Aventures d'un Gentilhomme Breton aux îles Philippines
Chapitre XVII.
Le vice-amiral Laplace.—Matelots déserteurs de l’Artémise.—M. le capitaine de vaisseau Paris.—Tagalocs.—Cérémonies.—Mariages.—Caïman.—Serpent boa.—M. R. G. Russell.—Dajon-Palay.—Alin-Morany.—Sauterelles.
Puisque j’ai nommé M. Laplace, je vais raconter une petite anecdote où il a joué un rôle, et qui prouvera l’influence que je possédais généralement dans toute la province de la Lagune.
Plusieurs matelots de l’équipage de la frégate l’Artémise, que commandait M. le vice-amiral Laplace, alors capitaine de vaisseau, avaient déserté à Manille.
Malgré toutes les recherches qu’avait fait faire le gouvernement espagnol, il avait été impossible de découvrir la retraite de quatre d’entre eux.
M. Laplace venait passer quelques semaines sur mon habitation; le gouverneur lui dit:
«Pour avoir vos hommes, adressez-vous à M. de la Gironière; personne n’est plus capable que lui de les découvrir: donnez-lui l’ordre, de ma part, de se mettre à leur recherche.»
M. Laplace, en arrivant chez moi, m’avait transmis cet ordre; mais j’étais trop indépendant pour songer à l’exécuter; je ne m’occupai point des déserteurs.
Quelques jours après, un capitaine, avec une centaine de soldats, aborda à Jala-Jala.
Il vint prévenir M. Laplace qu’il avait parcouru toute la province sans avoir eu aucun indice des déserteurs qu’il cherchait depuis une quinzaine de jours.
Cette nouvelle affligea M. Laplace.
Il vint à moi, et me dit:
«Monsieur de la Gironière, je vois que je serai obligé de mettre à la voile sans les hommes qui ont déserté, si vous ne voulez pas vous-même aller à leur recherche. Je vous supplie de sacrifier un peu de votre temps pour me rendre ce service.»
Ce n’était plus un ordre, c’était une prière qui m’était adressée; aussi ma réponse ne se fit pas attendre.
«Dans une heure, commandant, je me mets en route, et avant quarante-huit heures vous aurez ici vos hommes.»
«Faites attention, me dit-il, que vous allez avoir affaire à de mauvais sujets. N’exposez pas votre vie, et s’ils font quelque résistance, traitez-les sans pitié; faites feu sur eux.»
Quelques instants après, accompagné de mon lieutenant et d’un soldat de ma garde, je traversai le lac, et me dirigeai vers les lieux où je supposais que s’étaient réfugiés les matelots déserteurs.
Tous trois nous étions bien armés, et en état de mettre à la raison quatre gaillards qui, pour toutes armes, avaient des bâtons.
Au premier village où je débarquai, je pris langue et j’obtins de leurs nouvelles.
J’avais un grand avantage sur la police espagnole, à qui les Indiens ne disent jamais la vérité quand il s’agit de poursuivre des coupables.
Lorsque je m’adressais à un Indien, me fût-il inconnu, mon nom seul suffisait pour lui imposer; de telle sorte qu’il m’obéissait aveuglément, et n’osait pas me cacher la vérité.
J’avais appris que les déserteurs s’étaient réfugiés dans le grand bourg de Pila; que le curé les avait pris sous sa protection; qu’il les cachait dans son presbytère, d’où ils ne sortaient que la nuit, dans la crainte d’être découverts avant le départ de l’Artémise.
Cette protection du curé compliquait singulièrement ma mission; il n’était ni prudent ni facile d’aller attaquer le presbytère.
Pour prendre les matelots français, il fallait agir de ruse.
A une petite distance du bourg, je me cachai dans un bois, et attendis que la nuit fût close pour en sortir avec mes gens.
Je me rendis chez le chef du bourg, et je lui dis:
«Quatre déserteurs français sont cachés ici, et cela ne peut être qu’avec ton consentement et celui de tes administrés; en conséquence, je viens te prendre pour te conduire à Manille, où tu rendras compte de ta conduite au gouvernement.»
Le pauvre Indien commença à trembler, et me répondit:
«C’est vrai; mais je vous assure que nous n’avons manqué à nos devoirs qu’à la prière et sur l’ordre de notre curé, qui a eu pitié des pauvres Français, qui se disent si malheureux à bord de leur navire.»
«Je te crois, lui dis-je, et ta faute peut être pardonnée, si, à l’instant, tu me les amènes ici. Dis-leur, pour les faire venir, tout ce que tu voudras; mais surtout pas un mot sur ma présence! Si, dans une demi-heure, tu n’es pas de retour, j’irai te chercher.»
L’Indien partit, et un quart d’heure après j’entendis dans la rue les matelots qui venaient en chantant un air français. Je fis cacher mes deux gardes. Je me plaçai près de la porte, dans une position à ce qu’ils pussent entrer sans me voir; et aussitôt qu’ils furent tous les quatre au milieu de la chambre, je me découvris, et me mis entre la porte et eux.
«Vous êtes déserteurs de l’Artémise, leur dis-je; et je viens vous prendre pour vous conduire à bord de votre frégate.»
«A bord de notre frégate, Monsieur! mieux vaut mourir. Nous nous ferons tuer plutôt que de nous y laisser conduire.»
Je voyais déjà mes quatre gaillards qui saisissaient leurs gourdins, avec l’apparence de ne pas avoir grand’peur de moi; je frappai un coup dans la main, une porte s’ouvrit, et mes deux gardes se présentèrent, la carabine en arrêt et le poignard au côté.
«Vous le voyez, leur dis-je, toute forfanterie est inutile. Je ne veux pas vous tuer! Déposez vos bâtons, donnez-moi votre parole d’honneur de me suivre sans résistance; sinon, je vous fais amener et conduire comme des brigands.
«Croyez-moi, c’est un véritable service que je vous rends. Après le départ de la frégate, immanquablement vous seriez pris et jetés dans une prison, jusqu’à ce qu’un navire vous emmenât en France, où vous passeriez à un conseil de guerre. Ainsi, suivez-moi de bonne volonté, et vous n’aurez pas à vous plaindre; j’intercéderai pour obtenir votre grâce.»
La vue de mes gardes, le raisonnement que je venais de leur faire, les avaient vaincus. Ils me remirent leurs bâtons et promirent tout ce que j’exigeai d’eux, en me suppliant toutefois d’invoquer pour eux la clémence de leur commandant. Je les rassurai, et nous partîmes.
Le lendemain, j’étais de retour à Jala-Jala, et j’accomplissais la promesse que j’avais faite à M. Laplace. Je lui remis ses matelots, et, grâce à la prière de la bonne Anna, le commandant leur fit grâce d’une partie du châtiment qu’ils avaient justement mérité.
Je donnai quelques soldats de ma garde et une bonne embarcation à M. Paris, alors lieutenant de vaisseau, qui, à son grand regret, partit de Jala-Jala pour les conduire à bord, en rade de Manille1.
J’ai déjà souvent parlé des Tagalocs, et dépeint quelques traits de leur caractère.
Cependant je ne suis point encore entré dans tous les détails nécessaires pour bien faire connaître cette population si soumise aux Espagnols, et dont l’origine primitive ne sera jamais que supposition et véritable problème.
Il est de toute probabilité, et presque incontestable, que les Philippines furent primitivement peuplées par des aborigènes, petite race de nègres qui habitent encore en assez grand nombre dans l’intérieur des forêts, et que les Tagalocs nomment Ajetas, et les Espagnols Négritos.
A une époque sans doute bien reculée, les plus proches voisins des Philippines, les Malais, envahirent les plages et refoulèrent la population indigène dans l’intérieur des montagnes; ensuite, soit par des accidents de navigation, ou pour profiter de la richesse du sol, se réunirent à eux des Chinois, des Japonais, des habitants des vastes archipels des mers du Sud, des Javanais, et même des Indous.
Du mélange qui résulta de l’union de ces divers hommes, d’une physionomie si différente, sont résultés les diverses nuances et les différents types que l’on remarque parmi la race tagaloc, qui cependant conserve généralement la physionomie et la cruauté malaise.
Le Tagal est bien fait, plutôt grand que petit; il a les cheveux longs, rarement de la barbe, une couleur un peu cuivrée, parfois presque blanche; l’œil grand et vif, quelquefois un peu bridé, à la chinoise; le nez un peu gros, et, comme la race malaise, les pommettes saillantes.
Son caractère est gai et enjoué.
Il aime beaucoup la danse, la musique; est ardent en amour, cruel avec ses ennemis; ne pardonne jamais l’injustice et s’en venge toujours par le poignard, qui, ainsi que chez les Malais le kris, est son arme favorite.
Il tient à la parole qu’il a donnée dans des affaires sérieuses, se livre aux jeux de hasard avec passion; il est bon époux, excellent père, jaloux de l’honneur de sa femme, mais peu soucieux de celui de sa fille, qui, malgré des écarts de jeunesse, n’éprouve aucune difficulté à se marier.
Il est d’une sobriété admirable: de l’eau, un peu de riz et du poisson salé lui suffisent.
L’homme âgé est toujours pour lui en grande vénération.
Dans une famille, à toutes les époques de la vie, le plus jeune obéit à son aîné.
Il exerce l’hospitalité sans égoïsme, et sans autre pensée que celle de soulager son semblable.
Aussi lorsqu’un étranger se présente chez un Indien au moment de son repas, n’eût-il que le strict nécessaire pour lui et sa famille, il l’invite à prendre place à sa table.
Lorsqu’un vieillard, auquel son âge ne permet plus de travailler, se trouve dénué de toutes ressources, il va s’établir chez un voisin. Là, il est considéré comme étant de la maison. Il peut y rester jusqu’à la fin de ses jours.
Dans les occasions solennelles, il aime à poétiser, à dramatiser ses gestes et ses paroles; et c’est toujours avec un tact et un à-propos remarquables, chez des peuples que l’on croit généralement inférieurs aux basses classes de notre vieille civilisation. Une petite anecdote suffira pour les juger.
Je me trouvais par hasard dans le bourg de Siniloan le jour où l’on célébrait la fête patronale. Les anciens me firent inviter à aller prendre place à leur banquet. Pendant tout le festin j’avais été le but des plus délicates attentions et de la sollicitude la plus recherchée. Au moment où j’allais me lever, remercier mes hôtes et prendre congé, le plus ancien me pria de lui permettre de me porter un toast.
Le verre en main, il se leva, et dit à haute voix:
«Mes frères, l’honneur que me fait le seigneur de Jala-Jala en acceptant mon invitation n’est pas pour moi seul. Comme les rayons de l’astre de la lumière, il vous couvre tous. Réunissez-vous donc à moi, et élevons nos vœux au grand Maître, pour lui demander que la prospérité soit toujours sous son toit et la joie dans son cœur.»
Après avoir vidé son verre, il le jeta sur le sol, où il se brisa en éclats; et, reprenant la parole:
«Ce verre, dit-il, qui a servi pour affirmer les vœux que les habitants de Siniloan adressent au Seigneur pour leur hôte, ne devait plus servir à personne.»
Le mariage présente chez les Tagals des particularités assez curieuses.
Deux cérémonies le précèdent: la première se nomme tain manoc, mots tagals qui veulent dire: le coq qui cherche sa poule.
Aussitôt qu’un jeune homme a dit à ses père et mère qu’il a des préférences pour une jeune Indienne, ceux-ci se rendent un soir chez les parents de celle-ci, et, après avoir eu avec eux une conversation indifférente, la mère du poursuivant présente une piastre à celle de la prétendue.
Le prétendant est admis, si elle accepte; et alors elle va aussitôt employer cette piastre en bétel et en vin de cocos.
Pendant une grande partie de la nuit, toute la société mâche le bétel et boit le vin de cocos, et l’on parle de tout autre chose que de mariage.
Les jeunes gens ne se montrent qu’après que la piastre a été acceptée, parce qu’alors ils considèrent cette acceptation comme préliminaire de leur union.
Le lendemain, le jeune homme se présente chez les parents de sa fiancée. Il est reçu comme l’enfant de la maison; il y couche, y loge, prend part à tous les travaux, et surtout à ceux particulièrement à la charge de la jeune fille.
Il commence alors un service qui dure plus ou moins longtemps, deux, trois ou quatre ans, pendant lesquels il faut qu’il s’observe bien; car si on a quelques reproches à lui faire, il est renvoyé, et ne peut plus prétendre à la main, de celle qu’il voulait épouser.
Les Espagnols ont fait tout ce qu’ils ont pu pour supprimer cette habitude, à cause des inconvénients qu’elle entraîne après elle.
Souvent un père, pour avoir à son service un homme qui ne lui coûte rien, fait durer indéfiniment cet état de servitude, et quelquefois renvoie celui qui déjà a passé deux ou trois ans chez lui, pour en prendre un autre sous le même titre de prétendant.
Mais il arrive aussi que si les deux fiancés se fatiguent, ils usent alors des droits du mariage avant la cérémonie; et un jour la jeune fille prend son amant par les cheveux, le conduit chez le curé du village, auquel elle dit:
«Qu’elle vient de l’enlever, qu’ainsi il faut les marier.»
La cérémonie du mariage a lieu alors sans le consentement des parents; mais si c’était le jeune homme qui enlevât sa maîtresse, il serait sévèrement puni, et la jeune fille serait rendue à sa famille.
Si les choses se sont passées dans le bon ordre, si le prétendant a fait les deux ou trois années de servitude volontaire, et que les parents soient tout à fait contents de son caractère et de sa conduite, arrive le jour de la seconde cérémonie, nommée tajin bojol (le jeune homme qui veut serrer le nœud de l’union).
Cette seconde cérémonie est un grand jour de fête.
Tous les parents et amis des deux familles sont réunis chez la fiancée et divisés en deux camps, dont chacun débat les intérêts des fiancés.
Mais chaque famille a un avocat, qui seul peut prendre la parole en faveur de son client.
Les parents n’ont pas le droit de parler; ils font seulement, à voix basse, les observations qu’ils jugent convenables à leur avocat.
L’Indienne n’apporte jamais de dot. Quand elle prend un mari, elle n’a rien; c’est le jeune homme qui apporte la dot: aussi l’avocat de la jeune fille adresse-t-il le premier la parole pour la demander et établir les conditions.
Je vais rapporter le discours des deux avocats dans une cérémonie de ce genre à laquelle j’eus la curiosité d’assister.
Pour ne pas blesser l’amour-propre des parties, les avocats ne parlent qu’en termes allégoriques.
Dans la cérémonie que j’honorais de ma présence, celui de la jeune Indienne commença ainsi:
«Un jeune homme et une jeune fille s’étaient unis; ils ne possédaient rien, pas même un abri. Pendant plusieurs années la jeune femme fut bien malheureuse! enfin ses malheurs eurent une fin, et un jour elle se vit dans une belle case qui lui appartenait; elle devint mère d’une jolie petite fille; le jour de ses couches, un ange lui apparut et lui dit: Rappelle-toi ton mariage et le temps de misère que tu as passé. Je prends l’enfant qui vient de naître sous ma protection; lorsqu’elle sera grande et belle fille, et que tous les jeunes gens rechercheront son alliance, ne la donne qu’à celui qui lui bâtira un temple où il y aura dix colonnes, composées chacune de dix pierres. Si tu n’exécutes pas mes ordres, ta fille sera malheureuse comme tu l’as été.»
Après ce petit discours, l’avocat adverse prit la parole et dit:
«Il y avait une reine dont le royaume était sur le bord de la mer.
«Parmi les lois de son gouvernement, il en existait une qu’elle faisait observer avec la plus grande rigueur.
«Tous les navires qui arrivaient dans un port de ses États ne pouvaient, d’après cette loi, jeter leur ancre que par une profondeur de cent brasses; celui qui enfreignait cette loi était mis à mort sans pitié.
«Il advint un jour qu’un brave marin fut surpris par une grande tempête.
«Après bien des efforts pour sauver son navire, il fut obligé d’entrer dans ce port et d’y mouiller, quoique son câble ne fut seulement que de quatre-vingts brasses; il préférait mourir sur l’échafaud, plutôt que de perdre son navire avec l’équipage.
«La reine, courroucée, le fit venir en sa présence; il se jeta à ses pieds, lui dit qu’une force majeure l’avait obligé à enfreindre ses lois, et que, n’ayant que quatre-vingts brasses de câble, il ne pouvait par conséquent mouiller par cent: ainsi, qu’il la suppliait de lui pardonner.»
Là se termina son discours.
L’autre avocat reprit et dit:
«La reine, touchée de la prière et de l’impossibilité où se trouvait le pauvre capitaine de jeter son ancre par cent brasses, lui pardonna, et fit bien.»
A ces dernières paroles, la joie se répandit sur tous les visages, les musiciens commencèrent à jouer de la guitare.
Le fiancé et la fiancée, qui s’étaient tenus dans une chambre voisine, se présentèrent.
Le jeune homme ôta de son cou son rosaire, le passa à celui de sa fiancée, et prit le sien pour remplacer celui qu’il venait de lui donner. La nuit se passa en danses, et la cérémonie du mariage, toute chrétienne comme chez nous, fut remise à la huitaine.
Maintenant je vais, telle que je la reçus, donner l’explication des discours des avocats, que je n’avais pas trop compris.
La mère de la fiancée s’était mariée sans dot, elle avait été malheureuse; le temple que l’ange lui avait dit de demander pour sa fille était une maison; et les dix colonnes composées de dix pierres chacune voulaient dire qu’avec la maison il fallait une somme de 100 piastres (500 francs).
Le discours de l’avocat du jeune homme signifiait qu’il consentait à donner la maison, puisqu’il n’en parlait pas; mais que, ne possédant que 80 piastres, il se jetait aux pieds des parents de sa fiancée, afin que les 20 piastres qui lui manquaient ne fussent pas un obstacle à son union. Le pardon accordé par la reine était celui du jeune homme, qui était accepté avec 80 piastres seulement.
La servitude qui précède le mariage, et dont je viens de parler, était pratiquée bien avant la conquête des Espagnols. Elle prouve l’origine que j’attribue aux Tagalocs, que je fais descendre des Malais, qui, étant tous musulmans, auront conservé quelques usages de nos anciens patriarches.
La dernière cérémonie, celle du mariage à l’église, est toute chrétienne, ainsi que je viens de le dire. Le jour où elle a lieu se termine par une grande fête, un banquet et la danse.
