Aventures d'un Gentilhomme Breton aux îles Philippines
Chapitre XII.
Les Igorrotès.
Après cette collation, quelques branches d’arbres abattues et réunies sur le sol très-humide au fond de grands bois furent notre lit, et nous y dormîmes jusqu’au lendemain sans crainte, et surtout sans faire de sombres rêves.
A l’aube naissante, nous reprîmes notre route. La nature s’éveillait comme nous; elle était belle et calme.
Les vapeurs qui s’échappaient de son sein la couvraient d’un voile comme une jeune vierge à son lever; puis, peu à peu ce voile se déchirait par lambeaux, et ces lambeaux, balancés mollement par la brise matinale, disparaissaient en allant se briser sur les cimes des arbres ou aux sommets des rochers.
Nous marchâmes longtemps; vers le milieu du jour, nous arrivâmes dans une petite plaine habitée par les Igorrotès.
Il y avait en tout trois cabanes. La population n’était pas nombreuse.
Sur le seuil d’une de ces cabanes, je vis un homme d’une soixantaine d’années et quelques femmes.
Nous étions arrivés par derrière les huttes, et nous avions surpris les sauvages; ils n’eurent pas le temps de s’enfuir à notre approche: nous étions au milieu d’eux.
Je recommençai ce que j’avais fait en arrivant à Palan; seulement je n’avais plus de grains de corail et de verroterie, mais j’offris de notre cerf, et je leur fis comprendre par mes gestes que nous venions avec d’excellentes intentions.
Dès lors il s’établit entre nous une conversation mimique assez curieuse, et pendant laquelle je pus observer tout à mon aise la nouvelle race que je voyais.
Je remarquai que la toilette des Igorrotès était à peu près la même que celle des Tinguianès, moins les ornements, mais que leurs traits et leur physionomie étaient tout à fait différents.
L’homme était plus petit, sa poitrine était excessivement large, sa tête démesurément grosse, ses membres développés, sa force herculéenne; ses formes étaient moins belles que celles des sauvages que je quittais; sa couleur était d’un bronze foncé, très-foncé même. Il avait le nez moins aquilin, et les yeux jaunes et entièrement fendus, à la chinoise.
Les femmes avaient aussi des formes très-marquées, une couleur foncée, et des cheveux longs relevés à la chinoise.
Malheureusement il m’était impossible en mimant d’arriver à obtenir les renseignements que je désirais avoir, et je me bornai à visiter la case.
C’était bien une véritable hutte. Point d’étage. L’entourage était fermé par des pieux d’une grosse dimension, surmontés d’un toit en forme de ruche; il n’y avait qu’une petite ouverture, de laquelle on ne pouvait guère profiter qu’en se traînant sur le ventre.
Malgré cette difficulté, je voulus voir l’intérieur, et fis signe à mon lieutenant de veiller; puis je m’introduisis dans la cabane.
Les Igorrotès furent très-surpris de mon action, mais ils ne cherchèrent pas à m’empêcher de l’accomplir.
J’entrai dans une espèce de bouge infect. Une petite ouverture au sommet du toit donnait un peu de jour, et laissait la fumée de l’âtre s’échapper. Le sol était jonché de poussière: c’est sur cette douce couche que reposait sans doute la famille. Dans un coin je pus distinguer quelques lances de bambou, quelques noix de coco divisées et servant de vase, un petit tas de cailloux ronds qui étaient là pour servir de défense en cas d’attaque, et quelques morceaux de bois grossièrement travaillés qui servaient d’oreillers.
Je sortis promptement de cette tanière, l’odeur infecte qu’on y respirait m’en chassa; d’ailleurs j’avais tout vu.
Je demandai par signes à l’Igorrotè quelle route je devais suivre pour rejoindre les chrétiens; il me comprit, m’indiqua le chemin avec son doigt, et nous partîmes pour continuer notre voyage.
Je remarquai, en passant, quelques champs de patates et de cannes à sucre; c’était sans doute la seule culture de ces malheureux sauvages.
Après avoir cheminé pendant une heure, nous faillîmes courir un grand danger. A notre entrée dans une vaste plaine, nous vîmes un Igorrotè qui s’enfuyait à toutes jambes; il nous avait aperçus, et j’attribuais cette fuite à la peur, lorsque tout à coup nous entendîmes le bruit du tam-tam et de la conge, et vîmes vingt hommes armés de lances qui venaient vers nous.
Je compris que nous allions avoir à combattre, et je dis à mon lieutenant de faire feu sur le groupe, en ayant bien soin de n’atteindre personne.
Alila tira; sa balle passa par-dessus les têtes des sauvages, qui furent si étonnés du bruit causé par la détonation, qu’ils s’arrêtèrent subitement et nous examinèrent attentivement.
Je profitai prudemment de leur surprise; et une immense forêt s’offrant à notre droite, nous y entrâmes en laissant le village à gauche; les sauvages heureusement ne nous suivirent pas.
Mon lieutenant n’avait pas soufflé le mot pendant toute cette scène.
J’avais déjà remarqué plusieurs fois qu’il devenait muet pendant le danger.—Quand nous eûmes perdu de vue les Igorrotès, la parole lui étant revenue:
«Maître, me dit-il d’un ton mécontent, combien j’ai de regret de n’avoir pas tiré juste au milieu de ces mécréants!...
«—Pourquoi cela? lui demandai-je.
«—Parce que je suis sûr que j’en aurais tué un.
«—Eh bien?
«—Eh bien, maître, au moins notre voyage ne se serait pas terminé sans que nous eussions envoyé au diable un sauvage.
«—Ah! Alila, lui dis-je, tu es donc devenu méchant?
«—Non, maître, répondit-il; mais je ne sais pas pourquoi vous êtes si bon pour cette race maudite... vous qui poursuivez les Tulisanès1, qui valent cent fois mieux, et qui sont chrétiens.
«—Comment, m’écriai-je, des bandits, des voleurs, des assassins, valent mieux que de pauvres êtres primitifs qui n’ont personne pour les guider dans le bien?
«—Oh! maître, répondit mon lieutenant d’un ton sentencieux cette fois, les bandits, comme vous les nommez, ne sont pas ce que vous pensez... Le Tulisanè n’est pas un assassin. Quand il tue, c’est qu’il est obligé de défendre sa vie... et s’il le fait, c’est toujours de bon cœur...
«—Oh! oh! dis-je, et le vol, comment expliques-tu ça?
«—S’il vole, c’est seulement pour prendre un peu du superflu des riches et le donner aux pauvres; voilà tout. Savez-vous l’emploi que fait le Tulisanè de ce qu’il dérobe?
«—Non, maître Alila, répondis-je en souriant.
«—Eh bien! il ne garde rien pour lui, dit mon lieutenant avec orgueil. D’abord il en donne une partie au prêtre, pour lui faire dire des messes.
«—Ah! c’est édifiant. Ensuite?
«—Ensuite il en donne une autre à sa maîtresse, car il l’aime et veut toujours la voir parée... Puis, le reste, il le dépense avec ses amis. Vous le voyez, maître, le Tulisanè prend du superflu d’une personne pour en contenter plusieurs. Il est loin d’être aussi méchant que ces sauvages, qui vous tuent sans rien dire et vous mangent la cervelle...»
Et Alila fit un long soupir... La cervelle lui revenait toujours... Sa conversation m’intéressait tellement, son système était si curieux, et lui-même était de si bonne foi en l’expliquant, qu’à l’écouter j’oubliais presque mes Igorrotès.
Nous continuâmes notre route à travers le bois, en nous dirigeant le plus possible vers le sud, pour nous rapprocher de la province de Boulacan, où je devais aller retrouver mon pauvre malade, qui s’inquiétait sans doute de ma longue absence.
Lors de mon départ, je n’avais rien laissé connaître de mon projet; il est à penser que si on l’eût su, j’eusse passé pour mort.
Le souvenir de ma femme que j’avais laissée à Manille, et qui était loin de me croire chez les Igorrotès, me faisait désirer de revenir le plus tôt possible dans ma famille.
Absorbé dans mes pensées, entraîné par mes réflexions, je marchais silencieusement, sans jeter cette fois les yeux sur la végétation qui étalait ses riches trésors à nos côtés.
Il fallait que je fusse bien préoccupé, car une forêt vierge entre les tropiques, et surtout aux Philippines, n’est en rien comparable à nos forêts d’Europe.
Le bruit d’un torrent vint me rappeler le lieu où je me trouvais, et je saluai la nature dans ses gigantesques productions.
Je regardai au-dessus de moi, et j’aperçus un immense balèté, figuier extraordinaire qui croît dans les sombres et mystérieuses forêts des Philippines. Je m’arrêtai pour admirer le balèté.
Cet arbre immense provient d’une graine semblable à celle de la figue ordinaire; son bois est blanc et spongieux, il acquiert en peu d’années une croissance extraordinaire.
La nature, qui a tout prévu, qui permet au jeune agneau de laisser sa laine aux buissons du chemin pour que l’oiseau timide puisse la dérober et en former un nid, s’est montrée dans tout son génie en faisant grandir le figuier des Philippines.
Les branches de cet arbre partent généralement de son tronc, s’étendent horizontalement, et forment un coude pour s’élever ensuite perpendiculairement; mais, ainsi que je l’ai dit déjà, l’arbre est spongieux, facile à se rompre; et lorsque la branche, en formant sa courbe, est trop faible, elle se casserait infailliblement, si un fil que les Indiens appellent goutte d’eau ne s’échappait de l’arbre pour aller prendre racine en terre, et, grossissant en raison de la branche, lui former un étai vivant.
Ensuite, autour du tronc s’étendent, à une très-grande distance du sol, des supports naturels qui vont se terminer en pointe vers le milieu du tronc. Le grand architecte de l’univers a tout prévu.
Le coup d’œil qu’offre le balèté est souvent d’un pittoresque indescriptible.
Aussi, le croirait-on? dans un espace de quelques centaines de pas de diamètre, espace qu’occupent d’ordinaire ces gigantesques figuiers, on voit tour à tour des grottes, des vestibules, des chambres, qui souvent sont meublées de siéges naturels formés par des racines.
Nulle végétation n’est plus variée ni plus extraordinaire.
Cet arbre pousse parfois sur un rocher où il n’y a pas un pouce de terre; ses longues racines s’étendent sur le sol du rocher, le contournent, et vont se plonger dans le ruisseau voisin. C’est un chef-d’œuvre, bien commun cependant dans les forêts vierges des Philippines.
«—Voici un bon endroit pour passer la nuit, dis-je à mon lieutenant.»
Il recula de plusieurs pas.
«—Comment, dit-il, est-ce que vous voulez vous arrêter ici, maître?
«—Certainement, répondis-je.
«—Ah! mais vous ne voyez donc pas que nous y sommes beaucoup plus en danger qu’au milieu des Igorrotès?... »
«—Pourquoi donc sommes-nous en danger? demandai-je...
«—Pourquoi? pourquoi? Ne savez-vous donc pas que c’est dans les grands balètés qu’habite le Tic balan2? Si nous restons ici, vous êtes bien sûr que je ne dormirai pas un instant, et que toute la nuit nous serons tourmentés... »
Je souris; mon lieutenant vit mon sourire.
«—Oh! maître, dit-il tristement, que voulez-vous que nous fassions sur un esprit qui ne craint ni la balle, ni le poignard?»
L’effroi du pauvre Tagal était trop grand pour que je lui résistasse; je cédai, et nous allâmes nous abriter dans un lieu beaucoup moins à mon goût, mais bien plus à celui d’Alila.
Notre nuit se passa comme toutes les autres, c’est-à-dire parfaitement bien; nous nous réveillâmes pour reprendre notre course dans la forêt.
Il y avait deux heures que nous marchions, lorsqu’au sortir du bois pour entrer en plaine nous nous trouvâmes face à face avec un Igorrotè, monté sur un buffle.
La rencontre était assez curieuse. Je présentai le canon de mon fusil au sauvage, mon lieutenant saisit la monture par la longe, et je fis signe à l’Igorrotè de ne pas bouger; puis, toujours en mimant, je m’informai s’il était seul.
Je compris qu’il n’avait pas de compagnon de route et qu’il se rendait au nord, à l’opposé de nous.
Alila, qui décidément en voulait aux sauvages, désirait tirer un coup de fusil à celui-là et lui loger une balle dans la tête; je m’opposai vigoureusement à ce projet, et lui dis de lâcher le buffle.
«—Maître, dit-il, voyons au moins ce que renferment les vases que voici!»
L’Igorrotè avait attaché sur le col de son buffle trois ou quatre vases, recouverts de feuilles de bananier.
Mon lieutenant, sans attendre ma réponse, y porta le nez et reconnut, à sa grande satisfaction, qu’ils contenaient un ragoût de cerf qui jetait un certain parfum. Toujours sans me consulter, il détacha le plus petit des vases, donna un coup de crosse de fusil au buffle qu’il lâcha, et dit:
«—Ve-te, Judio! (Va, vilain Juif!)»
L’Igorrotè, se voyant libre, s’enfuit de toute la vitesse de son buffle; et nous, nous rentrâmes dans les bois en évitant les endroits découverts, de crainte d’être surpris par un trop grand nombre de sauvages.
Vers les quatre heures, nous fîmes halte pour prendre notre repas.
Mon lieutenant attendait ce moment avec impatience, car le vase du sauvage répandait une suave odeur.
Enfin, l’instant désiré arriva; nous nous assîmes sur la pelouse: je plongeai mon poignard dans le vase qu’Alila avait approché du feu, et j’en retirai... une main tout entière3.
Mon pauvre lieutenant fut aussi stupéfait que moi, et nous restâmes quelques minutes sans nous adresser la parole.
Enfin je donnai un vigoureux coup de pied dans le vase, qui se brisa; la chair humaine qu’il contenait s’éparpilla sur le sol. Je tenais toujours la main fatale au bout de mon poignard...
Cette main me faisait horreur; je l’examinai avec soin, elle me parut avoir appartenu à un enfant ou à un Ajetas, race de sauvages qui habite les montagnes de Nueva-Exica et de Maribèles, de laquelle j’aurai occasion de parler dans le cours de ce récit.
Je pris quelques tiges de palmier cuites sous la cendre; Alila m’imita, et nous repartîmes, assez mécontents, chercher un gîte pour la nuit.
Deux heures après le lever du soleil, nous sortîmes de la forêt pour entrer dans la plaine.
De distance en distance nous trouvions des champs de riz cultivés à la manière tagale; mon lieutenant me dit alors avec une joie naïve:
«—Maître, nous sommes sur la terre des chrétiens!»
En effet, la route devenait plus facile. Nous suivîmes un petit sentier, et vers le soir nous arrivâmes devant une cabane indienne.
Au seuil de cette cabane une jeune fille était assise; des larmes coulaient avec abondance sur son visage attristé. Je m’approchai, et lui demandai la cause de son chagrin.
En entendant mes questions elle se leva, et sans y répondre nous conduisit au fond de son habitation.
Là nous vîmes le corps inanimé d’une vieille femme, et nous apprîmes que cette morte était la mère de la jeune fille.
Son frère était allé jusqu’au village chercher les parents de la défunte, pour qu’ils l’aidassent à transporter son corps.
Cette scène m’attendrit. Je cherchai à consoler la jeune désolée, et lui demandai l’hospitalité, qui nous fut accordée aussitôt.
La compagnie d’une morte ne m’effrayait pas; mais je pensai à Alila, si superstitieux et si craintif quand il s’agissait des revenants et des esprits malins.
«—Eh bien! lui dis-je, n’as-tu pas peur de passer la nuit auprès d’une morte?
«—Non, maître, me répondit-il hardiment. Cette morte c’est une âme chrétienne, qui, loin de nous vouloir du mal, veillera sur nous.»
Je m’étonnai de la réponse du Tagaloc, de son calme, de sa sécurité. Le coquin avait des motifs pour me parler ainsi.
