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Annette Laïs

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XXI.
FIANÇAILLES.

En sortant du théâtre, j'évitai à dessein M. Laïs et Philippe. Il était plus de minuit quand je regagnai l'hôtel. Le déjeuner du lendemain, comme on le pense, fut un peu orageux, bien que le président et sa femme ne connussent point encore l'emploi que j'avais donné à mes heures de bureau. Le président me dit qu'il avait écrit à mon père tout exprès pour l'informer de ce fait que j'avais enfin pris la résolution d'aller régulièrement au ministère. Ceci était une menace pour l'avenir et impliquait la condamnation du passé. Petite maman, opposition systématique et vivante à tous actes de son seigneur et maître, annonça qu'elle allait écrire à ma mère pour lui dire de moi tout le bien possible, mais quand le président eut quitté la table après son frugal repas, petite maman fit semblant de pleurer et j'eus une scène. Il fallait qu'elle fût tombée sur un mauvais cœur! Je lui arrachais les dernières illusions de sa jeunesse! Je n'y mettais pas même les formes! Je l'abandonnais brutalement! insolemment! J'étais ingrat comme peuvent l'être les cochers de fiacre! La baronne était venue et lui avait dit: On ne voit déjà plus le cousin! La vicomtesse était venue et lui avait dit: J'avais pronostiqué cela sans être sorcière! Une substitute enfin, hélas! oui, une substitute qui n'avait point passé vingt-huit ans, était venue et avait dit: C'est bien grave ici pour un garçon de son âge!

«Etais-je donc grave avec toi, René? Quel âge croient-elles donc me donner? Leurs calomnies ne peuvent pas faire que j'aie vingt-quatre heures de plus? Te faut-il des plaisirs? Mais je ne demande pas mieux! Nous irons tous les soirs au spectacle. Cet hiver, en domino, je peux très bien risquer le bal de l'Opéra. Et cet atroce Josaphat est venu aussi! Et sais-tu ce qu'il m'a dit? Il m'a dit: Quand on n'a pas soin de leur attacher un fil à la patte...... Mais c'est un homme, lui, au moins! J'avais payé quelqu'un pour arracher les yeux de la substitute! Qu'as-tu fait hier au soir?

—J'ai dîné avec des camarades de bureau,» répondis-je.

Je n'ai pas remords de ce mensonge. C'était de la bonté d'âme.

«Déjà! s'écria-t-elle. Du premier coup! Ces ministères sont de mauvais lieux! Et crois-tu que ton excellente mère t'ait envoyé à Paris pour de pareilles orgies! On s'échauffe la tête, on perd sa santé. Y avait-il des femmes?

—Nous étions entre hommes.

—Voilà qu'il apprend à mentir! s'écria Aurélie. Mettez les jeunes gens aux ministères! Et sais-tu ce que sont ces femmes qui vont avec les jeunes gens des ministères? Je vais écrire à Vannes. Ta maman était pour moi une sœur aînée, presque une mère: Je vais tout lui raconter, c'est mon devoir! Y en avait-il de jolies?

—Mais, petite maman.... voulus-je dire.

—Certes, certes! tu vas soutenir ton mensonge! Vous êtes Normands doubles en Bretagne! Ah! c'est la dernière fois! Ah! je ne m'y laisserai plus prendre! Ah! chevalier, vous m'avez fait aussi par trop de mal!»

Eh bien! vrai, ce n'était pas ma faute, car j'avais un fond de sincère affection pour ma cousine, qui n'était pas sans le mériter à de certains égards. Elle avait été bonne pour moi, en définitive; j'ajoute tout de suite qu'elle fut bonne pour moi dans la suite et jusqu'au bout. Ses ridicules, auxquels on pourrait appliquer un nom plus sévère, ne m'éloignaient point d'elle. Je lui pardonnais toutes ses anciennes faiblesses, en faveur de sa faiblesse actuelle dont j'étais le trop heureux objet. Je ne peux pas dire que je prisse fort au sérieux ses plaintes tragi-comiques, mais j'éprouvais le besoin de la consoler, à travers l'égoïsme même de ma préoccupation amoureuse.

Elle but son café trop chaud et m'en fit le reproche. J'étais cause, ce matin, de tous les malheurs.

«Encore, s'écria-t-elle tout à coup, monstre de bambin, si tu ne m'avais pas affichée vis-à-vis de toutes ces dames!»

Ici, je méritai mon pardon d'un seul coup: j'eus la force de comprimer le violent éclat de rire qui chatouillait tous les muscles de ma face.

«Je vais être la fable de tout notre petit cercle,» reprit-elle en versant une jolie dose d'eau-de-vie dans sa tasse.

Jusqu'à ce jour, elle n'avait même pas regardé l'eau-de-vie. Ses vaisseaux étaient brûlés. Outre ses vingt-huit ans, elle avait passé le Rubicon!

«Est-ce toi qui vas payer les verres cassés?» reprit-elle brusquement.

Le ciel sait bien que je n'avais cassé aucun verre.

Elle but son gloria d'un seul trait, car en touchant les lèvres d'une fille des croisés, ce vulgaire mélange ne pouvait devenir ambroisie.

Puis elle me regarda d'un air de défi et son œil prit une expression mauvaise, pour le coup.

«Là-bas, à Vannes, murmura-t-elle entre ses dents serrées, ils t'auront dit que j'avais quarante ans.»

Je protestai encore.

«Quarante ans! reprit-elle avec une amertume profonde. Madame Aurélie de Kervigné! La province est un tonneau où grouillent des vipères! Quarante ans! C'est absurde! Si on ne t'avait pas dit cela, je t'aurais tourné la tête! Voyons! la main sur la conscience, quel âge me donnes-tu?

—L'âge d'une femme charmante......

—Serpent! tu as fait une connaissance

Je maintiens ce mot qui, comme le gloria, franchit des seuils illustres.

Je dus rougir. Elle saisit ma chaise d'un bras vigoureux et la rapprocha de la sienne.

«Elles seraient trop contentes! s'écria-t-elle impétueusement. Si tu savais comme elles étaient jalouses! Ah! chevalier! chevalier!.... Je mettrais le feu à Vannes, vois-tu!

«Ce n'est pas que je sois à court, au moins? s'interrompit-elle ici en se redressant avec fierté. Tu as vu Sauvagel? C'est un garçon comme il faut et qui se tient bien. Mais tu leur avais plu à toutes: c'était un succès. Sauvagel est un peu nigaud et ses parents sont des bourgeois. Allons! je t'ennuie, petit. Embrasse-moi et n'en parlons plus.»

J'obéis de bon cœur, et le traité de paix fut signé aux conditions suivantes:

Article premier: comme j'avais affiché ma cousine, je m'engageai loyalement à ne rien faire qui pût modifier l'opinion de son cercle au sujet de nos prétendues relations; au contraire, je promis d'être amoureux devant ces dames et de désoler Sauvagel.

Article deux: franchise entière, récit complet de mes orgies avec les amis du ministère, description authentique des femmes, procès-verbaux de mes amours.

Article trois: pas d'attache! pas de passion sérieuse! voltige habituelle de fleur en fleur comme il convient à don Juan qui a l'honneur d'appartenir à la fois à la noblesse historique et à la jeune administration.

Je commençai tout de suite, et je lui fis un conte à dormir debout qui la divertit outre mesure.

«T'es-tu grisé? me demanda-t-elle.

—Un peu. Gaieté d'officier.

—Ah! il les sait déjà toutes! Je voudrais te voir gris.

—J'aurais honte, ma cousine.

—Il y aurait de quoi, chevalier. Jurez-vous, quand vous êtes gris?

—Comme un Polonais.

—Et les demoiselles?

—Comme des anges!

—Est-ce que tu ne pourrais pas me faire voir cela? dans un petit coin, par un trou de serrure?

—Nous chercherons le moyen.

—Tout est pour elles? conclut-elle en soupirant. Et cela nous jalouse! As-tu rendez-vous aujourd'hui?

—Certes.

—J'ai bien envie de te nouer un fil à la patte, comme dit le docteur.

—Ah! ma cousine!

—Si j'avais été homme!....

Ce ne fut pas un soupir qui acheva sa phrase, ce fut un ouragan.

Ah! qu'eût-elle fait, dieux immortels!

La matinée était bonne; tout se trouvait ainsi arrangé pour le mieux. A deux heures, je partis pour mon bureau de la rue Saint-Sabin.

En route, je me demandais ce qu'aurait dit ma cousine, si je lui avais raconté au vrai mon entrevue avec Annette.

Pauvre cher entretien dont le souvenir gardait mon cœur sous le charme et, en même temps, remplissait mon esprit d'étonnement. Se pouvait-il que nous ne nous fussions rien dit? Rien absolument. Tout cet amour qui débordait en moi, se pouvait-il que je n'en eusse point versé une seule goutte?

Et se pouvait-il cependant qu'il y eût dans mon âme l'impression nette et profonde d'aveux échangés, la saveur de toute une scène de passion, l'empreinte et la chère fatigue d'une adorable lutte d'amour.

Se pouvait-il? Cela se peut-il, en effet? Je n'ai vu rien de pareil en aucun livre, même dans ceux de ma tante Kerfily Bel-Œil.

Cela est, nous avions tout dit, je ne sais comment, sans même employer l'éloquent langage du silence. Je sentais qu'elle n'ignorait plus rien de moi, et je savais tout d'elle.

Mais que de choses pourtant j'avais encore à dire! surtout que de choses à entendre! Quand je n'étais pas auprès d'elle, j'avais un impérieux besoin de lui parler. Je lui parlais tout seul. Je l'échauffais et je me brûlais. Il me semblait que mon cœur s'épandait hors de ma poitrine et se faisait parole pour entrer dans le sien.

Je n'étais pas sans inquiétude. La veille au soir, j'avais laissé volontairement les choses en suspens. Annette était en quelque sorte chargée de soumettre à son père le résultat de l'examen subi par moi. En me reportant à cet examen, je ne pouvais certes pas être tranquille.

De mes déclarations, un seul fait positif ressortait: à savoir, que j'avais nom René tout court.

En dehors de ce fait qui n'était pas à mon crédit, il y avait le malheur du nom lui-même.

Plus j'approchais de la rue Saint-Sabin, où mon sort allait se décider, plus mon trouble augmentait. Il était au-dessous cependant, beaucoup au-dessous de ce qu'il aurait dû être, car en consultant les lois de la sagesse mondaine, je n'avais aucune chance de réussir. Bien plus, et suivant les mêmes lois, ma réussite même devrait constituer un cas d'accusation grave contre la famille capable d'accueillir un jeune homme dans ma situation. Cette dernière phase de la question m'échappait; quant à l'autre, j'avais conscience du pouvoir absolu d'Annette et j'étais sûr qu'Annette m'appartenait.

Je trouvai M. Laïs seul, et je pense qu'il avait éloigné ses enfants à dessein, parce qu'il comptait être très sévère. Il était pâle comme un malade qui a passé une nuit sans sommeil. Son regard morne et fatigué annonçait la souffrance. Involontairement, douloureusement aussi, je songeai à cette attente où il était de sa fin prochaine. J'avais traité jusqu'alors ses pressentiments avec légèreté. Je fus converti aujourd'hui d'un seul regard.

M. Laïs me sembla condamné.

Il ne me tendit pas la main.

«Monsieur de Kervigné, me dit-il avec une froide douceur, le fils peut ne point ressembler à son père, il ne m'étonne point que vous nous ayez caché un nom devant lequel la porte de notre maison se serait fermée d'elle-même. Ce qui m'étonne et ce qui m'indignerait si votre âge ne plaidait pour vous, c'est que vous ayez osé renouveler la tentative de votre père.»

Je n'étais pas bien habile, mais pourtant je compris tout de suite l'avantage que me donnait sur lui son erreur. Aussi ne l'interrompis-je point.

«Comme vous pouvez le penser, reprit-il, voyant que je gardais le silence, toute explication est désormais inutile.

—Permettez-moi de croire le contraire, monsieur, répliquai-je cette fois avec fermeté. Mon père est un loyal gentilhomme, qui a passé comme vous une vie déjà longue à se faire aimer et respecter dans une sphère modeste. Je ne suis pas le fils de M. le président de Kervigné.

—Ah!....» fit M. Laïs dont le front se dérida.

Car nous étions tous complices, et il ne demandait qu'à pardonner.

«Je ne juge pas mon cousin le président, poursuivis-je. Si j'avais ma femme à défendre, je saurais ce que je dois faire pour repousser des tentatives semblables à la sienne. Je suis son obligé jusqu'à ce jour, et Annette Laïs me semble tellement au-dessus de ces petites hontes que je ne garde même pas de rancune à celui qui l'a méconnue. J'établis seulement ce fait, que je suis le fils d'un honnête homme et d'une vertueuse femme.

—Ah!.... fit une seconde fois M. Lais.

Il me donna sa main en murmurant:

«Je vous demande pardon, monsieur de Kervigné, je vous demande pardon. Je n'avais pas l'intention de vous offenser.»

Puis, pesant sur ma main jusqu'à ce que mon front fût à portée de ses lèvres, il y mit un baiser en ajoutant:

«Je n'avais que cette objection-là, monsieur René. Le reste est une chose qui ne vaut pas la peine d'être dite. C'est un pressentiment: j'ai la crainte d'un malheur.

—Mon amour est profond et sincère, répliquai-je en serrant ses pauvres mains froides sur ma poitrine; c'est beaucoup contre le malheur.

—Ce n'est pas assez, si le malheur est tel que je le crains. Pensez-vous donc que j'aie moins peur pour vous que pour elle?»

Je ne pus me retenir de sauter à son cou. Il me pressa sur son cœur en un long et paternel embrassement.

«Vous êtes un cher jeune homme, reprit-il, et le mari d'Annette sera le plus aimé de mes fils. Elle m'a rapporté ce que vous vous êtes dit hier. Vous vous aimez saintement, et que faudrait-il, mon Dieu, pour que cet amour fût la consolation de ma dernière heure?»

Nous nous aimions, en effet, nous nous aimions saintement, s'il est vrai que l'amour parfait soit une sainte chose; mais que pouvait lui avoir rapporté Annette? Peut-être ce que nous nous étions dit sans parler. Je ne l'ai jamais interrogée à ce sujet, parce qu'il est entre nous des choses qui n'ont pas encore été exprimées, mais il arriva plus d'une fois dans les semaines qui suivirent que Philippe et M. Laïs firent des allusions à nos entretiens. Je répète que nos entretiens furent très longtemps de silencieux tête-à-tête, coupés par des observations si frivoles qu'il semblait y avoir gageure ou parti-pris. Ce que je pensais tout bas quand j'étais seul, moi qui n'avais point de confident, Annette le pensait tout haut devant son père et son frère. Elle traduisait en langage vulgaire le bizarre idiome de notre bonheur.

Il y avait, du reste, quelque chose de semblable en moi. Jamais ces entrevues muettes et insignifiantes en apparence ne me laissèrent un vide dans l'esprit ni dans le cœur. Et quand la langue d'aimer nous fut donnée, il nous parut que nous répétions les mélodies déjà connues d'un répertoire charmant. Ce fut du plaisir de plus, mais cela n'ajouta rien au bonheur.

M. Laïs aborda enfin, cette fois, les questions principales et sur lesquelles, avec tout autre que lui, j'aurais été renvoyé avec boules noires. J'entends parler de ma situation de fils de famille mineur et de la dépendance complète où j'étais sous le rapport pécuniaire. J'arrangeais cela de mon mieux sans rien avancer cependant qui ne fût rigoureusement vrai. Je mis en avant la tante Renotte, ma protectrice, et l'excellent naturel de mes parents. M. Laïs, esprit naïf et large, mais fin, toutes les fois qu'il consentait à fixer sur un objet l'œil de son intelligence, me montra qu'il voyait les endroits faibles de mon explication. Mais pour répéter un mot qui est écrit déjà, il me montra aussi qu'il était complice. Annette avait dit: Je veux, et Annette était reine.

Il fut convenu entre nous que je solliciterais sur-le-champ le consentement de mon père. Comme je me faisais fort de l'obtenir, et cela de la meilleure foi du monde, M. Laïs secoua la tête et murmura:

«Nous sommes des étrangers, des étrangers pauvres. On dit que les Bretons sont fiers et qu'ils sont obstinés. Tout ceci est entre les mains de Dieu.

—Vous êtes ici chez vous, monsieur de Kervigné, ajouta-t-il en se redressant avec une solennelle dignité. Je mets ma fille sous la garde de votre amour et de votre bonheur.»

Nous dînâmes ensemble ce jour-là. Le repas fut triste. J'appris qu'Annette et Philippe étaient allés ensemble au tombeau de leur mère.

Après le repas, qui finit de bonne heure, à cause du spectacle, Annette me dit:

«Il ne faudra jamais venir me voir au théâtre. Hier, c'était le théâtre qui nous empêchait de parler.

—Quand faudra-t-il venir? demandai-je.

—Le matin. Vous ne m'avez jamais entendue au piano. Je sais des airs qui m'entretiennent de vous: ils vous parleront de moi.»

Elle me donna son front. M. Laïs était retiré déjà. Philippe me dit:

«Quand j'ai passé une heure avec ma mère il faut que je sois seul le soir.»