Dans quelques bourgs, la fête dure trois jours. Pendant ces trois jours, les époux sont obligés de tenir table ouverte et splendidement servie pour tous ceux qui se présentent, connus ou inconnus. Le troisième jour, la marraine de la mariée distribue à chaque assistant ou convive une tasse en porcelaine de Chine, et celui qui la reçoit est obligé d’y déposer une pièce de monnaie et d’aller l’offrir à la mariée. Cette offrande est destinée à son mariage, et en quelque sorte à l’indemnité de l’énorme sacrifice qu’elle a fait pendant les trois jours de fête.
Je crois avoir suffisamment fait connaître les Indiens et leurs coutumes; je vais maintenant entretenir mes lecteurs de deux espèces de monstres que j’ai eu souvent occasion d’observer et même de combattre: l’un, habitant les forêts, le serpent boa, et l’autre, les grandes rivières et les lacs, le caïman.
A l’époque où j’avais commencé à coloniser le village de Jala-Jala et d’habiter ma demeure, les caïmans abondaient de ce côté du lac, et de mes fenêtres je les voyais journellement se jouer dans les eaux, guetter et happer les chiens qui approchaient de la plage.
Un jour, une femme de chambre de ma maison ayant eu l’imprudence de se baigner sur le bord du lac, fut surprise par l’un d’eux, d’un volume énorme. Un de mes gardes arriva au moment où le monstre l’emportait; il lui tira un coup de carabine et l’atteignit sous l’aisselle, seule partie vulnérable; mais la blessure était trop peu de chose pour qu’elle l’arrêtât; il disparut avec sa proie.
Cependant ce petit trou de balle fut cause de sa mort, et il est à remarquer que, dans les eaux de Bay, la moindre blessure faite à la peau du caïman est incurable.
Les crevettes, si abondantes dans le lac, s’introduisent dans la blessure: peu à peu leur nombre augmente; elles finissent par lui ronger les chairs, et par s’introduire jusque dans l’intérieur de son corps.
C’est ce qui arriva à celui qui avait dévoré la femme de chambre.
Un mois après cet accident, le monstre fut trouvé mort sur la plage, à cinq ou six lieues de mon habitation.
Les Indiens me rapportèrent les boucles d’oreilles de cette malheureuse femme, qu’ils avaient retrouvées dans son estomac.
Une autre fois, je voyageais dans les parages de Marigondon, accompagné d’un guide. La chaleur était excessive, le soleil dardait perpendiculairement ses rayons sur un sol brûlant. Nos chevaux suivaient lentement une route peu fréquentée, éloignée de toute habitation. Nous rencontrâmes un Chinois qui voyageait aussi à cheval, et suivait la même direction que nous; mais, plus précautionneux, il se garantissait du soleil avec un parasol en papier gommé, meuble inséparable de l’habitant du Céleste Empire.
Mon guide me dit: «Nous voici près de la rivière Indang. Reposons-nous: une petite halte ne fera pas de mal à nos montures.»—Je n’étais pas de son avis; je lui fis observer que si nous nous arrêtions, nous n’arriverions pas de jour au village.—«N’importe, me répondit-il, je connais la route, je ne vous égarerai pas. Croyez-moi, laissons passer devant les plus pressés. Vous allez voir ce mécréant Chinois, qui se garde si bien du soleil et se tient si mal à cheval, nous montrer où nous pourrons passer la rivière sans faire nager nos chevaux.»
Cette dernière observation me parut assez sage pour être prise en considération. J’acquiesçai à la demande de mon guide, et nous mîmes pied à terre.
Quelques instants après, le Chinois fouettait son cheval pour le faire entrer dans la rivière. A peine était-il arrivé au milieu, que plusieurs caïmans, cachés sous l’eau, se jetèrent sur lui, et instantanément, cheval et Chinois disparurent. Pendant quelques minutes les eaux se teignirent de sang; mais rien du Chinois et de sa monture ne reparut à la surface, si ce n’est le parasol qui flottait au gré du courant.
Mon guide rompit le premier le silence en faisant claquer sa langue contre son palais, et il dit: «Sayan! (Quel dommage!)»
«Tu pourrais bien, lui dis-je, te servir du mot malheur.»
«Oh oui, reprit-il, car nous n’avons pas de chance. Le vent aurait pu le pousser vers nous.»
Cette réponse, faite avec tout le sang-froid indien, me fit comprendre que le mouvement de langue avait été pour le Chinois, et l’exclamation Sayan! (Quel dommage!) pour le parasol, dont la perte le préoccupait beaucoup plus que la catastrophe qui venait de s’accomplir sous nos yeux.
J’étais curieux de voir de près un de ces animaux voraces.
Lorsqu’ils fréquentaient les abords de ma maison, j’avais fait diverses tentatives à ce sujet.
Une nuit, j’avais mis un mouton tout entier à un énorme hameçon tenu par une chaîne et une forte corde; le lendemain, mouton et chaîne avaient disparu.
J’avais souvent guetté les caïmans avec mon fusil; mais lorsqu’ils étaient dans l’eau, la balle frappait sur leurs écailles, et rebondissait sans leur faire le moindre mal.
Un soir qu’il m’était mort un énorme chien de cette race unique aux Philippines, d’une taille au-dessus de toutes celles connues en Europe, je le fis traîner sur la plage; je me cachai dans un petit buisson, et j’attendis, avec mon fusil bien préparé, qu’un caïman se présentai pour l’enlever.
Mais bientôt le sommeil me gagna...
Quand je me réveillai, le chien avait disparu. Heureusement que le caïman ne s’était pas trompé de proie.
Après quelques années, on n’en voyait plus aux environs du village de Jala-Jala, lorsqu’un matin, me trouvant avec mes bergers à quelques lieues de ma maison, il nous fallut traverser une rivière à la nage. L’un d’eux me dit:
«Maître, les eaux sont hautes, nous sommes ici dans des parages où il y a beaucoup de caïmans: un malheur est bientôt arrivé. Remontons un peu la rivière, nous passerons dans un endroit où il y aura moins d’eau.»
Nous allions changer de direction, lorsqu’un d’eux, plus imprudent que tous les autres, dit:
«Moi, je n’ai pas peur des caïmans!» et lança son cheval à l’eau.
A peine fut-il au milieu de la rivière, que nous vîmes un caïman d’une taille monstrueuse s’avancer vers lui.
Nous jetâmes tous un cri pour le prévenir; il aperçut aussi le danger, et, pour l’éviter, il descendit de son cheval du côté opposé à celui par où le caïman se dirigeait vers lui, et nagea de toutes ses forces pour regagner le bord.
Il avait déjà touché terre; mais il eut l’imprudence de s’arrêter derrière le tronc d’un arbre qui avait été renversé par le courant, et où il avait de l’eau jusqu’aux genoux.
Il croyait être parfaitement en sûreté. Il tira son coutelas, et se mit à observer ce que ferait le caïman, qui, pendant que l’Indien était descendu de son cheval, s’était approché de celui-ci, avait élevé son énorme tête au-dessus des eaux, s’était jeté sur le cheval, et l’avait saisi par la selle. Le cheval avait fait un effort, les sangles s’étaient rompues, et pendant que le caïman broyait la selle entre ses dents il s’était sauvé à terre.
Mais bientôt le caïman s’était aperçu que sa proie lui avait échappé; il rejeta la selle et s’avança vers l’Indien.
Nous nous aperçûmes de ce mouvement, et criâmes tous aussitôt:
«Sauve-toi! sauve-toi! le caïman va te trouver!»
Mais l’Indien impassible, son coutelas à la main, ne bougea pas.
Le monstre s’avança vers lui; l’Indien lui porta un coup sur la tête: c’était une chiquenaude sur la corne d’un taureau!...
Le caïman fit un saut, le saisit par une cuisse, et pendant plus d’une minute nous vîmes mon pauvre berger, le corps droit au-dessus de la surface de l’eau, les mains jointes, les yeux au ciel, ayant l’attitude d’un homme qui implore la clémence divine, entraîné vers le lac; bientôt il disparut...
Le drame était achevé, l’estomac du caïman lui servait déjà de tombeau.
Pendant ce moment d’angoisse nous étions restés silencieux; mais à peine mon pauvre berger eut-il disparu, que nous jurâmes de le venger.
Je fis fabriquer trois filets de grosses cordes, qui pouvaient chacun barrer la rivière; je fis aussi construire une petite cabane, et j’y logeai un Indien qui devait faire une garde assidue, et me prévenir lorsque le caïman reviendrait dans la rivière.
Il attendit vainement plus de deux mois; mais au bout de ce temps l’Indien vint me dire que le monstre s’était emparé d’un cheval, et que, pour le dévorer tout à son aise, il l’avait entraîné dans la rivière.
Je me rendis aussitôt sur les lieux: j’étais accompagné de mes gardes, de mon curé qui voulait absolument voir la chasse d’un caïman, et d’un Américain mon ami, M. George Russell2, qui se trouvait alors à mon habitation.
Je fis tendre les filets de distance en distance, afin que le caïman ne put pas retourner au lac.
Cette opération ne se faisait pas sans quelques imprudences: par exemple, lorsque les filets furent placés, un Indien plongea pour s’assurer qu’ils arrivaient bien jusqu’au fond, et que notre ennemi ne pouvait s’échapper en passant par-dessous; mais il pouvait fort bien se trouver entre l’intervalle qui séparait les filets, et croquer mon Indien.
Heureusement tout se passa au gré de nos désirs.
Quand tout fut prêt, je fis mettre sur la rivière trois pirogues fortement unies, bord contre bord, et au milieu quelques Indiens armés de lances et de grands bambous, avec lesquels ils pouvaient toucher le fond.
Enfin, toutes les mesures prises pour arriver à mon but sans craindre d’accident, mes Indiens avec leurs longs bambous commencèrent à battre la rivière.
Un animal d’une taille aussi formidable que celui dont nous faisions la recherche ne se cache pas facilement.
Aussi le vîmes-nous bientôt à la surface de l’eau, battant l’onde de sa longue queue, faisant claquer ses mâchoires, et cherchant à atteindre ceux qui osaient le troubler dans sa retraite.
Dès qu’il parut, chacun poussa des cris de joie; les Indiens des pirogues lui jetèrent leurs lances, et nous autres, placés sur les deux bords, nous fîmes une décharge générale; mais les balles rebondissaient sur les écailles sans pénétrer.
Les lances, plus aiguës, glissaient jusqu’à leur défaut, et entraient de huit à dix pouces dans son corps; mais alors il disparaissait en nageant d’une vitesse incroyable, arrivait au premier filet, dont la résistance lui faisait remonter la rivière et reparaître au-dessus de l’eau.
Ce mouvement violent brisait les hampes des lances que les Indiens avaient clouées dans son corps, et le fer seul y restait.
Toutes les fois qu’il reparaissait, la fusillade recommençait, et de nouvelles lances allaient encore se perdre dans son énorme corps.
J’avais cependant reconnu l’inutilité de nos armes à feu sur ses écailles invulnérables.
Je l’excitais de mes cris et de mes gestes, et lorsqu’il arrivait sur le bord de l’eau, ouvrant son énorme gueule prête à m’engloutir, j’approchais le bout de mon fusil à quelques pouces et lâchais mes deux coups, dans l’espoir que mes balles ne trouveraient pas d’écailles dans l’intérieur de sa formidable gueule, et qu’elles pourraient pénétrer jusqu’à son cerveau; mais tout était inutile.
La gueule se fermait avec un bruit terrible, ne saisissant que le feu et la fumée sortis de mon fusil, et mes balles allaient s’aplatir sur ses os sans les endommager.
L’animal, devenu furieux, faisait des efforts inconcevables pour chercher à s’emparer d’un de ses ennemis; ses forces paraissaient augmenter au lieu de diminuer, et nous étions à bout des nôtres.
Presque toutes nos lances étaient clouées sur son corps, et nos munitions tiraient à leur fin.
Il y avait près de six heures que la lutte durait sans aucun résultat qui pût faire espérer la fin du combat, lorsqu’un Indien le toucha au fond de l’eau avec une lance d’une force et d’une grosseur inusitée; un autre Indien, sur l’avis de son camarade, appliqua deux forts coups de masse sur l’extrémité de la hampe; le fer pénétra profondément dans le corps de l’animal, et à l’instant, par un mouvement rapide comme l’éclair, il se dirigea vers les filets et disparut.
La hampe de la lance, séparée du fer, revint flotter à la surface de l’eau; nous attendîmes quelques minutes inutilement que le monstre reparût; nous crûmes que le dernier effort qu’il avait fait lui avait permis de regagner le lac, et que notre chasse était tout à fait infructueuse.
Nous retirâmes le premier filet; une large trouée nous convainquit que notre supposition était exacte; le second filet était dans le même état que le premier.
Tristes de notre échec, nous retirions le troisième, lorsque nous sentîmes une forte résistance.
Plusieurs Indiens se mirent à tirer vers le bord, et, à notre grande joie, nous aperçûmes le monstre à la surface de l’eau: il était expirant.
Nous lui jetâmes plusieurs lacets de fortes cordes, et quand il fut bien attaché, nous l’attirâmes vers le bord.
Il n’était pas facile de le haler sur la berge; la force de quarante Indiens était à peine suffisante.
Enfin, lorsque nous l’eûmes sous nos yeux tout entier hors de l’eau, nous restâmes tout stupéfaits; car autre chose était de voir ainsi son corps, ou de le voir nageant lorsque nous le combattions.
M. Russell, homme tout à fait compétent, fut chargé d’en prendre les dimensions.
De l’extrémité des naseaux au bout de la queue, il lui trouva vingt-sept pieds, et onze pieds de circonférence mesuré sous les aisselles.
Le ventre était bien plus volumineux: nous ne jugeâmes pas utile de le mesurer dans cette partie, car nous pensions bien que le cheval dont il avait fait son déjeuner avait considérablement augmenté son embonpoint.
Après cette première opération, nous tînmes conseil sur ce que nous allions en faire: chacun émit son opinion.
J’aurais voulu le transporter tel qu’il était à mon habitation, mais c’était impossible; il nous eût fallu une embarcation du port de cinq ou six tonneaux, et nous ne pouvions pas nous la procurer.
Un autre voulait la peau; les Indiens demandaient la chair pour la boucaner, et s’en servir comme spécifique contre la maladie de l’asthme. Ils disaient que tout asthmatique qui se nourrit pendant quelque temps de cette chair est infailliblement guéri.
Un troisième voulait la graisse pour les douleurs rhumatismales.
Et enfin mon bon curé demandait, lui, que nous lui ouvrissions l’estomac, pour voir combien de chrétiens le monstre avait pu ensevelir.
«Chaque fois, disait-il, qu’un caïman mange un chrétien, il avale en même temps un gros caillou: ainsi, le nombre de caillons que nous lui trouverons dans l’estomac indiquera positivement celui des fidèles auxquels son énorme estomac aura servi de sépulture.»
Pour contenter tout le monde, j’envoyai chercher une hache, afin de couper la tête que je me réservais, abandonnant le reste à tous ceux qui avaient pris part à la capture.
Ce ne fut pas chose facile de séparer cette tête. La hache entrait dans les chairs jusqu’au milieu du manche sans atteindre les os; enfin, après bien des efforts, nous y parvînmes.
Alors nous ouvrîmes l’estomac, et retirâmes par quartiers le cheval qui avait été dévoré le matin.
Le caïman ne mâche pas; il coupe avec ses énormes dents un quartier, et l’avale.
Nous retrouvâmes donc tout le cheval divisé en sept ou huit pièces; ensuite, à peu près cent cinquante livres de cailloux, de la grosseur du poing à celle d’une noix.
Lorsque mon curé vit cette grande quantité de cailloux, il ne put s’empêcher de dire:
«Allons, c’est un conte; il est impossible que cet animal ait jamais avalé un si grand nombre de chrétiens.»
Il était huit heures du soir lorsque nous terminâmes la curée; j’abandonnai le corps à nos aides, et je fis transporter la tête sur une embarcation, pour la conduire à ma maison.
J’aurais bien désiré conserver cette tête monstrueuse à peu près dans l’état où elle se trouvait; mais il me fallait une grande quantité de savon arsenical, et j’en manquais.
Je pris le parti de la disséquer, et d’en conserver le squelette.
Je la pesai avant d’en détacher les ligaments; son poids était de quatre cent trente livres; sa longueur, depuis le museau jusqu’à la première vertèbre, était de cinq pieds.
Je retrouvai toutes mes balles, qui s’étaient aplaties sur les os du palais et des mâchoires, comme elles eussent pu faire sur une plaque de fonte.
Le coup de lance qui lui avait donné la mort était un hasard, une espèce de miracle.
A l’instant où l’Indien avait frappé de sa masse la hampe, le fer était entré par la nuque dans la colonne vertébrale, et avait pénétré dans la moelle épinière, seule partie vulnérable.
Après que cette tête formidable fut bien préparée et que les os furent desséchés et blanchis, je fus heureux de l’offrir à mon ami George Russell, qui depuis l’a déposée au musée de Boston.
L’autre monstre dont j’ai promis la description, le serpent boa, est très-commun aux Philippines, mais il est rare d’en voir d’une grande dimension.
Il est possible, probable même, que ce reptile, pour arriver à une taille monstrueuse, doit vivre plusieurs siècles; mais comme il est difficile pour un animal quelconque de vivre un grand laps de temps sans éprouver des accidents qui mettent fin à son existence, ce n’est que dans les plus sombres forêts et les lieux les plus sauvages que l’on rencontre des boas qui aient atteint toute leur grosseur.
J’en avais vu souvent d’une dimension ordinaire, telle que ceux que l’on voit dans nos cabinets.
Il y en avait même qui habitaient ma maison, et une nuit j’en trouvai un, long de deux mètres, en possession de mon propre lit.
Plusieurs fois, en me promenant dans les bois avec mes Indiens, nous entendions les cris perçants d’un sanglier.
Nous nous dirigions aussitôt à l’endroit d’où partaient ces cris, et presque toujours nous apercevions un pauvre sanglier saisi au milieu du corps par un boa qui l’avait enlacé dans ses replis, et peu à peu le hissait en haut de l’arbre où il avait pris son point d’appui pour saisir sa proie.
Lorsqu’il l’avait élevé à une certaine hauteur, il le pressait contre l’arbre avec tant de force, qu’il l’étouffait et lui brisait les os.
Alors il le laissait tomber, descendait de l’arbre, et se préparait à l’avaler.
