← Retour

Aventures d'un Gentilhomme Breton aux îles Philippines

16px
100%

Chapitre VI.

Tierra-Alta.—Chasse au buffle.—Retour à Manille.

Pourtant, après bien des instances réitérées, je parvins à obtenir ce que je désirais si impatiemment; seulement, l’Indien voulut savoir si j’étais bon cavalier, si j’avais de l’adresse; et lorsqu’il fut rassuré sur ces deux points, nous partîmes par une belle matinée, escortés de neuf chasseurs et d’une petite meute.

Dans cette partie des Philippines où nous nous trouvions, la chasse aux buffles se fait à cheval avec un lacet, les Indiens n’étant pas assez habitués à se servir du fusil; dans d’autres parties elle se fait à l’aide des armes à feu, ainsi que j’aurai plus tard l’occasion de le raconter; mais, quoi qu’il en soit, ces deux exercices sont également dangereux.

Pour l’un, il faut être bon cavalier et fort adroit; pour l’autre, il faut être doué d’un grand sang-froid et posséder une bonne arme.

Le buffle sauvage est tout à fait différent du buffle domestique, c’est un animal terrible; il poursuit le chasseur aussitôt qu’il l’aperçoit, et lorsqu’il peut l’atteindre de ses cornes aiguës, il lui fait promptement expier sa témérité.

Mon fidèle Indien veillait à ma conservation bien plus qu’à la sienne. Il s’opposa à ce que je prisse une arme à feu, et même un lacet; il n’avait pas assez de confiance en mon adresse, et préféra que je restasse à cheval, libre de mes mouvements.

Je partis donc, ayant pour toute arme un poignard à ma ceinture.

Nous nous divisâmes par trois, parcourant la plaine au petit pas, mais ayant bien soin de nous écarter de la lisière des bois, pour n’être pas surpris par l’animal que nous allions bravement combattre.

Après avoir marché pendant une heure, nous entendîmes enfin les aboiements des chiens, et comprîmes que le gibier que nous chassions était débusqué.

Alors nous regardâmes avec la plus grande attention l’endroit où nous pensions voir arriver l’ennemi. Il se faisait prier pour se montrer; enfin, tout à coup les bois craquèrent, les branches furent rompues, les jeunes arbres renversés, et un superbe buffle parut à environ cent cinquante pas de nous.

Ce buffle était d’un beau noir, ses cornes étaient d’une très-grande dimension. Il portait la tête haute, et flairait où étaient ses ennemis...

Tout à coup, partant avec une vitesse incroyable chez un animal aussi puissant, il se dirigea vers un de nos groupes, formé de trois Indiens.

Ceux-ci partirent au galop de leurs chevaux, et allèrent former un triangle.

L’animal choisit l’un d’eux, et fondit impétueusement sur lui.

Pendant ce temps, un autre, qu’il avait déjà dépassé, tourna bride et lança le lacet qu’il tenait à la main; mais il ne fut pas adroit, et manqua son coup.

Le buffle changea de direction, et poursuivit l’imprudent qui venait de l’attaquer et qui revenait droit vers nous.

Un second groupe de trois chasseurs alla à sa rencontre. Un d’eux passa près de lui au galop, jeta son lacet, et fut aussi malheureux que son camarade.

Trois autres chasseurs tentèrent le même coup; aucun d’eux ne réussit.

Moi, simple spectateur, j’admirais ce combat, ces évolutions, ces fuites, ces poursuites, exécutées avec autant d’ordre et de courage que de précision, et qui me paraissaient extraordinaires.

J’avais souvent assisté à des combats de taureaux, et souvent j’avais frémi en voyant les toréadors observer le même ordre pour détourner le furieux animal lorsqu’il menace le picador.

Mais, cette fois, il n’y avait pas de comparaison possible à établir entre un combat en champ clos et un combat en pleine campagne; entre un buffle sauvage et le plus terrible des taureaux.

Vous, Espagnols au sang vif et pétillant, fiers Castillans qui recherchez les émotions, les spectacles émouvants et dangereux, allez chasser le buffle dans les campagnes Marigondon!

Après bien des fuites, des poursuites, des courses et des dangers, un chasseur adroit couronna l’animal de son lacet.

Le buffle ralentit sa marche et secoua la tête en tous sens, s’arrêtant de temps en temps pour se débarrasser de l’obstacle qui le gênait dans sa course.

Un autre Indien, non moins adroit que le premier, lança son lacet avec la même vitesse et le même bonheur.

L’animal furieux labourait avec ses cornes aiguës la terre qu’il faisait sauter autour de lui, voulant sans doute nous prouver sa force, et le parti qu’il eût fait à celui d’entre nous qui se serait laissé surprendre.

Avec beaucoup de soins et de précaution, les Indiens firent passer leur capture au milieu d’un petit bois dans un fourré, d’où nous eûmes bientôt le plaisir de le voir sortir.

Tous les chasseurs poussèrent un cri de joie; moi, je jetai un cri d’admiration.

L’animal était vaincu, il n’y avait plus que quelques précautions de plus à prendre pour se rendre tout à fait maître de lui.

Je fus fort étonné qu’on l’excitât de la voix et du geste, au point de le rendre agressif et de le faire bondir. Quel eût été notre sort si, par impossible, les lacets se fussent détachés ou brisés?... Heureusement il n’y avait aucun danger.

Un Indien était descendu de cheval, et avec beaucoup d’agilité il avait fixé à un solide tronc d’arbre les deux lacets qui retenaient le buffle furieux.

Puis il donna le signal pour avertir que son opération était terminée, et se retira.

Deux chasseurs s’approchèrent, et jetèrent aussi leur lacet à l’animal; puis avec des pieux ils fixèrent les deux bouts à terre, et bientôt notre proie se trouva prise dans un rayon qui la rendit immobile.

Nous pûmes alors nous approcher impunément. A grands coups de coutelas les Indiens abattirent ses cornes, qui l’eussent si bien vengé s’il eût pu s’en servir; ensuite, avec un bambou aigu, ils lui percèrent les membranes qui séparent les deux naseaux, pour y passer un rotin qu’ils tressèrent en forme d’anneau.

Ainsi martyrisé, on l’attacha fortement derrière deux buffles domestiques, et on le conduisit jusqu’au prochain village.

Alors commença la curée.

On tua l’animal, et les chasseurs se partagèrent la viande, qui est aussi bonne que celle du bœuf.

J’avais été heureux pour mon début, car toutes les chasses au buffle ne se font pas aussi facilement que s’était faite celle-là.

Quelques jours après nous en fîmes une seconde qui fut interrompue par un accident, hélas! assez fréquent.

Un Indien avait été surpris par un buffle au moment où il sortait du bois.

D’un coup de corne son cheval avait été traversé et jeté à terre. L’Indien s’était blotti auprès de sa monture tuée près de lui, et, grâce à une inégalité de terrain, il espérait échapper à son redoutable ennemi; mais celui-ci, d’un second mouvement de tête, avait renversé le cheval sur son cavalier, et portait à ce dernier des coups qui l’eussent infailliblement tué s’ils l’eussent tout d’abord atteint.

Heureusement d’autres chasseurs détournèrent l’animal et le forcèrent à abandonner sa victime. Il était temps!

Nous trouvâmes le pauvre Indien à demi mort; les cornes du buffle lui avaient fait d’horribles blessures.

Nous parvînmes à arrêter le sang qu’il perdait à flots, et sur un brancard improvisé nous le transportâmes au village.

Ce ne fut qu’après de longs soins qu’il parvint à guérir; et mon ami l’Indien, mon protecteur, ne voulut plus que j’assistasse à une chasse aussi dangereuse.

Anna était tout à fait rétablie. Je ne craignais plus de voir reparaître sa cruelle maladie.

J’avais en plusieurs mois goûté tous les plaisirs et tous les agréments qu’offrait Tierra-Alta; les emplois que j’occupais à Manille réclamaient ma présence; je le compris, et nous partîmes pour la ville.

Aussitôt de retour, il me fallut, à mon grand regret, reprendre ma vie habituelle, c’est-à-dire visiter des malades du matin au soir et du soir au matin.

Mon état ne convenait réellement pas à mon caractère. Je n’étais pas assez philosophe pour voir endurer, sans m’affliger, des souffrances que j’étais impuissant à guérir, et surtout pour voir mourir des pères, des mères utiles à leurs familles, ou des êtres jeunes, aimés et aimants.

En un mot, je n’agissais pas en médecin, car je n’envoyais de note à personne; on me payait quand et comme on voulait.

Je dois dire à la louange de l’humanité que j’ai peu souvent trouvé des oublieux.

Au reste, mes places me produisaient assez pour me permettre de mener une vie somptueuse, d’avoir huit chevaux dans mon écurie, table ouverte à mes amis et aux étrangers.

Ce que mes amis appelèrent alors un coup de tête me fit bientôt perdre tous ces avantages.

Je passais tous les mois un conseil de révision dans le régiment où je servais.

Un jour je portai un jeune soldat, afin de le faire réformer; tout allait bien: mais un médecin français, M. Charles Benoît1, qui me jalousait, fut désigné par le gouverneur pour faire une enquête et contrôler ma déclaration.

Naturellement il mit dans son rapport que je m’étais trompé, que la maladie dont je parlais était imaginaire; et il fit si bien que le gouverneur, irrité, me condamna à une amende de six piastres.

Le mois suivant, je présentai de nouveau le même soldat pour qu’il fût réformé, comme n’étant pas apte à faire son service; une commission de huit médecins fut nommée; leur décision fut que j’avais raison, et cela à l’unanimité. Le soldat fut licencié.

Cette réparation ne me suffisant pas, je présentai une réclamation au gouverneur, qui ne voulut pas y faire droit, sous le prétexte étrange que la décision du comité médical ne pouvait infirmer la sienne.

J’avoue que je ne compris pas cet argument. Ce raisonnement, en admettant toutefois que c’en fût un, me parut spécieux. Comment admettre que l’innocent fût puni et que l’ignorant qui m’avait contredit et s’était trompé ne reçût aucun blâme.

Cette injustice me révolta. Je suis Breton et j’ai vécu avec les Indiens, deux natures qui n’aiment que la justice et le bon droit.

Je fus tellement affecté de la conduite du gouverneur à mon égard, que je me rendis chez lui, non pour réclamer encore, mais pour lui donner ma démission des places importantes que j’occupais.

Il me reçut en souriant, et me dit qu’après un peu de réflexion je reviendrais sur mon idée.

Le cher gouverneur se trompait. En sortant de son palais, j’allai au ministère des finances et j’achetai la propriété de Jala-Jala.

Mon parti était pris, ma résolution inébranlable.

Bien que ma démission ne fût pas encore acceptée, je commençai à agir comme si j’étais entièrement libre. J’avais, au préalable, prévenu Anna, et lui avais demandé si elle voudrait vivre à Jala-Jala?

«Avec toi, je serai heureuse partout!»

Telle avait été sa réponse. J’étais donc le maître d’agir au gré de ma volonté, et je pouvais me laisser aller où m’entraînait ma destinée.

C’est ce que je fis.

Je voulus aller visiter les terres que je venais d’acquérir.


1 Dans le mois de mai 1853, une personne inconnue vient m’accoster aux Champs-Élysées en me disant: «Monsieur de la Gironière, permettez-moi de vous demander une poignée de main.—Veuillez bien, lui répondis-je, me rappeler votre nom.—Je suis Charles Benoît.» Je le reconnus alors sans peine. Vingt-huit à trente ans écoulés depuis les faits que je raconte avaient effacé nos inimitiés passées. Ce fut avec un vrai plaisir que nous renouâmes connaissance; et depuis, nous nous voyons souvent avec la même satisfaction que deux anciens et bons amis.

Le docteur Carlos Benoît, après avoir exercé honorablement pendant plusieurs années la médecine à Madrid, est enfin venu se fixer à Paris.

Chapitre VII.

Jala-Jala.—Lac de Bay.—Légende chinoise. —Alila (Mabutin-Tajo).

Pour l’exécution de ce projet, il me fallait trouver un Indien fidèle sur lequel je pusse compter; parmi mes domestiques, je choisis mon cocher, homme dévoué, discret et courageux.

Je pris quelques armes, des munitions, des vivres; je frétai, à Lapindan, petit village près du bourg de Santa-Anna, une petite pirogue conduite par trois Indiens; et un matin, le 2 avril 1824, sans faire part de mon projet à mes amis, sans m’informer si le gouverneur m’avait remplacé, je partis pour prendre possession de mes domaines, respirant l’air vivifiant et pur de la liberté.

Je remontai dans ma pirogue, qui volait sur les eaux comme une mouette légère, la jolie rivière de Pasig qui sort du lac de Bay, et va se jeter dans la mer en traversant les faubourgs de Manille.

Les bords de cette rivière sont plantés de touffes de bambous et parsemés de jolies habitations indiennes; au-dessus du grand bourg de Pasig, elle reçoit les eaux de la rivière de San-Mateo à l’endroit où cette rivière se réunit au fleuve de Pasig.

Sur la rive gauche, on aperçoit encore les ruines de la chapelle et du presbytère de Saint-Nicolas, élevés par les Chinois, dit la légende que je vais essayer de vous raconter.

A une époque reculée, un Chinois qui se trouvait dans une pirogue et naviguait, soit sur la rivière de Pasig, soit sur celle de San-Mateo, aperçut tout à coup un caïman qui se dirigea vers sa frêle embarcation, et la fit chavirer. A cette vue, et en se sentant tomber à l’eau, l’infortuné Chinois, qui avait pour perspective de servir de pâture au féroce animal, appela à son secours saint Nicolas. Vous ne l’eussiez peut-être pas fait, ni moi non plus, et nous aurions eu tort; l’idée était bonne.

Le grand saint Nicolas entendit les cris de détresse du naufragé, lui apparut, et d’un coup de baguette, comme eût pu le faire une fée bienveillante, changea le caïman importun en un rocher..... le Chinois fut sauvé.

Ne croyez pas que la légende s’arrête là: les Chinois ne sont pas ingrats; la Chine est le pays de la terre à porcelaine, du thé, et de la reconnaissance.

Le Chinois échappé au sort cruel qui l’attendait voulut consacrer le souvenir du miracle, et, de concert avec ses frères de Manille, il éleva une jolie chapelle et un presbytère au grand saint Nicolas.

Cette chapelle fut longtemps desservie par un bonze, et tous les ans, à la Saint-Nicolas, les riches Chinois de Manille se réunissaient, au nombre de plusieurs milliers, pour donner des fêtes qui duraient quinze jours.

Mais il arriva qu’un archevêque de Manille trouva que ce culte de la reconnaissance chinoise était du paganisme, et fit enlever le toit du presbytère et celui de la chapelle.

Ces mesures brutales n’eurent aucun résultat, si ce n’est de laisser l’eau du ciel pénétrer dans les bâtiments.

Mais pour le culte voué à saint Nicolas, il dura toujours, et dure encore. Peut-être est-ce bien parce qu’on a voulu l’interdire!

De nos jours, à l’époque où cette fête a lieu, c’est-à-dire vers le 6 novembre de chaque année, on peut jouir d’un coup d’œil ravissant.

Le Pasig à Saint-Nicolas offre la nuit une délicieuse perspective: on y voit de grandes embarcations amenées à grand frais de Manille, sur lesquelles sont bâtis de véritables palais à plusieurs étages, terminés en pyramides, et éclairés depuis la base jusqu’au sommet.

Pirogue indienne.

Pirogue indienne.

Toutes ces lumières se reflètent dans les eaux paisibles de la rivière, et semblent augmenter le nombre des étoiles qui tremblent en se mirant à la surface des flots: c’est Venise improvisée.

Dans ces palais, on joue, on fume de l’opium, on fait de la musique.

Le pévété, encens chinois, brûle partout et continuellement en l’honneur de saint Nicolas, que l’on invoque chaque matin, en jetant dans la rivière des petits carrés de papier de diverses couleurs. Saint Nicolas ne paraît pas; la fête dure deux semaines, au bout desquelles les fidèles se retirent jusqu’à l’année suivante.

Maintenant que le lecteur connaît la légende du caïman, du Chinois et du grand saint Nicolas, je reviens à mon voyage.