Les cases indiennes, dans les campagnes, ne se composent jamais que d’une chambre; celle où nous étions était à peine assez grande pour nous loger tous quatre.
Chacun de nous s’y arrangea le mieux qu’il lui fut possible.
La morte occupait le fond; une petite lampe placée à sa tête jetait une faible clarté; auprès d’elle était couchée sa pauvre fille.
Je m’étais placé à une petite distance de ce lit funéraire, et mon lieutenant était le plus rapproché de la porte, que nous avions laissée ouverte pour éviter la chaleur et le mauvais air.
Vers les deux heures de la nuit je fus réveillé par une voix déchirante, et je sentis au même instant que quelqu’un passait par-dessus moi en poussant des cris qui retentirent bientôt en dehors de la cabane.
Je portai aussitôt la main du côté où était couché Alila; sa place était vide, la lampe était éteinte, l’obscurité complète...
Cela m’inquiéta.
J’appelai la jeune fille; elle me répondit qu’elle avait entendu comme moi des cris et du bruit, mais qu’elle en ignorait la cause.
Je pris mon fusil et je sortis, en appelant mon lieutenant. Personne ne répondait, tout restait silencieux.
Alors je me mis à parcourir la campagne au hasard, appelant de temps en temps Alila...
J’avais fait environ une centaine de pas, lorsque j’entendis sortir d’un arbre auprès duquel je passais ces mots timidement prononcés:
«—Je suis ici, maître!»
C’était Alila. Je m’approchai, et vis mon lieutenant blotti derrière le tronc de l’arbre, et tremblant comme une de ses feuilles.
«—Que t’est-il donc arrivé? lui demandai-je, et que fais-tu là?»
«—O maître! me dit-il, pardonnez-moi: il m’est arrivé de mauvaises pensées; la jeune Indienne me les a inspirées, mais le démon seul me les a soufflées... Je me suis approché cette nuit de la couche de la jeune fille; j’ai éteint la lampe quand je vous ai vu bien endormi.»
«—Et puis? dis-je impatienté.»
«—Et puis... j’ai voulu embrasser la jeune femme; mais, au moment où je me suis approché, la morte a pris la place de sa fille; je n’ai plus trouvé qu’une figure froide et glacée; et, au même instant, deux grands bras se sont allongés pour me saisir... Alors j’ai poussé un cri... je me suis enfui... Mais la vieille femme m’a suivi, la morte a marché derrière moi, et elle n’a disparu que tout à l’heure, en entendant votre voix: c’est alors que je me suis abrité derrière cet arbre, où vous me voyez maintenant.»
La frayeur du Tagaloc et sa méprise me donnèrent envie de rire; mais je lui adressai une réprimande sévère sur la mauvaise intention qu’il avait eue d’abuser de l’hospitalité qu’on nous avait si gracieusement offerte.
Il se repentit, et me pria de l’excuser. Il était, je crois, assez puni par sa frayeur.
Je voulus le ramener à la cabane, ce fut impossible. Je lui laissai mon fusil, et je rentrai dans la case.
La pauvre fille était aussi tout effrayée.
Je la mis au courant de l’aventure, je la remerciai de l’accueil qu’elle nous avait fait; et, la nuit étant avancée, j’allai rejoindre Alila, qui m’attendait avec impatience.
L’espoir de revoir bientôt nos parents, notre pays, doubla nos forces; et avant le coucher du soleil nous atteignîmes un village indien, sans qu’il nous fût survenu rien de remarquable. C’était notre dernière étape.
Après ce long et intéressant voyage, j’arrivai à Quingua, bourg de la province de Boulacan, où j’avais laissé mon ami en convalescence.
Mon absence prolongée avait causé de grandes inquiétudes; ma femme, étant heureusement restée à Manille, ignorait le voyage que j’avais entrepris et exécuté.
Mon malade s’était écarté du régime prescrit, son mal s’était aggravé, et il m’attendait avec impatience pour retourner mourir, disait-il, dans sa maison: ses vœux furent satisfaits.
Nous partîmes quelques jours après mon retour, et nous arrivâmes le lendemain à Manille, où mon ami rendit le dernier soupir au milieu de sa famille.
Cet événement attrista le plaisir que j’éprouvais de revoir ma femme.
Quelques jours après le décès de notre ami, nous nous embarquâmes et fîmes voile pour Jala-Jala.
Nous voyageâmes fort agréablement sur le lac, jusqu’à la sortie du détroit de Quinabutasan; mais, arrivés là, nous trouvâmes un vent d’est tellement violent, les eaux du lac si tourmentées, que nous dûmes rentrer dans le détroit, et aller mouiller près de la cabane du vieux pêcheur Re-Lampago, dont j’ai déjà parlé.
Nos matelots mirent pied à terre pour préparer leur souper: quant à nous, nous restâmes nonchalamment couchés dans notre embarcation, pendant que le vieux pêcheur, accroupi à quelques pas de nous à la manière indienne, faisait de son mieux pour nous distraire en nous racontant des histoires de bandits.
Chapitre XIII.
Aventures de Re-Lampago.
Je l’interrompis tout à coup, et lui dis:
«Re-Lampago, je préférerais entendre le récit des aventures qui te sont arrivées; conte-nous donc plutôt tes malheurs.»
Le vieux pêcheur poussa un soupir; puis, ne voulant pas me désobliger, il commença sa narration en ces termes poétiques, si familiers à la langue tagale, et qu’il est presque impossible de reproduire dans une traduction:
«—La lagune n’est pas mon pays, dit-il; je suis né sur l’île de Zébu. J’étais à vingt ans ce que l’on appelle un beau garçon; mais, croyez-le bien, je ne tirais aucun orgueil de mes avantages physiques, et je préférais être le premier pêcheur de mon village. Mes compagnons me jalousaient cependant, et cela parce que les filles me regardaient avec une certaine complaisance, et semblaient me trouver à leur goût.»
Je souris de l’aveu naïf du vieillard. Il s’en aperçut.
«Je vous dis ces choses-là, monsieur, reprit-il, parce qu’à mon âge on peut en parler sans crainte de paraître ridicule. Il y a si longtemps! Et puis, sachez-le bien, c’est pour vous faire un récit exact que je rapporte ces particularités, et non par vanité! D’ailleurs, les regards que les jeunesses daignaient m’adresser lorsque je traversais le village ne me flattaient aucunement.
«J’aimais Thérésa, monsieur; je l’aimais avec passion, j’étais aimé d’elle: tout autre regard que le sien m’était bien indifférent. Ah! c’est que Thérésa était la plus jolie fille du village! Elle a fait comme moi, la pauvre femme! elle a bien changé. Les années sont un poids énorme qui vous courbe malgré vous, et contre lequel il n’y a pas à lutter.
«Quand, assis comme je le suis en ce moment, je songe aux beaux jours de ma jeunesse, à la force, au courage que nous puisions dans notre mutuelle affection, je répands des larmes de regret et d’attendrissement.
«Où sont-ils ces beaux jours? Ils ont disparu sous les vents âpres et terribles qui amènent les orages. La vie a son aube comme le jour, et comme le jour aussi elle a son déclin... »
Le pêcheur s’arrêta. Je ne voulus pas interrompre ce moment de méditation. Il s’établit alors un profond silence, qui dura quelques instants.
Tout à coup Re-Lampago sembla sortir d’un songe, il passa la main sur son front, nous regarda comme pour s’excuser de ce moment d’absence, et continua:
«Nous avions été élevés ensemble, dit-il, et nous nous étions fiancés aussitôt que nous avions grandi. Thérésa serait morte plutôt que d’appartenir à un autre, et, ainsi que je le prouverai bientôt, j’eusse accepté toutes les conditions, même les plus défavorables, pour ne pas quitter l’amie de mon cœur.
«Hélas! dans la vie c’est presque toujours avec ses larmes que l’on trace son pénible chemin.
«Les parents de Thérésa s’opposaient à notre union; ils alléguaient toujours de vains prétextes, et, quels que fussent mes efforts pour les décider à m’accorder la main de ma fiancée, je ne pouvais y parvenir.
«Pourtant ils savaient bien que, semblables aux palmiers, nous ne pouvions vivre l’un sans l’autre, et que nous séparer c’eût été nous faire mourir! Mais nos pleurs, nos prières, nos douleurs ne trouvaient que des gens insensibles, et nous souffrions sans que personne comprît nos souffrances.
«Je commençais à me décourager, lorsqu’un matin la pensée pieuse me vint d’offrir à l’enfant Jésus de l’église de Zébu la première perle que je pêcherais.
«Je me rendis plus tôt que je n’avais coutume de le faire aux bords de la mer, et j’invoquai tout haut le Seigneur pour qu’il me protégeât et que l’on m’unît à ma Thérésa.
«Le soleil commençait à lancer ses feux sur la terre. Il dorait la surface argentée des eaux; la nature s’éveillait, et chaque être vivant chantait dans son langage un hymne au Créateur.
«Le cœur ému, je commençai à plonger pour retirer du fond de la mer la perle que je désirais si ardemment; mes recherches furent d’abord infructueuses.
«Si quelqu’un eût été à côté de moi en ce moment, il eût vu sur ma physionomie mon désappointement. Cependant je ne perdis pas courage. Je recommençai, mais sans être plus heureux.
«O Seigneur! m’écriai-je, vous n’entendez donc pas ma prière? Vous ne voulez donc pas pour votre fils bien-aimé l’offrande que je lui destine1?
«Je plongeai pour la sixième fois, et je rapportai du fond de la mer deux énormes huîtres; mon cœur bondit de joie.
«J’ouvris l’une, et j’y trouvai une perle si belle, que de ma vie je n’en avais vu de pareille. Ma joie fut si grande, que je me mis à danser dans ma pirogue, comme si j’avais perdu la raison. Le Seigneur daignait me protéger, puisqu’il me mettait à même d’accomplir mon vœu.
«Le cœur tout joyeux, je m’en retournai chez moi, et, ne voulant pas manquer à ma parole, je portai chez M. le curé de Zébu cette belle perle.
«—M. le curé, reprit le vieux pêcheur, fut enchanté de mon présent. Cette perle vaut 5,000 piastres2, et vous avez dû l’admirer comme toutes les personnes qui vont prier dans l’église, car l’enfant Jésus la tient toujours à la main. Le curé me remercia, et me félicita de ma bonne pensée.
«—Va, mon ami, me dit-il, le ciel te tiendra compte de ce désintéressement et de cette bonne action, et tôt ou tard tes vœux seront exaucés.
«Je sortis de chez le saint homme l’âme toute contente, et je courus dire à Thérésa les bonnes paroles du pasteur.
«Nous nous réjouîmes, comme deux enfants que nous étions.
«Ah! la jeunesse a reçu de Dieu tous les priviléges: elle a reçu surtout l’espérance. A vingt ans, si le cœur croit devoir espérer, tous les chagrins s’envolent; et comme la brise du matin boit les gouttes d’eau laissées par l’orage dans le calice des fleurs, de même l’espoir sèche les larmes qui roulent dans les yeux, et chasse les soupirs qui gonflent la poitrine et l’oppressent.
«Nous étions tellement sûrs que bientôt nos chagrins seraient finis, que nous ne pensions déjà plus à nos douleurs passées. Au printemps de la vie, le chagrin ne laisse pas plus de trace que le pied de l’Indien agile n’en laisse sur le sable quand le vent de la mer a soufflé!
«Les habitants du village en nous voyant si joyeux enviaient notre sort, et les parents de Thérésa ne trouvaient plus de prétextes pour empêcher notre mariage.
«Nous touchions au port, notre pirogue voguait doucement balancée par un vent doux; nous chantions l’hymne du retour, sans penser, hélas! que nous allions nous briser contre un écueil!
«Les jeunes Indiens ne voient pas, le matin, le grain qui doit les atteindre le soir; le buffle ne sait pas éviter le lacet, et souvent il s’élance au-devant du danger pour lui échapper. J’allais comme un insensé, regardant le soleil, sans songer au précipice qui était caché dans l’ombre. Le malheur me surprit d’autant plus que je ne l’attendais pas.
«Un soir, au retour de la pêche, au moment où je revenais me reposer de mes fatigues auprès de Thérésa, je vis arriver au-devant de moi un de mes voisins qui m’avait toujours témoigné une grande affection.
«A sa vue, un tremblement me saisit, les battements de mon cœur s’arrêtèrent. Son visage était pâle et tout changé. Ses yeux hagards lançaient des éclairs de terreur, sa voix était tremblante et agitée:
«—Les Moros3 sont débarqués sur la côte, me dit-il...
«—Ciel! m’écriai-je en mettant la main sur ma figure.
«—Ils ont surpris quelques personnes du village, et les ont emmenées prisonnières.
«—Et Thérésa? m’écriai-je.
«—Thérésa a été enlevée, répondit-il.
«Je n’entendis plus rien à cette révélation, et pendant quelques minutes, tel que le guerrier frappé au cœur par la flèche empoisonnée, je fus privé de tout sentiment.
«Lorsque je revins à moi, des larmes inondèrent mon visage et vinrent me soulager.
«Subitement je repris courage, et je compris qu’il ne fallait pas perdre de temps.
«Je courus à la plage, où j’avais laissé ma pirogue. Je la détachai, et m’élançai à force de rames à la poursuite des Malais, non dans l’espoir de leur arracher Thérésa, mais pour partager sa captivité et ses malheurs. On souffre moins à deux les maux qu’il faut souffrir.
«Celui qui m’avait apporté la fatale nouvelle me vit partir, et crut que j’étais fou. Mon visage portait en effet toutes les traces de l’aliénation mentale.
«Je semblais inspiré par le Grand Esprit; ma pirogue volait sur les eaux agitées de la mer, comme si elle eût eu des ailes. On eût dit que j’avais vingt rameurs à mes ordres; je fendais les flots avec la même rapidité que le vol de l’alcyon emporté par la tempête.
«Après quelques instants de navigation pénible et douloureuse, j’aperçus enfin les corsaires qui emmenaient mon trésor. Leur vue doubla mes forces, et je les rejoignis bientôt.
«Lorsque je fus auprès d’eux, je leur dis, avec des accents touchants et qui venaient de mon âme, que Thérésa était ma femme, et que je préférais être esclave avec elle que de l’abandonner.
«Les pirates écoutèrent ma voix étouffée par les larmes, et me prirent à leur bord, non par commisération, mais par cruauté.
«J’étais un esclave de plus! Pourquoi m’eussent-ils repoussé?
«Quelques jours après cette soirée fatale, nous arrivâmes à Jolo.
«Là, on fit le partage des captifs, et le maître que le sort nous donna nous emmena chez lui.
«Était-ce donc pour avoir un sort pareil que j’étais allé pêcher de grand matin, et que j’avais fait le vœu de donner à l’enfant Jésus de Zébu la première perle que je prendrais?...
«Malgré mon chagrin, je ne murmurai pas, et je ne regrettai pas mon offrande. Le Seigneur était le maître, sa volonté devait être faite!...»
Re-Lampago s’arrêta pour regarder le ciel avec résignation, et nous pûmes voir sur son visage les traces laissées par les peines profondes que la vie amène avec elle.
Le vent soufflait toujours avec violence, et balançait notre embarcation; nos matelots avaient achevé leur repas, et, pour entendre le récit du pêcheur, ils étaient venus s’asseoir à ses côtés. Leurs figures portaient l’empreinte de l’attention la plus naïve.
Je fis signe au conteur de continuer; il reprit en ces termes:
«—Notre captivité dura deux ans, pendant lesquels nous eûmes à supporter de grandes souffrances. Souvent mes maîtres m’emmenaient avec eux sur les bords d’un lac de l’intérieur de l’île, et ces absences duraient des mois entiers, pendant lesquels j’étais séparé de ma Thérésa, de ma femme; car, ne pouvant être unis par les hommes, nous nous étions unis sous le regard bienveillant de Dieu! A mon retour, je retrouvais ma pauvre compagne toujours bonne, fidèle et dévouée; sou courage soutenait le mien.