Il me serra la main et je fus seul.

Mais de ces mélancolies, une délicieuse impression se dégageait pour moi. Annette ne m'en avait jamais tant dit. J'avais un désir fougueux d'entendre causer le piano d'Annette.

J'eus beau prendre le chemin des écoliers, j'étais à huit heures à la porte de l'hôtel. Il y avait longtemps que je n'étais rentré de si bonne heure. Aurélie m'entendit monter et m'appela. Sauvagel, en grande tenue de séducteur, perchait au coin d'une jardinière et gardait sur les lèvres sa dernière fadeur comme les enfants gourmands se barbouillent avec des confitures. J'eus pitié de lui, tant son métier me parut lamentable. Il fut congédié ignominieusement.

«Qu'avez-vous fait, chevalier? me demanda Aurélie. Vous prenez décidément votre pension hors de chez nous.

—Une invitation.... répondis-je.

—C'est convenu. Et il n'y a pas eu de débauche!

—Pas tous les jours.»

Son éventail frappa gaillardement le bout de mes doigts.

«Sais-tu pourquoi j'ai renvoyé M. Sauvagel?

—Parce qu'il vous ennuyait.

—Toujours. Ah! si vous aviez été un bon sujet. Mais c'est de l'histoire ancienne. J'ai renvoyé Sauvagel parce qu'il y a du nouveau et que je suis à la tête d'une magnifique idée.

—Voyons la nouvelle.

—Léa Mouton n'a pas vécu. M. le président a trouvé sur son œil un noir qu'il n'avait pas fait. Trop poli pour cela! Il s'est plaint; Léa Mouton, qui n'est pas polie, l'a décoiffé d'un coup de pied à hauteur de président. Devine le reste.

—Une autre Irma....

—Quelle autre? Je te la donne en cent.

—Je renonce.

-Annette Laïs! s'écria-t-elle en éclatant de rire. Laroche prétend qu'il a été battu déjà. Il va bien!»

Cela ne m'émut point.

«Et l'idée? demandai-je froidement.

—Puisque tu en es à faire des fredaines, petit, une de plus, une de moins, peu importe. Ne te fâche pas: on a beau être un amour comme toi, avec ces demoiselles, il faut le nerf de la guerre. Je t'ouvre un crédit de cinquante louis, si tu veux nous souffler Annette Laïs!»

XXII.
LE PIANO D'ANNETTE.

C'était une bonne idée, une de ces excellentes idées qui servent à faire des comédies: une idée riche, féconde, inépuisable. Aurélie, je le suppose bien, ne connaissait pas elle-même tous les mérites de son idée. Elle mettait à ma disposition sa liste civile pour jouer un tour à son mari, et ne voyait rien au delà; mais il est certain que son idée ne s'arrêtait point à ces surfaces: en ce qui me concerne, elle gantait la situation avec un si rare bonheur qu'on aurait pu l'attribuer à un maître du vaudeville, mêlé de couplets. Petite maman était une femme d'esprit, en somme, et ne manquait point de cœur; elle avait de la vaillance; elle avait de l'influence à Paris et aussi en Bretagne, parmi les gens qui étaient les arbitres de mon sort. Supposez que je fusse entré ou seulement que j'eusse feint d'entrer dans son caprice, elle était intéressée à me soutenir. Etant donné son caractère, je puis affirmer qu'elle m'aurait soutenu.

En creusant l'idée, qu'y trouve-t-on? Une femme ayant charge d'âme, une sorte de tutrice envoyant son pupille à la bataille et disant au papillon: Tu vas t'approcher de la chandelle.

Il est vrai que le papillon avait, d'avance, les ailes brûlées jusqu'aux aisselles, mais elle n'en savait rien, et là gît précisément le vaudeville. Les ailes brûlées se voient tôt ou tard; quand on eût découvert l'horrible vérité, quand le papillon, puni de ses téméraires escarmouches, serait venu dire: Je suis vaincu, j'aime, il faut que j'épouse, représentez-vous la figure de ma cousine!

C'était une révoltée; elle avait à un très haut degré l'honneur et la loyauté du bandit d'opéra comique. Son affection pour moi était vraie, malgré l'étrange toilette sous laquelle ce sentiment disparaissait. J'aurais eu en elle une alliée solide, intrépide et fidèle.

Mais je ne suis pas poète, mais je ne suis pas même vaudevilliste! Je ne compris point cela. L'eussé-je compris, j'avoue que je n'aurais pas agi mieux ni plus adroitement. Il est des vocations. Ma nature ne contenait pas un atome de comédie.

Annette, je ne dis pas. Annette était franche comme l'or, mais son intelligence subtile se plaisait parfois à combiner des calculs pleins de finesse. Annette devait un jour venir en aide à son mari et à ses enfants, au moyen de la comédie la plus gracieuse, la plus charmante, la plus touchante qu'ait jamais représentée dévouement de femme et de mère.

Moi, je restai froid comme un marbre. Je n'eus pas même l'esprit de faire à la triomphante idée d'Aurélie l'aumône de quelques applaudissements. Petite maman se fâcha, car elle était possédée d'une soif permanente de flatterie. Elle me dit que j'étais un sot et m'envoya me coucher.

J'y allai paisiblement. Que m'importait une disgrâce dans cette maison, qui était pour moi l'exil?

La route de la rue du Regard à la Bastille me semblait longue, longue! Tout Paris me séparait de ce que j'aimais. Je n'avais pas fait encore dessein de quitter le toit de mon cousin le président, je n'avais fait aucun dessein, à vrai dire, mais le besoin naissait en moi de me rapprocher et d'être libre.

Que m'importait la colère d'Aurélie? C'est à peine si je pensais à Aurélie pendant qu'elle me parlait. J'avais le cœur plein d'une autre image. Annette était là, toujours là, devant mes yeux.

Ceci est la nature même; tout le monde me comprendra et m'excusera. Mais ce qui fut moins naturel, parce que cela tenait à la maladie exceptionnelle de mon caractère, c'est la sécurité fainéante et profonde où je m'endormis. Je m'étais engagé de bonne foi à obtenir le consentement de mon père et de ma mère; en rentrant chez lui, un autre eût pris la plume et plaidé ardemment sa cause; moi je me mis au lit, me disant: Je verrai demain. Je comptais écrire, oh! certes. J'espérais même réussir, mais la pensée du devoir à accomplir ne pesa jamais suffisamment sur moi. Dussé-je tuer l'intérêt de ma pauvre épopée d'amour, il me faut bien le confesser: devant tout effort qui n'a pas pour but immédiat mon amour même, je suis lent, c'est-à-dire lâche. Je n'étais capable de rien, sinon d'aimer. Je l'ai trop prouvé en ma vie. Je suis le fils paresseux de ma bonne mère. Sa placidité expectante est en moi. Je dors comme elle, et comme elle je m'éveille dans une angoisse ou dans une caresse.

Demain, c'est le mot funeste; demain, c'est l'aurore qui ne se lève jamais. J'ai dormi des années en disant: Demain.

Avant de me donner tout entier à la pensée d'Annette, je fis cependant l'effort d'accorder dix minutes à un travail indolent et stérile. J'évoquai en moi même la famille de Vannes et je me demandai quel devait être l'effet de cette lettre que je n'écrivais pas.

Ils vinrent tous à mon appel. Je les vis où j'avais coutume autrefois de les voir: à table. L'énorme soupière d'argent, blasonnée, mais bosselée, trônait au milieu de la nappe bien blanche et fumait comme une cheminée à vapeur; Charlot et Mimi pendaient à droite et à gauche aux jupons de ma mère. Mon beau frère le marquis, tiré à quatre épingles dans son costume de chasse, avait perdu des cheveux noirs et gagné des cheveux gris; ma sœur était de mauvaise humeur; Bel-Œil avait sous l'une et l'autre paupière des larmes traduites de l'allemand; Nougat, enflée comme une daube, gardait cette pâleur bleue des tantes apoplectiques qui s'obstinent à trop digérer; l'abbé Raffroy, qui venait de donner raison à deux opinions ennemies, attachait, d'un air content, sa serviette à l'aide d'une épingle; ma tante Renotte, éveillée comme une souris, arrivait de Landevan tout exprès pour avoir de mes nouvelles; l'oncle Bélébon ressassait impudemment pour la millième fois tout l'esprit de la famille, et l'ignoble Vincent, se trompant de carafe, trempait son vin rouge avec du vin blanc.

Quoique ça, Joson Michais avait sa serviette sur le bras et regardait ma lettre que mon père tenait à la main.

Car elle était là, ma lettre. Mon père disait:

«A la soupe! à la soupe! Bon appétit, bonne conscience! Je voudrais que le chevalier eût sa part de la trempée. Ah! ah! mangeons d'abord. Voilà un potage qui va tomber dans mes bottes.»

Ma mère réclamait tout doucement la lecture préalable de la lettre, et ma tante Renotte l'exigeait à grands cris, mais une imposante majorité soutenait le potage.

Le potage l'emporta. Pendant qu'on mangeait le potage, on parla de moi. Ma sœur dit que j'étais bien heureux de n'avoir que moi à penser. Les enfants, c'est la ruine. Nougat fit l'éloge de l'eau-de-vie stomachique, objet de mon dernier envoi, et Bel-Œil se plaignit de n'avoir pas encore reçu La famille d'Anspach ou l'Heureuse torture, par Mme la baronne de Pfafferlohenlohe, née Fréderica Bierbrawer.

«Bon cœur et ne manquant pas d'intelligence, plaça l'abbé Raffroy entre deux cuillerées trop chaudes.

—Ce n'est pas Gérard, approuva Nougat, mais enfin....

—Ah! Gérard, riposta aigrement Bel-Œil, s'il est beau, il coûte cher.

—On ne l'a pas envoyé là-bas, fit observer l'oncle Bélébon, pour faire l'ornement de la capitale. Aussi! c'est le cadet! Un tabouret pour chauffer les pieds de la présidente. Il passera trois ans là bas, et il reviendra à votre charge!»

Le croirait-on? Je m'endormis au moment où l'on allait ouvrir ma lettre! Je rêvai d'Annette, comme c'était mon droit et mon devoir. Avant dix heures, le lendemain, j'étais assis auprès d'Annette, dont les doigts blancs rêvaient sur les touches de son piano.

Elle avait dit vrai, rigoureusement vrai, son piano parlait; ce fut notre première conversation d'amour. Mon âme vibre encore à ces chants dont le souvenir l'imprégnera jusqu'au dernier jour de ma vie. J'écoutais en extase, je naissais à une existence nouvelle. Pour moi, la passion est quelque chose de suave et de profond qui pénètre et qui berce. Je ne me suis jamais senti si bien moi-même qu'en écoutant ce langage inarticulé des sons.

Tous les aveux étaient là dedans, tous les serments, et aussi toutes les délicatesses infinies de la gamme d'aimer que la parole ne sut jamais rendre. Je contemplais le profil si pur d'Annette et le rayon de sa prunelle qui allait au ciel. Quand ses doigts s'arrêtaient, elle se retournait vers moi souriante.

«Etes-vous pieux, René? me demanda-t-elle pendant que le dernier accord d'un cantique de Haydn errait encore autour de nous.

—J'adore Dieu en vous,» répondis-je.

Et, comme si ma langue se fût déliée par un charme:

«Je ne suis que vous, ajoutai-je. Il me semble que je n'existais pas avant d'avoir porté à mes lèvres cette coupe qui est notre tendresse. Je n'ai pas le cœur ivre, mais je languis comme si je me mourais étouffé par des parfums. Vous m'entourez, je vous respire, je suis pieux de vous.

—Païen,» me dit-elle en riant.

Mais sa belle bouche était toute pâle.

Et ses doigts, promenés sur les touches, exhalèrent je ne sais quels sons qui renvoyaient du ciel l'écho de mes paroles terrestres.

Elle me dit encore:

«Chantez-moi une chanson de notre Bretagne.»

Entendez-vous? Notre Bretagne! Oh! je l'avais vue dans nos champs et sous nos ombrages. Mais les anges eux-mêmes, ces âmes ailées qui sont des femmes, n'auraient pu trouver un mot pour remuer plus délicieusement les voluptés entassées dans mon cœur.

Notre Bretagne! sa bouche gardait la forme de ce mot, qui était répété dans l'enchantement de son sourire.

J'obéis.... Je ne savais pas que j'avais une belle voix. Elle me le dit et je fus heureux, car j'étais heureux de tout ce qui tombait de ses lèvres.

Je chantai un de ces refrains que se renvoient les pâtures au travers de la lande. Des larmes roulèrent sur sa joue.

Ma lon la
Les enfants sont là,
La vache est rentrée à l'étable;
Ma lon la
Ave Maria,
L'Angelus les endormira.

«Je voudrais voir la mer,» murmura-t-elle.

Je lui racontai la mer, vaste et sereine comme le ciel.

C'est là, sur la côte, à l'abri des derniers arbres, que nous bâtîmes la maison de notre bonheur. Il y avait un champ de blé qu'une vieille haie d'aubépine aux troncs bossus protégeait contre le vent du large. Devant le champ de blé, c'était la lande qui allait s'affaissant jusqu'aux sables où commençait la prairie marine, avec ses herbes bleues qui sentent le sel. La dune faisait à cet horizon une bordure d'or, au delà de laquelle brillait l'Océan, glorieuse ceinture de la terre.

Les fenêtres de notre maison regardaient en face l'Océan. Son mur blanc servait de phare aux mariniers qui la voyaient au loin, qui la connaissaient, qui l'aimaient.

Par derrière, il y avait un jardin, le verger, puis la forêt, autre immensité.

J'ai ouï dire: C'est triste! Bonté de Dieu! L'amour entre la mer et les bois!

Mais oui, c'est triste comme toute grandeur, triste comme la suprême félicité.

Il n'y a là ni petites gaietés, ni grimaçants éclats de rire. Il n'y faut point exiler celles qui soupent à la Maison d'Or, ni celles qui rêvent le long des rives du lac, au bois de Boulogne, privées comme les canards de ces ondes domestiques. Elles y mourraient peut-être si elles y vivaient, leurs piaulements insulteraient au silence et leurs bons mots, extraits de Déjazet, offenseraient la solitude.

A chaque contrée sa flore. Paris s'amuse, il a raison, ne pouvant mieux faire. Pourquoi transporter ses jouets? Je sais des lieux où la poésie des Bouffes-Parisiens serait lugubre; je sais de pauvres gens qui ne comprendraient pas le sire de Framboisy.

Mais méditez bien ceci: tout besoin d'amusette suppose l'ennui, car les gens bien portants ne font pas queue à la porte des pharmaciens.

Eh bien! je vous jure qu'on ne s'ennuie jamais entre la forêt et la mer.

Le charme était rompu cependant, notre amour avait une voix, nous trouvions des paroles pour ajouter sans cesse aux joies de ce paradis lointain qui était notre avenir. Le mot aimer ne revient pas si souvent qu'on le dit dans l'échange des caressantes pensées. Entre nous deux, il était sous-entendu sans cesse, et il arrivait ceci que tous les autres mots du langage lui volaient son sens pour signifier: je t'aime.

Je m'en allai, le cœur gros de bonheur. M. Laïs m'avait appelé son fils et Philippe son frère. Dans la rue, sous la fenêtre d'Annette, j'entendis son piano qui chantait:

Ma lon la
Les enfants sont là....

Les enfants! nos enfants! La jeune mère auprès du berceau! Est-ce parce que ce furent là mes seules folies que jeunesse en moi ne s'est jamais passée?

Nous brûlons cependant, comme disent les bambins dans leurs jeux. Nous arrivons aux scènes importantes de notre drame, et il faut faire trêve aux détails. Quinze jours se passèrent ainsi, durant lesquels je ne fis rien absolument de ce qui était nécessaire pour sauvegarder au moins ma situation. Je n'écrivis point la fameuse lettre à ma famille, et pas une seule fois je ne mis le pied au ministère.

J'ai dit que je ressemblais à ma mère. Certes, ma bonne mère elle-même n'aurait point poussé jusque là l'imprévoyance et l'insouciance. Je me laissais aller à mon bonheur comme un bateau à la dérive; je ne pensais à rien, je ne craignais rien. Il ne m'arrivait jamais de me dire que, de toute nécessité, mon cousin de Kervigné apprendrait tôt ou tard mes absences au ministère; je ne faisais pas réflexion que mon sans-gêne à l'égard du bureau et de l'Ecole de droit avait été jusqu'à l'impudence. Et tout en n'ayant pas l'ombre de remords, je me disais toujours: Il faut que je travaille! Il faut que je me crée une indépendance! Je vais commencer, mais là, sérieusement...

Quand? demain.

Il y avait une chose pourtant qui me tenait au cœur: la lettre. Je n'avais garde d'oublier la lettre, à cause des transes qui me serraient la poitrine chaque fois que je passais le seuil de M. Laïs. A ce moment-là, je me promettais sous les serments les plus sacrés d'écrire ma lettre dès le soir même. Je la rédigeais tout entière dans ma tête, quoique j'eusse pu déjà la réciter par cœur.

Mais M. Laïs me donnait une poignée de main et me disait: «Annette est là,» en poursuivant sa ligne commencée. J'entrais dans la chambre d'Annette; le charme m'enveloppait, tout était dit.