Cette dernière opération était beaucoup trop longue pour en attendre la fin, car elle nécessitait plusieurs jours sans doute.
Pour simplifier la chose, j’envoyais une balle dans la tête du boa; mes Indiens en prenaient la chair pour la boucaner et s’en servir comme aliment, et la peau pour faire des gaînes de poignard.
Il n’est pas besoin de dire que le sanglier n’était pas oublié; c’était une proie qui nous avait coûté peu de peine.
Un jour, un Indien trouva un de ces reptiles endormi après avoir avalé une énorme biche; il était si monstrueux, qu’il eût été nécessaire d’une charrette et d’un buffle pour le transporter au village. L’Indien se contenta de le couper par morceaux, et d’emporter sa charge de chair.
Ayant été prévenu, j’envoyai tout de suite chercher les restes; on m’apporta un tronçon d’environ huit pieds de long, et si énorme, qu’après en avoir desséché la peau, elle pouvait, comme un manteau, envelopper un homme de la plus haute stature.
J’en fis cadeau à mon ami Hamilton Lindsay.
Je n’avais pas encore vu vivants de ces monstrueux reptiles, dont les Indiens me parlaient tant et toujours avec un peu d’exagération, lorsqu’une après-midi, traversant les montagnes avec deux de mes bergers, notre attention fut éveillée par les aboiements continuels de mes chiens, qui paraissaient attaquer un animal décidé à se défendre.
Nous crûmes d’abord que c’était un buffle qu’ils avaient débusqué, et qui leur faisait tête; nous nous approchâmes avec précaution.
Mes chiens étaient éparpillés sur les bords d’un ravin profond, dans lequel nous aperçûmes un superbe boa.
Le monstre élevait sa tête à la hauteur de cinq à six pieds, la dirigeait d’un bord à l’autre; il menaçait de sa langue fourchue les ennemis qui l’attaquaient; mais les chiens, plus lestes que lui, l’évitaient facilement.
Ma première pensée fut de lui tirer une balle dans la tête; mais l’idée me vint de m’en emparer tout vivant, et de l’envoyer en France.
Assurément c’eût été le plus monstrueux boa que jamais on y eût vu.
Pour exécuter mon projet, nous fîmes des lacs en rotin d’une force telle, qu’ils auraient pu résister au plus furieux buffle sauvage.
Avec beaucoup de précaution nous pûmes passer un de nos lacs au cou du boa; puis nous le liâmes fortement à un arbre, de manière à lui tenir la tête à la hauteur à peu près de six pieds de terre.
Cela fait, nous passâmes de l’autre côté du ravin, et lui jetâmes un autre lacet que nous amarrâmes comme le premier.
Lorsqu’il se sentit pris des deux côtés et dans l’impossibilité presque de remuer sa tête, il se replia sur lui-même, et enlaça plusieurs petits arbres qui étaient à sa portée sur le bord du ravin.
Malheureusement pour lui, tout cédait à ses efforts; il déracinait les jeunes arbres, en broyait les branches, et faisait rouler des pierres énormes à l’endroit où il cherchait vainement à prendre le point d’appui qui lui manquait; mais les lacets étaient solides, et résistaient à toute sa furie.
Pour transporter un animal comme celui-là, il eût fallu plusieurs buffles et tout un attirail de cordes.
La nuit approchait: nous avions confiance dans nos lacets; nous nous promîmes de revenir le lendemain avec tout ce qui serait nécessaire pour terminer notre chasse. Mais nous comptions sans notre hôte: dans la nuit le boa changea de direction, reploya son corps au-dessus de l’endroit qu’il occupait lorsque nous l’avions enlacé, prit un point d’appui à d’énormes blocs de basalte, et fit de tels efforts que les lacs cédèrent et se rompirent à l’endroit où il était saisi.
Quand je me fus assuré que notre proie nous était échappée et qu’aucune recherche dans les environs ne pouvait nous la faire découvrir, mon désappointement fut très-grand, car je doutais que jamais pareille occasion pût se retrouver.
Du reste, les accidents occasionnés par ces énormes reptiles sont très-rares; une seule fois j’ai eu connaissance qu’un homme avait été leur victime.
Voici comment:
Cet homme, poursuivi pour quelques méfaits, se cachait dans une caverne.
Son père, qui seul connaissait sa retraite, allait de temps en temps le voir et lui porter du riz.
Dans une de ses visites, il trouva à la place de son fils un énorme boa endormi; il le tua, et retira de son estomac le corps de son malheureux fils.
Il paraît que pendant la nuit il avait été surpris et étouffé par le boa, et qu’il lui avait servi de pâture.
Le curé du village, qui avait été chercher le corps pour lui donner la sépulture, et qui avait vu les restes du boa, me le dépeignit d’une grosseur presque incroyable.
Malheureusement c’était assez loin de mon habitation, et je ne fus prévenu que lorsqu’il n’était plus temps de vérifier le fait par moi-même; mais il n’est point surprenant qu’un boa, qui peut avaler une biche, puisse plus facilement encore avaler un homme.
Plusieurs autres faits à peu près semblables m’ont été racontés par les Indiens.
Ils me citaient de leurs camarades qui, en parcourant les bois, avaient été saisis par un boa, broyés contre un arbre, et ensuite dévorés; mais j’ai toujours été en garde contre les histoires indiennes, et je n’ai pu vérifier positivement que celle que je viens de citer.
Le boa est un des serpents le moins à craindre parmi ceux que l’on trouve aux Philippines.
Il y en a d’une petite dimension, qui donnent la mort en quelques heures: celui surtout nommé par les Indiens dajon-palay (feuille de riz) est extrêmement vénéneux.
Le seul remède à sa morsure est de la brûler avec un tison ardent; et si l’on tarde seulement de quelques minutes, la mort arrive après quelques heures de souffrances atroces.
L’alin-morani est une autre espèce, qui acquiert une longueur de huit à dix pieds; sa morsure est peut-être encore plus dangereuse que celle du dajon-palay. Elle est plus profonde, et, par conséquent, plus difficile à cautériser.
Jamais je n’ai été mordu par aucun de ces reptiles, malgré le peu de précautions que je prenais en voyageant dans les bois, la nuit comme le jour.
Deux fois seulement, je courus une espèce de danger: la première, ce fut en marchant sur un dajon-palay; je fus averti par le mouvement et l’impression que je ressentis sous mon pied.
J’appuyai fortement, et je vis sa petite tête qui s’allongeait pour me saisir à la cheville. Fort heureusement, je le tenais cloué sur le sol à une si petite distance de sa tête qu’il ne pouvait pas m’atteindre: je tirai mon poignard, et la lui coupai.
Une autre fois, je vis deux aigles qui s’élevaient et retombaient comme des flèches entre des buissons, toujours au même endroit.
Je voulus voir quelle espèce d’animal ils attaquaient.
A peine m’étais-je approché, qu’un énorme alin-morani, furieux des blessures que les aigles lui avaient faites, s’avança sur moi; je voulus reculer, il se reploya sur lui-même, s’élança, et vint m’atteindre presque à la figure.
Par un mouvement inverse, je fis un saut en arrière et l’évitai; mais je me gardai bien de tourner le dos et de fuir, car j’aurais alors été pris sans défense.
Le serpent revint à la charge en bondissant vers moi; je l’évitai de nouveau, et cherchais vainement à l’atteindre du tranchant de mon poignard, lorsqu’un Indien qui m’aperçut de loin accourut armé d’une branche, et m’en débarrassa.
Jamais vie n’a été plus active et plus remplie d’émotions que celle que je passais à Jala-Jala; mais elle convenait à mes goûts et à mon caractère, et je jouissais d’un bonheur aussi parfait que celui que l’on peut goûter loin de sa famille et de son pays. Mon Anna était pour moi un ange de bonté et de douceur; mes Indiens étaient heureux, l’abondance et le bien-être régnaient dans leurs familles; mes champs étaient couverts de riches moissons, et mes pâturages de nombreux troupeaux.
Ce n’était point sans beaucoup de peine et de difficulté que j’étais arrivé à mon but: que de fois j’eus besoin de tout mon courage et de toute ma philosophie pour ne pas désespérer en présence de revers qu’il m’était impossible d’éviter!
Combien de fois ne vis-je pas des coups de vent ou des inondations détruire de belles récoltes prêtes à être moissonnées, et que j’avais eu tant de peine à défendre contre les buffles, les singes et les sangliers, voire même contre un insecte bien plus nuisible encore que tous les fléaux dont je viens de parler, contre les sauterelles, une des plaies d’Égypte, transportée apparemment dans cette contrée, et qui, presque régulièrement tous les sept ans, partent par nuages des îles du sud, et viennent s’abattre sur Luçon en y apportant la désolation et souvent la famine.
Il faut avoir vu un tel spectacle pour s’en former une idée.
Quand elles arrivent, on aperçoit à l’horizon un nuage couleur de feu; d’innombrables sauterelles forment ce nuage.
Elles ont un vol rapide, embrassent souvent un diamètre de deux à trois lieues et en bataillon serré, et passent ainsi au-dessus de vous pendant cinq à six heures consécutives.
Si elles aperçoivent un champ bien vert, elles s’y abattent; en quelques minutes, toute la verdure a disparu, la terre reste entièrement nue: alors elles reprennent leur vol pour porter ailleurs la disette et la destruction.
Le soir, c’est dans les forêts, sur les arbres, qu’elles vont prendre leur gîte; elles s’abattent en si grande quantité aux extrémités des branches, que leur poids brise les plus grosses.
Pendant la nuit, dans l’endroit où elles se sont reposées, c’est un craquement continuel et un bruit tellement fort, que l’on a peine à croire qu’il puisse être produit par un si petit insecte.
Le lendemain, elles repartent à la pointe du jour, laissant les arbres sur lesquels elles se sont reposées, hachés et brisés comme si la foudre avait sillonné la forêt dans tous les sens; puis elles vont ailleurs produire de nouveaux ravages.
A une certaine époque, elles se reposent dans de vastes plaines ou sur les montagnes fertiles; là elles allongent l’extrémité de leur corps en forme de tarière, et percent la terre à une profondeur de quatre à cinq centimètres, pour y déposer leurs œufs; la ponte finie, elles laissent le sol percé comme un crible, et disparaissent, car leur existence est terminée.
Mais, trois semaines après, les œufs éclosent, et des myriades de petites sauterelles surgissent de la terre.
Dans le lieu où elles naissent, tout ce qui peut servir à leur pâture est détruit.
Aussitôt qu’elles ont acquis un peu de force, elles abandonnent le site de leur naissance, font disparaître toute végétation sur leur passage, et se dirigent vers les champs cultivés, qu’elles parcourent et désolent jusqu’à ce qu’elles aient leurs ailes; alors elles prennent leur vol pour aller plus loin dévaster de nouvelles plantations.
Chapitre XVIII.
Jala-Jala.—Agriculture.—Pertes douloureuses.—Vente de Jala-Jala.—M. Adolphe Barrot.
L’agriculture, aux Philippines, présente bien des difficultés; mais aussi elle donne des produits que l’on ne peut trouver dans aucun autre pays.
Les années exemptes de calamités, la terre se couvre de richesses, toutes les denrées coloniales se produisent avec une abondance extraordinaire; il n’est pas rare que la production soit dans la proportion de quatre-vingts pour un, et sur beaucoup de plantations on fait deux récoltes du même produit dans la même année.
La richesse et l’immensité des pâturages donnent la facilité d’élever un grand nombre de bestiaux, qui ne coûtent absolument que les faibles gages payés par le propriétaire à quelques bergers.
Je possédais sur mon habitation trois troupeaux: un de bêtes bovines, de trois mille têtes; un autre de huit cents buffles, et l’autre de six cents chevaux.
A une époque de l’année, lorsque les riz étaient récoltés, les bergers parcouraient les montagnes, et chassaient tous les bestiaux vers une grande plaine peu éloignée de ma maison.
Cette plaine se couvrait de ces trois espèces, et présentait, surtout pour le propriétaire, un coup d’œil admirable; le soir, ils étaient conduits dans de grands enclos, près du village.
Le lendemain, on choisissait les bœufs qui étaient bons pour la boucherie, les chevaux en âge d’être domptés, et les buffles assez forts pour être employés au labourage; puis les troupeaux étaient reconduits à la plaine, pour y rester jusqu’au soir.
Cette opération se prolongeait pendant une quinzaine de jours, après lesquels on leur donnait la liberté jusqu’à l’année suivante, à la même époque.
Le troupeau en liberté se divisait par petites bandes dans les montagnes et dans les pâturages qu’ils avaient l’habitude de fréquenter; et pour tous soins les bergers faisaient de temps en temps une promenade dans les lieux où ils pâturaient.
Tout prospérait autour de moi: mes Indiens étaient heureux aussi, et avaient pour moi un respect et une obéissance qui allaient presque jusqu’à l’idolâtrie.
Mon frère me secondait dans mes travaux, et auprès de ma chère Anna j’oubliais toutes les fatigues et les contrariétés que je pouvais éprouver.
Bientôt un nouvel espoir vint encore ajouter au bonheur que je lui devais, et me la rendre plus chère.
Depuis quelques mois, la santé d’Anna s’était altérée; elle avait eu des symptômes de grossesse. Cependant il y avait près de douze années que nous étions unis, et jamais elle n’avait donné aucun signe de maternité.
J’étais si persuadé que nous n’aurions jamais d’enfants, que le dérangement de sa santé me donnait de vives inquiétudes, lorsqu’un matin, partant pour aller à mes travaux, elle me dit:
«Je ne me sens pas bien; reste près de moi aujourd’hui.»
Deux heures après, à ma grande surprise, elle mettait au monde une petite fille qui n’était attendue de personne. Elle n’était pas arrivée à terme, et vécut seulement pendant une heure, le temps de recevoir le baptême, que je m’empressai de lui donner.
C’était la seconde créature humaine qui expirait dans la maison de Jala-Jala, mais aussi c’était la première qui y recevait le jour!
Le chagrin que nous en ressentîmes fut adouci par la certitude que ma chère Anna pouvait devenir mère dans des conditions plus favorables. Sa santé fut bientôt rétablie, elle reprit sa gaieté et tous ses charmes.
Elle était si belle, que souvent des Indiennes faisaient de longs voyages uniquement pour la voir; elles lui disaient:
«Madame, nous sommes enceintes; si nous devons avoir une petite fille, nous voudrions qu’elle eût vos traits: permettez-nous donc de vous regarder quelque temps.»
Alors elles demeuraient devant elle pendant une demi-heure, et retournaient dans leur village, où elles mettaient au monde une créature qui n’avait rien du modèle qu’elles avaient observé avec tant de soin et une confiance aussi naïve.
Mon Anna donna de nouveaux signes de maternité. Cette fois, sa grossesse suivit un cours ordinaire sans que sa santé en fût très-altérée, et au bout de neuf mois je reçus dans mes bras un petit garçon faible et délicat, mais plein de vie.
Nous étions au comble du bonheur, nous possédions enfin ce que nous avions tant désiré, et ce qui seul nous manquait, je crois.
Mes Indiens manifestèrent tous une grande joie.
Pendant plusieurs jours ce furent des fêtes continuelles à Jala-Jala, et mon Anna, quoique alitée, fut obligée de recevoir d’abord la visite de toutes les femmes et jeunes filles du village, ensuite celle de tous les Indiens pères de famille.
Chacun apportait un petit présent pour le nouveau-né, et le plus habile était chargé de faire un petit compliment qui se résumait en des souhaits de toute espèce de bonheur pour la mère et pour l’enfant, et en assurances de la joie qu’ils avaient de penser qu’un jour ils seraient gouvernés par le fils du maître qui leur avait fait tant de bien, nous disaient-ils dans leur sincère reconnaissance.
La nouvelle des couches de ma femme amena chez moi une nombreuse société d’amis et de parents.
Ils y restèrent jusqu’au baptême, qui eut lieu dans mon salon.
Anna, presque entièrement rétablie, put y assister; mon fils fut nommé Henri, du nom de son oncle.
A cette époque j’étais heureux, oh! bien heureux! car tous mes vœux étaient presque remplis.
Je n’en formais plus qu’un, c’était de revoir ma vieille mère et mes sœurs; et j’espérais que le temps n’était pas bien éloigné où je pourrais réaliser le projet de revoir ma patrie.
Tout prospérait sur mon habitation, j’augmentais tous les ans mon revenu, mes champs étaient couverts de riches moissons de cannes à sucre.
A cette culture et à celle du riz j’avais joint celle du café, et mon frère avait pris la direction d’une vaste plantation qui promettait de brillants résultats, et plus tard la prime que le gouvernement espagnol s’était engagé à donner au possesseur d’une plantation de quatre-vingt mille pieds de café en rapport; mais hélas! le temps de bonheur pour moi était passé! Et que de peines et de douleurs j’avais à supporter avant de revoir ma patrie!!
Mon frère, mon pauvre Henri commit quelques imprudences, et fut tout à coup pris d’une fièvre intermittente qui l’enleva en quelques jours!...
Mon Anna et moi nous versâmes bien des larmes! car nous aimions Henri avec une profonde tendresse.
Depuis plusieurs années nous vivions ensemble; il partageait nos travaux, nos peines et nos plaisirs; c’était le seul parent que j’eusse aux Philippines.
Il avait quitté la France, où il occupait une place honorable, dans l’unique but de me voir et de m’aider dans la grande tâche que je m’étais imposée. Ses qualités aimables et un cœur excellent nous le rendaient bien cher; sa perte était irréparable, et la pensée que je n’avais plus de frère... venait encore rendre ma douleur plus poignante et plus amère.
Prudent, le plus jeune, était mort à Madagascar; Robert, mon cadet, à la Planche, près de Nantes, dans la petite maison de campagne qui avait abrité notre jeunesse; et mon pauvre Henri, à Jala-Jala!—Je lui fis élever un modeste tombeau à la porte de l’église, et pendant plusieurs mois Jala-Jala ne fut plus qu’un séjour de deuil et de tristesse...
Nous commencions à peine, non à nous consoler, mais à supporter la perte que nous venions de faire, lorsqu’un nouveau coup du sort vint encore fondre sur moi.
A mon arrivée aux Philippines, pendant mon séjour à Cavite, je m’étais lié étroitement avec Prosper de Malvilain, natif de Saint-Malo, et second d’un navire du même port.
Pendant quelques mois qu’il séjourna à Cavite, notre liaison devint intime.
Il était bien rare si nous passions un jour sans nous voir, et jamais deux amis n’ont eu l’un pour l’autre un plus sincère dévouement.