«Une circonstance me décida à prendre une résolution audacieuse. Thérésa devint enceinte...
«Quelle eût été ma joie si nous eussions été à Zébu au milieu de notre famille et de nos amis! Que de bonheur j’eusse éprouvé à l’idée d’être père! Hélas! dans l’esclavage, cette pensée me glaça de terreur, et je résolus d’arracher la mère et son enfant aux tortures de la captivité.
«Je m’étais fait une plaie à la jambe dans une excursion précédente, et cette blessure me fut d’un grand secours.
«Mes maîtres partirent un jour pour aller sur le bord du grand lac, et, me sachant blessé, me laissèrent à Jolo.
«Je profitai de cette occasion pour mettre à exécution un projet que j’avais formé depuis fort longtemps, celui de fuir avec Thérésa.
«L’œuvre était hardie, mais le désir d’être libre double les forces et augmente le courage; je n’hésitai pas un seul instant.
«Lorsque la nuit fut venue, Thérésa prit par une route que je lui indiquai, je pris par une autre, et nous arrivâmes tous les deux à peu de distance du bord de la mer. Là, nous nous jetâmes dans une petite pirogue, et nous nous mîmes sous la protection du ciel.
«Toute la nuit, nous fîmes force de rames; je n’oublierai de ma vie cette fuite mystérieuse. Le vent soufflait avec une certaine violence, la nuit était noire, et les étoiles perdaient peu à peu leur vif éclat.
«Nous croyions toujours entendre derrière nous le bruit causé par les gens chargés de nous poursuivre, et nos cœurs battaient si violemment qu’on eût pu les entendre au milieu du silence qui régnait dans la nature!
«Enfin, le jour arriva; peu à peu nous distinguâmes, dans les brumes du matin, les rochers qui bordaient la mer, nous pûmes voir assez dans le lointain pour reconnaître que nous n’étions pas poursuivis!
«L’âme remplie d’un saint espoir, nous continuâmes à ramer avec courage en dirigeant notre barque vers le nord, pour aborder dans une île chrétienne.
«J’avais pris avec nous quelques cocos, mais ils étaient d’une faible ressource; et il y avait trois grands jours que nous naviguions sans rien prendre, lorsque, exténués de fatigue, nous tombâmes à genoux en invoquant l’enfant Jésus de Zébu.
«Après cette fervente prière, nos forces étaient tout à fait épuisées. Nous laissâmes tomber nos rames de nos mains affaiblies, et nous nous couchâmes au fond de la pirogue, décidés à périr dans une étreinte affectueuse.
«Notre défaillance augmenta insensiblement, et nous perdîmes tout à fait connaissance...
«La pirogue alla au gré des flots!
«Lorsque nous revînmes à nous,—j’ignore au bout de combien de temps,—nous nous retrouvâmes entourés de soins par des chrétiens qui nous avaient aperçus dans notre frêle embarcation, et qui nous avaient charitablement recueillis.
«A peine fûmes-nous à terre, que ma chère Thérésa se sentit prise par de violentes douleurs, et qu’elle mit au monde un enfant chétif et souffreteux.
«Je m’agenouillai devant cette innocente créature échappée de l’esclavage. C’était un garçon...»
Le pêcheur poussa un soupir, et des larmes vinrent tomber sur ses deux mains amaigries.
Chacun de nous respecta ce douloureux souvenir.
«—Notre convalescence fut longue, dit Re-Lampago; enfin nous reprîmes assez de santé pour quitter l’île de Négros, où l’enfant Jésus nous avait fait miraculeusement aborder, et nous vînmes nous établir ici, au bord de ce grand lac, qui, situé dans l’intérieur de l’île de Luçon, me facilitait les moyens de continuer mon état de pêcheur sans craindre les Malais, qui auraient fort bien pu nous reprendre à Zébu.
«Mon premier soin fut, en arrivant, de faire célébrer mon mariage dans l’église de Moron. Je l’avais promis à Dieu, et je ne voulus pas manquer à la promesse que j’avais faite à Celui qui lit au fond de nos cœurs.
«Puis je construisis cette cabane que vous voyez, et je commençai à vivre tranquille avec ma famille.
«La pêche était abondante, j’étais encore jeune; je trouvais facilement à vendre mon poisson aux embarcations qui passaient par le détroit.
«Mon fils était devenu un beau garçon...»
«—Il tenait de son père,» dis-je, me souvenant du commencement du récit du vieillard.
Mais mon observation ne put lui arracher un sourire.
«—C’était un bon pêcheur, reprit-il, et nous vivions heureux tous les trois, lorsqu’un malheur terrible vint nous atteindre.
«L’enfant Jésus nous abandonna sans doute, ou Dieu fut mécontent de nous. Je ne murmure pas, mais il nous a punis bien sévèrement, puisqu’il nous a frappés d’un chagrin que nous emporterons dans le tombeau!»
Et les pleurs du vieillard coulèrent plus abondants et plus amers.
Ah! combien le poëte italien a eu raison de dire:
Rien ne dure ici-bas que les larmes!
«Les yeux épuisés des vieillards ne peuvent plus y voir, qu’ils peuvent toujours pleurer!»
La voix de Re-Lampago était étouffée par les sanglots; cependant il fit un effort, et continua:
«—Une nuit, par un beau clair de lune, nous avions jeté nos filets dans un endroit du détroit; et comme nous éprouvions de la difficulté pour les retirer, l’enfant plongea au fond de l’eau pour voir quel était l’obstacle qui les retenait.
«J’étais dans ma pirogue, et, penché sur le bord, j’attendais qu’il remontât, quand je crus voir, aux rayons argentés de l’astre qui nous regardait, une large tache de sang qui s’étendait à la surface de l’eau.
«J’eus peur, et retirai promptement mon filet.
«Mon malheureux enfant s’y était cramponné; mais, hélas! quand je l’aperçus, il avait cessé de vivre!...
«—Quoi! votre fils, m’écriai-je...?
«—Mon pauvre José-Maria, dit-il, avait eu la tête coupée par un caïman qui s’était pris dans les filets!...
«Depuis cette nuit fatale, Thérésa et moi prions Dieu de nous rappeler à lui, car rien ne nous attache à la terre.
«Celui de nous deux qui partira le premier sera enterré par le survivant auprès de notre fils chéri, là... sous ce petit tertre surmonté d’une croix de bois devant l’entrée de la cabane... et le dernier qui partira pour les rejoindre trouvera bien sans doute un chrétien charitable qui le placera à côté de ceux qu’il aura aimés pendant sa triste vie...»
Re-Lampago s’arrêta, et, pour donner un libre cours à ses regrets et à sa douleur, il se leva et nous fit un signe d’adieu, que nous lui rendîmes, le cœur chagrin.
Les vents s’étaient calmés;
Les matelots attentifs attendaient nos ordres.
Quelques instants après, nous voguions vers Jala-Jala, où nous arrivâmes avant le coucher du soleil.
Fête des cervelles chez les Tinguianès. Page 192.
1 D’après la tradition indienne, même la tradition espagnole, l’enfant Jésus de Zébu existait avant la découverte des Philippines; après la conquête, l’enfant fut trouvé sur la plage; les Espagnols vainqueurs le déposèrent dans la cathédrale, où il opéra de grands miracles.
2 25,000 francs.
3 Les Malais.
Chapitre XIV.
Jala-Jala.—Arrivée de mon frère Henri.—Le bandit Cajoui.— Anten-Anten.—Alila.—Bandits du lac de Bay.
Dès le lendemain de mon arrivée, je m’occupai de mon petit gouvernement.
Mon absence ne lui avait pas été favorable, et j’eus à réprimer plusieurs abus qui s’y étaient glissés.
Quelques légères corrections, une surveillance active, rétablirent bientôt l’ordre et la discipline, et dès lors je pus donner mes soins à la culture de mes terres.
Nous étions au commencement de l’hivernage, époque des pluies torrentielles et des coups de vent.
Aucun étranger n’avait osé traverser le lac pour venir nous voir.
Seuls, ma femme et moi, nos journées s’écoulaient paisibles et heureuses; nous ne connaissions point l’ennui. L’affection que nous avions l’un pour l’autre était trop vive et trop positive pour ne pas nous suffire à nous-mêmes.
Cette douce solitude fut bientôt interrompue par un événement heureux et imprévu.
Chose assez rare à Jala-Jala, je reçus de Manille une lettre qui m’annonçait que mon frère aîné, Henri, venait d’arriver; qu’il avait été reçu par mon beau-frère, et qu’il m’attendait avec toute l’impatience que l’on peut se figurer.
Je n’avais point su qu’il eût quitté la France pour venir me trouver; aussi cette nouvelle, cette arrivée subite, me causèrent-elles autant de surprise que de joie.
J’allais donc revoir un des miens, un frère pour lequel j’avais toujours eu une tendre amitié. Oh! celui qui jamais ne s’est éloigné de ses dieux pénates, de sa famille, de ses premières affections, comprendra difficilement toute l’émotion que produisit en moi cette heureuse lettre.
Les premiers transports de ma joie un peu calmés, je ne voulus pas perdre un instant pour me rendre à Manille.
Mes préparatifs de départ furent bientôt faits; je choisis ma pirogue la plus légère et mes deux plus vigoureux Indiens, et, quelques instants après avoir embrassé ma chère Anna, je voguais sur les eaux du lac, trop lentement, hélas! pour mon impatience; car j’aurais voulu pouvoir donner des ailes à ma frêle embarcation, et parcourir, aussi vite que ma pensée, l’espace qui me séparait de mon frère.
Jamais voyage ne me parut plus long, et cependant mes deux robustes rameurs, animés par mon impatience, employaient toute leur force à seconder mes désirs.
J’arrivai enfin, et me rendis de suite chez mon beau-frère; je me jetai dans les bras de Henri.
L’émotion que nous ressentîmes tous les deux nous priva longtemps de l’usage de la parole; nos larmes, qui coulaient abondamment, attestaient seules la joie de nos cœurs.
Cette première émotion passée, que de questions ne lui adressai-je pas!
Aucune personne de la famille ne fut oubliée. Les moindres petits détails qui avaient rapport à ces êtres chéris étaient pour moi d’un grand intérêt.
Nous passâmes le reste de la journée et toute la nuit suivante dans une continuelle et intéressante conversation; le lendemain, nous partîmes pour Jala-Jala.
Henri avait hâte de connaître sa belle-sœur, et moi de faire partager à cette chère compagne tout mon bonheur.
Bonne Anna, ma joie était de la joie pour toi; mon bonheur, pour toi du bonheur! Tu reçus Henri comme un frère, et cette amitié fraternelle fut toujours chez toi aussi sincère que ton affection pour moi.
Après quelques jours écoulés dans de douces causeries sur la France et tout ce qu’elle renfermait de cher à nos cœurs, quelques sentiments de tristesse que j’avais peine à réprimer vinrent se mêler à ma joie.
Je pensais à notre nombreuse famille, si éloignée et disséminée sur le globe.
Le plus jeune de mes frères, hélas! était mort à Madagascar.
Robert, le cadet, habitait Porto-Rico, et mes deux beaux-frères, tous deux capitaines au long cours, faisaient continuellement des voyages aux grandes Indes.
Pauvre mère! pauvres sœurs! seules, sans appui, sans soutien, que de douloureux moments de crainte et d’inquiétude ne deviez-vous pas passer dans votre solitude! J’aurais voulu vous avoir près de moi; mais, hélas! un monde entier nous séparait, et l’espoir seulement de vous revoir un jour dissipait les nuages qui obscurcissaient parfois ces jours heureux embellis par la présence de mon frère.
Après quelque temps de repos, Henri voulut partager mes travaux; je l’eus bientôt mis au courant de mon exploitation, et il se chargea du détail des plantations et des récoltes.
Moi, je me réservai le gouvernement de mes Indiens, le soin des troupeaux, et celui de poursuivre les bandits à outrance.
J’avais souvent maille à partir avec ces turbulents Indiens; avec eux j’étais continuellement en lutte, mais je ne me vantais pas de tous les petits combats où j’étais souvent obligé de prendre la part la plus active.
Je recommandais au contraire sévèrement le silence à mes gardes; je ne voulais pas donner de l’inquiétude à ma bonne Anna, et à mon frère le désir de m’accompagner; je n’aurais pas voulu l’exposer aux dangers que je courais moi-même; je n’avais point la même confiance pour lui que pour moi; je me fiais à mon étoile, et, modestie à part, jusqu’à un certain point je crois que les balles des bandits me respectaient.
Lorsqu’il s’agissait de petits combats en rase campagne, de quelques escarmouches, le danger n’était pas grand. Mais c’était bien autre chose lorsqu’il fallait lutter corps à corps, ce qui m’est arrivé plus d’une fois; et je cède au plaisir de rappeler ici l’une de ces circonstances qui tout à l’heure me faisaient dire que les balles des bandits me respectaient.
Un jour, seul avec mon lieutenant, n’ayant tous deux pour toute arme que nos poignards, nous revenions à l’habitation en traversant une épaisse forêt située au fond du lac. Alila me dit:
«Maître, nous sommes dans les parages fréquentés par Cajoui.»
Or, Cajoui était un chef de brigands des plus redoutables.
Dans ses nombreux méfaits, il s’était amusé à noyer, le même jour, une vingtaine de ses compatriotes.
J’avais à cœur de purger le pays d’un pareil assassin, et l’avis de mon lieutenant me fit prendre un petit sentier qui nous conduisit à une case cachée au milieu des bois.
Je dis à Alila de rester en bas, et de veiller pendant que j’irais reconnaître les personnes qui l’habitaient. Je montai par la petite échelle qui conduit à l’intérieur des cabanes tagales; une Indienne y était seule, occupée à tresser une natte. Je lui demandai du feu pour allumer mon cigare, et je revins trouver mon lieutenant.
Ayant jeté les yeux par hasard sur l’extérieur de la case, elle me sembla beaucoup plus grande qu’elle ne m’avait paru dans l’intérieur.
Je remontai précipitamment, je regardai tout autour de la chambre où était la jeune fille, et j’aperçus au fond une petite porte masquée par une natte: je la poussai brusquement, et au même instant Cajoui, qui m’attendait derrière avec sa carabine, me lâcha son coup à bout portant.
Le feu, la fumée, m’aveuglèrent, et, par un hasard inconcevable, la balle effleura mon vêtement sans me blesser.
Alila, qui savait que je n’avais pas d’arme à feu, entendant la détonation, me crut mort.
Il se précipita au haut de l’escalier, me trouva entouré d’un nuage de fumée, le poignard à la main, cherchant mon ennemi, qui, me voyant encore sur pied après son coup de feu, crut sans doute que j’avais sur moi de l’anten-anten, certaine oraison diabolique qui, d’après la croyance indienne, rend l’homme invulnérable à toutes les armes à feu.
La peur alors s’était emparée du bandit; il s’était précipité par une fenêtre, et se sauvait à toutes jambes à travers la forêt.
Alila ne pouvait pas croire à ce qui venait de m’arriver; il me tâtait par tout le corps pour s’assurer que la balle ne m’avait pas traversé.
Après s’être bien convaincu que je n’avais aucune blessure, il me dit:
«Maître, si vous n’aviez pas de l’anten-anten, vous seriez mort!»
Mes Indiens ont toujours cru que j’étais possesseur de ce secret et de bien d’autres.
Par exemple, comme ils me voyaient souvent passer vingt-quatre, même trente-six heures sans boire et sans manger, ils étaient persuadés que je pouvais vivre ainsi indéfiniment; et un jour, un bon curé tagal, chez lequel je me trouvais, se mit presque à genoux pour que je lui communiquasse la faculté que j’avais, disait-il, de vivre sans aliments.
Les Tagals ont conservé toutes leurs vieilles superstitions.