Je pense bien que Philippe, toujours tendre et bon, mais absorbé dans sa manie, avait oublié parfaitement qu'il y avait une lettre à écrire. J'étais son frère, puisque les paroles étaient échangées. Cela lui suffisait.

Ce qui m'étonne, c'est que cette situation ait pu durer quinze jours. Je ne parle pas des Laïs, mais bien de mon cousin de Kervigné qui avait des rapports journaliers avec le ministère de la justice. D'un autre côté, c'est à peine si l'on me voyait de temps en temps à l'hôtel. Je n'avais observé aucun des articles du traité de paix signé avec ma cousine. Elle n'était pas du tout ma confidente; je ne lui racontais jamais ni orgies, ni fredaines. J'étais, en vérité, protégé par le hasard, ce dieu qui donne si souvent raison aux insouciants.

Le président, en effet, ne s'occupait pas de moi, et quant à Aurélie, elle avait élevé son Sauvagel à la hauteur d'un personnage.

J'étais libre comme l'air.

Et, pour casser les vitres, il fallut une circonstance fortuite. Si Laroche ne m'avait pas vu entrer chez les Laïs, je ne sais pas quand le dénoûment serait venu.

Laroche dut éprouver ici une joie sans mélange, car il était pour moi un ennemi venimeux et mortel. Il s'informa; il apprit aisément dans le voisinage que je ne quittais presque plus la maison.

J'ai su plus tard par Aurélie qu'il m'accusa formellement, auprès du président, d'avoir accepté les subsides offerts et rempli mon rôle dans cette comédie dont elle m'avait proposé le scénario.

Ce fut un matin, et le lendemain du jour où il avait été décidé chez les Laïs qu'Annette payerait le dédit pour quitter décidément le théâtre, qu'eut lieu la scène que je vais rapporter.

Laroche vint de grand matin dans ma chambre et me pria, de la part de mon cousin, de ne point manquer au second déjeuner. Je descendis chez Aurélie pour savoir de quoi il s'agissait. Aurélie n'était pas dans la confidence; néanmoins, elle prévoyait une catastrophe, à cause de Laroche, qui riait et se frottait les mains en parlant de moi.

«Vous comprenez, chevalier, me dit-elle, moi, je ne sais plus rien de vos affaires. Vous êtes cause que j'ai découvert en notre jeune ami, M. Sauvagel, des qualités que je ne soupçonnais vraiment pas, et j'aurais grand tort de me plaindre. M. de Kervigné s'intéresse beaucoup maintenant à M. Sauvagel. C'est trop juste. Je ne veux pas dire que vous ayez perdu toute mon amitié. Voyons, avez-vous fait quelque sottise un peu trop pommée? Cela peut-il se réparer avec de l'argent? Les jeunes gens qui, au lieu de fréquenter la bonne compagnie, se lancent parmi ces demoiselles des ministères..... enfin, n'importe, ma petite bourse est toujours à votre disposition.»

Je remerciai comme je le devais et j'attendis le déjeuner.

Au déjeuner, mon cousin fut tout particulièrement bienveillant et poli, mais, vers le dessert, il me dit:

«René, vous êtes destitué de votre emploi au ministère. J'ai appris avec surprise que personne ne vous y connaissait.

—Comment! s'écria ma cousine rouge de colère. Il m'avait dit....

—Je vous ai menti, madame, l'interrompis-je.

—Ah!.... ah!.... voilà qui est répondre la bouche ouverte.»

M. de Kervigné reprit:

«Je n'ai adressé à votre sujet aucune plainte à votre famille, René. Je n'en adresserai aucune, si vous consentez à partir pour Vannes, ce soir même.

—Ce soir! répéta ma cousine. Et pourquoi?

—Il s'agit d'une affaire malheureuse et grave, madame, répondit M. de Kervigné. Je pense que notre jeune cousin appréciera ma façon d'agir et entrera dans mes vues...

—Vous vous trompez, monsieur, l'interrompis-je avec la fermeté tranquille qui me venait toujours en ces occasions. Votre façon d'agir m'étonne et vos vues ne peuvent pas être les miennes. J'ai l'intention de rester à Paris: j'y resterai.»

XXIII.
CHATEAUX EN ESPAGNE.

J'étais un singulier mélange de force et d'enfantillage; mais l'enfantillage l'emportait de beaucoup en moi sur la force, qui procédait encore directement de la nature de ma mère. Cette force, malgré la précision et l'à-propos de certaines réponses qui me sont échappées dans des circonstances solennelles, n'était que mon inertie soudainement modifiée. Elle a droit au titre de sang-froid. Le mien était passif et l'action ne tenait pas chez moi ce que promettait la fierté de la parole.

M. le président de Kervigné n'en fut pas moins désarçonné du coup.

«Quel garçon! s'écria Aurélie avec admiration: quel garçon! c'est de l'acier! Ah! nous autres Bretons!»

Elle me fit en même temps un signe de tête protecteur comme pour me dire: Courage!

Le président surprit le signe. Il avait eu le temps de se remettre.

«Je suis forcé de vous avouer, madame, reprit-il avec un redoublement de douceur, que vous êtes pour beaucoup dans la détermination que j'ai prise à l'égard de notre jeune parent. Il appartient à une famille chrétienne et sévère sur le chapitre des mœurs.

—Est-ce à moi que vous parlez, monsieur! s'écria ma cousine en bondissant sur sa chaise.

—Je vous supplie de m'écouter sans emportement, madame. Je ne pense pas avoir jamais manqué aux convenances à votre égard....

—Et vous avez bien fait, c'est moi qui vous le dis. Les mœurs! les mœurs! Verse-moi un verre d'eau, René mon ami, car il y a des mots qui étouffent, vois-tu!»

Le président repoussa son siége et plia sa serviette paisiblement.

«Si vous m'aviez fait l'honneur de m'écouter sans m'interrompre, dit-il, vous auriez vu que nul ne songe à s'attaquer à vous, et vous n'auriez pas rendu notre jeune parent, aux derniers moments de son séjour dans notre famille, témoin d'excès dont le récit sera peu édifiant aux oreilles de nos cousins de Bretagne.

—Vous pouvez compter, monsieur, dis-je en me levant, que je n'ai rien entendu, sinon le congé que vous me donnez.

—Et que je ne ratifie pas, René, mon enfant chéri, interrompit Aurélie. Il y a quelque chose là-dessous. Je saurai le fin mot! Et si l'on écrit en Bretagne, il y aura deux lettres!

M. de Kervigné était très pâle. Evidemment, les choses ne tournaient point comme il l'aurait souhaité.

«Il y a quelque chose, en effet, là-dessous, madame, reprit-il, faisant un violent effort pour garder son sang-froid, et je vous demande la permission de vous prendre pour juge, puisque, paraît-il, je ne suis plus le maître ici. Notre jeune cousin, non content de négliger l'Ecole et son bureau, passe sa vie, sa vie, entendez-vous, chez une fille appartenant à l'un des théâtres les plus infimes du boulevard......

—Ah bah! fit Aurélie, au hasard de son impitoyable rancune, aurait-il eu l'indiscrétion de s'adresser à son Altesse Présidentissime Mlle Annette Laïs.»

Elle resta effrayée. La joue du président avait des tons verdâtres, et j'étais aussi pâle que lui. Un instant son regard alla de lui à moi, exprimant un certain embarras; et tous les muscles de sa face se détendirent en un audacieux éclat de gaieté. Son rire me blessa et fit lever mon cousin comme si un ressort l'eût lancé hors de son fauteuil.

«Madame! menaça-t-il entre ses dents serrées.

—Monsieur! repartit ma cousine les larmes aux yeux, ne vous fâchez pas, c'est involontaire. Ah! vous me tueriez bien que ce serait tout de même. Ah! le scélérat de chevalier! Ah! cette coupable Annette Laïs! Ah! mon Dieu! c'est une crise, voyez vous, une crise. Je voudrais de l'éther. Chevalier, vous ne m'aviez pas dit cela.»

Et le rire allait, donnant à tout son corps un peu replet des secousses spasmodiques. Et les larmes abondantes creusaient des rigoles dans le badigeon de ses joues.

Je crois que M. de Kervigné l'aurait volontiers poignardée. Mais c'était un gentilhomme à sa manière et presque un grand seigneur. Il fut très beau. Il sonna et dit froidement au domestique qui parut d'apporter le flacon de Mme la vicomtesse.

Aurélie le remercia en une dernière convulsion et fut calmée du coup.

«Voyons, René, me dit-elle avec une impertinente componction, avez-vous eu vraiment le courage de chasser, vous aussi, un pareil gibier?»

J'eus un mot sanglant sur la lèvre, car la colère me montait au cerveau; mais ce fut le président qui répondit:

«Madame, prononça-t-il avec une véritable dignité, j'ignore à quels événements comiques il vous plaît de faire allusion. Moi je ne ris jamais quand il s'agit de l'avenir perdu d'un jeune homme. Je ne veux pas vous demander comment il se fait que vous en sachiez plus long que moi sur des choses et des personnes qui ne sont pas de notre sphère....

—Si vous appelez cela des sphères, murmura Aurélie, je connais des gens qui en ont deux: une de jour, une de nuit.

—Je ne chasse pas mon jeune cousin, reprit le président, qui fit, cette fois, comme s'il n'eût point entendu; ceci non-seulement par égard pour notre famille de Bretagne, mais encore par amitié pour lui. Mais ne voulant, sous aucun prétexte, assumer une responsabilité fâcheuse, je lui indique la route à suivre.

—La route de Vannes! interrompit encore Aurélie. Cela ne fera pas votre élection.

Le président dédaigna ce dernier trait.

«J'ai désormais peu de paroles à prononcer, madame, répliqua-t-il, et je vous prie de me laisser achever. J'indique à mon jeune cousin la route à suivre pour sortir d'une situation qui est dangereuse et qui n'est pas honorable. Les deux rôles que nous jouons, madame, ne se ressemblent pas: permettez-moi de préférer le mien. René de Kervigné est à un âge où les folies, faciles à commettre, sont faciles à expier. Je ne veux pas,—je m'exprime clairement,—je ne veux pas couvrir de mon hospitalité une conduite semblable à la sienne; mais s'il s'engage sur sa parole d'honnête homme à rompre d'ignominieuses relations....

—Le laisserez-vous ici? s'écria Aurélie.

—Je consens de tout mon cœur, acheva le président, à oublier purement et simplement le passé.

—A la bonne heure donc! dit Aurélie, non sans un reste de persiflage. Que ne commenciez-vous par là? Allons, chevalier, ne faisons pas la mauvaise tête. Promettons! jurons! Si vous saviez tout ce que M. le président m'a promis autrefois! Jurons! promettons! embrassons-nous et que cela finisse!»

Il y avait longtemps que je n'avais parlé. J'ai dit qu'en ces heures de bataille j'avais l'esprit lucide, prompt et singulièrement net. J'avais réfléchi vite, sinon bien. Je me sentais maître de moi à un très haut degré.

«Mon cousin, dis-je, avec une douceur qui ouvrit tout grands les yeux d'Aurélie, je vous remercie de vos bonnes intentions; moi aussi, je m'exprime clairement; je vous remercie. J'ai conscience de mes torts. Si d'autres ont eu des torts, je ne suis ni en position ni en âge de les en faire rougir. J'accepte vos reproches; ils sont mérités; je me regarde comme justement puni. Mais il est une personne dont vous n'avez point prononcé le nom et vous avez bien fait....

—Tu es un rodomont, René! voulut m'interrompre Aurélie.»

Le calme de mon regard lui ferma la bouche. Je poursuivis:

«Vous avez bien fait, dis-je, monsieur de Kervigné, de ne point prononcer le nom de cette personne, car cela me permet de quitter votre maison dignement et sans châtier à mon tour. En faveur de cette réserve, il me plaît de passer sur le malheur de certaines expressions. Nous nous comprenons à demi-mot tous les deux, je le sais, et je devine l'effort qu'ont dû vous coûter vos paroles. Vous ne renouvellerez jamais ces écarts devant moi, monsieur; je vous tiens pour averti; j'aime Mlle Laïs comme un homme de cœur aime une honnête femme; un autre l'avait mise au théâtre; un autre a tenté vainement de la déshonorer: je lui donne mon nom et je fais d'elle ma femme. Adieu, monsieur.»

En finissant, je m'étais rapproché de ma cousine, dont je baisai la main. Elle resta muette. Je me dirigeai vers la porte.

J'entendis le président qui disait:

«C'est de la démence.»

Et la porte opposée se ferma avec bruit.

«Ici! me cria Aurélie comme je passais le seuil.»

Il y avait dans cet appel presque autant de cœur que de brutalité. Il ne m'arrêta point, et j'étais déjà dans le corridor quand ma cousine, forte comme un homme, me saisit par les épaules, me fit tourner sur moi-même et me ramena dans la salle à manger.

Elle m'assit auprès d'elle de force et m'emprisonna les deux mains.

«Ah çà! me dit-elle, ah çà! mais, mais, mais, mais.... Bigre!!!»

Elle avait le sang à la tête; elle avait besoin à la fois de rire et de pleurer. Elle m'embrassa, et, cette fois, ce fut bien un baiser de mère.

«Tu as été superbe, mon chéri, reprit-elle. Quelles têtes nous avons en Bretagne! Ma parole! tu as été de toute beauté! M. de Kervigné me faisait mal. Il avait cru te rouler! Ah! bien oui! Si seulement cette fille était de qualité, ce serait une pièce pour le Théâtre-Français! Ma parole! ma parole! le président a été écrasé! Tu as passé sur lui comme une diligence! Miséricorde! si j'avais le quart de ton flegme, il ne me faudrait pas six semaines pour le rendre fou! Moi je ne trouve pas que tu aies frappé trop fort. Ma foi, non! il fallait bien lui faire un noir ou deux. Avez-vous vu! Entamer cette matière-là devant moi! Tu sais que c'est Laroche, qui t'a joué le tour! J'en suis sûre. Ah! le coquin! il est méchant comme un singe! Il parviendrait à tout, si ce n'était pas un domestique. Dis donc, tu restes, n'est-ce pas? Laroche dira ce qu'il voudra. Moi d'abord, je suis déterminée à faire des barricades pour que tu restes!

—Ma bonne, ma chère petite maman, répondis-je, je le voudrais, à cause de vous, mais c'est impossible.

—Ah çà! répéta-t-elle encore par trois fois, ah çà! ah çà!....

Et son front se rembrunissait à vue d'œil.

«Est-ce qu'il y aurait un mot de vrai dans ce que tu lui as dit? ajouta-t-elle.

—Il n'y a pas un mot qui ne soit vrai, répliquai-je.

—Tu es amoureux?....

—Passionnément.

—Bah! bah!.... Mais je l'ai donc mal vue, moi, cette Annette Laïs. Après tout, les femmes ne savent pas s'entre-regarder. Tu es amoureux, c'est très-bien. Ce n'est pas une raison pour te jeter à l'eau avec une pierre au cou. En amour, on fait des promesses. A propos! tu m'as menti assez bien, tous ces temps-ci, pour ton bureau et le reste. D'où viens que tu as parlé si raide au président!

—Il est vrai, répondis-je en rougissant de honte; j'ai menti à vous et à d'autres encore. Je ne mentirai plus jamais.»

Elle fixa sur moi un regard où il y avait de l'étonnement.

«Je te crois, murmura-t-elle. Je ne sais pas ce qui s'est passé en toi, te voilà grand comme père et mère; d'aujourd'hui tu es un homme! Raison de plus pour te conduire en homme. Fais tes farces tant que tu voudras avec Annette Lais; plus tu en feras, mieux le président sera battu; mais ne prends pas la chose au sérieux, je t'en supplie!

—Ma cousine, répondis-je en me levant, il est inutile d'insister; ma résolution est irrévocable.»

Elle se pinça les lèvres pour ne pas rire, car elle avait dû prendre, elle aussi, dans sa vie, bien des résolutions irrévocables qui avaient vécu ce que vivent les roses. On ne croit jamais aux résolutions irrévocables des jeunes premiers.

«Au fait, dit-elle, nous avons le temps d'y songer. Mlle Annette Laïs ne refera pas le Code civil, et, pour marier quelqu'un, il faut M. le maire, indépendamment de M. le curé. Une dernière fois, veux-tu rester?

—Non, ma cousine.

—Eh bien! va te promener. Tu es un monstre. Viens me voir souvent et donne-moi ta nouvelle adresse. Tu dois bien penser qu'il va se machiner quelque chose contre toi. Je suis de ton parti quand même. Tiens-moi au fait de ce qui t'arrive. Et, bonsoir, roi des entêtés! Si tu avais voulu, on t'aurait mis dans du coton.»

Elle me pinça la joue et nous nous séparâmes.

Dans le vestibule, je rencontrai Laroche, qui m'évita par un large et prudent circuit.

Savez-vous quelle impression me resta de tout ceci? J'étais libre! Ma poitrine fut soulagée d'un poids quand je mis le pied dans la rue. J'allais être désormais tout entier à Annette! Je me sentais content.

Ce fut seulement vers le milieu de ma route, en traversant les ponts, qu'une vague inquiétude me vint. Qu'allait-il arriver de tout ceci? Le président ne pouvait manquer d'avertir ma famille. Il le devait, et ceci, de sa part, n'était même pas un mauvais procédé. Quel effet sa lettre allait-elle produire?