Je naviguais paisiblement sur le Pasig, allant à la conquête de mes nouveaux domaines et faisant des rêves dorés.

Je suivais la fumée légère de ma cigarette, sans penser que mes songes, mes châteaux en Espagne devaient s’envoler comme elle!...

Entrée du lac de Bay par le Pasig.

Entrée du lac de Bay par le Pasig.

Bientôt je me trouvai dans le lac de Bay. Ce lac, le plus grand de l’île de Luçon, a de quarante-cinq à cinquante lieues de circonférence. Il est de tous côtés entouré de hautes montagnes de formation volcanique, où prennent leur source quinze rivières qui viennent toutes se jeter dans cet immense réservoir. Il n’a d’issue à la mer que par le fleuve de Pasig. Ce fleuve, après avoir coulé entre des collines, traverse les faubourgs de Manille et va déboucher dans la baie, qui est éloignée de sept à huit lieues du lac.

Vingt-neuf grands bourgs sont situés sur les bords du lac, à l’embouchure des rivières1.

Cette belle nappe d’eau, dont la plus grande profondeur est de 30 mètres, est parsemée de jolies îles toujours couvertes d’une admirable végétation. La plus grande de ces îles, celle de Talim, forme avec la terre de Luçon le détroit de Quinabutasan, et avec Jala-Jala, qui est situé parallèlement en face, la partie du lac nommée Rinconada.

Les eaux de Bay sont douces et potables. Cependant, avant de les boire, il faut qu’elles reposent quelques heures pour laisser précipiter au fond une grande quantité de corps étrangers qu’elles tiennent en suspension. Si cette précaution était négligée, elles pourraient se trouver dans des conditions tout à fait nuisibles; elles produiraient de fortes coliques et de graves dérangements d’estomac.

Ce fait est assez curieux pour l’expliquer. Lorsque le soleil est à l’horizon et que le vent souffle de la partie opposée à la plage où l’on se trouve, on ne peut impunément boire de l’eau puisée sur cette plage qu’après avoir mis le vase qui la contient pendant une grande heure à l’ombre. Si dans les mêmes conditions on se baigne dans le lac, le corps se couvre de gros boutons, et l’on est tourmenté pendant plusieurs heures par d’intolérables démangeaisons. Ce phénomène, particulier au lac de Bay, est sans nul doute produit par des millions d’insectes microscopiques auxquels les rayons du soleil donnent la vie, et que le mouvement des vagues rejette vers les plages opposées au vent. Les pêcheurs, pour se préserver de cet effet nuisible, ont le soin de s’enduire le corps avec de l’huile de coco.

Le lac de Bay abonde en excellents poissons. Trois espèces seulement sont les mêmes qu’en Europe: le mulet, l’anguille et la crevette. Ces deux dernières sont d’une grosseur remarquable. Les anguilles de 15 à 20 kilogrammes sont très-communes, ainsi que les crevettes de la grosseur de nos langoustes, c’est-à-dire du poids d’un kilogramme à un kilogramme et demi.

Deux poissons de mer se sont acclimatés dans les eaux douces du lac: le requin et la scie. Le premier est heureusement assez rare, mais le second est très-abondant.

On trouve aussi dans ce beau lac une espèce de tortue d’une forme différente de celle de mer et d’un goût plus agréable, une grande quantité d’excellents poissons qu’il serait trop long d’énumérer, et enfin de monstrueux aligators, dont j’aurai l’occasion de parler plus tard, ainsi que d’innombrables oiseaux aquatiques.

Enfin, j’arrivai à Quinabutasan. Ce mot est tagal, et signifie qui est troué.

Nous nous arrêtâmes pendant une heure dans la seule case indienne qu’il y eût dans l’endroit, pour faire cuire du riz et prendre notre repas.

Cette case était habitée par un vieux pêcheur et sa femme, fort âgés. Cependant ils pourvoyaient encore à leurs besoins en pêchant. Plus tard, j’aurai occasion de parler du père Relempago ou la Foudre, et de raconter son histoire.

Lorsque je fus au milieu de la nappe d’eau qui sépare Talim de la presqu’île de Jala-Jala, j’aperçus le nouveau domaine que j’avais acquis si légèrement, et je pus juger d’un coup d’œil de mon acquisition.

Jala-Jala est une longue presqu’île qui s’étend du nord au sud, au milieu du lac de Bay.

Cette presqu’île est divisée, dans sa longueur, par une chaîne de montagnes qui vont en déclinant, pour ne plus former que des collines pendant l’espace de trois lieues.

Ces montagnes, d’un accès facile, ont en général un versant couvert de forêts, et l’autre de beaux pâturages, où croissent, à la hauteur d’un ou deux mètres, des graminées flexibles et onduleux, qui, sous le souffle du vent, imitent les vagues de la mer lorsqu’elles sont agitées.

Il est impossible de voir une nature plus belle; des sources limpides et pures surgissent du haut des montagnes et arrosent une riche végétation, puis vont se jeter dans le lac.

Ces pâturages font de Jala-Jala le lieu le plus giboyeux de l’île. Les cerfs, les sangliers, les buffles sauvages, les poules, les cailles, les bécassines, les colombes de quinze à vingt sortes, les perroquets, enfin toutes les espèces d’oiseaux, y abondent.

Le lac est également peuplé d’oiseaux aquatiques, et particulièrement de canards.

Malgré son étendue, l’île ne produit pas d’animaux nuisibles et carnivores; on a seulement à craindre la civette, petit animal de la grosseur d’un chat, qui ne fait la chasse qu’aux oiseaux; et les singes, qui sortent par bandes des forêts et vont ravager les champs de cannes à sucre et de maïs.

Le lac, qui renferme d’excellents poissons, est moins favorisé que la terre; on y trouve beaucoup de caïmans, alligators d’une si grande dimension, qu’un seul de ces animaux divise, en peu d’instants, un cheval par morceaux et l’engloutit dans son vaste estomac. Les accidents qu’ils occasionnent sont fréquents et terribles, et j’ai vu plus d’un Indien devenir leur victime, ainsi que je le raconterai plus tard.

J’aurais sans doute dû commencer par parler ici des hommes qui peuplent les forêts de Jala-Jala; mais je suis chasseur et l’on m’excusera d’avoir commencé par le gibier.

A l’époque où je l’achetai, Jala-Jala était habité par quelques Indiens de race malaise qui vivaient dans les bois et cultivaient quelques coins de terre.

La nuit, ils faisaient sur le lac le métier de pirates et donnaient asile à tous les bandits des provinces environnantes.

A Manille, on m’avait peint cette contrée sous les couleurs les plus sombres; au dire des habitants de la ville, je ne devais pas y séjourner longtemps sans devenir la victime des bandits.

Mon caractère aventureux faisait que tous ces récits, loin de m’éloigner de mon projet, augmentaient mon désir de visiter ces hommes, qui vivaient presque à l’état sauvage.

Dès que j’eus acheté Jala-Jala, je me formai un plan de conduite ayant pour but de m’attacher les habitants les plus à craindre; je résolus de me faire l’ami des bandits, et pour cela je compris qu’il fallait arriver chez eux, non comme un propriétaire exigeant et sordide, mais bien comme un père.

Tout dépendait, pour l’exécution de mon entreprise, de la première impression que je produirais sur ces Indiens qui devenaient mes vassaux.

Lorsque j’eus abordé, je me dirigeai, en suivant le bord du lac, vers un petit hameau composé de quelques cabanes. J’étais accompagné de mon fidèle cocher; nous étions armés tous les deux d’un bon fusil à deux coups, d’une paire de pistolets, et d’un sabre.

J’avais eu soin de me renseigner auprès de quelques pêcheurs pour savoir quel était l’Indien auquel je devais m’adresser de préférence.

Cet homme, le plus respecté de ses compatriotes, s’appelait en langue tagale Mabutin-Tajo, surnom que je traduirais en français par le Brave-le-vaillant.

C’était un véritable brigand, un vrai chef de pirates. Il eût fort bien commis, sans vergogne, cinq ou six assassinats dans une seule excursion; mais il était brave, et la bravoure est pour les peuples primitifs une qualité devant laquelle ils s’inclinent avec respect.

Ma conversation avec Mabutin-Tajo ne fut pas longue; quelques paroles me suffirent pour m’attirer sa bonne grâce, et me faire de lui un fidèle serviteur pendant tout le temps que je demeurai à Jala-Jala.

Voici les termes dans lesquels je lui parlai:

«Tu es un grand scélérat, lui dis-je. Je suis le seigneur de Jala-Jala; je veux que tu changes de conduite; si tu refuses, je te ferai expier tous tes méfaits. J’ai besoin d’une garde; veux-tu me donner ta parole d’honneur de devenir honnête homme, et je te fais mon lieutenant?»

Après ces courtes paroles, Alila (c’était le nom du bandit) resta un instant sans me répondre. Je vis sur son visage toutes les marques d’une profonde réflexion. J’attendis qu’il parlât; j’étais dans une certaine anxiété; qu’allait-il me répondre?

«Maître, me dit-il avec élan, en me présentant la main et mettant un genou à terre,

«Je vous serai fidèle jusqu’à la mort!»

J’étais heureux de sa réponse, mais je ne lui laissai pas voir mon contentement.

«Très-bien, lui dis-je. Pour te prouver que j’ai confiance en toi, prends cette arme, et ne t’en sers que contre des ennemis.»

Je lui présentai un sabre tagal sur lequel était écrit en gros caractères espagnols: No me sacas sin rason ni me envainas sin honor, Ne me tire pas sans raison, et ne me remets pas dans le fourreau sans honneur.»

Je traduisis cette légende en langage tagaloc; Alila la trouva sublime, et jura de ne pas s’en écarter.

«Quand j’irai à Manille, ajoutai-je, je te rapporterai des épaulettes et un bel uniforme; mais il ne faut pas perdre de temps pour réunir les soldats que tu vas commander, et qui formeront ma garde.

«Conduis-moi chez celui de tes camarades que tu crois le plus capable de t’obéir comme sergent.»

Nous allâmes à quelques kilomètres de sa cabane, chez un de ses amis qui l’accompagnait presque toujours dans ses tentatives de piraterie.

Quelques mots semblables à ceux que j’avais dit à mon futur lieutenant exercèrent sur son camarade la même influence, et le déterminèrent à accepter le grade que je lui offrais.

Nous passâmes la journée à aller recruter dans les diverses cases, et le soir nous avions, en cavalerie et en infanterie, une garde de dix hommes d’effectif, nombre que je ne voulais pas dépasser.

Je pris le commandement en qualité de capitaine.

Ainsi que l’on en peut juger, je menais les choses avec promptitude.

Le lendemain je réunis la population de la presqu’île, et, entouré de ma garde improvisée, je choisis l’emplacement où je voulais fonder un village, et le lieu où je voulais que l’on construisit mon habitation.

Je donnai l’ordre aux pères de famille de construire leurs cases sur un alignement que j’indiquai, et je chargeai mon lieutenant d’employer le plus de monde possible pour extraire de la pierre, couper du bois de charpente, et tout préparer enfin pour ma maison.

Mes ordres étant donnés, je partis pour Manille, en promettant de revenir bientôt.

Lorsque j’arrivai chez moi on était inquiet, car, n’ayant pas eu de mes nouvelles, on me croyait la proie des caïmans ou la victime des pirates.

Le récit de mon voyage, la description que je fis de Jala-Jala, loin d’éloigner ma femme de l’idée que j’avais conçue d’habiter ces contrées, la rendirent, au contraire, impatiente de visiter notre propriété et de s’y établir. C’était cependant un adieu qu’elle faisait à la capitale, à ses fêtes, à ses réunions, à ses plaisirs!

J’allai voir le gouverneur. Ma démission avait été considérée comme non avenue; il m’avait conservé toutes mes places. Cet acte de bonté me toucha; je le remerciai sincèrement, et lui dis que je ne plaisantais pas, que ma détermination était irrévocablement arrêtée, et qu’il pouvait disposer de mes emplois.

J’ajoutai que je lui demandais une seule faveur, celle de commander toute la gendarmerie locale de la province de la Lagune, avec la faculté d’avoir une garde personnelle que je formerais moi-même.

Cette faveur me fut accordée à l’instant même, et peu de jours après je reçus ma commission.

Ce n’était point l’ambition qui m’avait suggéré l’idée de demander cette place importante, c’était la raison.

Mon but avait été de me créer une puissance à Jala-Jala, et de pouvoir punir moi-même mes Indiens sans avoir recours à la justice de l’alcade, qui demeurait à dix lieues de mes domaines.

Voulant être commodément dans ma nouvelle résidence, je fis le plan de ma maison.

Cette maison se composait d’un premier étage avec cinq chambres à coucher, un grand vestibule, un spacieux salon, une terrasse, et des chambres de bains.

Je traitai avec un maître maçon et un maître charpentier pour les travaux de construction; j’emportai des armes et des uniformes pour ma garde, et je repartis.

A mon arrivée, je fus reçu avec joie par mes Indiens.

Mon lieutenant avait ponctuellement exécuté mes ordres; une grande quantité de matériaux étaient préparés, et plusieurs cases indiennes étaient déjà construites.

Cette activité me fit plaisir, elle me prouva que l’on tenait à m’être agréable.

Je mis tout de suite mes ouvriers à l’œuvre, ordonnant que l’on défrichât les bois voisins; et bientôt je vis jeter, sous mes yeux, les fondations de ma maison; puis je repartis pour Manille.

Les travaux durèrent huit mois, et pendant ce temps je voyageai continuellement de Manille à Jala-Jala, et de Jala-Jala à Manille.

J’eus de la peine, mais j’en fus bien récompensé quand je vis un village sortir de terre.

Mes Indiens avaient construit leurs cases aux lieux que j’avais indiqués; ils avaient réservé la place d’une église, et en attendant qu’elle fût élevée, on devait célébrer la messe dans le vestibule de ma maison.

Enfin, après bien des allées et des venues qui inquiétaient beaucoup ma femme, je pus lui annoncer que le castel de Jala-Jala n’attendait plus que sa châtelaine.

Ce fut une heureuse nouvelle: nous allions donc bientôt ne plus être séparés!

Je vendis promptement mes chevaux, mes voitures, des meubles inutiles; je frétai une embarcation pour transporter à Jala-Jala ce qui m’était nécessaire, et après avoir pris congé de mes amis, je partis cette fois, le 20 octobre 1825, avec l’intention de ne revenir à Manille que pour une absolue nécessité.

Notre voyage fut heureux.

A notre arrivée nous trouvâmes sur le rivage mes Indiens, qui saluèrent avec des cris d’allégresse la bienvenue de la reine de Jala-Jala.

C’est ainsi qu’ils appelaient ma femme.

Nous consacrâmes les premiers jours de notre arrivée à notre installation. Il fallut meubler notre maison et la rendre utile et agréable; c’est ce que nous fîmes.

Aujourd’hui que les années sont passées, que je suis loin de ce temps d’indépendance et de liberté parfaites, je pense à la bizarrerie de ma destinée.

Nous étions, ma femme et moi, seuls blancs et civilisés, au milieu d’une population bronzée et presque sauvage, et cependant je n’avais aucune crainte.

Je comptais sur mes armes, sur mon sang-froid, et sur la parole des gens de ma garde. Anna ne connaissait qu’une partie des dangers que nous courions, et sa confiance en moi était si grande qu’à mes côtés elle ignorait ce que c’était que la peur.

Lorsque je fus bien établi dans ma maison, j’entrepris un travail difficile et dangereux, celui de mettre de l’ordre parmi mes Indiens, et d’organiser mon bourg comme c’est l’usage aux Philippines.

P. de la Gironière.—Costume de chasse. Page 108.

P. de la Gironière.—Costume de chasse. Page 108.


1 Le mot tagaloc vient des habitants des bords du lac de Bay. C’est l’abrégé des deux mots taga (gens), iloc (rivière): gens de rivière.

Chapitre VIII.

Jala-Jala.—Organisation municipale.—Caractère des Indiens.

Les lois espagnoles concernant les Indiens sont tout à fait patriarcales.