Cependant, grâce aux Espagnols, ils sont tous chrétiens; mais ils comprennent cette religion à peu près comme des enfants, et croient que d’assister, les fêtes et dimanches, aux offices divins, se confesser et communier une fois l’année, cela suffit pour la rémission de tous leurs péchés.
Une petite anecdote qui m’est arrivée suffira pour faire connaître comment ils comprennent la charité évangélique.
Deux jeunes Indiens avaient un jour volé des volailles à un de leurs voisins, et ils étaient venus les vendre à mon majordome pour une douzaine de sous.
Je les fis venir devant moi, pour leur faire une réprimande et les punir.
Dans leur naïveté, ils me répondirent:
«C’est vrai, maître, nous avons mal fait, mais nous ne pouvions pas faire autrement; nous communions demain, et nous n’avions pas d’argent pour prendre une tasse de chocolat.»
C’est un usage que la tasse de chocolat après la communion, et c’était pour eux un plus grand péché d’y manquer que de commettre le petit larcin dont ils s’étaient rendus coupables.
Deux divinités malfaisantes jouent un grand rôle parmi eux; ils y croyaient avant la conquête des Philippines.
L’un de ces dieux funestes est le Tic-Balan, dont j’ai déjà parlé, qui habite les forêts dans l’intérieur des grands figuiers.
Cette divinité peut faire tout le mal possible à celui qui ne la respecte pas, ou qui ne porte pas sur lui certaines herbes; toutes les fois qu’il passe sous l’un de ces figuiers, il fait un signe de la main en prononçant: Tavit-po, mots tagals qui veulent dire: Avec votre permission, Seigneur.
Le seigneur du lieu est le Tic-Balan.
L’autre divinité s’appelle Azuan.
Elle préside surtout aux accouchements d’une manière malfaisante, et l’on voit souvent un Indien, pendant que sa femme est dans le travail de l’enfantement, perché à califourchon sur le toit de sa case, un sabre à la main, frappant dans l’air d’estoc et de taille pour chasser, dit-il, l’Azuan.
Quelquefois il continue cette manœuvre pendant plusieurs heures, jusqu’à ce que l’accouchement soit terminé.
Une de leurs croyances, que pourraient envier les Européens, c’est que lorsqu’un enfant au-dessous de l’âge de raison vient à mourir, c’est un bonheur pour toute la famille: c’est un ange qui va dans le ciel, pour y être le protecteur de tous ses parents. Aussi, le jour de l’enterrement est-il une grande fête; parents et amis y sont invités: on boit, on chante et l’on danse toute la nuit dans la case où l’enfant est mort.
Mais je m’aperçois que les superstitions des Indiens m’éloignent trop de mon sujet.
J’aurai plus tard et plus utilement l’occasion de décrire les mœurs et les usages de ces singuliers hommes.
Je reprends mon récit au moment où mon lieutenant venait de m’assurer que j’avais de l’anten-anten, et que par conséquent je ne pouvais pas être blessé par un coup de feu.
Il s’adressa ensuite à la jeune fille qui était restée dans son coin, plus morte que vive.
«—Ah! maudite créature, lui dit-il, tu es la concubine de Cajoui; à présent, c’est à toi que nous allons avoir affaire!»
Et au même instant il s’avança vers elle avec son poignard à la main; je me précipitai entre lui et cette pauvre fille, car je le savais homme à tuer quelqu’un, surtout lorsque j’avais été attaqué de manière à courir un danger.
«—Malheureux! lui dis-je, que vas-tu faire?
«—Pas grand’chose, maître: couper les cheveux et les oreilles à cette vilaine femme, et l’envoyer dire à Cajoui que nous le rejoindrons bientôt.»
J’eus beaucoup de peine à l’empêcher d’exécuter son projet.
Il me fallut pour cela user de toute mon autorité et lui permettre de brûler la case, après que la jeune fille tout effrayée se fut, grâce à ma protection, sauvée dans la forêt.
Mon lieutenant avait raison de faire dire à Cajoui que nous le rejoindrions.
Quelques mois après, à plusieurs lieues de l’endroit où nous avions mis le feu à sa case, un jour que trois hommes de ma garde m’accompagnaient, nous découvrîmes, dans une partie des plus épaisses du bois, une petite cabane.
Mes Indiens allèrent tout de suite la cerner au pas de course; mais presque tout autour se trouvait une espèce de marais recouvert d’herbes et de broussailles, où tous les trois enfoncèrent jusqu’à la ceinture.
Comme je courais moins vite qu’eux, je m’aperçus du danger, et tournai le marais pour aborder la case par le seul endroit accessible.
Tout à coup je me trouvai face à face avec Cajoui, pouvant presque le toucher.
J’avais mon poignard à la main, lui aussi avait le sien; la lutte s’engagea.
Pendant quelques secondes nous nous portâmes des coups multipliés, que chacun de nous évitait comme il le pouvait; je crois cependant que la chance tournait contre moi; la pointe du poignard de Cajoui m’était déjà entrée assez profondément dans le bras droit, lorsque de la main gauche je pus prendre à ma ceinture un pistolet d’assez fort calibre; je le lui déchargeai en pleine poitrine: la balle et la bourre lui traversèrent le corps.
Pendant quelques secondes, Cajoui chercha encore à se défendre; mais je le poussai vigoureusement, je le fis tomber à mes pieds, et lui arrachai alors son poignard, que je conserve encore.
Mes gens, étant sortis de leur bourbier, vinrent me rejoindre.
La compassion remplaça bientôt l’animosité que nous avions contre Cajoui.
Nous fîmes un brancard, je bandai sa plaie, et pendant plus de six lieues nous le transportâmes ainsi jusqu’à mon habitation, où je lui fis donner tous les soins que réclamait son état.
D’un moment à l’autre je croyais qu’il allait rendre l’âme; de quart d’heure en quart d’heure mes gens venaient me donner de ses nouvelles, et toujours ils me disaient:
Mort du bandit Cajoui.
«Maître, il ne peut pas mourir, parce qu’il a sur lui de l’anten-anten; et c’est bien heureux que ce soit vous, qui en avez aussi, qui lui ayez tiré le coup de pistolet, parce que nos armes n’eussent rien fait contre lui.»
Je riais de leur superstition, et m’attendais bien à apprendre, d’un instant à l’autre, que le blessé avait rendu le dernier soupir, lorsque mon lieutenant tout joyeux m’apporta un petit manuscrit, à peu près de deux pouces carrés, en me disant:
«Voilà, maître, l’anten-anten que j’ai pu trouver sur le corps de Cajoui.»
Au même instant, un autre de mes gens vint me prévenir qu’il n’existait plus.
«Voyez, me disait Alila, si je ne lui avais pas pris son anten-anten, il vivrait encore.»
J’avais feuilleté le petit livre: des prières, des invocations qui n’avaient pas beaucoup de sens, étaient écrites en langue tagale.
Un bon moine qui était présent me le prit des mains; je croyais qu’il éprouvait la même curiosité que moi, mais pas du tout: il se leva, passa à la cuisine, et un instant après vint me dire qu’il en avait fait un auto-da-fé.
Mon pauvre lieutenant en pleura presque de chagrin, car il considérait le petit livre comme sa propriété, et pensait que sa possession devait le rendre invulnérable.
J’aurais aussi voulu le conserver, comme un document curieux de la superstition indienne.
Le lendemain, j’eus beaucoup de peine à décider mon gros curé, le père Miguel, à enterrer Cajoui dans le cimetière; il prétendait qu’un homme qui était mort ayant sur lui de l’anten-anten ne pouvait pas être enterré en lieu saint.
Il fallut, pour le convaincre, lui dire que l’anten-anten avait été ôté à Cajoui avant sa mort, et qu’il avait eu le temps de se repentir.
Quelques jours après la mort de Cajoui, ce fut au tour de mon fidèle Alila d’affronter un danger non moins imminent que celui auquel je m’étais exposé lors de mon combat avec ce chef de bandits.
Mais Alila était brave, et, quoiqu’il n’eût pas d’anten-anten, une arme à feu ne lui faisait pas peur.
De grandes embarcations, véritables arches de Noé, chargées de marchands forains, partaient toutes les semaines du bourg de Pasig pour se rendre à celui de Santa-Cruz, où, le jeudi, se tenait un grand marché.
Huit bandits entreprenants et déterminés s’embarquèrent sur un de ces bateaux; ils cachèrent leurs armes dans des ballots de marchandises.
A peine l’embarcation avait-elle pris le large, qu’ils les saisirent, et commencèrent une horrible scène de carnage.
Tous ceux qui voulurent leur résister furent égorgés, le pilote lui-même fut jeté à l’eau; enfin, ne trouvant plus de résistance, ils dévalisèrent tous les passagers de l’argent qu’ils avaient sur eux, leur prirent tout ce qu’ils trouvèrent d’objets précieux, et, chargés de butin, ils conduisirent l’embarcation sur une plage déserte, où ils débarquèrent.
J’avais été prévenu de cette audacieuse entreprise, et m’étais rendu à la hâte à l’endroit où ils avaient mis pied à terre.
Malheureusement j’étais arrivé trop tard, et ils fuyaient déjà vers les montagnes, après s’être partagé leur butin.
Malgré le peu d’espoir que j’avais de les atteindre, je me mis cependant à leur poursuite, et, après une assez longue marche, un Indien que je rencontrai me prévint que l’un de ces bandits, moins bon marcheur que les autres, n’était pas très-éloigné, et que si mes gardes et moi nous courions bien, nous pourrions l’atteindre.
Alila était mon meilleur coureur, il avait toute la légèreté du cerf; aussi lui dis-je:
«Pars, Alila, et, mort ou vif, amène-moi ce fuyard.»
Mon brave lieutenant, pour moins d’embarras dans sa course, nous laissa son fusil, prit une lance, et partit.
Peu d’instants après l’avoir perdu de vue, nous entendîmes la détonation d’une arme à feu; ce ne pouvait être que le bandit qui avait tiré sur Alila, et nous pensâmes tous qu’il était mort ou blessé.
Nous hâtâmes le pas, dans l’espoir d’arriver encore à temps pour le secourir; mais bientôt nous l’aperçûmes revenant tranquillement vers nous.
Il avait la figure et ses vêtements couverts de sang, dans la main droite sa lance, et dans la gauche la hideuse tête du bandit, qu’il tenait par les cheveux, comme Judith autrefois celle d’Holopherne.
Mais mon pauvre Alila était blessé, et mon premier soin fut d’examiner si la blessure était grave. Après m’être assuré qu’elle n’offrait aucun danger, je lui demandai quelques détails sur son combat:
—«Maître, me dit-il, peu de temps après vous avoir quitté, j’aperçus le bandit; il me vit aussi, lui, et se mit à se sauver le plus bravement possible; mais je courais mieux que lui, et je le serrais de près. Lorsqu’il eut perdu l’espoir de m’échapper, il se retourna vers moi et me présenta un pistolet. Je n’eus pas peur, et m’avançai quand même... Le coup partit, et je me sentis blessé à la figure; cette blessure ne m’arrêta pas: je fonçai sur lui et lui traversai le corps avec ma lance, et comme il était trop lourd pour vous l’apporter, je lui ai coupé la tête, que voici!»
Après avoir félicité Alila de son succès, j’examinai sa blessure: un fragment d’une balle coupée en quatre l’avait atteint sur la pommette de la joue, et s’était aplati sur l’os; j’en fis l’extraction, et la guérison ne se fit pas longtemps attendre.
Maintenant que j’ai presque terminé, pour ne plus y revenir, mes nombreuses expéditions contre les bandits, je reprends la suite de ma vie habituelle à Jala-Jala.
Chapitre XV.
Jala-Jala.—Bermigan.—Le capitaine Gabriel Lafond.—Joaquin Balthazar.—Tay-Foung.—Rixes.—Bandits.—Tapuzi.— Ile de Talim.—Guerre civile.
A cette époque, un malheur vint mettre le deuil dans ma maison.
Des lettres de ma famille m’annonçaient que mon frère Robert était revenu de Porto-Rico, mais que bientôt une maladie grave l’avait conduit au tombeau.
Il était mort entre les bras de ma mère et de mes sœurs dans la petite maison de la Planche, où, comme je l’ai dit, nous avons tous été élevés.
Ma bonne Anna pleura avec nous, et employa mille soins et les plus douces attentions pour alléger la douleur que mon frère Henri et moi nous ressentions d’une perte si cruelle.
Quelques mois après, un nouveau chagrin vint encore nous affliger.
Nous avions une petite société à Jala-Jala, qui se composait de ma belle-sœur, de Delaunay, jeune homme de Saint-Malo, venu de Bourbon pour établir à Manille des usines pour la cuisson des sucres; de Bermigan, jeune Espagnol, et de mon ami le capitaine Gabriel Lafond, Nantais comme moi1.
Il était venu aux Philippines sur le Fils de France, avait passé quelques années dans l’Amérique du Sud, et y avait occupé plusieurs emplois de distinction dans la marine, comme capitaine commandant; enfin, après bien des aventures et des vicissitudes, il était arrivé à Manille avec une petite fortune, avait acheté un navire, et s’était rendu dans l’océan Pacifique pour y faire la pêche du balaté, ou ver de mer.
A peine arrivé à l’île de Tongatabou, son navire s’était brisé sur les rochers qui entourent cette île. Lafond s’était sauvé à la nage, et avait tout perdu.
De là, il s’était rendu aux îles Mariannes, où le chagrin et la mauvaise nourriture l’avaient fait tomber malade; il était revenu à Manille, affecté d’une affreuse dysenterie.
Je l’avais conduit à mon habitation, et là je lui donnais tous les soins que méritait un compatriote, un bon ami, doué de qualités solides et aimables.
Nos soirées se passaient en conversations amusantes et instructives.
Chacun de nous, ayant beaucoup voyagé, avait quelque chose à raconter; dans la journée, les malades tenaient compagnie aux dames, pendant que mon frère et moi nous vaquions à nos occupations ordinaires.
Mais bientôt, hélas!... un malheureux accident vint troubler le calme qui régnait à Jala-Jala.
Bermigan tomba si dangereusement malade, que quelques jours suffirent pour m’ôter tout espoir de lui sauver la vie. Jamais je n’oublierai la nuit fatale dans laquelle nous étions tous réunis au salon, la douleur et la consternation sur tous les visages et dans tous les cœurs; à quelques pas de nous, dans une chambre voisine, nous entendions le râle de la mort: le pauvre Bermigan n’avait plus que peu d’instants à vivre.
Mon bon ami Lafond, que la maladie avait aussi réduit à un état presque désespéré, rompit le silence et dit:
—«Allons, aujourd’hui Bermigan, et dans quelques jours, peut-être demain, ce sera mon tour. Vois, mon cher don Pablo: je puis dire que je n’existe plus. Regarde mes jambes, mon corps, je ne suis plus qu’un squelette, je ne peux plus prendre aucune nourriture. Ah! il vaut mieux mourir que de vivre comme cela!»
J’étais si persuadé que son pressentiment ne tarderait pas à se vérifier, que j’osais à peine lui donner quelques paroles de consolation et d’espérance.
Qui m’eût dit alors que lui seul et moi survivrions à tous ceux qui nous entouraient, tous si pleins de vie et de santé!
Mais, hélas! n’anticipons pas sur l’avenir.
Le pauvre Bermigan rendit le dernier soupir.
La maison de Jala-Jala n’était plus vierge; une créature humaine venait d’y expirer, et le lendemain, tristes et silencieux, nous nous rendions tous au cimetière pour y déposer notre ami et lui rendre les derniers devoirs.
Son corps fut placé au pied d’une grande croix qui occupait le centre du cimetière, et pendant plusieurs jours la tristesse et le silence régnèrent dans la maison de Jala-Jala.
Quelque temps après, j’eus le bonheur de voir mes efforts couronnés de succès pour mon ami Lafond.
