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Annette Laïs

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On dit qu'aux noces de Thétis
Tous les dieux s'assemblèrent:
Junon, Pallas, Cérès, Iris
Et Vénus s'y trouvèrent.

Mais il ne chantait pas seul. La poissonnière faux-bourdonnait:

Ce sont les maires et les préfets
Qui sont de jolis cadets;
Ils nous font tirer z'au sort,
Tirer z'au sort,
Tirer z'au sort,
Et nous envoient-z-à la mort!

Rimassu grinçait en fifre:

Ah! la jolie vie que l'on mène
Dans un régiment de hussards!
L'on rit, l'on chante, l'on aime
Et l'on ne craint point les hasards.

Le capitaine de gendarmerie, sans respect pour son uniforme, se mit à siffler la Marseillaise, Vincent fit le coq, ma tante Bel-Œil roucoula:

Pour gente bergère,
Galant cavalier......

«Devine devinaille! hurla l'adjoint, furieux de ne pas savoir une chanson: trois moines passant, trois poires pendant, chacun en prit une et il en resta deux....

—Mon premier, proposa Bel-Œil, est un métal précieux, mon second un envoyé des cieux, mon tout un fruit délicieux: un baiser à qui devinera ma charade!

—Jouons à la main chaude! opina Nougat:

Le petit dieu qui gouverne le monde
Avec un bandeau sur les yeux....

—Eh! houp, Jabadâo! criait Joson, en brandissant son verre de champagne, c'est mignon, cte petit cidre, monsié el chevâlier. Ej' suis vot'mâtelot à la vie, à la mort, faut pas mentir.... Mais n'empêche qu'y a du tâbâc!

—Grenadiers! déclama tout à coup la garde civique, vous êtes la nation armée! La France libérale vous a confié ses institutions. Si jamais l'étranger....

—A bas les Anglais!

—Ah! l'Allemagne! fit Bel-Œil, la rêveuse Allemagne. Que Dieu m'envoie l'auteur de Lottchen ou la Filleule du Rhingrave

L'adjoint demanda:

«Jetez-vous vos langues aux chiens? Un des trois moines s'appelait Chacun.... Bêtes!»

Et il s'affaissa dans un rire homérique. Vincent lui versa une demi-tasse de café à l'intérieur de sa cravate.

«Celui qui s'appelait Chacun prit une poire, continua l'adjoint qui essaya de l'embrasser, et de la sorte il restait deux poires..... Bêtes!.... madame me croit dans mon lit.

—Viens danser, pataud! dit Nougat qui saisit le gendarme à bras-le-corps. Je n'ai pas mal à l'estomac!

—A la danse! A la danse!

—Garçon, des violons!

—Nous deux, me dit Bel-Œil en se pendant à mon bras, comme si j'eusse été l'auteur de Lottchen ou la Filleule du Rhingrave, cherchons un lieu écarté pour parler la seule langue qui convienne aux cœurs sensibles.»

XXVIII.
L'EPREUVE.

On dansa. Quatre couples, suivis par la galerie, passèrent dans le salon voisin, où il y avait un piano. Le piano fut touché par un garçon du restaurant que la dureté des temps avait précipité des sommets de l'art. Le personnel des Frères-Provençaux éprouvait un malaise visible. On fit des choses insensées, en vertu du principe: «A Paris comme à Paris.» Rimassu et la veuve des marins étaient deux maîtresses femmes, rompues à toutes les excentricités chorégraphiques; elles enseignèrent le cancan à Nougat, qui ne se possédait pas de joie. La poissonnière tutoyait tout le monde et fumait sa pipe en exécutant la pure danse de l'ours, telle qu'on peut l'admirer, à Lorient, dans les bouges les mieux fréquentés de la rue du Port. Vincent et elle, en guise de galanteries, se livraient de véritables combats à coup de poing. Mon pauvre père regardait tout cela d'un air béat et battait la mesure sur le dos du garçon virtuose en criant:

«C'est Paris! voilà ce que c'est que Paris!»

L'oncle Bélébon, lâche flatteur, venait de temps en temps lui chatouiller les flancs par derrière et c'étaient d'interminables éclats de rire. On se mit à chanter en dansant. Je n'oserais citer même les titres des poésies exhumées par la coupable Rimassu. Nougat en voulut des copies. Si le maître et seigneur des Frères-Provençaux n'avait pas vu avec nous un instant le colonel vicomte de Kervigné, un de ses habitués les plus respectables, il nous aurait lancés vingt fois à la porte.

Dans l'intervalle des quadrilles, on se hercaillait, selon l'expression de la poissonnière. La hercaille est une poussée générale, mêlée de horions sincères et de cris appropriés. Vincent qui cachait sous un extérieur grossier des talents de société fort étendus, imitait en ces occasions la voix de tous les animaux domestiques. On aurait cru qu'il y avait là des ânes, des vaches, des cochons, des dindons, des canards et des oies.

Ah! c'était Paris! c'était bien Paris! chacun se promettait d'y revenir.

«Amusez-vous, mes enfants, disait mon père. C'est de votre âge. La Bretagne fut toujours renommée pour sa franche et cordiale gaieté. Nous ne sommes pas des Anglais! On va monter les glaces et le punch. Quand vous voudrez, nous souperons. Voilà Paris!

—Tu es un cœur, toi, ancien marquis!» applaudissait la poissonnière.

Et par-dessus les acclamations, on entendait la voix triomphante de Nougat qui criait:

Je ne sens pas mon estomac!»

Depuis longtemps, j'aurais pu m'esquiver, mais j'avais peur de mécontenter mon père et il me semblait que je gagnais auprès de lui quelque mérite, en subissant ce purgatoire. D'ailleurs, j'attendais toujours Gérard. A force d'hésiter, je me laissai prendre, comme je l'ai dit, par ma tante Bel-Œil, et la fuite devint impossible.

Ma tante Bel-Œil ne dansait pas et la gaudriole soulevait son cœur sensible, mais elle avait soif de théories sentimentales. Son aspect était un peu effrayant. Ses cheveux grisonnants s'ébouriffaient sous un bonnet terriblement couronné de fleurs des champs; sa longue figure se marbrait de tons livides et lilas; son grand zieu restait fixe et demesurément ouvert, tandis que son petit zieu exécutait des merveilles de gymnastique.

«Hélas! me dit-elle avec un soupir gastrique, voici donc Paris et les orgies sans frein de la Babylone moderne! Se peut-il que je m'y trouve compromise après tant d'années d'une existence virginale! J'en avais lu la description dans les Exilés de Heilbronn, ou à quoi sert la vertu? un livre charmant, quoique rempli de dangereuses peintures. As-tu été à la Chaumière?

—Non, ma tante répondis-je.

—Sois franc. Notre patrie a aussi des auteurs. Je connais les mœurs vives et dévergondées du pays latin. Je voudrais voir quelques grisettes de Paul de Kock avant de mourir!»

Elle me serra tout à coup le bras:

«Jeune imprudent, s'interrompit-elle, tu as gâté ta vie! Nous vivons dans un siècle où l'amour est proscrit. Le démon de l'or s'est emparé de toutes les consciences. Et tu t'es avisé de chercher un cœur pour ton cœur! Ce n'est pas moi qui te blâme: la religion naturelle ne connaît pas de schisme et, du haut de ma philosophie, je vois les comédiennes au niveau des princesses. Passez le punch, monsieur le garçon. Ah! qu'il est fort! Remettez-y un peu de rhum pour le rafraîchir. C'est bien! Nous disions donc que ton Annette Laïs.... D'abord j'aime ce nom: Annette Laïs, ou les secrets de la comédie. Combien de fois n'ai-je pas été sur le point de composer un livre, afin d'épancher dans le sein de l'humanité les émotions brûlantes de mon âme! Ecoute-moi. Et ne te méprends pas sur mes intentions. C'est la tendresse désintéressée d'une parente qui va dicter mes paroles. Cette jeune fille avait-elle déjà connu l'amour? ou bien l'as-tu conduite le premier dans ce sentier émaillé de fleurs fatales où le dieu qui porte un carquois?...»

Elle me donna un coup sur les doigts, et son petit zieu fit pour le moins cinquante tours en une seconde.

«Eh! bonhomme? s'interrompit-elle, cessant soudain de traduire l'allemand, ne crains pas de tout dire. C'est comme si j'étais ton confesseur. Tu conçois, si je suis contente des détails, je te fourre de quoi lui faire un mignon cadeau.

—Prenez moi ce gaillard là! ordonna mon père, et qu'on me le fasse danser de force.»

On fit mine d'obéir, mais Bel-Œil m'entoura de ses deux maigres bras; prête à défendre par la force le trésor de confidences intimes qu'elle attendait de moi.

En ce moment, Joson Michais me glissa à l'oreille par derrière:

«Notre monsié Gérard est en bas qui vous attend. Il est pâlot et blême censé comme un linge, et je ne mens pas! Pour le tâbâc, il y a du tâbâc!»

Je ne fis qu'un saut jusqu'à la porte et je m'enfuis.

Gérard était bien pâle, en effet. Il m'attendait, appuyé contre l'entrée du vestibule, sur ce petit trottoir en contre bas qui borde la rue de Beaujolais. Il semblait avoir peine à se soutenir. L'idée me saisit qu'il venait de commettre une mauvaise action.

«Ah! me dit-il, te voilà.»

Il posa ses deux mains sur mes épaules et je le sentis chanceler.

«Sois homme! ajouta-t-il en quelque sorte machinalement. Sois homme!»

Le vertige me monta tout de suite au cerveau. J'eus la pensée furieuse de lui briser le crâne contre la rampe de fer qui était derrière nous. Je sentais, à vrai dire, le coup de poignard qu'il venait de me porter en plein cœur.

«Qu'as-tu fait?....» balbutiai-je d'une voix étranglée.

Il répéta:

«Sois homme! sois homme!»

Je vis que ses yeux étaient rouges et que des larmes roulaient sur sa joue.

Je ne saurais rendre l'angoisse poignante que j'éprouvai. Ce doit être ainsi quand on meurt, ma colère tomba, mon énergie aussi. Il fut obligé de me soutenir à son tour.

Il me porta peut-être, peut-être eus-je la force de marcher. Je n'ai pas souvenir. Je me retrouvai assis sur un des bancs de pierre collés aux arcades qui donnaient au jardin du Palais Royal un aspect de familière hospitalité. Il était tard déjà. De rares promeneurs allaient et venaient dans les allées. Sous les fenêtres des Frères Provençaux, il y avait néanmoins un groupe assez nombreux formé par des badauds qui écoutaient crier nos gens de Vannes.

La première parole de Gérard fut celle-ci:

«Il faut renoncer à elle.»

Puis, comme je ne répondais pas, il ajouta:

«Petit frère, je te jure devant Dieu que je t'aime! Après notre mère, tu es ce que j'aime le mieux au monde!»

Je gardais toujours le silence. J'étais mort. Je n'aurais pu faire un mouvement ni prononcer une parole. Seulement il y avait en moi un sauvage besoin de frapper. Si j'avais eu la force j'aurais tué. Je le dis comme cela est: je suis sûr que j'aurais tué.

Il me baisa au front. Je sentis ses larmes qui me mouillaient. De quoi se repentait-il? J'aurais voulu avoir les griffes d'un tigre.

Car on s'était attaqué à elle! On me l'avait frappée! Je ne me serais pas défendu moi-même, non! Moi-même, je ne me serais pas vengé! Mais elle!

«C'est un ange! murmura Gérard, c'est un pauvre bel ange!»

Il s'assit auprès de moi, et appuya sa tête contre mon épaule.

Il me faisait horreur, car sa voix sonnait à mon entendement comme s'il eût parlé d'une morte.

Je devais souffrir encore davantage.

«Je serais vrai, reprit-il, je ne pourrais pas mentir avec toi. J'ai eu mes amours de jeune homme. On juge les autres par soi-même. Là bas, en Bretagne, lors de mon arrivée, ils m'ont tous dit: Ce pauvre René est en train de se casser le cou! Et déjà, j'étais bien mécontent de toi, frère; tu vas avoir vingt ans. Tu n'es rien. J'avais de l'ambition pour toi. Est-ce que tu m'entends?»

J'éprouvai une sorte de surprise à pouvoir répondre. Ma langue joua dans mon palais. Tout le surplus de mon être restait rigide et perclus, mais je pus dire comme un automate qui parle:

«Oui, je t'entends.

—Eh bien! petit frère, je leur avais promis de t'empêcher de te casser le cou, en principe et sans rien spécifier. L'oncle Bélébon me mettait les éperons dans le ventre en me parlant du jeune Sauvagel, un fils de bourgeois qui est en train de parvenir très haut, à Paris, par le crédit de la présidente. J'étais jaloux pour toi de ce Sauvagel, et je me disais: il a un boulet au pied, je l'en débarrasserai, il reviendra sur l'eau. En voiture, nous n'avons parlé que de toi. Notre père est le meilleur des hommes, mais il roule dans un cercle d'idées qui va se rétrécissant, et le métier de ces Bélébons est de l'abrutir. Quelque jour, je me mêlerai de cela.... Mais non! que le diable m'emporte s'il m'arrive de me mêler jamais de la moindre des choses!.... Notre père a donc son tic contre les mésalliances. Moi, je ne suis pas partisan des mésalliances, mais je ne sais pas ce que je ferais pour toi. Mon père, c'est indifférent: il m'a dit cent fois, à moi, qu'il aimerait mieux me voir mort que mésallié. Or, voilà: en diligence, le vieux Bélébon dit: Le meilleur moyen serait de lui souffler sa donzelle....»

Je poussai un sourd gémissement.

«Tu vas voir, reprit Gérard. Sur ma foi, j'ai été puni! Nous sommes fanfarons, en Bretagne, et ce n'est pas le régiment qui corrige de cela. Tout le monde me poussa, disant: Si le petit se voit trompé, il est fier, il sera guéri d'emblée. Moi, vois-tu, j'ai rencontré en ma vie cent présidentes, les unes plus, les autres moins folles qu'Aurélie. Sous l'uniforme, nous ne sommes peut-être pas aux meilleures places pour bien voir les femmes. Celles qui nous laissent approcher savent ce qu'elles font et cachent les autres. Il s'agissait d'une comédienne qui s'était fait promettre le mariage par un enfant de dix-huit ans....

—Gérard, l'interrompis-je, mon immobilité cataleptique me donnant les apparences de la froideur, je souffre beaucoup: dis-moi ce que tu as fait.»

Il se méprit.

«Te voilà plus calme, murmura-t-il. Pauvre fille!»

Il la plaignait presque de ma résignation.

«Je suis retourné chez M. Laïs, poursuivit-il. J'ai dit que tu m'avais chargé de la venir prendre....

—Pour la présenter à mon père? devinai-je.

—Oui, pour la présenter à notre père.

—Et ils t'ont cru, car ils croient tout.

—Oui...... ce sont de bonnes âmes. Ils m'ont cru, en effet, la fille, le père et le fils.

—C'est bien, Gérard, continue.»

Je pensais: «Si je ne peux pas le tuer, M. Laïs ou Philippe se chargeront de cela.»

Il reprit:

«Annette s'est habillée à la hâte, tremblant un peu, mais souriant aussi. Au bout de dix minutes, elle était prête. Le père et le fils sont venus nous conduire jusqu'au fiacre et l'ont aidée à y monter. Le père a dit: Ne crains rien; celui-là est un gentilhomme de Bretagne et un soldat français.

Mon cœur qui avait cessé de battre, se prit tout à coup à bondir dans ma poitrine. Je voyais et j'entendais M. Laïs.

Gérard reprit encore:

«Annette me demanda: Où donc sont-ils? Je répondis: loin d'ici, dans le faubourg Saint Germain. Et je me mis à songer aux moyens d'accomplir ma promesse....»

Gérard s'arrêta et passa son mouchoir sur son front.

La sueur froide coulait en ruisseaux le long de mon corps. Je n'essayais même pas de savoir si je pouvais bouger maintenant. Je n'avais qu'une pensée: écouter. J'étais avide de chaque mot qui retournait le poignard dans ma blessure.

Par bouffées, les éclats de rire et les chants sortaient par les fenêtres ouvertes des Frères-Provençaux.

«Oui, poursuivit Gérard, et Dieu sait si j'avais envie de réussir! C'est la sottise des gens comme moi, que veux-tu? Ils croient à leurs mères et ils ne croient pas aux femmes! comme si chacun n'avait pas sa mère et comme si toutes les mères ne faisaient pas toutes les femmes! Je ne sais pas si tu es irrité contre moi, depuis que mon aveu franc et complet te demande pardon, mais je te demande pardon deux fois que j'eus. Elle me souriait si bien! Je me dis: ce sera trop facile! Je pris sa main, ou plutôt elle me la donna; je la tirai vers moi, elle fit les trois quarts du chemin: sur l'étroite banquette de la voiture, nous eussions tenu quatre! Je lui dis: Annette, je n'ai point rencontré de femme si belle que vous.....»

Il s'arrêta encore et je voulus parler. Ma langue était de nouveau frappée. Je vivais seulement par l'atroce angoisse qui me tordait le cœur. Oh! pourtant, mon intelligence était nette. Je sentais chaque coup distinctement, et il semblait que mon martyre, arrivant sans cesse à son comble, pût indéfiniment s'aggraver.

«Je te dis, continua Gérard en se redressant, que je ne connais pas la femme ainsi faite. La résistance a été pour moi jusqu'ici le souverain gage de la vertu. Celle-là qui est une angélique créature, ne m'a point résisté.» Tant mieux! m'a-t-elle dit. J'ai ajouté: Je suis majeur, moi, je suis colonel, la femme que j'aime, je puis l'épouser. Et, en parlant ainsi, j'ai voulu porter sa main à mes lèvres. Elle m'a tendu son front. Puis, attirant à son tour ma main jusqu'à sa bouche, elle l'a baisée en murmurant: Mon frère.....