Nos deux navires étaient mouillés dans le port, à peu de distance l’un de l’autre.
Un jour que je me promenais sur le pont, attendant une embarcation pour me conduire à bord du navire de Malvilain, qui, dans ce moment, faisait faire une manœuvre pour la mâture, une corde vint à se rompre, et le mât tomba avec fracas sur le pont, au milieu des hommes de l’équipage où Malvilain se trouvait.
De mon navire je voyais tout ce qui se passait sur celui de mon ami.
Je crus qu’il était mort ou blessé; j’eus un moment d’angoisse et d’inquiétude que je ne pus maîtriser. Je me jetai à l’eau, et atteignis à la nage le navire de mon ami que j’eus le bonheur de trouver sans blessure, et seulement tout étourdi du danger auquel il venait d’échapper.
Après l’avoir étroitement serré dans mes bras, tout ruisselant encore du bain de mer d’où je sortais, je donnai mes soins à quelques matelots de son équipage qui avaient été moins heureux que lui.
Une autre fois, c’était moi qui devais causer une vive frayeur à Malvilain.
Un jour, une masse de nuages noirs et compactes s’étaient amoncelés au-dessus de la pointe de Cavite, et un épouvantable orage des tropiques avait éclaté.
Les coups de tonnerre se succédaient de minute en minute, et à chaque coup la foudre en longs serpents de feu s’échappait des nuages, et venait labourer la petite plaine située à l’extrémité de la pointe de Cavite, près du mouillage des navires.
Malgré cet orage, j’allai voir Malvilain. J’étais déjà prêt à mettre le pied sur le pont de son navire, lorsque la foudre tomba dans la mer, mais si près de moi, que la respiration me manqua.
Je ressentis tout à coup une vive souffrance dans le dos, aussi forte que si l’on m’avait appliqué un tison ardent entre les deux épaules; la douleur fut si aiguë, qu’à peine revenu à moi je jetai un cri.
Malvilain, qui se trouvait à quelques pas, se sentait lui-même tout étourdi de la commotion électrique dont je venais d’être légèrement atteint. Il crut, en entendant ce cri, que j’étais grièvement blessé. Il se précipita vers moi, et me tint dans ses bras jusqu’à ce que je l’eusse rassuré à plusieurs reprises. L’étincelle m’avait frôlé, mais n’avait produit aucune lésion.
J’ai cité ces deux petites anecdotes pour faire connaître toute l’intimité qui existait entre nous, et combien j’ai été frappé dans mes plus chères affections.
Mon existence a été jusqu’au jour où j’écris si pleine de faits extraordinaires, que j’ai été naturellement conduit à croire que la destinée de l’homme est soumise à un ordre qui doit infailliblement s’accomplir.
Cette pensée a eu une grande influence pour me résigner à supporter tous les malheurs qui m’ont affligé.
Était-ce aussi bien ma destinée qui m’avait conduit à aimer Prosper de Malvilain, et à être aussi sincèrement aimé de lui?—Je ne puis en douter.
Quelques jours avant que le terrible fléau du choléra se déclarât aux Philippines, le navire de Malvilain mit à la voile pour retourner en France.
Le cœur serré, nous nous quittâmes en nous promettant bien de part et d’autre de nous revoir... Mais, hélas! le sort en avait décidé autrement.
Malvilain retourna dans son pays, alla à Nantes pour y prendre un commandement; là il fit connaissance avec ma sœur aînée, et l’épousa.
J’avais appris cette nouvelle à l’époque où j’habitais encore Manille; elle m’avait causé une grande joie, et certes si j’avais été à même de choisir un mari pour ma chère sœur Émilie, cette union seule eût pu répondre aux souhaits de bonheur que je formais pour tous les deux.
Après son mariage, Prosper de Malvilain avait continué à naviguer pour le port de Nantes.
Son noble caractère et ses connaissances l’avaient fait apprécier de tout le haut commerce.
Ses affaires étaient dans une assez bonne position pour ne plus exposer sa vie aux hasards de la mer; il était enfin à son dernier voyage lorsqu’à l’île Maurice il fut atteint d’une maladie à laquelle il succomba, en laissant ma sœur inconsolable et trois filles en bas âge!
Cette nouvelle perte irréparable que je venais d’apprendre ajoutait encore à la douleur que m’avait fait éprouver la fin malheureuse de mon pauvre frère.
Quelle calamité ne pesait pas alors sur moi!
Après quelques années de bonheur, je voyais peu à peu disparaître de ce monde mes plus chères affections; mais, hélas! je n’étais pas encore au bout de mes douleurs, et de bien plus rudes épreuves m’attendaient!
Je voyais avec plaisir mon fils d’une bonne santé, et prendre des forces. Cependant je n’étais pas heureux, et à la tristesse que m’avaient laissée les pertes que je venais de faire se joignit une mortelle inquiétude: ma chère Anna ne s’était pas bien remise de ses couches, et de jour en jour sa santé s’altérait; elle ne connaissait pas son état; son bonheur d’être mère était si grand, qu’elle ne pensait pas du tout à elle.
J’avais terminé ma récolte de sucre, elle avait été abondante; mes plantations étaient faites.
Désirant donner un peu de distraction à ma femme, je lui proposai d’aller passer quelque temps chez sa sœur Joséphine, qu’elle aimait avec une véritable passion. Elle accepta avec empressement.
Nous partîmes avec notre cher Henri et sa nourrice; nous allâmes nous installer chez mon beau-frère don Julien Calderon, qui habitait alors une jolie maison de campagne sur le bord de la rivière de Pasig, à une demi-lieue de Manille.
Joséphine était l’une des trois sœurs de ma femme pour qui j’avais le plus d’affection; je l’aimais comme ma propre sœur.
Le jour de notre arrivée fut un jour de fête. Tous nos amis de Manille vinrent nous voir.
Anna était si heureuse de faire admirer notre cher Henri, que sa santé parut s’améliorer sensiblement; mais ce bien apparent ne dura que quelques jours, et bientôt j’eus la douleur de voir son mal s’aggraver.
J’appelai le seul médecin de Manille en qui j’eusse confiance, mon ami Genu; il vint fréquemment la voir, et, après six semaines de soins assidus sans aucun résultat satisfaisant, il me conseilla de retourner à mon habitation, où tant de malades avaient recouvré la santé dans des maladies semblables à celle qui affectait ma chère Anna. Elle-même le désirant, je fixai le jour du départ.
Une embarcation commode, avec de bons rameurs, nous attendait sur le Pasig, à l’extrémité du jardin de mon beau-frère, et une nombreuse société nous accompagna jusqu’au bord de l’eau.
Au moment de nous séparer, une sombre tristesse était peinte sur toutes les physionomies; chacun avait l’air de se dire: «Nous reverrons-nous?»
Ma belle-sœur Joséphine, qui versait d’abondantes larmes, se jeta dans les bras d’Anna. J’eus beaucoup de peine à les séparer; enfin, il fallut partir.
J’entraînai ma femme dans l’embarcation, et, de la voix, ces deux sœurs, qui avaient toujours eu l’une pour l’autre une amitié si tendre, se firent leurs derniers adieux, en se promettant de ne pas être longtemps séparées et de se revoir bientôt.
Ces pénibles adieux et les souffrances de ma femme firent qu’un voyage que nous avions toujours fait avec tant de gaieté fut triste et silencieux.
A notre arrivée, je ne revis point non plus Jala-Jala avec le même bonheur que d’ordinaire; je fis mettre ma pauvre malade au lit, et ne quittai plus sa chambre, espérant que mes soins assidus lui donneraient un peu de soulagement.
Mais, hélas! de jour en jour la maladie faisait des progrès effrayants; j’étais désespéré.
J’écrivis à Joséphine, et envoyai une embarcation à Manille pour qu’elle vînt soigner sa sœur, qui désirait ardemment la voir.
L’embarcation revint seule, avec une lettre dans laquelle la bonne Joséphine m’apprenait qu’elle-même, gravement malade, ne quittait pas son lit; qu’elle était bien affligée, mais que je pouvais assurer Anna que bientôt elles seraient réunies pour ne plus se séparer.
Cinquante jours, plus longs qu’un siècle, s’étaient à peine écoulés depuis notre retour à Jala-Jala, que je n’avais plus d’espoir!
La mort s’approchait à grands pas, et l’instant fatal où j’allais être séparé de celle que j’aimais tant était arrivé.
Elle conservait toute sa raison, et pouvait voir ma profonde tristesse et mes traits bouleversés par la douleur.
Quand elle sentit sa dernière heure arriver, elle m’appela près d’elle, et me dit:
«Adieu, mon Paul chéri, adieu! Console-toi, nous nous reverrons dans le ciel. Conserve-toi pour ton fils. Quand je ne serai plus, retourne dans ta patrie, pour revoir ta vieille mère. Ne te remarie qu’en France, si ta mère te le demande, mais non aux Philippines, car tu n’y trouverais pas une compagne qui t’aimerait autant que je t’ai aimé!»
Ces paroles furent les dernières que prononça cet ange de douceur et de bonté. Les liens les plus sacrés, la plus tendre et la plus pure union venaient de se rompre: mon Anna n’existait plus.
Je tenais son corps inanimé entre mes bras, j’espérais par mes caresses le rappeler à la vie; mais, hélas! le destin avait prononcé.
On fut obligé d’employer la force pour m’arracher les précieux restes que je pressais sur mon cœur, et m’entraîner dans une chambre voisine où était mon fils.
En le pressant dans mes bras convulsivement, j’aurais voulu pleurer; mais mes yeux n’avaient plus de larmes, et j’étais insensible aux caresses mêmes de mon pauvre enfant.
Il n’y a point de nature assez forte pour résister à cinquante jours de veilles et d’inquiétudes, et à l’anéantissement dans lequel se trouvent le physique et le moral, après que le désespoir a remplacé la lueur d’espérance qui nous soutenait encore; aussi tombai-je dans un affaissement qui fut suivi d’un profond sommeil.
Je me réveillai le lendemain avec mon fils entre mes bras; mais, grand Dieu! quel épouvantable réveil! Tout ce que ma position avait d’horrible vint se représenter à mon imagination. Hélas! elle n’existait plus, mon adorable compagne, cet ange chéri et consolateur qui avait tout abandonné, parents, amis, et les plaisirs d’une capitale, pour se renfermer avec moi seul dans des lieux sauvages où elle était exposée à mille dangers, et n’avait que moi pour la soutenir! Elle n’existait plus! le sort funeste venait de me l’arracher, et me plonger pour toujours dans la désolation et la douleur!
Ses funérailles eurent lieu le lendemain.
Pas un habitant de Jala-Jala ne manqua d’y assister.
Son corps fut déposé près de l’autel de la modeste église que j’avais fait élever, et où si souvent elle avait adressé des vœux ardents pour mon bonheur.
Le deuil et la consternation régnèrent longtemps à Jala-Jala.
Tous mes Indiens se montrèrent sensibles à la perte qu’ils venaient de faire. Anna avait été aimée avec idolâtrie pendant sa vie, elle fut pleurée sincèrement après sa mort.
Pendant plusieurs jours je demeurai plongé dans un complet abattement, sans pouvoir m’occuper d’autres soins que de ceux que je donnais à mon fils, seule consolation qui me restait.
Trois semaines s’étaient déjà écoulées sans que je fusse sorti de la chambre où avait expiré ma pauvre femme, lorsque je reçus une lettre de Joséphine.
Elle m’apprenait que sa maladie s’était aggravée, et terminait en me disant:
«Viens, mon cher Paul, viens près de moi, nous pleurerons ensemble; je sens que ta présence me soulagera.»
Je ne balançai pas à me rendre aux sollicitations de ma chère Joséphine.
J’avais pour elle la même affection que pour ma propre sœur; ma présence pouvait la soulager, et je sentais moi-même que ce serait pour moi une grande consolation de voir une personne qui avait tant aimé mon Anna.
L’espoir de lui être utile ranima un peu mon courage; je laissai mon habitation aux soins de Prosper Vidie, un excellent ami qui pendant les derniers jours de ma femme ne m’avait point quitté, et je partis avec mon fils.
Après la première émotion que nous ressentîmes, Joséphine et moi, en nous revoyant, et que nous eûmes tous deux versé bien des larmes, j’examinai son état.
Il me fallut un grand effort pour lui cacher mon inquiétude en reconnaissant en elle une des maladies les plus graves, et qui me faisait craindre d’avoir bientôt à déplorer un nouveau malheur. Hélas! je prévoyais trop bien: huit jours plus tard, la pauvre Joséphine, dans des souffrances inouïes, expirait dans mes bras.
Que d’infortunes dans un si court laps de temps! Il fallait être doué d’une constitution aussi forte que la mienne pour résister à tant de douleurs et ne pas y succomber.
Après avoir rendu les derniers devoirs à ma belle-sœur, je retournai à Jala-Jala.
Le monde m’était à charge; il me fallut revoir mes forêts, mes montagnes, pour recouvrer un peu de calme.
Quelques mois s’écoulèrent sans que je pusse penser à mes affaires; cependant, la dernière prière de ma pauvre femme, de quitter les Philippines et de retourner dans ma patrie, m’obligea de m’en occuper.
Je cédai mon habitation à mon ami Vidie, que je croyais plus que personne en état de poursuivre mon œuvre et de bien traiter mes pauvres Indiens.
Il me demanda de rester quelque temps avec lui pour le mettre au courant de mon petit gouvernement; j’y consentis d’autant plus volontiers que ces quelques mois rendraient mon fils plus fort et plus en état de supporter le voyage.
Je restai donc à Jala-Jala; mais la vie m’était devenue si pénible qu’elle m’était tout à fait à charge; rien ne pouvait me distraire ni m’arracher à mes tristes pensées.
Les beaux sites de Jala-Jala, que j’avais toujours vus avec tant de plaisir, m’étaient devenus indifférents; je recherchais les lieux les plus sombres et les plus silencieux, j’aillais souvent sur le bord d’un ruisseau encaissé au milieu de hautes montagnes, et ombragé par de grands arbres.
Ce site n’était peut-être connu que de moi seul, et probablement jamais avant moi créature humaine ne s’y était assise. Là je me livrais tout entier à l’amertume de mes souvenirs; ma femme, mes frères, ma belle-sœur occupaient toute mon imagination.
Quand la pensée de mon fils venait enfin m’arracher à mes sombres rêveries, je retournais lentement à mon habitation, où je retrouvais ce pauvre enfant, qui par ses caresses paraissait chercher à faire diversion à ma douleur; mais elles ne faisaient guère que me rappeler l’époque où c’était toujours mon Anna qui accourait me recevoir, et en me serrant dans ses bras me faisait oublier toutes les fatigues et les ennuis que j’avais éprouvés loin d’elle. Hélas! ce temps avait fui sans retour, et en perdant ma compagne j’avais perdu tout mon bonheur.
Mon ami Vidie faisait ce qui dépendait de lui pour me distraire; il me parlait souvent de la France, de ma mère, et de la consolation que je trouverais à leur présenter mon fils.
L’amour de la patrie, la pensée d’y retrouver des affections dont j’avais tant besoin était un baume salutaire qui endormait un peu des souffrances toujours vibrantes au fond du cœur.
Mes Indiens étaient profondément affligés de la résolution que j’avais prise de les quitter.
Ils me témoignaient leur chagrin en me disant, toutes les fois qu’ils m’abordaient:
«O maître, que deviendrons-nous lorsque nous ne vous verrons plus?»
Je les tranquillisais le plus qu’il m’était possible en leur disant que Vidie travaillerait à leur bonheur; que, mon fils devenu grand, je reviendrais avec lui pour ne plus les quitter. Ils me répondaient:
«Que Dieu vous entende, maître! Mais que de temps nous passerons sans vous voir!... Cependant nous ne vous oublierons point.»
A l’époque à laquelle je suis arrivé de mes souvenirs, au milieu de ma tristesse et de mes chagrins, j’eus l’occasion de me lier intimement avec un compatriote, digne et bon ami pour lequel je conserve toujours cette sincère amitié qui a pris naissance dans un pays étranger, à quelques milliers de lieues de la patrie: je veux parler d’Adolphe Barrot, qui avait été envoyé consul général à Manille.
Il vint avec quelques amis passer plusieurs jours à Jala-Jala. Ne voulant point qu’il eût à souffrir de ma situation d’esprit, je tâchai de lui rendre le séjour de Jala-Jala aussi agréable que possible.
Je lui fis faire plusieurs belles parties de chasse, des promenades dans les montagnes et sur le lac; je repris pour lui ma vie habituelle avant les malheurs qui venaient de m’accabler.
Vue de Jala-Jala.—Servante dévorée par un caïman. Page 296.
Chapitre XIX.
Voyage chez les Négritos ou Ajetas.—Le bambou.—Le cocotier.—Le bananier.
Les jours que je venais de passer avec Adolphe Barrot m’avaient rappelé mes anciens exercices, et avaient réveillé en moi ma passion dominante des excursions.
Mon ami Vidie, toujours en vue de me distraire, m’engageait fortement à aller voir des peuplades que j’avais toujours eu le désir de visiter.
Mes affaires étaient à peu près réglées; mon fils était sous sa surveillance, sous celle de sa nourrice et d’une gouvernante en qui j’avais toute confiance: cette sécurité et les instances de mon ami me décidèrent enfin à me rendre chez les Ajetas ou Négritos, peuples sauvages, tout à fait dans l’état de simple nature, véritables aborigènes des Philippines, et qui furent longtemps les seuls maîtres de Luçon.
A une époque qui n’est pas encore bien éloignée, lors de la conquête par les Espagnols, les Ajetas exerçaient des droits seigneuriaux sur les populations tagales établies sur les plages du lac de Bay.
A jour fixe, ils sortaient de leurs forêts, venaient dans les villages, dont ils forçaient les habitants à leur donner une certaine quantité de riz et de maïs; et lorsque les Tagalocs refusaient de payer cette contribution, ils la remplaçaient en coupant quelques têtes qu’ils emportaient pour leurs fêtes barbares.
Après la conquête des Philippines, les Espagnols prirent la défense des Tagalocs; et les Ajetas, épouvantés par les armes à feu, restèrent dans leurs forêts, et ne reparurent plus chez les populations indiennes.
Dans plusieurs parties de la Malaisie on retrouve la même race d’hommes, et les habitants de la Nouvelle-Zélande, les Papouins, leur sont presque semblables par leurs formes et leur couleur.
