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Aventures d'un Gentilhomme Breton aux îles Philippines

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Chapitre XXI.

Mort de mon fils.—Départ de Jala-Jala et des Philippines.—Retour en France.

A peine fus-je rétabli, que mon cher fils, mon seul bonheur, le dernier être bien-aimé qui me restât sur cette terre féconde et dévorante tout à la fois, mon pauvre Henri tomba subitement malade; son mal fit des progrès rapides.

Mes amis pressentirent aussitôt qu’un malheur suprême me menaçait. Moi seul je ne connaissais pas l’état dans lequel se trouvait mon enfant. Je l’aimais d’une si grande passion, que je croyais impossible que la Providence voulût me séparer de lui.

Mon médecin, ou plutôt mon ami Genu, me conseilla de le conduire à Jala-Jala, où l’air natal et la campagne, me disait-il, favoriseraient sans doute sa guérison.

Je goûtai ce conseil; tant de personnes avaient recouvré la santé à Jala-Jala, que je devais espérer le même succès pour mon fils.

Je partis donc avec lui et sa gouvernante; le voyage fut bien triste, car je voyais mon pauvre enfant souffrir sans pouvoir le soulager.

A notre arrivée, Vidie vint me recevoir, et un instant après j’occupais, avec mon Henri, la même chambre qui me rappelait déjà deux pertes bien douloureuses, la mort de ma petite fille et celle de ma chère Anna; de plus, c’était dans cette même chambre que mon Henri était né, rapprochement cruel des moments les plus heureux de mon existence avec celui où j’allais pleurer mon fils si tendrement aimé.

Néanmoins, ne désespérant pas encore des ressources de mon art et de mon expérience, je m’assis au chevet de mon fils et ne le quittai plus. Je dormais près de lui, et passais toutes mes journées à lui donner des soins qui n’apportaient, hélas! aucun soulagement à ses souffrances. Je perdis tout espoir, et, le neuvième jour après notre arrivée, ce cher enfant expira dans mes bras.

Il est impossible de rendre compte de ce que je ressentis à cette dernière épreuve. J’avais le cœur brisé, la tête en feu. Je devenais fou, et jamais désespoir plus grand ne s’était emparé de moi. Je n’écoutais plus que ma douleur, et il fallut employer la force pour arracher de mes bras les restes mortels de mon enfant.

Le lendemain il fut déposé près de sa mère, et une tombe de plus s’éleva dans l’église de Jala-Jala.

En vain mon ami Vidie chercha-t-il à me soulager et à me distraire; plusieurs fois il voulut m’éloigner de la chambre fatale où je ne comptais plus que des malheurs, il ne put y parvenir. J’avais l’espoir et je croyais avoir le droit de mourir aussi... là où ma femme et mon fils avaient rendu le dernier soupir. Mes larmes ne coulaient plus, la parole elle-même manquait à l’épanchement de ma douleur. Une fièvre ardente qui me dévorait était trop lente encore au gré de mon désir.

Dans un moment d’égarement, je fus sur le point de commettre la plus grande lâcheté dont puisse se rendre coupable le malheureux envers son Créateur: je fermai ma porte à double tour, je saisis le poignard qui si souvent avait défendu ma vie, et le retournai contre moi...

Déjà je choisissais l’endroit où il fallait frapper pour terminer d’un seul coup ma triste existence: mon bras, roidi par le délire, allait s’abattre sur ma poitrine... lorsqu’une pensée subite vint m’empêcher de consommer le crime sans pardon, le crime du désespoir. Ma mère, ma pauvre mère que j’avais tant aimée, ma bonne mère se présenta à mon esprit; elle me disait:

«Tu veux donc m’abandonner? Je ne te verrai donc plus?»

Je me rappelai aussi les dernières paroles de ma chère Anna:

«Va revoir ta vieille mère.»

Cette pensée opéra en moi une révolution complète: je rejetai avec horreur mon poignard, je tombai anéanti sur mon lit; mes yeux, secs et brûlants depuis bien des jours, retrouvèrent des larmes qui soulagèrent mon cœur ulcéré.