Gérard pleurait. Ses larmes attirèrent les miennes. Un délire de joie remplaça ma torture. Je ne voulais plus son sang; si j'avais pu, je me serais précipité dans ses bras.

«Avant ce soir, dit-il en essayant de sourire, il y avait bien longtemps que je n'avais pleuré «Mon frère!» Elle a seulement prononcé ce mot. La honte m'a pénétré comme une sueur. René! comme elle t'aime! comme elle t'aime!

Et avec un élan d'enthousiasme:

«J'ai vu qu'il y avait quelque chose au-dessus de la vertu qui s'irrite, la vertu qui reste calme, tant il est loin de sa pensée qu'elle puisse être en danger de faillir; la vertu qui pardonne du haut de sa sainteté miséricordieuse, la vertu angélique, pour employer ce mot qu'on prodigue si follement, vertu de celle que je te donnerais pour femme à l'instant même, si Dieu avait voulu que je fusse ton père!»

J'eus froid. Ma joie se glaça. Un instant, j'avais cru que tout était fini et qu'ici était le dénoûment heureux de mon supplice. Mais les dernières paroles de Gérard firent entrer en moi une terreur nouvelle, plus subtile et plus pénétrante, quoiqu'il ne s'y mêlât point encore de colère.

Je retrouvai la parole pour demander:

«Où est-elle? Ai-je rêvé ou n'as-tu pas dit qu'elle était perdue pour moi?»

Gérard baissa la tête.

«Nous étions à la porte de l'hôtel de Kervigné.... prononça-t-il péniblement.

—Ah! fis-je en m'accrochant à ses habits, il y avait un complot! un odieux complot! contre une enfant!

—Mon frère, ceci n'est plus ma confession, m'interrompit Gérard. Je t'ai dit toute ma faute. A dater de ce moment, je n'ai fait que remplir un devoir. Mlle Laïs a agi librement. Nul ne l'a forcée. Son dévouement s'est accompli dans la plénitude de sa volonté.

—Mais où est-elle? m'écriai-je en luttant contre ma défaillance et refoulant le râle qui obstruait ma gorge, où est-elle? Qu'avez-vous fait d'elle? Je la veux! Je serai assassin, s'il le faut, et, si l'on m'y pousse, parricide! Je la veux! C'est ma vie! Ecoutez! Je ne vous tuerai pas! Je ferai mieux, je me tuerai devant vous! Vous serez tous éclaboussés de mon sang! Je la veux! Annette! Annette! mon âme! Soyez maudits, vous tous qui m'avez arraché le cœur!»

XXIX.
LE COMPLOT.

Je tombai. Gérard me reçut dans ses bras, et j'y restai quelques minutes sans connaissance. Il y avait eu complot, en effet. On avait exécuté ici la stricte volonté de mon père, qui avait participé à la conception du plan et fourni les fonds nécessaires.

Je vais raconter le fait comme je le sus plus tard, car l'explication de Gérard finit là pour ce soir, et les événements qui suivirent ne laissèrent point de place aux longs discours.

Annette entra dans la maison du président de Kervigné sans connaître les noms des maîtres de céans. Au lieu de moi qu'elle attendait, on la mit en présence d'Aurélie. Elle avait aperçu Aurélie une seule fois, avec moi, dans la loge du théâtre Beaumarchais; elle la reconnut, mais cela ne lui apprit rien: j'ai dit qu'elle ignorait le rôle joué par le président auprès de sa famille.

On se garda bien de lui montrer Laroche.

Elle demanda mon père. Aurélie répondit qu'elle avait mission de parler pour lui.

Annette et Aurélie étaient seules désormais. Gérard avait passé dans un appartement voisin, après s'être exprimé ainsi:

«Mademoiselle Laïs mérite plus que des égards. Quelles que soient les apparences, je déclare que mes sentiments pour elle sont une tendre affection et un sincère respect.»

Aurélie put être étonnée, mais elle ne le fit point paraître. Elle avait du cœur et savait vivre. Son ridicule n'était point en jeu. Elle s'acquitta décemment et bien de la difficile mission qui lui était confiée.

«Mademoiselle, lui dit-elle en substance, je suis presque une mère pour celui que vous aimez; néanmoins, je n'aurais point pris sur moi d'agir comme je vais le faire. Ecoutez mes paroles comme si elles tombaient de la bouche même de M. le comte de Kervigné, père du chevalier. Votre mariage avec ce dernier est impossible. M. de Kervigné n'y consentira jamais de son vivant et il s'arrangera de manière à ce que sa volonté lui survive. Les raisons de ce refus n'ont point trait à vous personnellement: c'est pourquoi il n'est pas besoin de vous les faire connaître. Ce sont des opinions, des préjugés de caste, si vous voulez, et des arrangements de famille. Le chevalier doit épouser une de ses cousines, riche et belle; il l'aimait avant de vous connaître.»

Ce dernier détail, le seul qui fit impression sur Annette, était aussi le seul qui ft controuvé. Quant au mariage, il était en effet arrangé. Si je n'en ai point parlé, c'est qu'on avait cru pouvoir en poser les préliminaires sans me consulter.

Je n'ai pas besoin de peindre la situation d'Annette, isolée et privée de ses conseils naturels, en face d'une pareille déclaration. Elle n'eut d'abord à donner que ses larmes.

Aurélie poursuivit.

«La loi française ne nous accorde aucun moyen de vous combattre, mademoiselle, en dehors des actions criminelles qui nous répugnent et qui seraient, paraîtrait-il, d'une souveraine injustice, employées contre vous. Néanmoins, je dois vous dire que le chevalier, mineur et attiré dans la maison d'une comédienne, par le père et le frère de celle-ci, fournit à M. de Kervigné un motif légitime d'intervenir. J'ajoute que cette intervention, si elle avait lieu, ne serait pas sans danger pour MM. Laïs.»

Annette voulut protester. Aurélie l'arrêta d'un mot.

«Je plaide la cause d'une famille malheureuse, dit-elle. Dieu me garde d'accuser ni surtout d'insulter ceux qui vous sont chers! Je veux seulement vous faire comprendre que leur qualité d'étrangers prête une gravité nouvelle à la situation. Coupables ou non, MM. Laïs prêtent ici le flanc, et vous savez bien que, pour se défendre, il est parfois besoin d'attaquer. Mais ne parlons point de ceci, mademoiselle. Vous êtes en présence d'une femme qui connaît et qui excuse les entraînements du cœur. Moins jeune que vous et peut-être moins belle, cette femme possède encore quelque beauté. Pour être un juge rigoureux dans un procès de cette sorte, il faudrait avoir passé l'âge des charmantes imprudences et des passions irrésistibles. Tel n'est point mon cas: vous ne trouverez en moi que clémence. Je ne veux point vous menacer; je veux vous prier, non pas tant au nom d'une famille au sein de laquelle vous avez jeté involontairement le trouble, qu'au nom de René lui-même. Vous ne pouvez pas être sa femme, vous pouvez seulement briser son avenir en restant sa maîtresse. Voyez le vrai des choses: René a dix-neuf ans; il est dans toute la force du terme, en équilibre entre le bonheur et le malheur. Je vous fais observer, avant de poursuivre, qu'il n'a pas, comme beaucoup de jeunes gens, la possibilité de parer par lui-même aux embarras matériels de la vie; il n'est ni peintre, ni sculpteur, ni écrivain, ni avocat, ni médecin. J'entends en herbe. Non-seulement il n'a pas d'état, mais il n'a pas même de vocation. Je le connais aussi bien que vous. Lui retirer l'appui de sa famille, c'est le plonger matériellement dans une misère dont il n'aura aucun moyen de sortir. Pour un homme tel que lui, la misère est une impasse où l'on meurt. Peut-être avez-vous fait ce rêve de prendre sa place dans la lutte et de combattre la misère par votre talent. Ce n'est qu'un rêve. On meurt aussi de honte, et un Kervigné ne vit pas d'une femme. Vous pouvez briser son existence, mais vous ne pouvez rien pour son salut.»

Annette écoutait atterrée. Les arguments d'Aurélie la frappaient comme le choc répété d'un marteau qui aurait battu son cœur. Elle ne pleurait plus; elle regardait avec égarement cette femme qui lui arrachait une à une toutes ses espérances et toutes ses joies. Elle ne discutait point en elle-même la valeur de ces diverses affirmations. Toutes, au même degré, lui semblaient claires comme l'évidence. Mais, à l'encontre de ce plaidoyer écrasant, il y avait une autre évidence: l'impossibilité de renoncer à son amour.

Elle restait là, silencieuse et la tête baissée, comme une pauvre enfant, trahie par son angoisse et qui ne trouve plus de paroles pour repousser une accusation imméritée. C'était si bien une enfant, une chère et adorable enfant, elle était si belle et d'une beauté si touchante, la candeur de son inexpérience parlait si haut, à défaut de sa voix, que la présidente eut pitié. Parmi les banalités de ce cœur, il y avait des élans sincères. Elle eut remords de son succès, et regretta sans doute la mission qu'elle avait acceptée, car elle rapprocha d'elle Annette et la baisa au front d'un brusque mouvement.

J'affirme que ce ne dut pas être une comédie, mais cela réussit comme le plus habile des stratagèmes. Il n'y avait de vaincu chez Annette que sa raison. Restait l'instinct, que les arguments ne trompent point. Sans ce baiser, l'instinct d'Annette eût résisté.

«Madame, madame! s'écria-t-elle tandis que les larmes jaillissaient inondant son visage, vous êtes bonne et j'ai confiance en vous. Il vaut bien mieux que ce soit moi qui meure! oh! je le laisse libre! Je lui rends sa parole! Mais s'il revenait, madame, et s'il me disait: Je souffre....

—Pauvre fille! pauvre fille! murmura Aurélie, qui avait aussi des larmes dans les yeux.

—Et s'il me disait, poursuivit Annette: J'aime mieux mourir avec toi que de vivre sans toi!....

Elle joignait ses chères petites mains tremblantes et regardait son bourreau comme on implore Dieu.

Aurélie s'essuya les yeux. Ah! c'était de bien bon cœur qu'elle pleurait! Mais les larmes d'Aurélie sont de cette espèce toute particulière qui coulent à torrents sous les banquettes d'un théâtre, au cinquième acte d'un mélodrame. Ces larmes viennent aussi du cœur, je le pense, comme la sueur sort de la peau. C'est l'expulsion d'un liquide. J'ai connu une brave dame fort à son aise qui plaidait depuis cinq ans contre sa mère très pauvre, au sujet d'une pension alimentaire, et qui mouillait comme cela tout d'un coup trois mouchoirs à ce moment suprême où le premier rôle ouvre ses robustes bras à l'ingénue, au son de cette musique: «Ma fille! ma mère! Est-ce bien toi! Mon Dieu! merci!»

Elle perdit son procès et interjeta appel.

Aurélie était loin de là. Néanmoins, les larmes ne lui enlevaient jamais tout son sang-froid.

«Il vous dira cela, mon enfant, répondit-elle. Comptez-y bien! Ils disent tous cela! Ah! si vous les connaissiez comme moi! sacrifiée dès l'âge de quinze ans et livrée à un homme qui était déjà presque un vieillard, j'ai éprouvé des peines, dont le récit.... Mais il ne s'agit pas de cela!»

Elle eut la force de ne pas raconter son histoire!

«C'est de vous qu'il s'agit, reprit-elle. Il vous dira cela: c'est le refrain obligé. On me l'a dit vingt fois, et j'ai su garder mon innocence! Ah! il faut de la force dans notre sexe! Il ne faut pas qu'il vous dise cela. Comment l'en empêcher? Je réponds nettement et franchement: vous devez fuir.

—Fuir!... répéta Annette stupéfaite.

—Il n'y a pas deux manière de trancher la question. C'est à savoir si vous voulez le perdre ou le sauver.

—Je veux le sauver, madame! Sur tout ce que j'ai de plus cher au monde, je vous jure que je veux le sauver!

—Vous êtes une chère et digne créature.

—Mais pourquoi fuir? et où fuir? et comment?»

L'accent d'Aurélie devint solennel.

«C'est ici, ma chère demoiselle, dit-elle, que vous allez mesurer par vous-même toute la gravité des circonstances. Les parents étaient décidés à tout. Et laissez-moi vous dire, quoique mon intention ne soit point de marchander, ah! certes, laissez-moi vous dire que vous n'avez pas ici affaire à des millionnaires. Il se peut que vous ayez nourri quelque petite illusion à cet égard. Je vous crois le désintéressement même; cependant l'imagination va, on se fait des idées: il y a en Bretagne de ces vieilles maisons qui ont l'opulence du marquis de Carabas.

—Dieu m'est témoin, madame.... voulut l'interrompre Annette.

—Evidemment, ma fille, évidemment. Je suis comme cela. Je n'ai jamais pu me mettre en tête une idée d'argent. Je gagnerais deux mille écus par an à savoir marchander. Cela dépend des natures. On ne se fait pas. Je constate seulement que les Kervigné ont une fortune honnête et voilà tout. Ils sont trois enfants; René est le cadet; on a fourré beaucoup aux deux aînés, qui seront avantagés. Une fortune honnête de Bretagne n'est pas une fortune honnête de Paris. En somme, s'il y a en tout trente à quarante mille livres de rente.... c'est encore joli, je suis de votre avis, mais ce n'est pas le Pérou!»

Annette Laïs était muette maintenant.

«J'arrive à la conclusion, poursuivit Aurélie, car ceci est tout un raisonnement. Comme je vous le disais, vous allez juger de la gravité des circonstances par le sacrifice que la famille consent à s'imposer.»

Annette releva la tête involontairement et devint pâle, mais elle n'interrompit point.

«Le docteur Josaphat trouve cela énorme! continua Aurélie. C'est notre médecin, et je crois que vous le connaissez. Il a dit le mot: énorme! La famille offre dix mille francs.»

Annette resta immobile.

Aurélie attendit un instant, puis elle reprit:

«Mademoiselle, j'avoue que vous m'étonnez. La somme est ronde et l'on ne vous doit rien du tout, puisque René est mineur.»

Ce ne furent pas des larmes, cette fois, ce fut un feu qui jaillit des prunelles d'Annette Laïs. Aurélie eut peur. Bien que le fond de sa pensée ne fût pas la délicatesse même, son expression avait été plus malheureuse encore que sa pensée. Elle le sentit et recula.

«Mon enfant, dit-elle avec bonhomie, nous ne sommes pas ici dans le joli pays du roman. Je serais au regret de vous avoir blessée, mais il faut appeler les choses par leur nom. Pour se déplacer, il faut de l'argent. Nul ne songe à vous payer. Vous n'avez point mérité d'être humiliée; si vous l'aviez mérité, peut-être ne me serais-je point chargée de la mission difficile que je remplis auprès de vous. Ces dix mille francs sont pour les frais de votre voyage.»

Annette répéta:

«Mon voyage!....»

Aurélie eut un geste d'impatience.

«Ne vous fâchez pas, madame, dit Annette avec douceur. Je suis avec vous contre moi-même. J'ai compris une partie de ce que vous m'avez expliqué, surtout ceci: je peux lui faire beaucoup de mal. Je ne veux pas lui faire de mal. Expliquez encore.

—Chère petite! murmura Aurélie, sincèrement touchée. Vous voulez donc que je leur dise à tous: C'est un ange, cette enfant-là! Je ne sais plus où j'en suis, moi... Eh bien, oui, votre voyage. Si vous restiez à Paris, comment empêcher René de vous voir?

—Il ne faut plus qu'il me voie, murmura Annette, c'est juste.»

La présidente lui jeta un regard défiant, tant ceci dépassait les bornes de la résignation vraisemblable. Annette reprit:

«Mon père et mon frère ne consentiront jamais à cela.

—Si vous leur dites....

—Madame, chez nous, chacun sait lire dans le cœur des autres. J'ai montré mon amour. J'aurais beau dire moi-même au père et à Philippe: je ne l'aime plus, ils ne me croiraient pas. Ce sont des exilés, mais ils sont fiers autant que pas un d'entre vous. Je partirai seule.»

Aurélie ouvrit de grands yeux.

«Je partirai seule, répéta Annette, dont la voix devenait paisible et qui essayait de comprimer ses sanglots. Je ne veux pas être entre lui et le bonheur. Oh! non! Je n'ai rien à lui donner. Vous avez dit la vérité, madame: il n'accepterait pas le pain qui se gagne au théâtre. J'en suis sûre. Et en dehors de cela, que puis-je faire? Nous sommes deux pauvres malheureux, nous ne savons qu'aimer. Je n'avais jamais pensé à cela. Dites à son père et à sa mère qu'ils me pardonnent: je n'avais pas la volonté de les offenser.... et à lui.... Oh! à lui, ne lui dites rien, madame. Il saurait bien que vous mentez, si vous lui disiez que je l'ai oublié!»

Elle se leva et fit un pas vers la porte. Aurélie, presque aussi émue qu'elle, lui demanda où elle allait.

«Je ne sais pas, répondit Annette.

—Pensez-vous donc, chère enfant, que nous puissions vous abandonner ainsi?»

Annette appuya ses deux mains contre son front. Elle se sentait devenir folle.

«René! René!» murmura-t-elle.

Puis, regardant la présidente en face avec une farouche énergie:

«Si j'allais le tuer, au lieu de le sauver!» dit-elle.