A la suite de violents remèdes que je lui administrai, sa santé revint tout à coup, et peu de temps après l’appétit.
Bientôt il fut en état de s’embarquer pour la France.
Maintenant établi à Paris, marié à une femme ornée de toutes les qualités faites pour rendre un homme heureux, père de beaux enfants, jouissant d’une position honorable et de l’estime publique, il n’a point oublié les six mois passés à Jala-Jala, et l’ingratitude ne souilla jamais un cœur noble, aimant et dévoué.
Aussi existe-t-il toujours entre lui et moi le plus sincère attachement, et je suis heureux de lui dire ici qu’il est et sera toujours mon meilleur ami.
Puisque je viens de nommer plusieurs personnes qui ont séjourné quelque temps à Jala-Jala, je ne passerai pas sous silence un de mes colons, Joaquin Balthazar, Marseillais d’origine, homme excentrique comme je n’en ai jamais connu.
Joaquin, très-jeune, s’était embarqué par-dessus le bord à Marseille.
Étant arrivé à Bourbon sans être porté sur le rôle d’équipage, il avait été pris et mis à bord de l’Astrolabe, qui faisait le voyage du tour du monde.
Il avait déserté aux îles Mariannes, était arrivé dans le plus grand dénûment aux Philippines, s’était adressé à de bons moines pour faire, disait-il, sa conversion et son salut.
Il avait vécu parmi eux et à leurs dépens près de deux années; ensuite il avait ouvert un café à Manille, et absorbé en plaisirs et en débauches une assez forte somme qu’un Français et moi lui avions avancée.
Enfin il était venu faire construire sur mon habitation un grand édifice en paille, qui avait plutôt l’air d’un grand magasin que d’une maison.
Là, il entretenait toujours une espèce de sérail, adoptait tous les enfants qu’on voulait lui donner, et qui, avec les siens, faisaient ressembler sa maison à une école mutuelle.
Le jour où il était fatigué d’une de ses femmes, il faisait venir un de ses ouvriers, et, avec un grand sérieux, il lui disait:
«Voilà une femme que je te donne; sois bon mari, traite-la bien. Et toi, femme, voilà ton mari; sois-lui fidèle. Allez, que Dieu vous bénisse! décampez, et que je ne vous revoie plus.»
Il était toujours sans le sou, ou tout à coup se voyait riche de sommes assez fortes, qui, en peu de jours, étaient dissipées.
Il empruntait à tout le monde, ne rendait jamais, vivait comme un véritable Indien, et était poltron comme une poule mouillée.
Ses cheveux blonds, sa figure blafarde et sans barbe lui avaient fait donner par les Indiens le surnom de Ouela-Dougou, paroles tagales qui voulaient dire: Qui n’a point de sang.
Un jour que je traversais le lac dans une petite pirogue avec lui et deux Indiens, nous fûmes surpris par un de ces terribles coups de vent des mers de Chine que l’on nomme tay-foung.
Ces coups de vent, qui sont extrêmement rares, sont effrayants.
Le ciel se couvre de gros nuages, la pluie tombe à torrent, la lumière du jour disparaît presque comme dans nos plus sombres brouillards, et le vent souffle avec une telle furie, qu’il renverse tout ce qui se trouve sur son passage2.
Nous étions donc dans notre pirogue: à peine le vent commença-t-il à souffler avec toute sa force, que Balthazar se mit à invoquer tous les saints du paradis.
Dans sa désolation, il criait à haute voix: «O mon Dieu! moi qui suis un si grand pécheur, faites-moi la grâce que je puisse me confesser et recevoir l’absolution!»
Toutes ses jérémiades et ses cris ne faisaient qu’épouvanter mes deux Indiens; et certes notre position était assez critique pour tâcher de conserver notre présence d’esprit, afin de manœuvrer notre frêle embarcation, qui d’un moment à l’autre allait être submergée.
Cependant j’étais certain qu’armée de ses deux grands balanciers en bambou elle pouvait parfaitement se tenir entre deux eaux et ne pas chavirer, si nous avions la précaution et la force de fuir devant le temps, et de ne pas présenter le côté à la lame; car dans ce cas nous eussions tous péri.
Ce que je prévoyais arriva.
Une lame vint déferler sur nous; pendant quelques secondes nous fûmes totalement engloutis; mais, la lame passée, nous revînmes au-dessus de l’eau.
Notre pirogue resta submergée entre deux eaux, mais nous ne l’avions pas abandonnée, nous avions passé nos jambes sous les bancs, où nous nous tenions fortement cramponnés; nous avions tout le haut du corps au-dessus de l’eau.
Toutes les fois qu’une lame s’avançait sur nous, elle nous passait par-dessus la tête, s’éloignait, et nous avions alors le temps de respirer jusqu’à ce qu’une autre lame vînt encore nous atteindre.
A chaque trois ou quatre minutes, la même manœuvre se répétait.
Mes Indiens et moi nous mettions alors toute notre force et notre adresse à toujours fuir devant le temps.
Balthazar avait fini ses jérémiades, le plus grand silence régnait parmi nous; seulement je prononçais de temps en temps ces quelques mots: «Courage, enfants! nous arriverons.»
Pour empirer notre triste position, la nuit était venue.
La pluie continuait à tomber à torrents, le vent redoublait de fureur.
De temps en temps nous étions éclairés par des globes de feu semblables à ce que les marins appellent feu de saint Elme.
Dans ces moments de rayons de lumière, je portais les yeux au loin, mais je n’apercevais que l’immensité des eaux en fureur.
Pendant deux heures à peu près nous fûmes ainsi ballottés par la lame, qui cependant peu à peu nous poussait vers une plage; et au moment où nous y pensions le moins, nous nous trouvâmes au milieu d’un énorme buisson de hauts bambous.
Je reconnus alors que nous étions sur la plage, et que le lac avait débordé à plusieurs milles dans les terres.
Nous avions de l’eau jusqu’à la poitrine, et il n’était pas possible de traverser l’inondation.
L’obscurité était trop grande pour pouvoir prendre une direction quelconque; notre pirogue, engagée dans les bambous, ne pouvait plus nous servir.
Tay-Foung.—Naufrage.
Nous nous hissâmes comme nous pûmes au milieu du buisson, jusqu’à la hauteur où les bambous se terminent en flèches; nous avions le corps déchiré par les épines aiguës qui garnissent toujours les petites branches; la pluie continuait à tomber sans interruption, le vent soufflait toujours, et chaque rafale faisait plier les bambous, dont les branches flexibles venaient nous déchirer le corps et la figure.
J’ai bien souffert dans ma vie; mais jamais nuit ne me parut si longue et si cruelle!
Joaquin Balthazar recouvra alors la parole, et d’une voix tremblante et saccadée il me dit:
«Ah! don Pablo, écrivez, je vous en prie, à ma mère la fin tragique de son malheureux fils!...»
Je ne pus m’empêcher de lui répondre:
«Maudit poltron!... crois-tu que je sois plus à mon aise que toi?... Tais-toi, sinon je vais te faire faire le plongeon pour ne plus t’entendre.»
Le pauvre Joaquin prit alors son parti, et ne prononça plus une parole; seulement, de temps en temps, il faisait connaître sa douleur par de profonds soupirs.
Le vent, qui avait soufflé à l’est et au nord, vers les quatre heures du matin passa subitement à l’est, et peu de temps après cessa tout à coup.
Il était presque jour, nous étions sauvés.
Nous pûmes alors nous reconnaître: nous avions tous les quatre un aspect déplorable; nos vêtements étaient en lambeaux.
Nous avions tout le corps flagellé et couvert de profondes écorchures.
Le froid avait pénétré jusque dans la moelle de nos os, et le long bain que nous venions de prendre avait ridé notre peau; nous ressemblions à des noyés retirés des eaux après y avoir demeuré plusieurs heures.
Enfin, perclus comme nous l’étions, nous nous laissâmes glisser de nos bambous pour rentrer dans les eaux du lac.
Elles firent sur nous une impression salutaire et agréable; elles nous paraissaient tièdes comme un bain à 30 degrés de chaleur.
Ranimés par cette douce température, nous retirâmes notre pirogue du buisson, où fort heureusement elle était tellement engagée, que les vagues et les courants n’avaient pu l’entraîner plus loin.
Nous la remîmes à flot, et nous parvînmes à gagner une case indienne, où nous nous séchâmes et réparâmes nos forces.
Le calme était rétabli, le soleil brillait de tout son éclat; mais partout on voyait les traces qu’avait laissées le tay-foung.
Dans la journée nous regagnâmes Jala-Jala, où notre arrivée causa une grande joie.
On me savait sur le lac, et tout devait faire présumer que j’avais péri.
Ma bonne et chère Anna se jeta dans mes bras en pleurant; elle avait été si inquiète, que sa joie de me voir ne put s’exprimer pendant plusieurs instants que par les larmes qui inondaient son visage.
Balthazar retourna à son sérail.
Tant qu’il fut sous ma protection, les Indiens le respectèrent; mais après mon départ de Jala-Jala, il fut assassiné, et tous ceux qui le connaissaient bien convinrent qu’il l’avait mérité à plus d’un titre.
Puisque j’ai parlé d’un tay-foung, je vais un peu anticiper, et, le plus brièvement possible, en décrire un bien plus terrible encore que celui que j’avais essuyé dans une frêle pirogue et sur le buisson de bambous.
Je venais de terminer de jolis bains sur le lac, en face de ma maison; j’étais tout fier et tout content de procurer ce nouvel agrément à ma femme.
Le jour même où mes Indiens venaient d’y ajouter les derniers ornements, vers le soir, le vent d’ouest commença à souffler avec furie; peu à peu les eaux du lac s’agitèrent, bientôt nous ne doutâmes plus que nous allions avoir affaire à un tay-foung.
Mon frère et moi restâmes longtemps à examiner, à travers les vitraux des croisées, si les bains résisteraient à la force du vent; mais, dans une forte rafale, mon pauvre édifice disparut comme un château de cartes.
Nous nous retirâmes de la fenêtre, et bien nous en prit, car une plus forte rafale que celle qui avait détruit les bains enfonça toutes les croisées qui donnaient à l’ouest; le vent s’enfourna dans la maison, et se fit jour en renversant toute la muraille au-dessus de la porte d’entrée.
Le lac était si agité, que les lames passaient par-dessus ma maison et inondaient tous les appartements.
Nous ne pouvions plus y tenir...
En nous aidant les uns les autres, ma femme, mon frère, un jeune Français qui se trouvait alors à Jala-Jala3, et moi, nous pûmes gagner un rez-de-chaussée qui n’avait jour au dehors que par une petite fenêtre; là, dans une obscurité profonde, nous passâmes une grande partie de la nuit, mon frère et moi, l’épaule appuyée contre la fenêtre, opposant toute notre force à celle du vent qui menaçait de l’enfoncer.
Dans ce rez-de-chaussée il y avait quelques dames-jeannes d’eau-de-vie: ma chère Anna en versait dans sa main, et nous en donnait à boire pour soutenir nos forces et nous réchauffer.
Au point du jour le vent cessa, et le calme reparut.
Tous les meubles et ornements de ma maison avaient été brisés et mis en pièces; toutes les chambres étaient inondées, tous les greniers remplis de sable apporté par les eaux du lac.
Bientôt toute la maison fut le refuge de mes colons; tous avaient passé une nuit affreuse et étaient sans asile.
Le soleil vint enfin briller de tout son éclat; le ciel était sans nuages. Mais quelle tristesse s’empara de moi lorsque j’examinai d’une fenêtre les désastres produits par le tay-foung!
Plus de villages! toutes les cabanes avaient été rasées..., l’église renversée! mes magasins, mon usine à sucre entièrement perdus; ce n’étaient plus que monceaux de ruines.
Mes beaux champs de cannes étaient tout à fait détruits, et la campagne, si belle douze heures auparavant, paraissait avoir souffert comme après un long hiver.
On ne voyait plus aucune verdure, les arbres étaient entièrement dépouillés de leurs feuilles, les branches hachées, des portions de bois entièrement renversées; et tout ce bouleversement s’était opéré en quelques heures!
Dans la journée et le lendemain, le lac rejeta sur la plage plusieurs cadavres de malheureux Indiens qui avaient péri! Le premier soin du père Miguel fut de leur donner la sépulture, et longtemps après on voyait encore dans le cimetière de Jala-Jala quelques croix, avec l’inscription: Inconnu mort pendant le tay-foung.
Mes Indiens se mirent tout de suite à reconstruire leurs cabanes, et moi à réparer autant que possible mes désastres.
La nature féconde des Philippines eut bientôt effacé l’aspect de deuil qu’elle avait pris.
En moins de huit jours les arbres se couvrirent complétement de nouvelles feuilles, et donnaient déjà le spectacle d’un bel été après celui d’un hiver affreux.
Le tay-foung avait embrassé un diamètre de deux lieues à peu près, et, comme une forte trombe, avait renversé et brisé tout ce qu’il avait trouvé sur son passage.
Mais c’est assez parler de désastres; je reviens à l’époque où le pauvre Bermigan cessa de vivre, pour nous affliger tous!
Mon habitation prospérait; l’abondance, qui donne le bonheur, régnait parmi tous mes colons; la population de Jala-Jala augmentait chaque jour. Mes Indiens étaient heureux; j’étais aimé et respecté; ils m’aidaient avec zèle dans mes travaux, et ils m’étaient aveuglément soumis. Ce n’était cependant pas par l’oppression que je les dominais, mais par l’ascendant et la puissance que donnent la justice et le bon droit.
Dans des circonstances difficiles où il fallait agir avec énergie contre eux, c’était toujours sans armes et par la seule force de ma volonté que j’obtenais leur obéissance. Cependant je les bâtonnais vigoureusement quelquefois; mais c’était pour leur éviter de plus grands malheurs. Ces actes de justice exécutive n’avaient lieu que dans les grandes réunions, les jours de fête, lorsqu’il s’élevait une rixe, quand, les poignards tirés, une lutte sanglante allait s’engager, qu’ils méconnaissaient l’autorité de leurs chefs et de mes gardes. Dans de pareils moments on venait à la hâte me prévenir; je prenais une canne, et je me rendais au lieu de la réunion: c’était généralement là où se livraient les combats de coqs.
Je me précipitais au milieu de la foule, et je frappais à tort et à travers sur tous ceux qui se trouvaient à la longueur de ma canne. C’était alors une panique, un sauve qui peut général. Chacun allait se cacher dans son coin, et ne reparaissait qu’après que les esprits, devenus plus calmes, étaient tout à fait pacifiques.
Ils prenaient avec gaieté ces sortes d’exécutions, et ne manquaient jamais de raconter quelque accident burlesque occasionné par leur fuite précipitée. Ils disaient hautement: «Nous étions tous coupables, les uns de vouloir se battre, les autres de les regarder. Le maître a bien fait de ne ménager personne.»
D’autres fois, c’était un brave, un vaillant qui, le poignard dégaîné, se promenait au milieu de ses compatriotes et les menaçait tous. Personne n’osait l’approcher, parce qu’on savait qu’il aurait fait usage de son arme. On venait me prévenir, et, sans armes, sans canne, je me présentais devant lui: d’une voix ferme je lui ordonnais de me remettre son poignard, de se rendre à la prison pour être mis au bloc. Jamais ces hommes, qui dans de tels moments sont la terreur de leurs semblables, ne manquaient de m’obéir. Le lendemain, je les faisais comparaître devant moi, et, après une réprimande, je leur rendais leur poignard et leur liberté.
J’avais rendu de grands services au gouvernement espagnol par la guerre incessante que je faisais aux bandits, et, je puis dire que, parmi ces derniers, je jouissais d’une véritable vénération.
Ils me considéraient bien comme leur ennemi, mais comme un ennemi brave, incapable d’aucune lâcheté envers eux, leur faisant loyalement la guerre; et le caractère indien m’était si bien connu que je ne craignais pas qu’ils me tendissent aucune embûche et m’attaquassent en traîtres.