Cette inquiétude qui voulait naître, je l'étouffai. J'avais répugnance à réfléchir en ce moment. Je pressai le pas pour être plus tôt auprès d'Annette.

Elle m'avait attendu; elle était triste: je la trouvai si belle que mon cœur se fondit en une incroyable joie. Elle était à moi, toute à moi, désormais. Entre nous, le dernier obstacle était rompu.

«Annette, lui dis-je, je ne vous ferai jamais plus attendre, je suis libre; nous vivrons l'un près de l'autre, et nous nous verrons à toutes les heures du jour.»

Son regard m'interrogea. Elle voulait savoir. Mais ce que je voulais, moi, c'était la paresse de mon bonheur, et ce sommeil plein d'extase que je dormais auprès d'elle. Je la conduisis au piano et je m'agenouillai à ses côtés.

«Que s'est-il passé, René?» me demanda-t-elle.

Mes yeux l'adoraient. Elle pencha ses lèvres jusqu'à mon front.

«Au bord de la mer, lui dis-je, là-bas, je sais l'endroit, dans l'anse du Pouldu, à l'embouchure de la rivière de Quimperlé, qui a deux noms si doux, l'Isole et l'Ellé, il y a une maison qui s'accoude à la dune comme une jeune fille penchée à son balcon. Une vieille maison, avec un enclos de murs gris au-dessus desquels le vent fouette les pampres de la vigne. J'en ai rêvé toute cette nuit. Je la connais, mais on ne voit rien, quand on n'aime pas; je ne l'ai bien vue que dans mon rêve. A marée basse, les sables font un grand tapis d'or, ridé comme un lac, caressé doucement par la brise. La rivière, plus limpide qu'un cristal, passe entre les deux piles d'un pont celtique qui n'a plus de manteau; son cours tortueux remonte et va se perdre dans la forêt, sous le château de Saint-Maurice, un palais des vieux temps. L'Océan est au sud, portant l'île de Groix comme une nef immense; à l'ouest, encore l'Océan, tout parsemé de barques aux voiles blanches ou vermeilles, parmi lesquelles, au lointain, fuit le mystérieux steamer, trahi par sa longue chevelure. A l'est, la lande morbihannaise, un peu de terre de bruyère sur la gigantesque masse des granits, grimpe la montagne escarpée où serpentent les caprices de tout un écheveau de sentiers. Au nord, enfin, nos jardins, nos fleurs, nos fruits du Finistère, les chênes, dont la racine énorme perce le roc, les châtaigniers touffus, les hêtres élancés comme des femmes. C'est là, c'est là que nous allons tous deux, dans les chemins pleins d'ombre creusés par la route patiente et par le temps entre deux haies de prunelliers, qui s'inclinent sous le poids fleuri des chèvrefeuilles. C'est là. Les enfants rient, la bouche teinte du jus des cerises noires. Ils nous ont vus; ils nous poursuivent et nous provoquent avec des paquets de primevères.... Oh! voici deux pauvres amours! des rouges-gorges dont ils menacent la couvée, ici, dans la mousse de ce pommier! Halte-là! nous rachetons les petits des rouges-gorges, et vous voilà plus rose que la cerise, Annette, car c'est aussi notre printemps; Dieu a mis en vous une promesse et vous avez senti la caresse de la couvée invisible. Nous chantons comme les oiseaux à l'heure des fécondes amours. La nature qui leur sourit vous fait plus belle. Appuyez-vous à mon bras, car il faut de la prudence, ô jeune mère! Le père l'a recommandé, le bon père qui nous attend à la maison, avec Philippe, guéri du mal de son âme! Oh! que Dieu est bon, ma bien-aimée! et que ceux qui vivent par le cœur sont heureux!»

Elle m'écoutait, la bouche entr'ouverte, comme si mes paroles fussent tombées de ses propres lèvres. Je ne suis pas poète, et je voudrais l'être à cette heure pour dire les délices de notre commun rêve. Je ne sais pas parler, je ne sais qu'aimer. Ah! je sais bien aimer! En m'écoutant, ses yeux se mouillaient et il me semblait que j'étais inondé par les larmes qui perlaient à ses cils. Quand je me tus, ses doigts distraits effleurèrent les touches du piano, qui chanta parmi de confuses harmonies:

Ma lon la
Les enfants sont là,
La vache est rentrée à l'étable;
Ma lon la
Ave Maria,
L'Angelus les endormira.

Puis ce fut un long silence. Nos mains se cherchèrent et se joignirent.

Il y avait une grande heure que nous étions ainsi.

«René, me dit-elle, vous avez quelque chose.

—Appelez votre père et votre frère,» répondis-je.

Ils vinrent tous deux. Je racontai ce qui s'était passé dans la matinée à l'hôtel de Kervigné, et j'avouai, la pâleur au front, que je n'avais pas encore écrit à mon père. Le vieillard et Philippe restèrent muets.

«Pourquoi ne lui répondez-vous pas?» demanda Annette d'un air presque menaçant.

Philippe et M. Lais échangèrent un regard. M. Laïs dit:

«Il y a un malheur au bout de tout ceci.

—Il peut écrire, objecta Philippe.

—S'il n'a pas écrit, c'est qu'il n'espère rien,» répliqua le vieillard.

C'était trop vrai. Je n'espérais rien.

«J'ai bientôt vingt ans! m'écriai-je; à vingt et un ans, on est majeur.

—Oui, m'appuyèrent ensemble Annette et Philippe, on est majeur à vingt et un ans.»

M. Laïs secoua la tête en murmurant:

«Je n'ai pas le temps d'attendre jusque-là.»

Puis, avec une douceur mélancolique, il ajouta:

«Mes pauvres enfants, ce n'est pas par ignorance que j'ai péché: c'est par faiblesse. Nous aimons tous René de la même manière. Pour se marier, on n'est pas majeur à vingt et un ans. Ne me demandez pas ce qu'il faut faire: il est trop tard pour reculer. Si le malheur vient, nous le subirons en nous mettant à la garde de Dieu.»

XXIV.
LA POULE NOIRE.

Je ne sais pas ce qu'un homme sage, selon le monde, eût fait à la place de M. Laïs. Il avait été très faible au début, je ne le dissimule point, mais il ne faudrait pas exagérer la part de sa faiblesse. Etant donnés le caractère d'Annette et le mien, étant donnée surtout la qualité résistante et en quelque sorte fatale de notre amour, nous eussions usé tous les obstacles. C'est ma croyance. Je ne pense pas qu'il ait jamais été au pouvoir d'un être humain d'empêcher Annette et moi de nous aimer.

Pour revenir à la situation actuelle, si l'homme sage avait essayé de trancher le nœud si fort déjà qui nous unissait, de deux choses l'une: ou notre résistance aurait brisé son effort, ou son effort eût brisé notre vie. Ceci n'est pas une opinion, c'est la certitude même. Mais M. Laïs avait dit la vérité vraie; il n'y avait rien à faire, sinon à attendre le jugement de Dieu.

Nous attendîmes, ou plutôt il attendit, car nous étions tous deux, Annette et moi, sous le charme à ce point que tout ce qui n'était pas nous-mêmes directement et actuellement disparaissait pour nous. Tout est contagieux en amour. Ma langueur l'avait prise. Elle ne pensait plus que selon sa pensée. Nous étions enchantés, comme la Belle au bois dormant. Le monde extérieur n'existait plus pour nous.

Je ne sais pas où M. Laïs se procura l'argent qu'il fallait pour l'humble dédit stipulé dans l'engagement d'Annette, mais il le paya. Elle quitta le théâtre le lendemain du jour où j'abandonnai l'hôtel de Kervigné. Nous fûmes entièrement l'un à l'autre à dater de ce moment.

Je louai une chambre dans la maison même de M. Laïs. J'avais reçu plusieurs cadeaux d'argent depuis mon départ de Bretagne, et mon crédit chez le banquier de Paris n'était pas encore entamé. Je savais, en outre, que la bourse de ma tante Renotte était à ma disposition.

Une fois passée l'épreuve de l'aveu, tout fut dit. Je laissai l'angoisse prévoyante à ce pauvre excellent M. Laïs et je m'engourdis de nouveau dans ma félicité. J'avais confessé mes fautes; le poids du mensonge ou de la restriction mentale n'était plus sur ma conscience; personne ne pouvait me demander davantage. Les événements n'avaient qu'à passer leur chemin; c'était l'affaire de la Providence. Je suis bien sûr qu'il n'y a pas, dans toute l'Asie, un musulman de ma force. J'étais né tout spécialement pour me croiser les jambes devant l'avenir en marmottant: C'était écrit. Notre dur chapeau m'a souvent froissé le crâne, le turban m'eût convenu mieux.

Quinze jours s'écoulèrent. Avais-je vécu jamais autrement? Quinze autres jours passèrent: cela faisait un grand mois révolu. Le calme plat m'entourait. Ma paresseuse somnolence avait raison, les inquiétudes de M. Laïs avaient tort. L'univers nous rendait l'oubli où nous le tenions. Rien ne menaçait. Pas l'ombre de tempête à l'horizon. Ma léthargie avait engourdi la destinée.

Un matin, je m'éveillai en songeant à l'hôtel de la rue du Regard. Je crois que je n'avais pas pensé une seule fois à ceux qui l'habitaient, depuis mon déménagement. Je vis passer le président, Aurélie et Laroche au lointain et si petits, si petits que je leur souris comme on fait aux souvenirs de la première enfance. Un siècle me séparait d'eux. Cette bonne cousine! ce pauvre président! ce superbe Laroche! Je me reprochai ma conduite à l'égard d'Aurélie et je résolus de lui payer la dette que m'imposait non pas seulement la reconnaissance, mais la plus vulgaire politesse. Je pris la route du faubourg Saint-Germain vers les trois heures de l'après-midi, afin d'être bien sûr de ne point rencontrer le président. Ce ne fut pas pourtant sans un certain battement de cœur que je soulevai la griffe de lion qui servait de marteau à la porte cochère.

Ce long siècle n'avait rien changé. Chose singulière, les petits de la concierge en étaient encore à jouer aux billes entre les pavés de la cour grise et solitaire. La concierge elle-même, du seuil de sa maisonnette, me salua comme si elle m'eût tiré le cordon la veille. Laroche sortit sur le perron pour me souhaiter la bienvenue.

«M. le chevalier se fait rare! me dit-il en veloutant l'impertinence de son sourire. Nous avons ici toute une botte de lettres pour M. le chevalier. J'aurais bien été chercher son adresse rue Saint-Sabin, là-bas, mais madame la vicomtesse ne l'a pas permis.

—Ma cousine est-elle visible? demandai-je.

—Toujours, pour M. le chevalier. M. le chevalier la fera penser à lui remettre sa correspondance.»

Il y avait des épingles dans la façon dont le drôle prononça ce mot: correspondance. Je regrettai un instant d'avoir fait le voyage. Là-bas, comme il disait, rue Saint-Sabin, le temps était clair; ici, le ciel se couvrait.

La première condition pour être un Laroche, c'est de posséder un regard qui perce l'enveloppe des lettres. Le maraud devait être initié avant moi aux secrets de cette correspondance dont il parlait avec tant d'emphase.

Aurélie était avec son Sauvagel, mais cette fois elle ne le congédia point pour me recevoir. Sauvagel avait monté en grade; il portait la chose écrite en lisibles caractères dans le triomphe niais de son sourire. On lui devait évidemment de ne plus le renvoyer. Il n'était pas mal, ce garçon. Il avait une belle barbe et un lorgnon sculpté. Son pantalon ne faisait pas de plis, sa cravate était mise à peu près et il sentait la cigarette. J'en ai vu qui ne le valaient pas.

Quant à Aurélie, c'était un éblouissement. Sa toilette avait rajeuni de dix ans, en ces quelques semaines. Sa figure présentait de ces hardis empâtements dont elle seule et Decamps ont, à ma connaissance, possédé le secret. Son front seul était un chef-d'œuvre: vous eussiez dit un œuf de Pâques en sucre rose. Elle avait ajouté à sa chevelure de nombreuses boucles qui la coiffaient à l'enfant; elle faisait jouer cette perruque, en parlant, comme pour chasser les mouches. Je ne suis pas fort en chiffons, je ne saurais pas décrire par le menu les rayons de ce gros soleil. Il y avait de la gaze, de la mousseline, du tulle, de la soie, des dentelles. En supprimant Aurélie, on aurait vendu cela un prix fou. Dans mon souvenir, je la vois comme une immense meringue panachée des plus tendres couleurs.

Au fond, cet austère président avait de terribles sabres à avaler. Mais quelle est la récompense des Sauvagel dans un monde meilleur?

Elle me tendit la main sans se lever. Elle en était à la langueur: genre créole. Malfaiteur de Sauvagel! C'était pour lui, ces airs inclinés et toute l'adorable mollesse de ces simagrées.

«On vous croyait mort, me dit-elle. Hier M. de Sauvagel a eu la bonté d'écrire un mot sous ma dictée pour demander de vos nouvelles à Vannes.»

Voilà la récompense ici-bas. Elles sont comme les rois: elles font des nobles. Ce nouveau gentilhomme, M. de Sauvagel, m'adressa un sourire bon enfant. Je m'assis à sa place, auprès d'Aurélie, et je le laissai feuilleter un album.

«Vous permettez, baron?» demanda-t-elle.

Un titre aussi. Rien ne lui coûtait. Le baron de Sauvagel voulut bien permettre. Elle ajouta entre haut et bas:

«Tu es un petit sot et tout cela finira mal. Il paraît que tu ne t'es même pas donné la peine d'écrire là-bas. On te coupera les vivres. On fera pis encore. Le président n'a pas été trop sévère, j'ai vu sa lettre, mais il y a Laroche. Et d'ailleurs, tu as un ennemi en Bretagne. On a dû agir sur ton père et ta mère, qui me semblent exaspérés. Comment se portent tes amours?»

Je dus répondre de façon à ne point lui plaire, car elle reprit d'un air pincé:

«Bien, bien! nous ne te demandons pas tes secrets, mon ami. L'intérêt qu'on porte aux gens a des bornes.... Voilà qui est fini, monsieur de Sauvagel!»

Je me levai aussitôt; elle me retint en disant:

«Mais restez, mais restez, chevalier. On peut causer autrement qu'en tête-à-tête.»

Il me parut convenable de donner à ma visite la longueur due et je me rassis. Pendant vingt minutes nous jouâmes au jeu fatigant de la conversation parisienne. Je dis fatigant pour un sauvage comme moi, car je sais beaucoup de gens d'esprit qui font de ce jeu leurs délices. M. le baron avait, en causant, le charme d'une Revue du monde élégant, traduite et grasseyée en français du Finistère. Il savait les mots de Grassot. Il était de la force d'un docteur Josaphat, frappé d'innocence foudroyante. Aurélie ne put s'empêcher de me dire:

«Tu serais comme cela, si tu l'avais voulu!»

Inutiles regrets! Occasion perdue ne se retrouve pas! Quand je me levai pour la seconde fois, ma cousine pria Sauvagel de lui passer sa corbeille. Elle y prit un paquet de lettres, réunies par un ruban, et me les remit.

«Si vous êtes encore un mois sans venir me voir, chevalier, me dit-elle, j'ai bien peur que, dans l'intervalle, il n'y ait pour vous du nouveau.

—M. le chevalier a-t-il parcouru sa correspondance? me demanda Laroche, comme je traversais le vestibule.»

Puis il ajouta:

«M. le président sera bien contrarié de ne s'être pas trouvé à la maison.»

Je sortis inquiet, ce qui est beaucoup dire en parlant de moi. Au lieu de suivre mon chemin ordinaire pour regagner la Bastille, je me dirigeai vers le Luxembourg et je franchis la grille du jardin. Je voulais être seul pour lire mes lettres.

Je décachetai la première tout en marchant. Elle était de ma mère et antérieure aux événements. Elle me demandait je ne sais quels jouets pour les petits, des remèdes contre la gourme, et l'eau du docteur Calomel qui empêche les cheveux de blanchir. C'était pour ma sœur. Julie avait les cheveux blancs, tant elle prenait au sérieux les soucis du ménage. Mais le marquis se maintenait dans un état surprenant de conservation. Il avait pris son parti: c'était un philosophe.

La seconde était de l'oncle Bélébon et se disait écrite sous la dictée de mon père. Elle répondait à la dépêche du président. Mon père n'aimait pas prendre la plume; sans aucun doute il avait dicté, mais l'oncle Bélébon, secrétaire infidèle, avait mis son style à la place de celui de mon père. C'était sec, c'était raide, cela visait même à l'imbécile esprit qui avait fait la réputation de l'oncle Bélébon dans la famille. Il ne faut qu'une lettre comme celle-là pour pousser un enfant à la révolte par la colère.