Cette force d’âme dont j’avais tant besoin se réveilla en moi; je ne pensai plus à mourir, mais à accomplir ma rigoureuse destinée. Plus calme déjà, et soulagé par les larmes abondantes que j’avais versées, je me livrai complétement à l’idée d’embrasser ma mère et mes sœurs; puis je voulus ajouter la page suivante à mon journal.

Je n’avais pas encore la tête bien à moi; je traduirai ce que j’écrivais alors en espagnol, ma langue adoptive et familière, de préférence même au français, que je ne parlais presque plus depuis près de vingt années.

«Comment ai-je la force de prendre cette plume? Mon pauvre fils, mon Henri bien aimé n’existe plus; son âme s’est envolée vers le Créateur! Mon Dieu, pardonnez cette plainte à ma douleur... Mais qu’ai-je donc fait pour être éprouvé aussi cruellement? Mon fils, mon cher fils, ma seule espérance, mon dernier bonheur, je ne le reverrai plus! Autrefois j’étais encore heureux; j’avais ma bonne Anna et notre cher enfant. Bientôt le sort cruel vint m’enlever ma compagne. Mon chagrin fut bien grand et mon affliction bien profonde; mais tu me restais, ô mon fils! et toutes mes affections se reportèrent sur toi; tu séchais mes larmes avec tes caresses, tu souriais comme ta mère, et les beaux traits de ton visage me faisaient la retrouver. Aujourd’hui, hélas! je vous ai perdus tous deux!... Quel vide, mon Dieu! et quelle solitude! Oh! je devrais mourir dans cette chambre, dépositaire de tous mes malheurs. Ici j’ai pleuré mon pauvre frère; ici j’ai fermé les yeux à ma fille; ici encore, baignée de larmes, Anna mourante m’a fait ses derniers adieux... et ici enfin, toi, mon fils, on t’a arraché de mes bras pour te déposer près des cendres de ta mère.

«Que d’afflictions, que de chagrins pour un seul homme! Dieu de bonté et de miséricorde, ne me rendrez-vous pas mon pauvre enfant? Hélas! je sens à peine que je m’abuse; mais il plaindra mon égarement celui qui a été aimé, et qui s’est vu enlever un à un tous les éléments de son bonheur. Quant à moi, être isolé et inutile désormais sur cette terre, peu importe où je succomberai à ma douleur. Si ce n’était l’espoir de voir ma mère et mes sœurs, ici, à Jala-Jala, je terminerais ma pénible existence: mon sépulcre serait le vôtre, ô vous que j’ai tant aimés! Je reposerais près de vous, et pendant le reste de ma triste vie j’irais chaque jour sur votre tombe! Mais non, un devoir sacré m’obligera bientôt à me séparer de vous, et à vous dire un éternel adieu!... Cruel, bien cruel sera le moment où je m’éloignerai de vous!... Et toi, ô chère et bonne épouse, Anna si bien aimée, tes dernières paroles s’accompliront: je partirai, mais le regret et la douleur m’accompagneront dans ce voyage, mon cœur et mes souvenirs resteront à Jala-Jala.

«Terre arrosée de mes sueurs, de mon sang et de mes larmes, lorsque le sort m’amena sur ta rive, tu étais alors couverte de sombres forêts qui aujourd’hui ont fait place à de riches moissons; parmi les habitants, l’ordre, l’abondance et le bien-être ont remplacé la débauche et la misère; tout avait couronné mes efforts, tout prospérait autour de moi: hélas! j’étais trop heureux!

«Mais, en m’accablant, le malheur n’aura frappé que moi, mon œuvre me survivra. Vous serez heureux, ô mes amis! et si je l’ai été moi-même d’y avoir contribué, qu’un souvenir vienne quelquefois vous rappeler celui à qui vous avez si souvent donné le nom de père! Si vous conservez pour lui un peu de reconnaissance, oh! gardez religieusement les tombeaux trois fois chéris qu’il vous confie!»