Chaque bourg est érigé, pour ainsi dire, en petite république.

On y élit tous les ans un chef dépendant, pour les affaires importantes, du gouverneur de la province; lequel chef, à son tour, dépend du gouverneur des Philippines.

J’avoue que le mode de gouvernement, aux Philippines, m’a toujours semblé être le plus convenable et le plus propre à la civilisation. Les Espagnols l’ont trouvé tout établi dans l’île de Luçon lors de leur conquête, et n’y ont apporté que quelques améliorations.

Je vais entrer ici dans quelques détails.

Chaque population indienne se divise en deux classes: la classe noble et la classe populaire.

La première se compose de tous les Indiens qui sont ou ont été cabessas de barangay, ce qui veut dire collecteurs des contributions; cette place est honorifique.

Les contributions établies par les Espagnols sont personnelles.

Chaque Indien ayant plus de vingt et un ans paye, en quatre termes, une somme annuelle de trois francs; cette taxe est la même pour le riche comme pour le pauvre.

A une certaine époque de l’année, douze des cabessas de barangay sont électeurs.

Ils se réunissent avec quelques anciens habitants du bourg, et élisent, au scrutin, trois d’entre eux, dont les noms sont adressés au gouverneur des Philippines.

Celui-ci choisit parmi ces noms celui qu’il veut, et lui confie, pendant une année, les fonctions de gobernadorcillo, ou petit gouverneur.

Pour se distinguer des autres Indiens, le gobernadorcillo porte une baguette en rotin, à pomme d’or, avec laquelle il a le droit de frapper ceux de ses concitoyens qui ont commis de légères fautes.

Ses fonctions tiennent à la fois de celles des maires, des juges de paix et des juges d’instruction.

Il veille au bon ordre, à la tranquillité publique; il juge sans appel les différends et les procès dont l’importance ne dépasse pas 16 piastres (ou 80 francs).

Les dimanches, après les offices, le gobernadorcillo réunit à la maison communale les anciens du bourg et les officiers de justice, pour discuter et arrêter avec eux toutes les affaires administratives. C’est aussi le dimanche, en conseil, qu’il consulte les anciens pour tous les procès dans lesquels il ne se croit pas suffisamment éclairé. C’est alors un véritable jury de patriarches qui juge sans appel et sans partialité.

Il instruit aussi les procès criminels de haute importance: seulement là s’arrête son pouvoir.

Les dossiers de ces procès sont envoyés par lui au gouverneur de la province, qui les remet, à son tour, à la cour royale de Manille.

La cour rend son arrêt, et l’alcade le fait exécuter.

Lors de l’élection du gobernadorcillo, les électeurs réunis choisissent toutes les autorités qui doivent lui être soumises.

Ces autorités sont: des alguazils, dont le nombre est proportionné à la population; deux témoins ou adjoints, qui sont chargés de sanctionner tous les actes du gobernadorcillo, car sans leur sanction et leur présence ces actes seraient considérés comme nuls; un jouès de palma, ou juge de palme, remplissant les fonctions de garde-champêtre; un vaccinateur, obligé d’avoir toujours du vaccin pour les enfants nouveau-nés; puis un maître d’école chargé de l’instruction publique; enfin, une sorte de gendarmerie pour la surveillance des bandits et l’entretien des routes sur le territoire de la commune et dans les campagnes voisines. Les hommes faits et sans emploi forment une garde civique qui veille à la conservation du village: cette garde indique les heures de la nuit au moyen de coups frappés sur un gros morceau de bois creux.

Il y a dans chaque bourg une maison communale; on la désigne sous le nom de casa réal. C’est là que demeure le gobernadorcillo.

Il doit l’hospitalité à tous les voyageurs qui passent dans le bourg, et cette hospitalité est semblable à celle des montagnards écossais: elle se donne et ne se vend jamais.

Pendant deux ou trois jours, le voyageur a droit au logement, dans lequel il trouve une natte, un oreiller, du sel, du vinaigre, du bois, des vases de cuisine, et, moyennant payement, tous les comestibles nécessaires à sa nourriture.

Si même à son départ il réclame des chevaux et des guides pour continuer sa route, on les lui procure.

Quant au payement des vivres, afin d’éviter les abus si fréquents chez nous, dans chaque casa réal on affiche sur une grande pancarte les prix des objets, tels que viande, volaille, poisson, fruits, etc., etc.

Dans n’importe quelle circonstance, le gobernadorcillo ne peut rien exiger pour les peines qu’il se donne1.

Telles étaient les mesures que je voulais adopter; ces mesures offraient, il est vrai, des avantages et des inconvénients.

Le plus grand, sans contredit, c’était de me mettre presque sous la dépendance du gobernadorcillo, auquel ses fonctions donnaient un certain droit; car j’étais son administré.

Il est vrai de dire que mon grade de commandant de toute la gendarmerie de la province me mettait à l’abri des injustices que l’on eût pu commettre à mon égard.

Je savais fort bien qu’en dehors du service militaire, je ne pouvais infliger à mes hommes aucune punition sans l’intervention du gobernadorcillo; mais j’avais assez étudié le caractère indien pour comprendre que je ne pouvais le dominer que par une parfaite justice et une sévérité bien entendue.

Quelles que fussent les difficultés que je prévoyais, sans redouter les peines et les dangers de toute espèce qu’il faudrait surmonter, je marchai droit vers le but que je m’étais tracé: le chemin était aride, hérissé d’écueils; j’y entrai avec courage, et j’arrivai à prendre sur les Indiens une telle influence, que, par la suite, ils obéissaient à ma voix comme à celle d’un père.

Le Tagaloc a un caractère extrêmement difficile à définir. Lavater et Gall auraient été fort embarrassés, car la physionomie et la crânologie se trouveraient peut-être bien en défaut aux Philippines.

La nature indienne est un mélange de vices et de vertus, de bonnes et de mauvaises qualités. Un bon moine disait, en parlant des Tagalocs: «Ce sont de grands enfants qu’il faut traiter comme s’ils étaient petits.»

Le portrait moral d’un naturel des Philippines est vraiment curieux à tracer, et plus curieux à lire.

L’Indien tient à sa parole, et, le croirait-on? il est menteur; il a en horreur la colère, qu’il compare à la démence, et il préfère l’ivresse, qu’il méprise cependant.

Pour se venger d’une injustice, il ne craint pas de se servir du poignard.

Métis indiens-espagnols.

Métis indiens-espagnols.

Ce qu’il supporte le moins, c’est l’injure, même lorsqu’elle est méritée.

Après une faute commise, on peut lui infliger des coups de fouet, il les reçoit sans se plaindre; mais une injure le révolte.

Il est brave, fataliste, généreux.

Le métier de bandit, qu’il exerce volontiers, lui plaît à cause de la vie d’émotion et de liberté qu’on y mène, et non parce qu’on peut s’enrichir en le faisant.

Généralement les Tagalocs sont bons pères, bons époux, ces deux qualités inhérentes l’une à l’autre.

Horriblement jaloux de leurs femmes, ils ne le sont nullement de l’honneur des filles; peu leur importe si l’Indienne qu’ils épousent a commis des fautes avant son union.

Ils ne lui demandent jamais de dot; eux seuls en apportent une, et font des cadeaux aux parents de leur fiancée.

Le lâche est mal vu par eux, mais ils s’attachent volontiers à l’homme assez brave pour aller au-devant du danger.

Leur passion dominante, c’est le jeu.

Ils applaudissent aux combats d’animaux, surtout à celui des coqs.

Voilà succinctement un aperçu du caractère des hommes que j’avais à conduire.

Mon premier soin fut de me maîtriser.

Je pris la ferme résolution de ne jamais laisser éclater à leurs yeux un mouvement d’impatience, même dans les moments les plus difficiles, et de conserver un calme et un sang-froid imperturbables.

J’appris bientôt qu’il serait dangereux d’écouter les rapports qui me seraient faits, cela pouvait m’exposer à commettre des injustices, ainsi qu’il m’arriva dès le début. Voici dans quelle circonstance:

Deux Indiens vinrent un jour déposer une plainte contre un de leurs camarades, demeurant à quelques lieues de Jala-Jala. Ces délateurs l’accusaient particulièrement d’un vol de bestiaux.

Après les avoir écoutés, je partis avec ma garde pour m’emparer de l’accusé; je l’amenai à mon habitation.

Là, je cherchai à lui faire avouer sa faute; il nia, et se dit innocent.

J’eus beau lui promettre, s’il disait la vérité, de lui accorder son pardon; il persista, même devant les accusateurs.

Persuadé qu’il mentait, mécontent de sa persistance à nier un fait qui m’était attesté avec toute l’apparence de la sincérité, j’ordonnai qu’on l’attachât sur un banc et qu’on lui appliquât douze coups de fouet.

Mes ordres furent exécutés; le coupable nia comme il avait fait précédemment. Cette opiniâtreté m’irrita, et je lui fis administrer une nouvelle correction semblable à la première.

Le malheureux endurait avec un véritable courage cette cruelle punition.

Tout à coup, au milieu de ses souffrances, il s’écria avec un accent pénétrant:

«Oh! Monsieur, je suis innocent, je vous le jure. Puisque vous ne voulez pas me croire, prenez-moi chez vous; je serai un serviteur fidèle, et bientôt vous acquerrez la preuve que je suis victime d’une infâme calomnie.»

Ces paroles me touchèrent.

Je réfléchis que cet infortuné n’était peut-être pas coupable. J’eus peur de m’être trompé, d’avoir été injuste sans le savoir. Je pensai qu’une haine particulière avait pu pousser les deux témoins à me faire une fausse déclaration et m’exposer à punir un innocent.

Je le fis délier.

«L’épreuve que tu demandes, lui dis-je, est facile à tenter.

«Si tu es un honnête homme, je serai pour toi un père; mais si tu me trompes, n’attends de moi aucune pitié. A dater de ce moment, tu fais partie de ma garde; mon lieutenant te remettra des armes.»

Il me remercia avec effusion, et son visage s’éclaira d’une joie subite. On l’incorpora dans ma garde.

O justice humaine, combien tu es fragile et souvent inintelligente!... J’appris, quelque temps après cette scène, que Bazilio de la Cruz (c’était le nom du patient) était innocent.

Les deux misérables qui l’avaient dénoncé s’étaient sauvés, pour échapper au châtiment qu’ils méritaient.

Bazilio tint sa promesse. Tout le temps que je restai à Jala-Jala, il me servit fidèlement et sans rancune.

Ce fait m’impressionna vivement.

Je jurai qu’à l’avenir je n’infligerais point de punition sans être bien sûr de la vérité des faits énoncés. J’ai tenu religieusement ma promesse, du moins je le pense. Je n’ai jamais fait appliquer un seul coup de fouet sans qu’au préalable le coupable n’eût avoué sa faute2.

Les meilleurs marins connus dans les Indes sont les naturels des Philippines.

Courageux et d’une forte constitution, ils aiment à supporter les plus grandes fatigues et à affronter les dangers; leur intelligence les rend supérieurs aux autres marins de l’Inde.

Un matelot tagaloc peut remplir, à bord d’un navire, toutes les fonctions nécessaires. Timonier, voilier, charpentier et calfat, on l’emploie avec la certitude qu’il fera bien tout ce qui lui sera commandé.

Cependant ces hommes ne sont, pour ainsi dire, employés comme marins que par les Espagnols, qui les connaissent et savent les gouverner.

Les Anglais ne les admettent qu’en très-petit nombre à bord de leurs bâtiments qui naviguent dans les Indes, et les assurances de Madras ne permettent pas que le nombre de trois Tagalocs soit dépassé à bord de chaque navire assuré par elles.

Cette mesure est due au grand nombre de navires dont les équipages ont été assassinés par quelques-uns de ces matelots, qui ensuite se sont emparés du vaisseau.

L’épisode que je vais raconter fera bien connaître l’utilité de cette précaution.

En 1838, un joli brick de Calcutta était sorti depuis quelques jours du port de Canton, où il avait réalisé en bonnes piastres un riche chargement d’opium.

La saison favorable, une mer unie et paisible, faisaient espérer au capitaine un prompt retour à Calcutta, son port d’armement.

Plus de trois millions de francs, résultat de sa vente, lui assuraient une bonne réception de ses commettants; mais le destin en avait disposé autrement, et ce beau navire, la riche cargaison, et une partie de son équipage, ne devaient plus revoir les bords du Gange.

L’équipage était composé de trente hommes: le capitaine, un second, un lieutenant, cinq matelots anglais, vingt Lascars et deux matelots des Philippines, nommés Antonio et Cayetano.

Un soir, Cayetano fut accusé par un matelot anglais d’avoir dérobé une bouteille de rhum.

Le capitaine, sévère comme tous les officiers de la marine anglaise qui commandent aux pacifiques Indiens du Bengale, fit venir Cayetano, et, sans tenir compte des preuves qu’il voulait donner de son innocence, le fit attacher sur une caronade et frapper de vingt-cinq coups de corde.

Pas une plainte, pas un soupir ne trahirent la douleur et l’affront que venait de subir Cayetano pour un châtiment non mérité.

Seulement, au moment où il fut renvoyé par le capitaine, il lui lança un coup d’œil de vengeance plus expressif que tous les reproches qu’il eût pu lui faire, et il descendit dans sa cabine.

A dix heures du soir, Antonio et Cayetano étaient de quart.

Tous les deux, appuyés sur le bossoir de bâbord, restèrent un long intervalle sans s’adresser la parole; Antonio rompit le silence, et, dans sa langue maternelle si expressive, il dit:

«Frère, tu as bien souffert?»

«Si j’ai souffert, Antonio, je souffre encore. Ne comprends-tu pas toute la douleur qu’a au cœur celui qui vient de subir, sans le mériter, un infâme châtiment?»

«Oh! si, frère! et je souffre moi-même de la cruauté et de l’injustice de tes bourreaux, de ces orgueilleux Anglais.»

«Eh bien! Antonio, si ton cœur est aussi malade, vengeons-nous!»

«Vengeons-nous, répondit Antonio. Demain, nous prenons le quart de minuit; il n’y a pas de lune, l’obscurité sera profonde: choisissons cet instant pour la vengeance.»

Quelques paroles qu’ils échangèrent suffirent pour arrêter entre eux tout un plan de destruction; ils se séparèrent, pour ne pas être remarqués des matelots anglais.

Le lendemain, ils firent leur service comme à l’ordinaire. A six heures, c’était leur tour de dormir; ils se retirèrent dans leur cabine, avec la certitude qu’ils n’avaient aucune surveillance à redouter, et qu’on ne soupçonnait rien de leur fatal projet.

A minuit, ils reprirent le quart: le temps était beau; le brick, sous toutes ses voiles, sillonnait légèrement une mer paisible et unie; la nuit n’était éclairée que par de brillantes étoiles, et un vent fixe n’exigeait d’autre surveillance que celle du timonier; tout favorisait le projet des deux matelots philippinois.

Antonio était à la barre; à quelques pas de lui, sur son banc de quart, sommeillait le lieutenant; sur le gaillard d’avant, deux matelots anglais, deux Lascars attendaient dans un demi-sommeil que quelques manœuvres imprévues les obligeassent à interrompre un instant leur repos. Cayetano, le cœur palpitant de vengeance, se promenait au vent, tout en observant ses ennemis, et attendait avec impatience le moment propice de mettre à exécution son projet.

Quelques instants s’étaient à peine écoulés, qu’il s’approcha d’Antonio, et lui dit:

«Ton poignard est-il prêt?»

«Ne crains pas, Cayetano, il coupe; ma main ne tremble pas.»

«Bien! dit Cayetano; charge-toi du lieutenant; frappe lorsque tu m’entendras frapper; descends ensuite dans la chambre, expédie le capitaine et le second, et moi je ferai le reste.»

Quelques instants après, le lieutenant s’affaissait sur son banc de quart; le coup qui venait de lui donner la mort avait été asséné d’une main si sûre, qu’il ne poussa même pas un cri. Cayetano, de son côté, avec la même précision, avait expédié les deux matelots anglais et un Lascar; dans l’impossibilité de donner un seul coup mortel au second Lascar, qui dormait appuyé sur la lisse, il l’avait précipité à la mer; ensuite il était descendu dans la cabine, et de trois coups de poignard il avait tué les trois matelots anglais surpris dans leur profond sommeil. Il remonta de suite sur le pont, où il trouva Antonio qui, de son côté, venait d’accomplir son œuvre de destruction avec le même bonheur que son complice: le capitaine et le second n’existaient plus.