Je ne regarde pas que ma conduite ait besoin d'excuse. J'ai péché dans les détails; le fond même de ma vie me semble à l'abri de tout reproche grave. Ce n'est donc pas pour m'excuser que je consigne ici l'observation qui précède. Je le prouve en ajoutant que le post-scriptum, tout entier de la main de mon père et ajouté en cachette de l'oncle Bélébon, démentait le style de la lettre. Le post-scriptum, était ainsi conçu:

«Ah! mon gaillard, tu fais des tiennes! L'oncle a arrangé l'écriture ci-dessus et d'autre part. Je ne suis pas fâché du tout que tu voies combien nous sommes mécontents. Je t'avais pourtant parlé au sujet des mésalliances. Tu sens, c'est comme si tu chantais. Mais, à tout péché miséricorde, chevalier. Aie bon appétit, si tu n'as pas bonne conscience. Tu aurais redemandé de notre potage d'hier; il est descendu droit dans mes bottes! Madame n'est pas trop mal, quoique contrariée, rapport à toi. Julie est toute chose. Les tantes vont t'écrire. Mon gendre te salue. Nous avons des nouvelles de Gérard: il va passer colonel. Tu vas me faire l'amitié, aussitôt la présente reçue, d'aller retenir ta place à la malle-poste. La chasse est ouverte d'avant-hier; tu trouveras un pâté de perdreaux. A la soupe! Ton père qui t'aime.

»KERVIGNÉ.»

Il signait à la grande mode des vrais gentilshommes: Kervigné tout court. Le roi signait Louis. Sauvagel signe baron, à moins qu'Aurélie ne l'ait fait vicomte depuis le temps.

Il était tout entier dans ces quelques lignes, mon pauvre bonhomme de père. Depuis bien longtemps il n'avait fait pareille dépense épistolaire. Je fus réconforté comme si j'eusse reçu une franche et chaude poignée de main.

«Mon cher frère,

«Il est, en vérité, des choses qui ne sont pas croyables. J'ai la migraine et ma névralgie depuis que nous avons reçu la lettre de M. le vicomte de Kervigné. Comment Mme de Kervigné ne t'a-t-elle pas sauvé de ce précipice? Ah! René! avec tes principes et sachant combien j'ai de peine dans mon ménage! L'argent que tu engloutis dans ces gouffres de la dépravation nourrirait et vêtirait mes enfants pendant six mois! Il faut que Mme de Kervigné t'ait laissé trop de liberté. Je ne l'accuse pas, mais on dit qu'elle est légère et dépensière. On ajoute qu'elle a pourtant deux enfants dont l'un a tiré à la conscription et dont l'autre est en âge d'être mariée. Jamais tu n'en as ouvert la bouche. Mais du reste, tu as fait de même pour tout. Ma tante Renotte prétendait que tu travaillais trop; moi je devinais le fin mot. Et d'abord, j'avais toujours été opposée à ce voyage. Le marquis m'en a dit de belles sur ce Paris! Et tu vas justement choisir une comédienne! la fille d'un schismatique! Je te préviens qu'on emploiera avec toi tous les moyens de rigueur, si la douceur ne réussit pas. Nous sommes furieux. Maman aura beau prêcher l'indulgence! Et encore, maman est outrée de ce que ce soit avec une schismatique. Si tu me réponds avant de partir, dis-moi quel âge elle a et quelle femme c'est. On prétend que le président... Mais de quoi vais-je parler? Ah! mon frère, on se noircit les doigts en écrivant aux mauvais sujets. Sois gentil. Ecoute la voix de la raison. Les plus courtes folies sont les meilleures. Reviens vite, je serai encore ta sœur et amie.

JULIE,

»MARQUISE DE TREFONTAINE.»

Celle-là signait: marquise. Elle était pointue ma pauvre petite sœur, et j'ai connu de plus larges cœurs que le sien.

Mais la lettre avait aussi un post-scriptum.

«Je m'étais pourtant levé à cinq heures du matin le jour de ton départ! Tu as donc la tête bien dure! Comédienne, c'est mauvais; schismatique, c'est absurde. On se marie, en Bretagne, après la guerre. Parbleu! tu auras le temps d'être marié! Il y a des machines qui sont des grelots. Comédienne! schismatique? Tu pourrais entendre d'ici le tapage que le tonton Bélébon fait avec ces deux mots-là! On les a appris à Charlot et à Mimi! Schismatique! comédienne! J'en ai la tête rompue. Règle générale: ne jamais s'adresser à la maîtresse du président chez qui on prend ses repas. Est-ce que la brune Aurélie est décidément réformée? Hélas je te parle de vingt ans! Voilà une affaire commode! et honorable! et sans danger! Ni comédienne ni schismatique, celle-là! Païenne! à la bonne heure! Les païens ne sont jamais hérétiques. A propos, la tante Renotte a consulté la Poule Noire de Landevan; tu auras de ses nouvelles. A cause de ta liaison avec la schismatique, la Poule Noire a pronostiqué les plus affreux malheurs. Tu seras lapidé, s'il y a une maladie sur les bestiaux, cette année. Je ne plaisante pas, tu le sais bien. Si la Poule Noire me prenait à tic, je m'expatrierais. Reviens, crois-moi. Envoie au diable le schisme et la comédie. Et brûle ma lettre.

»TREFONTAINE.»

Je restai un instant pensif après la lecture de cette missive. Sous son scepticisme de vaincu, mon beau-frère était un honnête homme et même un bon cœur. Je l'avais comparé souvent chez nous à un souverain détrôné à qui l'on rend encore de grands honneurs à l'étranger. On lui fourrait beaucoup à la maison; il se laissait faire plutôt qu'il n'intriguait. Sa femme et lui s'aimaient à coups d'épingles. On l'accusait d'avoir affaire trop souvent à Nantes, pays de perdition, et d'y risquer encore de temps en temps de sourdes fredaines. Il vieillissait; moins naïf que la présidente ou moins effronté, il n'osait dire le contraire, mais, en avalant les jours, il faisait la grimace. C'était bien un mâle d'Aurélie.

Quant à la Poule Noire, oubliez que nous sommes au dix-neuvième siècle. Entre Landevan et Auray, il y a une lande où les cailloux sont des âmes. Pour s'en assurer, il suffit de traverser cette lande vers minuit, la veille de Noël. A minuit moins le quart, une voix s'élève vers l'est où est le grand men-hir de Loch-Eltas, et toutes les pierres éparses dans la bruyère s'animent en poussant un long soupir. Comme toutes les gouttes tombées d'une averse vont à la rigole pour former un torrent, elles se précipitent vers le sentier qu'elles ont fait. Elles ne mettent qu'un quart d'heure pour gagner la paroisse de Sainte-Anne d'Auray où tinte le dernier son de la messe nocturne. Elles s'arrêtent sur la place où se tient le marché des médailles et des amulettes. Comme elles n'ont pas fini leur temps de purgatoire, il ne leur est pas permis de franchir les portes de l'église. Mais le saint sacrifice sera pour elles tout de même, car à la messe de minuit les portes de l'église de Sainte-Anne ne se ferment jamais.

Elles sont là, foule immense et muette, partout où il y a place, le long des chemins, dans les vergers, sur la prairie. Vous les prendriez parfois pour cette brume que la lune pleine arrache aux sillons mouillés. Chaque année leur cohue augmente, car le monde vieillit, et les hommes ne deviennent point meilleurs. L'hiver dernier, la procession interminable déroulait ses anneaux par-dessus la montagne et s'en allait grouillant jusqu'aux prés gras qui entourent le grand étang du Cosquer.

Croient-ils donc à cela, vraiment, ces pauvres gens? Oui, belle dame. Ils y croient dur comme fer. Mais serais-je indiscret en vous demandant combien il y a de semaines que vous ne croyez plus aux tables tournantes?

Déjà deux ans! La mode en est passée. Eh bien! là-bas, la mode est entêtée comme une bretonne. Elle ne passe jamais. Voilà mille ans et plus que les cailloux de Landevan vont entendre la messe de minuit, quelque temps qu'il fasse, à l'église de Sainte-Anne d'Auray.

Mais la Poule Noire? L'histoire des cailloux de Landevan était pour vous dire que, dans mon pays, on croit encore à beaucoup de choses.

La Poule Noire est une femme, une très vieille femme, car je crois qu'elle existe toujours, malgré la police correctionnelle qui s'acharne à lui faire de la peine. Elle meurt quelquefois, mais le lendemain, sa maison est occupée par une autre Poule Noire toute pareille, et bien des gens pensent que c'est la même. Elle est riche comme un puits. On lui apporte de l'argent en dépôt de vingt lieues à la ronde.

Longtemps avant la bienfaisante institution du Crédit mobilier, elle promettait déjà de merveilleux dividendes qui jamais ne venaient. Elle les promet toujours. Il est évident pour moi que certaines maisons de banque parisiennes ont pillé l'idée de la Poule Noire.

Une fois ou deux, chaque année, son caprice choisit parmi la foule de ses clients un gros gars ou une fille chanceuse pour leur rendre trente fois la somme qu'ils ont prêtée. Cela se répand, sans l'aide de la presse ni du télégraphe, avec une prestigieuse rapidité. De Lorient à Vannes, on va se racontant les uns aux autres cette miraculeuse aubaine, et pendant deux mois, il y a presse autour de la maison de la Poule Noire. On se bat pour déposer.

Ils se mettent deux cents à la Bourse pour faire mousser des actions. La Poule Noire travaille toute seule et sans compère. Il ne faut pas laisser croire à ces messieurs qu'ils sont les plus habiles gibecières de l'univers.

La Poule Noire, outre la banque, fait les mariages, la médecine et toute autre besogne quelconque. Elle guérit la stérilité, chasse les fièvres, défend les jeunes gens contre la conscription, conjure les naufrages et s'oppose aux incendies. Elle a la connaissance du passé, du présent et de l'avenir; elle rend la vue aux aveugles et fait courir les paralytiques. L'ensemble de tous les charlatanismes, éparpillés dans Paris de manière à faire vivre des milliers de coquins, bien ou mal vêtus, se concentre à Landevan sur une seule tête.

Aussi est-ce une tête illustre. La Poule Noire, dans le Morbihan, est beaucoup plus connue que le préfet civil de Vannes et que le préfet maritime de Lorient.

Or, ma bonne tante Renotte était de Landevan. Au premier vent des nouvelles de Paris, elle avait couru chez la Poule Noire chercher les moyens d'arracher son neveu aux griffes de la comédienne schismatique. Libre à vous de sourire et de hausser les épaules avec pitié, mais souvenez-vous qu'à Paris, centre des lumières, une consultation de somnambule traîna récemment une femme innocente devant les tribunaux et plongea toute une famille dans le désespoir.

XXV.
CORRESPONDANCE.

J'étais loin d'en avoir fini avec ma correspondance. La lettre suivante, écrite d'une main lourde et tremblante, me disait:

«Mon cher neveu,

»Je n'étais pas portée plus qu'il ne fallait pour qu'on t'envoie à Paris, mais Kervigné a fait ce qu'il a voulu, n'est-ce pas? Nous voilà bien! Si Gérard n'est pas un Caton, ça appartient à l'état qu'il fait. Et puis, c'est l'aîné, et puis, on n'en voit pas tous les jours pour avancer comme lui. Toi, tu n'avais qu'à faire le mort. Il était pour soutenir le nom. J'ai le sang à la tête, quand j'écris maintenant, et la lettre du président m'a donné un coup.

»C'était le soir de l'ouverture de la chasse; nous avions l'abbé Raffroy et Bélébon. Tu sais comme je m'observe à table; mais Kervigné m'a servi trois fois du lièvre, et je ne faisais pas attention, parce qu'on parlait de Gérard, qui n'a été que six mois lieutenant-colonel de chasseurs, et qui va passer colonel. Quel garçon! Il paraît qu'il s'est battu comme un diable en Afrique. Il a envoyé des dattes et des conserves. Ce n'est ni bon ni mauvais. Après le civet, je vis les perdreaux rôtis, et ça me fit envie. Kervigné me servit les deux ailes et la carcasse. Jamais le gibier ne me fit de mal. Mais, paf! voilà la lettre de Paris. Une comédienne! une Grecque! Toute la nuit j'ai étouffé. Mon manger n'a passé qu'au bout de trente-six heures. On peut bien dire que c'est une indigestion de chagrin! Julie a crié; elle devient pie grièche; l'oncle Bélébon ne t'aime pas beaucoup. Il dit que si Vincent avait eu tes occasions...... Voilà! chacun tire aux siens. Tu connais ma sœur, elle a fait des hélas! à n'en plus finir: l'abbé n'a pas dit grand'chose, il baisse assez; mais ne voilà-t-il pas que Renotte à donné cent sous à la Poule Noire? Des bêtises! oui, mais ça frappe. La Poule Noire a prédit malheur, et ta mère est toute triste en regardant les petits. Si Gérard avait été fils unique, tout ça ne serait pas arrivé...»

Le reste à l'avenant. Ma tante Nougat concluait au retour immédiat, et demandait six autres bouteilles de son eau-de-vie stomachique.

«Mon cher neveu,

»Après les conseils que je t'avais donnés lors de ton départ, non, je ne m'attendais pas à te voir si tôt plongé au sein des déréglements du cœur! S'il est vrai que rien ne résiste à l'amour, ce dieu cruel dont l'empire s'étend sur les contrées les plus barbares, il est des principes qui opposent une panoplie à ses traits, si j'ose ainsi m'exprimer. Vois ma vie pure et sans tache. Penses-tu que je n'ai point souffert? Le Maître de nos destinées m'avait douée d'une âme sensible et délicate: présent funeste! Il a fait le malheur de ma vie. Ah! combien souvent ai-je envié le sort de ces cœurs froids qui fournissent leur carrière sans jamais éprouver l'angoisse du sentiment! Personne ne me connaît; nul ne sait les combats terribles que je me suis livrés à moi-même. Jeune, possédant une fortune suffisante et quelque beauté, si j'en crois mes flatteurs, j'avais le droit de choisir entre une foule de partis convenables; mais, parmi ceux qui m'entouraient, je cherchai en vain l'idéal de mes rêves. Me diras-tu: Vous étiez une vierge noble; vous avez été sauvegardée à la fois par votre éducation et la pudeur naturelle à votre sexe. Vains mots! Mille autres sont tombées! Et pour ce qui regarde ton sexe, lis Friedrick ou les Combats de la vertu. Dans cet intéressant volume de Mlle Louisa Schontz, un des auteurs les plus appréciés en Allemagne, tu verras que le sexe n'y fait rien. Il s'agit de mettre un frein à ses passions. Voilà tout. Friedrick était ardent et fougueux comme le lion du désert; nonobstant, il garda comme moi la blancheur de sa robe nuptiale. Aimes-tu vraiment? malheureux enfant! Connais-tu les fureurs de ce fatal délire? Je ne suis point de celles qui te reprocheront son état de comédienne. Je méprise les préjugés. Nous sommes tous égaux sous le sceptre de l'Humanité reine! Je ne suis point de celles qui te reprocheront sa naissance et sa religion. L'Être suprême est notre père à tous, et c'est dans les écrits de l'Allemagne protestante que j'ai trouvé ce doux élixir qui calme mes sens et mon cœur comme un baume divin. Ne crains rien à cet égard d'un esprit d'élite qui connaît et comprend toutes les philosophies; ne crains pas davantage une allusion aux pratiques superstitieuses qui désolent encore nos contrées, au sein des splendeurs de ce siècle. L'ignorance infime de Renotte peut consulter la Poule Noire et mettre ainsi le trouble dans les faibles intelligences de la famille. Je suis trop avancée pour donner à ces misères un autre tribut que celui de mon amer dédain. Mais que prétends-tu faire? Chercher avec ELLE un refuge dans le suicide? Arrête! Ton existence ne t'appartient pas! Cette idée séduit généralement la jeunesse, et j'ai voulu périr moi-même après avoir savouré le céleste breuvage que contiennent les pages de Werther. Mais je respire encore. Suis cet exemple. L'autorité d'un père est sacrée. Garde-toi de discuter ses arrêts. Cherche un lieu écarté pour faire tes adieux à ta bien-aimée et fuis courageusement. Qu'elle se confine dans un cloître: c'est l'asile des incurables douleurs. Toi, tu appartiens à ce sexe inférieur qui oublie; tu es d'une nature assez ordinaire; un mariage de raison sera le tombeau de ton amour. Apporte-moi en revenant l'Incendie du cœur éteint par les larmes, récent ouvrage de l'auteur déjà nommé, Mlle Louisa Schontz, et le Brigand comme il y a peu d'honnêtes gens, par Mlle Ida Munkhausen. Ton amie plutôt que ta tante pour la vie.

»EGERIE DE KERFILY.»

Ainsi parlait Bel-Œil. Il y avait là dedans le secret espoir d'une catastrophe. Bel-Œil aimait tant à pleurer! Elle m'engageait à éviter le suicide comme la chanson égrillarde dit aux jeunes filles: N'allez pas, n'allez pas dans la forêt Noire!

La lettre de Renotte suivait: un papier sur lequel l'encre, souvent retrempée d'eau, marquait à peine de lourds jambages avec des barres pour terminer les lignes comme on fait dans les baux notariés, le style simple et militaire d'un conscrit, l'orthographe d'une jeune personne du temps de la République, qui n'avait jamais eu le temps d'étudier.