Ce fut parmi ces sauvages que je voulus aller habiter pendant quelques jours.
Mes préparatifs furent bientôt faits.
Je choisis deux de mes meilleurs Indiens pour m’accompagner; et il va sans dire que mon lieutenant en faisait partie; il ne m’a jamais quitté dans toutes mes périlleuses expéditions.
Nous prîmes chacun un petit havresac qui contenait pour trois ou quatre jours de riz, un peu de viande de cerf boucanée, une bonne provision de poudre, des balles et du plomb à giboyer, quelques mouchoirs de couleur, et une assez forte quantité de cigares pour notre provision et notre bienvenue chez les Ajetas.
Chacun de nous avait un bon fusil à deux coups et son poignard.
Nos vêtements étaient ceux que nous portions habituellement dans toutes nos expéditions: le salacot, la chemise de soie végétale, le pantalon relevé jusqu’au-dessus des genoux; les pieds et les jambes restaient à découvert.
Ce fut après ces simples préparatifs que nous nous mîmes en route pour un voyage de plusieurs semaines, durant lequel, et dès le second jour de notre départ, nous devions avoir pour seul abri les arbres de la forêt, et pour toute nourriture notre chasse et les palmiers.
Je me gardai bien aussi d’oublier le vade-mecum que je prenais toujours avec moi lorsque je m’éloignais pour quelques jours; je veux dire du papier et un crayon. Je prenais ainsi quelques notes qui, aidées de ma mémoire, me servaient à consigner ensuite sur mon journal les remarques que j’avais faites pendant mes voyages.
Tout étant préparé, nous partîmes un matin de Jala-Jala; nous traversâmes la presqu’île formée par mon habitation, et nous allâmes nous embarquer, de l’autre côté, dans une petite pirogue qui nous conduisit au fond du lac, dans la partie nord-est de mon habitation.
Nous passâmes la nuit dans le grand village de Siniloan, et le lendemain nous nous remîmes de bonne heure en route.
Cette première journée fut pénible, car nous étions au commencement de la saison des pluies; de forts orages avaient grossi les rivières.
Nous côtoyâmes les bords d’un torrent qui descendait des montagnes, et que nous eûmes à traverser à la nage quinze fois dans la journée.
Nous arrivâmes vers le soir au pied des montagnes où commencent les forêts d’arbres gigantesques qui occupent à peu près tout le centre de Luçon.
Là, nous fîmes notre première halte; nous allumâmes nos feux, nous préparâmes nos lits et notre souper.
Je crois avoir déjà dit ce que nous appelions nos lits; l’habitude et la fatigue nous les faisaient trouver délicieux, lorsque nul accident ne venait troubler notre sommeil.
Mais je n’ai encore rien dit de la composition fort simple de nos repas et de la manière dont nous les préparions.
Il nous fallait faire cuire notre riz et notre palmier, opération qui pourrait sembler embarrassante, car nous ne portions pas avec nous de grands ustensiles de cuisine; le briquet même et l’amadou nous manquaient le plus souvent. Le bambou suppléait à tout.
Le bambou est une des trois plantes des tropiques que la nature, dans sa bienfaisante prévoyance, paraît avoir données aux hommes pour suffire à une foule de besoins.
Je ne puis résister au désir de consacrer quelques lignes à décrire ces trois productions des tropiques: le bambou, le cocotier et le bananier.
Touffe de bambous, et meules de riz.
Le bambou, de la famille des graminées, croît en épais buissons dans les bois, sur le bord des rivières, et partout où il peut trouver un sol un peu humide.
On en compte, aux Philippines, vingt-cinq ou trente espèces, bien distinctes par leur forme et leur grosseur.
Il y en a du diamètre du corps d’un homme ordinaire, formant à l’intérieur un grand vide: cette espèce sert particulièrement à construire des cabanes, à faire des vases pour transporter de l’eau et l’y conserver.
Divisé en filaments, il sert à faire des corbeilles, des chapeaux, et toute espèce d’objets de vannerie; enfin, des cordes ou des câbles d’une grande solidité.
Un autre bambou, d’une dimension plus petite, vide aussi à l’intérieur et recouvert d’un vernis presque aussi solide que l’acier, sert également aux constructions des cases indiennes.
Taillé en pointe, il présente une extrémité aiguë et tranchante: les Indiens s’en servent pour faire des lances, des flèches, des lancettes pour saigner les chevaux, ouvrir un abcès, ou entamer les chairs et en extraire une épine ou tout autre corps étranger qui s’y serait introduit.
Un troisième, beaucoup plus solide et de la grosseur du bras, ne présentant pas de vide à l’intérieur, sert particulièrement pour la partie des cases qui exige une grande solidité, comme la toiture.
Un quatrième, beaucoup plus petit et aussi sans vide, sert à faire des barrières et des entourages pour clore les champs cultivés.
Les autres espèces sont moins employées, mais cependant elles ont toutes leur utilité.
Pour conserver la plante et la rendre tous les ans bien productive, on coupe les jets à la hauteur de dix pieds du sol; tous ces jets imitent un assemblage de tuyaux d’orgue, et sont entourés de branches et d’épines.
Au commencement de la saison des pluies, il sort de chacun de ces buissons, comme de grosses asperges, une quantité de bambous qui s’élèvent comme par enchantement.
Dans l’espace d’un mois, ils ont cinquante à soixante pieds, et au bout de quelque temps ils ont acquis toute la solidité nécessaire pour être employés aux divers ouvrages auxquels ils sont destinés.
Le cocotier, de la famille des palmiers, met sept années à croître avant de donner des fruits; mais après ce temps, et pendant plus d’un siècle, il fournit toujours la même récolte, c’est-à-dire, tous les mois, une vingtaine de grosses noix. Jamais cette récolte ne manque, et, sur le même tronc, on voit constamment des fleurs et des fruits de toutes les grosseurs.
La noix de coco est, comme on sait, une bonne nourriture; on en retire aussi une grande quantité d’huile.
L’enveloppe solide sert à faire des vases, et la partie filamenteuse des cordes et des câbles pour les navires, et même des vêtements grossiers.
Les feuilles sont employées à couvrir les cases, ou à faire des balais et des corbeilles.
On retire encore du cocotier ce que l’on nomme vin de coco; c’est une liqueur très-enivrante, et dont les Indiens font habituellement usage dans leurs fêtes.
Pour produire le vin de coco, de grands bois de cocotiers sont destinés à ne plus donner de fruits, mais seulement leur sève.
Les arbres se communiquent tous à leur sommet par de longs bambous; ces bambous servent de passerelles aux Indiens, qui, tous les matins, munis de grands vases, vont faire une récolte.
C’est un métier pénible et dangereux, véritable promenade dans les airs, à soixante et quatre-vingts pieds du sol.
C’est du bouton qui doit produire la fleur que l’on retire l’eau ou la liqueur destinée à la fabrication de l’eau-de-vie.
Aussitôt qu’un bouton est prêt à s’épanouir, l’Indien chargé du soin de la récolte le lie fortement, à quelques centimètres de son extrémité; puis il coupe toute cette extrémité, en dehors de la ligature. C’est de cette coupure, ou des pores qu’elle laisse à découvert, que s’écoule continuellement une liqueur sucrée, douce et agréable au goût tant qu’elle n’a pas fermenté.
Lorsqu’elle a passé à l’état de fermentation, on la porte à l’alambic pour la transformer par la distillation en liqueur alcoolique connue sous le nom de vin de coco.
Enfin, l’enveloppe solide de la noix étant brûlée donne une belle peinture noire dont les Indiens font usage pour teindre les chapeaux de paille.
Le bananier est une plante herbacée, sans partie ligneuse; le tronc de chaque pied est formé de feuilles superposées les unes aux autres.
Ce tronc s’élève ordinairement de douze à quinze pieds du sol, et va s’épanouir en longues et larges feuilles qui n’ont pas moins de cinq à six pieds chacune.
C’est du milieu de ces feuilles que sort la fleur, et ensuite ce que l’on nomme un régime.
Par ce mot, il faut entendre une centaine de grosses bananes attachées sur la même tige, formant une longue grappe qui vient s’incliner vers le sol.
Avant que les fruits aient acquis toute leur maturité, on coupe le régime, et on se sert de bananes pour aliments au fur et à mesure qu’elles mûrissent.
La partie de la plante qui est en terre est une espèce de grosse souche de laquelle sortent successivement une trentaine de jets. Chaque jet ne doit fournir qu’un seul régime ou grappe; ensuite il est coupé vers le sol; et comme tous les jets qui sont sortis du même tronc ont différents âges, il s’en trouve de toutes les époques de fructification; de manière que, chaque mois ou chaque quinzaine, et en toute saison, on peut recueillir un régime ou deux de la même plante.
C’est aussi d’une espèce de bananier, dont les fruits ne sont pas bons à manger, que l’on retire la soie végétale, ou abaca, qui sert à faire des vêtements et des cordages de toute espèce.
Ce filament se trouve dans le tronc de la plante, qui, comme je l’ai dit, est formé de feuilles superposées les unes aux autres.
On les sépare en longues lanières que l’on met quelques heures au soleil; ensuite on les place sur une lame de fer qui n’est pas aiguë, et l’on tire fortement à soi.
Le parenchyme de la plante est retenu par la lame de fer, et les filaments s’en séparent: il n’y a plus qu’à les mettre quelque temps au soleil pour les livrer ensuite au commerce.
Je m’aperçois que je me suis déjà bien éloigné de mon voyage; mais j’ai voulu faire connaître les trois plantes des tropiques qui pourraient suffire à tous les besoins de l’homme.
Ces plantes sont bien connues; mais peut-être quelques personnes ignorent-elles tous les services qu’elles rendent aux habitants des tropiques, et mes lecteurs seront naturellement amenés à réfléchir combien les naturels de cette zone sont favorisés de la nature, comparativement à ceux de notre climat glacé.
Nous étions donc au pied des montagnes à faire nos préparatifs pour passer la nuit.
Nous nous divisions toujours le travail: l’un préparait le coucher, l’autre le feu, et le troisième la cuisine.
Celui qui s’occupait du feu réunissait une grande quantité de bois mort et de broussailles. Au-dessous de ce bûcher, il mettait une douzaine de livres de gomme élémie, très-commune aux Philippines, et que l’on trouve amoncelée sur le sol, au pied des grands arbres dont elle découle naturellement.
Ensuite il prenait un morceau de bambou long d’un demi-mètre, le fendait dans sa longueur, grattait avec son poignard l’un de ces morceaux pour faire de petits copeaux bien menus; puis il les frottait en les roulant entre ses deux mains, et les plaçait ensuite dans la partie concave de l’autre morceau, l’appliquait sur le sol, et, avec la partie d’où il avait retiré des copeaux, de son côté tranchant il frottait vivement celui qui était sur le sol, comme s’il eût voulu le scier en deux.
En moins d’une minute, le bambou qui contenait les copeaux était traversé, et le feu s’en emparait; la flamme qu’on obtenait en soufflant légèrement sur ces copeaux allumait la gomme élémie, et dans un instant nous avions assez de feu pour rôtir un bœuf.
Celui qui s’occupait de la cuisine coupait deux ou trois morceaux de gros bambou, mettait dans chacun ce qu’il voulait faire cuire, ordinairement du riz ou du palmier; il y ajoutait l’eau nécessaire, bouchait l’extrémité avec des feuilles, et le plaçait au milieu du feu.
Ce bambou se charbonnait à l’extérieur; mais l’intérieur était protégé par l’humidité de l’eau qu’il contenait, et les aliments s’y cuisaient aussi bien que dans des vases en terre.
Ensuite, de grandes feuilles de palmier nous servaient d’assiettes.
Nos repas, comme on voit, étaient assez Spartiates, même pendant nos jours de provisions de riz et de viande boucanée; car lorsqu’elles étaient épuisées il fallait nous contenter de palmier.
Mais lorsque la chasse fournissait, qu’un cerf ou qu’un buffle tombait sous nos coups, pendant quelques jours notre nourriture était celle de vrais épicuriens.
Nous buvions de l’eau lorsqu’une source ou un ruisseau nous y invitait; mais si nous en étions privés, nous coupions de longs morceaux de lianes dites du voyageur, d’où découlait une eau claire et limpide, préférable peut-être à celle que nous aurions pu nous procurer à la meilleure source.
Évidemment, je ne voyageais pas comme un nabab; plus de bagages eût été impossible: comment eût-on pu, avec de grandes provisions et un pompeux fourniment, circuler au milieu de montagnes couvertes de forêts littéralement vierges de toutes traces humaines, et obligé, pour les parcourir, de traverser à chaque instant des torrents à la nage, et n’ayant toujours pour guide que le soleil ou le souffle du vent?
Il n’y avait donc pas à choisir: voyager ainsi que je le faisais, comme un Indien, ou rester chez soi.
La première nuit que nous passâmes à la belle étoile s’écoula paisiblement; le sommeil vint réparer nos forces, et nous mettre en état de continuer.
Le lendemain, nous fûmes de bonne heure sur pied, et après un déjeuner frugal nous reprîmes notre marche.
Pendant plus de deux heures, nous gravîmes une montagne couverte de grands bois; la pente était rude et fatigante; enfin, tout essoufflés, nous arrivâmes au sommet, sur un vaste plateau que nous devions mettre plusieurs jours à traverser.
C’est là, sur ce plateau, que j’ai vu la plus majestueuse, la plus belle forêt vierge qui existe au monde.
Elle est toute plantée d’arbres gigantesques, s’élevant droits comme des joncs à des hauteurs prodigieuses.
A leur sommet seulement naissent des branches qui, s’entrelaçant les unes aux autres, forment une voûte impénétrable aux rayons du soleil.
Sous cette voûte et entre ces beaux arbres, la nature féconde donne naissance à une foule de plantes grimpantes très-remarquables.
Le rotin, par exemple, et la liane flexible s’élèvent jusqu’à leurs plus hautes branches, redescendent jusqu’au sol, y reprennent racine pour y puiser un nouvel aliment; puis remontent de nouveau, et de distance en distance se lient au tronc hospitalier de ses colonnes, avec lesquelles ils figurent parfois les plus beaux décors.
On y remarque aussi des variétés de pandanus, dont les feuilles en faisceau partent du sol pour prendre la forme d’une belle gerbe; on y voit d’énormes fougères, véritables arbres par leur taille, et sur lesquelles nous montions souvent pour en couper le sommet, d’une saveur agréable, et qui sert d’aliment à peu près comme le palmier.
Mais, au milieu de cette végétation extraordinaire, la nature est triste et silencieuse; aucun bruit ne se fait entendre, si ce n’est parfois le vent qui souffle au sommet des arbres, ou, de temps à autre, le murmure lointain d’un torrent qui se précipite en cascade du haut des montagnes vers leur base.
Le sol humide ne reçoit jamais les rayons du soleil; de petits lacs, et des rivières qui ne coulent que lorsqu’elles sont grossies par les orages, présentent à l’œil une eau noire et stagnante, sur laquelle jamais on ne voit le reflet d’un beau ciel bleu.
Les seuls habitants de ces sites lugubres, mais grandioses, sont les cerfs, les buffles et les sangliers, qui, cachés le jour dans leur tanière, ne sortent que la nuit pour chercher leur pâture.
Il est rare d’y apercevoir un oiseau; et les singes, si communs aux Philippines, fuient la solitude de ces immenses forêts.
Une seule espèce d’insectes, véritable désolation des voyageurs, s’y trouve en abondance: ce sont de petites sangsues qui habitent sur toutes les hautes montagnes des Philippines recouvertes de forêts.
Elles se blottissent dans l’herbe, sur les feuilles des arbres, et s’élancent comme des sauterelles sur la proie à laquelle elles veulent s’attacher.
Aussi les voyageurs sont-ils toujours munis de petits couteaux en bambou pour leur faire lâcher prise; après quoi ils frottent la petite blessure avec du tabac mâché.
Mais bientôt une autre sangsue, attirée par le sang qui coule, vient remplacer celle dont on s’est débarrassé; et il faut une attention continuelle pour ne pas être la victime de ces petits vampires, d’une voracité bien plus grande que celle de nos sangsues ordinaires.
C’était au milieu de cette singulière nature que nous cheminions: moi, tout occupé de l’examiner sous tous ses aspects, et mes Indiens, cherchant à découvrir une proie quelconque, cerf, buffle ou sanglier, pour remplacer nos provisions de riz et de viande boucanée, dont nous avions vu la fin.
Nous étions réduits alors au palmier pour toute pitance.
Or, le palmier est agréable au goût, mais pas assez nourrissant pour réparer les forces de pauvres voyageurs aux prises avec l’extrême fatigue, et qui, après une marche pénible, ne trouvent pour gîte que le sol humide, et pour tout abri que la voûte céleste.
Nous nous dirigions autant que possible vers la côte baignée par l’océan Pacifique.
Nous savions que c’était vers cette partie que les Ajetas commencent à habiter.
Nous voulions aussi traverser un grand village tagaloc, Binangonan-de-Lampon, qui se trouve isolé et perdu au pied des montagnes de l’est, au milieu des sauvages.
Nous avions déjà passé plusieurs nuits dans la forêt sans y éprouver de grandes incommodités.
Les feux que nous allumions tous les soirs nous réchauffaient, et nous préservaient des myriades de ces terribles sangsues qui, autrement, nous eussent dévorés.
Nous pensions n’avoir plus qu’un jour de marche pour arriver sur le bord de la mer, où nous espérions prendre un peu de repos, lorsque tout à coup le bruit lointain du tonnerre nous fit craindre un orage.
Nous continuâmes cependant notre route; mais, peu après, le bruit se rapprochait de manière à ne plus nous laisser de doute sur l’ouragan qui allait fondre sur nous.
Il fallait nous arrêter, allumer nos feux avant la nuit, faire cuire notre repas du soir et placer quelques feuilles de palmier sur des perches inclinées, pour nous préserver au moins de la grosse pluie.
Nous n’avions pas encore terminé ces divers préparatifs, que l’orage grondait au-dessus de nous.
Sans la clarté blafarde de nos tisons, nous eussions été déjà dans l’obscurité la plus profonde, et cependant la nuit n’était pas encore arrivée!
Tous trois, avec un morceau de tige de palmier à la main, nous nous blottîmes sous l’espèce d’abri que nous avions improvisé, et attendîmes que l’orage éclatât.
Les coups de tonnerre redoublèrent, la pluie commença à battre les arbres avec force, puis à nous assaillir, semblable à un torrent.