«Assez, lui dit Cayetano, assez de sang! il ne reste plus à bord que dix-huit Lascars; ce ne sont pas des hommes, ce ne sont pas même des femmes tagalocs, et cependant ce sont nos frères; ils sont nés sous le même climat que nous.»

Antonio et Cayetano étaient maîtres du navire; pas un Anglais n’avait échappé à leurs poignards. Ils fermèrent l’écoutille pour empêcher les Lascars de monter sur le pont.

Antonio reprit la barre pour donner une direction au brick, qui avait été abandonné au gré des vents pendant que son camarade et lui commettaient leur crime; il changea de direction, et au lieu de suivre la route primitive du nord au sud-ouest, il dirigea la proue vers le sud-sud-est.

Au moment où le navire opérait son évolution, Cayetano entendit une espèce de gémissement; il appela Antonio pour s’assurer d’où partaient ces gémissements. Ce dernier aperçut, cramponné aux sauvegardes du gouvernail, le malheureux Lascar qu’il avait jeté à la mer; il le rassura en lui promettant qu’il ne lui sera pas fait de mal. Le pauvre Lascar remonta sur le pont, bien heureux d’en avoir été quitte pour la peur.

Au jour, huit cadavres furent jetés à la mer; et le lendemain, Antonio et Cayetano débarquaient les dix-neuf Lascars sur l’une des îles Paracels; ils leur laissèrent des vivres pour plusieurs semaines, et reprirent leur route vers Luçon, leur pays natal.

Un vent favorable les fit aborder le douzième jour sur la côte ouest de Luçon, dans un petit port inhabité de la province d’Illocos; ils prirent en or et en argent ce qu’ils pouvaient porter sur eux, sabordèrent le joli brick, dirigèrent la proue au large, et dans une frêle embarcation débarquèrent au port sans que personne les eût vus.

A quelques milles, le brick, rempli d’eau, s’enfonçait dans l’abîme, disparaissait avec les richesses qu’il renfermait, et ne laissait plus de traces des crimes commis par les deux marins, qui, riches et heureux de s’être vengés, se livrèrent à toutes les jouissances que leur procuraient les piastres et l’or dont ils s’étaient chargés en abandonnant le brick.

Ils vivaient dans la plus grande sécurité; personne ne pouvait les accuser, et leur crime paraissait devoir rester impuni.

Mais la Providence n’avait point pardonné aux deux assassins.

Un navire anglais recueillit à son bord les dix-neuf Lascars abandonnés sur une des Paracels, et les conduisit à Canton.

Le consul anglais écrivit au gouvernement de Manille; celui-ci fit des recherches: le brick avait disparu, on n’en avait aucune nouvelle.

Toutefois, les deux Indiens, qui, dans leur sécurité et leur imprévoyance, dépensaient en femmes, en combats de coqs, des sommes si considérables, appelèrent l’attention de la police; ils furent mis en prison, et ne tardèrent point à faire un aveu complet de leur crime et à en raconter les détails.

Tous deux furent condamnés au dernier supplice, et le jugement ajouta en outre que leurs têtes seraient exposées à l’entrée du port de Manille, pour servir d’exemple. Tous deux entendirent leur sentence de mort avec le même sang-froid que s’il se fût agi d’une légère correction; Antonio fumait paisiblement sa cigarette, et Cayetano mâchait du bétel.

Le jour suivant, j’allai les voir en chapelle; ils causèrent avec moi, sans être émus ou affligés du sort qui les attendait le lendemain.

Ils me racontèrent eux-mêmes la manière dont ils s’étaient débarrassés des Anglais, et ils appuyèrent fortement sur le bonheur qu’ils avaient eu de se venger.

Je ne pus m’empêcher de leur demander si la mort ne les effrayait pas? «Que voulez-vous, me dit Cayetano, c’est notre sort, il faut bien le subir; pourquoi nous affligerions-nous?»

Le lendemain, la justice eut son cours; les deux têtes furent exposées comme le jugement l’ordonnait.

Un mois après, lorsque je me préparais à revenir en France, un soir, en passant près des fourches patibulaires, je décrochai la tête de Cayetano, et l’emportai chez moi. C’est de cette tête que j’ai fait don au musée d’anatomie du jardin des Plantes.

Tels étaient les hommes que j’allais avoir à gouverner.

Le père Miguel de San-Francisco.

Le père Miguel de San-Francisco.


1 Les Espagnols gouvernent la population indienne sans l’administrer. Le bon ordre, la tranquillité qui règnent généralement dans les provinces sont dus au conseil municipal et aux anciens de chaque bourg, qui se laissent gouverner, mais qui s’administrent.

2 Le fouet, si avilissant pour nous, est considéré par les Indiens sous un tout autre point de vue; c’est, d’après eux, le châtiment le plus léger qu’on puisse leur infliger. Ils disent que les menaces et les injures déshonorent; que la prison ruine et abrutit; que quelques coups de fouet ne font pas grand mal, qu’ils effacent complétement la faute pour laquelle on les a reçus. Avec une pareille croyance, avec de tels usages, il fallait bien user du fouet pour punir les méchants.

Un drame dont je vais donner les détails fera juger du caractère des hommes que j’avais à gouverner.

Chapitre IX.

Jala-Jala.—Église.—Le père Miguel de San-Francisco.—Bandits. —Règlement.—Chasse aux buffles.

J’ai dit plus haut que j’avais témoigné le désir que l’on construisît une église dans mon village, non-seulement par esprit religieux, mais aussi comme moyen civilisateur; je tenais essentiellement à avoir un curé à Jala-Jala. A cet effet, je demandai à l’archevêque, monseigneur Hilarion, dont j’avais été le médecin et avec lequel j’étais lié d’amitié, qu’il me donnât un ecclésiastique que je connaissais, et qui était alors sans emploi.

J’eus beaucoup de peine à obtenir cette nomination.

«Le père Miguel de San-Francisco, me répondit l’archevêque, est un homme violent, fort entêté; il vous sera impossible de vivre avec lui.»

Je persistai; et comme la persistance amène toujours un résultat, j’obtins enfin qu’il fût nommé curé à Jala-Jala.

Le père Miguel était d’origine japonaise et malaise. Il était jeune, fort, courageux, et très-capable de m’aider dans les circonstances difficiles qui se seraient présentées, comme, par exemple, s’il eût fallu se défendre contre des bandits.

Je dois déclarer que, malgré les prévisions et, je pourrais dire, les préventions de mon honorable ami l’archevêque, je le conservai tout le temps de mon séjour à Jala-Jala, et n’eus pas la moindre discussion avec lui.

Je ne pouvais lui reprocher qu’un seul fait regrettable, c’était de ne pas assez prêcher ses paroissiens. Il ne les sermonnait qu’une fois l’an, encore son discours était-il toujours le même, et divisé en deux parties: la première en langue espagnole, à notre intention, et la seconde en tagaloc pour les Indiens. Ah! que de gens j’ai rencontrés depuis qui eussent dû imiter le bon curé de Jala-Jala!

Aux observations que je lui faisais parfois, «Laissez-moi faire, et ne craignez rien, répondait-il: il ne faut pas tant de paroles pour faire un bon chrétien.» Peut-être disait-il vrai!...

Depuis mon départ, le bon prêtre est mort, emportant dans la tombe les regrets de tous ses paroissiens!

Comme on le voit, j’étais au commencement de mon œuvre de civilisation. Il était nécessaire, pour acquérir sur mes Indiens l’influence que je voulais obtenir, de contracter avec eux des engagements qui leur assurassent les priviléges que je leur accordais en qualité de propriétaire, et de leur part les charges auxquelles ils s’obligeaient envers moi.

Ces conventions entre le maître et le fermier, débattues avec les anciens du bourg et adoptées à l’unanimité, me paraissent assez curieuses pour les indiquer ici en abrégé.

On verra que les clauses de cette espèce de charte constitutionnelle protégeaient bien plus les Indiens que mes propres intérêts:

«Les habitants de Jala-Jala, sans exception, sont gouvernés par leur chef, le gobernadorcillo.

«Celui-ci est élu tous les ans, selon l’usage, par les anciens et les cabessas de barangay.

«Lui seul peut administrer la justice, à moins que les parties plaignantes ou l’accusé ne demandent à être jugés par le seigneur de Jala-Jala.

«Le gobernadorcillo est chargé de l’administration du bourg.

«Il doit maintenir le bon ordre parmi ses administrés, et faire religieusement exécuter les engagements stipulés entre le seigneur de Jala-Jala et ses colons.

«Tout étranger qui viendra s’établir à Jala-Jala jouira immédiatement, quelle que soit sa religion, des mêmes droits et prérogatives que les autres habitants. Toutefois, s’il n’appartient pas à la religion catholique, il ne pourra remplir aucunes fonctions municipales. C’est la seule exception que lui imposera la différence de religion.

«Les combats du coqs sont permis les dimanches et les jours de fête, après les offices divins, sans aucune redevance au seigneur de Jala-Jala.

«Tous les jeux de hasard sont prohibés et seront sévèrement punis. Ils seront cependant permis pendant trois jours dans l’année, savoir: le jour de la fête patronale du bourg, le jour de la fête du seigneur de Jala-Jala, et le jour de la fête de sa femme.

«Tout homme valide et les enfants en âge de rendre des services devront travailler. Les paresseux seront sévèrement punis, et pourront être renvoyés de l’habitation.

«Le travail est entièrement libre. Chaque habitant a le droit de travailler pour son compte ou de louer ses services, moyennant un salaire qui sera préalablement convenu à l’amiable.

«Tout père de famille est obligé d’avoir une maison d’une grandeur convenable, avec une petite cour et un jardin soigneusement palissadé, et planté d’arbres fruitiers, de légumes et de fleurs. Il jouira à perpétuité du terrain occupé par son jardin et sa maison, moyennant le payement au seigneur de Jala-Jala d’une redevance annuelle d’une poule ou de sa valeur, soit trente centimes. Cette redevance ne pourra, sous aucun prétexte, être augmentée par le seigneur.

«Chaque père de famille possédant une maison a le droit de défricher les terres qui lui conviennent dans les domaines de Jala-Jala, à la charge d’en obtenir par avance l’indication du seigneur. Pendant les trois premières années aucune redevance ne sera exigible de la part du seigneur; mais, la quatrième année et les années suivantes, il aura droit au prélèvement de dix pour cent sur chaque récolte. Cette redevance ne pourra, dans aucun cas, être augmentée.

«Chaque habitant peut posséder, sans payer aucune redevance, les buffles et les chevaux qui lui sont nécessaires.

«Le seigneur de Jala-Jala s’engage à fournir des buffles à tous ceux qui en auront besoin pour la culture de leurs terres, et pour les charrois des bois de construction et des bois à brûler.

«Chaque habitant a le droit de couper dans les forêts, sans payer aucune redevance, le bois de construction et de chauffage nécessaire à son usage. Mais lorsqu’il le vendra à l’extérieur, le quart du produit de la vente sera alloué au seigneur, pour l’indemniser de la valeur du bois et du travail de ses buffles.

«La pêche est entièrement libre sur toutes les plages. Celui qui établira une pêcherie à poste fixe jouira du terrain sur lequel la pêcherie sera établie, dans un rayon de 500 barres (500 mètres). Nul autre que lui ne pourra établir, dans ce rayon, une autre pêcherie.

«La chasse est entièrement libre dans tout le domaine de Jala-Jala; mais pour chaque cerf ou sanglier abattu, il sera remis un quartier au seigneur.

«Tous les jeunes gens de douze à dix-huit ans seront divisés par escouades de quatre. Chaque escouade, à tour de rôle, sera tenue de servir le curé, pendant quinze jours, sans aucune rétribution que la nourriture.

«L’église est à la charge des jeunes filles, qui doivent la tenir avec propreté et l’orner de fleurs.

«Les jeunes filles au-dessus de douze ans se réuniront à la maison de l’habitation deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, pour piler et préparer le riz nécessaire à la maison du seigneur. Elles seront payées de ce travail par mesure, selon l’usage du pays.»

Avec ces hommes primitifs, il fallait peu de phrases. Il suffisait de leur bien faire comprendre leurs droits et les miens, et surtout de les graver dans leur mémoire.

Après avoir fait accepter les conventions que je viens d’indiquer, je remarquai immédiatement une plus grande confiance parmi mes Indiens, et une plus grande facilité à les associer à mes travaux.

Anna m’aidait de tout son cœur et de toute son intelligence. Aucune fatigue ne la décourageait. Pendant la surveillance des jeunes filles qui venaient deux fois par semaine piler le riz à la maison, elle leur enseignait à aimer la vertu, qu’elle pratiquait si bien. Elle leur fournissait des vêtements; car à cette époque les jeunes filles de dix à douze ans étaient encore nues comme des sauvages.

Le père Miguel de San-Francisco était chargé de la mission plus spécialement en rapport avec son caractère; et c’était pour répandre plus promptement dans la colonie l’instruction, cette mère bienfaisante qui mène à la conquête de la civilisation, que les jeunes gens étaient divisés par escouades de quatre, et qu’à tour de rôle chaque escouade allait passer quinze jours au presbytère.

Là, ces jeunes gens apprenaient un peu d’espagnol et se formaient aux usages du monde, qui leur étaient tout à fait inconnus.

Moi, je surveillais tout en général. Je m’occupais des travaux de culture, de donner une bonne direction aux bergers qui conduisaient les bestiaux que j’avais acquis pour faire valoir mes pâturages.

J’étais aussi le médiateur des différends qui s’élevaient entre mes colons. Ils aimaient mieux s’adresser à moi qu’au gobernadorcillo; j’étais parvenu à prendre sur eux l’influence que je voulais obtenir.

Une partie de mon temps, et ce n’était pas la moins occupée, se passait à chasser les bandits de mon habitation et de ses alentours.

Quelquefois je partais avant le jour et ne revenais que la nuit. Alors je retrouvais ma femme, toujours bonne, affectueuse, dévouée; son accueil me récompensait des fatigues de la journée. O félicités presque parfaites, je ne vous ai jamais oubliées! Temps heureux, qui as laissé d’ineffaçables traces dans ma mémoire, tu es toujours présent à ma pensée! J’ai vieilli, mais mon cœur est toujours resté jeune pour se ressouvenir!...

Dans ces longues causeries du soir, nous nous rendions compte des travaux du jour et de tout ce qui nous était arrivé. C’était l’instant des douces confidences. Heures trop tôt envolées, hélas! heures fugitives, vous ne reviendrez plus!...

C’était l’heure aussi de mes audiences, véritable lit de justice renouvelé de saint Louis, et ouvert à mes sujets.

La porte de ma maison accueillait tous les Indiens qui avaient quelque chose à me communiquer.

Assis avec ma femme autour d’une grande table ronde, j’écoutais, en prenant le thé, toutes les demandes qui m’étaient faites, toutes les réclamations qui m’étaient adressées.

C’était pendant ces audiences que je rendais mes arrêts.

Mes gardes m’amenaient les coupables, et, sans perdre mon calme ordinaire, je les admonestais sur les fautes qu’ils avaient commises.

J’avais toujours présent à la mémoire mon erreur lors du jugement de mon pauvre Bazilio, et j’étais très-circonspect.

J’écoutais d’abord les témoins; mais je ne condamnais qu’après avoir entendu le coupable dire:

«—Que voulez-vous, maître, c’était ma destinée; je ne pouvais pas m’empêcher de faire ce que j’ai fait!...

«—Toute faute mérite un châtiment, lui répondais-je alors. Choisis, veux-tu que ce soit le gobernadorcillo ou moi qui te châtie?»

La réponse était toujours la même:

«—Tuez-moi, maître, disait l’Indien; mais ne me remettez pas aux mains d’un de mes semblables.»