«Mon nepveu, je te marque, par la présente, que j'ay esté chés la veuve Marie-Hélène Marker du Clos sous le vent, qu'on apèle aussi la Poule Noire dans le district du canton, à cette fin de savoir de quoy il retourne au sujet de ta conduicte avec la donzelle en question, selon que nous le marque le président par sa dernière, en date du 3 courant du mesme moys, dans laquelle nous avons trouvé la relation des imprudences de ton âge, à la Comédie, comme quoy tu t'es fourré jusqu'au col entre les mains du loup, parmy des étrangers sans patrie et aigrefins de saltimbanques, dont la fille, pour lors, a sçu abuser de ton innocence. Je ne te marque pas le mécontentement de tes père et mère, qui sera l'objet d'un envoy spécial et particulier de leur part, ayant droit sur toi en religion et par le Code; je te marque seulement que j'en suis toute malade de ce que m'a dit ladite Marie Hélène Marker, dite la Poule Noire, dont tu as sans doute ouï parler, étant bien connue, Dieu mercy, par tout le département, comme pour prognostiquer les récoltes, les numéros à la conscription et si les femmes grosses auront un garçon ou une fille. Ladite Poule Noire a fait pour moy le grand jeu et le sort des cendres dont les réponses ont toujours été les mêmes, ainsi que je vais te le marquer: que tu étais la souillure de la maison par tes farces avec une excommuniée, que la punition suivrait de près l'offense, et que tu apporterais la mort subite dans ta famille. Je te marque pareillement que le tonton Bélébon avait été avant moy chés la veuve Marie Hélène Marker, dite la Poule Noire, et a déclaré avoir eu mesmes réponses, ainsi qu'il est dit. Je n'ai donc rien de nouveau à te marquer, sinon que tu as perdu mon estime par ta faute, pour avoir été choisir justement une hérétique et une porte-malheur. Je pars ce soir pour Vannes, à cette fin de changer mon testament. Je te salue avec amitié.»

Cette lettre me chagrina beaucoup. J'avais une véritable et sincère affection pour ma tante Renotte. Mais ce qui me frappa surtout dans son contenu, ce fut cette mention: Mon oncle Bélébon l'avait précédée chez la Poule Noire. Il y a huit grandes lieues de Vannes à Landevan, et l'oncle Bélébon ne se mettait jamais en route sans avoir de bonnes raisons pour cela.

En ce moment, j'eus vaguement conscience d'une conspiration qui m'enveloppait.

Je rompis un autre cachet.

«Mon drôle, votre bon père voit bien désormais qu'il est inutile de vous prendre par la douceur. Toute la famille est indignée de votre impertinent silence. On vous somme de quitter Paris à l'instant même. Essayez de résister, il vous en cuira.

»Pour mon grand-père, qui a la goutte.

»VINCENT DE BÉLÉBON.»

Je regardai la date de cette épître. Elle était de quinze jours plus récente que les autres. La suivante, sur laquelle j'avais reconnu l'écriture élégante et indécise de l'abbé Raffroy, disait:

«Mon cher enfant,

»Il est bien étonnant que vous n'ayez pas répondu à vos bons parents. Seriez-vous malade? Votre excellente mère a fait prendre des informations chez Mme de Kervigné de Paris par Chauvelot, le marchand d'étoffes, qui est allé faire ses provisions d'hiver. Mme de Kervigné ignore votre adresse. Si vous êtes malade, faites écrire immédiatement. On vous aime dans votre famille, et vous avez à tout le moins un ami hors de votre famille. Personne ici n'a mérité le traitement que vous nous faites subir. Croyez-en les conseils de votre vieux confesseur: votre obstination double votre faute. Revenez, cher enfant, revenez bien vite et l'on tuera le veau gras à l'hôtel de la place des Lices.»

Après cette lettre, qui avait juste huit jours de date, il n'en restait que deux. La première était une demi-feuille de papier écolier pliée avec ce soin rigoureux qui est l'art de l'écrivain public; la seconde avait un large cachet de cire rouge, à nos armes, sur une belle enveloppe anglaise, azurée, vergée, satinée et lourde comme un carton. Le papier écolier disait:

«Monsieur le chevalier,

»Dans la circonstance, je prends la liberté de vous adresser ces lignes pour vous informer que la famille est en bonne santé, quoique madame est malade, madame la marquise aussi et les petits tous deux de la rougeole à la peau. C'était vous qui avait la complaisance de m'écrire mes lettres autrefois, par quoi j'ai dû aller chez Toutain, sur la place, qui sait tourner les pétitions et compliments de toute sorte, pour vous informer qu'il y a un voyage sous jeu dont on fait les malles. On parle contre vous, et monsieur écoute les Bélébon plus que je ne voudrais. Ils vont partir cinq ou six après vous. Je pense que ça vous sera utile de le savoir à l'avance. Si je suis du voyage et que vous pourrez avoir besoin d'un serviteur à gages, même pour rien et gratis, vous n'aurez qu'à me le dire, car ce n'était pas Paris qui me déplaisait, mais bien ce grand blêche de Laroche et sa dame, qui me regardait comme une bête sauvage de curiosité. Veillez au grain, sans vous commander. La présente est de Joson Michais, votre matelot, qui a fait au bas sa croix de Dieu, ne sachant pas signer.»

Elle avait six jours de date.

Le papier bleu vergé n'avait que quatre jours.

«Je ne sais pas si je t'ai jamais écrit, petit bêta. Nous partons pour te frotter les oreilles d'importance. Je suis arrivé d'Afrique avant-hier, et je n'entends parler ici que de toi. L'oncle Bélébon m'a demandé si l'on obtenait encore des lettres de cachet, à Paris; je lui ai répondu que non, mais que Louis-Philippe avait rétabli la Bastille. Tu peux faire ton paquet. L'oncle, soutenu par nos deux tantes Kerfily, va te fourrer à la Bastille. Vincent préférerait la guillotine.

»Plaisanterie à part, petit frère, dans quel pétrin t'es-tu noyé? Des Grecs! une dangereuse du Marais! Ça me paraît fantastique. Et tu parles de mariage? Ah çà! tu veux donc que je te casse les deux jambes et la tête! Il y a cent ans qu'on ne s'est marié!

»Je suis colonel, à l'âge de ceux de M. Scribe. J'ai dix ans de moins que le plus jeune de mes collègues. Tu me dois du respect: je suis un enfant prodige. Mon nouveau régiment est à Versailles: je t'aurai sous la main. Nous allons arranger cette affaire-là au galop.

»Nous partons ce soir. C'est une razzia qui se prépare contre toi. Les deux Bélébon veulent te mettre à feu et à sang. N'aie pas trop peur, je suis là, prêt à déserter avec armes et bagages. Je n'ai encore rien dit, parce que je ne comprends pas trop cette histoire, mais si quelqu'un faisait mine de te molester sérieusement, nous verrions bien. Je t'aime et je grille de te voir.

»Ton meilleur ami,
»GÉRARD DE KERVIGNÉ»

.

Depuis que j'avais l'âge de raison, mon frère Gérard vivait loin de nous. Ce n'était pas un officier à semestres. Il prenait sa carrière au sérieux, en garnison comme en campagne; il menait du même train sa réputation de maréchal de France en herbe et sa renommée d'homme de plaisirs. Je n'exagère point. L'armée le regardait comme promis aux plus hautes destinées. Il était venu à Vannes plusieurs fois quand j'étais au collége; ailleurs, je puis dire que je l'avais à peine entrevu pendant les années de mon adolescence. Je ne le connaissais bien que par cette fameuse miniature où il était représenté, en costume de chef d'escadron, sur la vaste tabatière de ma tante Nougat.

Cela suffisait. Je l'aimais beaucoup et je l'admirais davantage. La différence même de nos caractères et de nos propensions me portait à faire de lui mon héros. Il se mêlait bien un peu de frayeur dans cette affection, à cause de mon évidente infériorité, mais je lui pardonnais cette infériorité. D'un mot, je pense que c'est tout dire.

Cette lettre me le montra tout entier, tel que je l'avais deviné, brusque, étourdi, moqueur, mais bon comme il était brave. Je le vis devant mes yeux qui me regardait en souriant. Cela me consola pour un instant de toutes mes disgrâces. Je me servis de lui comme d'un écran pour ne plus voir les tristesses et les menaces de ma terrible correspondance.

Je suis sujet à cela. La première chose que je cherche dans les moments difficiles, c'est l'écran. A l'abri de l'écran, il y a toujours quelque oreiller où l'on peut endormir une souffrance ou une terreur.

Quel chemin il avait fait! Je me pris à compter ses grades avec complaisance. Quel chemin il allait faire encore! Une fois qu'on a le pied sur ce sommet qu'il avait atteint si jeune, on monte par bonds. Le succès passé engage le succès à venir. Oh! certes, il était l'honneur de la famille, et la famille déjà le regardait d'en bas. Que tous les autres fussent contre moi, peu m'importait, s'il était avec moi.

Et il était avec moi, je m'efforçais à le croire.

Le bon sens essayait bien de me dire qu'il serait avec moi seulement pour m'obtenir une capitulation honorable et qu'il poserait, lui aussi, comme tout le monde, en première ligne, la question d'abandonner Annette. Je ne voulais pas écouter le bon sens. Je faisais ce rêve: mon frère le colonel, défenseur d'Annette! mon frère, ce chevalier! ce preux! ce roi de notre foyer!

Je fus une heure ainsi; puis, comme mes inquiétudes revenaient peu à peu, je voulus relire sa lettre, afin d'y puiser une nouvelle dose d'illusion. Mon regard tomba sur la date: 27 octobre 1842. Nous étions au 31, et sa lettre disait: Nous partons ce soir.

Ils allaient arriver aujourd'hui même. Je consultai ma montre. Ils étaient arrivés.

Ils étaient arrivés depuis plusieurs heures.

Je me levai tout chancelant, et je gagnai comme je pus la place Saint-Sulpice, où je me jetai dans un fiacre.

J'avais le cœur serré par une épouvante nouvelle qui venait de naître en moi. A cette heure, mon refuge de la rue Saint-Sabin devait être déjà violé. Mon adresse était, en définitive, le secret de la comédie. Ma cousine avait fait semblant de le respecter, mais il était impossible qu'elle ignorât ma retraite. J'avais quitté son hôtel pour me réunir aux Laïs; là où étaient les Laïs, je devais être.

Il y avait d'ailleurs ce Laroche qui m'avait rencontré rue Saint-Sabin.

Si ma famille était là-bas! Tout ce détachement qui, selon l'expression de Gérard, venait faire une razzia contre moi! Mon père, mes deux tantes Kerfily, l'oncle Bélébon et son abominable Vincent!

Ces choses vont se perdant à cause des chemins de fer, mais, encore en 1842, les gens de Vannes qui faisaient une expédition sur Paris, arrivaient avec toute la férocité de la conquête. A l'époque de l'Exposition universelle, on vit des provinciaux marchander la carte des restaurants et exiger des diminutions sous menace du commissaire de police. Personne n'ignore l'axiome de Quimper: «A Paris, on peut tout se permettre!»

Ces choses vont se perdant. La prodigieuse solennité de cette phrase: Faire le voyage de Paris, s'est évanouie. Les études de notaires, à Landerneau, ont baissé de cent pour cent depuis qu'on ne signe plus son testament avant de monter en diligence. La capitale cesse d'être un lieu féerique et mystérieux, propice aux mensonges des voyageurs comme l'intérieur de l'Australie ou les sources du Nil. La phrase est toute faite pour exprimer ce nouvel état. La province dit maintenant: Il ne faut pas se faire un monstre de Paris.

Cela signifie: Paris est plus grand que Carpentras, mais c'est tout simple, puisqu'il y a plus de monde. Les maisons n'y sont pas en or. On y trouve peu de Parisiens à cinq pattes. Il faut payer les côtelettes qu'on y mange.

Les théories dénigrantes de l'oncle Bélébon sont mortes du premier coup.

Mortes aussi les appréciations profondes comme celle-ci, qui a rebattu mes oreilles d'enfant: «Les Parisiens sont forts pour donner des billets de spectacle.»

Il n'y a plus, à proprement parler, de Parisiens, parce qu'il n'y a plus de provinciaux. Quand Paris aura dépensé un milliard ou deux pour ressembler un peu à Saint-Pétersbourg les Anglais l'achèteront à 80% de perte, et il n'y aura plus que les Chinois pour le venir voir, en se promenant, le dimanche.

En 1842, Paris était Paris. La province, qui était la province, y débarquait armée jusqu'aux dents. Mes cheveux se dressèrent sur ma tête en songeant que mon père, mes deux tantes et les atroces Bélébon avaient, selon toute apparence, envahi la rue Saint-Sabin. Que s'était-il passé? L'imagination avait ici le champ libre. L'hypothèse pouvait s'étaler en long et en large. Aucune horreur n'était en dehors de la vraisemblance.

Les Laïs! Philippe, si fougueux, si terrible même, quand il n'était pas plus doux qu'une jeune fille! le père! cette âme honnête et délicate jusqu'à la souffrance! et Annette, enfin, Annette elle-même, mon amour, ma vie! avaient-ils subi le choc brutal de cette horde? N'avait-on point essayé contre eux quelque stupide avanie?

Mon père était le meilleur et le plus pacifique des hommes, mais le plus faible aussi; et qui ne connaît le pouvoir de l'entourage? Avec ces loups de Bélébon, il était capable de hurler. Et les deux tantes! pauvres excellentes femmes, végétant aux deux pôles opposés de l'absurdité humaine! Il n'était rien que mes deux tantes ne pussent oser à Paris. Et souvenez-vous qu'elles étaient à Paris pour faire justice.

Tout ce monde, c'était une croisade. Toutes ces têtes avaient jeté leurs bonnets par-dessus les moulins.

Je vous le dis: on pouvait tuer M. Laïs par un mot. Annette! Oh! je ne saurais pas exprimer mes craintes à l'égard d'Annette! La seule pensé d'Annette outragée me faisait monter la folie au cerveau.

Et ils étaient capables de cela. Bien plus, cela devait faire nécessairement partie du programme de leur voyage: Il faut se montrer vis-à-vis de ces misérables filles! Ah! ah! la province a bec et ongles!

J'eus du sang dans les yeux, parce que je vis Vincent au milieu de la modeste chambre, arrogant, insolent, grossier, sûr qu'il croyait être d'insulter sans danger. Je ne suis pas poète, mais j'ai des visions qui me passent: Philippe se dressa, secouant ses cheveux comme une crinière de lion. La tête de Vincent rebondit et sonna sur les marches de l'escalier. M. Laïs s'affaissa tout pâle et Annette se jeta aux genoux de mon père, qui balbutiait le nom du procureur du roi.

Le fiacre entrait dans la rue Saint-Sabin, j'ouvris la portière, je pris ma course comme un fou et je franchis le seuil de la pauvre maison. J'étouffais. Je m'arrêtai dans l'escalier pour écouter, mais le bruit des battements de mon cœur m'empêchait d'entendre. Le premier son que je saisis fut un éclat de rire et mes deux genoux se plièrent d'eux-mêmes, tant j'avais besoin de remercier Dieu.

Une voix parlait qui m'était inconnue. Je poussai la porte et je restai comme foudroyé par la joie qui me dilata le cœur. Mon frère Gérard était là, entre M. Laïs et Philippe; chacun d'eux tenait une de ses mains et il mettait en même temps un baiser sur le front rougissant d'Annette.

XXVI.
MON FRÈRE GÉRARD.

C'est assurément la plus joyeuse surprise que j'aie jamais éprouvée. Mon contentement fut augmenté de toute mon angoisse récente et je ne saurais dire sous quel aspect héroïque et charmant mon frère Gérard m'apparut. Il aimait son métier avec passion et quittait rarement le costume militaire; mais, en voyage, il se mettait à son aise et sacrifiait un peu à la fantaisie. Sa petite tenue n'appartenait à aucun grade; elle était simple, gracieuse et tout particulièrement coquette. J'ai parlé à propos de lui des colonels de M. Scribe. Moi, je les trouve fort jolis. Cependant mon frère Gérard ne leur ressemblait point. Il n'était ni pomponné ni musqué: c'était un prince artiste sous le harnais d'un lieutenant.

Il était jeune incroyablement. Depuis que l'armée française existe, jamais plus gracieux ni plus galant cavalier ne porta l'uniforme. Ce qu'il fallait aimer en lui, c'était l'élément soldat; il n'y avait rien dans toute sa personne qui n'appartînt au soldat. Son esprit, sa beauté, sa gaieté, sa bonté, tout était d'un soldat.

Mon Dieu, je ne crois pas être partial, et cependant, on voit au travers d'un prisme ceux qui ne font que passer. Pauvre cœur vaillant et charmant! Il a laissé dans mon souvenir l'empreinte gracieuse et vaillante d'une vision chevaleresque.

Je le reconnus d'un coup d'œil, bien que ses traits me fussent à peu près étrangers; je le reconnus indépendamment de son uniforme, auquel je ne fis d'abord aucune attention; je le reconnus à mon émotion même et au cher sourire de mon Annette, qui lui donnait son front à baiser.

Dès qu'il m'aperçut, ses yeux brillèrent.

«Ici, cadet! s'écria-t-il. As-tu bien eu l'audace d'aimer une jeune fille sans le consentement de ton aîné! Tu seras mis en pénitence!»