J’en étais si convaincu, que, dans mon habitation, jamais je ne me faisais accompagner ni de nuit ni de jour.
Je parcourais sans crainte les forêts, les montagnes, et souvent même je traitais avec mes honnêtes bandits de puissance à puissance, ne dédaignant point les invitations qu’ils me faisaient quelquefois pour me rendre dans un lieu où, sans crainte de surprise, ils pouvaient me consulter ou invoquer mon appui.
Ces sortes de rendez-vous avaient toujours lieu la nuit, dans des lieux solitaires.
De leur part comme de la mienne, la parole donnée de ne pas se nuire était toujours religieusement observée.
Dans ces entretiens nocturnes et sans témoins, je ramenais souvent à la vie paisible des hommes égarés, et qu’une jeunesse turbulente avait jetés dans une série de crimes que les lois auraient punis par le dernier châtiment.
Quelquefois aussi j’échouais dans mes tentatives, lorsque surtout j’avais affaire à ces caractères fiers et indomptables comme il s’en trouve chez l’homme qui n’a jamais eu que la nature pour guide.
Un jour, entre autres, je reçus une lettre d’un métis, grand coupable qui fréquentait une province voisine de la lagune.
Il me disait qu’il voulait me voir, et me priait de venir seul, au milieu de la nuit, dans un lieu sauvage qu’il me désignait, où lui aussi se rendrait seul.
Je ne balançai pas à aller au rendez-vous.
Je l’y trouvai comme il me l’avait promis.
Il me dit qu’il désirait changer de conduite et venir demeurer sur mon habitation.
Il ajoutait qu’il n’avait jamais commis de crime contre les Espagnols, mais seulement contre les Indiens et les métis.
Il m’était impossible de le recevoir sans me compromettre.
Je lui proposai de le placer chez un moine: là il serait resté caché pendant quelques années, après lesquelles, ses crimes étant oubliés, il pourrait rentrer dans la société.
Après avoir réfléchi un instant, il me dit:
«Non, ce serait perdre ma liberté. Pour vivre en esclave, j’aime mieux mourir.»
Je lui proposai alors de se rendre à Tapuzi, endroit où les bandits trop poursuivis pouvaient se cacher impunément. (J’aurai bientôt occasion de parler de ce village.)
Mon métis fit un geste, et me dit encore:
«Non; la personne que je voudrais emmener avec moi n’y viendrait pas. Vous ne pouvez rien faire pour moi, adieu.»
Puis il me donna une poignée de main, et nous nous quittâmes.
Peu de jours après, une cabane dans laquelle il se trouvait, près de Manille, fut cernée par une compagnie de troupes de ligne.
Le bandit fit d’abord sortir les propriétaires de la cabane, et quand il les vit hors de danger, il prit sa carabine et se mit à faire feu sur les soldats, qui de leur côté ripostèrent et tirèrent sur la cabane.
Quand elle fut criblée de balles et que l’on vit que le bandit ne ripostait plus, un soldat s’approcha et mit le feu à la case, tant on avait peur de le trouver encore vivant!
Ces rendez-vous nocturnes m’ayant amené à parler de Tapuzi, je ne puis m’empêcher de consacrer quelques lignes à cette singulière retraite, où des hommes proscrits par la loi vivent dans un accord si rare et une union si parfaite.
Tapuzi4, qui en langue tagale veut dire bout du monde, est un petit village situé dans l’intérieur des montagnes, à vingt-cinq lieues à peu près de Jala-Jala.
Il a été formé par des bandits et des échappés de galères qui vivent librement, se gouvernent eux-mêmes, et sont entièrement à l’abri, par la position inaccessible qu’ils occupent, de toutes les poursuites que pourrait ordonner contre eux le gouvernement espagnol.
J’avais souvent entendu parler de ce singulier village; mais je n’avais jamais pu rencontrer une personne qui l’eût visité, et qui pût, par conséquent, me donner des détails positifs.
Je me décidai un jour à faire moi-même le voyage. Je ne communiquai mon projet qu’à mon lieutenant, qui me dit:
«Maître, je trouverai sans doute là quelques-uns de mes anciens camarades, et ainsi nous n’aurons rien à craindre.»
Nous partîmes au nombre de trois, prétextant un autre voyage que celui que j’entreprenais.
Nous marchâmes pendant deux jours au milieu des montagnes par des routes presque impraticables.
Le troisième, nous arrivâmes à un torrent dont le lit était encombré d’énormes blocs de pierre.
Les bords, éloignés l’un de l’autre d’une vingtaine de pas, s’élevaient perpendiculairement comme deux hautes murailles dont le sommet, à environ mille mètres d’élévation, se rapprochait sensiblement, et ne laissait qu’une faible ouverture par où passaient quelques rayons de lumière qui pouvaient à peine éclairer la partie où nous cheminions en sautant d’un bloc de pierre à l’autre.
Cette gorge, ou ce ravin, était la seule route par laquelle on pouvait arriver à Tapuzi: c’était le rempart naturel et inexpugnable qui défendait le village contre l’invasion des sbires espagnols.
Mon lieutenant venait de me dire:
«Regardez, maître, au-dessus de votre tête: les habitants de Tapuzi connaissent seuls les sentiers qui conduisent au sommet des montagnes. Sur toute la longueur du ravin, ils ont placé d’énormes pierres qu’ils n’ont qu’à pousser pour les précipiter sur ceux qui voudraient venir les attaquer; une armée entière ne pourrait pas pénétrer chez eux s’ils voulaient s’y opposer.»
Je vis effectivement que nous nous trouvions dans une position qui n’avait rien de rassurant, et que, si les Tapuziens nous prenaient pour des ennemis, nous ne pouvions leur opposer aucune défense. Mais nous étions engagés; il n’y avait pas moyen de reculer, et il fallait poursuivre jusqu’à Tapuzi.
Nous avions marché plus d’une grande heure dans cette gorge, lorsqu’un énorme bloc de rocher vint, en tombant perpendiculairement, se briser en éclats à une vingtaine de pas devant nous: c’était un avertissement.
Nous nous arrêtâmes, et déposâmes nos armes à terre. Peut-être un bloc pareil à celui qui venait de tomber devant nous était-il suspendu au-dessus de nos têtes, prêt à nous écraser...
Un cri se fit entendre devant nous. Je dis à mon lieutenant de s’avancer seul, sans armes, dans la direction d’où il était parti.
Quelques minutes après, il revint accompagné de deux Indiens qui, assurés par lui de mes intentions toutes pacifiques à leur égard, venaient nous chercher pour nous conduire au village.
Avec cette escorte nous n’avions plus rien à craindre. Nous fîmes gaiement le reste de la route jusqu’à l’endroit où finissait l’espèce d’entonnoir dans lequel nous marchions.
A cette hauteur, une plaine de quelques milles de circonférence se trouvait encaissée par de hautes montagnes.
Le lieu que nous parcourions était encombré d’immenses blocs de rochers superposés les uns aux autres.
Derrière surgissait une montagne abrupte, menaçante, sans aucun vestige de végétation, représentant assez bien une vieille forteresse d’Europe qu’une puissance magique avait élevée au milieu des hautes montagnes qui la dominaient.
D’un coup d’œil, j’avais embrassé l’ensemble du site que nous traversions tout en réfléchissant aux immenses variétés qu’offre la nature.
Tout à coup l’objet tant désiré de mon voyage, le village de Tapuzi, se présenta à mes regards.
Situé à l’extrémité de la plaine, il est composé d’une soixantaine de maisons en paille, en tout semblables à celles des Indiens.
Les habitants étaient aux fenêtres pour voir notre arrivée.
Nos guides nous conduisirent chez leur chef ou matanda-sanayon5.
C’était un beau vieillard qui, d’après son visage, paraissait approcher de quatre-vingts ans. Il nous salua avec affabilité, et s’adressant à moi, il me dit:
«Comment êtes-vous ici? Est-ce en ami, est-ce curiosité? ou les lois cruelles des Castillans vous obligent-elles de venir chercher un refuge parmi nous? S’il en est ainsi, soyez le bien venu, vous trouverez ici des frères.»
«Non, lui dis-je, nous ne venons point pour rester parmi vous. Je suis votre voisin, le seigneur de Jala-Jala; je viens vous voir, vous offrir mon amitié et vous demander la vôtre.»
Au nom de Jala-Jala, le vieillard fit un mouvement de surprise; puis il me dit:
«Il y a longtemps que j’ai entendu parler de vous comme d’un agent du gouvernement pour poursuivre des malheureux; mais j’ai entendu dire aussi que vous remplissiez votre mission avec bonté, et que souvent vous étiez leur appui; ainsi, soyez le bien venu.»
Après cette première reconnaissance, on nous fit servir du lait et des patates, et pendant notre repas le vieillard continua de causer librement avec moi.
«Il y a bien des années, me dit-il, à une époque que je ne sais pas fixer, quelques hommes vinrent habiter Tapuzi. La tranquillité et la sécurité dont ils jouirent ici firent imiter leur exemple par d’autres qui cherchaient à se soustraire à la punition de quelques fautes qu’ils avaient commises. On vit bientôt arriver des pères de famille avec leurs femmes et leurs enfants; ce furent les premières bases du petit gouvernement que vous voyez.
«Maintenant, ici, presque tout est en commun: quelques champs de patates ou de maïs, et la chasse, nous suffisent; celui qui possède donne à celui qui n’a pas. Presque tous nos vêtements sont filés et tissés par nos femmes; l’abaca6 de la forêt fournit le fil nécessaire; nous ne connaissons pas l’argent, nous n’en avons pas besoin.
«Ici, point d’ambition; chacun est sûr de ne pas souffrir de la faim.
«De temps en temps, il nous arrive des étrangers. S’ils veulent se soumettre à nos lois, ils restent parmi nous; ils ont quinze jours d’épreuves pour se décider. Après ces quinze jours, ils sont libres de se retirer, ou faire partie de notre famille.
«Nos lois sont douces et indulgentes; le plus grand châtiment que nous puissions infliger est de chasser pour toujours celui qui a commis une grande faute.
«Nous n’avons point oublié la religion de nos pères, et Dieu sans doute me pardonnera mes premières fautes en faveur de tout ce que je fais, depuis tant d’années, pour son culte et le bien de mes semblables.»
«Mais, lui dis-je, qui est votre chef? quels sont vos juges et vos prêtres?
«C’est moi, dit-il; à moi seul je remplis toutes ces fonctions.
«Autrefois, ici on vivait comme de vrais sauvages; j’étais jeune, robuste, et dévoué à tous mes frères.
«Leur chef vint à mourir; je fus choisi pour le remplacer.
«Je mis alors tous mes soins à ne rien faire qui ne fût juste, et propre au bonheur de ceux qui se confiaient à moi.
«Jusqu’alors on avait fait peu de cas de la religion; j’ai voulu rappeler à mes semblables qu’ils étaient nés chrétiens. J’ai donc fixé une heure le dimanche pour prier tous ensemble, et je me suis revêtu de tous les attributs d’un ministre de l’Évangile.
«Je célèbre les mariages, je répands l’eau du baptême sur le front des nouveau-nés, et j’offre des consolations aux moribonds.
«Dans ma jeunesse, j’avais été enfant de chœur: je me suis rappelé les cérémonies de l’Église. Si je ne suis pas investi des attributions nécessaires pour les fonctions que je me suis données, je les exerce avec foi et avec amour; c’est pourquoi j’espère que mes bonnes intentions me feront pardonner par celui qui est le Maître suprême.»
Pendant tout le discours du vieillard, j’avais été dans une admiration continuelle: j’étais au milieu de gens qui avaient la réputation de vivre dans la plus grande licence, comme des voleurs et des assassins.
Ils étaient tout à fait méconnus. C’était un véritable grand phalanstère, composé de frères presque tous dignes de ce nom.
J’admirais surtout ce beau vieillard qui, avec des principes de morale et des lois si simples, les gouvernait depuis un grand nombre d’années.
D’un autre côté, quel exemple que celui d’hommes libres ne pouvant vivre sans se choisir un chef, un roi pour ainsi dire, et revenant les uns par les autres à pratiquer le bien et la vertu!
Je fis part à mon vieillard de toutes mes pensées, je lui fis mille éloges de sa conduite, et l’assurai que monseigneur l’archevêque de Manille approuverait tous les actes religieux qu’il remplissait dans un si noble but; je lui offris même d’intercéder près de l’archevêque pour qu’il lui envoyât un aide et un pasteur.
Mais il me répondit:
«Non, Monsieur, je vous remercie; ne parlez jamais de nous. Assurément, nous serions heureux d’avoir ici un ministre de l’Évangile; mais bientôt, par son influence, nous serions soumis au gouvernement espagnol.
«Il nous faudrait de l’argent pour payer nos contributions, l’ambition se glisserait parmi nous, et, de libres que nous sommes, nous deviendrions esclaves et ne serions plus heureux.
«Non, encore une fois, ne parlez pas de nous! donnez-m’en votre parole.»
Son raisonnement me semblait si juste, que j’acquiesçai à sa demande. Je lui donnai de nouveau toutes les louanges qu’il méritait, et je lui promis de ne jamais troubler par aucune indiscrétion la tranquillité des habitants de son village.
Le soir, nous reçûmes la visite de tous les habitants, particulièrement des femmes et des jeunes filles, qui toutes avaient une curiosité immodérée de voir un blanc.
Pas une des femmes de Tapuzi n’était jamais sortie de son village et n’avait presque perdu sa case de vue; il n’était donc pas étonnant qu’elles fussent aussi curieuses.
Le lendemain, accompagné du vieillard et de quelques anciens, je fis le tour de la plaine et visitai les champs de patates douces et de maïs, principaux aliments des habitants.
En arrivant à la partie où j’avais déjà remarqué la veille d’énormes blocs de rochers, le vieillard s’arrêta, et me dit:
«Voyez, Castilla7, à une époque où les Tapuziens étaient sans religion et vivaient comme des bêtes sauvages, Dieu les punit.
«Regardez toute cette partie de la montagne dégarnie de végétation: une nuit, au milieu d’un affreux tremblement de terre, la montagne se divisa en deux, et une partie vint engloutir la moitié du village, qui occupait alors tout l’endroit où sont ces énormes rochers. Quelques centaines de pas de plus, tout eût été détruit, il n’eût plus existé une seule personne à Tapuzi. Mais une partie de la population ne fut pas atteinte, et alla s’établir où est maintenant le village.
«Depuis, nous prions Dieu, et vivons de manière à ne pas mériter un aussi grand châtiment que celui éprouvé par les malheureuses victimes de cette terrible nuit.»
La conversation et la compagnie de ce vieillard, je pourrais dire du roi de Tapuzi, était pour moi des plus intéressantes. Mais il y avait déjà plusieurs jours que j’avais quitté Jala-Jala; on devait être inquiet de mon absence. Je prévins mon lieutenant de préparer notre départ. Nous fîmes nos adieux à nos hôtes.
Deux jours après je rentrai chez moi, content de mon voyage et des bons habitants de Tapuzi.
Je trouvai Anna dans une grande inquiétude, non-seulement à cause de mon absence, mais parce que la veille on était venu me prévenir que les habitants des deux plus grands bourgs de la province s’étaient, pour ainsi dire, déclaré la guerre.
Les plus courageux, au nombre de trois ou quatre cents de chaque côté, s’étaient rendus sur l’île de Talim.
Là, les deux partis en présence étaient sur le point de se livrer bataille; déjà dans quelques escarmouches il y avait eu des victimes.
Cette nouvelle avait effrayé Anna.
Elle savait que je n’étais pas homme à attendre tranquillement chez moi le résultat du combat; elle me voyait déjà, avec mes dix gardes, engagé au plus fort de la mêlée, et victime peut-être de mon dévouement.