Mes lecteurs me pardonneront cette triste et longue plainte; ils la comprendront, s’ils se pénètrent bien de ma position. Éloigné de cinq mille cinq cents lieues de ma patrie, le coup le plus sensible, le plus inattendu, venait de me frapper; je n’avais plus de parents aux Philippines; en France seulement je pouvais retrouver des affections vivantes, et, au moment d’abandonner pour toujours Jala-Jala, l’idée de quitter aussi mes Indiens si affectueux, si dévoués pour moi, était un surcroît ajouté à mes chagrins; aussi je ne pouvais me décider à les prévenir de cette séparation.

Je restais renfermé dans ma chambre, sans en sortir, même pour les repas.

Mon ami Vidie faisait tout au monde pour me préparer à ces adieux et pour me consoler; il m’engageait surtout à me rendre à Manille pour y faire mes préparatifs de départ; mais une force irrésistible me retenait à Jala-Jala. J’étais si faible, j’avais le cœur tellement brisé par le chagrin, que je n’avais plus le courage de prendre aucune résolution. Je remettais de jour en jour, et de jour en jour j’étais plus indécis; il fallait une occasion imprévue pour vaincre mon apathie; il fallait surtout triompher de moi par les doux sentiments de la reconnaissance, sentiments auxquels je n’ai jamais pu résister.

Cette occasion, ce motif déterminant à mon départ, la Providence daigna me le fournir.

J’avais à Manille une amie, une femme angélique de bonté, de douceur et de dévouement.

Dès mon arrivée aux Philippines, lié intimement avec toute sa famille, je l’avais connue enfant, ensuite mariée à un homme honorable qu’elle avait perdu; je lui avais alors prodigué les consolations que peut offrir l’amitié la plus sincère. Elle avait été témoin du bonheur dont j’avais joui avec ma chère Anna, et, apprenant que j’étais malheureux, elle ne craignit pas de faire seule un long voyage pour venir à son tour prendre sa part de mes chagrins.

La bonne Dolorès Señeris arriva un matin à Jala-Jala; elle se jeta dans mes bras, et, pendant quelques instants, nos larmes seules furent l’interprète de nos pensées.

Quand nous fûmes remis de notre première émotion, elle me dit qu’elle venait me chercher, et fit elle-même les préparatifs de mon départ. J’étais trop reconnaissant de cette preuve d’amitié de la bonne Dolorès pour ne pas acquiescer à ses désirs, et il fut décidé que le lendemain je quitterais pour toujours Jala-Jala.

Le bruit s’en répandit parmi mes Indiens.

Ils vinrent tous me faire leurs adieux. Tous paraissaient profondément affligés; ils pleuraient, et me disaient: «O maître, ne nous ôtez pas l’espoir de vous revoir! Allez vous consoler près de votre mère, et revenez ensuite au milieu de vos enfants.»

Ce jour fut un jour de pénibles émotions.

Le lendemain, 29 février 1838, était un dimanche. J’allai faire mes derniers adieux aux restes bien chers que je laissais dans la tombe; j’entendis pour la dernière fois l’office divin dans cette modeste église que j’avais fait élever, et où pendant longtemps, entouré de toutes mes affections, j’étais heureux de réunir à pareil jour la petite population de Jala-Jala.

Après l’office, je me rendis au rivage, où m’attendait l’embarcation qui devait me conduire à Manille.

Là, entouré de tous mes Indiens, du bon curé le père Miguel, de mon ami Vidie, je leur fis à tous mon dernier adieu.

Dolorès et moi nous entrâmes dans l’embarcation.

A peine s’éloigna-t-elle de la rive, que tous les bras furent tendus vers moi, et toutes les bouches répétèrent:

«Bon voyage, maître; oh! revenez promptement!»

Un des plus anciens, d’un signe imposa silence, et dit à haute vois ces prophétiques paroles:

«Frères, pleurons et prions... , car le soleil s’est obscurci pour nous...; l’astre qui s’éloigne a éclairé nos meilleurs jours, et désormais, privés de la lumière, nous ne saurons combien durera la nuit où nous plonge le malheur de son départ.»