J'étais déjà dans ses bras. Il me prit la tête à deux mains et m'embrassa bruyamment. Puis il me tint à distance pour me regarder.

«Parbleu! grommela-t-il entre ses dents; parbleu j'étais bien sûr que ce vieux chat-huant de Bélébon mentait! Ce garçon-là a de la tête et du cœur!

—Une tête intelligente, dit Philippe.

—Et un bon cœur, ajouta M. Laïs.

—Et la Minette n'ajoute pas son mot! demanda Gérard.

—Je l'aime,» répondit Annette si fermement et si franchement que Gérard tressaillit.

Je vis comme un nuage passer sur son front. Il y avait de l'admiration, mais aussi de la pitié dans le regard qu'il jeta sur elle, et j'eus peur.

Mais il m'embrassa et je fus rassuré. Que pouvait-on craindre de ce noble et beau sourire?

«Il n'y a pas une heure que je suis ici, reprit-il, et j'en sais déjà plus long que toi, petit René. Te souviens-tu de l'oncle Kerfily?

—Vaguement, répondis-je.

—Le frère de Bel-Œil? Un vrai loup de mer, celui-là, qui faisait toujours taire le vieux Bélébon en l'appelant soldat marin. Eh bien! l'oncle Kerfily me racontait ses batailles. Il avait connu deux Laïs dans la guerre de Morée: un jeune héros....

—Mon frère Marcos! l'interrompit Philippe.

—Et un vaillant volontaire qui le couvrit de son corps pendant la fausse manœuvre de la Danaé, et qui reçut à sa place une blessure en pleine poitrine.

—Mon cher et bon père,» dit Annette.

M. Laïs ajouta avec son mélancolique sourire:

«Si j'avais oublié, ma blessure qui s'est rouverte me ferait souvenir.»

Gérard donna deux poignées de main, une à droite, l'autre à gauche.

«Tu vois, reprit-il, j'étais venu ici armé en guerre et me voilà cerné, enveloppé, réduit à capituler!»

Je déclare qu'en ce moment tous les obstacles avaient disparu pour moi. Je me tournai triomphant vers les Laïs et je m'écriai:

«Que vous avais-je dit!»

La figure de Gérard changea d'expression incontinent.

«Qu'est-ce qu'il vous avait dit? demanda-t-il à son tour.

Et, certes, les professeurs de déclamation théâtrale ne pourraient donner à la même question deux physionomies plus complétement opposées.

Ce fut comme si un seau d'eau froide eût tombé sur mon enthousiasme.

«René nous a dit, répliqua cependant M. Laïs, qu'il avait un bon père et une bonne mère....

—C'est vrai, jusque-là, l'interrompit Gérard.

—Et que l'un et l'autre consentiraient tôt ou tard à faire son bonheur.»

Gérard secoua la tête.

«Quoi! m'écriai-je, si notre père était assis à la place où tu es, tu crois qu'il n'éprouverait pas les mêmes sentiments que toi?

—Pas de questions indiscrètes, conscrit! me dit-il d'un ton qui me déplut absolument. Nous n'avons pas l'âge requis pour juger les papas ni les officiers.

—Voyons, mon frère, repartis-je en le couvrant de mon regard, vous êtes un homme du monde, vous savez le langage du monde. Pourquoi cet argot de caserne en présence d'une jeune personne qui, en définitive, sera Mme de Kervigné comme notre mère.

—Oh! je ne me plains pas!» s'écria Annette qui essaya de sourire.

Gérard pâlit visiblement.

«René, vous avez bien parlé, me dit-il après un court silence. On s'exprime mal, quand on a quelque chose à cacher. Je ne peux pas dire ici toute ma pensée.»

Les deux Laïs se levèrent à la fois; Gérard les retint.

«Que le diable m'emporte! s'écria-t-il cette fois de tout son cœur, c'est la première fois de ma vie que je joue ce rôle-là. Ai-je l'air d'un bien noir diplomate? Le petit m'a mis sens dessus dessous du premier coup. C'est lui le colonel et moi la recrue. Va, je ne t'en veux pas, René, mais je n'en suis pas plus à l'aise pour cela. Si j'étais vis-à-vis des gens du monde, je ne me gênerais pas, crois-le bien, mais on vaut mieux que le monde, ici, ou du moins telle est mon impression première. J'ai fait deux amis aujourd'hui: ce digne vieillard, ce brave jeune homme; j'ai vu la plus ravissante jeune fille qu'on puisse souhaiter d'appeler sa petite sœur; j'ai retrouvé un Kervigné de la bonne souche, et, vois-tu, quand je parle ainsi, moi, ce n'est pas mal. Eh bien! je ne suis pas content. Nous aurons du mal; j'aurais mieux aimé n'avoir qu'à tailler en plein bois pour te débarrasser d'une liaison indigne. A la maison, je te l'apprends si tu l'ignores, les vrais maîtres ne sont rien; c'est l'entourage qui pense et qui agit. Tout cela, Dieu sait comme! Regardez-moi bien tous: je suis un honnête garçon, et vous m'avez mis malgré moi de votre parti, mais......

—Point de mais, Gérard, mon bon frère! l'interrompis-je. Tu es leur gloire. Tu ne te doutes pas de ce que tu peux sur eux tous! Si tu es vraiment de notre parti....

—Je n'ai pas honte de vous demander votre appui, monsieur, dit le père, dont le fier visage était à peindre en ce moment.

—Vous m'avez appelé votre ami..» murmura Philippe.

Et Annette:

«Je vous aime tant, depuis que vous avez dit: Je souhaiterais celle-ci pour ma petite sœur!»

Je trouvais que c'était trop. J'avais honte et la colère me prenait. Je dis à Gérard:

«Sortons, et souviens-toi de ceci: contre nous, vous ne pouvez rien, sinon nous tuer tous les deux dans les bras l'un de l'autre.»

Il fronça le sourcil, mais son regard évita le mien.

Mon cœur bat en écrivant ces lignes, qui pour vous sont sans émotions. C'était une noble et tendre créature que ce beau soldat. Je l'accusais parce qu'il ne pouvait pas juger ma situation comme je la jugeais moi-même. Les Laïs, plus raisonnables et meilleurs que moi, ne s'irritaient point, quoique toute l'amertume du calice fût pour eux. Leur fierté n'était pas du même genre que la mienne. En de certains cas, leur fierté dépassait la mienne de cent coudées, mais elle n'était jamais de l'orgueil. La différence entre l'orgueil et la fierté, c'est que l'orgueil est sourd à la voix du cœur.

En eux, le cœur était tout. Je les ai vus toujours prêts au sacrifice.

Gérard consulta sa montre et reprit:

«Je n'ai pas tout dit, cependant! Mais qu'importe ce que je pourrais dire? Ce sont les faits qui parlent. Sortons, en effet, René: ils doivent maintenant nous attendre.

—Qui? demandai-je; mon père?

—Notre père et tous ceux qui sont venus à Paris pour toi.»

Avant de coiffer sa casquette militaire, il donna ses deux mains aux Laïs.

«Je suis content de vous avoir vus, dit-il. Peut-être ne me jugerez-vous jamais bien, car des événements se préparent qui vont nous séparer. Souvenez-vous de ceci: j'aime mon jeune frère de tout mon cœur! je vous aime non-seulement pour lui, mais pour vous-mêmes. J'ai fait une promesse à ceux qui vous attaquent aujourd'hui; votre cas est mauvais devant la loi; j'accomplirai ma promesse surtout pour vous sauvegarder contre la loi. Au revoir, et plus tôt que vous ne pensez!»

Il baisa galamment la main d'Annette et le regard qu'il lui jeta m'étonna jusqu'au trouble. Elle ne le vit point sans doute, car son sourire d'ange resta autour de ses lèvres.

Comme je passais le seuil, ils me dirent tous les trois:

«René, soyez prudent!

—Ah ça! m'écriai-je dès que Gérard et moi nous fûmes seuls, est-ce pour moi aussi, l'énigme? J'exige une explication.

—Ce sont de braves gens!» murmura mon frère qui était tout pensif.

Et il répéta plusieurs fois sans savoir qu'il parlait:

«Ce sont de braves gens! Ce sont de braves gens!

—L'énigme? s'interrompit-il brusquement. Elle est pour toi surtout, mon bonhomme! Vois-tu il y a du vrai dans ce qu'ils disent, là-bas: tu te casses le cou, c'est clair. Fais-moi l'amitié de me pardonner si je ne mets pas un habit noir et des gants blancs pour te parler. Tu m'as rappelé si sévèrement à mes devoirs d'homme du monde dans ce pauvre taudis....»

Je l'arrêtai net.

«Sommes-nous amis ou ennemis? demandai-je.

—Montons en voiture, me répondit-il. Dans deux heures d'ici, je ne jurerais pas que tu n'eusses envie de te couper la gorge avec moi!»

Je me sentais si parfaitement capable du fait, s'il essayait de se mettre entre Annette et moi, que le cœur me manqua.

«Au nom de Dieu, murmurai-je, ne plaisante pas avec cela, Gérard!

—Je te préviens pour ta gouverne, petit, répliqua-t-il en ouvrant la portière du fiacre, que j'ai envie de plaisanter comme d'aller me pendre!»

Il ajouta, en s'adressant au cocher:

«Palais-Royal, aux Frères-Provençaux!»

Il avait de la sueur aux tempes. J'essayai de prendre une de ses mains, il m'attira sur sa poitrine et m'embrassa. Je ne puis dire combien son émotion me navrait. J'y voyais une mortelle menace.

«Ce sont d'honnêtes et braves gens, répéta-t-il encore. Des gens distingués, sur ma foi! Et cette petite est tout uniment délicieuse! Tu n'en trouveras pas beaucoup dans la famille ni ailleurs pour t'aimer autant que moi, René. Je crois être un bon frère pour notre Julie, mais nos deux caractères ne s'emboîtent pas, parce que j'ai idée que ce monument en parfait état de conservation, M. le marquis, son mari, tout en me faisant bonne mine en face, me joue des tours par derrière. C'est un ancien bandit, et j'ai peur des ermites qui ont été diables. De tout temps, quand je songeais à notre maison, c'était toi qui étais entre mon père et ma mère. J'ai coûté beaucoup d'argent, là-bas; j'en sais à peu près le compte et je regarde que je te le dois, à toi, principalement, car notre sœur a eu pour le moins autant que moi. Je te le rendrai. Il est dans les nécessités de ma vie de faire un grand mariage. A quoi penses-tu, petit?

—Je pense, répondis-je, et je sentais ma voix très altérée, je pense qu'une lutte entre frères doit être quelque chose de terrible.

—Les Frères ennemis! s'écria-t-il d'un accent de gaieté qui sonna faux à mes oreilles. C'est une tragédie, ni plus ni moins! J'ai beau être colonel, je reste lieutenant par ma haine de la tragédie.»

Le fiacre allait cahotant aux environs de l'Hôtel-de-Ville. Je mis ma tête entre mes deux mains. Il y avait un vertige autour de mon cerveau.

«René, reprit-il très doucement, j'ai des choses à te dire. Si tu avais eu seulement deux ou trois ans de plus, j'aurais eu recours à toi demain. Nous ne dormirons pas beaucoup cette nuit: il faut que je te parle.»

Il ne s'agissait pas pour moi de ses confidences. Je le lui fis entendre avec rudesse.

«Certes, certes, murmura-t-il. Tu aimes véritablement. L'inquiétude te rend égoïste: je ne t'en veux point pour cela. Mais ils sont dans leur droit aussi, ceux qui te barrent la route d'une sottise. Rassemble un tribunal composé de dix mille personnes choisies par le hasard, et tu auras dix mille voix contre toi. Si tu savais prendre ton monde et jouer ta partie gaiement.... Mais tu ne sauras pas, et malgré ce que j'ai vu, il y a dix à parier contre un que ce mariage est un trou dans lequel tu te jettes.

—Si tu les connaissais comme je les connais.... repartis-je avec plus de calme, car j'étais heureux dès que je voyais jour à plaider ma cause.

—Je les connaîtrai! m'interrompit Gérard. J'agis pour toi bien plus encore que pour nos gens de Vannes. Et, cependant, c'est à eux que je l'ai promis. Mais, sois tranquille! si Vincent gagne la partie, je le fais mourir sous le bâton!»

A dater de ce moment, j'eus beau l'interroger, il ne me répondit plus.

Je me disais en moi-même: C'est bien! Il y a un complot. Je ferai sentinelle. Il faudra qu'on me passe sur le corps pour arriver jusqu'à eux!

Quand le fiacre s'arrêta dans la rue de Beaujolais, Gérard mit sa main sur mon épaule.

«Cette nuit, nous causerons, prononça-t-il tout bas, de toi et de moi. Les gens qui sont là-haut ne feront rien contre toi, ce soir. Tiens-toi en paix et tâche d'être bien avec tout le monde. Tu n'as là que deux ennemis. Si je le veux bien—et il se peut que je le veuille—demain soir, tu seras heureux. Ecoute bien: si je ne le veux pas, c'est que j'aurai de bonnes raisons pour cela, ou que je serai mort.

—Mort! répétai-je saisi par ce mot qui tombait à l'improviste.

—Je te répète que nous avons beaucoup à causer, cette nuit. Montons.»

Mes idées vacillaient et j'avais des pressentiments plus sinistres que la situation ne semblait le comporter. Je ne comprenais pas pourquoi j'étais ainsi convoqué dans un restaurant. Mon père n'avait-il pas la maison du président de Kervigné? Malgré les paroles rassurantes de Gérard, je m'attendais à tomber au milieu d'une sorte de lit de justice où j'allais être jugé solennellement et sévèrement.

«Société Bélébon! dit un garçon.

—Salon bleu! second! répondit un autre. Conduisez.»

Aurélie m'avait menacé souvent d'une partie fine aux Frères-Provençaux ou ailleurs, mais les événements avaient tourné court, et, par le fait, je ne savais même pas ce que c'était qu'un restaurant à la mode. Mes petits étonnements n'intéresseraient personne, et je me garderai bien de décrire ce que tout le monde connaît. Je fus introduit dans un paradis, bas d'étage, orné comme le dessus d'une boîte de bonbons et violemment chauffé par un éclairage surabondant. Il y avait là, autour d'une table, servie comme sait le faire le plus illustre des maîtres d'hôtel parisiens, une douzaine de personnes déjà parvenues au paroxysme des allégresses gastronomiques.

Toutes ces personnes étaient de Vannes; mais, bonté du ciel! quel assemblage et qui se serait attendu à ces criminels rapprochements! Mon père, ce miroir du légitimisme le plus pur, était assis entre l'adjoint Mahureau, l'un des plus abandonnés parmi les sicaires du juste-milieu, et M. Kerjouhou, commandant de la garde nationale! Bel-Œil poétisait avec un capitaine de la gendarmerie, célèbre par sa sévérité contre les réfractaires; Nougat, la fière Nougat, trinquait avec Mme Rimassu!

Qu'était, cependant, Mme Rimassu? J'hésite à le dire. Une femme qui vendait des chapeaux! Mais, tudieu! qu'elle buvait abondamment, cette roturière! Nougat lui ouvrait avec libéralité la large boîte où était le portrait de Gérard et disait à chaque communion nouvelle:

«A Paris comme à Paris!»

L'oncle Bélébon avait près de lui un sordide avoué qui suait la chicane malhonnête et qu'à Vannes personne ne touchait sans mettre des gants fourrés. Vincent s'était flanqué de deux redoutables commères: une marchande de poisson de Lorient et une veuve de plusieurs officiers de marine.

Vous l'avez deviné, c'était la diligence qui était là, la diligence tout entière! On continuait la table d'hôte. En voyage, dit l'axiome provincial, on fait si vite connaissance!

Loin de la patrie, il est si doux de contempler des visages de son endroit!

D'ailleurs, à Paris comme à Paris!

Là, les distances se rapprochent, l'orgueil des castes disparaît, ainsi que l'amertume des dissidences politiques. Il n'y a plus à Paris ni royalistes, ni ligueurs. Tous Bretons ou tous Auvergnats! Le cœur dans l'estomac, le sang à la peau, la bouche pleine!

Il y avait beaucoup à dire sur les mœurs de Mme Rimassu. Ah! beaucoup! Elle parlait gras. La poissonnière vous avait une odeur à tout casser. La veuve des lieutenants de vaisseau sentait aussi lamentablement son fruit. C'est égal: à Paris comme à Paris! Liberté libertas! comme criait ce débauché de Bélébon. Vincent ajoutait, les yeux hors de la tête: Et houp! Jabadaô! ce qui est une plaisanterie celtique.

Quoique ça, le seul qui gardât une posture décente était le pauvre Joson Michais, assis à l'écart, au bas bout de la table. Il avait l'air tout contrit, mais il avait changé déjà trois fois de bouteille.

Notre entrée fut saluée par une terrible acclamation.

«A la soupe! à la soupe! cria mon père. Viens que je t'embrasse, mon scélérat! Nous avons le capitaine de gendarmerie pour te conduire à Vannes de brigade en brigade.

—Colonel! auprès de moi! ordonna Nougat. Je n'ai fait que grignoter en t'attendant. Bonsoir, René, mon drôle! Croirais-tu que depuis mon départ de Vannes je n'ai pas eu de mal à l'estomac une seule fois!