J’infligeais la punition. Anna, présente à mes arrêts, intercédait pour le coupable. C’était un motif que je saisissais toujours pour pardonner, ou faire remise d’une partie du châtiment. J’étais humain sans faiblesse, et je faisais aimer Anna comme elle le méritait.

Mes gardes étaient chargés d’appliquer la punition. Lorsque l’exécution était terminée, l’Indien rentrait au salon; je lui donnais un cigare, signe du pardon; je l’engageais à ne plus commettre de nouveaux méfaits. Anna l’exhortait à suivre mes conseils, et il partait avec la certitude que sa faute était oubliée. Loin de m’en vouloir, il témoignait souvent sa satisfaction à ses camarades dans des termes analogues à ceux que prononçait l’un d’eux, après une punition sévère: «J’ai reçu, disait-il, le châtiment qu’un père donne à son fils. Je suis heureux que ma faute soit oubliée, et de fixer maintenant sans aucun trouble le visage de mon maître.»

L’ordre et la discipline que j’avais établis étaient pour moi d’un grand secours dans l’esprit des Indiens; ils me donnaient une influence positive sur eux.

Mon calme, ma fermeté, ma justice, ces trois grandes qualités sans lesquelles il n’est pas de gouvernement possible, satisfaisaient beaucoup ces natures encore vierges et indomptées.

Mais une chose les inquiétait cependant. Étais-je brave?

Voilà ce qu’ils ignoraient, et ce qu’ils se demandaient souvent.

Ils répugnaient à l’idée d’être commandés par un homme qui n’aurait pas été intrépide devant le danger.

J’avais bien fait quelques expéditions contre les bandits, mais ces expéditions avaient été sans résultat, et d’ailleurs elles ne pouvaient pas me servir à faire mes preuves de bravoure aux yeux des Indiens.

Je savais fort bien qu’ils formeraient leur opinion définitive sur moi en raison de ma conduite dans la première occasion périlleuse que nous viendrions à rencontrer; j’étais donc décidé à tout entreprendre pour égaler au moins le meilleur et le plus brave de tous mes Indiens: tout était là! Je comprenais l’impérieuse nécessité dans laquelle j’étais de me montrer, non-seulement égal, mais supérieur pendant la lutte, si je voulais conserver mon commandement.

L’occasion se présenta enfin de subir l’épreuve que désiraient mes vassaux.

Les Indiens regardent la chasse au buffle comme la plus dangereuse de toutes les chasses, et mes gardes me disaient souvent qu’ils préféreraient se trouver la poitrine à nu à vingt pas du canon d’une carabine, que de se trouver à cette distance d’un buffle sauvage.

«La différence, disaient-ils, c’est que la balle d’une carabine peut blesser seulement, et que le coup de corne du buffle tue toujours.»

Je profitai de la frayeur qu’ils ont pour cette sorte d’animal, et je leur déclarai un jour, et cela le plus froidement qu’il me fut possible, mon intention formelle de le chasser.

Alors ils employèrent toute leur éloquence pour me faire renoncer à mon projet; ils me firent un tableau très-pittoresque et fort peu encourageant des dangers, des difficultés que je pouvais rencontrer, moi surtout qui n’étais pas habitué à cette sorte de guerre; car un pareil combat est en effet une espèce de guerre à mort.

Je ne voulus rien écouter.

J’avais parlé; je ne voulais pas discuter, et je regardai comme non avenus tous leurs conseils.

Bien m’en prit, car ces conseils affectueux, ces tableaux effrayants des dangers que je voulais courir n’étaient donnés et tracés que pour me tendre un piége: ils s’étaient concertés entre eux afin de juger de mon courage par mon acceptation ou mon refus de combattre.

J’ordonnai la chasse; ce fut ma réponse.

J’évitai avec le plus grand soin que ma femme fût informée de notre excursion, et je partis accompagné d’une dizaine d’Indiens, presque tous armés de fusils.

La chasse au buffle se fait autrement dans les montagnes que dans les plaines.

En plaine, on n’a besoin que d’un bon cheval, de beaucoup d’adresse et d’agilité pour lancer le lacet.

Mais dans les montagnes c’est différent; il faut plus que cela, il faut un sang-froid extraordinaire.

Voici ce que l’on fait: on s’arme d’un fusil dont on est sûr, et l’on va se placer de façon à ce que le buffle, en sortant du bois, vous aperçoive.

Du plus loin qu’il vous voit, il s’élance sur vous de toute la vitesse de sa course, brisant, rompant, foulant sous ses pieds tout ce qui fait obstacle à son passage; il fond sur vous comme s’il allait vous écraser; puis, arrivé à quelques pas, il s’arrête quelques secondes, et présente ses cornes aiguës et menaçantes.

C’est pendant ce temps d’arrêt que le chasseur doit lâcher son coup de feu, et envoyer sa balle au milieu du front de son ennemi.

Si par malheur le fusil rate, ou bien si le sang-froid fait défaut, que la main tremble, que le coup dévie, il est perdu; la Providence seule pourra le sauver!

Voilà peut-être le sort qui m’attendait; mais j’étais décidé à tenter cette cruelle épreuve, et je marchais avec intrépidité... peut-être à la mort.

Nous arrivâmes sur la lisière d’un grand bois où nous pressentions qu’il y avait des buffles; nous nous arrêtâmes.

J’étais sûr de mon fusil, je croyais l’être assez de mon sang-froid; je voulus alors que la chasse fût faite comme si j’eusse été un simple Indien.

Je me fis placer à l’endroit où tout faisait présumer que l’animal viendrait à passer, et je défendis à qui que ce soit de rester auprès de moi.

J’exigeai que chacun prît sa place, et dès lors je restai seul en rase campagne, à deux cents pas de la lisière de la forêt, à attendre un ennemi qui ne devait pas me faire de grâce si je le manquais.

Je l’avoue, c’est un moment solennel que celui où l’on est placé entre la vie et la mort, et cela par le plus ou le moins de justesse d’un fusil, ou le plus ou le moins de calme du bras qui le tient.

Quand chacun fut à son poste, deux piqueurs entrèrent dans la forêt. Ils s’étaient au préalable débarrassés d’une partie de leurs vêtements, à l’effet de mieux gravir au haut des arbres en cas de danger; pour toute arme ils avaient un coutelas, les chiens les accompagnaient.

Pendant plus d’une demi-heure il se fit un morne silence.

Chacun de nous écoutait si quelque bruit n’arriverait pas à son oreille inquiète; rien ne se faisait entendre. Le buffle reste souvent fort longtemps sans donner signe de vie.

Au bout de la demi-heure nous entendîmes les aboiements réitérés des chiens, les cris des piqueurs: la bête était dépistée.

Elle se défendait des chiens jusqu’au moment où, devenue furieuse, elle s’élancerait d’un trait vers la lisière du bois.

Au bout de quelques instants j’entendis le craquement des branches et des jeunes arbres que le buffle brisait sur son passage avec une effrayante rapidité. Cette course ne pouvait se comparer qu’au galop de plusieurs chevaux, au bruit précurseur d’un monstre, et je dirai presque d’un être fantastique:—c’était comme une avalanche qui s’avançait.

En ce moment, je l’avoue, j’éprouvais une émotion si vive, que mon cœur battait avec une rapidité extraordinaire. N’était-ce pas la mort, et une mort affreuse peut-être, qui m’arrivait là?

Soudain le buffle apparut...

Il fit un mouvement d’arrêt, promena ses regards effrayés autour de lui, huma l’air de la plaine qui s’étendait au loin; puis, le museau au vent, les cornes couchées pour ainsi dire sur le dos, se dirigea vers moi furieux et terrible...

Le moment était venu.

Si j’avais attendu l’occasion de montrer aux Indiens mon courage et mon sang-froid, en revanche le moment que j’avais choisi était grave, et demandait bien en effet ces deux précieuses qualités.

J’étais là, je puis le dire, face à face avec le danger: le dilemme était, de tous les dilemmes, le plus logique, le plus précis: vainqueur ou vaincu, il fallait une victime: le buffle ou moi; et nous étions tous deux également disposés à nous bien défendre.

Il me serait difficile de raconter exactement ce qui se passa d’abord en moi pendant le court espace que le buffle mit à traverser la distance qui nous séparait.

Mon cœur, si vivement agité pendant la course de l’animal à travers la forêt, ne battait plus alors... Mes yeux étaient arrêtés sur lui, mes regards fixés à son front, tellement que je ne voyais rien autour de moi.

Il se fit dans mon esprit un silence profond... J’étais trop absorbé d’ailleurs pour rien entendre, et cependant les chiens aboyaient toujours, en suivant leur proie à une courte distance.

Enfin, le buffle baissa sa tête en présentant ses cornes aiguës, fit un temps d’arrêt; puis, prenant son élan, s’élança pour se jeter sur moi; je fis feu.

Ma balle alla lui labourer l’intérieur du crâne: j’étais à demi sauvé.

L’animal vint s’abattre à un pas au-devant de moi: on eût dit un quartier de roche qui se détachait, tant sa chute fut lourde et bruyante tout à la fois.

Je lui mis le pied entre les deux cornes, et je m’apprêtais à lâcher mon second coup, lorsqu’un beuglement sourd et prolongé m’avertit que ma victoire était complète: l’animal avait rendu le dernier soupir.

Mes Indiens arrivèrent.

Leur joie tourna à l’admiration; ils étaient enchantés; j’étais pour eux tel qu’ils me désiraient.

Tous leurs doutes s’étaient envolés avec la fumée de mon fusil lorsque j’avais ajusté et tiré le buffle. J’étais brave, j’avais toute leur confiance: mes preuves étaient faites.

Ma victime fut coupée en morceaux, et portée en triomphe au village. Comme vainqueur, je pris ses cornes; elles avaient six pieds de long; je les ai depuis déposées au Muséum de Nantes.

Les Indiens, ces imagistes, ces donneurs de surnom, me nommèrent dès lors Malamit-Oulou, mots tagals qui signifient: Tête froide.

J’avouerai, sans amour-propre, que l’épreuve à laquelle mes Indiens m’avaient soumis était assez sérieuse pour leur donner une opinion définitive de mon courage, et leur prouver qu’un Français était aussi brave qu’eux.

L’habitude que je pris plus tard de chasser ainsi me prouva que l’on courait moins de dangers lorsque l’arme dont on se servait était bonne, et que le sang-froid ne manquait pas.

Une fois par mois environ, je me livrais à cet exercice qui donne de si vives émotions, et j’avais reconnu la facilité avec laquelle on pouvait loger une balle dans une surface plane, de quelques pouces de diamètre, à quelques pas de soi.

Mais il n’en est pas moins vrai que les premières chasses étaient très-dangereuses.

Une seule fois, je permis à un Espagnol nommé Ocampo de nous accompagner.

J’avais eu le soin de placer deux Indiens à ses côtés; mais lorsque je l’eus quitté pour aller prendre mon poste, l’imprudent renvoya les deux hommes, et bientôt le buffle débusqua du bois, et se dirigea sur lui. Il lâcha ses deux coups de feu et manqua l’animal; nous entendîmes les détonations, nous accourûmes en toute hâte: mais il était trop tard! Ocampo n’existait plus. Le buffle l’avait traversé de part en part, son corps était sillonné par d’affreuses blessures.

Un aussi douloureux accident ne se renouvela plus.

Quand des étrangers vinrent pour assister à une pareille chasse, je les fis monter sur un arbre ou sur la crête d’une montagne, d’où ils purent rester spectateurs du combat sans y prendre part et sans être exposés.

Maintenant que j’ai décrit la chasse aux buffles dans les montagnes, je reviens à mes travaux de colonisation.

Chapitre X.

Situation de Jala-Jala.—Colonisation.—Tremblements de terre. —Combats de coqs.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, la maison que j’avais fait construire renfermait tout le confort désirable. Elle était bâtie en bonnes pierres de taille, et pouvait me servir de petite forteresse en cas d’attaque.

Une de ses façades donnait sur le lac, dont les eaux claires et limpides baignaient la plage verdoyante à cent pas de ma demeure.

L’autre, opposée, donnait sur les bois et les montagnes, où la végétation était riche et plantureuse.

De nos fenêtres, nous jouissions d’un spectacle grandiose et majestueux, comme le beau ciel des tropiques en offre quelquefois.

Par une nuit obscure, la crête des montagnes s’éclairait tout à coup d’une lueur blafarde; cette lueur augmentait par degrés, puis peu à peu la lune resplendissante apparaissait et embrasait le sommet des montagnes, comme eût fait un vaste incendie; puis, calme, limpide, sereine, elle reflétait sa lumière poétique et douce dans les eaux du lac, calmes, limpides et sereines comme elle! C’était un coup d’œil éblouissant.

Quelquefois, vers le soir, la nature se montrait dans toute sa splendeur imposante, et faisait descendre au fond des âmes un secret effroi. Tout accusait l’influence sacrée du Dieu créateur.

A une faible distance de notre habitation, on apercevait une montagne dont la base était dans le lac et le sommet dans les cieux. Cette montagne servait de paratonnerre à Jala-Jala: elle attirait sur elle la foudre.

Souvent de gros nuages noirs, chargés d’électricité, s’amoncelaient sur ce point culminant; on eût dit d’autres monts cherchant à renverser celui-là. Un orage se formait, le tonnerre grondait avec fureur, la pluie tombait à torrents, des détonations terribles se succédaient de minute en minute, et l’obscurité profonde était à peine interrompue par la foudre qui sillonnait l’espace en longs serpents de feu pour aller frapper, sur le sommet et le flanc de la montagne, d’énormes blocs de rochers qu’elle précipitait dans le lac avec fracas.

C’était une des admirables colères de Dieu!

Bientôt tout se calmait; la pluie ne tombait plus, les nuages disparaissaient, l’air embaumé apportait tous les parfums des fleurs et des plantes aromatiques sur ses ailes encore humides, et la nature reprenait sa tranquillité ordinaire!

Plus tard, j’aurai l’occasion de parler d’un autre spectacle que nous avions aussi à certaines époques, et qui était d’autant plus effrayant qu’il durait douze heures. C’étaient les coups de vent appelés Tay-Foung dans les mers de la Chine.

A diverses époques de l’année, particulièrement dans celle où s’opère le changement de mousson1, nous subissions des phénomènes plus terribles encore que nos orages; je veux parler des tremblements de terre.

Ces tremblements affreux présentent un aspect bien différent à la campagne de ce qu’ils sont dans les cités.

Dans les villes, la terre commence-t-elle à trembler? partout on entend un bruit épouvantable; les édifices craquent, et sont prêts à s’écrouler; les habitants se précipitent hors des maisons, courent par les rues qu’ils encombrent, et cherchent à se sauver. Les cris des enfants effrayés, des femmes éplorées se mêlent à ceux des hommes éperdus; chacun est à genoux, les mains jointes, les regards levés vers le ciel, et l’implore avec des larmes dans la voix. Tout s’émeut, tout s’agite, tout redoute la mort, et l’effroi devient général.

A la campagne, c’est tout le contraire, et c’est cent fois plus imposant et plus terrible.

A Jala-Jala, par exemple, à l’approche d’un de ces phénomènes, un calme profond, lugubre même, s’empare de la nature.

Le vent ne souffle pas; il n’y a ni brise, ni zéphyr. Le soleil, sans être couvert de nuages, s’obscurcit, et répand une clarté sépulcrale.

L’atmosphère est chargée de vapeurs qui la rendent lourde et étouffante. La terre est en travail.

Les animaux, inquiets et silencieux, cherchent un refuge contre le cataclysme qu’ils pressentent.

Le sol tressaille; tout à coup il tremble sous les pieds. Les arbres s’agitent, les montagnes s’ébranlent sur leurs bases, et leurs sommets paraissent prêts à s’écrouler.

Les eaux du lac sortent de leur lit, et se répandent avec impétuosité dans les campagnes. Un roulement plus fort que celui produit par le tonnerre se fait entendre; la terre tremble... et tout s’en ressent à la fois.

Mais dès lors le phénomène est accompli, tout reprend l’existence.

Les montagnes se consolident sur leurs bases, et redeviennent immobiles; les eaux du lac rentrent peu à peu dans leur bassin naturel, le ciel s’épure et reprend sa brillante clarté, la brise souffle; les animaux sortent des tanières dans lesquelles ils s’étaient cachés; la terre a repris sa tranquillité, et la nature son calme imposant.