Aurélie ouvrait la bouche; elle lui imposa silence d'un geste et ajouta:

«Est-ce que vous savez comme il m'aime? Il n'y a que moi pour le savoir, parce que nous nous aimons l'un comme l'autre. Moi, j'en mourrai, je le sais. S'il allait mourir!

—Ma pauvre chérie, murmura Mme de Kervigné, nos jeunes Français ne meurent pas de cela! Et quant à vous, le temps, l'absence....»

Son sourire sceptique ne tint pas contre la pâleur indignée d'Annette.

«Dieu veuille donc qu'il n'y en ait que deux à mourir, murmura celle-ci d'une voix brisée: le père et moi! ceux-là sont condamnés.»

Elle revint d'un pas ferme vers le milieu de la chambre.

«Vous aviez un projet, dit-elle, un plan arrêté. Tout ceci n'a pas été fait à la légère. La conduite du frère de René prouve qu'on voulait tenter plus d'un moyen de se défaire de moi. Me voici prête à entrer dans vos vues, quelles qu'elles soient, pour lui garder sa famille et son bonheur. Ne craignez pas de parler franchement: j'écoute.

—En vérité, balbutia la présidente qui perdait contenance, je ne m'attendais pas... Nous comptions tout uniment obtenir votre départ et celui de MM. Laïs pour l'étranger.

—Ne songez plus à cela. N'espérez rien que de mon isolement. S'ils étaient ici, je me souviendrais que René m'aime et je vous braverais.

—Un couvent....

—Un couvent soit. J'y pensais. Mais hâtez-vous. Je ne sais plus si je suis folle et si mon réveil sera la raison, ou bien si j'ai ma raison et si je me réveillerai dans la folie, mais je sais que je vais m'éveiller: hâtez-vous!»

Aurélie hésita. Un instant, tout ce qui restait en elle de noblesse et de générosité se révolta. Ce fut court. Elle se dit: C'est une comédienne.

Elle était tout habillée et coiffée. Elle jeta son mantelet sur ses épaules.

«Vous avez deviné juste, prononça-t-elle résolûment. Nos mesures étaient prises. Rien ne devait nous arrêter, sinon la violence matérielle. Ce qui arrive me fend le cœur, mais je jure que c'est la nécessité. Mademoiselle Laïs, je vous estime et je vous aime; si, quelque jour, vous avez besoin de moi....

—Moi, je vous jure que je n'aurai jamais besoin de vous, madame! l'interrompit Annette. Je suis prête: hâtez-vous!»

Il y avait une voiture attelée dans la cour de l'hôtel. Elles partirent, et Gérard se précipita comme un fou hors du cabinet où il avait tout entendu. Il était ivre en faisant le chemin de la rue du Regard au Palais-Royal. Il me dit, ce soir-là même, que jamais en sa vie il n'avait éprouvé de torture pareille.

Mais il n'eut pas le loisir de me faire le récit qui précède, et ce fut ici ma dernière entrevue avec le colonel vicomte de Kervigné, mon frère, à qui Dieu laissa juste le temps de me montrer son loyal cœur.

Il était agenouillé près de moi quand je sortis de mon évanouissement et me tenait serré dans ses bras.

«Petit frère! me dit-il, au moment où je rouvrais les yeux, je crois que j'ai bien fait. Il y a des choses impossibles. Je me suis jeté entre toi et un malheur. On ne fera jamais revenir mon père: voilà pour la raison. Au diable la raison! je sais où est ton Annette: je vais aller te la chercher, si tu veux!»

Je me pendis à son cou dans un transport de joie. Je ne savais pas encore ce qui était arrivé; mais je devinais au pire, et cette bonne parole était pour moi comme la corde lancée à l'homme qui se noie.

«Partons! m'écriai-je. Crois-tu que je ne puisse pas te suivre?»

Et je bondis sur mes pieds, frémissant d'aise et d'impatience.

«Ma parole! murmura Gérard, il était mort tout à l'heure, et maintenant le voilà qui danse comme un cheval trop ardent. On n'apprend pas tout à l'école, ni même au régiment. Je ne connaissais pas de femme pareille à Annette et je pensais que les amours comme le tien étaient bons à mettre dans les livres. Oui. Et je suis arrivé jusqu'au grade de colonel avant d'en savoir si long que cela!

—Mais partons donc!

—C'est qu'il nous faut des chevaux, petit frère.

—Quoi! déjà enlevée!

—Presque nonne! Ah! c'était bien mené! Mais nous avons dix lieues de marge, et je te promets que nous la rattraperons en route.»

Le tambour roulait pour la fermeture du jardin. Tous les gens de Vannes s'étaient mis aux fenêtres des Frères-Provençaux pour voir cette chose curieuse. Les badauds, de leur côté, avaient peine à quitter leur poste et jetaient un dernier regard d'envie aux croisées du restaurant.

«Si nous avions quelqu'un.... commença Gérard.

—Présent, quoique ça! l'interrompit la bonne voix de Joson. Ej' savais qu'y âvait du tâbâc! Faut pas mentir. J'écoutais.... sans écouter, comme on dit....

—Mon cheval est ici près, aux écuries de l'hôtel des Princes, dit Gérard. Va prévenir qu'on le selle avec deux autres bons coureurs: tu viendras avec nous.»

Joson poussa un long cri de triomphe et fit la roue sur place, une fois à droite, une fois à gauche.

«Nâge, tribord! appuie, bâbord! allume partout, courtequeue! J'ai bu du punje! A la houp! Et des glâces! C'est-il froid, pour sûr et pour vrai? Nâge!»

Il perçait déjà le groupe des badauds à coups de poing.

Cinq minutes après, nous allions à franc étrier sur la route de Versailles.

XXX.
BATAILLE.

«Quoique çâ, y avait du tâbâc! Nâge, bijou! saille de l'avant, blaireau! C'est-il bon el' punje, aussi vrai comme Dieu est not' maître! Les glâces, c'est trop froid! Serre un peu voir le vent, mauvaise bârque! Nâge partout ou gare l'avancement que j'te vas donner, soldat marin de mousse de carcan de girafe!

Ainsi parlait Joson Michais, qui galopait de son mieux à une cinquantaine de pas derrière nous. A la mer, il eût été le premier, sans contredit, mais mon frère Gérard était un cavalier accompli, et moi-même j'avais une grande habitude du cheval. La distance entre Paris et Versailles fut franchie en cinquante minutes. Il m'est arrivé de faire la même route en chemin de fer et plus lentement.

Nous traversâmes Versailles sans nous arrêter. Il était onze heures et demie du soir. En quittant la rue de l'Orangerie pour passer entre l'escalier des géants et la pièce d'eau des Suisses, Gérard me dit:

«S'il était seulement sept heures du matin, je me trouverais ici tout porté.»

Je lui demandai ce qu'il entendait par là. Il me répondit:

«C'est une autre histoire. Je vais te toucher un mot ou deux de cela, dès que nous aurons rattrapé la petite sœur.»

Je lui tendis la main tout en courant pour le remercier d'avoir appelé Annette: la petite sœur.

C'étaient les premiers mots que nous eussions échangés depuis Paris.

Il n'y avait à parler que Joson Michais, et Joson Michais ne parlait qu'à son cheval. Son cheval, qui était le moins bon des trois, commençait à renifler et la distance s'élargissait entre lui et les nôtres, qui restaient frais comme au sortir de l'écurie. Joson, voyant que le français n'y pouvait rien, se mit à parler breton. Son cheval était normand; on ne s'entendit pas; ce que, voyant, Joson Michais accomplit la promesse déjà faite et prodigua de l'avancement, à l'aide d'un bon bâton de houx qu'il avait en guise de cravache. Le Normand parut ne point goûter ce nouveau langage et donna des embardées, selon l'expression de Joson, qui mirent le cou de ce dernier en péril.

«Nâge, banian! Avant partout, méchant balaou! c'est-il çâ une embarcation? Je vas t'en casser une, faut dire la vérité, gendarme!»

Nous apercevions les lumières de Saint-Cyr.

«Est-ce loin encore? demandai-je.

—Auprès de Neauphle-le-Château: cinq lieues.

—Il y a un couvent dont la supérieure est la cousine de la présidente.»

Mon cheval eut de la cravache et bondit comme un cerf.

Mais, à ce moment, nous entendîmes derrière nous un cri de détresse. Joson Michais avait lassé la patience de son normand qui, fournissant une dernière et triomphante embardée, l'avait lancé par-dessus ses oreilles, sur la route, à une demi-douzaine de pas en avant.

Cela fait, le méchant balaou se tenait tranquille et broutait même quelques brins d'herbe sur le bord du fossé. Joson hurlait comme un diable. Il traitait sa monture de caïman, de merluche, de Savoyard, de Malgache, de Nantais, de calfat et même de commissaire, ce qui est la suprême injure. Le banian n'y prenait point garde et jouissait modestement de sa victoire. Nous fûmes obligés de mettre pied à terre. Joson prétendait avoir le cou démoli et les deux jambes cassées.

«Quoique ça, grondait-il pendant que nous le relevions chacun par une aisselle, c'est pas fond de sable, ici, ni de vase non plus, j'ne mens point! Roches partout, coraux, cailloux, coquillages. J'ai touché en grand, quoi! Portez-moi jusqu'à cette girafe de soldat-marin que je le saborde! Foi de Dieu! c'est çà un coup de mer! Sans vous commander, notre monsié Gérard, nous sommes ici en rade d'une paroisse, rapport aux feux qui paraissent là au sur-sur-ouâ de nous, dans le vent. Mettez-moi à la buvette.»

Au train dont nous allions naguère, nous aurions traversé Saint-Cyr comme Versailles, sans dire gare, et il y a dix à parier contre un que nous n'eussions point aperçu l'élégante calèche qui stationnait, toute attelée, dans la cour du meilleur cabaret du pays. A quelque chose malheur est bon: cette calèche était celle d'Aurélie.

Le premier objet qui frappa mes regards en entrant dans la salle basse du cabaret fut le corps d'Annette. Je dis le corps: elle était étendue comme une morte, sur un matelas, au milieu de la chambre. Des routiers et des paysans formaient autour d'elle un cercle bavard. Aurélie, agenouillée auprès d'elle, se tordait les mains, et derrière Aurélie, il y avait une espèce de frater qui choisissait une lancette dans une trousse.

Je vis cela du dehors, et je ne sais comment. Si j'en croyais la forme bizarre de mon souvenir, je dirais que je vis Annette au travers du groupe qui me la cachait. Comme je franchissais le seuil, tête baissée, un homme me barra le passage. Je le saisis des deux mains aux cheveux, et sa tête sonna sur le pavé derrière moi. Je ne me retournai point. C'était Laroche.

Quand Aurélie m'aperçut, elle poussa un grand cri. Ses jambes tremblaient et l'on entendait ses genoux se choquer sous sa robe. Je devais être effrayant à voir. Elle eut peur d'être tuée.

«Ce n'est pas moi! ce n'est pas moi! s'écria-t-elle. Je jure que je ne lui ai pas fait de mal!»

Je ne l'écoutais pas. Je ne sais pas si je la voyais. Je tombai de mon haut sur mes deux genoux et je regardai la figure blême d'Annette.

J'étais convaincu que j'avais une morte devant les yeux. Je ne pleurai point. J'étais assez calme, je n'avais ni le pouvoir ni l'envie d'interroger: il me semblait si aisé de la rejoindre, et si impossible de rester dans la vie où elle n'était plus!

Seulement, j'étais comme un enfant qui s'attarde à un spectacle que le hasard lui présente sur la route. Je voulais la voir encore et la contempler si admirablement belle dans sa pâleur. Ces gens qui continuaient de radoter autour d'elle les stupides commérages du cabaret campagnard me gênaient. Je m'impatientais à les entendre interroger, sans se lasser, leur mutuelle ignorance, parler de la justice et des gendarmes, proposer chacun son remède et dire avec prolixité ce qu'on aurait dû faire. Pour moi, elle était morte de notre séparation, comme j'en serais mort moi-même si je n'avais eu le devoir de la poursuivre et de la sauver. Que faire à cela? Une chose m'étonnait, c'est qu'on ne me laissait point seul avec elle. Qui donc avait droit d'être là, excepté moi? J'avais l'intention formelle de chasser tout ce monde et d'ordonner en homme qui doit être obéi, mais je ne disais rien. Je regardais et, l'espoir me vint qu'à force de regarder, j'allais retrouver son sourire dans les lignes immobiles de ce visage livide.

J'entendis le chirurgien villageois qui demandait du linge et une cuvette. Je ne compris son intention qu'en voyant reluire l'acier auprès du bras d'Annette. J'écartai le bonhomme sans effort et sans colère, je lui dis:

«Elle n'a plus de sang.»

Le frater leva sur moi son œil rouge de vin. La foule se mit à dire:

«Il faut saigner! il faut saigner!»

J'ai remarqué qu'un coup de lancette fait toujours plaisir à la foule. Ma cousine criait dans un coin où elle s'était réfugiée:

«Vous voyez! J'ai envoyé chercher le médecin! J'ai fait tout ce que j'ai pu! Ah! quel malheur! Une femme comme moi dans des embarras pareils! Mêlez-vous donc de rendre service! Je suis sûre d'en faire une maladie.»

Il est à croire qu'elle avait perdu la tête, car il n'était pas dans sa nature de penser uniquement à elle-même en face d'un si cruel événement.

Gérard entra en ce moment. Il venait de remettre sur pied Joson Michais, qui avait eu plus de peur que de mal. Aurélie lui dit, comme il passait près d'elle:

«J'ai donné mon flacon. Il faut que ce médecin fasse quelque chose. Me voyez-vous dans la calèche avec une morte? J'aurais déboursé cinquante louis pour avoir Josaphat.»

Gérard fit comme moi, il se mit à genoux, à côté du matelas, mais il fit mieux que moi, car son premier soin fut de prendre ce pauvre bras de marbre pour y chercher le pouls. Aussitôt un tollé général s'éleva. C'est dans les environs de Paris surtout qu'est répandue cette bizarre croyance qu'il ne faut point toucher la victime d'un accident avant l'arrivée de la justice. Les environs de Paris ne forment pas la zone de l'univers. On y lit beaucoup de journaux.

Il y eut un instant où les bonnes gens de Saint Cyr, qui se consultaient à haute et intelligible voix, furent sur le point d'intervenir par la force pour empêcher Gérard de se compromettre. La main de celui-ci avait déjà quitté le pouls d'Annette et interrogeait son cœur.

«Combien d'ici l'Ecole? demanda-t-il sans se retourner vers les assistants.

—Un demi-quart de lieue, lui fut-il répondu.

—Deux louis à qui ramènera le médecin en chef dans dix minutes. On lui dira que c'est pour le colonel de Kervigné.»

Tout le monde s'élança dehors, y compris le frater, qui semblait avoir des ailes. A Saint Cyr, on saigne quarante fois pour deux louis. Ce dut être, dans la grande rue, une terrible course au clocher. Aurélie, cependant, ramena précipitamment son voile et s'écria d'une voix gémissante:

«Je connais le médecin en chef. Aucun scandale ne me sera épargné. Ah! quelle aventure?»

Gérard avait soulevé doucement la tête d'Annette. Je le regardais faire. Mon cerveau était vide horriblement. Quand je vis Gérard ouvrir le flacon de sels, j'eus une impression de répugnance mêlée de pitié. J'aurais voulu Annette tranquille sur un matelas.

«De l'eau! réclama Gérard. De l'eau froide!

—Un verre aussi pour moi, dit Aurélie. Il y a des grâces d'état. Je n'ai pas perdu connaissance une seule minute!»

Comme Gérard baignait les tempes d'Annette avec son mouchoir trempé d'eau, elle rouvrit les yeux tout grands. Je n'en conclus point qu'elle vivait.

Il fallut son premier cri, qui fut mon nom.

Alors, je tombai la face contre terre, comme si la balle d'un pistolet m'eût traversé la poitrine à bout portant.

Il y eut un mouvement auquel je ne participai point. On alla, on vint autour de moi. J'entendis Aurélie qui demandait d'un ton dégagé:

«Eh bien! Minette, comment nous sentons-nous à présent?»

Une main me tâta le pouls. Ce devait être le médecin en chef de l'Ecole.

«Un peu de grimace dans tout cela, n'est-ce pas docteur? lui dit Aurélie. Ne me demandez pas comment je me trouve dans cette bagarre. J'aime à rendre service. Ce Gérard fait de moi ce qu'il veut, et quant à ce mauvais petit sujet de chevalier, nous l'avons eu chez nous, à Paris, vous savez. Le président se plaint de ne plus vous voir.»

Dès que le docteur fut parti, après avoir déclaré qu'il n'y avait aucun danger dans la position d'Annette, Aurélie se fit servir un blanc de poulet et une bouteille de bordeaux. Elle était d'une humeur détestable. Elle maudissait son caractère obligeant, qui l'entraînait sans cesse dans de nouveaux embarras. Le poulet était dur, le vin éventé. Elle défiait l'univers entier de la reprendre jamais à une pareille fête.

Gérard était assis entre Annette, couchée sur le lit, et moi, qui m'étendais sur une vieille bergère. Il tenait nos mains. J'ouvris les yeux parce qu'il disait d'une voix émue:

«Vous êtes bien véritablement ma sœur, maintenant, et je m'engage à réparer le mal que je vous ai fait.»

Mon second regard vit Aurélie qui avait la bouche pleine et qui haussait les épaules.

Ma confiance en Gérard n'était plus entière. Je croyais à la générosité de son premier mouvement, mais j'avais peur de la versatilité qui me semblait être le fond de son caractère. Il se tourna vers moi, et rapprochant ma main de celle d'Annette:

«Je vous marie, ajouta-t-il en riant.

