulement vous êtes bien jeune. Annette a dix-huit ans. Un an de différence! Je vous manquerai. J'aurais voulu un gendre.... C'est peut-être de l'ingratitude envers Dieu qui vous envoie. Elle n'a rien que la bonté de son âme. L'épreuve du théâtre est faite. A Paris, la misère est un gouffre. Je laisse parler ma pensée, monsieur René: quelque chose me dit que je suis pleinement compris par vous.

«Pleinement,» répétai-je d'un accent pénétré.

Il prit ma main et la serra.

«La pauvreté n'est pas encore chez nous, poursuivit-il, et je ne saurais exprimer quelle noblesse relevait dans sa bouche la vulgarité de ces détails. Annette n'a jamais connu la vraie pauvreté. Philippe gagne quelque chose, et tout ce qu'il gagne est pour nous. Mais Philippe a une blessure aussi. Elle n'a pas besoin de se rouvrir, car jamais elle n'a été fermée. Sa blessure, qui est au cœur, lui répond dans la tête. Annette ne peut rester à la seule garde de Philippe.»

Il s'arrêta et demeura pensif un instant, pour reprendre en baissant la voix.

«Est-ce bien sa blessure? Nous avons tous quelque tour singulier dans l'esprit. Quand j'examine ce qu'Annette m'a dit de vous aujourd'hui.... Mais nous sommes trois à vous juger. Je ferais serment que vous n'apporterez jamais sous un pauvre toit comme le nôtre ni le chagrin ni la honte.

—Puissé-je y ramener la joie au prix de tout mon bonheur! m'écriai-je.

«La jeunesse a son bon côté!» se dit-il à lui-même.

Il me semble encore que je vois son sourire paternel dans le cadre de ses beaux cheveux blancs.

«Elle a perdu sa mère de bonne heure, poursuivit-il. C'était une enfant faible qu'on pouvait rendre malade en fronçant le sourcil ou en élevant la voix: gaie comme un oiseau chanteur au printemps, et si belle dans ses rieuses allégresses! mais une sensitive! Nous ne savions pas la contrarier, elle a toujours été notre reine; ses désirs devenaient nos caprices. Elle nous payait en baisers. Ah! vous verrez quelle douce chose c'est de lui obéir! J'en voulais arriver à ceci; elle aime, elle nous l'a dit, parce qu'elle ne nous cache jamais rien; elle nous a demandé celui qu'elle aime, parce que jamais nous ne lui avons rien refusé.»

J'écoutais les yeux humides. «Vous verrez quelle douce chose c'est de lui obéir!» Philippe m'avait déjà donné son consentement; n'était-ce pas là celui de M. Laïs.

«Le temps passe, reprit-il avec un brusque soupir, comme s'il eût chassé de force un vol de pensées pénibles. Je ne vous ai rien dit encore de ce qu'il vous faut savoir. Ecoutez-moi et ne m'interrompez pas, afin que tout soit fini, quand Annette va revenir.»

Je n'avais pas à l'interrompre. Il me dit la courte histoire que j'ai déjà racontée, depuis son premier départ de Corfou, jusqu'à l'entrée d'Annette au théâtre. J'attendais, je dois le dire, un mot, une allusion au moins, ayant trait aux tentatives de mon cousin de Kervigné, mais ce nom ne fut point prononcé.

«Annette, dit-il seulement en terminant, a été fort malade au commencement du mois dernier. Nous avons été mécontents du médecin qui l'a soignée, et peut-être l'avons-nous trop vite privée de ses conseils. Physiquement, le théâtre la fatigue; au moral, elle est comme le diamant, dont rien ne peut ternir le pur éclat. Nous sommes des étrangers, mon jeune ami, j'ai dû vous faire connaître notre vie, notre origine, nos croyances. Annette n'a pas de dot pour le présent, dans l'avenir elle n'attend rien. Vous n'avez point à me répondre. La nuit porte conseil; vous viendrez me voir demain.»

Il se leva. On entendait la tempête d'applaudissements qui annonçait la sortie d'Annette.

«La première fois, murmura-t-il, ce bruit m'a fait battre le cœur. Maintenant il m'attriste.

—Ce bruit m'a toujours attristé,» répliquai-je.

Il mit la main sur mon épaule, et me dit:

«Vous avez le cœur haut. Cherchez bien en vous-même: s'il se pouvait que vous eussiez un regret....

—Vous l'avez dit, l'interrompis-je; rien n'altère le diamant.

Son noble front s'éclaira si visiblement, que ce fut comme une lueur qui l'eût frappé à l'improviste.

«J'ai confiance! prononça-t-il avec force.

—Ce Laroche est revenu! s'écria Annette en foulant aux pieds un énorme bouquet de roses. Il m'a jeté ces fleurs.»

M. Laïs pâlit et je sentis que j'avais le visage en feu.

«Allons, père, reprit Annette, j'ai les deux entr'actes et tout ce tableau pour retourner M. René comme un gant. Laissez-moi faire. Dans une demi-heure, je vous dirai au juste si nous sommes des sages ou des fous.