Cette exhortation du vieil Indien furent les dernières paroles qui arrivèrent jusqu’à moi; l’embarcation s’éloignait, et j’avais les yeux toujours fixés sur cette terre chérie que je ne devais jamais revoir.

Nous arrivâmes à Manille par une de ces ravissantes nuits telles que je les ai décrites aux beaux jours de mes voyages.

Dolorès ne voulut pas que je logeasse ailleurs que chez elle.

Avant son départ, les soins et l’amitié avaient pourvu à tout. Je fus entouré de ces petites attentions dont une femme seule a le secret, et qu’elle sait faire accepter avec tant de grâce par celui qui en est l’objet.

Mes fenêtres donnaient sur la jolie rivière de Pasig; j’y passais des journées entières à voir glisser sur l’eau les jolies pirogues indiennes, et à recevoir les visites de mes amis, qui à l’envi les uns des autres venaient essayer de me distraire.

Lorsque j’étais seul, pour tromper ma mélancolie je pensais à mon voyage, au bonheur que je goûterais encore à revoir ma pauvre mère, mes sœurs, un beau-frère que je ne connaissais pas, et enfin des nièces qui étaient nées pendant mon absence.

L’obligation où je me vis de rendre les visites que j’avais reçues, et le rétablissement de ma santé, me permirent enfin de m’occuper des affaires qui devaient hâter mon départ.

Mon ami Adolphe Barrot, consul général de France à Manille, devait de jour en jour recevoir des nouvelles de son gouvernement pour retourner en France; il me proposa de l’attendre et de faire le voyage avec lui. J’acceptai avec plaisir, et nous décidâmes entre nous que pour notre retour nous prendrions la route des Grandes Indes, la mer Rouge et l’Égypte.

Je ne voulus pas rester oisif pendant le temps que j’avais à passer à Manille.

Les Espagnols se rappelaient qu’à une autre époque j’avais exercé la médecine avec assez de succès: bientôt il m’arriva des malades de tous côtés, et gratuitement, il est vrai, je repris mon premier état.

Mais quelle différence entre ce temps et celui de mon début! Alors j’étais jeune, plein de force et d’espérance; je me berçais des illusions ordinaires à la jeunesse, un long avenir de bonheur se présentait à mon imagination.

Maintenant, accablé sous le poids du chagrin et des pénibles travaux que j’avais exécutés, il ne me restait plus qu’un seul désir, celui de revoir la France; et cependant mes souvenirs se reportaient sans cesse vers Jala-Jala.

Pauvre petit coin du globe que j’avais civilisé, où mes plus belles années s’étaient passées dans une vie de travaux, d’émotions, de bonheur et d’amertume!

Pauvres Indiens qui m’aimiez tant, je ne devais plus vous revoir! L’immensité des mers allait nous séparer pour toujours!....

Que de réflexions et de souvenirs remplissaient alors ma pensée! Mais, hélas! on lutterait en vain contre sa destinée; et la Providence, dans ses vues impénétrables, me réservait encore de rudes épreuves et de nouveaux malheurs.

Redevenu le médecin de Manille, où j’avais eu tant de peine à débuter, je visitais les malades du matin au soir; je recevais de Dolorès et de sa sœur Trinidad les soins les plus touchants et les mieux choisis pour la blessure toujours saignante que je portais au fond de mon cœur.

Je voyais aussi souvent les deux sœurs de ma pauvre femme, Joaquina et Mariquita, ainsi que ma jeune nièce, fille de cette excellente Joséphine pour qui j’avais eu tant d’amitié, et qui avait suivi de si près ma chère Anna dans la tombe.

Peu à peu je formais de nouvelles affections, que bientôt il me faudrait rompre pour ne plus les retrouver.

Je n’oubliais point Jala-Jala, et mes souvenirs ne quittaient pas ce lieu, où étaient déposés les restes de ce que j’avais le plus aimé au monde! Je formais des vœux pour que mon œuvre de colonisation se continuât, et que mon ami Vidie trouvât une compensation à la rude tâche qu’il venait d’entreprendre.