Je n’ai pas cherché à faire des descriptions souvent fort ennuyeuses pour le lecteur; j’ai voulu seulement donner une idée des divers panoramas qui se déroulaient tour à tour sous nos yeux à Jala-Jala.

Je reviens à présent au récit de ma vie habituelle.

J’avais tué un buffle à la chasse, j’avais dès lors fait mes preuves, et mes Indiens m’étaient dévoués, car ils avaient confiance en moi.

Rien plus ne me préoccupait, et j’employais mon temps à faire exécuter des travaux dans la campagne.

Bientôt les bois, les forêts avoisinant mon domaine tombèrent sous la cognée, et furent remplacés par des champs immenses d’indigo et de riz.

Je peuplai les montagnes de bêtes à cornes, et d’une belle troupe de chevaux aux pieds fins et à l’œil fier.

Je parvins peu à peu à éloigner les bandits de Jala-Jala. Je dois dire qu’un grand nombre d’entre eux avaient abandonné leur vie errante et criminelle; je les avais recueillis sur mes terres, et j’en avais fait de bons cultivateurs.

Comment étais-je arrivé à faire de pareilles recrues?

J’avoue que le moyen était un peu bizarre, et mérite qu’on le raconte; on verra combien l’Indien se laisse influencer et conduire lorsqu’il a confiance dans un homme qu’il regarde comme lui étant supérieur.

Je me promenais très-souvent dans les forêts, seul, et tenant mon fusil sous mon bras. Tout à coup un bandit, sorti comme par enchantement de derrière un arbre, m’apparaissait armé de pied en cap, et s’avançait sur moi.

«Maître, me disait-il en mettant un genou en terre, je veux être un honnête homme, prenez-moi sous votre protection!»

Je m’informais alors de son nom; s’il était signalé par la haute cour de justice, je lui répondais sévèrement:

«Retire-toi, et ne te présente jamais devant moi; je ne peux pas te pardonner, et si je te rencontre de nouveau, il faudra que je fasse mon devoir.»

S’il m’était inconnu, je lui disais avec bienveillance:

«Suis-moi.»

Je l’emmenais à mon habitation.

Là, je lui faisais déposer ses armes; puis, après l’avoir sermonné en l’engageant à persister dans sa résolution, je lui indiquais le lieu du village où je voulais qu’il construisît sa case, et, pour l’encourager, je lui faisais quelques avances, afin qu’il pût se nourrir en attendant que de bandit il devînt cultivateur.

Case indienne.

Case indienne.

Je m’applaudissais chaque jour d’avoir laissé une porte ouverte au repentir, puisque je rendais par mes soins, à la vie honnête et laborieuse, des gens égarés et pervertis.

Je m’attachais aussi à habituer les Indiens à quitter leurs coutumes vicieuses et sauvages, sans pourtant employer trop de sévérité à leur égard : je savais qu’avec eux, pour obtenir beaucoup, il fallait se relâcher un peu.

Les Indiens sont passionnés pour les jeux de cartes et les combats de coqs , ainsi que je l’ai dit plus haut.

Pour ne pas les priver tout à fait de ces plaisirs, je leur permettais le jeu de caries trois fois par an, ainsi que je l’ai dit.

Hors ces trois époques, malheur à celui qui était pris en flagrant délit! il était puni sévèrement.

Quant aux combats de coqs, j’avais permis qu’ils eussent lieu les dimanches et fêtes, après les offices.

A cet effet, j’avais fait construire des arènes publiques.

Dans ces arènes, en présence de deux juges dont les arrêts étaient sans appel, les spectateurs engageaient de forts paris.

Rien n’est plus curieux à voir qu’un combat de coqs.

Les deux fiers animaux , choisis et élevés exprès pour le jour de la lutte, arrivent sur le champ de bataille, armés de longs et tranchants éperons d’acier.

Leur tenue est superbe, leur démarche hardie et guerrière ils portent haut la tête, et battent leurs flancs de leurs ailes, dont les plumes simulent l’éventail orgueilleux du paon.

C’est avec un regard fier qu’ils parcourent l’arène, levant leurs pattes avec précaution, et se mesurant de l’œil avec colère.

On dirait deux anciens chevaliers armés en guerre, prêts à combattre sous les yeux de la cour assemblée.

Leur impatience est vive, leur courage impétueux.

Tout à couples deux adversaires fondent l’un sur l’autre, et s’attaquent avec une égale furie; les armes tranchantes qu’ils portent leur font d’horribles blessures, mais ces intrépides lutteurs ne semblent pas en ressentir les cruels effets.

Le sang coule, les champions n’en paraissent que plus acharnés.

Celui qui faiblit ranime son courage à l’idée de la victoire; s’il recule , c’est pour prendre plus d’élan et se jeter avec plus d’ardeur sur l’ennemi qu’il voudrait terrasser.

Enfin, lorsque le sort s’est prononcé, lorsque , couvert de blessures et de sang, l’un des héros succombe ou s’enfuit, il est déclaré vaincu, et c’est alors que l’on peut dire: « Et le « combat finit, faute de combattants ! »

Les Indiens assistent avec une joie féroce à ce genre d’exercice. Ils ne parlent pas, tant leur attention est captivée; ils suivent avec un soin particulier la lutte dans ses moindres détails.

Ils élèvent presque tous un coq pendant quelques années avec une tendresse vraiment comique, surtout lorsqu’on réfléchit que cet animal, choyé comme le serait un enfant, est destiné par eux à périr au premier jour où il ira combattre.

J’avais aussi compris qu’il fallait un amusement qui rentrât dans les goûts, les moeurs et les habitudes de mes anciens bandits, dont la vie avait été pendant longtemps errante et vagabonde.

À cet effet, j’avais permis la chasse dans toule l’étendue de ma propriété, à la condition toutefois que je prélèverais comme dîme assez naturelle un quartier du cerf ou du sanglier que l’on aurait tué.

Jamais, je le crois, un chasseur, un de ces hommes ramenés du chemin du vice dans celui de la vertu, n’a manqué à cet engagement, et n’a cherché à me dérober du gibier. J’ai souvent reçu sept à huit quartiers de cerf dans la journée, et ceux qui me les apportaient étaient enchantés de pouvoir me les offrir.

L’église dont j’avais fait jeter les fondations s’élevait à vue d’œil ; la population du bourg s’accroissait chaque jour, et tout allait au gré de mes désirs.

J’avais bien toujours des difficultés avec les bandits endurcis qui m’environnaient; mais je les poursuivais sans relâche, car il était de mon intérêt de les éloigner de mon habitation.

Très-souvent ils me causaient de vives alarmes et des alertes.

Ces hommes résolus et déterminés arrivaient par bandes pour faire le siége de notre maison; nous étions cernés.

Mes gardes se rangeaient autour de moi, et nous livrions des combats très-fréquents, mais qui se terminaient pour nous toujours avantageusement.

La Providence a des secrets inouïs. Jamais la balle d’un bandit ne m’a frappé. Je porte la trace de dix-sept blessures, mais ces blessures ont toutes été faites avec des armes blanches. On pourrait dire de moi, comme dans je ne sais plus quelle ballade écossaise: «N’a-t-on pas vu les soldats du diable passer à travers les balles, au lieu que ce soient les balles qui passassent au travers d’eux?» En effet, j’ai reçu bien des coups de fusil, quelques-uns à bout portant; j’ai souvent vu le canon d’un fusil dirigé sur ma poitrine à quelques pas de moi, mes vêtements ont été troués par le plomb; mais mon corps a toujours été respecté.

Un matin, on vint m’avertir que des bandits étaient réunis à quelques lieues de ma demeure, et qu’ils se disposaient à venir l’attaquer.

A cette nouvelle, j’armai mes gens et je partis à la rencontre de la troupe qui devait m’assaillir, pour prévenir son attaque.

A l’endroit qui m’avait été indiqué, je ne trouvai personne, et je passai ma journée à battre les environs, dans l’espoir de faire quelque rencontre; toutes mes recherches furent inutiles.

Tout à coup la pensée me vint qu’un ennemi secret m’avait pu donner le change, et qu’au moment où j’allais au-devant d’un danger sans doute imaginaire, ma maison, que j’avais abandonnée, était peut-être attaquée.

Je tressaillis, un frisson parcourut tout mon corps. Je partis au galop, et j’arrivai chez moi au milieu de la nuit.

Mes craintes n’étaient que trop fondées. J’étais tombé dans un piége. Je trouvai mes domestiques armés, et ma femme veillant à leur tête. «—Que fais-tu là? m’écriai-je en allant vers elle.—Je veille, répondit-elle avec le plus grand sang-froid. J’ai été prévenue que l’avis qu’on t’a adressé était faux; que tu ne trouverais pas les bandits là où ils devaient être, et que pendant ton absence ils viendraient ici. J’ai dès lors pris mes précautions, et voilà pourquoi tu nous trouves disposés à nous défendre.»

Ce trait de courage, qui s’est renouvelé bien des fois, me prouva combien Dieu a mis de force et d’énergie dans la femme en apparence la plus délicate.

Les bandits ne nous attaquèrent pas: un ange ne veillait-il pas sur ma demeure?

Il y avait plus d’une année que nous étions à Jala-Jala sans avoir vu un Européen.

On aurait dit que nous étions retirés du monde civilisé pour toujours, et que nous ne devions plus vivre qu’avec les Indiens.

Nos montagnes avaient une si triste réputation, que personne ne voulait s’exposer aux mille dangers qu’on craignait de rencontrer chez nous.

Nous étions donc seuls, et nous étions cependant fort heureux. C’est peut-être le temps le plus agréable que j’aie passé dans ma vie. Je vivais avec une femme aimée et aimante; l’œuvre que j’avais entreprise s’accomplissait sous mes yeux; le bien-être et le bonheur, qui en est la conséquence, régnaient chez mes vassaux, qui s’attachaient de plus en plus à moi.

Comment aurais-je pu regretter les plaisirs et les fêtes d’une ville où ces fêtes et ces plaisirs sont achetés par le mensonge, l’hypocrisie et la fausseté, ces trois vices de la société civilisée?

Cependant l’effroi que répandaient les bandits ne fut pas assez grand pour éloigner tout à fait les Européens; et un matin nous vîmes arriver, armées jusqu’aux dents, quelques personnes assez folles pour oser aller visiter un fou2. C’est ainsi que l’on m’appelait à Manille, depuis mon départ pour la campagne.

La surprise de ces hardis visiteurs ne saurait se décrire lorsqu’ils nous trouvèrent, en arrivant à Jala-Jala, calmes, tranquilles, et dans une sécurité presque parfaite.

Cette surprise augmenta lorsqu’ils virent en entier notre colonie; et, à leur retour à la ville, ils firent un tel récit de notre retraite et des divertissements qu’on y trouvait, que bientôt nous reçûmes d’autres visites, et j’eus à donner l’hospitalité, non-seulement à des amis, mais à des étrangers3.

Si parfois nos affaires nous forçaient d’aller à Manille, nous revenions tout de suite à nos montagnes et à nos forêts; car là, seulement, Anna et moi nous nous trouvions heureux.

Il aurait fallu de grandes raisons pour nous arracher à notre douce retraite; une circonstance bien simple cependant nous la fit quitter momentanément.

J’appris qu’un de mes amis, qui m’avait servi de témoin à mon mariage, était gravement malade4.

Ce que le plaisir le plus vif, la joie la plus grande, la fête la plus splendide n’aurait pu obtenir de moi, l’amitié sut me le persuader.

A cette fâcheuse nouvelle, je résolus d’aller à Manille donner mes soins au malade, dont la famille me faisait demander; et comme mon absence pouvait se prolonger, je fis mes paquets, et nous partîmes, le cœur doublement attristé de quitter Jala-Jala pour une semblable cause.

A mon arrivée, j’appris que mon ami avait été transporté de Manille à Boulacan, province au nord de cette ville; on espérait que l’air de la campagne amènerait sa guérison.

Je laissai Anna chez ses sœurs, et j’allai rejoindre don Simon, que je trouvai en pleine convalescence; ma présence était inutile ou à peu près, et le voyage que j’avais fait sans résultats, si ce n’était celui de serrer affectueusement la main d’un excellent camarade, que je ne voulais pas quitter sans être certain que sa guérison fût parfaite.

P. de la Gironière tuant un buffle. Page 148.

P. de la Gironière tuant un buffle. Page 148.


1 Pendant six mois le vent règne continuellement au nord-est, et pendant les six autres mois, au nord-ouest; ces deux époques sont désignées sous le nom de moussons de nord-est et moussons de nord-ouest.

2 A la tête était don José Fuentès, mon ami, et qui actuellement habite Madrid.

3 C’est à Jala-Jala que j’ai fait connaissance avec M. Édouard Verreaux, du cap de Bonne-Espérance. Il vint passer chez moi plusieurs mois, pendant lesquels nous nous sommes liés d’une amitié qui ne s’est point refroidie. Je l’ai retrouvé avec plaisir à Paris, toujours au milieu de ses occupations d’histoire naturelle.

4 Don Simon Fernandez, oïdor à la cour royale.

Chapitre XI.

Voyage chez les Tinguianès.

Je me proposais d’utiliser mon temps et de faire un voyage au nord, dans la province d’Ilocos et de Pangasinan.

J’avais mon projet; je voulais, s’il était possible, faire une excursion chez les Tinguianès et les Igorrotès, populations sauvages desquelles on parlait beaucoup, sans les connaître, et que je désirais étudier par moi-même.

Je me gardai bien de confier cette idée à personne; c’est alors que l’on n’aurait plus su quel nom me donner!

Je fis mes préparatifs, et je partis avec mon fidèle lieutenant Alila, qui ne me quittait jamais, et qu’on avait bien eu raison de surnommer Mabouti-Tajo.

Nous étions montés sur de bons chevaux qui nous emportèrent comme des gazelles à Vigan, chef-lieu de la province d’Ilocos-Sud, où nous les laissâmes. Là nous primes un guide qui nous conduisit dans l’est, auprès d’une petite rivière nommée Abra (ouverture).

Cette rivière est la seule issue par laquelle on peut pénétrer chez les Tinguianès. Elle serpente entre de hautes montagnes de basalte; ses bords sont escarpés, son lit est encombré d’énormes blocs de rochers qui sont tombés du flanc des montagnes. Il est impossible de côtoyer ses bords.

Pour arriver chez les Tinguianès, il faut avoir recours à une embarcation légère qui puisse facilement franchir le courant et les endroits peu profonds.

Mon guide et mon lieutenant eurent bientôt fabriqué un petit radeau de bambous. Le radeau construit, nous nous embarquâmes, Alila et moi, notre guide refusant de nous accompagner.

Après beaucoup de peine et de fatigues, en nous mettant souvent à l’eau pour traîner notre radeau, nous franchîmes enfin la première ligne des montagnes, et nous aperçûmes, dans une petite plaine, le premier village tinguian.

Arrivés là, nous mîmes pied à terre pour nous diriger vers les huttes que nous distinguions de loin.

Je conviens que c’était bien un peu agir en fou que d’aller nous aventurer ainsi au milieu d’une peuplade d’hommes féroces et cruels, dont nous ne connaissions pas la langue; mais je comptais sur mon étoile! J’ajouterai que j’avais pris divers objets pour les offrir en cadeaux, espérant rencontrer quelque habitant parlant la langue tagaloc.

Je marchais donc sans m’inquiéter de ce qui nous adviendrait.

Après quelques instants nous arrivâmes enfin aux premières cases, et les habitants nous firent tout d’abord une réception peu agréable. Effrayés de notre approche, ils s’avancèrent vers nous armés de haches et de lances; nous les attendîmes sans reculer. Je résolus de parler avec eux au moyen de gestes, et je leur montrai des colliers de verroterie, pour leur faire comprendre que nous venions en amis. Ils se concertèrent entre eux, et lorsqu’ils eurent tenu conseil, ils nous firent signe de les suivre.

Nous obéîmes.

On nous conduisit devant un vieux chef.