—Grand fou! gronda la présidente.

—Et vous m'aiderez, petite maman!» poursuivit Gérard gaiement.

Il paraît qu'Aurélie avait été aussi la petite maman de Gérard!

Elle devint toute rouge et jeta sa fourchette, qui n'en pouvait plus.

«Ah! par exemple! s'écria-t-elle. Voilà bien mon impertinent traîneur de sabre. Ta petite maman, à toi! Je t'aurais donc eu avec mes dents de lait! J'ai passé vingt-huit ans, c'est vrai, mais je ne veux pas d'un fils colonel. Ta petite maman! mais, en vérité, tu me ferais donner la quarantaine!

—Du tout, ma nièce! lui répondit Gérard qui prit un grand partit. Vous faisiez votre première communion le jour où je sortis de Saumur!»

Elle le regarda avec inquiétude, puis, reprenant sa fourchette, elle d'un dit ton très sérieux:

«N'exagérons rien. J'étais mariée, mais je me suis mariée à quinze ans.

—Si bien que je pus me tromper et prendre votre voile de noces pour celui de votre baptême. Ma tante, il faut que ces enfants là soient heureux. Je ne suis pas méchant, vous savez: mais vous pouvez beaucoup, et si vous n'êtes pas avec nous, je vous déclare une guerre à outrance.»

Elle se leva, écarlate de colère. J'ignore quelles armes mystérieuses mon frère Gérard avait contre elle, mais, en faisant les dix pas qui la séparaient du lit, elle se ravisa. Un sourire à la bourru-bienfaisant joua autour de ses lèvres. Elle embrassa Annette et dit:

«Je ne réponds de rien! Ces vieux Kervigné sont entêtés comme des cailloux. Mais je ne refuse pas de donner un coup d'épaule.

«Ah! s'interrompit-elle en déposant un second baiser sur le front d'Annette, je connais les souffrances du cœur et je sais y compatir.... Mais sont-ils drôles! Ils ne se sont pas dit un mot depuis que les voilà libre de se parler! Seigneur colonel, avez-vous vu des pareils amoureux dans vos voyages? On dirait les jumeaux siamois qui se communiquent leurs pensées par un cordon. Moi, je voudrais les entendre roucouler.»

Gérard me dit tout bas:

«C'est une moitié de marquise et une moitié de vivandière.

—Mais, reprit-elle, ce n'est pas d'à-présent que je m'étonne. J'ai eu le temps de m'étonner depuis Paris! La Minette m'a d'abord suivie roide comme balle et j'ai cru que c'était une affaire finie. Elle n'avait pas même demandé à revoir une dernière fois, comme c'est la coutume, son René ni ses parents. A la barrière de Passy, je l'ai entendue qui pleurait; j'ai fait la sourde oreille: il fallait bien s'attendre à quelques larmes. Au bas d'Auteuil, elle a eu un spasme. Je n'aime pas les spasmes; mais on ne peut pas empêcher cela. D'ailleurs Laroche était sur le siége à côté du cocher. Après les spasmes, je craignais bien quelques cris, des sanglots, une bonne attaque de nerfs. Mais il n'y eut rien, sinon quelques paroles de sa voix dont le son m'effraya comme une chose surnaturelle:

«Dites-lui qu'en mourant, j'ai prononcé son nom. René, mon René, adieu!»

«Elle tomba aussitôt sur moi tout d'une pièce, comme une morte.»

Je collai mes lèvres sur les pauvres doigts d'Annette froids et pâles comme l'albâtre. Elle me sourit doucement, mais si tristement!

Ma cousine reprit:

«Versailles était passé, nous étions en plein champ. Allez donc chercher du secours! Je fis descendre Laroche, qui s'assit entre elle et moi, car j'avais peur. Impossible de la ranimer. De temps en temps Laroche disait:

«Elle froidit, elle froidit....»

—Quelle galère! mon obligeance me portera malheur! Je n'avais pas dîné. J'avais des crampes d'estomac à tout briser. Et encore cinq lieues pour le moins avant d'arriver chez la supérieure, où j'aurais pu prendre quelque chose. Ah ça, Minette, tout cela est bel et bon, mais j'ai l'air de la femme de Croquemitaine, moi! Dites au moins à ces messieurs que vous n'avez pas à vous plaindre de moi.

—Ah! madame!.... protesta Annette.

—C'est égal! Demain j'aurai une migraine qui pourra compter! Je la sens venir. Tu fais le bon apôtre maintenant, seigneur colonel, mais c'est toi qui m'as embarquée dans cette histoire. Que vont dire M. Sauvagel et le président!

«Ma parole! s'interrompit-elle en arrangeant l'oreiller sous la tête d'Annette, cette petite est mignonne à croquer! Et douce! et bonne! Elle serait morte sans que je l'eusse entendue se plaindre! Si cela dépendait de moi, je ferais la sottise.... Mais à l'âge de ta mère, mon pauvre chevalier, on ne se sent plus comme au mien.»

L'aube commençait de poindre derrière les carreaux enfumés de la croisée. Gérard consulta sa montre et se leva.

«Je voudrais te parler un instant,» me dit-il.

Je le suivis aussitôt. Il me fit descendre l'escalier et me conduisit sur la grand'route, devant la porte de l'auberge. Il faisait froid. Comme il passait son bras sous le mien, il me sembla que je le sentais frissonner. A cette heure humide et triste du crépuscule du matin, on est pâle, mais sa pâleur allait jusqu'au livide. Il riait, cependant, et ce fut d'un ton de gaieté qu'il reprit:

«Petit frère, il y a un proverbe qui dit: Aux innocents les mains pleines: Tu as mis à la loterie comme un fou et tu es tombé sur le gros lot. Je ne regrette pas ce que j'ai fait; les apparences étaient tellement contre cette jeune fille et contre sa famille, qu'il n'y avait pas pour moi deux manières d'envisager mon devoir. Le principal était de te sauver; ne me juge pas sur la ruse que j'ai employée; je te jure que je suis un honnête garçon. Annette Laïs est désormais ma sœur: tu peux compter là-dessus. On m'aime, à la maison, et le bonheur que j'ai eu dans ma carrière me donne un certain poids. Toute mon influence t'appartient. Supposons qu'elle échoue: j'ai reçu beaucoup trop d'argent de chez nous depuis dix ans. Si l'on essaye de te prendre par la famine, je suis là: ce ne sera qu'une restitution.»

Je lui serrai la main sans répondre.

«Voici une affaire réglée, poursuivit-il, à moins que je ne reçoive, ce matin, une balle de pistolet dans la tête ou un coup d'épée au cœur.»

Sa voix avait baissé malgré lui; je lâchai sa main et je reculai.

«Ce matin, répétai-je. Et pourquoi?

—J'ai eu plusieurs duels en ma vie, répondit-il d'un accent rêveur. Je crois n'être ni un querelleur ni un fanfaron, mais il est certain que je ne me souviens point d'avoir éprouvé jamais une pareille tristesse au moment d'aller sur le terrain.

—Mais quels sont les motifs de ce duel, frère!

—Il y a trois ans, j'étais au 2e cuirassiers, chef d'escadron, sous le colonel Offroy d'Aubemas, un brave officier, mais de mœurs un peu rudes. Un jour, il me traita publiquement d'une façon qui me parut offensante, et publiquement aussi je lui dis:

«Colonel, il ne me faut plus que deux grades pour avoir le droit de vous payer mes dettes avec usure.

—Et si je passe général? me répliqua-t-il en riant.

—Ce sera trois grades, colonel.

—Et après trois ans, l'interrompis-je, pour un motif si frivole! Quand tu avoues toi-même que c'est un brave officier!.... C'est là une misérable rancune, Gérard, et qui n'est pas digne de toi!»

Il secoua la tête.

«Pas l'ombre de rancune! murmura-t-il. Je ne sais pas si, depuis que je suis au monde, j'ai gardé jamais rancune à personne. D'ailleurs, il y un fait bien connu: quand on rattrape ses chefs, on ne leur en veut plus.

—Eh bien, alors.

—Eh bien! petit frère, prononça-t-il, avec un sourire triste, je ne pense pas qu'il y ait au régiment un registre spécial pour cela, mais il est certain que rien ne se perd. Je te l'ai dit: la chose a eu lieu publiquement. D'autres que moi s'en souviennent. Le jour où ma nomination a paru au Moniteur, on a dit à la table des officiers du deuxième:

—Colonel et colonel: bataille!»

XXXI.
LA LETTRE ANONYME.

Je me souviens alors de ce que mon frère avait dit, la veille au soir, comme nous passions sur la route, entre l'escalier des géants et la pièce d'eau des Suisses, à Versailles, il avait dit:

«Si nous étions au matin, je me trouverais là tout porté.»

Au régiment, ces fadaises sont des affaires sérieuses. Le colonel Offroy et mon frère n'avaient certes pas plus envie l'un que l'autre de se couper la gorge. Mais il y a un mauvais esprit qui veille et une méchante mémoire qui tient état de ces lugubres promesses. C'était comme une vieille lettre de change qui arrivait à échéance. Impossible de la protester.

Je compris bien vite qu'il n'y avait plus à revenir. Les préliminaires du duel s'étaient en quelque sorte réglés d'eux-mêmes comme si l'insulte eût été toute fraîche. Je regarde comme parfaitement inutile de parler ici pour ou contre le duel. Jamais cause n'a suscité pareille surabondance de plaidoyers prolixes. Puisque le duel n'est pas mort sous les coups de ses adversaires, puisqu'il vit malgré l'éloquence de ses défenseurs, il faut croire qu'il est une des nécessités de notre excellente civilisation. C'est un courtois appendice à l'héroïsme de cet autre remède: la peine de mort. Pour divertir une douzaine de subalternes qui prennent aujourd'hui leur revanche, deux officiers supérieurs, se servent mutuellement de cible. Cela est bien. Comment notre siècle en progrès résisterait-il à la tentation de railler les sottises du passé?

Je voulus à tout le moins accompagner mon frère, mais il me fit aisément comprendre que ma présence était indispensable ici. Là bas, du reste, il devait trouver tout ce qu'il lui fallait: des témoins et le chirurgien major.

Dans les montagnes d'Ecosse, ils se battent pour tuer. Au lieu d'amener ce meuble incroyable, le chirurgien, on prend une autre précaution qui me paraît bien plus logique: on creuse la fosse d'avance.

A mon sens, cette fatalité seule de la mort peut expliquer le duel.

Pourquoi, chez nous, prennent-ils des épées (je parle des militaires surtout) ces deux-là qui, dans leur âme et conscience n'ont pas le désir de s'exterminer?

Est-ce décidément pour fournir une preuve de leur courage? Notre armée travaille depuis dix siècles à mériter qu'on veuille bien regarder cette preuve comme faite. J'ajoute que la preuve est puérile et ne démontre rien.

L'usage ici vous prend l'homme par les épaules et le mène bon gré, mal gré. Refusez un duel, vous qui portez l'uniforme et vous serez montré en foire comme un mouton à cinq pattes.

On a connu des lâches qui se sont battus une bonne fois pour toutes, afin d'acquérir le droit de ne plus se battre jamais.

Dans la vie civile, on ne peut le nier, le duel a une signification quelconque. C'est un fait grave que de prendre l'épée quand on ne l'a pas pendue au côté. Mais sous l'uniforme c'est voler le canon.

Nous allâmes éveiller Joson Michais qui, tout moulu qu'il était, se déclara prêt à monter à cheval. Quatre heures sonnaient à l'église de Saint-Cyr quand Gérard, déjà en selle, me tendit la main.

«Je ne crois pas à la Poule-Noire, au moins, me dit-il en souriant, mais j'ai froid et j'aurais voulu rester avec vous deux.»

C'est toujours ce dernier sourire que je vois quand je pense à mon frère.

En partant, il me donna rendez-vous à Paris chez M. Laïs.

Moi non plus je ne croyais pas à la Poule-Noire! Encore maintenant, je ne crois pas plus à la pauvre sibylle de Landeven qu'à ces autres prophétesses dont les antres bien meublés sont encombrés chaque jour de Parisiens et de Parisiennes, formant partie intégrante de la population la plus éclairée de l'univers. Car Paris, superstitieux au moins autant que Quimper-Corentin, passe sa vie à consulter des somnambules et à se laisser dire, pour vingt-cinq sous, au Vaudeville, pour deux sous, dans un journal, qu'il est beau, bien fait, instruit, galant, vaillant, spirituel surtout. Ah! c'est la prétention de Paris! Les ânes eux-mêmes y braient avec finesse.

Je ne crois pas à la Poule-Noire; je ne crois qu'en Dieu. La Poule-Noire avait parlé au hasard, comme elles font toutes. Seulement les malheurs vont en troupe. Le bataillon des malheurs passa, frappant à droite et à gauche, dans le rayon indiqué par elle. Ce fut étrange, ce fut terrible au point qu'on ne saurait blâmer les esprits ignorants et faibles, qui restèrent effrayés de la coïncidence.

Nous partîmes, Annette et moi, de Saint-Cyr dans la calèche de la présidente. Elle ne nous parla même plus du couvent. Sa principale préoccupation, pendant le voyage, fut de chercher le coin le plus obscur de la calèche et de laisser tomber en double son visage, à cause du lamentable état de ses peintures. La tableau avait coulé complétement. Elle était d'une humeur massacrante.

Laroche avait disparu. Je ne sais comment il avait déjà trouvé moyen de se mettre en relations avec les Bélébon. Ces braves s'entre-devinent. Sans doute, il était à faire son rapport.

En passant à Versailles, je ne pus résister au désir de prendre langue. J'entrai dans un café qui s'ouvrait et où se trouvaient déjà des militaires, mais rien n'avait encore transpiré de ce que je voulais savoir.

Aurélie nous mit à la porte de M. Laïs et nous quitta en nous souhaitant bonne chance. Elle avait réellement de l'amitié pour moi, et pour Annette un petit peu de sympathie combattue par beaucoup de jalousie. Aurélie aurait eu le meilleur cœur du monde si elle avait pu passer définitivement la trentaine.

Pendant tout le voyage, j'avais vu Annette silencieuse et triste. Je savais qu'elle pensait à son père et je partageais très-sérieusement ses inquiétudes. Gérard avait promis à M. Laïs que sa fille serait de retour avant minuit; il était huit heures du matin, quand nous passâmes la barrière. Il y a longtemps que je n'ai parlé de la santé du père: il allait mal: ses forces déclinaient et le médecin redoutait pour lui la moindre émotion. Dans l'état où il était, ce long retard pouvait déterminer une crise funeste. Déjà bien des fois, cette nuit, j'avais eu l'idée de monter à cheval et de courir à Paris lui porter des nouvelles. Mais ma confiance en Gérard n'était pas revenue tout d'un coup et j'avais toujours peur d'Aurélie. L'idée d'abandonner la garde de mon cher trésor m'avait trouvé sans force.

Je comptais d'ailleurs sur l'élément chevaleresque, qui était le fond du caractère des Laïs, surtout chez le père et qui éloignait d'eux sans cesse la pensée d'une trahison. La première parole d'Annette, dès que nous fûmes seuls, me témoigna que cet espoir était précisément le sien.

«Le père m'a dit hier, murmura-t-elle en s'appuyant sur mon bras pour descendre de voiture: Je douterais de moi même avant de rien craindre de ce soldat français, de ce gentilhomme breton, de ce jeune homme qui a son cœur dans ses yeux et qui est le frère de notre ami René.»

Je ne répondis point, mais je pensai: «Quand on parle ainsi, c'est que déjà la crainte est née.»

Nous montâmes. Malgré tout, quelque chose nous serrait le cœur. Dans la chambre d'entrée, nous trouvâmes Philippe tout seul. C'était une bien pauvre maison: ils mettaient le bois à brûler dans l'antichambre: Philippe était assis sur le bois et tenait sa tête entre ses deux mains.

Eu nous voyant, il tendis ses bras vers nous et un sourire éclaira ses larmes.

«Il a sa connaissance, nous dit-il d'une voix qui me navra jusqu'au fond de l'âme. Vous n'arriverez pas trop tard.»

Je soutins, chancelant que j'étais, Annette qui s'affaissait à la renverse.

Philippe ajouta:

«Il est avec le prêtre.»

En même temps, il me présenta un papier qui contenait ces mots sans signature:

«Mademoiselle Annette Laïs était vouée aux Kervigné. Le président de Kervigné l'a inventée, René de Kervigné l'a promenée, Gérard de Kervigné l'a enlevée.»

Je n'ai jamais su qui avait écrit cet infâme billet. Ma première pensée alla vers l'oncle Bélébon, mais malgré tout le mal qu'il m'avait fait déjà, j'écartai mes soupçons de la tête de ce vieillard. Restaient Vincent et Laroche. Ils étaient, l'un et l'autre, capables de tout. Cela était trop bien fait pour Vincent, lourde brute dont la plume n'aurait su tracer que de grossières injures, derrière l'abri de l'anonyme. Quant à Laroche....

Mais il eût fallu ici des preuves certaines. Il s'agissait de condamner un homme à mort.

M. Laïs avait reçu cette lettre la veille, vers onze heures avant minuit, c'est-à-dire à l'heure où Gérard et moi nous montions à cheval après notre explication terminée. Il avait passé une journée excellente; la visite de Gérard l'avait charmé; il ne parlait que de Gérard. Il disait à Philippe: «René nous a toujours dit que ses parents avaient bon cœur; cela doit être vrai puisqu'ils ont élevé de pareils enfants. Le colonel de Kervigné ressemble à ces jeune héros de nos poèmes, princes par le sang et par la vaillance. Il est de ceux qu'on ne peut voir sans les aimer.»