A cette époque, lorsque j’étais encore à Manille, un grand malheur fut sur le point de ramener Jala-Jala à son premier état de barbarie.

Les bandits, qui avaient toujours respecté mon habitation pendant que je la possédais, vinrent une nuit l’attaquer, et se rendirent maîtres de la maison où s’était renfermé et défendu Vidie.

Il fut obligé de s’échapper par une fenêtre et d’aller se cacher dans les bois, en abandonnant sa fille en très-bas âge aux soins d’une Indienne, sa nourrice.

Les bandits pillèrent et brisèrent tout dans la maison, blessèrent sa fille d’un coup de sabre dont elle porte encore les marques1; après quoi ils se retirèrent avec le butin qu’ils avaient fait.

Mais Jala-Jala était devenu un point trop important; le gouvernement espagnol y envoya des troupes pour protéger Vidie et y maintenir l’ordre.

Enfin Adolphe Barrot reçut les instructions du gouvernement français qui le rappelaient dans sa patrie; mes préparatifs étaient faits pour le départ.

Le 29 octobre 1838, je passai la journée dans de pénibles et douloureux adieux...

J’avais reçu tant de marques de bienveillance et d’affection des habitants de Manille, j’y laissais des amis si bons, si dévoués, que la pensée de ne plus les revoir me brisait le cœur... Ma douleur était si grande, qu’il me fallut une force surhumaine pour ne pas renoncer à m’éloigner de ma seconde patrie et de ces amis qui me disaient: «Restez au milieu de nous.»

La pensée de ma mère me soutenait. Cependant cette douce pensée était mêlée de mille réflexions qui jetaient encore plus de trouble dans mon âme.

Depuis longtemps je n’avais pas reçu de nouvelles de cette bonne mère; elle était bien âgée, sa vie entière s’était passée dans une longue suite de malheurs et dans une abnégation complète d’elle-même. Les nombreuses peines morales qu’elle avait éprouvées devaient avoir agi sur sa santé; et puis j’étais si malheureux, le sort m’avait si rudement frappé dans toutes mes affections, que je ne pouvais me soustraire à la cruelle pensée que je ne reverrais plus celle pour qui j’abandonnais un pays qui m’était si cher...

Cependant, dans un moment de calme, j’avais pris une résolution; le trouble de mon âme ne pouvait m’empêcher de l’accomplir. Je m’arrachai des bras de mes amis. Ils m’avaient accompagné au port; une légère embarcation me conduisit à bord du trois-mâts américain le Laïton.

A dix heures du soir, il leva l’ancre et cingla vers la sortie de la baie.

J’étais en proie à une si grande agitation, que je restai sur le pont, espérant que la fraîcheur de la nuit calmerait l’ardeur qui me dévorait. Je m’assis sur un banc de quart, et je vis peu à peu disparaître les feux de Manille, puis l’île de Marivélès et les montagnes de Marigondon. Je fis alors mentalement mes derniers et plus cruels adieux aux Philippines, et, de plus en plus agité, j’éprouvai bientôt une fièvre ardente qui produisit sans doute un véritable délire.

Dans ce délire, je voyais Jala-Jala dans sa prospérité, comme à l’époque de mon bonheur. Ma chère compagne était dans ses plus beaux jours; elle me souriait. Mon frère et mon fils étaient à côté d’elle. Tous trois me tendaient les bras. En vain je voulais m’y précipiter: une force invincible me retenait. Je faisais des efforts pour leur parler, il m’était impossible d’articuler un seul mot. J’entendais Anna me dire: «Attends, ta destinée n’est pas accomplie.» Puis, ces trois êtres chéris devenaient pâles, livides; ils se couvraient d’un suaire. Anna montrait à mon frère deux tombeaux, et lui disait: «Marche, nous te suivons.» Ils se dirigeaient alors vers les tombes, accompagnés du père Miguel et de mes Indiens en pleurs. Les tombes s’ouvraient, et, à pas lents, ils en descendaient les degrés.