Ma générosité fut plus grande envers lui qu’elle ne l’avait été avec ses sujets. Il parut si enchanté de mes présents, qu’il nous rassura, nous faisant comprendre que nous n’avions rien à craindre, et qu’il nous prenait sous sa haute protection.

Ce bon accueil m’avait donné la certitude que nous étions traités en amis par ces sauvages, si cruels envers leurs ennemis.

Je me mis alors à examiner avec attention les hommes, les femmes et les enfants qui nous entouraient, et qui paraissaient aussi étonnés que nous l’étions nous-mêmes.

Ma surprise fut très-grande lorsque je vis des hommes d’une belle stature, légèrement bronzés, aux cheveux plats, au profil régulier, avec un nez aquilin, et des femmes vraiment belles et gracieuses. Étais-je bien chez des sauvages?

J’aurais plutôt pu croire que j’étais chez des habitants du midi de la France, si ce n’eût été le costume et le langage.

Les hommes portaient pour tout vêtement une ceinture, et une espèce de turban fait d’écorce de figuier. Ils étaient armés, comme ils le sont toujours, d’une longue lance, d’une petite hache, et d’un bouclier.

Les femmes portaient également une ceinture, mais elles avaient en outre un petit tablier très-étroit qui leur descendait jusqu’aux genoux. Leur tête était ornée de perles, de grains de corail et d’or, mêlés avec leurs cheveux; la partie supérieure de leurs mains était peinte en bleu, leurs poignets étaient garnis de bracelets en tissu, parsemés de verroterie: ces bracelets montaient jusqu’au coude, et formaient comme des demi-manches tressées.

J’appris, à ce sujet, une particularité assez singulière. Ces bracelets en tissu compriment follement le bras; on les met quand les femmes sont encore toutes jeunes, et ils empêchent le développement des chairs au profit du poignet et de la main, qui se boursouflent et deviennent horriblement gros: c’est un signe de beauté chez les Tinguianès, comme le petit pied chez les Chinoises, et la taille fine chez les Européennes.

Dans les jours de grande fête, quelques favorisés du sort, hommes et femmes, ajoutent à la primitive ceinture de figuier une petite veste très-étroite en étoffe de coton, ainsi qu’une espèce d’écharpe qui, selon le bon plaisir de celui qui la porte, prend la forme de turban, de ceinture, ou de véritable écharpe jetée sur une épaule et passant sous le bras opposé.

Les veuves, pendant les funérailles de leurs maris, portent aussi un large voile blanc qui les couvre de la tête aux pieds.

Ces étoffes sont tissées par eux-mêmes d’une manière tout à fait primitive: ils attachent un certain nombre de fils à un pieu ou à un arbre, l’autre extrémité à leur corps; ensuite, en tournant sur eux-mêmes, ils enroulent les fils à leur ceinture, en s’approchant jusqu’à la longueur du bras, de l’extrémité attachée à l’arbre; une petite navette et un peigne forment le reste du métier. Au fur et à mesure qu’ils ont ourdi une certaine longueur d’étoffe, ils s’éloignent du point de départ en tournant en sens inverse, pour dérouler de leur ceinture le fil nécessaire à la trame. Avec cette méthode, ils ne parviennent à faire que des étoffes n’ayant qu’une largeur de 20 à 30 centimètres.

J’étais tout étonné de me trouver entouré de cette population, qui n’avait véritablement rien d’effrayant.

Une seule chose m’importunait, c’était l’odeur que ces peuplades répandaient autour d’elles, et que l’on sentait même d’assez loin. Cependant les hommes et les femmes sont très-propres, ils ont l’habitude de se baigner deux fois par jour. J’attribuai cette odeur désagréable à leur ceinture et à leur turban, qu’ils ne quittent pas et qu’ils laissent tomber en lambeaux.

Je remarquai que l’accueil qui m’avait été fait par le chef attirait sur nous la bienveillance de tous les habitants, et j’acceptai sans crainte l’hospitalité qui nous fut offerte.

C’était le seul moyen de bien étudier les mœurs et les habitudes de mes nouveaux hôtes.

Le territoire occupé par les Tinguianès est situé par le 17º de latitude nord, et le 27º de longitude ouest; il est divisé en dix-sept villages.

Chaque famille possède deux habitations, une pour le jour, l’autre pour la nuit.

L’habitation du jour est une petite case en bambou et en paille, dans le genre de toutes les cases indiennes.

Celle de nuit est plus petite et perchée sur de grands pieux, ou au sommet d’un arbre, à soixante ou quatre-vingts pieds au-dessus du sol.

Cette hauteur m’étonna; mais je compris cette précaution lorsque je sus que, réfugiés dans cette case de nuit, les Tinguianès se préservent ainsi des attaques nocturnes des Guinanès, leurs ennemis mortels, et s’en défendent avec des pierres qu’ils lancent du sommet des arbres1.

Au milieu de chaque village, il y a un grand hangar qui sert aux réunions, aux fêtes et aux cérémonies publiques.

Il y avait déjà deux jours que j’étais au village de Palan (c’est ainsi que s’appelait le lieu où je m’étais arrêté), lorsque les chefs reçurent un message de la bourgade de Laganguilan y Madalag, une des plus éloignées dans l’est. Par ce message, les chefs étaient prévenus que les habitants de la bourgade avaient soutenu un combat, et qu’ils en étaient sortis victorieux.

A cette nouvelle, les habitants de Palan poussèrent des cris de joie qui se changèrent en véritable tumulte, lorsqu’on apprit qu’une fête allait être célébrée en commémoration du succès à Laganguilan y Madalag. Chacun désirait y assister; hommes, femmes, enfants, tous voulurent partir.

Mais les chefs choisirent un certain nombre de guerriers, quelques femmes, plusieurs jeunes filles, et l’on se prépara au départ.

L’occasion s’offrait trop belle pour que je n’en profitasse pas, et je priai instamment mes hôtes de me permettre de les accompagner. Ils consentirent, et la nuit même nous nous mîmes en marche au nombre de trente.

Les hommes portaient leurs armes, qui se composent de la hache, qu’ils nomment aligua, de la lance aiguë en bambou, et du bouclier; les femmes étaient affublées de leurs plus beaux ornements.

Ceinture et armes des Tinguianès.

Ceinture et armes des Tinguianès.

Nous marchions les uns derrière les autres, suivant la coutume des sauvages.

Nous passâmes par plusieurs villages dont les habitants se rendaient comme nous à la fête; nous traversâmes des montagnes, des forêts, des torrents; et enfin, à la pointe du jour, nous arrivâmes à Laganguilan y Madalag.

Toute la bourgade était en fête.

On entendait de tous côtés les sons de la conge et du tam-tam. Le premier de ces instruments est de forme chinoise, le second est en forme de cône aigu, recouvert à la base d’une peau de cerf. C’était un vrai tohu-bohu.

Vers onze heures, les chefs du village, suivis de toute la population, se dirigèrent vers le grand hangar. Là, chacun prit sa place sur le sol; chaque bourgade, ayant son chef à sa tête, occupait une place désignée à l’avance.

Au milieu d’un cercle formé par les chefs des combattants, il y avait de grands vases pleins d’une boisson faite avec du jus de canne à sucre, et quatre hideuses têtes de Guinanès entièrement défigurées: c’étaient les trophées de la victoire.

Lorsque tous les assistants eurent pris leurs places, un guerrier de Laganguilan y Madalag prit une des têtes et la présenta aux chefs de la bourgade, qui la montrèrent à tous les assistants en faisant un long discours renfermant des louanges pour les vainqueurs.

Ce discours achevé, le guerrier reprit la tête, la divisa à coups de hache, et en retira la cervelle.

Pendant cette opération peu agréable à voir, un autre guerrier prit une seconde tête, la présenta aux chefs; le même discours fut prononcé, puis le guerrier brisa le crâne, ôta la cervelle.

Il en fut ainsi pour les quatre dépouilles sanglantes des ennemis vaincus.

Quand les cervelles furent retirées, les jeunes filles les broyèrent avec leurs mains dans les vases contenant la liqueur de jus de canne fermentée. Elles remuèrent le tout, puis les vases furent rapprochés des chefs; ceux-ci plongèrent dedans de petites coupes en osier qui laissaient échapper par leurs fissures la partie trop liquide; ce qui restait au fond des petits paniers fut bu par eux avec extase et sensualité.

J’éprouvai un affreux mal de cœur à ce spectacle, nouveau pour moi.

Après le tour des chefs, vint le tour des guerriers. Les vases leur furent présentés, et chacun y puisa avec délices l’affreux breuvage, au bruit des chants sauvages.

Il y avait vraiment dans ce sacrifice à la victoire quelque chose d’infernal....

Nous étions rangés en cercle, et les vases promenés à la ronde. Je compris que nous allions avoir une épreuve bien dégoûtante à subir.

En effet, hélas! elle ne se fit pas attendre. Les guerriers s’arrêtèrent devant moi, et me présentèrent le basi2 et l’affreuse coupe.

Tous les regards se fixèrent sur moi. L’invitation était bien directe; la refuser, c’était s’exposer peut-être à la mort!

Il se fit en moi un combat que je ne saurais rendre...

J’eusse préféré la carabine d’un bandit à cinq pas de ma poitrine, ou attendre, ainsi que je l’avais déjà fait, que le buffle sauvage sortît du bois.

Quelle perplexité! Je n’oublierai jamais cet horrible moment; il me glaça d’effroi et de dégoût.

Cependant je me contins, rien ne trahit mon émotion; j’imitai les sauvages, et, trempant la coupe d’osier dans la boisson, je l’approchai de mes lèvres... et la passai au malheureux Alila, qui ne put éviter l’infernale boisson.

Le sacrifice était accompli.

Les libations cessèrent, mais il n’en fut pas de même des chants.

Le basi est une liqueur très-spiritueuse et très-enivrante, et les assistants, qui avaient usé outre mesure de cet infernal breuvage, chantaient plus fort au bruit du tam-tam et de la conge, pendant que les guerriers divisaient les crânes humains en petits morceaux, destinés à être envoyés comme cadeaux à toutes les bourgades amies.

La distribution se fit séance tenante, puis les chefs déclarèrent la cérémonie terminée.

On se mit alors à danser. Les sauvages se divisèrent en deux lignes, et, hurlant comme s’ils eussent été enragés ou fous furieux, ils se mirent à sauter en appliquant leur main droite sur l’épaule de leur vis-à-vis, et à changer de place avec lui.

Ces danses durèrent toute la journée; enfin la nuit vint, chaque habitant se retira avec sa famille et quelques hôtes dans sa demeure aérienne, et tout rentra dans l’ordre.

Il y a lieu de s’étonner, quand on est en Europe, couché dans un bon lit, sous un chaud édredon, la tête mollement appuyée sur de bons oreillers, de penser au singulier gîte que choisissent ces sauvages dans les forêts.

Combien de fois je me suis représenté ces familles juchées à quatre-vingts pieds au-dessus de la terre, sur le sommet des arbres. Et cependant je sais qu’elles dorment aussi tranquilles dans ces retraites ouvertes à tous les vents, que moi dans ma chambre bien close et bien silencieuse. Ne sont-elles pas comme les oiseaux qui se reposent sur les branches à leurs côtés? N’ont-elles pas pour mère la nature, cette admirable gardienne de ce qu’elle a fait? et ne ferment-elles pas leurs paupières sous le regard tutélaire du Père suprême, du Maître éternel?

Mon fidèle Alila se retira avec moi dans une des cases de bas étage pour passer la nuit, ainsi que nous avions coutume de le faire depuis notre séjour chez les Tinguianès.

Pour plus de sûreté, nous avions pris l’habitude de veiller mutuellement l’un sur l’autre: jamais nous ne dormions tous les deux à la fois. Sans être peureux, ne doit-on pas être prudent?

Cette nuit-là, c’était à mon tour de commencer à dormir; je me couchai, mais les impressions de la journée avaient été trop vives; je ne ressentis pas la moindre velléité de sommeil.

J’offris alors à mon lieutenant de me remplacer; le pauvre diable était comme moi: les têtes des Guinanès dansaient devant ses yeux. Il les voyait pâles, sanglantes, hideuses, puis déchirées, broyées, brisées; puis l’affreux breuvage des cervelles, qu’il avait aussi courageusement avalé, lui revenait au cœur et à l’esprit, et il souffrait vraiment de notre visite à la bourgade victorieuse.

«Maître, me disait-il avec un air désolé, pourquoi sommes-nous venus parmi tous ces démons? Ah! nous aurions mieux fait de rester à notre bon pays de Jala-Jala

Il n’avait peut-être pas tort; mais mon désir de voir des choses extraordinaires me donnait un courage et une volonté qu’il ne partageait pas.

«Il faut, lui répondis-je, que l’homme connaisse tout, et voie tout ce qu’il lui est possible de voir. Puisque nous ne pouvons dormir, et que nous sommes les maîtres ici quant à présent, faisons une visite de nuit; peut-être trouverons-nous des choses qui nous sont inconnues... Allume du feu, Alila, et suis-moi.»

Le pauvre lieutenant obéit sans répondre. Il frotta deux morceaux de bambou l’un contre l’autre, et je l’entendis murmurer entre ses dents:

«Quelle maudite idée a donc le maître? Qu’allons-nous voir dans cette malheureuse case? Si ce n’est le Tic balan3, ou Assuan4, nous ne trouverons rien.»

Pendant ces réflexions de l’Indien, le feu prit. J’allumai, sans rien dire, une mèche de coton enduite de gomme-élémie que je portais toujours sur moi dans mes voyages, et je commençai ma visite.

Je parcourus tout l’intérieur de l’habitation sans rien trouver, pas même le Tic balan ou Assuan, comme le pensait mon lieutenant.

Je croyais ma visite infructueuse, lorsque l’idée me prit de descendre au rez-de-chaussée de la case; car toutes les cases sont élevées de huit à dix pieds au-dessus du sol, et le dessous du plancher, fermé avec des bambous, sert de magasin.

Je descendis. Quelqu’un qui eût pu me voir, moi, blanc, Européen, enfant d’un autre hémisphère, errer la nuit, une mèche à la main, dans la case d’un Tinguianès, eût été vraiment surpris de mon audace et je dirais presque de mon entêtement à chercher le danger, à courir après le merveilleux et l’inconnu.

Mais je marchais sans réfléchir à la singularité de mon action. Comme disent les Indiens, «je suivais ma destinée.»

Lorsque j’eus atteint le sol, j’aperçus, au milieu du carré formé par l’entourage des bambous, une espèce de trappe, et je m’arrêtai satisfait. Alila me regardait avec étonnement. Je soulevai la trappe, et je vis alors un puits assez profond. Je regardai avec ma lumière, mais je ne pus découvrir le fond; seulement, sur les côtés, à une profondeur de quatre à cinq mètres environ, je crus distinguer des ouvertures que je pris pour les entrées de galeries souterraines... Que venais-je de découvrir?... Allais-je, comme Gil Blas, pénétrer chez un peuple de bandits vivant dans les entrailles de la terre, ou bien trouverais-je, comme dans les contes des Mille et une nuits, quelques belles jeunes filles prisonnières d’un mauvais génie? En vérité, ma curiosité augmentait au fur et à mesure de mes découvertes.

«Il y a ici quelque chose d’étrange, dis-je à mon lieutenant. Allume une seconde mèche, je vais descendre au fond de ce puits.»

En entendant cet ordre, mon fidèle Alila fit un geste d’épouvante, et se hasarda à me dire, d’un ton chagrin:

«—Comment, maître, vous n’êtes pas content de voir ce qu’il y a sur terre, vous voulez encore voir ce qu’il y a dedans?»

Cette observation naïve me fit sourire. Il continua:

«—Vous voulez me laisser seul ici! Et si l’âme du Guinanès dont j’ai bu la cervelle vient me chercher, que deviendrai-je? Vous ne serez plus là pour me défendre!»

Mon lieutenant n’eût pas craint vingt bandits, il aurait lutté seul contre eux jusqu’à la mort; mais ses jambes tremblaient, sa voix était émue, sa figure effrayée, à l’idée de rester seul dans cette case, exposé à la vue de l’âme du Guinanès qui viendrait lui demander sa cervelle!