Puis il reprenait, joyeux et attendri de ses espérances:

«Notre Annette n'est-elle pas ainsi! N'avons-nous pas un trésor dans notre humble maison? De loin, ils l'ont répudiée, mais il leur suffira d'un coup d'œil pour l'aimer. Cette Bretagne est un noble pays.»

Cependant, ce ne fut pas sans inquiétude qu'il vit partir Annette, non point que Gérard lui inspirât aucune défiance personnelle, mais parce qu'il lui parut étrange que je ne fusse pas venu moi-même chercher ma fiancée. Philippe était plus inquiet que lui.

Toute la soirée, ils essayèrent de se rassurer mutuellement et de se consoler aussi, car le père disait:

«Il faut nous habituer à être seuls et à nous suffire désormais l'un à l'autre. La femme suit son mari. Je crois bien que la volonté de René est de ne nous abandonner jamais. Je le crois: c'est mon autre fils; mais peut-on compter pour rien les parents de Bretagne? Ils auront leurs prétentions naturelles et justes comme les nôtres; ils souhaiteront d'avoir leurs enfants auprès d'eux. Philippe, Philippe, que sera notre maison sans le sourire d'Annette!»

Ce fut une voisine qui apporta la lettre anonyme: il n'y avait pas de concierge. M. Laïs examina l'adresse longuement. Il mit la lettre sur la table et la reprit par deux fois avant de l'ouvrir. En l'ouvrant, il dit:

«Ceci contient l'annonce d'un grand malheur.»

Philippe le vit pâlir terriblement. Il était en quelque sorte frappé avant d'avoir lu.

Il passa le papier à Philippe. Pendant que celui-ci en parcourait le contenu d'un seul regard, M. Laïs glissa de côté sur la chaise et tomba évanoui.

Cette première syncope dura peu. Il reprit ses sens au bout de quelques minutes et se reprocha sa faiblesse amèrement. Croit-on aux lettres anonymes? Mais pendant qu'il parlait avec énergie, plaidant contre lui-même la cause de notre loyauté bretonne, une seconde syncope survint. Philippe, ayant desserré ses vêtements, vit que sa blessure rendait du sang frais en abondance. Il porta le père évanoui sur son lit. En quelques minutes, le lit fut inondé.

Le médecin, qu'on avait été querir en toute hâte arriva sur le minuit. M. Laïs avait recouvré sa connaissance; comme il demandait un prêtre, le médecin dit; «Si nous n'arrêtons pas l'hémorragie avant le lever du jour, il y aura lieu.»

Philippe acheva en disant que, depuis une heure environ, le prêtre était avec M. Laïs.

Annette avait écouté, immobile et silencieuse. Elle était assise entre nous et tenait nos mains serrées contre sa poitrine. Le prêtre sortit et nous dit:

«Allez voir mourir un saint.»

Philippe le pria de rentrer pour annoncer à son père le retour d'Annette et le mien.

Nous entendîmes presque aussitôt après la voix de M. Laïs, forte et profonde, qui disait:

«Béni soit le nom de Dieu! qu'ils viennent, qu'ils viennent!»

Nous fûmes obligés de porter Annette. M. Laïs était soulevé sur son séant. Ce qui me frappa, ce fut l'idéale beauté de ce visage de vieillard. C'était un buste de marbre, illuminé par l'auréole. Nulle contraction ne dérangeait le dessin correct et antique de ses traits; les masses de ses cheveux blancs tombaient, comme la veille, sur la blancheur de ses joues: rien ne me semblait changé, sinon le regard de ses yeux agrandis.

«René, me dit-il, comme je m'agenouillais, baisant sa pauvre main froide et mouillée, je crois que je vous aime mieux que mes propres enfants. Je vous aime pour vous et pour Annette. Vous avez deux parts dans mon cœur. René, mon cher fils, je serais mort triste si j'étais mort en doutant de votre frère.»

Je lui répétai les propres paroles de Gérard. Je lui dis combien il était à nous et le jugement qu'il portait sur Annette.

«Tu me caches quelque chose!» murmura-t-il.

Et Philippe ajouta:

«Le père a droit de tout savoir.

—C'est vrai, m'écriai-je. J'ai soustrait l'amertume du baume, et j'ai mal fait. Sachez donc toute votre fille.»

Et je lui racontai l'épreuve folle tentée par Gérard. Il m'écouta en souriant. Ses yeux rendaient grâces au ciel.

«Elle ne s'est point défendue! dit-il, comme on chante un cantique; elle n'a point été indignée; elle a pris la main qui voulait l'outrager, elle l'a appuyée contre son cœur; elle a dit un seul mot: Mon frère! et toute l'âme de ce bon soldat s'est réveillée! Ah! je suis comme elle, je n'en veux pas à Gérard de Kervigné. Moi aussi, je lui donne le baiser de paix et je l'appelle mon fils devant Dieu.»

Il se pencha; je sentis ses lèvres glacées sur mon front.

A ce moment, sa voix changea et reprit une vague expression de frayeur pour nous dire:

«Mes enfants, quelque chose a passé devant mes yeux. Voilà que j'ai grand'peine à vous voir. C'est comme un voile qui tombe entre nous. Je ne vous vois plus. Etes-vous toujours là?»

Trois voix, brisées par les larmes, lui répondirent en même temps:

«Père, toujours.»

La sérénité revint à son front et nous vîmes le sourire qui renaissait autour de ses lèvres.

«Je sais comment il faut appeler ce quelque chose, reprit-il avec une douceur d'accent qui déjà ne sentait plus la terre. Il est permis de ne pas reconnaître ce voile qu'on n'a jamais vu et qu'on ne voit qu'une fois: c'est la mort. Mes enfants, je ne souffre pas; je sens que je reste autour de vous et en vous. Aimez-vous tendrement: ce sera encore m'aimer.»

Parmi nos mains, il choisit la main d'Annette et l'attira tout contre lui. Deux belles larmes roulèrent lentement sur sa joue, tandis qu'il murmurait:

«Toi, je vais dire à ta mère comme tu lui ressembles, et tout ce que tu m'as donné de joie. Cœur de mon cœur, ange de mon foyer ma fille, ma douce et sainte fille, c'est par toi que j'aime Dieu; tu es le bonheur de ma mort comme tu as été le sourire de ma vie....»

Ce fut un baiser long et tout plein de suavités cruelles. Les sanglots faisaient bondir le corps d'Annette.

«Votre main, René,» reprit M. Laïs dont la voix sembla raffermie tout à coup.

Je la lui donnai, tremblante qu'elle était. Il la réunit dans les siennes à celle d'Annette et prononça solennellement:

«J'ai droit; Dieu me l'a dit: Au nom de Dieu, je vous marie!»

Et il fit le signe de la croix sur nos fronts.

C'était la seconde fois que nous entendions ces mots aujourd'hui. Gérard aussi, d'un ton moitié badin, moitié sérieux, nous avait dit: Je vous marie!

Je ne sais pourquoi l'identité de cette formule fit naître en moi une comparaison entre le vieillard mourant et le robuste jeune homme en qui surabondaient le mouvement et la vie. Mon sang eut froid dans mes veines. Pour exprimer la chose comme je la sentis, je perçus la saveur de deux agonies.

M. Laïs nous repoussa et dit en se parlant à lui-même:

«Philippe va croire que je l'oublie!

—Non, mon bien-aimé père, non, répliqua Philippe, ce n'est pas m'oublier que de songer à eux.

—Viens ici. Te voilà le dernier Laïs, le chef et le père. Sois pour eux ce que tu as été pour moi, généreux et fidèle ami. Tu es la sécurité de ma dernière heure, et je ne crains rien, puisque tu restes après moi.»

Il voulut parler encore, mais sa gorge eut un râle, et Philippe, devinant son désir, déposa doucement sa tête sur l'oreiller.

En ce moment, l'agonie commença, si l'on peut appeler agonie la courte lutte qui eut lieu entre le corps épuisé et l'âme impatiente de jaillir hors de sa prison.

Nous étions agenouillés tous trois et nos regards avides retenaient le souffle sur ses lèvres.

«Je vous vois, prononça-t-il si bas que nous pûmes à peine l'entendre. Le voile est tombé. Je vous vois encore une fois, mes enfants chéris.... Adieu!»

Sa bouche resta ouverte, dans ce suprême sourire qui remerciait la bonté de Dieu. Il ne respira plus. Philippe lui ferma les yeux.

Il se fit un grand bruit dans l'antichambre, et je reconnus la voix de Joson Michais qui criait:

«Monsieur le chevalier! monsieur le chevalier!»

Je croyais courir, mais je me traînais chancelant. Il y avait une main de fer qui étreignait ma poitrine.

Je trouvai Joson Michais accroupi par terre au milieu de l'antichambre. Il leva sur moi des yeux stupides et me dit:

«Faut pas mentir! Notre monsieur Gérard a tiré sans viser. Ils n'avaient rien pu se faire avec leurs épées. La balle de l'autre colonel l'a frappé là, sous l'aisselle. Il a fait: Ah!—il est tombé roide, la figure dans l'herbe, il était mort.

XXXII.
LES NOCES.

Je ne crois pas à la Poule-Noire. L'oracle de la sorcière de Landevan s'appuyait sur deux faits également faux: Annette n'était plus une comédienne et les Laïs n'étaient pas des schismatiques. J'avais vu mourir le père, et je souhaite aux plus saints le calme de sa dernière heure. Annette avait la piété d'un ange. L'oracle ignorait le passé et le présent, comment aurait-il connu l'avenir?

Mais je crois à une chose terrible, c'est que le prophète qui prédit vaguement le malheur a grande chance de ne se point tromper.

Cela faisait déjà deux deuils qui me touchaient et dont l'un frappait directement ceux qui étaient menacés par l'oracle: M. Laïs et Gérard!

La mort entrait dans la maison de Kervigné. Son coup d'essai éclatait comme la foudre. Elle choisissait parmi nous tous le plus fort, le plus heureux. Gérard n'était plus, celui-là que tous les officiers de l'armée française admiraient et enviaient hier, Gérard, le favori de la fortune, l'éblouissant soldat, marqué pour le succès certain, le plus jeune des colonels, le mieux aimé, celui qui avait tout pour lui: le nom, la richesse et déjà la gloire, Gérard, si beau, si joyeux, si brave et si bon!

Je n'ai pas honte de l'avouer: l'idée que j'étais un porte-malheur naquit en moi en dépit de ma raison et m'écrasa.

Je ne suis pas superstitieux, mais quand le pauvre Joson Michais balbutia en pleurant: «Elle l'avait bien dit, la Poule-Noire!» ce fut comme un poignard qu'on» eût retourné dans mon cœur.

Comme la foudre aussi, la mort de Gérard chassa de Paris tous ceux qui étaient venus de Vannes. L'orgie du Palais-Royal n'eut pas de lendemain.

De nous tous, c'était Gérard que mon pauvre excellent père aimait le mieux. Les succès militaires de Gérard le flattaient outre mesure. Gérard était véritablement le lustre de sa maison.

Le départ de Paris fut bien différent de l'arrivée. On était venu armé pour la guerre et le plaisir. Au retour, la route se fit lugubre et désolée. On emportait les restes mortels du colonel vicomte de Kervigné, pour leur donner place dans la sépulture de famille, au cimetière de Carnac.

La guerre prenait fin en même temps que le plaisir. Je sus plus tard qu'au moment de la catastrophe, Laroche et les Bélébon étaient en pleine conspiration. Ce Laroche, comme presque tous les coquins, connaissait assez bien la loi. Il était le meneur et le conseil des Bélébon, qui ne connaissaient rien du tout. On comptait attaquer M. Laïs en justice pour captation et détournement de mineur.

Gérard nous eût défendus, vivant; mort, il nous protégea; car le coup de foudre dispersa momentanément nos ennemis.

De tous ceux qui étaient venus de Vannes, il ne resta que Joson Michais, et celui-là n'était pas contre nous.

Mais nous n'en avons pas fini avec la Poule-Noire. Le jeudi qui suivit le départ de ma famille, Joson reçut une lettre du pays qui lui annonçait le décès de ma bonne tante Renotte de Landevan. A l'article de la mort, elle m'avait déshérité comme étant la cause immédiate de tous les désastres qui allaient fondre sur la maison de Kervigné.

Le dimanche un billet d'Aurélie m'apprit la mort du petit Charles, mon neveu, et la maladie très dangereuse de ma petite nièce Mimi.

Le mardi de la même semaine, une lettre de ma pauvre bonne mère, largement encadrée de noir, arriva. La vue seule de l'enveloppe me terrifia. Je crus à la mort de mon père. Ce n'était pas mon père. J'étais fils unique. Ma sœur n'était plus, et Mimi râlait son agonie.

Je me mis au lit, frappé d'une congestion cérébrale. La lettre de ma mère me disait en propres termes que j'avais tué mon frère, ma sœur, les enfants, ma tante Renotte, tout le monde.

Elle était folle de douleur, la pauvre femme! Ma sœur et les deux petits étaient tout son cœur.

Cela était inouï, n'est-il pas vrai? Cela rappelait les temps ténébreux où la chambre ardente, siégeant nuit et jour, ne pouvait empêcher la mort de faucher des familles entières.

J'eus le délire pendant deux semaines. Je croyais à la Poule-Noire, ou plutôt une lugubre pensée m'était venue, je croyais au mauvais œil, à la sorcellerie, au poison. Il y avait là une influence physique ou surnaturelle. On tuait, chez moi, on tuait!

Vers le milieu de ma convalescence, je trouvai deux lettres qui étaient vieilles de date. La première annonçait deux décès, la seconde un: mes deux tantes de Kerfily et mon beau-frère le marquis.

C'était tout! Rien ne protégeait plus mon père et ma mère.

Il ne restait que les deux Bélébon!

Sans doute c'était ma fièvre, mais il me parut en ce moment plus clair que le jour que cette prodigieuse épidémie avait un nom et qu'elle s'appelait Bélébon.

Mais, alors, le monstre se mordait lui-même, car une dernière lettre m'apprit que l'oncle Bélébon venait de recevoir les derniers sacrements.

A dater de cette missive, qui était de l'abbé Raffroy, je ne reçus plus aucune nouvelle. Philippe avait désiré quitter une demeure qui lui rappelait trop de souvenirs. La maison était pleine de M. Laïs; nous le voyions partout, et Philippe, nature tendre à l'excès, malgré ses apparences de froideur, perdait le boire et le manger.

Deux mois se passèrent. Nous habitions une petite maison au revers des collines de Ménilmontant. Notre jardin, modeste et à peine large comme la façade exiguë de notre demeure, s'enlevait dans de magnifiques vergers.

Nous dominions Vincennes avec son donjon triste, entouré de riantes forêts et le cours sinueux de la Marne. J'étais homme à trouver dans cet humble paradis Capoue et ses délices; j'avais fait mes preuves à cet égard; de parti-pris je m'arrangeai pour oublier l'univers, engourdi que je comptais être bientôt dans mon paisible bonheur.

J'aimais tant, qu'il me semblait que je pouvais vivre toujours content de mon amour même. N'avais-je pas le sourire d'Annette, et que me fallait-il au delà?

Annette devint pâle. Il y eut entre nous tout à coup des malaises sans nom et d'étranges défiances. La présence de Philippe nous gênait; nous avions frayeur de son absence. L'amour tel que je l'éprouvais ne devine pas cet écueil qui est la nature même, et fatal comme tout ce qui est la nature. Cette souffrance inconnue étonnait Annette et m'épouvantait. Nous étions trop près l'un de l'autre et trop loin. Au matin, il me semblait parfois que les grands yeux d'Annette, plus grands dans sa pâleur amaigrie, avaient des traces de larmes.

Et nous nous disions cependant: Nous sommes heureux! nous sommes heureux!

Philippe avait l'air inquiet, parfois. Il souriait, d'autres fois, en nous regardant.

Joson Michais, qui remplissait chez nous l'office de factotum avec un zèle que le succès ne couronnait pas toujours, me dit un soir:

«Quoique çâ, monsié el' chevalier, avèz-vous les fièvres? Vous qu'étiez si cœuru, vous v'là comme un linge! Aussi vrai! faut pas mentir, çâ fait mal au cœur ed' vous voir changé ed' bout en bout! Est-ce que, par Pâris, nan ne vend point ed' lâ bonne médecine?»

Ce même soir, quand je voulus prendre Annette dans mes bras, comme à l'ordinaire, avant de lui souhaiter la bonne nuit, elle se retira de moi.

«Ah! m'écriai-je, il y a longtemps que je redoutais cela: vous ne m'aimez plus!»

Elle bondit. Je sentis un feu sur ma bouche. C'étaient ses lèvres. Mes doigts essayèrent de se nouer autour de sa taille. Elle était en fuite déjà.

Philippe entra.

«A ce jeu-là, gronda-t-il les sourcils froncés comme un homme en colère, on meurt ou l'on devient fou!»

Je le regardais ébahi; j'avais l'esprit tout chancelant. Il ajouta:

«Il faut vous marier.»

Annette se glissa dans la chambre. Il y avait de la honte et de l'égarement dans ses yeux.

«J'irai au couvent, murmura-t-elle, et, cette fois, je ne veux pas qu'on m'arrête en chemin!

—Au couvent!» balbutiai-je.

Et je répétais comme un malheureux insensé:

«Vous ne m'aimez plus! vous ne m'aimez plus!»

Philippe était grave. Il avait l'air d'un juge à l'audience ou mieux d'un docteur au lit du malade.

«Il faut vous marier!» prononça-t-il pour la seconde fois.