—Comme on voit bien qu'il a souffert par le cœur! soupira Bel-Œil dans l'oreille du gendarme.

—Il a la pépie, ce bibi-là, fit observer Mme Rimassu.

—Ce n'est toujours pas l'esprit qui l'étouffe! lança aigrement le vieux Bélébon. Bonsoir, innocent. Ça va bien, ta donzelle?»

Il resta bouche béante, parce que Gérard le regardait en face. Le vieux Bélébon savait qu'il fallait respecter Gérard. Mais mon père, à pleine voix:

«A la soupe! à la soupe! Bon appétit, bonne conscience! Les affaires seront pour plus tard. Buvez, l'adjoint! Mangez, la garde nationale! Que tout le monde vive... même les gendarmes! A ta santé, chevalier! Sans toi, je ne serais pas à Paris.»

XXVII.
A PARIS COMME A PARIS!

Il y avait dans ces derniers mots de mon bon père: «Sans toi, je ne serais pas à Paris,» une vive et chaude reconnaissance. J'eus grand plaisir à l'embrasser, ainsi que mes deux tantes, qui, au demeurant, avaient été les amies de mon enfance. Quant aux deux Bélébon, je ne les embrassai point. La guerre était déclarée. Toute la diligence, ceux qui me connaissaient et ceux qui ne me connaissaient pas, me firent fête. La Rimassu déclara que j'avais grandi et pris du truc. La poissonnière et la veuve de la flotte m'adressèrent d'aimables paroles. Pour m'utiliser, on but tout de suite à ma santé, et ce Judas de Vincent doubla la politesse.

Gérard semblait surpris et mécontent de trouver là des étrangers. Il s'assit entre Nougat et l'adjoint. Aussitôt qu'il eut pris place, il me fut aisé de voir qu'on lui décochait de tous côtés des œillades interrogatives. Il ne se pouvait point, cependant, que ce loyal et fier soldat, si élevé au-dessus du niveau des autres convives, fût engagé avec eux dans une conspiration contre moi.

Non, cela ne se pouvait pas. Il y aurait eu folie à le croire.

Je m'assis au bas bout de la table, non loin de Joson Michais, qui me faisait des signes en tirant les mèches de ses cheveux plats et me regardait avec des yeux humides. Je lui tendis la main. Il la baisa bel et bien et me dit tout bas:

«Ah! monsié el chevâlier! y a du tâbâc!

—Qu'est-ce? demandai-je en me cachant derrière ma serviette que je dépliai.

—E j'ne sais point, me répondit Joson; mais, quoique ça, y en â! aussi vrai comme ej'ne mens point, faut dire la vérité!

—Pstt!» me fit Bel-Œil mystérieusement.

Et, arrangeant ses deux mains en porte-voix, elle me dit, en confidence, au travers de la table:

«Tu as souffert, René! T'avais-je mis en garde contre les entraînements de cette funeste passion?

—Qu'elle est bête!» grommela Vincent.

Je ne prétends pas qu'il eût tout à fait tort au fond; mais, sur un geste de Gérard, il se hâta de mettre son nez dans son verre.

Gérard était le maître ici. Cela sautait aux yeux et je ne pouvais me défendre de penser: «Si je suis condamné, c'est qu'il l'aura bien voulu.»

Pauvre frère chéri! si beau! si jeune! si heureux! Les secrets desseins de la Providence ressemblent parfois à un jeu cruel.

Mais faut-il passer sous silence les monstrueuses toilettes qui émaillaient, ce soir-là, le salon bleu des Frères-Provençaux! A Paris comme à Paris, c'est clair. On peut tout se permettre dans cette grande cohue où chacun passe inaperçu: c'est évident. Retournez vos habits, si vous voulez, et portez une paire de volailles plumées sous vos aisselles, personne ne vous dira: mon cœur. Voilà l'axiome. Vous iriez tout nus dans les rues sans les sergents de ville.

Partant de là, pourquoi la province arrive-t-elle toujours avec l'idée bien arrêtée d'éblouir ce Paris qui ne la regardera pas? Ma tante Bel-Œil avait une robe de velours amarante, achetée pour les noces de ma sœur et un certain crêpe de Chine bleu tendre, je dis tendre comme son cœur sensible. Sur son front jouait une ferronnière, et un oiseau de paradis un peu pelé hérissait ses cheveux. Elle était splendide, mais moins que Nougat, rouge comme une tomate dans un spencer collant de satin blanc, sur lequel se drapait une écharpe de barége vert foncé frangée d'or. Un collier de topazes serrait son gros cou, et un perruquier de Paris lui avait arrangé sur la tête un effrayant turban apporté de Bretagne. Les garçons cassaient les assiettes en la regardant.

Mme Rimassu, maigre fruit de la Cythère provinciale, avait déployé le châle Ternaux de ses anciens triomphes. Son comique était moins effréné que celui de mes tantes. La veuve de l'armée navale était presque à la mode, parce que le corps de MM. les officiers se fournit à Paris. C'était en sa personne même que le ravage apparaissait. On a beau dire: le service de la mer use la chair comme le fer et le bois.

Parlez-moi des poissonnières de Lorient! Savez-vous ce que coûte au pêcheur qui le prend ce faisan de la mer, ce poisson vêtu d'argent mat, le plus beau, le mieux fait, le plus délicat de nos côtes, le lupus d'Horace, le bar de Véfour? Les bars s'en vont. Le prix d'un bar de vingt livres varie entre une journée et la noyade. La poissonnière de Lorient l'achète quarante sous et le revend un louis. A Paris, il vous coûtera soixante francs. Nos bateliers seraient bien riches s'ils avaient seulement le quart du prix réel de leurs pêches. Mais ils sont très pauvres. La poissonnière a des pendants d'or qui allongent ses oreilles jusqu'à l'épaule. Le conducteur de diligence met de côté. Le consignataire de Paris devient millionnaire dès sa seconde faillite. Ainsi va la marée.

Quant aux hommes, ils avaient généralement l'habit bleu barbeau à boutons d'or, sauf le gendarme, agrafé dans une redingote longue dite demi-solde. La cuisine des Frères-Provençaux était très franchement de leur goût. Les deux sexes faisaient assaut de bonnes dispositions, et les encouragements de mon père obtenaient l'approbation générale.

J'entendis Nougat qui demandait à Gérard:

«L'as-tu vue, mon colonel?»

L'oncle Bélébon ajouta en clignant de l'œil:

«C'est peut-être déjà chose faite, dis donc?»

Tous les membres de ma famille, et même les gens de Vannes, semblèrent comprendre cette question dont le sens m'échappait. Je m'étais promis d'être calme; mais cette convocation de toute la diligence,—coupé, intérieur et rotonde,—m'exaspérait sourdement. C'était un surcroît de torture dont l'idée devait appartenir à cet abominable Bélébon.

J'attendis avec anxiété la réponse de Gérard. Tout me faisait peur. Gérard ne répondit que par un geste d'impatience.

«Bon, bon! dit l'oncle, tu as vingt-quatre heures. C'est la première fois que je vois la capitale, mais, de mon temps, on n'y mettait pas tant de façons, hein, Vincent?

—Ah! mais, répliqua le rustre, c'est que tu étais un gaillard, papa!

—Nous les savions toutes! A la santé du colonel, dont le rapide avancement honore à la fois sa famille et le pays qui l'a vu naître!»

Mon père avait déjà froncé le sourcil, mais ce toast le dérida. Ce vieux Bélébon était un idiot d'esprit.

Les verres se choquèrent avec fracas.

«Voyons, Parisien, reprit l'oncle à haute et intelligible voix, vas-tu nous parler de ta donzelle, à la fin! Tu as dû faire danser les écus bretons! Je voudrais bien savoir qu'est-ce que c'est que cette paroissienne-là, pour s'être mise avec un oiseau comme toi!»

Sans les gens de la diligence, il est fort possible que j'eusse répondu tranquillement, tant j'étais fait aux despotiques boutades du vieux Bélébon. Mais sur tous ces vulgaires visages, le même sourire satisfait se montra. Je perdis patience du premier coup:

«Chez nous, les portes étaient fermées, mon oncle, répliquai-je en contenant ma voix, et il y a dans toutes les maisons des inconvénients qu'il faut supporter de son mieux. Mais ici, nous ne sommes pas chez nous et nous ne sommes pas seuls. Je vous préviens que les oreilles de Vincent payeront votre première impertinence!

—Attrape à scier, quoique ça! grogna voluptueusement Joson Michais.

—Tiens! tiens! fit le gendarme.

—Peste! dit l'adjoint, qui lança une œillade à la garde civique. Ah! diable!»

La garde civique repartit:

«Ah! diable! Peste!»

Rimassu me lança une boulette de mie de pain qui témoignait de son estime; la veuve maritime battit des mains, et la poissonnière s'écria au milieu d'un fou rire:

«Tranchée, la vieille morue! Parée, vidée, salée, séchée! Que faut-il avec ça?»

Vincent s'était levé à demi, blême de rage, Gérard le fit rasseoir d'un coup de plat de main au sommet du crâne. Mon père, moitié riant, moitié contrit, me dit:

«René! René! monsieur.»

Puis, s'adressant au Bélébon il ajouta:

«C'est pour rire, mon oncle. Mais vous avez quelquefois trop d'esprit. Voyons, la paix! On ne prend pas les mouches avec du vinaigre.»

Ceci était énorme de la part de mon père, car rien ne saurait donner une idée de l'influence qu'avait prise sur lui le vieux Bélébon.

«L'oncle va souvent trop loin! dit aussitôt Nougat.

—Si ce n'était son âge et son défaut de fortune.... ajouta Bel-Œil qui avait d'anciennes querelles à vider.

—La paix! la paix! répéta mon père. Au fricot! Qui veut de la perdrix au choux? C'est cuisiné à la papa! Mange cette corporaille, fils René, ou je te déshérite! Ah! ah! mon oncle! écoutez donc! il a son franc parler: il n'est pas encore mésallié. Nage partout, matelots! et en mesure! Les truffes vont venir! Bon appétit, bonne conscience! A la santé de sainte casserole!

—Bravo! cria la poissonnière. Des marquis comme ça, ça fait plaisir à voir!

—J'avais oublié de te dire, René, chanta Nougat, exaltée; depuis mon départ de Vannes, je n'ai pas eu mal à l'estomac une seule fois. J'étais faite pour les voyages. Paris est un paradis.

—Loin du bruit, murmura Bel-Œil, à l'heure même où nous sommes, combien de cœurs sensibles doivent y chercher le bonheur!»

Vincent absorbait pour se consoler; l'oncle Bélébon cherchait un moyen de prendre sa revanche. Si j'avais pu manger la carcasse de perdrix que mon père m'avait imposée, j'aurais gagné cent pour cent, mais c'était l'impossible.

J'étouffais dans cette atmosphère chaude et chargée de vapeurs culinaires. Ma tête brûlait. Je travaillais comme jadis aux heures de ma fièvre, poursuivant toujours le mot d'une énigme qui sans cesse me fuyait.

Quel était ici le rôle de Gérard? Il n'y avait pas à s'y tromper; j'avais surpris des signes d'intelligence. Il avait honte de ses alliés, mais il avait des alliés. Contre qui cette alliance? Contre moi? Et pourtant, Gérard m'aimait, j'en étais sûr: je l'aurais juré.

Il est des circonstances où ceux qui vous aiment peuvent être contre vous. Je n'avais pas le sang-froid qu'il faut pour raisonner dans cet ordre d'idées, très multiples et très subtiles, dont le résumé est la phrase proverbiale: Sauver un noyé malgré lui. Les demi teintes m'échappaient. Gérard devait être mon ami ou mon ennemi; entre ces deux extrêmes, point de milieu.

A chaque instant, des frissons me passaient par le corps. La grotesque bombance qui m'entourait ne faisait sur moi qu'une impression très vague. Toute autre chose m'eût gêné pareillement et peut-être davantage. Je travaillais, je cherchais, j'épuisais mon effort à m'isoler. Je souffrais à un degré terrible, et je n'aurais pas su dire de quoi je souffrais.

Quelque chose menaçait, voilà le vrai. Tout grand malheur qui pend a son cri muet. On l'écoute, il trouble, il navre.

La pensée d'Aurélie me vint. Pourquoi? Eût-elle été à sa place, si sévèrement que je l'aie pu juger, parmi ces incongruités de bas étage? Et, cependant, son absence me causait de l'étonnement et de la peur.

Elle était la correspondante naturelle de ma famille à Paris, tant à cause du lien de parenté qu'en raison de mon séjour chez elle. Seule elle pouvait fournir sur moi certains renseignements. On avait dû l'aller voir au saut de la voiture.

A moins que ce voyage ne fût un pur prétexte pour s'empâter aux Frères-Provençaux.

Cette dernière hypothèse n'était pas l'absurde, comme le lecteur pourrait le supposer. On a vu parfois la province se ruer sur Paris, les mains pleines d'intérêts encore plus respectables, et revenir chez elle, vaincue plus qu'Annibal, par les délices du Palais-Royal, cette Capoue des vaillances départementales. Cependant je n'admis point qu'il en pût être ainsi. L'absence d'Aurélie en vint à me préoccuper de plus en plus.

Elle était la femme des escapades. Elle avait l'esprit qu'il fallait pour rire aux larmes et savourer le comique de cette prodigieuse exhibition. Elle était du monde, mais à sa façon, et ce qu'on appelle la distinction était pour elle un vêtement plutôt qu'une peau. Cette soirée eût été mémorable dans sa vie. Elle y aurait payé place au poids de l'or.

Ne l'avait-on point invitée? Etait-ce réserve? La réserve n'étouffait ici personne, et mon bon père, qui détestait si cruellement les mésalliances, n'avait pas honte du tout de ses convives. A Paris comme à Paris! La truffe purifie toutes choses.

L'idée naissait en moi qu'Aurélie pouvait être employée à quelque ténébreuse machination.

Mais on me gardait à vue. Les truffes venaient d'arriver. L'oncle Bélébon avait réédité coup sur coup trois de ses plus forts calembours; sa faveur renaissait de ses ruines.

«Monsieur mon neveu, me dit-il, puisqu'il faut prendre des gants de satin blanc pour vous parler, vous n'avez pas encore demandé des nouvelles de votre tante Renotte qui, Dieu merci, vous en a assez fourré. Je m'en vas vous en dire. La pauvre Renotte est restée malade de l'affaire de la Poule Noire, et c'est elle qui partira la première, à ce qu'elle dit. Vincent n'est pas si bien habillé que vous, mais il n'a pas porté malheur à sa famille.»

Il y eut un grand tumulte. Les uns voulaient savoir à fond l'affaire de la Poule Noire, les autres maudissaient l'oncle Bélébon qui mettait du noir dans la fête. Mon père jeta sur moi un regard attristé.

«On a du chagrin à la maison, René, murmura-t-il; les deux petits sont malades aussi. Mais servez le chambertin, garçon, et toi, l'oncle, que le diable t'emporte!

—L'ignorance engendre la superstition, formula Bel-Œil.

—T'ai-je dit, me demanda Nougat, que depuis Vannes, je n'avais pas senti mon estomac? Quelques truffes, Kervigné, s'il vous plaît. Figurez-vous, ma bonne madame Rimassu, qu'à Vannes, je ne peux pas digérer un blanc de poulet!

—Quoique ça, glissa Joson Michais à mon oreille, où donc qu'est allé notre monsié Gérard?»

Je tressaillis comme si j'avais reçu un coup violent. Gérard, en effet, n'était plus à sa place.

«Pour sûr et pour vrai, acheva Joson, y a du tâbâc, ej'ne mens pas!»

Mon père arrivait en ce moment de joie qui précède la plénitude.

«Garçon! dit-il avec une emphase symptomatique, versez aussi du chambertin à ce simple villageois que j'ai fait aujourd'hui asseoir à notre table. Jadis nos ancêtres avaient la coutume de s'entourer de leurs serviteurs. J'aime le souvenir de ces époques patriarcales.

—Ah! Kervigné! soupira ma tante Bel-Œil, que n'avez-vous toujours ce style élevé!

—Demain, nous serons au noble faubourg, risqua Nougat imprudemment. On peut bien s'encanailler un peu aujourd'hui.

—De quoi, ma grosse? interrogea la poissonnière de Lorient, hérissée comme une brosse. Dites-vous cela pour les personnes qui sont dans le commerce?

—Nous ne sommes plus sous l'ancien régime! proclama la garde nationale.

—Mords la! excita Vincent. Kiss! kiss! kiss!

—La canaille, s'écria loyalement le gendarme, c'est les réfractaires et les perturbateurs de l'ordre public, sous un prince ami de la Fayette!

—Et de son cheval blanc, grinça le vieux Bélébon. Un sou à qui chantera la Parisienne

L'adjoint chercha son écharpe. Je vis bien que mon père allait hisser le drapeau blanc, mais le champagne parut. On s'embrassa. Nougat et Mme Rimassu pleurèrent. Au troisième verre de champagne, ils étaient tous Français et militaires. La poissonnière de Lorient eût pu crier vive l'Empereur sans rencontrer la moindre opposition.

«A la musique, mon oncle! ordonna mon père d'une voix tonnante.»

Aussitôt Bélébon:

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