Le vieillard me tendit la main avec quelque embarras, ajoutant:

«Elle a désiré cela. Elle dit que nous sommes trop bons et qu'elle sera bien plus sévère que nous. Je n'ai pas besoin de vous faire souvenir que vous lui devez l'exacte vérité.»

La surprise me réduisit au silence. Je cherchais encore ma réponse que déjà la porte était fermée sur Annette et sur moi Nous étions seuls.

«J'appellerai l'habilleuse, avait-elle dit au moment où son père sortait. Je ne suis pas du tableau. Que personne ne nous dérange.»

Elle avait, en parlant ainsi, un petit air d'importance qui me fit frissonner. J'étais troublé jusqu'à la détresse, et, certes, je ne songeais guère à parler d'amour. Je me disais: Elle est la raison, elle est le bon sens de cette famille. L'examen que les autres n'ont su faire, je vais le subir ici. Et par combien de points ne suis-je pas vulnérable! Ma minorité, la dépendance où je suis vis-à-vis de mes parents, la tutelle de cet odieux cousin de Kervigné, pas de bien venu, pas d'état! L'idée d'épouser une jeune fille sans fortune et d'entrer chez ces bonnes gens en qualité de protecteur me sembla en ce moment si impossible et si absurde, que je restai comme écrasé. Philippe, au moins, avait ses découpures; à moins de pêcher des congres, et la rivière de Seine n'est pas favorable à cette industrie, moi, je ne savais rien faire de mes dix doigts.

Annette jeta sur son costume de papillon son petit châle-mantelet de soie noire. Gavarni a crayonné souvent cette tenue de l'actrice qui attend son tour de reparaître en scène. Les croquis de celui-là gardent la grâce dans leur gaieté et n'enlaidissent pas la nature, au contraire. Cependant, même chez Gavarni, cette opposition a quelque chose de si franchement burlesque qu'elle ferait fuir le rêve d'amour le plus entêté. C'est ici la prose professionnelle; l'actrice, ainsi fagotée, porte sa petite tenue comme le superbe carabinier qui coiffe un bonnet de coton au lieu de son casque, et chausse, à la place de ses bottes, de gros sabots pleins de paille. Le parfum de l'illusion s'enfuit, chassé par l'odeur du métier qui empeste.

Hélas! oui, tout cela est la vérité même. Il n'y avait rien autour de nous qui ne fût contre Annette, et j'essayai lâchement d'élever entre elle et moi cette prose ignominieuse comme un rempart. J'étais précisément fait pour user de cet avantage mieux qu'un autre, car je hais, oui, je hais le théâtre jusque dans ses splendeurs.

Or, jugez: j'avais ici pour moi le côté caricatural du théâtre, et de quel théâtre! Ce trou semblait fait tout exprès pour rencontrer le ridicule en drogue amère et capable d'empoisonner la passion même.

Je le crus, tant j'avais peur de ma misère. Je l'espérai, tant j'étais furieusement l'ennemi d'Annette perdue pour moi.

Elle s'assit sur la chaise où naguère était M. Laïs. La petite lampe posée sur la table de toilette l'éclairait par derrière et jouait dans les masses admirablement soyeuses de ses cheveux. Je voyais ressortir en lumière le profil de sa joue et le pur contour de son cou, tandis que ses yeux, demi-perdus dans l'ombre, rayonnaient la douce lueur de ses prunelles. Où était la mascarade? Par où s'épanouissait le ridicule du costume? Il n'y avait là qu'une chère jeune fille à la pose digne et à la fois familière, une enfant gracieuse et modeste, un délice de candeur et de noblesse: la plus jolie, la plus belle, la plus suave des vierges.

C'est à peine si mes projets de révolte eurent le temps de naître.

Annette me fit signe de prendre place. J'obéis. J'attendais sa première question avec une véritable angoisse.

«Je ne sais pas par où commencer, me dit-elle enfin. Il faut être franc avec moi, monsieur René. Est-ce que vous me trouvez du talent?

—Mademoiselle....balbutiai-je littéralement abasourdi.

—Non, n'est-ce pas? m'interrompit-elle. Ni moi non plus. Ce n'est pas du tout de cela que je voulais vous parler. J'avais bien des choses à vous dire. Attendez!»

Son doigt mignon toucha son front entre ses deux yeux. Je ne crois pas l'avoir vue si jolie.

«Nous y voilà! s'écria-t-elle. Vous étiez déjà venu auparavant?

—Auparavant?.... répétai-je, car mon cerveau était plein d'imbécile engourdissement.

—Oui, fit-elle avec douceur et comme un juge clément qui ne veut pas brusquer son accusé, avant le premier soir où vous prîtes une stalle d'orchestre.

—En effet, répondis-je.

—Quel jour?

—Il doit y avoir un mois.

—Le jour où je tombai?

—Précisément, mademoiselle.

—Me vîtes-vous tomber?

—Non, j'étais tombé avant vous.

—Vous étiez bien pâle.... Dans la loge de côté, n'est-ce pas, à droite?

—Oui.

—Avec une vieille dame très-élégante?»

Les vingt-huit ans passés d'Aurélie.

«Oui, répondis-je encore.

—C'est votre mère cette dame?