Sans doute mon délire devint alors tout à fait complet. Ce ne fut que le lendemain, au jour, que j’eus le sentiment de moi-même. J’avais le visage inondé de larmes et le corps brisé. Je me traînai dans ma cabine, et me mis au lit. Mes larmes continuèrent à couler, jusqu’à ce qu’un profond sommeil vint mettre un terme aux souffrances morales exaltées par le délire.

Le soleil était à plus de moitié de sa course lorsque je me réveillai. Les larmes et le repos m’avaient rendu à mon calme habituel. Je me levai, et je fus jeter un dernier coup d’œil vers Luçon; mais, hélas! nous en étions bien loin!... Je ne devais plus revoir cette terre où je laissais tant de souvenirs...

Ici devrait se terminer la relation que je me suis proposée; mais je ne puis m’empêcher de consacrer encore quelques lignes à mon retour dans ma patrie.

Je parcourus sur divers navires les côtes des Grandes Indes, le golfe Persique et la mer Rouge; puis, après plusieurs relâches, j’abordai en Égypte.

Après avoir si souvent admiré les grandes œuvres de la nature, j’avais un vif désir de voir les travaux gigantesques exécutés par la main des hommes.

J’allai à Thèbes, et y visitai en détail ses palais, ses tombeaux et ses nombreux monolithes.

Je descendis ensuite le Nil, en m’arrêtant partout où se présentaient des monuments dignes de curiosité. Je montai au sommet de l’une des pyramides; je passai quelques jours au Caire, et me rendis enfin à Alexandrie, où je m’embarquai de nouveau pour franchir le petit espace de mer qui me séparait de l’Europe.

J’avais voulu comparer de grands travaux humains aux œuvres du Créateur: cette comparaison n’avait pas été à l’avantage des premiers, car tous ces inutiles monuments ne s’étaient présentés à moi que comme des preuves durables de l’orgueil et du fanatisme de quelques hommes auxquels obéissaient des peuples esclaves.

J’avais vu aussi ce qui restait des traces de destruction des deux plus grands conquérants du monde: le premier n’était-il pas un orgueilleux despote, faisant agir à sa volonté des cohortes d’esclaves, et portant parmi des peuples paisibles le fer et la destruction, pour profaner des tombeaux, poursuivre d’inutiles conquêtes? L’histoire nous le montre mourant à la suite d’une orgie, et l’autre, hélas! après tant de gloire, enchaîné sur un rocher!!

Du sommet de l’une des pyramides, accompagné de mon ami Barrot, dans un religieux recueillement j’avais admiré le Nil majestueux, qui serpente au milieu d’une vaste plaine bordée par le désert et d’arides montagnes.

Regardant ensuite au-dessous de moi, j’avais eu de la peine à apercevoir mes camarades de voyage qui contemplaient le grand sphinx, et paraissaient de petites taches noires sur le sable.

Je me disais alors: Ce ne sont point ces inutiles monuments que nous devons admirer, mais bien plutôt ce grand fleuve qui, obéissant toujours aux lois d’une sagesse toute-puissante, franchit chaque année, à une époque fixe, ses limites, et s’étend comme une vaste mer pour arroser, vivifier d’immenses plaines qui se couvrent toujours de riches moissons.

Sans cet ordre immuable et bienfaisant de la nature, toutes ces belles campagnes ne seraient plus qu’une partie du désert où aucun être ne pourrait exister.

Ces réflexions provenaient sans doute d’une vie presque entièrement écoulée au milieu de cette grande nature, où l’homme puise constamment des sentiments qui l’élèvent vers l’Être suprême. J’avais trop étudié cette nature dans tous ses détails, ses bienfaits et sa magnificence, pour que tout ce qui était de création humaine fit sur moi l’impression à laquelle j’avais cru lorsque j’avais désiré voir les monuments de l’Égypte; et tout en voguant pour l’Europe, je pressentais déjà qu’un court séjour au milieu de la civilisation me ferait regretter mon ancienne liberté, mes montagnes, et mes solitudes des Philippines.