Je la rassurai, comme je le faisais toujours, en lui promettant d’être prudent et de ne pas l’oublier; mais il n’y avait pas un moment à perdre; il fallait, à tout prix, faire cesser une collision qui aurait sans doute causé la mort de bien des hommes.
Mais que faire avec mes dix gardes? Pouvais-je prétendre imposer ma volonté à toute cette multitude? Évidemment non. Vouloir agir par la force, c’était nous sacrifier tous. Que faire donc? Armer tous mes Indiens... mais je n’avais pas assez d’embarcations pour les transporter à Talim. Dans cet embarras, je me décidai à partir seul avec mon lieutenant; nous prîmes nos armes, et nous embarquâmes dans une petite pirogue que nous conduisîmes nous-mêmes.
A peine étions-nous arrivés vers la plage, à la portée de la voix, que des Indiens armés nous crièrent de ne pas aborder, ou qu’ils allaient faire feu sur nous.
Sans tenir compte de cette menace, mon lieutenant et moi, quelques minutes plus tard, sautions résolument à terre, et à quelques pas plus loin nous nous trouvâmes au milieu des combattants.
Je me dirigeai aussitôt vers les chefs:
«Malheureux! leur dis-je, que faites-vous? C’est sur vous qui commandez que retombera toute la sévérité des lois.
«Il est encore temps: méritez votre pardon, ordonnez à vos hommes de mettre bas les armes, remettez-moi les vôtres vous-mêmes; ou dans quelques minutes je serai à la tête de vos ennemis pour vous combattre. Obéissez, ou vous allez tous être traités comme des rebelles.»
Ils m’avaient écouté avec attention, ils étaient à demi vaincus.
Cependant l’un d’eux me répondit:
«Et si vous nous ôtez nos armes, qui nous répondra que nos ennemis ne viendront pas nous attaquer?
«—Moi, leur dis-je; je vous en donne ma parole; et s’ils ne m’obéissent pas, comme vous allez le faire, je reviens vers vous, je vous rends vos armes, et je combattrai à votre tête.»
Ces paroles, dites avec un ton d’autorité et de commandement, produisirent l’effet que j’attendais.
Les chefs, sans répliquer un mot, vinrent déposer leurs armes à mes pieds.
Leur exemple fut suivi par tous les combattants, et, en un instant, un monceau de carabines, de fusils, de lances et de coutelas fut devant moi.
Je désignai une dizaine d’individus parmi ceux qui venaient de m’obéir, je leur donnai à chacun un fusil, et leur dis:
«Je vous confie le dépôt de ces armes. Si l’on venait pour s’en emparer, faites feu sur les agresseurs.»
Je fis semblant de prendre leurs noms, et partis de suite pour le camp opposé, où je trouvai tous les combattants sur pied, prêts à marcher contre leurs ennemis.
Je les arrêtai en leur disant:
«Plus de combat! vos ennemis sont désarmés. Vous aussi, vous allez me remettre vos armes, ou vous embarquer de suite dans vos pirogues pour rejoindre votre village.
«Si vous ne m’obéissez pas, dans un instant je rendrai les armes à vos ennemis, et me mettrai à leur tête pour vous combattre. Exécutez ce que je vous ordonne, je vous promets que tout sera oublié.»
Il n’y avait pas à balancer. Les Indiens savaient que je ne leur donnais pas longtemps à réfléchir, et que chez moi menace et châtiment se suivaient de près.
En quelques minutes, ils s’embarquèrent tous dans leurs pirogues.
Je restai seul sur la plage avec mon lieutenant, jusqu’à ce que j’eusse à peu près perdu de vue la petite flottille.
Je retournai alors à l’autre camp, où l’on m’attendait avec impatience; j’annonçai aux Indiens qu’ils n’avaient plus d’ennemis, et qu’ainsi ils pouvaient rentrer tranquillement dans leur village.
1 Auteur d’un ouvrage en huit volumes, intitulé Quinze années de voyages autour du monde.
2 J’ai éprouvé deux de ces coups de vent pendant mon séjour à Jala-Jala: celui dont je parle, et un second dont je parlerai plus tard.
3 M. Pierre Voldemar, Bordelais.
4 Tapuzi, dans les montagnes de Limutan; limutan, mot tagaloc qui veut dire oubli (voir la carte).
5 Vieux chef.
6 Abaca, soie végétale.
7 Aux yeux d’un Tagal, tout Européen, quel que soit son pays, est un Castilla.
Chapitre XVI.
Jala-Jala.—Séjour.—Prisonniers.—Don Prudencio Santos, alcade de Pagsanjan.—Fêtes.—Chasses.—Hamilton Lindsay.—Ile et lac de Socolme.—Grotte de San-Matéo.
Comme on voit, il se passait peu de jours sans que j’eusse de nouveaux dangers à affronter.
J’en avais pris l’habitude; je me fiais à mon étoile, et je triomphais de toutes mes imprudences.
J’étais aimé de mes Indiens, j’étais sûr de leur fidélité; aussi rien ne me coûtait lorsqu’il s’agissait de leur rendre un service. Ma sollicitude n’était pas seulement acquise aux habitants de Jala-Jala; elle s’étendait sur tous ceux de la province.
Tous les mois j’allais à Pagsanjan pour y voir l’alcade. C’était une visite que je nommais visite du pardon. Dans les prisons du chef-lieu, il y avait toujours un assez grand nombre de détenus qui n’avaient commis que des fautes légères. L’alcade, don Prudencio de Santos, homme honorable et bon, avec lequel j’étais intimement lié, ne pouvait pas leur infliger le châtiment qui lui eût paru juste, et les renvoyer; son ministère l’obligeait à instruire leur procès, et à les soumettre au jugement des tribunaux.
Ainsi qu’en Europe, la justice n’est guère expéditive aux Philippines; aussi beaucoup de ces malheureux attendaient-ils pendant des années un arrêt qui les rendît à la liberté.
Dès mon arrivée à Pagsanjan, les parents ou les amis des détenus me présentaient des pétitions, et me priaient d’intercéder pour eux. J’examinais les fautes qu’ils avaient commises. Si elles étaient de nature à ne mériter qu’une simple correction, je leur demandais de se conformer à celle qui me paraîtrait juste; leur réponse était toujours affirmative. Je négociais alors avec l’alcade; je débattais avec lui le châtiment qui serait appliqué à mon client. Lorsque nous étions d’accord, il envoyait un ordre à la prison; mon Indien signait un procès-verbal constatant qu’il s’en était rapporté à mon arbitrage; il recevait la correction que j’avais demandée pour lui, et il était immédiatement mis en liberté.
Le soir, en retournant à mon habitation, je trouvais sur la route tous ceux qui me devaient la liberté; ils m’attendaient pour me remercier, et me demander ma main à baiser en signe de reconnaissance.
Après de pareilles visites, j’avoue que j’éprouvais une satisfaction bien douce, le bonheur que seul peut apprécier celui qui a rendu un captif à la liberté.
Mes Indiens m’étaient aveuglément soumis; j’étais si certain de leur fidélité, je le répète, que je ne prenais plus contre eux les précautions auxquelles je m’étais assujetti la première année de ma demeure à Jala-Jala.
Mon Anna partageait chaque jour davantage mes travaux, mes inquiétudes, une partie même de mes dangers. Eût-il été possible de ne pas l’aimer d’une affection plus touchante que celle qu’on éprouve pour sa compagne dans une vie paisible et insignifiante? Avec quel bonheur elle me recevait après la moindre absence! La joie et la satisfaction brillaient sur son visage; ses caresses étaient un baume qui dissipait toutes mes fatigues; et les reproches même qu’elle me faisait avec tant de douceur, pour l’inquiétude que je lui avais causée, étaient encore pour moi du bonheur.
Je n’avais qu’à me louer des preuves de reconnaissance que me donnaient continuellement mes Indiens.
Les jours de la fête de ma femme et de la mienne, ils employaient toute leur intelligence à les célébrer avec le plus de solennité possible.
Ils se divisaient en trois bandes: le gobernadorcillo, les vieillards et les hommes mûrs formaient la première, les femmes mariées la seconde, et la troisième se composait de la troupe joyeuse des jeunes gens et des jeunes filles.
Pendant la nuit, ils ornaient les abords de ma maison de longs et flexibles bambous, entourés de guirlandes de verdure et de fleurs. Le matin, tout le village était en fête. A neuf heures, le gobernadorcillo en grande tenue, le père Miguel dans ses plus beaux habits, avec un fouet richement orné à la main1, suivis de tous les hommes du village, nous faisaient la première visite.
Le gobernadorcillo nous offrait, au nom d’eux tous, des fleurs et des fruits. (C’étaient les seules choses que je consentais à recevoir.)
Le père Miguel prononçait un long discours pour nous complimenter. Je faisais servir des rafraîchissements, et, excepté le père Miguel qui restait avec nous, tous se retiraient pour céder la place à leurs femmes.
Elles apportaient une couronne formée de l’assemblage de tous les bijoux en or qu’elles possédaient: sur de flexibles baguettes de bambous, chaînes, médailles, bagues, boucles d’oreilles étaient groupées comme par la main d’un habile artiste. Si c’était Anna que l’on fêtait, la femme du gobernadorcillo plaçait sur sa tête cette couronne improvisée; l’étiquette exigeait qu’elle la gardât pendant toute la durée du discours de compliment et l’offrande des fleurs et des fruits.
Arrivait ensuite la bande bruyante des jeunes gens et des jeunes filles. La plus jolie faisait une seconde représentation du couronnement, et la meilleure chanteuse, accompagnée d’un joueur de guitare, présentait l’offrande, et chantait le compliment composé à l’avance par toute la troupe. Ce compliment, en langue tagale, était toujours gracieux et plein de poésie, surtout lorsqu’il s’adressait à ma femme. En voici un échantillon, dont j’ai conservé la traduction:
«Tala2, qui paraît le soir sur la montagne, un matin, plus brillante que jamais, sortit du lac et vint se fixer parmi nous3.
«C’était la reine de Jala-Jala, plus bienfaisante que Tala de la montagne, qui ne donne qu’une faible clarté au voyageur égaré.
«C’était toi, lumière de tes vassaux, mouchoir de larmes des affligés.
«Reine de Jala-Jala, tu es pour nous un brillant soleil, et la pluie du matin qui fait renaître les jeunes plantes que la sécheresse faisait mourir.
«Nous sommes à toi, nous t’avons donné nos cœurs: que pouvons-nous t’offrir? Des fleurs, des fruits; c’est tout ce que tes enfants possèdent.»
Après le compliment, les plus agiles exécutaient des danses du pays. Ensuite, un des jeunes gens jouait une pantomime; il représentait, avec une expression très-souvent comique, quelque scène de la vie indienne: c’étaient des voyageurs égarés et mourant de faim. L’un d’eux va à la découverte. Il aperçoit une ruche d’abeilles. Il fait signe à ses compagnons, pour leur faire part du bon repas que les abeilles lui promettent. Cependant il craint leurs piqûres, et ne s’approche qu’avec précaution. Il réunit quelques broussailles, et y met le feu; il est aveuglé par la fumée. Lorsqu’il croit les abeilles parties, il tire, tout joyeux, son coutelas pour détacher le rayon qui pend à la branche4. Mais les abeilles viennent bourdonner à ses oreilles et l’attaquer de tous côtés; il fait alors les grimaces et les contorsions qui représentent la douleur occasionnée par la piqûre des abeilles.
Après la pantomime, venait un bateleur qui exécutait des tours d’adresse et d’escamotage.
Lorsque les jeux et les danses étaient terminés, la troupe joyeuse se retirait, et la fête continuait dans le village. J’avais eu soin d’y faire préparer une immense table, copieusement servie pour tous ceux qui voulaient prendre part au repas que j’offrais.
Le reste de la journée se passait en combats de coqs, et la nuit tout entière en jeux de cartes et de hasard.
Jala-Jala était en pleine prospérité: des champs immenses de riz, de cannes à sucre et de café avaient remplacé des forêts et des bois improductifs; de gras pâturages étaient couverts de nombreux troupeaux, un beau village à l’indienne occupait le centre des exploitations.
On y voyait toujours régner l’abondance, l’activité, comme la joie sur la physionomie de tous les habitants.
Ma maison était devenue le rendez-vous de tous les voyageurs qui arrivaient à Manille, et un lieu de convalescence pour bien des malades qui venaient respirer le bon air de Jala-Jala et y jouir de tous ses agréments.
Là, point de distinctions; tous les hommes étaient égaux pour nous, Français, Espagnols, Anglais, Américains: quelle que fût la nation de ceux qui abordaient à Jala-Jala, ils étaient reçus en frères, avec toute la cordiale hospitalité que l’on trouvait autrefois dans nos colonies.
On jouissait d’une liberté entière dans ma seigneurie; seulement, celui qui ne voulait pas manger seul ne devait pas oublier l’heure des repas; aux autres heures de la journée, chacun se livrait à ses goûts divers.
Les naturalistes, par exemple, poursuivaient les insectes, les oiseaux, et faisaient d’amples récoltes de plantes de toute espèce.
Les malades trouvaient les soins assidus d’un médecin, les attentions et la société d’une maîtresse de maison aimable, spirituelle, et qui se faisait adorer de tous ceux qui passaient quelque temps auprès d’elle.
Ceux qui aimaient la promenade pouvaient explorer les plus beaux sites, et choisir entre les bois, les montagnes, les cascades, les ruisseaux et les belles plages du lac.
Les chasseurs, à Jala-Jala, étaient dans une véritable terre promise; ils avaient toujours à leur disposition une bonne meute, des Indiens pour la conduire, de bons chevaux pour parcourir les montagnes et les plaines les plus variées, où ils trouvaient abondamment du cerf et du sanglier.
Ceux qui venaient à Jala-Jala pour y passer les derniers jours du carême pouvaient y voir une chasse toute particulière, qui offrait le plus vif intérêt aux amateurs.
Cette chasse n’avait lieu qu’une seule fois dans l’année, le jour du samedi saint, après l’office de la messe.
Les Indiens, généralement superstitieux, prétendent que ce jour-là les animaux les plus sauvages se réunissent pour fêter la résurrection de Notre-Seigneur, et qu’ils sont alors d’une si grande douceur qu’ils se laissent prendre sans se défendre.
La veille, tout est préparé. Indiens, petits et grands, qui peuvent manier une lance et gravir la montagne, sont chasseurs ce jour-là. Tous les chiens du bourg, les roquets comme les mâtins, forment la meute imposante qui doit faire retentir les forêts de ses aboiements. Le curé, prévenu, est prié de s’y prendre de bonne heure pour célébrer la messe. Enfin, le soir, toute la bande joyeuse, avide de sang et de carnage, pressée surtout de manger de la viande fraîche, dont elle est privée depuis quarante jours, prend la route de la montagne, et va établir son bivouac sur celle qui domine le bourg. Là, chacun fait son gîte comme il l’entend, se couche sur l’herbe tendre, et dort aussi bien qu’un Sybarite sur de moelleux édredons.
Rendez-vous de chasse à Jala-Jala.
A peine le jour commence-t-il à luire, que tous les chasseurs sont sur pied. Les yeux fixés sur le presbytère et sur les cases du village, qui apparaissent au-dessous d’eux comme des cabanes de Lilliputiens, ils se tourmentent et se désolent de la paresse du curé et de celle de leurs femmes, que, dans leur impatience, ils trouvent moins diligentes qu’à l’ordinaire.
Après une longue et ennuyeuse attente, un point noir, suivi de quelques points blancs, descend les degrés du presbytère et se dirige vers l’église. C’est le pasteur avec ses sacristains. La joie se manifeste parmi les chasseurs: ils n’ont plus que quelque quart d’heure d’attente pour commencer la guerre qu’ils ont déclarée aux habitants des forêts. Les femmes, car il n’y a plus d’hommes dans le village, se rendent à l’église, ainsi que les habitants de la demeure du maître. C’est le signal que l’office va commencer; c’est aussi celui du recueillement et du silence pour les chasseurs. Tous, au même instant, tombent à genoux, et adressent leurs prières au Tout-Puissant.