Nos feux furent bientôt éteints; nous nous trouvâmes alors dans d’épaisses ténèbres, interrompues seulement par la foudre, qui de temps à autre, serpentant au milieu des arbres de la forêt, répandait une clarté éblouissante, pour laisser après elle une plus grande obscurité.
Il se faisait autour de nous un fracas épouvantable: le tonnerre grondait sans interruption, les échos des montagnes répétaient de loin en loin son bruit, quelquefois sourd et d’autres fois éclatant.
Le vent qui soufflait avec force balançait la cime des arbres, d’énormes branches s’en détachaient, et tombaient avec fracas sur le sol; des troncs entiers déracinés se renversaient en brisant dans leur chute les branches des arbres voisins.
La pluie ne cessait pas de tomber...
Un torrent qui passait au pied du mamelon où nous nous étions réfugiés faisait entendre, dans les intervalles des coups de tonnerre, le sourd mugissement des eaux qui roulaient vers le bas de la montagne.
A tout ce fracas venaient se joindre des cris tristes et lugubres, semblables aux hurlements d’un gros chien qui a perdu son maître; c’étaient les plaintes des cerfs épouvantés, et cherchant çà et là un abri.
La nature entière paraissait en convulsion, et déclarer la guerre à tous les éléments.
Le faible toit sous lequel nous nous étions réfugiés avait été bien vite traversé; nous étions tout ruisselants d’eau.
Nous quittâmes ce triste abri, préférant donner un peu de mouvement à nos membres engourdis et presque perclus.
Nous étions couverts de ces redoutables petites sangsues, dont les morsures peu à peu nous faisaient perdre les forces qui nous étaient si nécessaires.
J’avoue que dans ce moment je donnais au diable une curiosité dont j’étais bien puni...
Je pouvais comparer cette affreuse nuit à celle passée dans les bambous, lorsque j’avais fait naufrage sur le lac.
En apparence, nous ne courions pas un danger aussi pressant, car nous ne pouvions pas être engloutis par les eaux; mais l’un des grands arbres sous lesquels nous étions obligés de rester pouvait être déraciné et tomber sur nous; une branche brisée par le vent eût suffi pour nous écraser, et la foudre, plus épouvantable par son bruit que par ses effets, pouvait à chaque instant nous frapper.
Une chose nous effrayait surtout: c’était le froid que nous ressentions, et la difficulté de remuer les membres, glacés et paralysés pour ainsi dire...
Nous attendions avec une grande impatience que l’orage cessât; mais ce ne fut qu’après plus de trois grandes heures d’une mortelle angoisse que peu à peu le bruit du tonnerre s’éloigna. Le vent cessa ensuite, puis la pluie; et pendant quelque temps nous n’entendîmes plus que les grosses gouttes d’eau qui tombaient des arbres, et enfin le bruit sourd des torrents.
Le calme rétabli, le ciel devint sans doute pur et étoilé; mais nous étions privés de cette vue qui rend l’espérance au voyageur, puisque toute la forêt présentait comme un dôme de verdure impénétrable à l’œil.
Le sommeil est une chose si nécessaire à l’homme, que, malgré le froid et nos vêtements traversés par cette horrible pluie, nous pûmes le reste de la nuit dormir assez tranquillement.
Le lendemain au jour, cette forêt, où quelques heures auparavant avait lieu la scène effrayante que j’ai décrite, était calme et silencieuse.
Lorsque nous sortîmes de notre tanière, nous étions affreux à voir: sur tout le corps nous avions des sangsues, et sur la figure des traces de sang qui nous rendaient hideux.
En voyant mes deux pauvres Indiens, je ne pus m’empêcher de partir d’un éclat de rire: eux aussi me regardaient..., et le respect seul contenait leur hilarité; car je devais être tout aussi maltraité, et ma peau blanche devait conserver encore davantage les marques de ces maudites bêtes.
Nous étions harassés: à peine pouvions-nous faire un mouvement, tant nous étions faibles.
Cependant il fallait agir, et promptement; allumer à la hâte du feu pour nous réchauffer, faire cuire des tiges de palmier, traverser à la nage un torrent qui coulait avec un fracas épouvantable au-dessous de nous, et gagner dans la journée les bords de l’océan Pacifique.
Si nous tardions à nous mettre en route, il ne serait peut-être plus possible de traverser le torrent; nous en avions laissé plusieurs derrière nous; nous nous trouverions alors dans l’impossibilité d’aller en avant ou en arrière, et peut-être dans la nécessité de rester plusieurs jours à attendre l’écoulement des eaux pour continuer notre voyage.
De plus, il pouvait survenir d’autres orages, si fréquents dans cette saison; et nous aurions été plusieurs semaines dans un lieu désert, sans ressources, et que cette première nuit passée sous un si mauvais toit ne recommandait pas à notre reconnaissance.
Il n’y avait donc pas de temps à perdre; nous tirâmes d’un amas de feuilles de palmier nos havre-sacs, que nous avions pris le plus grand soin de préserver de l’humidité, et fort heureusement nos précautions n’avaient pas été inutiles: ils étaient parfaitement secs.
Nous fîmes un grand feu, grâce à la gomme élémie, qui s’enflamme facilement.
Quelle douce sensation nous ressentîmes de cette chaleur bienfaisante qui venait pénétrer dans tous nos membres, sécher nos vêtements ruisselant d’eau, ranimer notre courage et nous donner un peu de force!
Mais si pour savourer cette jouissance il fallait l’acheter ce qu’elle venait de me coûter, je doute que beaucoup d’Européens voulussent prendre leur part de la veille et du lendemain de cette nuit.
Notre mince cuisine fut bientôt préparée, encore plus vite expédiée, et nous songeâmes à déguerpir.
Mes Indiens étaient inquiets.
Ils craignaient de ne pouvoir passer le torrent que nous entendions à une grande distance; ils marchaient plus vite que moi, aussi arrivèrent-ils les premiers.
Lorsque je les eus rejoins, je les trouvai consternés.
«Oh! maître, me dit mon fidèle Alila, pas possible de passer; il faut nous établir ici pour quelques jours.»—Je jetai les yeux sur le torrent: il roulait entre des roches escarpées une eau jaune et boueuse; il avait tout l’aspect d’une cascade, et entraînait des troncs d’arbres et des branches brisées pendant l’orage.
Mes Indiens avaient déjà pris leur parti; ils se préparaient à choisir l’endroit où nous aurions pu bivouaquer convenablement.
Mais, pour moi, je ne voulus pas jeter si vite le manche après la cognée: je me mis à examiner avec soin si nous ne pouvions pas nous tirer d’embarras.
Le torrent n’avait guère dans toute sa largeur qu’une centaine de pas qu’un bon nageur pouvait franchir en quelques minutes.
Mais il fallait, sur l’autre rive, aborder dans un endroit qui ne fût pas trop escarpé, où l’on pût mettre pied à terre et sortir du torrent; autrement, on courait le risque d’être entraîné on ne sait où.
Sur la rive où nous étions, il était facile de se jeter à l’eau; mais, sur celle opposée, à une centaine de pas en aval, il n’y avait qu’un endroit où les rochers fussent interrompus.
Après avoir bien calculé, de la vue, la distance à parcourir, je me crus assez de force pour tenter le passage. Je nageais beaucoup mieux que mes Indiens, et j’étais certain qu’une fois à l’autre bord, ils me suivraient.
Je leur déclarai donc que j’allais passer.
Mais une réflexion me fit suspendre ma détermination.
Comment préserver les havre-sacs, où se trouvait notre précieuse provision de poudre? Comment garantir mes armes? Il était impossible de penser à transporter tous ces objets sur mon dos au milieu d’un torrent si rapide, et où j’allais sans doute faire le plongeon plus d’une fois avant d’arriver à l’autre bord.
Mes Indiens, féconds en expédients, me tirèrent d’embarras à l’instant même.
Ils coupèrent plusieurs rotins et ils les réunirent, montèrent au sommet d’un arbre qui penchait sur le torrent; ils y attachèrent un des bouts, et me donnèrent l’autre pour le porter sur la rive opposée.
Toutes nos mesures bien prises, je me jetai à l’eau, et sans trop de peine j’arrivai, en entraînant mon rotin, à l’autre bord.
Je le fixai sur la berge à une hauteur suffisante pour que, de l’arbre au lieu où j’étais, il y eût une légère inclinaison, et qu’il fût cependant assez élevé au-dessus de l’eau pour préserver les objets que nous allions faire glisser sur ce pont d’un nouveau genre.
Notre manœuvre réussit à merveille, et mes Indiens eux-mêmes, à l’aide du rotin, me rejoignirent promptement.
Nous nous trouvâmes bien heureux tous les trois sur l’autre bord, d’autant plus que nous espérions arriver avant la fin du jour à l’océan Pacifique.
Nous en avions assez des bois! il nous tardait de revoir le soleil, voilé depuis plusieurs jours à nos regards. Les sangsues nous causaient toujours une vive souffrance, et nous affaiblissaient de plus en plus; notre chétive nourriture n’était pas suffisante pour réparer nos forces épuisées: du reste, nous ne doutions pas qu’arrivés à la mer nous ne fussions amplement dédommagés des privations et des fatigues que nous avions endurées.
Bref, avec l’espoir nous avions retrouvé notre grand courage et oublié la fatale nuit d’orage.
Je marchais presque aussi vite que mes Indiens, qui, comme moi, avaient hâte de sortir de l’humidité insupportable au milieu de laquelle nous vivions depuis plusieurs jours.
Il y avait deux heures que nous avions quitté le torrent, quand un bruit sourd et lointain vint frapper nos oreilles.
Nous crûmes d’abord que c’était un nouvel orage; mais bientôt nous reconnûmes que ce bruit régulier, qui paraissait venir de si loin, n’était autre que le murmure de l’océan Pacifique, et le bruit des vagues qui viennent se briser sur la côte-est de Luçon.
Cette certitude me causa une bien douce émotion.
Dans quelques heures j’allais revoir mon ciel bleu, me réchauffer aux rayons bienfaisants du soleil, n’avoir plus la vue limitée que par l’horizon; j’allais enfin me débarrasser des maudites sangsues, saluer de nouveau la nature animée par des oiseaux et des animaux, en échange des solitudes que nous venions de parcourir.
Nous étions sur le versant des montagnes; la pente était douce et notre marche facile.
Le bruit des vagues augmentait sensiblement. Vers trois heures de l’après-midi, à travers les arbres, nous aperçûmes la clarté du soleil, et un instant après nous contemplions la mer, et une magnifique plage recouverte d’un sable fin et brillant.
Notre premier mouvement à tous les trois fut de nous débarrasser de nos vêtements et de nous jeter au milieu des vagues; et, tout en prenant un bain salutaire, nous nous amusâmes à détacher des rochers une grande quantité de coquillages qui nous servirent à faire le repas le plus savoureux que nous eussions pris, hélas! depuis notre départ.
Après nous être bien restaurés, nous pensâmes au repos; nous en avions grand besoin.
Ce n’était plus sur des morceaux de bois noueux et inégaux que nous allions nous reposer, mais sur le sable moelleux que nous offrait la grève, tiède encore des derniers feux du jour.
Il était presque nuit lorsque nous nous étendîmes sur cette couche, préférable pour nous au meilleur lit de plume.
Nos sacs nous servaient d’oreillers; nous plaçâmes nos armes bien amorcées à côté de nous, et quelques minutes après nous dormions tous trois d’un profond sommeil.
Je ne sais combien de temps j’avais joui de son charme réparateur, lorsque je fus réveillé par l’impression douloureuse d’animaux qui se promenaient sur moi. Je sentais comme l’empreinte de griffes aiguës qui labouraient mon épiderme, et me causaient parfois une vive douleur.
La même sensation venait de réveiller aussi mes Indiens; nous réunîmes quelques tisons qui brûlaient encore, et nous pûmes reconnaître quel nouveau genre d’ennemis venaient nous assaillir: c’étaient des Bernard-l’ermite1, et en si grande quantité que tout le sol autour de nous en était parsemé; il y en avait de toutes les grosseurs et de tous les âges.
Nous balayâmes le sable autour de notre gîte, espérant les éloigner et retrouver quelque repos; mais les importuns ou bien plutôt les affamés Bernard-l’ermite revinrent bientôt à la charge, et ne nous laissaient ni paix ni trêve.
Nous étions occupés à repousser cette agression, lorsque tout à coup nous aperçûmes sur la lisière de la forêt une clarté qui s’avançait vers nous; nous prîmes nos fusils, et attendîmes dans un profond silence et une complète immobilité.
Nous vîmes bientôt sortir du bois un homme et une femme qui tous deux tenaient une torche à la main; nous reconnûmes que c’étaient des Ajetas, qui sans doute venaient sur la plage pour chercher des poissons; ils s’approchèrent à quelques pas de nous, restèrent un instant immobiles en nous regardant fixement.
Nous étions tous trois assis et nous les observions, faisant en sorte de deviner leurs intentions. Au mouvement que fit l’un d’eux pour prendre son arc sur son épaule, j’armai mon fusil; le léger bruit du ressort de mon arme suffit pour les terrifier; ils jetèrent leurs flambeaux et, comme deux bêtes fauves effarouchées, ils disparurent dans la forêt.
Cette apparition disait assez que nous foulions déjà le sol fréquenté par des Ajetas; il n’était plus prudent de nous livrer au sommeil.
Les deux sauvages dont nous avions reçu la visite allaient peut-être prévenir leurs camarades, qui pourraient bien revenir en grand nombre nous décocher quelques flèches empoisonnées.
Cette crainte et les Bernard-l’ermite qui nous harcelaient nous firent passer le reste de la nuit auprès d’un grand feu.
Dès que le jour parut, après avoir fait un bon repas, grâce à l’abondance des coquillages que nous pouvions choisir à notre gré, nous reprîmes notre route, quelquefois côtoyant le bord de la mer, de rochers en rochers; d’autres fois nous enfonçant dans les bois.
La journée fut très-fatigante, mais sans incident digne de remarque.
Il était tout à fait nuit lorsque nous arrivâmes au village de Binangonan-de-Lampon.
Ce village, habité par des Tagalocs, est jeté là comme une oasis d’hommes presque civilisés au milieu des forêts et des populations sauvages, sans aucune route praticable pour se rendre à d’autres peuplades placées sous la domination espagnole.
Mon nom était connu des habitants de Binangonan-de-Lampon. Nous fûmes reçus à bras ouverts, et tous les chefs du village se disputèrent l’honneur de m’avoir chez eux.
Je donnai la préférence au premier qui m’avait invité; je trouvai chez lui une hospitalité des plus affectueuses.
A peine arrivé, la maîtresse de la maison voulut elle-même me laver les pieds, et me prodiguer les petits soins qui me prouvaient le plaisir qu’ils ressentaient tous deux de la préférence que je leur avais accordée.
Pendant que je soupais et savourais de bons aliments, la case où j’étais se remplit de jeunes filles qui me regardaient avec une curiosité vraiment comique.
Lorsque j’eus terminé, la conversation avec mon hôte commençait un peu à me fatiguer; j’avais un grand désir de m’étendre dans un bon lit (c’est-à-dire sur une natte), lorsque mon Tagaloc me dit:
«Monsieur, vous êtes fatigué, il faut aller vous reposer: choisissez, entre ces jeunes filles, la plus belle pour vous tenir compagnie.»
J’étais, hélas! trop rempli de souvenirs récents et douloureux, pour accepter l’offre singulière de mon amphitryon.
Je me contentai de noter sur mon journal la manière excentrique, à Binangonan-de-Lampon, de fêter ses visiteurs.
Je demandai à l’Indien si cet usage était général; il me répondit:
«Oui, mais nous le pratiquons seulement à l’égard des étrangers remarquables par leur rang et leur couleur.»
Je passai trois jours chez les bons Tagalocs de Binangonan, qui m’avaient reçu et fêté comme un véritable prince.
Le quatrième, je leur fis mes adieux, et nous nous dirigeâmes vers le nord, au milieu de montagnes toujours couvertes d’épaisses forêts, et qui, semblables à celles que nous quittions, n’offrent au voyageur aucune route tracée, si ce n’est quelques petits sentiers fréquentés par les animaux sauvages.
Nous marchions avec précaution, car nous nous trouvions dans les lieux habités par les Ajetas.
La nuit, nous cachions nos feux, et toujours un de nous faisait sentinelle, car ce que nous craignions le plus c’était une surprise.
1 Bernard-l’ermite, espèce de crabe qui se loge dans un coquillage abandonné par son mollusque, et qui, la nuit, sort de la mer pour chercher sur la plage sa nourriture.
Chapitre XX.
Arrivée chez les Ajetas ou Négritos.—Départ.—Navigation sur l’océan Pacifique.—Arrivée à Jala-Jala et à Manille.
Un matin, cheminant en silence, nous entendîmes devant nous un chœur de voix glapissantes qui avaient plutôt l’air de cris d’oiseaux que de voix humaines.
Nous nous tenions sur nos gardes, nous effaçant le plus possible à l’aide des arbres et des broussailles.
Tout à coup nous aperçûmes à peu de distance une quarantaine de sauvages, de tout sexe et de tout âge, qui avaient absolument l’air d’animaux.
Ils étaient sur le bord d’un ruisseau, autour d’un grand feu.
Nous fîmes quelques pas en avant, leur présentant le bout de nos fusils.
Dès qu’ils nous aperçurent, ils poussèrent des cris aigus et se préparaient à prendre la fuite; mais je leur fis signe, en leur montrant des paquets de cigares, que nous voulions les leur offrir.
J’avais heureusement pris à Binangonan tous les renseignements nécessaires pour savoir comment les aborder.
Dès qu’ils nous eurent compris, ils se rangèrent tous sur une ligne, comme des hommes que l’on va passer en revue; c’était le signal que nous pouvions approcher d’eux.
Nous les abordâmes nos cigares à la main, et par une extrémité de la ligne je commençai à distribuer mon offrande.
Il était très-important de nous faire des amis et, selon leur coutume, de donner à chacun une part égale.
Les femmes enceintes comptaient pour deux, et se frappaient sur le ventre pour me faire signe qu’elles devaient avoir double part.
Ma distribution faite, notre alliance fut cimentée, la paix était conclue; les sauvages et nous, nous n’avions plus rien à craindre les uns des autres.
Ils se mirent tous à fumer.