Mon frère Gérard avait dit, quelques heures avant de mourir: Je vous marie. Je vous marie! avait répété M. Laïs en mourant. C'étaient deux solennelles bénédictions. Nous étions mariés moralement et, dans la pensée de chacun de nous, le divorce restait impossible. Mais pour que ce mariage nous fît époux, il fallait l'église et la loi: l'une des deux à tout le moins. Et quel moyen prendre? La loi nous fermait la porte de son temple, l'église ne s'ouvre qu'avec la protection de la loi.

Cette nuit, je ne fermai pas l'œil. Annette couchait tout à l'autre bout de la maison et il me semblait que je ressentais les agitations de son insomnie. Le mot de Philippe était pour moi la lumière. Désormais, je savais donner un nom au dépérissement étrange et semblable qui s'opérait en nous deux. Notre pouls battait la même fièvre. Nous avions le mal d'amour, chanté ingénûment par les vieux poètes, mais dont on ne saurait plus parler, Seigneur Dieu! tant nos hypocrisies modernes montent haut leur collet. Désormais, nous entendons malice à tout. Le mot baiser commence à devenir un peu bien obscène. Nous mettons sur notre langage le voile derrière lequel brille bien plus sûrement et bien mieux la prunelle provocante du plaisir. Nos livres, tous vêtus de feuilles de figuier, ressemblent à ces trous, recouverts de ramée, piéges perfides où doit tomber le gibier imprudent.

L'art, et il s'en vante bien haut, consiste à tout dire sans rien parler. Le talent passe à l'état de pantomime, à moins qu'il ne préfère vaguer dans ce pays des précieuses métaphores dont Molière s'est tant amusé. On dirait que le grand problème consiste désormais à renfermer le vice dans des capsules sucrées, comme on fait pour certains médicaments trop amers.

Singulière pharmacie! «Habillez-moi cela!» disait un censeur du temps de Louis-Philippe; «l'attentat à la pudeur peut courir les rues s'il boutonne son paletot.»

«Messieurs, diront bientôt aux filous les passants et les sergents de ville complices, faites votre état, mais soyez décents. On n'entre plus dans la poche du prochain qu'en gants paille!»

Qui trompe-t-on, cependant, avec ces naïves hypocrisies?

Annette et moi nous avions le mal d'amour; nous vivions sous le même toit; aucune barrière n'était entre nous, sinon l'innocence d'Annette et mon respect. Philippe parlait vrai: à ce jeu, il faut mourir ou devenir fou.

Philippe avait bien trouvé le remède: le mariage; mais l'imagination a beau s'évertuer, on ne se marie pas malgré la loi, à moins d'aller faire emplette d'une de ces malodorantes bénédictions dont l'Ecosse puritaine tient boutique. Comme marieur, le forgeron de Gretna-Green me paraît de la même force que la Poule-Noire en tant qu'oracle; Philippe ne songea pas à cette banale excentricité.

Mais il nous aimait bien, et il avait peur de nous. Pour tout ce qui regardait ceux qu'il aimait, son esprit paresseux devenait actif et tenace. Quand il nous dit: il faut vous marier, c'est qu'il avait trouvé moyen de nous unir, non point selon la loi, mais de manière à contenter sa conscience et la nôtre.

Il y avait un prêtre d'origine grecque à la paroisse de Bagnolet, dont nous étions très voisins. C'était un jeune homme savant et doux qui avait nom l'abbé de Brienne. Philippe élevait très haut sa naissance, dont lui ne parlait jamais. L'abbé de Brienne vint à la maison; il nous entretint ensemble, puis séparément. Je n'ai aucunement l'intention de plaider la régularité de l'acte qu'il crut pouvoir oser et qui devait recevoir plus tard toutes les sanctions que la religion et la société exigent. Je dis que c'était un saint jeune homme, suivant de son mieux la trace miséricordieuse de son divin maître, un prêtre éloquent et hautement doué, une âme belle et modeste. Il nous confessa tous les deux. Le sacrifice de la messe fut célébré par lui dans une chapelle improvisée; il bénit notre union en présence de deux témoins, Philippe et Joson Michais, sous promesse que nous lui fîmes tous les quatre d'accomplir, aussitôt que les circonstances le permettraient, les rites et formalités imposés par l'Eglise.

Il y eut fête. Nous allâmes au tombeau de M. Laïs, qui était notre voisin aussi, car il reposait en un petit coin de cette énorme ville des morts: le cimetière du Père-Lachaise.

En chemin, Joson Michais nous quitta. Il avait son idée. Nous le retrouvâmes à la maison, qui chantait à tue-tête les interminables antiennes celtiques du mariage morbihannais. Il était ivre, mais là, solidement. D'ordinaire, il ne se dérangeait jamais. Il avait agi de parti-pris et par dévouement tout pur.

Dès qu'il nous aperçut, il se mit à danser.

«Oui mais! s'écria-t-il joyeusement, oui mais! sûr et vrai, monsié el chevâlier, faut pas mentir! y aura eu tant seulement un quelqu'un de cyaud-de-boire à vos noces!»

Le contraire porte malheur. Joson Michais avait rempli un devoir sacré.

XXXIII.
JOSON MICHAIS.

Nous vécûmes cinq mois à Ménilmontant. La santé était revenue, le calme aussi; je ne ferai pas le tableau de ce souriant bonheur: il est convenu que le bonheur raconté fatigue. Nous avions eu autrefois ce rêve d'être heureux au bord de la mer; souvent, cette idée nous revenait à tous deux, à moi par le souvenir, à elle par les peintures que je lui traçais de ces merveilles inconnues, mais il ne fallait pas songer à quitter Paris. Philippe était attaché à Paris par son malheur. C'était un de ces hommes au cœur obstiné qui entretiennent patiemment leur propre souffrance.

Chaque soir il sortait seul. Je savais où il allait. Il avait besoin de cette promenade solitaire et triste qui toujours le menait au même endroit, là-bas, le long du quai, de l'autre côté du Jardin des Plantes, devant cette fenêtre éclairée sur laquelle passait de temps en temps l'ombre du bonheur, perdu pour jamais.

Philippe rentra une fois tout soucieux. Il était allé à la maison de la rue Saint-Sabin.

«Il faudrait faire une visite à l'hôtel de Kervigné, mon frère, me dit-il. J'ai idée qu'il se trame quelque chose contre vous.»

Ce fut comme si l'on m'eût parlé d'un autre monde. L'hôtel de Kervigné! il y avait des siècles entre ces souvenirs et moi! Ma vie ne sortait pas de notre intérieur, qui vivait animé par une seule âme: Annette. Je fus comme effrayé à l'idée de ces distances qui me séparaient du passé. J'interrogeai pourtant Philippe. On était venu me demander rue Saint-Sabin: des personnes inconnues qui n'avaient pas voulu dire leur nom. La voisine qui donnait ces détails avait ajouté: «Ils avaient l'air de gens de justice.»

Je répondis: «Je verrai.» Mais cela ne me frappa point.

J'allai m'asseoir ou plutôt me coucher sur le tapis, aux pieds d'Annette, qui était au piano et qui chantait:

Ma lon la
Les enfants sont là,
La vache est rentrée à l'étable;
Ma lon la
Ave Maria,
L'Angelus les endormira.

Ce refrain me montrait toujours la mer, la petite mer, avec son troupeau d'îles moutonnantes, au delà desquelles bleuit l'immense horizon de l'Océan. Je l'entendais autrefois, l'Océan, les soirs d'été, du mouillage où le flot berçait ma baleinière, parmi les mugissements joyeux des bestiaux revenant au bercail et les échos murmurants du village. La cloche tintait au lointain, la cloche qui appelle la prière et qui secoue le sommeil au-dessus des berceaux.

Ah! qu'elle était belle et jolie! et comme je l'aimais! C'était le soir aussi. Le soleil couchant tremblait au travers des jeunes feuillées du printemps. Les vergers fleuris nous envoyaient la douceur de leurs parfums. Mille fois mieux que les parfums, sa voix pénétrait tout mon être.

Il y avait un merle. Que voulez-vous, l'amour est enfant! Il y avait un beau merle, fier et noir comme un petit corbeau. Le merle est un artiste campagnard qui vient volontiers faire un tour à Paris. Je ne sais pas d'oiseau mieux fait ni plus noble sous son plumage sévère. Et quel chanteur!

Ce merle me parlait de la Bretagne presque aussi éloquemment que la chanson d'Annette. Les merles ne gazouillent pas, ils chantent. Le rossignol ressemble à ces virtuoses, favoris du succès, dont tout le monde parle. C'est un beau talent, et Dieu me garde de médire du rossignol! Mais le merle a ce chant triomphal où éclate l'orgueil de la nature.

Oh! qu'elle était belle! comme tout s'embellissait autour d'elle! Quel paradis charmant elle faisait de cette humble demeure!

A mon réveil, le lendemain matin, Joson Michais m'apporta solennellement mes bottes cirées et mon habit de ville que je n'avais pas mis depuis des mois.

«Tout de même, me dit-il, monsié Philippe veut qu'ous alliez à c't'hôtel.»

Pour la première fois, je sautai hors de mon lit sans sourire. Décidément, il fallait aller à cet hôtel. Je m'habillai. Toutes ces choses ne m'étaient plus familières. Annette m'embrassa comme pour un long voyage et je partis.

C'était un long voyage, en effet. De ce jour-là, je n'ai jamais revu notre ermitage de Ménilmontant.

Paris me sembla tumultueux, troublé, insupportable. Je ne savais plus Paris. Je ne comprenais plus comment chaque roue de voiture n'écrasait pas un passant. Le bruit m'étourdissait; je ne voyais rien.

Comme j'arrivais au boulevard, je m'entendis appeler par mon nom.

Une tête s'allongea hors de la portière d'un coupé, tout près de moi, et me dit:

«Parbleu! voilà un miracle! D'où sortez-vous? J'ai mis votre nom parmi ceux qui peuvent témoigner en faveur de ma chaîne. Cela vous contrarie-t-il? Je lorgne l'Académie. Mais ils abominent les idées. Vous savez que Meyerbeer a dit que la juxtasonnance était une absurdité. Toute l'harmonie de la valse infernale de Robert est fondée là-dessus. J'ai répondu dans le Ménestrel. Il a trois pieds et demi de nez! Berlioz me soutient en dessous. Ah! coquin! vous nous avez volé cet amour d'Annette Laïs... Dites donc! c'est prodigieux, ces décès, chez vous là-bas! Aurélie m'a conté pour la Poule-Noire. Je trouve le cas étonnant. J'ai par devers moi des observations congénères. Avec la chaîne, on eût réglé tout cela. Voulez-vous que je vous mène?

J'étais si bien noyé, qu'il me fallut le mot juxtasonnance pour reconnaître le docteur Josaphat. Comme je refusais son offre obligeante, il me prit par le bouton de ma redingote et ajouta tout bas:

«Vous aurez peut-être entendu parler du bain galvanique? C'est une grosse affaire. Ah! ah! s'ils croient que je vais m'arrêter à des badauderies comme les cigarettes Raspail. J'entrevois le criterium, c'est clair! Il faut renouveler de fond en comble: cela dérange leur petit train-train de clinique. J'ai remplacé le forceps, l'autre jour, par la chaîne, dans un accouchement désespéré: trois jumeaux, mes enfants! Je peux le dire, car sans moi ils arrivaient morts! Ils ont vécu soixante-seize heures. Hein! Ma chaîne arrachera les dents quand je voudrai. A propos! ai-je rêvé qu'on parlait de vous interdire?»

Un embarras de voitures eut lieu. Il me salua de la main en criant:

«On n'en meurt pas. Venez me voir! Je vous montrerai mon piano juxtasonnant, à compteur, pour savoir le nombre exact des vibrations. C'est nécessaire. L'oreille ne vaut rien pour la musique. Il faut un compas. Mille choses aimables à notre Annette.»

M'interdire! Pourquoi pas me délivrer une lettre de cachet? Avions-nous rétrogradé de soixante-dix ans? L'oncle Bélébon était-il parvenu à faire réédifier la Bastille!

«Bon! ce n'est que toi! s'écria Aurélie en m'apercevant. J'attendais M. de Sauvagel.»

Elle était en deuil.

«Ah! malheureux enfant! s'interrompit-elle. C'est un massacre, là-bas! On dirait le choléra! Moi qui suis une Parisienne, maintenant, je n'ai pas peur de la Poule-Noire. Mais, en Bretagne, on est si reculé! M. de Sauvagel fait un ouvrage sur les superstitions bretonnes; en connais-tu de curieuses? C'est un jeune homme qui percera, désormais. Le docteur et lui ont beaucoup discuté à propos de la Poule-Noire. M. de Sauvagel prend la chose de haut et rattache le fait à l'ancien culte des druides, d'autant qu'il y a des dolmens à Landevan. La Poule-Noire, pour lui, est le même être que la Vénus-Noire de Locminé. Il est d'accord avec le Dictionnaire d'Ogée, et pense que ce doit être une divinité éthiopienne. Il parle de tout cela dans son livre, qui sera couronné par l'Académie française; nous avons des promesses. Le docteur, lui, prétend que Sauvagel n'a pas inventé la poudre; mais c'est jalousie. Il ajoute qu'une idée biscornue comme cela peut tuer tout un pays. C'est du magnétisme, à ce qu'il dit. Et le fait est que j'ai été bien malade, une fois que je croyais avoir bu du laudanum. Mais que vas-tu devenir, malheureux enfant, que vas-tu devenir?

—J'ignore ce dont je suis menacé, répondis-je, mais, au moins, d'après vos paroles, je vois que le malheur n'a atteint ni mon père ni ma mère.

—Qu'entends-tu par le malheur? La mort? Ils sont en vie, c'est vrai; mais c'est tout. Ils ont été tous les deux très malades et ta mère est restée comme folle de la perte de ses deux petits-enfants. Te figures-tu la maison vide et deux pauvres vieillards abandonnés.... Qu'est-ce qu'on me veut?»

Une grande jeune fille, pensionnaire des pieds à la tête, entra et vint gauchement l'embrasser. Elle avait l'air sournois de celles à qui l'on défend de naître femmes, mais on voyait bien que, malgré tout, la beauté, la grâce et le charme allaient faire explosion en elle au premier jour.

«C'est Marguerite! me dit Aurélie avec mauvaise humeur; notre aînée: une perche pour la taille; deux fois trop grande pour son âge! Edouard est mieux quoiqu'il essaye de faire l'homme. Ces bambins! ils sont venus pour les vacances de Pâques. Ah! nous avons passé vingt-huit ans!»

Ma cousine Marguerite baissa les yeux. Elle n'avait garde de rire.

«Va, biche, reprit Aurélie. C'est le pauvre petit cousin de Bretagne. Dis à Julienne de jouer avec toi au corbillon.

«Cela ne veut plus de poupée!» s'interrompit-elle en s'adressant à moi.

Edouard vint aussi: un beau gars dont la barbe se permettait de pousser! Aurélie faisait pitié. Elle aurait tant voulu me les montrer au biberon. Elle m'avoua qu'elle avait envoyé Sauvagel en Bretagne pendant les vacances de Pâques. Dans l'escalier, elle avait pris mon pas pour celui de Sauvagel, et telle était la cause de sa mauvaise humeur.

«Et vous êtes ensemble? me demanda-t-elle brusquement, dès que nous fûmes seuls. Tu as le cou cassé tout net.... Maintenant, voilà l'histoire; j'ai cru d'abord que mon mari en était, par rancune contre la petite; mais c'est un homme comme il faut, en définitive, et il reste bien au-dessus de tout cela. D'ailleurs, l'âge vient, la goutte le mord, il laisse de côté ses habitudes et se réfugie dans le travail. Il grandit, au palais. Sais-tu que je serais encore bien jeune pour être la femme d'un garde des sceaux! Voilà donc l'histoire: c'est Laroche. Il nous a quittés et fait des affaires. Un fin matois! Bel homme et capable d'entrer chez le roi sans se faire annoncer! Ton pauvre père et ta pauvre mère sont réduits à rien, tu sais. Les Bélébon taillent en plein drap....

—Comment, les Bélébon! m'écriai-je.

—Tu n'en comptais plus qu'un? Erreur. Ça vit cent ans, pas une heure de moins! Le bonhomme a été administré deux fois, et il court comme un chat maigre. Laroche fait des voyages en Bretagne. On parle d'adoption pour Vincent. Ce doit être une idée de Laroche, qui est un Normand et demi. Quant à toi, tu vas être coffré bel et bien, mon mignon!

—Mais de quel droit?

—J'ai causé de cela avec le président. Il est assez de ton côté, parce qu'il connaît le Bélébon.... et surtout Laroche. Mais il ne fera rien; il est en hausse et a besoin plus que jamais des gens de là-bas pour la députation. La députation peut le mener loin. Le premier président s'en va. Le moment est d'or! Il dit que, dans ton affaire, tout est possible. Tu as donné prise. Il y a de gros mots à prononcer, et il suffit d'un seul, comédienne....

—Le docteur Josaphat m'a parlé d'interdiction....

—Ah! tu as vu ce fou! il n'y entend rien. A quoi bon t'interdire! Tous les mineurs sont interdits d'avance. Lis ton Code au titre De la puissance paternelle. Moi, je l'ai parcouru pour toi. L'interdiction viendra plus tard. Maintenant, je te le répète, on va te coffrer purement et simplement. Déjeunes-tu avec nous?»

Pour la première fois, l'idée que je pourrais être séparé d'Annette naquit en moi. Mon cœur cessa de battre et je chancelai sur ma chaise.

«Bah! bah! me dit Aurélie, on te tiendra huit jours, tu feras ta soumission et tout sera fini. Les Bélébon veulent te marier.»

Ma tête tomba sur ma poitrine.