Pendant qu’il m’adressait ses plaintes, j’avais appuyé mon dos d’un côté du puits, mes genoux de l’autre, et je descendais.

J’avais franchi deux à trois mètres environ, lorsque je sentis des gravois qui tombaient sur moi; je levai la tête, et je vis Alila qui descendait aussi. Le pauvre garçon n’avait pas voulu rester seul.

«Bravo! lui dis-je; tu deviens donc curieux? Tu seras récompensé, va; nous verrons de fort belles choses... » Et je continuai mon voyage sous terre.

Après avoir franchi cinq mètres environ, j’arrivai à l’ouverture que j’avais remarquée d’en haut, et je m’y arrêtai; je plaçai ma lumière en avant, et je vis une espèce de niche au fond de laquelle était assis un corps tinguian desséché, noir, à l’état de momie.

Je ne dis rien, j’attendais mon lieutenant, et voulais jouir de sa surprise. Lorsqu’il fut à côté de moi:

«Tiens, lui dis-je, vois!... »

Il resta stupéfait...

«Maître, dit-il enfin, je vous en prie, partons; sortons de ce trou maudit! Menez-moi pour combattre les Tinguianès du village, je suis prêt. Mais ne restons pas là avec des morts! Que voulez-vous que nous fassions de nos armes, s’ils nous apparaissent tout à coup pour nous demander pourquoi nous sommes là?»

«—Rassure-toi, lui répondis-je, nous n’irons pas plus loin.»

J’avais compris que ce puits était une tombe, et que plus bas je verrais encore des Tinguianès conservés.

Je respectai l’asile des morts, et je remontai, à la grande satisfaction d’Alila.

Nous remîmes tout en place, nous regagnâmes l’étage de la case, et je m’endormis, car mon lieutenant ne pouvait songer même à se reposer: la momie et le basi le tenaient éveillé.

Le lendemain, avant le jour, nos hôtes commencèrent à descendre de leurs régions élevées, et nous quittâmes notre gîte pour aller faire nos préparatifs de départ.

J’avais assez séjourné à Laganguilan y Madalag; je désirais me rendre à Manabo, grand village situé à peu de distance de Laganguilan. Je profitai des gens de Manabo qui étaient venus assister à la cérémonie des cervelles (c’est ainsi que j’avais surnommé la fête sauvage), et je partis avec eux.

Dans la troupe, il s’en trouvait un qui avait habité quelque temps parmi les Tagalocs; il parlait un peu leur langage, que je possédais assez bien.

Je profitai de cet heureux hasard, et pendant toute la route je causai avec le sauvage, l’interrogeant sur les usages, les coutumes, les mœurs de ses compatriotes.

Un point surtout me préoccupait. J’ignorais quelle était la religion de ces peuplades si curieuses à étudier. Jusqu’alors je n’avais vu aucun temple, rien qui ressemblât à une idole; j’ignorais quel était leur dieu.

Mon guide, bavard comme un Indien, me renseigna fort bien et promptement.

«Les Tinguianès, me dit-il, n’ont aucune vénération pour les astres; ils n’adorent ni le soleil, ni la lune, ni les étoiles. Ils croient à l’existence de l’âme, et prétendent qu’elle se détache du corps et reste dans la famille après la mort.»

Ils ont, comme on le voit, un commencement de saine religion et de douce philosophie. On regrette moins la vie, si l’on pense laisser quelque chose de soi à ceux que l’on quitte! Quant au dieu qu’ils adorent, il varie et change de forme, selon les hasards et les circonstances. Voici pourquoi:

Lorsqu’un chef tinguianès a trouvé dans la campagne un rocher ou un tronc d’arbre de forme bizarre, c’est-à-dire représentant assez bien un chien, une vache, un buffle, il le dit à la bourgade; et le rocher ou le tronc d’arbre est aussitôt considéré comme un dieu, c’est-à-dire comme une chose supérieure à l’homme.

Alors tous les habitants du village se rendent au lieu indiqué, emportant avec eux des provisions et quelques porcs vivants.

Arrivés là, ils élèvent au-dessus de l’idole nouvelle un toit en paille pour la couvrir, et font un sacrifice en faisant rôtir les porcs; puis, au son des instruments, ils exécutent des danses jusqu’à ce qu’ils n’aient plus de provisions.

Quand tout a été bu et mangé, on met le feu au toit de paille, et l’idole est oubliée jusqu’à ce que le chef, en ayant découvert une autre, ordonne une nouvelle cérémonie.

Relativement aux mœurs, voici ce que j’ai appris:

Le Tinguianès a ordinairement une femme légitime et plusieurs concubines; mais la femme légitime habite seule la maison conjugale, et les maîtresses ont chacune une case séparée.

Le mariage est une convention entre les deux familles des époux. Le jour de la cérémonie, l’homme et la femme apportent leur dot en nature: cette dot se compose de vases en porcelaine, de verroteries, de grains de corail, et quelquefois d’un peu de poudre d’or. Elle ne profite en rien aux époux, car on la distribue à leurs parents.

«Cet usage, me disait mon guide en forme d’observation, a été établi pour empêcher le divorce, qui ne pourrait avoir lieu qu’en restituant intégralement tous les objets qui ont été apportés par celui qui le demanderait.»

Le moyen est assez adroit pour des sauvages; c’est agir en gens civilisés. En effet, les parents ont tous intérêt à empêcher la séparation, puisqu’ils devront restituer les cadeaux reçus; et si l’un des époux persistait à la demander, ils l’en empêcheraient par la disparition d’un seul objet donné, tel qu’un grain de corail ou un vase de porcelaine. Sans cette sage mesure, il est à penser qu’avec des concubines, un mari divorcerait très-souvent.

Mon compagnon de voyage m’instruisait sur tout ce que je voulais savoir.

«Le gouvernement, me dit-il après s’être reposé quelques instants, est tout à fait paternel. C’est le doyen d’âge qui commande.»

C’est comme à Lacédémone, pensais-je; on y honore la vieillesse.

Les lois sont conservées par tradition, les Tinguianès n’ayant aucune idée de l’écriture.

Dans certains cas, on applique la peine de mort. Lorsque l’arrêt fatal a été prononcé, il faut que le Tinguianès qui l’a mérité s’échappe s’il veut l’éviter, et aille vivre dans les forêts; car les vieillards ayant parlé, tous les habitants sont tenus d’exécuter leur jugement.

La société se divise en deux classes, comme parmi les Tagalocs: la noblesse et le peuple.

Quiconque possède est noble, et pour posséder il suffit de pouvoir présenter en public un certain nombre de vases en porcelaine. Ces vases constituent toute la richesse des Tinguianès.

Nous causions encore des usages des naturels du pays, lorsque nous arrivâmes à Manabo.

Depuis Laganguilan, mon guide, mon cicérone, n’avait presque pas gardé le silence.

Mes regards furent attirés par les flammes qui s’échappaient de dessous une case, où un grand feu était allumé. Autour du feu, je vis plusieurs personnes rassemblées, qui hurlaient comme des loups.

«—Ah! ah! me dit mon guide d’un air satisfait, voici un enterrement. Je ne vous ai encore rien dit de ces cérémonies; mais vous jugerez par vous-même de ce qu’elles sont. Il sera encore temps demain. Vous devez être fatigué, je vais vous conduire à ma case de jour, et vous pourrez vous reposer sans danger des Guinanès, car l’enterrement oblige beaucoup de monde à veiller cette nuit.»

J’acceptai l’offre qui m’était faite, et nous allâmes prendre possession de la case du Tinguianès.

J’étais de premier quart, et mon pauvre Alila, un peu rassuré, s’endormit profondément. Bientôt je l’imitai, et nous ne nous éveillâmes qu’au grand jour.

Nous venions à peine de terminer notre repas du matin, composé de patates, de palmier et de viande de cerf boucanée, lorsque mon guide de la veille vint me prendre pour me conduire où se célébraient les funérailles du défunt. Je le suivis, et nous prîmes place à quelques pas du cortége.

Funérailles et dessiccation d’un Tinguianès.

Funérailles et dessiccation d’un Tinguianès.

J’assistai à un étrange spectacle.

Le défunt était assis au milieu de sa case sur une espèce d’escabeau; au-dessous de lui et à ses côtés, il y avait dans d’énormes réchauds des feux très-ardents; à une certaine distance, une trentaine d’assistants étaient assis en cercle.

Une dizaine de femmes formaient également un cercle; elles étaient plus rapprochées du corps, auprès duquel était la veuve, que l’on reconnaissait à une longue toile blanche qui l’enveloppait des pieds à la tête.

Les femmes portaient toutes du coton avec lequel elles essuyaient les sérosités que le feu faisait sortir du cadavre, qui rôtissait petit à petit.

De temps en temps, un des Tinguianès prenait la parole, et prononçait, sur un ton lent et cadencé, un discours qu’il terminait par une sorte d’hilarité bruyante, imitée de tous les assistants.

Après quoi on se levait, on mangeait des morceaux de viande boucanée, on buvait du basi, et l’on exécutait une danse en répétant les dernières paroles de l’orateur.

J’endurai—c’est le mot—ce spectacle pendant une heure environ; mais je ne me sentis pas le courage de demeurer dans la case plus longtemps. L’odeur qu’exhalait le cadavre était insupportable. Je sortis prendre l’air, mon guide me suivit, et je le priai de me dire ce qui s’était fait depuis le commencement de la maladie du trépassé.

«—Volontiers, me répondit-il.»

Heureux de respirer librement, j’écoutai avec intérêt le récit suivant:

«—Quand Dalayapo, me dit le conteur, tomba malade, on l’apporta sur la grande place pour lui appliquer les grands remèdes; c’est-à-dire que tous les hommes du village vinrent en armes, et au son de la conge et du tam-tam, pour pratiquer pendant un soleil des danses autour du malade. Mais ce grand remède fut sans effet, le mal était incurable. Au coucher du soleil, on rapporta notre ami dans sa maison, et on ne s’occupa plus de lui. Sa mort était certaine, puisqu’il n’avait pas voulu danser avec ses compatriotes.»

Je ris du remède et du raisonnement, mais je n’interrompis pas le narrateur.

«—Pendant deux jours Dalayapo fut dans un état de souffrance, puis, au bout de ces deux jours, il ne souffla plus... et lorsqu’on s’en aperçut, on le mit tout de suite sur le banc où nous l’avons vu tout à l’heure.

«Dès lors, toutes les provisions qu’il possédait ont été réunies pour nourrir les assistants qui lui rendent les honneurs. Chacun a prononcé un discours à sa louange; ses parents les plus proches ont commencé les premiers, et son corps a été entouré de feu pour le faire dessécher.

«Quand les provisions seront finies, les étrangers quitteront la case, et il n’y restera plus que la veuve et quelques parents, qui attendront que le corps soit bien réduit et bien sec.

«Enfin, après quinze jours on le descendra dans un grand trou qui est sous sa maison; il sera mis dans une niche au-dessus de celles où sont déjà ses défunts parents, et ce sera fini.»

Ce trou, pensai-je, est semblable à celui dans lequel je suis descendu l’autre nuit à Laganguilan.

L’explication qui venait de m’être donnée me satisfit complétement, et je ne demandai pas à assister de nouveau à la cérémonie.

Je résolus, puisque j’étais fort bien assis à l’ombre d’un baletè, d’abuser de l’obligeance de mon guide, et je lui demandai, en changeant tout à coup de conversation, comment les tribus s’y prenaient pour faire la guerre aux Guinanès, ces mortels ennemis?

«Les Guinanès, me dit-il sans me faire attendre, portent les mêmes armes que nous. Ils ne sont ni plus forts, ni plus adroits, ni plus vigoureux.

«Nous avons deux manières de les combattre. Parfois nous leur livrons de grandes batailles en plein jour, et nous nous trouvons face à face sous le soleil; ou bien, la nuit, quand tout est sombre, nous nous approchons en silence des endroits qu’ils habitent; et alors si nous pouvons en surprendre quelques-uns, nous leur coupons la tête et nous l’emportons, pour avoir une fête semblable à celle que vous avez vue déjà.»

Ce mot de fête me rappela l’orgie sanglante à laquelle j’avais assisté, et surtout la part que j’y avais prise, et je me sentis rougir et pâlir tour à tour. L’Indien ne s’en aperçut pas, et continua.

«Dans les grands combats, tous les hommes d’un village sont forcés de prendre les armes et de marcher contre le village ennemi; c’est ordinairement au milieu des bois que se fait la rencontre des deux armées.

«Aussitôt qu’elles s’aperçoivent, des cris, des hurlements éclatent de toutes parts. Chacun s’élance sur son ennemi.

«De ce premier choc dépend la victoire, car l’une des armées a toujours peur et prend la fuite; l’autre alors la poursuit, et tue tout ce qu’elle peut atteindre, en ayant toujours le soin de couper les têtes et de les rapporter5

C’est un combat de cache-cache, dont cependant les suites sont cruelles, pensais-je. Mon Indien me confirma dans mon idée en ajoutant:

«En général, les vainqueurs sont toujours ceux qui se cachent le mieux pour surprendre leurs ennemis, et qui fondent tout à coup sur eux en criant.»

Mon guide se tut. Le combat n’offrait pas d’autre intérêt. Puis, voyant que je ne l’interrogeais plus, il me quitta; et je retournai à mon habitation rejoindre Alila, qui s’ennuyait beaucoup à Manabo.

De mon côté, j’avais assez vu les Tinguianès; je crus d’ailleurs remarquer que le long séjour que je faisais chez eux semblait leur porter ombrage; je pensai à la fête des cervelles humaines, et me décidai à partir.

J’allai prendre congé des vieillards.

Malheureusement, je n’avais rien à leur donner; mais je leur promis beaucoup de présents quand je serais de retour chez les chrétiens, et je les quittai.

La satisfaction de mon lieutenant était à son comble lorsque nous nous mîmes en route.

Je ne voulus pas repasser par où j’étais venu, et me décidai à prendre plus à l’est en traversant les montagnes et me laissant diriger par le soleil.

Cette route me semblait d’autant préférable que j’allais parcourir un pays habité par quelques Igorrotès, cette autre espèce de sauvages que je ne connaissais pas.

Les montagnes que nous traversions étaient couvertes de magnifiques forêts. De temps en temps, de riches vallées se déroulaient sous nos pieds; les herbes y étaient si hautes et si touffues, que nous avions de la peine à les écarter pour nous frayer un passage.

Tout en cheminant, mon lieutenant cherchait à tuer quelque gibier qui servirait à nous nourrir; quant à moi, j’étais trop en contemplation devant les sites admirables que nous rencontrions, trop amoureux de cette nature vierge, féconde, qui s’épanouissait devant nous, pour songer à chasser.

Mon fidèle Alila était moins enthousiaste, mais il était en revanche plus prudent.

Au déclin du jour de notre départ, il tira un cerf. Nous fîmes halte auprès d’un ruisseau, nous coupâmes du palmier pour remplacer le riz et le pain, et nous nous mîmes à manger le foie de l’animal à la broche. Notre repas fut copieux. Ah! que de fois depuis, assis à une bonne table, devant des mets succulents et recherchés, dans des salles à manger dont l’atmosphère était tiède et parfumée par l’arôme des plats, ai-je regretté mon souper pris avec Alila dans le bois, après une journée de course dans les montagnes! Quel est donc le mortel qui pourrait oublier de pareilles heures, de pareils lieux?

Habitation des Igorrotès.

Habitation des Igorrotès.


1 Les Tinguianès ont pour ennemis acharnés une race de sauvages cruels et sanguinaires qui habitent tout à fait dans l’intérieur des montagnes; ils ont aussi à craindre les Igorrotès, qui vivent plus près d’eux, mais qui sont moins sauvages. J’aurai plus tard l’occasion d’en parler.

2 Nom que l’on donne au jus de cannes à sucre fermenté.

3 Esprit malin.

4 Divinité malfaisante des Tagalocs.

5 C’est d’après ce cruel usage de décapiter leurs victimes, que les Espagnols ont donné à ces sauvages le nom de corta cabesas, coupeurs de têtes.

Chargement de la publicité...