Un cerf était suspendu à un arbre, le chef alla en couper trois gros morceaux avec un couteau de bambou; il les jeta au milieu du brasier, et un instant après les retira pour en présenter un à chacun de nous.
La partie extérieure de cette grillade était un peu brûlée et saupoudrée de cendres, mais l’intérieur était parfaitement cru et tout sanglant. Il ne fallait cependant pas manifester la répugnance que j’éprouvais à faire un repas presque de cannibale; mes hôtes en auraient été scandalisés, et je voulais vivre en bonne intelligence pendant quelques jours avec eux.
Je mangeai donc mon morceau de cerf, qui, à tout prendre, n’était pas trop mauvais; mes Indiens firent comme moi, après quoi nos bons rapports étaient établis. Dans ces parages une trahison n’était plus possible.
Je me trouvais enfin au milieu des hommes à la recherche desquels j’étais depuis mon départ de Jala-Jala; j’allais les examiner et les étudier à mon aise le temps que je voudrais.
Nous installâmes notre bivouac à quelques pas du leur, comme si nous eussions fait partie de la famille de nos nouveaux amis.
Je ne pouvais leur parler que par gestes, et j’avais une difficulté inouïe à me faire comprendre; mais, le lendemain de mon arrivée, j’eus un interprète.
Une femme, qui vint m’apporter son enfant pour lui donner un nom, avait été élevée par des Tagalocs, elle avait parlé leur langue, elle s’en souvenait un peu, et pouvait me donner, quoique avec peine, tous les renseignements qui m’intéressaient.
Ajetas recevant des cigares.
Les hommes avec lesquels je venais de me lier pour quelques jours, tels que je les voyais, me paraissaient plutôt une grande famille de singes que des créatures humaines.
Leur voix même imitait assez bien les petits cris de ces animaux, et dans leurs gestes ils leur ressemblaient entièrement.
La seule différence que je trouvais, c’est qu’ils savaient se servir d’un arc et d’une lance, et faire du feu; mais, pour bien les dépeindre, je vais commencer par décrire leurs formes et leurs physionomies.
L’Ajetas ou Négrito est d’un noir d’ébène comme les nègres d’Afrique.
Sa plus haute stature est de quatre pieds et demi; sa chevelure est laineuse, et comme il n’a pas soin de s’en débarrasser, et qu’il ne saurait comment s’y prendre, elle forme autour de sa tête une couronne qui lui donne un aspect tout à fait bizarre, et de loin la fait paraître comme entourée d’une sorte d’auréole.
Il a l’œil un peu jaune, mais d’une vivacité et d’un brillant comparable à celui de l’aigle.
La nécessité de vivre de chasse et de poursuivre sans cesse sa proie, exerce cet organe de manière à lui donner cette vivacité si remarquable. Les traits des Ajetas tiennent un peu du noir d’Afrique; ils ont cependant les lèvres moins saillantes.
Quand ils sont jeunes, ils ont de jolies formes; mais la vie qu’ils mènent dans les bois, couchant toujours en plein air, sans abri, mangeant beaucoup un jour et souvent pas du tout, des jeûnes prolongés suivis de repas pris avec la même gloutonnerie que les bêtes fauves, leur donnent un gros ventre, et rendent leurs extrémités chétives et grêles.
Ils ne portent jamais aucun vêtement, si ce n’est une petite ceinture d’écorces d’arbres, large de huit à dix pouces, qui entoure le milieu du corps.
Leurs armes consistent dans une lance en bambou, un arc de palmier, et des flèches empoisonnées.
Ils se nourrissent de racines, de fruits, et du produit de leur chasse.
Ils mangent la viande à peu près crue, et vivent par tribus composées de cinquante à soixante individus.
Durant le jour, les vieillards, les infirmes et les enfants se tiennent autour d’un grand feu, pendant que les autres courent les bois pour chasser. Quand ils ont une proie qui peut suffire à les nourrir pendant quelques jours, ils restent tous autour de leur feu; le soir, ils se couchent pêle-mêle au milieu des cendres.
Il est extrêmement curieux de voir ainsi une cinquantaine de ces brutes de tout âge, et plus ou moins difformes.
Les vieilles femmes surtout sont hideuses: leurs membres décrépits, leur gros ventre, et leur chevelure si extraordinaire, leur donnent l’aspect de Furies ou de vieilles sorcières.
A peine étais-je arrivé, les mères qui avaient des enfants en bas âge me les présentaient.
Afin de leur complaire, je faisais quelques caresses à leurs nourrissons; mais ce n’était pas ce qu’elles voulaient, et, malgré leurs gestes et leurs paroles, il m’était impossible de les comprendre.
Le lendemain, celle dont j’ai déjà parlé, et qui avait vécu parmi les Tagalocs, arriva d’une tribu des environs.
Elle était accompagnée d’une dizaine d’autres femmes, qui toutes portaient dans leurs bras leurs petits enfants.
Elle m’expliqua ce que je n’avais pu comprendre la veille.
«Nous avons, me dit-elle, très-peu de mots pour causer entre nous; tous nos enfants, à leur naissance, prennent le nom de l’endroit où ils sont nés: c’est alors une grande confusion, et nous venons vous les apporter pour que vous leur donniez des noms.»
Dès que j’eus cette explication, je voulus faire cette cérémonie avec toute la pompe que la circonstance et le lieu permettaient.
Je m’approchai d’un petit ruisseau. Je connaissais la formule pour donner l’eau du baptême à un nouveau-né.
Je pris mes deux Indiens pour parrains, et pendant quelques jours je baptisai environ cinquante de ces pauvres enfants.
Chaque mère qui apportait son nourrisson était toujours accompagnée de deux personnes de sa famille. Je prononçais les paroles sacramentelles, je versais l’eau sur la tête de l’enfant, puis j’articulais à haute voix le nom qu’il me plaisait de lui donner.
Or, comme ils n’ont aucun moyen de transmettre leurs souvenirs, dès que j’avais, par exemple, prononcé le nom de François, la mère et les deux témoins qui l’accompagnaient le répétaient jusqu’à ce qu’ils pussent bien le prononcer et en conserver la mémoire; puis ils s’en allaient en continuant, pendant leur route, de répéter le nom qu’ils avaient à retenir.
Le premier jour, ce fut une cérémonie assez longue; mais le jour suivant le nombre diminua, et je pus me livrer entièrement à l’étude de mes hôtes.
J’avais gardé près de moi la femme qui parlait tagaloc, et, dans les longues conversations que j’eus avec elle, elle m’initia complétement à toutes leurs coutumes et à leurs usages.
Les Ajetas n’ont aucune religion, ils n’adorent aucun astre. Il paraît cependant qu’ils ont transmis aux Tinguianès, ou qu’ils tiennent de ceux-ci, l’usage d’adorer pendant une journée le rocher ou le tronc d’arbre auquel ils trouvent une ressemblance avec un animal quelconque; puis ils l’abandonnent ensuite pour ne plus penser à aucune idole, jusqu’à ce qu’ils rencontrent une autre forme bizarre, nouvel objet d’un culte aussi frivole.
Ils ont une grande vénération pour leurs morts. Pendant plusieurs années ils vont sur leurs tombeaux déposer un peu de tabac et de bétel; l’arc et les flèches qui ont appartenu au défunt sont suspendus, le jour où il est mis en terre, au-dessus de sa tombe, et toutes les nuits, suivant la croyance de ses camarades, il sort de sa tombe pour aller à la chasse.
Les enterrements se font sans aucune cérémonie. On étend le mort tout de son long dans une fosse, où on le recouvre de terre.
Mais lorsqu’un Ajetas est gravement malade, que la maladie est jugée incurable, ou qu’il a été légèrement blessé par une flèche empoisonnée, ses amis le placent assis dans un grand trou, les bras croisés sur la poitrine, et l’enterrent ainsi tout vivant.
Je voulus parler religion à mon interprète.
Je lui demandai si elle ne croyait pas à un être suprême, à une divinité toute-puissante, dont la nature entière et nous-mêmes dépendrions en toutes choses, qui aurait créé le firmament et verrait toutes nos actions.
Elle me regarda en souriant, et me dit:
«Quand j’étais jeune, parmi vos frères, je me souviens qu’ils me parlaient souvent d’un maître qui, disaient-ils, avait le ciel pour sa demeure. Mais tout cela était des mensonges; car voyez» (elle se leva, prit un caillou, le jeta en l’air, et me dit d’un grand sérieux):
«Est-ce qu’un roi, comme vous dites, peut rester dans le ciel plutôt que ce caillou?»
Qu’avais-je à répondre à un pareil raisonnement?... Je laissai la religion de côté, pour lui faire d’autres questions.
Comme je l’ai déjà dit, les Ajetas n’attendent souvent pas la mort d’un malade pour le mettre en terre.
Aussitôt que les honneurs de la sépulture ont été rendus à l’un d’eux, il faut, d’après leurs usages, que sa mort soit vengée.
Les chasseurs de la tribu à laquelle il appartenait partent avec leurs lances et leurs flèches pour tuer le premier être vivant qui tombera sous leur regard: homme, cerf, sanglier, ou buffle.
Dès qu’ils se mettent en campagne à la recherche de leur victime, ils ont soin, partout où ils passent dans les forêts, de briser les jeunes pousses des arbustes qu’ils trouvent sur leur passage, en inclinant le sommet dans la direction de la route qu’ils suivent.
Cette précaution est pour avertir les voyageurs et leurs voisins de s’éloigner des passages où ils cherchent l’animal ou l’homme qu’ils doivent sacrifier; car si l’un des leurs tombait sous leurs mains, c’est lui-même qu’ils prendraient pour victime expiatoire.
Ils sont fidèles dans le mariage, et n’ont qu’une femme.
Quand un jeune homme a fait son choix, ses amis ou ses parents font la demande de la jeune fille.
Dans aucun cas ils n’éprouvent de refus. On choisit un jour.
Le matin de ce jour, avant que le soleil soit levé, la jeune fille est envoyée dans la forêt; là elle s’y cache ou ne s’y cache pas, selon le désir qu’elle a de s’unir à celui qui l’a demandée.
Une heure après, le jeune homme est envoyé à la recherche de sa fiancée: s’il a le bonheur de la trouver et de la ramener vers ses parents avant le coucher du soleil, le mariage est consommé, et elle est pour toujours sa femme; si au contraire il rentre au camp sans elle, il ne peut plus y prétendre.
La vieillesse est très-respectée chez les Ajetas, et c’est toujours un des plus anciens qui gouverne la réunion dont il fait partie.
Tous les sauvages de cette race vivent, comme je l’ai déjà dit, en grandes familles de soixante à quatre-vingts.
Ils errent dans les forêts sans avoir de résidence fixe, et changent de lieu selon la plus ou moins grande abondance de gibier que leur fournit la place où ils se trouvent.
Lorsqu’une femme ressent les douleurs de l’enfantement, elle s’éloigne de ses compagnes, se rend sur le bord d’un ruisseau, lie transversalement un morceau de bois à deux arbres, repose et incline son corps sur cet appui, la tête penchée vers le sol, et reste dans cette position jusqu’à ce qu’elle soit délivrée.
Alors elle prend son nouveau-né, se baigne avec lui dans le ruisseau, et retourne ensuite à sa tribu.
Vivant à l’état de nature tout à fait primitive, ces sauvages ne possèdent aucun instrument de musique; et leur langue imitant, comme je l’ai dit, le gazouillement des oiseaux, emploie très-peu de mots, d’une difficulté incroyable pour l’étranger qui voudrait l’étudier.
Ils sont tous bons chasseurs, et se servent de l’arc avec une adresse merveilleuse.
Les petits négrillons des deux sexes, pendant que leurs parents courent les bois, s’exercent sur le bord des rivières, armés d’un petit arc. Lorsque dans l’eau transparente ils aperçoivent un poisson, ils lui tirent une flèche, et il est très-rare que le coup ne porte pas.
Toutes les armes des Ajetas sont empoisonnées. Une simple flèche ne ferait point une blessure assez grave pour arrêter dans sa course un animal aussi fort que le cerf; mais si le dard a été recouvert de la préparation vénéneuse connue d’eux, la moindre piqûre produit à l’animal atteint une soif inextinguible, et la mort immédiate lorsqu’il la satisfait.
Les chasseurs, alors, enlèvent les chairs autour de la blessure, et peuvent ensuite impunément se servir du reste pour leur nourriture; tandis que s’ils négligeaient cette précaution, la chair entière aurait acquis une saveur si amère, que des Ajetas mêmes ne pourraient la dévorer.
N’ayant jamais cru au fameux boab de Java, j’avais fait à Sumatra des recherches sur l’espèce de poison dont se servent les Malais. J’avais découvert que c’était tout simplement une forte dissolution d’arsenic dans du jus de citron, dont ils donnaient plusieurs couches à leurs armes.
Je voulus savoir ce qu’employaient les Ajetas. Ils me conduisirent au pied d’un grand arbre, en arrachèrent un peu d’écorce, et me dirent que c’était cette écorce qui leur servait de poison.
J’en mâchai devant eux: elle était d’une amertume insupportable, inoffensive d’ailleurs dans son état naturel; mais les Ajetas lui font subir une préparation, dont ils ne voulurent pas me donner le secret.
Quand leur poison forme une espèce de pâte, ils en mettent une simple couche sur leurs armes, de l’épaisseur d’un quart de centimètre.
L’Ajetas est d’une agilité et d’une adresse incroyables dans tous ses mouvements; il monte comme les singes sur les arbres les plus élevés, en saisissant le tronc des deux mains et y appliquant la plante des pieds.
Il court comme un cerf à la poursuite des bêtes fauves, son occupation favorite.
Il est extrêmement curieux de voir ces sauvages partir pour la chasse: hommes, femmes et enfants marchent tous ensemble, à peu près comme une troupe d’orang-outangs qui vont à la picorée.
Ils ont toujours avec eux un ou deux petits chiens, d’une race toute particulière, qui leur servent à poursuivre leur proie quand elle a été blessée.
J’avais joui tout à mon aise de l’hospitalité que m’avaient donnée ces hommes primitifs; j’avais vu par moi-même et au milieu d’eux tout ce que je voulais savoir.
La vie pénible que je menais depuis mon départ n’ayant d’autre abri que les arbres, et ne mangeant que ce que me donnaient les sauvages, commençait à me fatiguer; je résolus de retourner à Jala-Jala.
Cependant, avant mon départ, il me vint une idée, ce fut d’emporter le squelette d’un sauvage: c’était, selon moi, une pièce assez curieuse pour en doter le Jardin des Plantes ou le Musée d’anatomie.
L’entreprise devenait fort dangereuse, à cause de la vénération des Ajetas pour leurs morts.
Ils pouvaient nous surprendre à violer leurs sépultures, et dans ce cas ils ne nous eussent pas fait de quartier; mais j’étais si habitué à vaincre ce qui pouvait s’opposer à ma volonté, que le danger ne me fit pas changer de résolution.
J’en fis part à mes Indiens; ils ne s’opposèrent point à mon projet.
Quelques jours auparavant, à un quart de lieue de notre bivouac, j’avais remarqué plusieurs sépultures.
Un après-midi, nous prîmes tout notre bagage, je fis mes adieux à mes hôtes, et nous nous dirigeâmes vers cet endroit.
Dans les premières tombes que nous ouvrîmes, le temps avait détruit une partie des os, et je ne pus me procurer que deux crânes, peu dignes vraiment du danger qu’ils nous faisaient courir.
Exhumation d’un Ajetas.
Cependant nous continuâmes notre travail, et vers la fin du jour nous avions découvert une femme que nous reconnûmes, par la position qu’elle occupait dans sa fosse, avoir été enterrée avant sa mort.
Ses ossements étaient encore recouverts de sa peau, mais elle était desséchée, et presque à l’état de momie; c’était un sujet convenable.
Nous l’avions retirée de la fosse et nous commencions à la mettre dans un sac fragments par fragments, lorsqu’à peu de distance nous entendîmes de petits cris aigus.
C’étaient les Ajetas qui arrivaient.
Il n’y avait pas de temps à perdre. Nous nous hâtâmes d’emporter notre butin, et de nous sauver à toutes jambes.
Nous n’avions pas fait une centaine de pas, que nous entendîmes des flèches siffler à nos oreilles.
Les Ajetas, perchés au sommet des arbres, nous attendaient et nous attaquaient, sans que nous eussions même le moyen de nous défendre.
Heureusement la nuit venait à notre secours; leurs flèches ordinairement si sûres étaient mal dirigées, et ne nous atteignaient pas.
Tout en fuyant, nous déchargeâmes au hasard un de nos fusils pour les effrayer, et bientôt nous pûmes les distancer sans autre mal que la peur, et un avertissement préalable sur le danger de troubler le repos des morts.
Cependant, au sortir du bois, quelques gouttes de sang me firent remarquer une légère égratignure à l’index de la main droite, égratignure que j’attribuai à ma course précipitée. Sans m’en inquiéter davantage, selon mon habitude, je continuai ma marche jusqu’au bord de la mer.
Nous n’avions point abandonné notre squelette: nous le déposâmes sur la grève, ainsi que nos havre-sacs et nos fusils, et nous nous assîmes pour nous remettre des fatigues de la journée.
Alors commencèrent de la part de mes compagnons les réflexions motivées par notre position; le premier, mon lieutenant, inspiré par son affection pour moi et l’appréciation des dangers communs, m’apostropha ainsi:
«Ah! maître, qu’avons-nous fait, et qu’allons-nous devenir?
«Demain, les enragés Ajetas vont être sur pied pour venger l’exécrable butin que nous leur enlevons peut-être au prix de notre vie.
«Si du moins ils nous attaquaient en rase campagne, avec nos fusils nous pourrions nous défendre; mais que voulez-vous faire contre ces animaux perchés çà et là, comme des singes, au haut des arbres de leurs forêts?
«Ce sont pour eux autant de forteresses d’où pleuvront demain sur nous ces dards qui, hélas! ne partent jamais en vain.
«Heureusement il était nuit lorsqu’ils nous ont attaqués, sans cela nous aurions tous à l’heure qu’il est une bonne flèche au travers du corps; ensuite ils auraient coupé nos têtes pour servir de trophée à une superbe fête. La vôtre d’abord, maître, ils l’auraient placée sur le sol et ils auraient dansé autour comme des brutes, et, en qualité de chef, vous eussiez été la cible d’honneur proposée à leur adresse.
«Enfin, maître, tout ce qui nous serait arrivé si la nuit n’avait pas favorisé notre fuite n’est, hélas! que différé.