«Ah ça! s'écria ma cousine, voilà pourtant six ou sept mois que cet amour dure. Il faut un terme à tout!

—Savent-ils où me trouver? balbutiai-je.

—Ah! pauvre minet! La police de Paris! Et Laroche derrière!»

Je me levai tout tremblant.

«Voyons! voyons! vas-tu faire comme elle et te trouver mal! dit ma cousine avec inquiétude. Je m'en souviendrai longtemps de l'affaire de Saint-Cyr! on est toujours dupe de son obligeance. Ecoute, si tu étais tout seul, je t'offrirais bien une retraite ici. Et encore que penserait M. de Sauvagel!... Mais ta Danaé, il ne faut pas y songer. Vous vivez aux crochets du frère, à ce qu'on dit?»

Je ne répliquai point. Elle poursuivit:

«Qu'est-ce qu'il fait donc, celui-là? Des découpures. Est-ce vrai? Là dedans, vois-tu, tout a une odeur de saltimbanquerie. Des découpures! Moi, j'ai cru que tu allais te mettre au théâtre. Si tu as besoin d'un peu d'argent, tu sais, c'est de bon cœur.»

Je saluai ma cousine et je sortis, bien qu'elle essayât de me retenir.

J'avais la tête en feu. Ma poitrine était serrée comme dans un étau. J'essayais en vain de faire le jour parmi le trouble de mes pensées.

Au moment où je mettais le pied dans la rue, je vis Joson Michais qui se promenait de long en large sur le trottoir et qui semblait me guetter. Il accourut à moi.

«M. Philippe m'a envoyé, me dit-il. Y â du tâbâc, aussi vrai!»

Je le regardai d'un air absorbé. Les paroles ne me venaient point pour l'interroger.

«Faut pas vous faire trop de chagrin, quoique çà, poursuivit-il. Je ne mens point, y â du tâbâc! Mais on nâvigue au plus près, un aviron sous le vent, et on attend le flot.... Ils sont venus pour vous pincer, quoi!

—Qui donc est venu?

—Mines d'argousins, pour vrai! C'est pas des contre-amiraux, préfets maritimes! Çà vous a l'œil de commissaires ou riz-pain-sel et soldats-marins, de gendarmes en permission. L'ancien domestique ed' mâme la présidente rôde dans les vergers. Quand c'est qu'on aura l'occasion de lui glisser deux mots à l'oreille, à celui-là, c'est avec plaisir.... comme quoi, monsié Philippe m'a coulé: rue du Regard! Nâge!

—Je ne peux pas rentrer à la maison?

—Pas mêche!

—Que faire? mon Dieu! que faire?

Il n'y a pas beaucoup de passants dans la rue du Regard. Néanmoins, je commençais à faire spectacle, criant et me tordant les mains sur le trottoir.

«Viens!» ordonnai-je à Joson Michais.

Et je pris ma course vers le jardin du Luxembourg.

La première idée qui me vint fut de fuir en Angleterre avec Annette.

Mais de l'argent!

Je parlais tout haut. Joson m'entendait.

«Pour quant à çâ, me dit-il, j'ai un petit saint-frusquin, là-bas, par Plouharnel: une vingtaine d'écus, pas moins... mais le manger coûte cher en Angleterre.»

On travaillait à transformer en jardin anglais la pépinière du Luxembourg. Je m'arrêtai au milieu d'un massif et l'idée ne me vint même pas de remercier ce pauvre bon garçon.

«Va me chercher Annette, m'écriai-je, tout de suite.

—C'est que, monsié el chevâlier....

—Répliques-tu?

—Non, monsié el chevalier.... Mais....»

Il prit sa course, je le rappelai.

«Que vas-tu lui dire? Ecoute: qu'elle prenne mes habits, ses hardes. Nous partons.

—Pour quel endroit?

—Je n'en sais rien.... Va!

—Oui, monsié el chevâlier.»

Je le rappelai encore pour lui ordonner de revenir avec Annette. Cette fois, il se fâcha et me répondit la tête haute:

«Faut pas mentir! Si monsié el chevâlier a cru que je le laisserais partir seul....

—Va, et ne sois pas longtemps.

—Nâge partout!»

Il s'enfuit comme un cerf qui serait chaussé de gros souliers ferrés.

Moi j'eus peur dès que je fus seul. Il me sembla que ces bosquets étaient pleins d'agents de police occupés à me poursuivre. Je me sentais positivement traqué. Les promeneurs, les gardiens, les terrassiers, tous me regardaient d'un mauvais œil.

La puissance paternelle! J'aurais voulu avoir le Code et lire ces terribles articles qui me condamnaient. Etait-il possible que j'eusse négligé d'apprendre ce que j'avais tant besoin de savoir.

Ce n'était pas la prison elle-même qui m'épouvantait, c'était la perte d'Annette. La seule idée que je pouvais être séparé d'Annette me laissait écrasé, sans force et sans courage.

Il y a loin du Luxembourg à Ménilmontant. J'attendis environ deux heures. C'était peu. Je ne puis exprimer ce que cet espace de temps me dura. J'essayais de trouver un expédient; je cherchais de me tracer une ligne de conduite. Impossible. Le chaos était dans mon cerveau; chaque fois qu'une idée y voulait naître, elle était aussitôt étouffée. Je ne pouvais penser qu'à Annette. Je me représentais notre pauvre maison entourée d'une espèce d'armée. Je me reprochais d'avoir parlé de hardes et de paquets: comment traverser avec des paquets ces lignes de circonvallation formidables? Ces paquets allaient trahir Annette; on allait faire main-basse sur elle, l'arrêter peut-être; non, mieux que cela, la suivre! J'avais éventé ma propre piste; j'avais mis l'ennemi sur mes traces!

Tout cela me paraissait tellement certain que je me couchai, découragé, sur l'herbe. La résistance était impossible. J'en étais à me dire que j'allais me laisser prendre et emmener par les sbires, quand la voix de Joson Michais m'éveilla.

«Là v'lâ, monsieur el chevâlier,» me dit-il en essuyant son front baigné de sueur.

Il avait un lourd paquet sur les épaules. Annette elle-même était chargée.

Je sautai sur mes pieds, et je me jetai à son cou. Il y avait des mois que je ne l'avais vue.

«Annette! ma petite femme chérie! m'écriai-je, tu me suivras partout, n'est-ce pas? Il n'est pas en leur pouvoir de nous séparer!»

Elle passa son bras sous le mien.

«Philippe est resté, me dit-elle pour ne pas donner de soupçons. Il voulait que je prisse tout son argent. J'ai arrêté nos places à la diligence pour Vannes.

—Pour Vannes! répétai-je abasourdi.

—Nous n'irons que jusqu'à.... Comment appelles-tu cet endroit-là, Joson?

—Jusqu'à Bilher, en haut de la côte, c'est sûr.

—De là, poursuivit Annette, nous prendrons une charrette pour gagner Auray, et d'Auray une voiture qui nous conduira à Etel. Ai-je bien retenu tous les noms, au moins, Joson?

—Je ne comprends pas... commençai-je.

—C'est convenu avec Philippe.

-Qu'est-ce que nous ferons à Etel?

—Et Philippe viendra nous y voir! Allons, Joson! explique à René, puisque l'idée est de toi.»

Joson se recueillit et parla ainsi:

«Il y a donc que vous ne pouvez pas poser ici, dans Paris, puisque l'argousin vous y suit sur vos talons depuis â ce matin et qu'y â du tâbâc, aux quatre aires de vent dans le temps.»

Je regardai autour de moi avec inquiétude.

«Quoique çâ, n'y a pas de danger, à c't'heure, s'interrompit Joson, rapport à ce que nous avons couru des bords, vent devant, à droite, à gauche et partout. J'ai donc dit: l'Angleterre, c'est trop cher y vivre dans le besoin. Il y a Plouharnel, chez nous, d'où je suis natif de père et mère, mais trop connu et sujet à ce que le Vincent Bélébon y vient ribotter de temps en temps avec les bambochardes qui fréquentent les soldats du port Penthièvre. En plus que c'est bien proche de Carnac où est le château de Monsieur et Madame. Ej'ne mens point, Dieu est Dieu! J'ai fait la pêche comme mousse au Magoër, de l'autre bord de la rivière d'Etel. C'est propre et blanc comme un linge. Les ceux de Vannes n'y a pas mis les pieds depuis que le monde dure, rapport à la rivière, et que çâ ne mène nulle part. J'arrive donc au Magoër avec les Castaouët de Paimpol: les Castaouët, c'est vous, sauf respect: des métayers ruinés qui se fait pêcheurs. Ni vu ni connu. Cent francs de maison, cent francs de pommes de terre: çâ fait l'année, et si la pêche donne, nom d'un cœur, faut pas mentir, on la passera douce, à l'abri du danger! Cric, crac! mon père était pas l'évêque. As-tu ton sac? pends ton hamac au clou qu'est dans le mur, ma vieille. C'est dit; n, i, ni, fini: un ris à la grand'voile et va-t'en voir à midi s'il fait nuit dans Paris.»

Tel fut le discours de Joson, qui mit le chapeau de cuir à la main et se tint immobile, dans la position d'un matelot au cabotage, satisfait des talents oratoires que la bonté du ciel lui a prodigués.

XXXIV.
ETEL.

A l'heure qu'il est, Joson Michais raconte encore à ses neveux de Basse Bretagne comme quoi monsié el chevâlier jetait sa langue aux chiens dans Paris, et comme quoi, lui, Joson, mit la barre tout au vent et sauva l'équipage.

«En foi de quoi, petit merlus du saint bon Dieu, ajouta-t-il, jamais mentir! Un quelqu'un qu'a perdu la cârte est bon qu'à noyer, v'lâ la vraie vérité. S'y a du tâbâc, ouvre l'œil, la main à l'écoute, et pare à m'en chauffer une chopine à la santé de Monsieur, Madame et les enfants, quoique çâ!»

Deux heures après avoir quitté la pépinière du Luxembourg, nous étions dans la diligence de Bretagne: nous deux en bas, Joson sous la bâche, où il chantait à tue-tête la chanson des gars de Locminé «pour pas faire semblant d'avoir peur de l'argousin, soldat-marin ou gendarme de terre.»

Annette laissait à Paris son meilleur ami, Philippe, qu'elle n'avait jamais quitté d'un jour; elle y laissait aussi un tombeau bien-aimé; je voyais parfois ses yeux se mouiller, mais elle me souriait à travers ses larmes. Le voyage fut gai, malgré tout. Nous ne pouvions pas être malheureux l'un près de l'autre. Dans les millions de pages que l'on a écrites sur l'amour, il n'y a qu'une chose absolument et souverainement vraie, c'est l'accusation d'égoïsme. L'amour qui confond deux cœurs en les isolant du reste du monde, amoindrit tout sentiment qui sort de son cercle étroit.

Son but providentiel étant la fondation, il cherche l'avenir en lui-même, écartant à la fois, par une force instinctive, l'extérieur et le passé. Il se suffit, parce qu'il est famille, dès l'instant où il naît. De là vient l'angoisse, mêlée à la joie du vieux père et de la vieille mère, quand le cœur de l'enfant chéri bat et va s'éveiller. C'est déjà la conception de la nouvelle famille; l'autre ne sera plus que le second plan du bonheur: le passé d'où l'on s'arrache pour s'élancer dans l'avenir.

J'ai vu de grandes douleurs ainsi faites, des parents abandonnés, maudissant la nature et revêtant un deuil qui ne devait jamais finir.

Mais nous n'avions point rejeté le souvenir de Philippe, ce grand, ce généreux ami. Philippe était avec nous; son nom venait à chaque instant sur nos lèvres. Nous le mettions de nos gaietés et de nos mélancolies.

Tout se passa comme Joson Michais l'avait réglé dans sa sagesse. Comme nous manquions de passe-ports, nous eûmes bien quelques alertes aux relais, le brave uniforme de la gendarmerie nous procura quelques émotions; mais, en somme, on n'avait pas fait jouer le télégraphe à cause de nous et personne ne nous adressa de questions indiscrètes. Joson descendait de temps en temps et venait à la portière nous dire avec triomphe:

«Oui, mais! èz-vous entendu ce que je leur chante, quand c'est qu'ils font mine d'y mettre leur nez? Quoique câ, appuie, si tu veux, caïmans! Pas de risque, avec cette brise-là, tant que je suis en vigie sur la dunette. Chauffe!»

Je me souviens de l'effet que produisit sur Annette notre entrée dans le Morbihan par la grande lande de Beignon. Nous étions en Bretagne depuis la veille au soir, mais le département d'Ille-et-Vilaine est une Bretagne normande qui ne dit rien à l'imagination. A Beignon seulement commence «la terre de granit.» Mor-bihan, Men-bras, dit le proverbe celtique: Petite mer, grande pierre!

Ce n'est qu'une pierre, en effet, depuis la rivière d'Aff jusqu'à l'Océan, une pierre que le genêt drape de son manteau d'or, parmi les forêts de pins qui grondent comme la tempête et l'interminable échiquier des fossés couronnés de chênes. La dent du roc est partout, perçant la bruyère ou le sillon.

Le jour naissait au moment où le sabot de nos chevaux fit tinter les cailloux de la lande. Il y a là du vent toujours. Le froid éveilla Annette, qui mit la tête à la portière et s'écria:

«Est-ce que c'est déjà la mer?»

Dans cette aube, la lande grise ondulait à perte de vue comme un lac immense que la gelée eût tout à coup pétrifié. La route montait une pente monotone. Rien ne la bornait. Le ciel avait des tons de cendre. Le vent apportait l'odeur des bruyères, qui ressemble à l'odeur d'un lointain incendie.

«Non, ce n'est pas la mer,» répondis-je.

J'avais le cœur plein. On a beau faire. Le vent de la patrie caresse l'âme. C'était pour moi comme un amer et doux baiser.

A l'horizon, une plaie de pourpre apparut, qui alla s'ouvrant avec lenteur comme les lèvres d'une longue blessure. Des clairs mystérieux se firent dans la masse des nuages, dont les contours se frangèrent de nuances métalliques. Au loin, par delà les vagues immobiles de cette mer qui nous entourait, des paysages naquirent et moururent, éclairés de lueurs bizarres. C'était comme une féerie mouvante voilée tout à coup et tout à coup revenant en lumière; des forêts, découpant sur un ciel d'acier poli la dentelle de leurs cimes, un clocher noir poignardant l'aurore, des sapins tranchant la silhouette de leur plumage au-devant du miroir de l'étang, des moulins à vent tournant avec une vitesse folle, un château carré, sombre sur la pelouse où courait le caprice des blanches allées et percé de cent fenêtres dont chacune était un diamant.

Et plus près, car l'industrie est là et le miracle, c'est que sa prose a gagné la poésie contagieuse, plus près un obélisque de briques, échevelant le désordre de son épaisse fumée.

«Est-ce vrai, tout cela?» me demanda encore Annette.

Je ne savais. Je ne l'avais jamais vu.

Il est une heure pour voir la lande bretonne; deux heures, à vrai dire: le lever et le coucher du soleil. Les clochers sortent mieux le soir sur la ligne bleue qui surmonte l'horizon de nuages; mais la forêt, mais le grand sapin isolé, mais le moulin, éveillé avant l'aube, tout ce prodigieux décor où vivent les contes du chercheur de pain, c'est le matin. Il y a des âmes plein l'air. Aveugle qui ne reconnaît pas là le pays des fées!

La diligence montait, le vent allait par rafales courtes et rares. La lumière était lente, lente à venir. Quelque chose passa sur la gloire du ciel ouvert; les contours de l'horizon s'amollirent, puis se noyèrent. C'était la brume qui jamais ne manque. Nous ne vîmes plus que la lande nue avec ses rangées d'arbres maigres, courant selon des lignes fantastiques et ses pierres groupées qui ressemblent à d'immenses troupeaux endormis.

Cet aspect vous pénètre comme un froid. Annette murmura toute frissonnante:

«Oh! c'est triste, triste.»

C'est triste. Elle avait raison. Cela parle un langage austère qui s'est perdu dans le temps et que nous n'entendons plus. Ailleurs, il faut la ruine peuplée de fantômes pour évoquer le passé; ici, non. Le passé va le long de la route que nul monument ne borde, les fantômes sont partout; c'est la patrie du souvenir obstiné. Cette croix brisée qu'il faut deviner sous l'herbe chante plus haut qu'une haute tour.

Avant d'être croix, ne fut-elle pas menhir? Combien s'écoula-t-il de jours depuis que le druide mit sa pointe en terre? C'est vieux. Rien n'a changé ici pendant les siècles. Ce qui vous serre la poitrine, c'est le temps.

La diligence montait; les chevaux fumaient grandis par la vapeur. Nous franchîmes le sommet de la côte.

«Voici la Bretagne! dis-je, saisi malgré moi par cette vaste et morne uniformité.

—C'est grand,» pensa tout haut Annette qui eut un soupir.

Devant nos yeux, jusqu'au clocher lointain de Campénéac qui semblait un point dans l'espace, la lande, toujours la lande, traversée par la route étroite et droite.

Annette se renversa au fond de la voiture. J'eus peine pour mon pays. Nous autres Bretons, nous sommes fiers de la Bretagne.

Je ne suis pas poète. Si j'avais été poète, j'aurais initié ma compagne aux arcanes de cette sévère beauté. C'est grand! avait-elle dit. Dans ce mot, il y avait de l'effroi.

Je gardai le silence: je ne suis pas poète. Mais, Dieu soit loué, la nature n'a pas besoin des poètes. Je les aimerais, les poètes, n'était la nature, et ma rancune vient de ce qu'ils me l'ont trop souvent gâtée. Elle n'a dit à aucun tous ses secrets.