J’arrivai à Malte, où, pendant dix-huit jours, je fus renfermé dans le fort Manuel pour y purger ma quarantaine.

Je reçus alors des nouvelles de ma famille. Ma mère, mes sœurs m’écrivaient qu’elles jouissaient d’une parfaite santé, et qu’elles attendaient mon arrivée avec une bien vive impatience.

Ma quarantaine terminée, je restai près d’une semaine dans la ville, attendant le départ d’un bateau à vapeur pour la France.

Je profitai de ce retard pour voir tout ce que Malte offre de curieux aux voyageurs; puis je repris ma route vers ma patrie, et, la semaine suivante, je reconnus les rochers arides de la Provence, enfin cette France que j’avais quittée depuis vingt ans!...

Peu de jours après j’étais à Nantes, où, pendant quelque temps je jouis dans toute sa plénitude du bonheur que l’on éprouve au milieu de personnes dont on a été éloigné pendant de longues années, et qui sont les dernières affections vivantes encore chez un malheureux trop éprouvé par une bizarre destinée.

Mais l’oisiveté dans laquelle je vivais me devint bientôt insupportable; j’avais toujours mené une vie trop active pour qu’une transition aussi subite ne produisît pas en moi un effet nuisible à ma santé, et la seule idée de soumettre le reste de mon existence à une vie stérile et monotone m’était devenue insupportable.

Ne sachant toutefois que faire pour m’occuper, je me décidai à voyager en Europe et à étudier le monde civilisé, auquel je me trouvais alors si étranger.

Je parcourus la France, l’Angleterre, la Belgique, l’Espagne et l’Italie.

Je retournai ensuite dans ma famille, sans avoir rien trouvé dans l’étude que je venais de faire qui pût me faire oublier mes Indiens, Jala-Jala, mes voyages solitaires dans mes forêts vierges; et la société des hommes élevés dans une extrême civilisation ne pouvait effacer de ma mémoire ma modeste existence passée.

Malgré mes efforts, je conservais toujours un fond de tristesse qu’il m’était impossible de dissimuler: ma bonne mère, qui voyait avec peine ma répugnance à me fixer dans aucun lieu de mon pays, et qui avait des craintes, peut-être bien fondées, que je ne voulusse retourner aux Philippines, mit tout en œuvre pour l’empêcher.

Elle me parla mariage, me répétant dans toutes ses lettres qu’elle ne serait heureuse qu’autant que je me déciderais à contracter de nouveaux liens; elle me disait qu’après moi mon nom s’éteignait, et enfin me demandait, comme dernière consolation pour elle, celle de choisir une compagne.

Le désir de la satisfaire, et le souvenir d’ailleurs des dernières paroles de mon Anna:

«Retourne dans ta patrie, marie-toi avec une de tes compatriotes,» me décidèrent.

J’eus bientôt fait choix de celle qui pouvait combler les vœux de l’homme qui n’aurait pas eu trop présent le souvenir d’une union antérieure.

Cependant je fus aussi heureux que je pouvais l’être. Ma nouvelle femme possédait toutes les qualités nécessaires à mon bonheur; elle me rendit père de deux enfants, et je commençais déjà à bénir la détermination que ma mère avait tant contribué à me faire prendre; mais, hélas! le bonheur ne devait jamais être de longue durée pour moi: la coupe de l’amertume n’était pas épuisée, et j’avais encore bien des larmes à verser.

Dans le cimetière de Vertoux, pour toi, pauvre mère, un modeste tombeau s’éleva entre celui d’un époux et d’un fils, et bientôt un autre s’ouvrit encore dans celui de Neuilly.

Dans ma douleur profonde, je fis graver ces deux vers sur le dernier:

Veille, du haut des cieux, sur ta triste famille;

Conserve-moi ton fils, et revis dans ta fille!


1 Mademoiselle Vidie est actuellement à Nantes, où elle vient de terminer son éducation.

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