«Nous ne saurions séjourner indéfiniment sur cette plage, seul endroit favorable pour nous défendre de ces maudits négrillons: il faudra bien retourner chez nous, ce que nous ne pouvons faire sans traverser toutes les forêts habitées par cette race abominable, qui nous a fait manger de la viande toute crue et assaisonnée de cendres.
«Tenez, maître, avant d’entreprendre ce maudit voyage, vous auriez bien dû vous souvenir de tout ce qui nous est arrivé chez les Tinguianès et les Igorotès.»
J’avais écouté cette touchante jérémiade de mon lieutenant, qui au fond n’avait pas tout à fait tort; mais quand il eut fini je voulus relever son courage, et je lui dis:
«Eh! comment, toi aussi, brave Alila, tu as donc peur?... Je croyais que le Tic-balan, les esprits malins et les âmes des revenants avaient seuls prise sur ta bravoure!
«Tu vas donc me laisser croire que des hommes comme toi, sans autres armes que de mauvaises flèches, te causent de la frayeur?
«Allons, rassure-toi: demain il fera jour, et nous verrons ce que nous avons à faire. En attendant, tâchons de trouver quelques coquillages; car j’ai grand’faim, malgré la peur que tu voudrais me faire!»
Ce petit sermon réconforta mon Alila, qui se mit à faire du feu; puis, à l’aide de bambous enflammés, lui et son camarade se dirigèrent vers les rochers à la recherche des coquillages.
Alila, cependant, n’avait que trop raison, et moi-même je ne me dissimulais pas qu’un hasard seul pouvait nous tirer de la position critique dans laquelle nous nous trouvions par ma faute, pour avoir pensé à mon pays, et vouloir orner le musée de Paris d’un squelette d’Ajetas1.
Par tempérament et habitude, je n’étais pas homme à m’effrayer d’un danger qui n’était pas immédiat; toutefois, je l’avoue, les dernières paroles que j’avais dites à Alila, «Il sera jour demain, et nous verrons,» me revenaient à la pensée et me préoccupaient.
Mes Indiens m’avaient déjà apporté une assez grande quantité de coquillages pour suffire à notre souper, lorsque Alila revint tout essoufflée:
«Maître, dit-il, je viens de faire une découverte: sur la plage, à cent pas d’ici, se trouve une pirogue que la mer a jetée sur le sable; elle est assez grande pour nous porter tous les trois; nous pouvons nous en servir pour nous rendre à Binangonan, et là nous serons à l’abri des flèches empoisonnées de ces chiens d’Ajetas!»
Cette découverte était, ou la Providence qui venait à notre secours, ou une complication de dangers plus grands encore que ceux réservés, sur terre, à notre réveil du lendemain.
Je me rendis tout de suite au lieu où Alila venait de faire son importante découverte.
Après avoir dégagé la pirogue des sables qui en recouvraient une partie, je m’assurai qu’avec des bambous, et en bouchant quelques crevasses, elle pouvait nous porter tous les trois, et nous servir à naviguer sur l’océan Pacifique pour nous éloigner des Ajetas.
«Eh bien! dis-je à Alila, tu le vois: n’avais-je pas raison, et ne reconnais-tu pas ici la Providence? Ne semble-t-il pas que cette belle embarcation, fabriquée peut-être à quelques mille lieues d’ici, nous arrive tout exprès des îles de la Polynésie pour nous tirer des griffes des sauvages?
«—C’est vrai, maître, c’était notre sort!... Demain, ils seront bien attrapés de ne plus nous retrouver. Mais mettons-nous aussitôt à l’ouvrage, car nous avons bien à faire pour que cette belle embarcation, comme vous l’appelez, soit à peu près en état de naviguer.»
Nous fîmes à l’instant un grand feu sur le bord de la mer, et nous allâmes couper dans le bois quelques bambous et des rotins; puis, nous nous mîmes à boucher toutes les ouvertures qui se multipliaient sous nos efforts dans cette pirogue abandonnée.
Les personnes qui n’ont point voyagé chez les sauvages ne comprendront pas comment, sans instruments et sans clous, on peut boucher les fissures d’une embarcation, et la mettre en état de prendre la mer; ce moyen cependant est des plus simples: nos poignards, des bambous et quelques rotins suppléaient à tout.
En grattant un bambou, on en retire une espèce d’étoupe que l’on met dans les fentes, pour que l’eau ne s’y introduise pas.
S’il faut boucher une ouverture de quelques pouces de diamètre, on retire encore, du bambou, une petite planchette un peu plus grande que l’ouverture que l’on veut boucher; puis, avec la pointe du poignard, on la perce tout autour de petits trous correspondant à des trous pareils que l’on a pratiqués à l’embarcation même. Ensuite, avec une longueur suffisante de rotin, qui a été divisée et effilée en petites cordes, on coud la planchette sur l’ouverture, comme on pourrait coudre un morceau de drap sur un habit; on recouvre la couture avec de la gomme élémie, et l’on est sûr que l’eau ne s’y introduira pas.
Le rotin remplace ainsi le chanvre, et répond à tous les besoins qui peuvent, je crois, se présenter.
Nous travaillâmes avec ardeur à notre véritable planche de salut.
Une fois radoubée, nous y plaçâmes deux forts balanciers composés de deux gros bambous, car, sans ces balanciers, nous n’eussions pas navigué dix minutes sans chavirer.
Un autre bambou nous servit à faire un mât; notre grand sac en natte, où était notre squelette, fut transformé en voile; enfin, la nuit n’était pas très-avancée quand tous nos préparatifs furent terminés.
Le vent était favorable; nous avions hâte d’essayer notre embarcation et de lutter contre de nouvelles difficultés. Nous mîmes dans notre pirogue nos armes et le squelette, cause de nos tribulations nouvelles; puis nous la poussâmes sur le sable pour la mettre à flot.
Pendant plus d’une grande demi-heure nous eûmes à lutter contre les brisants. A chaque instant, nous étions sur le point d’être engloutis par de grosses lames qui venaient se briser sur les rochers qui bordent la côte.
Enfin, après des difficultés et des dangers inouïs, nous pûmes atteindre la pleine mer, où la lame plus régulière, véritable montagne mobile, élève sans secousse une frêle embarcation presque à la hauteur des nuages, et avec la même mansuétude la précipite dans un abîme, d’où elle se relève pour reparaître de nouveau au sommet d’une montagne liquide.
Ces grandes lames, qui se succèdent d’intervalles en intervalles ordinairement très-réguliers, font courir peu de dangers au bon pilote qui a la précaution de leur présenter toujours la proue: mais malheur à lui s’il s’oublie, et si en faisant une fausse manœuvre il présente le côté! il est alors certain de chavirer et de faire naufrage.
J’étais si habitué à gouverner des pirogues, que, plus confiant en ma vigilance qu’en celle de mes Indiens, j’avais pris le gouvernail.
Le vent était de travers, nous avions déployé notre petite voile, nous faisions bonne route, quoique à chaque instant je fusse obligé de mettre la proue au large pour faire face à la lame.
Nous étions déjà à une assez grande distance de la côte pour ne pas craindre, si le vent venait à changer, que la lame nous rejetât dans les brisants; tout nous faisait espérer une navigation heureuse, quand j’entendis mes pauvres Indiens faire des efforts. Ils n’avaient jamais navigué que sur le lac, sur l’eau douce: ils venaient d’être pris du mal de mer.
C’était fâcheux pour moi, car je savais par expérience que la personne atteinte de ce mal, surtout pour la première fois, est tout à fait incapable de rendre aucun service, et même de se défendre contre le plus petit danger qui la menacerait.
Il ne fallait donc plus compter que sur moi seul pour gouverner la barque; aussi je dis à celui qui tenait l’écoute de me la passer. Je la tournai autour de mon pied, car je n’avais pas trop de mes deux mains pour la pagaye qui me servait de gouvernail. Mes pauvres Indiens, comme deux corps inanimés, se couchèrent dans le fond de la pirogue.
Quand je songe à la position dans laquelle je me trouvais, au milieu de l’océan soi-disant Pacifique, dans une frêle pirogue, ayant pour auxiliaires deux individus sans mouvement, deux crânes et un squelette d’Ajetas, je ne puis m’empêcher de supposer à mon lecteur la tentation assez naturelle de croire que je forge une histoire pour mon bon plaisir. Cependant je ne raconte que l’exacte vérité, et, du reste, me croira qui voudra.
J’étais donc seul dans ma frêle embarcation à lutter continuellement contre ces grosses lames qui m’obligeaient à chaque instant à dévier de la route.
Le jour pour moi tardait bien à revenir... car avec lui j’espérais reconnaître la plage de Binangonan-de-Lampon, refuge assuré où je devais retrouver l’hospitalité la plus franche et les secours précieux de mes anciens amis.
Enfin, ce soleil tant désiré parut à l’horizon; je reconnus alors que nous étions environ à trois lieues de la côte; j’avais beaucoup trop pris le large, et dépassé Binangonan d’une grande distance; il était impossible de revenir en arrière, le vent ne le permettait pas. Je me décidai donc à poursuivre la même route, et à faire tout mon possible pour arriver avant la nuit à Maoban, grand village tagaloc, situé sur la côte est de Luçon, et qu’une petite chaîne de montagnes sépare du lac de Bay.
Les premiers rayons du soleil et un peu de calme remirent mes Indiens en état de me rendre quelques services.
Nous passâmes toute la journée sans boire ni manger, et nous eûmes le chagrin de voir revenir l’obscurité sans avoir atteint notre but.
Cette position était des plus inquiétantes. Il pouvait survenir un orage, le vent pouvait souffler avec force, et la seule ressource que nous aurions eue alors était d’aller nous jeter au milieu des brisants pour faire côte: mais heureusement il n’en fut rien, et vers le milieu de la nuit nous reconnûmes, par une petite île, que nous étions en face du village de Maoban.
Je laissai aussitôt arriver, et, peu de temps après, nous nous trouvâmes dans une baie calme et paisible, près d’une plage sablonneuse.
La fatigue et le manque d’aliments avaient complétement épuisé mes forces; je mis pied à terre, je m’étendis sur le sable et m’endormis d’un profond sommeil, qui dura jusqu’au jour.
Lorsque je me réveillai, les rayons du soleil dardaient en plein sur moi; il était à peu près sept heures.
En toute autre occasion, j’aurais rougi de ma paresse; mais le moyen de m’en vouloir après trente-six heures de jeûnes et d’efforts désespérés!
Pendant mon sommeil, un de mes Indiens était allé au village chercher des provisions; je trouvai près de moi d’excellent riz et du poisson salé. Nous fîmes un repas délicieux et splendide.
Mes Indiens m’engagèrent, de la part des habitants, à me rendre au village pour y passer la journée; mais j’avais trop hâte d’arriver à mon habitation.
Je savais qu’en marchant bien nous pouvions traverser les montagnes et arriver à la nuit sur le bord du lac de Bay, à quelques heures de chez moi; je me décidai donc à partir sans délai.
Nous eûmes bientôt retiré nos effets de notre embarcation; la petite voile reprit sa forme primitive pour contenir les crânes et le squelette, cause de tous les dangers que nous venions d’affronter; et tous trois enfin, bien restaurés, munis de provisions pour la journée, nous commençâmes à gravir les hautes montagnes qui séparent le golfe de Maoban du lac de Bay.
La journée fut fatigante et pénible.
A sept heures du soir, nous nous embarquâmes sur le lac, et vers le milieu de la nuit nous arrivâmes à Jala-Jala, où j’oubliai bien vite toutes les fatigues de ce long et périlleux voyage, en pressant sur mon cœur mon cher fils et le couvrant de mes baisers paternels.
Mon bon ami Vidie, à qui j’avais vendu mon habitation, me remit des lettres qu’il avait reçues de Manille. On m’y attendait depuis plusieurs jours pour des affaires importantes. Je me décidai à partir dès le lendemain.
Je venais de terminer le dernier voyage que je devais faire dans l’intérieur des Philippines; je ne voulais plus m’éloigner de mon fils, seul être qui me restait de tous ceux que j’avais si tendrement aimés; je l’emmenai à Manille avec moi; je ne fis pas tout à fait mes adieux à Jala-Jala. Cependant j’avais presque l’intention de ne plus y revenir.
Le voyage fut pour moi aussi agréable que le permettaient mes tristes souvenirs.
J’éprouvais un si grand bonheur à tenir dans mes bras mon enfant et à recevoir ses naïves caresses, que j’oubliais par instant tous mes malheurs....
J’arrivai à Manille et fus prendre ma demeure chez Baptiste Vidie, frère de l’ami que j’avais laissé à l’habitation.
Après avoir échappé à l’attaque des Ajetas, je m’étais aperçu que j’avais une petite blessure à l’index de la main droite, et j’attribuai ce léger accident à une branche ou une épine qui m’avait froissé lorsque, avec tant de précipitation, nous nous sauvions des flèches que nous décochaient les sauvages.
La première nuit que je passai à Manille, je ressentis à l’endroit de cette légère blessure des douleurs si aiguës, que je tombai deux fois sans connaissance.
La souffrance augmentait à chaque instant, et devint si violente, que je ne doutai plus qu’elle ne fut causée par le poison d’une flèche d’Ajetas; je fis venir un de mes confrères.
Après un scrupuleux examen, il me fit au doigt une large incision qui ne me procura aucun soulagement; la main, au contraire, s’envenimait. Peu à peu l’inflammation gagna tout le bras, et je fus bientôt dans un état alarmant...
Bref, après un mois de souffrances et d’inquiétudes les plus cruelles, il sembla que le poison fût passé à la poitrine. Je n’avais pas un moment de sommeil, et malgré moi des cris sourds et douloureux sortaient de ma poitrine en feu; mes yeux se voilaient, une sueur ardente inondait mon visage, mon sang brûlant ne circulait plus dans mes veines, ma vie semblait s’éteindre.
Les médecins déclarèrent que je ne passerais pas la nuit.
D’après les usages du pays, on me prévint qu’il fallait songer à mettre ordre à mes affaires.
Je demandai qu’on fit venir près de moi le consul général de France, mon bon ami, Adolphe Barrot.
Je savais Adolphe homme de cœur et de dévouement: je lui recommandai mon fils. Il me promit d’en avoir soin comme s’il eût été son propre enfant, de le conduire en France et de le remettre à ma famille.
Ensuite vint un bon moine dominicain: nous nous entretînmes longuement, et, après m’avoir prodigué les consolations de son ministère, il m’administra l’extrême-onction. Tout enfin s’était passé avec les formes voulues; il ne manquait plus que moi pour achever la cérémonie funèbre.
Toutefois, au milieu de tous ces préparatifs, moi seul n’étais pas aussi pressé, et malgré mes douleurs je conservais ma présence d’esprit, et ne voulais pas mourir.
Était-ce du courage? Était-ce cette grande confiance de ma force et de ma robuste santé qui me faisait croire à ma guérison? Était-ce un pressentiment, une voix intérieure qui me disait: Les médecins se trompent; et quelle surprise ils auront demain de me trouver mieux!... Bref, je ne voulais pas mourir; selon moi, ma volonté devait arrêter l’ordre de la nature, et me faire survivre à toutes les douleurs imaginables.
Le lendemain, j’étais mieux; les médecins me trouvèrent le pouls régulier et sans intermittence. Quelques jours après, le poison passa de la poitrine à la peau; tout mon corps se couvrit d’une éruption miliaire... Dès lors j’étais sauvé.
Ma convalescence fut longue, et plus d’une année après je ressentais encore de vives douleurs dans la poitrine.
Pendant le cours de ma maladie, j’avais reçu bien des marques d’affection de mes compatriotes, et en général de tous les Espagnols habitants de Manille; je dois dire ici, à la louange de ces derniers, que, pendant vingt années passées aux Philippines, j’ai toujours trouvé, dans tous ceux avec lesquels j’ai eu des relations, une grande noblesse d’âme et un dévouement sans égoïsme.
Aussi jamais je n’oublierai tous les services que j’ai reçus de cette noble race, pour qui je conserve de vifs sentiments de reconnaissance.
Pour moi, tout Espagnol est un frère à qui je serais heureux de prouver que ses compatriotes n’ont point obligé un ingrat.
J’espère que mon lecteur me pardonnera de m’éloigner ainsi de mon sujet pour remplir un devoir de reconnaissance. Ne sont-ce pas mes souvenirs que j’écris2?
Le désir d’entreprendre prochainement avec mon fils le voyage qui devait me rendre à ma patrie, la pensée de revoir ma bonne mère, mes sœurs et tant d’amis que j’y avais laissés, me réconciliait avec l’existence, et me faisait entrevoir encore un peu de bonheur.
J’attendais avec impatience l’époque de m’embarquer; mais, hélas! ma mission n’était point encore terminée aux Philippines, et une nouvelle catastrophe allait rouvrir toutes mes douleurs.
Serpent boa étouffant un sanglier. Page 342.
1 Ce squelette est maintenant au Musée d’anatomie.
2 La reconnaissance me fait un devoir de nommer ici quelques personnes qui m’ont donné bien des marques d’affection et de bienveillance. Il serait ingrat de ma part de les oublier, et je les prie d’agréer avec bonté cette marque de mon souvenir.
Les gouverneurs des Philippines auxquels je dois ce souvenir sont:
Les généraux Martinès,
Ricafort,
Torrès,
Eurile,
Camba,
Salazar.
Dans les diverses administrations de la colonie, les oïdores don Inigo Asaola,
Otin-i Doazo,
Don Matias Mier,
Don Jacobo Varela, administrateur général des boissons,
Don José Fuente, commissaire dans le corps du génie, qui m’a rendu de grands et nombreux services,
Le colonel don Thomas de Murieta, corrégidor de Tondoc,
Le colonel du génie don Mariano Goïcochea,
Le colonel et commandant Santa Romana,
Le gouverneur de province don José Atienza,
Les frères Ramos, fils de l’oïdor,
Toute la famille Caldéron,
Celle de Señeris,
Don Baltazar Mier,
Don José Ascaraga,
Enfin mon ami don Domingo Roxas, dont le fils don Mariano Roxas, après avoir reçu à Manille une instruction brillante et solide, est venu voyager en Europe, où il a acquis des connaissances si étendues dans les sciences et les arts, que lorsqu’il retournera aux îles Philippines, il y remplacera dignement son respectable père, qu’une mort prématurée a enlevé à l’industrie, à l’agriculture, et aux progrès de son pays.