Il est de muettes correspondances, écrites avec cette encre qu'on nomme sympathique. Vous ne voyez que la page blanche jusqu'à l'heure où vous communiquez au papier le degré de chaleur qu'il faut pour vivifier les caractères. Alors, l'œil étonné voit la pensée surgir.

Il plut à la nature de soulever son voile. Ce n'est pas la lumière de midi qui convient à ce mystique paysage; ce n'est pas non plus la grise lueur du crépuscule. Le soleil dépassa l'horizon et resta sous les nuées, étageant les plans discrètement et donnant à chaque relief le piédestal de son ombre. La couleur naquit, riche et remplie de suprêmes harmonies dans son apparente uniformité. La masse dorée des genêts épineux ondula, formant de grandes îles, dans ce lac d'un rose obscur, glacé de vert, que faisait la bruyère; le tronc des pins montra ses fentes carminées, la cime lointaine des chênes rougit, la foule des pierres prit une forme.

Nous vîmes les unes, couchées fièrement semblables à des sphinx énormes, tandis que les autres, rangées en rond, tenaient un grave conseil et que d'autres encore, horde turbulente, précipitaient vers le val leur course désordonnée. Çà et là, le fossé déchirant la terre, faisait éclater des nuances violentes; un ormeau, sorti de la fente d'une roche, pendait sur la route, une flaque d'eau mirait le ciel; et tout près, sur un tertre, tombeau d'un héros inconnu, la fougère agitée secouait ses ailes, parmi les troncs difformes et farineux des bouleaux.

Tout s'animait; la fumée bleuâtre montait du toit du sabotier; devant le bouquet de hêtres, l'aigle bretonne, la cocarde aux ailes de goëland, planait et criait au plus haut des airs, et l'horizon élargi montrait les opulents rivages de cet océan, infécond mais superbe.

«C'est beau! c'est beau!» murmura Annette qui se laissa glisser dans mes bras.

Le lendemain, nous couchâmes dans une cabane de pêcheurs, au Magoër, en la paroisse de Plouhinec, sur la rive droite de la rivière d'Etel.

On ment assez, en Bretagne, malgré l'axiome! «Faut pas mentir;» mais pour mentir avec fruit, quand on veut cacher son origine et son pays, il faut beaucoup de talent. Il y a d'abord le langage, divisé en trois dialectes principaux; Vannes, Quimper, Tréguier, qui eux-mêmes se subdivisent en une quantité de patois, de telle sorte qu'un vrai bretonnant reconnaît la provenance d'un passant rien qu'à la manière dont il dit: «Dieu vous bénisse.» Il y a ensuite le costume, chose importante, solennelle, sacrée, qui varie, non pas de district à district, mais de paroisse à paroisse, et qu'on ne peut abandonner sans honte.

Nous étions les Costouët de Paimpol, le mari et la femme, Jean Costouët et Anna Costouët. Il peut vous sembler que le nom manque d'euphonie, mais il était bien choisi. Chez nous, le Floch, le Goff et Costaouët peuplent des communes entières, comme Martin, Picard et Durand en France, comme Meyer, Schwartz et Müller en Allemagne, comme Brown, Smith et Johnson en Angleterre.

Les Costaouët de Paimpol devaient parler breton d'abord et subsidiairement le dialecte de Cornouailles. Ils devaient avoir le costume de Paimpol et leurs papiers.

Faut dire la vérité! Joson Michais fut obligé d'entasser un véritable monceau de mensonges pour nous faire un état civil dans ce hameau du Magoër, où il y avait une quinzaine de feux, sans autre autorité constituée que le brigadier de la douane.

Le maire était à Plouhinec, le syndic des gens de mer à Etel, de l'autre côté de l'eau. Nous donnâmes quelques douceurs au brigadier de la douane et à ses préposés, des sans cœurs de soldat-marins, au dire de Joson, et nous envoyâmes de temps en temps une douzaine de rougets, frais comme la rose, à M. le maire. Cela suffit pour nous mettre en règle. Deux de nos enfants furent inscrits à la mairie et baptisés à la paroisse sans autres papiers que notre rôle d'équipage.

Mais le rôle d'équipage, par quel moyen le put-on obtenir?

Quelques années avant l'époque dont je parle, Etel était un pauvre hameau comme le Magoër. Un homme s'était trouvé, un humble fondateur, qui dépensait son argent et sa vie à l'œuvre qu'il s'était imposée. Il venait d'élever Etel à la position de commune; il était en train d'y bâtir une église. A l'heure où j'écris, Etel a près de deux mille habitants, c'est un port de mer. Cela grandit et va devenir une ville.

Je ne demande pas pour ce digne homme la gloire de Romulus, et je pense qu'on l'embarrasserait fort en lui érigeant une statue. Mais depuis qu'Etel est une ville, des gens riches y sont venus qui oppriment le pauvre fondateur. Eternelle histoire. Sic vos non vobis! criait Virgile. Le maire d'Etel a travaillé pour des gros marchands de sardines qui jamais n'ont travaillé que pour eux-mêmes et qui sont arrivés tranquillement après la besogne faite. Je me souviens du maire d'Etel comme d'un ami.

En sa qualité de syndic des gens de mer, ce brave maire, M. Bourgeais, fit délivrer un rôle de pêche à Joson qui avait ses papiers en règle; Joson eut droit et devoir d'embarquer deux mousses. Je fus l'un et Annette l'autre: Jean et Anna Costaouët de Paimpol, l'homme et la femme. Il ne fallut pas une année pour faire d'Anna Costaouët un matelot fini.

A ceux qui jugent les pêcheurs de nos côtes par l'excellente littérature de l'Opéra-Comique, je n'ai rien à expliquer. Ils trouveront le fait tout simple. Pour être pêcheuse, on met une tunique rouge, liserée de noir, et l'on apprend une barcarolle d'Auber, cela suffit amplement. A ceux qui connaissent la mer et le métier, je dirai: Annette le voulut.

«Où tu iras, j'irai, décida-t-elle; ce que tu feras, je le ferai.»

Elle vint avec moi, elle fit comme moi. Plus d'une fois, en franchissant la barre de la rivière d'Etel, qui est dure en tout temps et terrible dès qu'il y a un peu de mer, elle fut couverte par la lame. Elle riait. J'étais là.

Nous eûmes notre premier enfant; Philippe Costaouët, quatre mois après notre arrivée au Magoër. Joson Michais fut son parrain et l'une de nos voisines sa marraine. Nous étions trop heureux, et souvent il m'arrivait de remercier Dieu passionnément. Annette ne regrettait rien: je le croyais alors. J'aimais à veiller près de son souriant sommeil, cherchant à deviner quelles joies tranquilles passaient dans son rêve. Au pied du lit, dans le coffre de chêne aux parois hautes et naïvement sculptées, le petit Philippe dormait. Je le trouvais plus beau que l'Amour: il ressemblait à sa mère.

Annette s'éveillait à son moindre cri. Pour elle, le réveil était encore un sourire. Son devoir de mère devenait le plus charmant de tous les jeux, et l'enfant rassasié qui s'endormait de nouveau sur sa poitrine l'embellissait mieux qu'une splendide parure. C'est au milieu d'un pauvre cadre aussi que rayonnent les vierges de Raphaël.

C'est bien le cher, l'admirable tableau qui tente le pinceau et le génie: la trinité humaine qui reflète le divin mystère de l'autre Trinité: un même amour en trois personnes: un seul bonheur, mais tout le bonheur.

La fenêtre de notre maisonnette regardait le sud-est. Ce ne sont pas les arbres ici qui font le paysage. L'herbe est rare. Nous avions un petit enclos, formé de quatre murs en pierres sèches qui ressemblaient à des digues. Quelques cerisiers aguerris à l'orage et un grand figuier y luttaient contre le vent d'aval. Dès juillet, le vent avait brûlé toutes les feuilles du figuier, mais il n'en donnait pas moins des fruits délicieux. Entre la grève et la mer, il n'y avait qu'un étroit sentier, conduisant à la caserne de la douane. Aux grandes marées, le flot venait dans nos fraisiers.

La rivière d'Etel, large comme la Loire, ridait son eau bleue sous nos croisées. Tous les jours, à fin de flot, l'escadre des barques de pêche, tumultueuse comme une charge de cavalerie, défilait devant nous. Au delà de l'eau, la petite ville, gracieuse et fraîche comme son nom, étageait ses modestes maisons sur la falaise aride.

Tout est aride, sauf la mer. C'est l'Océan qu'on ensemence et la récolte est au fond de l'eau, sur ces grèves noyées où paît l'innombrable troupeau de Neptune. La forêt n'a pas ses racines dans le sol: ce sont les mâts de mille barques, incessamment balancées; le vent siffle dans ces branches droites et nues, agitant la flamme qui claque à la rafale comme le fouet impatient du postillon, ou enflant avec fracas ces larges voiles brunes qui vont faire jaillir l'écume de la lame éventrée.

Les fruits enfin ne sont ni la pomme vermeille ni l'enivrante opulence du raisin; les voilà, les fruits, dans ces paniers à la forme pure et antique: c'est de l'argent vivant qui scintille et chatoie sous le soleil, c'est ce tas de cristal qu'on remue à la pelle comme le blé, c'est le miracle annuel de cette pêche qui vient, car tout désert à sa manne, mettre la provision de pain noir dans la huche vide de la chaumière bretonne: c'est la sardine, humble richesse des grèves infertiles.

Avec la sardine, le pauvre élève ses enfants, et, voyez, avec la sardine, l'âpre capital trouve encore moyen d'acheter son hôtel à la ville et son château à la campagne.

Un si petit poisson! Mais le pauvre mange peu et, pour le jeûne d'un millier de pauvres, il n'y a guère que la gourmandise d'un seul capital. Tout est bien. Qu'on meure d'indigestion ou de faim, et la place est la même au cimetière.

Il y a des riches à Etel. La sardine y fait venir de Paris des robes de soie. Néanmoins et malgré tout l'eau de Cologne qu'on y dépense chez «les bourgeois,» Vespasien y verrait mentir son proverbe impérial. A Etel, l'argent a de l'odeur.

Au dessus d'Etel, la falaise rejoignait la lande, morne et grande, coupée çà et là au lointain par de riantes oasis; à gauche, la rivière remontait jusqu'aux vieux ombrages sous lesquels saint Cado força le diable à lui construire une chaussée; à droite, c'était la mer où Rohellans, le noir écueil, s'élève une tour, au devant des horizons perdus de Quiberon.

La pêche était pour nous un déguisement bien plus qu'une nécessité, mais je suis pêcheur par vocation et je me surprenais à désirer que notre bon Philippe mît un terme à ses envois, qui nous faisaient trop riches. On ne saurait dépenser au Magoër plus d'argent que nous en dépensions. Sous le costume pimpant, coquet, mais correct, des Eteloises, Annette m'éblouissait. Je la voyais toujours gaie et contente, le petit venait bien; nous étions trop heureux.

Parfois, le soir, quand nous courions des bords devant l'entrée pour doubler la barre contre le vent, j'apercevais mon adorée madone sur la dune, à la pointe du phare, avec son enfant dans ses bras. Son mouchoir flottait comme un baiser qu'on envoie. Si j'avais été poète....

«Lofez, quoique çâ, monsié el chevâlier, me disait Joson Michais, sans vous commander, si c'est que vous ne voulez pas perdre la bârque.... Tenez! c't'âmour d'âgneau à tendu son petit bras, aussi vrai comme Dieu est au paradis!»

Et il oubliait d'orienter la voile. Nous embarquions deux ou trois seaux d'eau. «Ah! soldats-marins! peltas! gabeloux! gendarmes!»

Notre petite Anna vint la deuxième année. Il y eut deux berceaux.

Puis une autre année se passa encore. Notre Philippe avait des cheveux blonds frisés. Il parlait, il courait déjà sur le sable.

Il y a des jours si beaux qu'ils font craindre l'orage. Une des histoires antiques qui m'ont le plus frappé est celle de cet homme qui redoutait son bonheur et qui jeta son anneau à la mer pour établir lui-même une compensation à sa félicité trop complète. La mer lui rendit son anneau, et il dit: Jupiter me condamne.

J'aurais voulu un nuage dans mon ciel bleu. Je m'endormais souvent avec la pensée que je serais éveillé par un coup de tonnerre.

Il y avait quatre ans que nous étions au Magoër. Personne ne nous avait inquiétés. Nous étions oubliés. Chaque heure écoulée devenait une garantie de sécurité.

Un soir, je me promenais avec ma femme et mes deux enfants le long de la rivière. Nous avions remonté jusqu'au pont Lorois qui était alors en construction et sur lequel on passait déjà pour aller de Port Louis au fort Penthièvre. Une calèche venait du côté de Lorient. Il n'est pas rare de voir les touristes suivre ce chemin à cette heure, afin de coucher à Carnac et de visiter au soleil levant le fameux champ des pierres druidiques.

La calèche contenait un jeune couple, et deux enfants.

C'étaient des gens de Paris. On le voyait à la toilette des enfants. Rien ne ressemble aux enfants de Paris.

Certes, je ne suis pas de ceux qui admirent ces précoces élégances. Mais l'enfance embellit tout, et j'aime les enfants. Les enfants de Paris étaient restés dans mon souvenir. J'admirai ceux-ci, qui étaient charmants, et je dis:

«Philippe et Anna seraient comme ceux-là....»

Annette me regarda et devint si pâle que je m'élançai pour la soutenir.

«Je ne regrette rien! m'écriai-je. Je ne changerais pas mon sort pour celui d'un roi!»

Elle me sourit, mais elle resta pensive. J'avais le cœur serré. Il me sembla que cette calèche, environnée de son nuage de poussière, emportait quelque chose de notre bonheur.

XXXV.
COUP DE FOUDRE

Annette restait seule souvent. Pendant mes absences quotidiennes, elle n'avait que mon souvenir à qui parler. Peut-être que la parole qui m'était échappée répondait en elle à quelque mystérieux regret. Les mères veulent tout pour leurs enfants. C'était une nature forte et droite, mais impressionnable à l'excès et tendre jusqu'à l'inquiétude. Dans cette parole, qui n'avait aucune portée cachée, peut-être avait-elle vu pour moi le germe de tout un malheur.

J'avais dit:

«Philippe et Anna seraient comme ceux-là....»

Donc, je trouvais en ceux-là, ou du moins dans le luxe parisien qui les entourait, quelque chose que Philippe et Anna pouvaient envier. Nos deux petits étaient habillés comme les enfants du pays. Mais qu'ils étaient roses, et frais et robustes! Philippe balbutiait le breton aussi bien que le français. Sur mon honneur, comme ils étaient je les voulais.

Jamais Annette elle-même ne m'avait semblé plus charmante sous le costume parisien. Je ne la souhaitais pas autrement.

Quinze jours s'écoulèrent. Je m'étais bien gardé de revenir sur cet entretien. Je le croyais oublié. Annette me demanda une fois si je voulais qu'elle prît une femme pour l'aider auprès de ses enfants. Elle était avec moi, s'il est possible, plus affectueuse que de coutume, mais je la voyais souvent pensive. Elle entendait mal ce qu'on lui disait. A plusieurs reprises, le soir, il me sembla qu'elle essuyait ses yeux après avoir embrassé Anna ou Philippe.

Nous eûmes une voisine pour garder les enfants. J'appris qu'Annette avait fait deux voyages à Hennebont, petite ville distante de trois lieues, sur la route de Vannes.

Après la pêche, maintenant, quand je rentrais, j'avais peur. De quoi? Je n'aurais point su le dire, mais du plus loin que mon œil pouvait atteindre, j'interrogeais la pointe du phare, et dès que j'apercevais Annette, mon cœur était soulagé. Craignais-je de ne l'y plus voir? L'idée qu'elle pouvait me fuir était-elle entrée en moi? Oh! non, mille fois non! C'eût été un commencement de folie. Mais je souffrais. Il ne faut point essayer d'expliquer l'instinct ni le définir. La vérité, c'est que les pressentiments ne trompent jamais.

Un soir, j'eus beau regarder, je ne vis pas à l'extrémité de la dune cette forme bien-aimée qui était mon vrai phare. Joson remarqua comme moi l'absence d'Annette, car il borda un aviron sans mot dire pour aller plus vite.

Je sautai sur le sable et je montai la falaise en courant. Il fallait qu'Annette fut bien malade.

A la maison, je trouvai la voisine avec les deux enfants qui pleuraient, demandant leur mère. Annette était partie depuis le matin.

«Elle va revenir!» m'écriai-je.

Mais il y avait sur la table une lettre à mon adresse; c'était l'écriture d'Annette. Je l'ouvris, et Joson, qui entrait, me soutint comme je tombais à la renverse.

XXXVI.
L'ABBE RAFFROY.

Joson me porta sur mon lit. Je ne prononçai pas une parole dans le premier moment. Je ne sais pas bien si j'avais lu la lettre ou si la première ligne seule m'avait étourdi comme un coup de massue; ce dont je suis sûr, c'est que le contenu de la lettre m'échappait en cet instant. Ma fièvre d'autrefois était revenue foudroyante. La crise était plus forte, le rêve plus violent, mais les mêmes symptômes surgissaient.

Joson envoya un gars du village chercher un médecin à Port-Louis. Quand le médecin arriva, j'avais le transport.

Je voyais Annette dans un salon qui était beau sans avoir rien de féerique: le salon qu'elle aurait dû avoir. J'entendais le piano de la rue Saint-Sabin, le piano qui se taisait depuis quatre ans. Il était là, mais ses sons voilés semblaient venir de loin, de bien loin. Et il chantait, comme une voix dont les douceurs étaient infinies, le pauvre cher refrain:

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