—Non, c'est ma tante.

—Tant mieux.»

Il y eut un instant de silence, puis elle me dit gravement:

«Voilà ce que je voulais savoir.

—Et encore, pourtant, reprit-elle, comment aimez-vous votre mère?

—Comme il me semble que j'aimerais votre père! répliquai-je.

—Mon pauvre bon père! murmura-t-elle pendant que ses yeux charmants se mouillaient. Vous ne le quitterez jamais, n'est-ce pas?

—Jamais! j'épouse aussi votre famille.»

Elle me tendit la main. Je n'eus pas l'idée de la porter à mes lèvres. Nos deux mains étaient glacées. J'ignore pourquoi nous ne nous disions rien de ce que nous sentions. A nous écouter, à nous voir même, personne n'eût deviné la passion qui nous entraînait l'un vers l'autre. Annette avait l'air d'être satisfaite du résultat de son interrogatoire frivole. Je lui ai demandé bien souvent depuis ce qu'elle sentait et quelle était la signification de sa conduite. Elle m'a répondu: Je t'aimais.

Et pourtant cette première entrevue restait glaciale comme nos mains. Il semblait que nous n'eussions à faire aucun échange de pensées. Il m'est arrivé de croire que l'échange était opéré déjà et que cet étrange amour vivait en nous de lui-même. Il en fut longtemps ainsi. Pendant des semaines, notre bonheur fut sans voix. Je ne saurais mieux peindre la physionomie de nos premiers entretiens qu'en les comparant au calme plat d'un ménage où perce le bout d'oreille de l'ennui qui va grandir. C'était l'apparence, mais comme l'apparence mentait! Nous étions un ménage, en effet, par l'accord de volontés, par l'incroyable identité de nos désirs. Mais comment la fatigue aurait-elle pu naître? Notre bonheur n'était qu'un bouton, lent à s'épanouir. A nous deux, nous n'avions qu'un cœur qui ne savait pas encore se parler à lui-même.

Ce fut moi qui rompis le silence. J'avais cette double conscience de subir un examen mystérieux qui suffisait à ma belle Annette et d'en sortir vainqueur, mais ce n'était pas là l'examen demandé par M. Laïs et il fallait y arriver.

«Je dois vous dire, mademoiselle, commençai-je en faisant un effort capable de soulever une montagne, que j'ai trompé votre frère......

—Vous! m'interrompit-elle d'un accent incrédule.

—J'ai une excuse. Vous devez tous détester le nom que je porte.»

Son regard curieux se releva sur moi.

«René n'est pas votre vrai nom? murmura-t-elle.

—Si fait, mon nom de baptême.

—Ah! vous êtes noble, n'est-ce pas?

Cette question fut faite avec vivacité.

«Nous aussi, poursuivit-elle sans attendre ma réponse, nous avons été nobles, riches et même puissants.»

Puis souriant, comme pour railler elle-même cette bouffée de son orgueil d'enfant, elle ajouta:

«Tout cela est bien loin de nous. Quel est votre nom de famille, monsieur René? Mon père et mon frère ne détestent personne, sinon les oppresseurs de notre pays, là-bas. Vous êtes Français; la France a fait de son mieux pour la Grèce.

—Je m'appelle René de Kervigné.»

En laissant tomber ce nom, j'eus un frémissement par tout le corps, et je pris malgré moi le ton qui convient quand on fait un aveu terrible. Je regardai Annette du coin de l'œil, je ne vis point son visage changer.

«Eh bien? me dit-elle.»

Je restai stupéfait.

«Je croyais.... balbutiai-je.

—Qu'est-ce que vous croyiez? m'interrompit-elle avec pétulance.

—On m'avait dit que M. Laïs avait chassé de chez lui, tout récemment....

—Deux personnes, c'est vrai: M. Laroche et le docteur Josaphat, mais je n'ai jamais entendu prononcer ce nom de Kervigné........ A moins, se reprit-elle, à moins....

Elle s'interrompit en un éclat de rire et ajouta:

«A moins que ce ne soit le vieux bonhomme qui se mettait dans la baignoire d'avant scène, à gauche. Mais qu'est-ce qu'ils veulent donc? le père avait envie de battre M. Laroche et je crois qu'il a battu tout à fait le docteur Josaphat. Mais le docteur Josaphat avait glissé une lettre sous mon oreiller. Ils sont fous! Moi, cela m'est bien égal que vous vous appeliez René de Kervigné. Je ne vous ai rien dit de ce que j'avais à vous dire, et vous?

—Oh! moi...... commençai-je impétueusement.

—Vous, je sais tout ce que vous pensez. D'ailleurs il est trop tard. Laissez-moi, et appelez l'habilleuse.

Son sein battait. Dieu sait mon éloquence n'y était pour rien. Moi, j'étais ému jusqu'au tremblement, et j'aurais cherché en vain dans ses paroles le motif de ce trouble excessif. Nous n'avions rien dit de ce que nous avions à dire.

Nos regards eux-mêmes, il faut ajouter cela, étaient restés muets. A quoi servent donc les paroles et les regards, puisque nul pouvoir humain n'eût été capable désormais de séparer nos cœurs?

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