Ce silence, qui a remplacé le flux de paroles qui s’échangeaient bruyamment un instant avant; cet immense lac aux eaux paisibles et argentées; ces belles montagnes couvertes de toute la richesse d’une végétation dans un printemps perpétuel; ce lever imposant et majestueux du soleil, encore enveloppé des vapeurs de la nuit, ne projetant de son disque de feu que de faibles rayons, et permettant à l’œil de le fixer sans fatigue; ces humbles et modestes cabanes d’où s’élèvent quelques faibles colonnes de fumée indiquant la vigilance de leurs habitants; enfin, ces hommes prosternés au sommet de la montagne, adressant leurs vœux au Créateur, formaient le tableau le plus capable d’impressionner l’observateur, et de lui faire adorer la majesté de Dieu. Ce n’est jamais sans émotion que le souvenir de cet imposant spectacle se présente à ma mémoire.
Après la prière, les chasseurs, sans changer d’attitude, portaient leurs regards sur le clocher d’où devait partir le signal de la fin de l’office divin. Dès qu’ils apercevaient le sacristain monter l’échelle pour sonner les cloches, la scène changeait instantanément. Ils jetaient des cris de joie, auxquels venaient se mêler les aboiements des chiens. Chacun s’emparait de ses armes, et toute la bande prenait la direction des forêts. Ce n’était pas le moment le moins pittoresque de la journée: la diversité des costumes et des armes; les piétons, les cavaliers, des chiens courant de tous côtés, formaient un départ de chasse bien digne d’être représenté par un habile pinceau.
La chasse était toujours abondante, bien que les habitants des forêts, malgré la croyance des Indiens, ne soient pas plus faciles et plus doux ce jour-là qu’un autre jour. Malheur si, contre la volonté des chasseurs, on venait à débusquer un buffle! C’était alors un sauve qui peut général. Les plus lestes grimpaient sur les arbres; ceux qui se trouvaient à portée gravissaient, pour jouir du coup d’œil, sur la crête des montagnes; des cris partaient de tous côtés, surtout si quelqu’un de la bande se trouvait en danger, ainsi qu’il nous arriva un jour avec un enfant d’une douzaine d’années.
Cet enfant nous fit passer un moment émouvant de crainte et d’angoisse: il était à cheval; un énorme buffle le poursuivait avec un acharnement incroyable. L’enfant avait mis son cheval au galop, et fuyait de toute la vitesse de sa monture. De tous côtés on lui criait: «Sauve-toi, le caravao approche! Tu es pris: recommande ton âme à Dieu.» C’était aussi au buffle que l’on adressait toutes les menaces et les imprécations imaginables, comme s’il eût été une créature humaine.
Quelques pas seulement séparaient l’ennemi de celui qui allait être la victime. Il se fit un moment de silence; l’émotion des spectateurs était grande: chacun s’attendait à voir les énormes cornes du terrible animal labourer le corps du cheval, puis mettre en lambeaux le malheureux enfant.
Celui-ci cependant ne perdait pas la tête, et veillait plus qu’on ne le pensait à sa conservation.
Il avait dirigé son cheval vers une partie de la plaine où se trouvait un arbre séculaire, et en passant dessous, au galop, il s’élance d’un bond sur une des branches. Il était sauvé. Un hourra général, en signe d’allégresse, fit retentir tous les échos de la montagne. Le cheval, libre de son cavalier, doubla de vitesse, changea de direction, et, au lieu de suivre un plan incliné, se dirigea vers la montagne. Le buffle, poursuivi par les chiens, voyant sa victime lui échapper, regagna la forêt5.
Une autre fois, j’étais accompagné par des étrangers: la chasse ne fut pas une de celles où les animaux, pleins de mansuétude et de douceur, comme le disent les Indiens, se laissent prendre sans se défendre. Nous avions abattu d’assez bonne heure trois cerfs et deux sangliers. Je dis à mes hôtes: «Mes chiens suivent un sanglier énorme; c’est une bête qui nous mènerait loin. Nous avons assez de venaison; retournons à l’habitation.»
Un Indien qui nous accompagnait, armé seulement de son poignard et d’une mauvaise lance, me dit:
«Maître, je veux avoir ce sanglier; permettez-moi de suivre la chasse.»
«Bien, lui dis-je, fais ta volonté; aujourd’hui liberté entière à tous les chasseurs.»
Il partit aussitôt pour rejoindre les chiens, et nous rentrâmes à l’habitation.
La journée se passa sans avoir des nouvelles du chasseur. Ce ne fut qu’à huit heures du soir qu’on m’amena, sur un buffle, Indien et sanglier. Le malheureux était couvert de sang et de blessures. Il en avait à la jambe, à la cuisse, au ventre, à la mâchoire inférieure; la main gauche était littéralement broyée. Avant de lui adresser aucune question, je bandai ses plaies. Lorsque j’eus terminé, je l’invitai à me raconter ce qui lui était arrivé. Voici sa réponse:
«Maître, faites-moi donner un verre de vin, afin que je ne perde pas courage.»
Après avoir avalé un petit verre d’eau-de-vie, il commença ainsi sa narration:
«Il était déjà tard lorsque j’ai pu rejoindre le sanglier. Il faisait tête aux chiens. Je lui portai un coup de lance qui le traversa; mais le bois de ma lance s’étant brisé, il s’est jeté sur moi, et m’a blessé au ventre et puis à la cuisse. J’ai voulu reculer: il m’a porté un coup à la jambe, qui m’a fait tomber. C’est alors qu’il m’a frangé le menton, comme vous l’avez vu. Dans ce moment, me voyant perdu sans rémission, je recommandai mon âme à Dieu. Cependant il me vint une idée: ce fut de lui fourrer la main gauche dans la gueule. Pendant qu’il la mordait et que j’éprouvais d’atroces souffrances, je pus tirer mon poignard de la main droite. Je lui portai plus de vingt coups avant de le tuer. Je vous assure qu’il avait la vie dure. Lorsqu’il fut mort, je croyais bien que j’allais mourir aussi à côté de lui. Je ne pouvais plus ni marcher, ni remuer; mais heureusement Sourout, qui revenait de la chasse, a entendu les chiens. Il est venu à mon secours, et m’a ramené dans l’état où vous me voyez.»
Pendant un mois je donnai des soins au malheureux chasseur. J’eus le bonheur de le guérir de ses blessures, mais non de la guerre à mort qu’il déclara à ceux qu’il appelait toujours ses ennemis: les sangliers.
Les chasseurs qui voulaient se livrer à un exercice moins fatigant faisaient dans de jolies embarcations la guerre aux oiseaux aquatiques, et pouvaient passer sur les petites îles situées entre la terre de Jala-Jala et l’île de Talim.
Là, ils faisaient une chasse tout à fait inconnue en Europe, celle d’énormes chauves-souris, espèce de vampire connu par les naturalistes sous le nom de roussettes.
Pendant six mois de l’année, à l’époque de la mousson de l’est, tous les arbres de ces petites îles sont couverts, depuis le sommet jusqu’aux premières branches, de ces chauves-souris; elles remplacent le feuillage qu’elles ont entièrement détruit. Enveloppées de leurs grandes ailes, elles dorment durant le jour, puis, la nuit, partent en grandes bandes et vont au loin chercher leur pâture.
Dès que la mousson de l’ouest remplace celle de l’est, elles disparaissent pour aller, toujours dans les mêmes lieux, s’abriter du vent sur la côte est de Luçon. La mousson change-t-elle? elles reviennent à leur ancienne demeure.
Aussitôt que mes hôtes mettaient pied à terre sur une de ces îles, la fusillade commençait, et durait jusqu’à ce que les chauves-souris, épouvantées par tant de détonations et par les cris des blessés restés accrochés aux branches, partissent en masse.
Elles tourbillonnaient pendant quelque temps comme un gros nuage au-dessus de leur demeure, imitaient parfaitement les Furies représentées dans certaines gravures qui figurent les enfers, et allaient ensuite à une faible distance s’abattre sur les arbres d’une petite île voisine.
Si les chasseurs n’étaient pas fatigués du carnage, ils pouvaient aller les rejoindre et le recommencer; mais presque toujours il y avait assez de victimes, et l’on s’occupait alors à les ramasser sous les arbres d’où elles avaient été abattues.
La chasse aux chauves-souris terminée, on s’amusait à poursuivre et à tirer des iguanas, grande espèce de lézard de cinq à six pieds de long, qui habite dans les rochers sur le bord du lac.
Fatigués de tirer sans avoir eu besoin d’adresse, les chasseurs se rembarquaient dans les pirogues, et jouissaient encore d’un autre amusement: c’était de tirer les aigles qui venaient planer au-dessus de leur tête.
Mais ici il fallait de l’adresse et beaucoup de justesse de coup d’œil, car presque toujours ce n’était qu’avec une balle qu’on pouvait atteindre ces énormes oiseaux de proie.
On rentrait ensuite à l’habitation avec les embarcations pleines de gibier, et chacun avait quelques prouesses à raconter.
L’iguana et la chauve-souris ont une chair savoureuse et délicate; mais quant au goût, tout gît dans notre imagination, comme on va le voir.
Après une de ces grandes chasses aux petites îles, un jeune Américain me dit que ses amis et lui désiraient goûter de l’iguana et de la chauve-souris.
Les croyant tous d’accord, je commandai à mon maître d’hôtel un carik d’iguana et un ragoût de chauve-souris.
Au dîner, on commença par le carik; tous en mangeaient de bon appétit, lorsque je dis à l’un d’eux:
«Vous voyez que l’iguana est une chair d’un goût délicat?»
A ce mot d’iguana, tous mes hôtes changèrent de couleur, et chacun, par un mouvement subit, repoussa son assiette sans pouvoir avaler le morceau qu’il avait dans la bouche; il fallut faire disparaître l’iguana et la chauve-souris pour qu’ils pussent continuer leur repas.
Lorsque je le pouvais, j’accompagnais mes hôtes: alors la chasse était toujours abondante et remplie d’intérêt, parce que j’avais soin de les conduire dans des lieux giboyeux et pittoresques.
Je les menais quelquefois à l’île de Socolme, beaucoup plus curieuse encore que les îles aux chauves-souris.
Socolme est un lac circulaire, d’une lieue de circonférence, au milieu du grand lac, dont il est séparé par un cordon de terre, ou, pour mieux dire, par une montagne d’un très-petit diamètre à la base, et dont le sommet se termine en arête, et presque perpendiculairement à plus de cinq cents mètres au-dessus des eaux. Les deux versants sont complétement couverts de grands arbres d’une belle végétation. C’est sur le côté du petit lac, où les Indiens ne vont jamais, de crainte des caïmans, que vont nicher presque tous les oiseaux aquatiques du grand lac. Chaque arbre, blanchi depuis le haut jusqu’en bas par la fiente qu’ils y déposent, est couvert de nids remplis d’œufs et d’oiseaux de tous les âges...
Un jour, accompagné de mon frère et de M. Hamilton Lindsay6, aussi intrépide explorateur que nous l’étions nous-mêmes, nous partîmes de l’habitation, avec l’intention de faire passer une légère pirogue par-dessus la montagne de Socolme, et de nous en servir pour une promenade sur le lac. Après bien des difficultés, avec l’aide de quelques Indiens, nous parvînmes à mettre notre projet à exécution.
Nous étions les premiers touristes qui s’aventuraient sur le lac de Socolme. Les Indiens qui nous avaient accompagnés refusèrent de s’embarquer avec nous; ils s’arrêtèrent sur la rive, et là ils employèrent toute leur éloquence pour nous faire abandonner notre projet.
«Vous allez, nous dirent-ils, inutilement vous exposer à un grand danger, contre lequel vous n’avez aucun moyen de défense; car vous verrez bientôt surgir du fond des eaux des milliers de caïmans qui viendront vous attaquer: et qu’opposerez-vous à ces invulnérables ennemis, contre qui vos balles sont inoffensives? Croyez-vous leur échapper par la fuite? Détrompez-vous. Dans leur élément ils vont plus vite que votre pirogue: dès qu’ils l’auront atteinte, ils la feront chavirer avec plus de facilité que vous n’avez à la conduire, et c’est alors que commencera un horrible carnage, dont pas un de vous ne pourra échapper.»
Leur raisonnement n’était pas dépourvu de bon sens; et certainement c’était une imprudence de s’embarquer dans une faible pirogue pour faire une promenade sur un lac peuplé d’une grande quantité de caïmans, d’autant plus à redouter que difficilement ce lac pouvait fournir une assez grande quantité de poissons pour assouvir leur voracité, et que, pressés par la faim, ils étaient plus à craindre.
Mais le danger et les difficultés ne nous faisaient jamais reculer, comme on l’a déjà vu; ainsi, sans tenir compte du pronostic de mes prudents Indiens, pendant leur long discours nous avions fait nos préparatifs, et nous étions entrés dans notre pirogue.
A peine se fut-elle éloignée de quelques toises de la rive, qu’une certaine émotion s’empara de nous tous; elle était, sans aucun doute, autant l’effet de l’attente du danger, que produite par l’aspect du site qui se déroulait à notre vue.
Nous étions au fond d’un gouffre entouré de hautes et abruptes montagnes, entièrement couvertes d’une épaisse végétation.
Partout elles forment une barrière qui nous paraissait infranchissable. L’ombre qu’elles projetaient sur l’eau au fond de ce gouffre produisait une demi-obscurité qui, jointe au silence qui régnait alors dans cette solitude, lui donnait un aspect lugubre et mélancolique. Involontairement nous étions tous vivement impressionnés, et absorbés dans un profond recueillement qui nous empêchait de nous communiquer nos observations.
Notre pirogue continuait cependant à s’éloigner du lieu du départ; elle glissait légèrement sur cette nappe liquide, jamais agitée par les vents les plus impétueux, et qui ne reçoit les rayons du soleil que lorsqu’il est entièrement à son zénith.
Le silence où nous étions tous plongés fut tout à coup interrompu par l’apparition d’un caïman. Il éleva sa hideuse tête au-dessus de l’eau, ouvrit une énorme gueule, comme s’il eût voulu nous menacer, et se diriger vers nous.
Le moment était venu. Le grand drame annoncé par nos Indiens allait se réaliser, ou toutes nos craintes se dissiper; il n’y avait pas un instant à perdre. Il fallait prendre un parti, et fuir au plus vite l’ennemi plutôt que de s’exposer à son attaque.
C’est moi qui dirigeais la pirogue. Je fis tous mes efforts pour l’éloigner du danger et la conduire à terre; mais l’animal amphibie s’avançait avec une si grande rapidité qu’il était sur le point de nous atteindre, lorsque Lindsay, à tout hasard, déchargea contre lui son arme.
L’effet produit par la détonation fut prodigieux, et comme par enchantement dissipa toutes nos appréhensions. Il rompit, de la manière la plus éclatante, le silence qui avait régné jusqu’alors. Le caïman effrayé rentra au fond des eaux; un nombre incalculable d’échos, semblables au bruit qu’aurait produit un feu de tirailleurs, se répétèrent jusqu’au sommet des montagnes, et une nuée de cormorans sortit de tous les arbres en jetant des cris perçants auxquels vinrent s’unir les clameurs d’allégresse des Indiens, qui de la rive avaient remarqué l’épouvante et la fuite de l’ennemi qu’ils redoutaient tant.
Entièrement rassurés, nous continuâmes paisiblement notre promenade. De temps à autre, quelques caïmans reparaissaient; mais le bruit de nos armes les faisait rentrer dans leur demeure.
Nous nous approchâmes des grands arbres dont les branches s’étendaient sur le lac; elles étaient couvertes de nids remplis d’œufs, et d’une si grande quantité de jeunes oiseaux, que nous aurions pu en charger plusieurs pirogues comme celle où nous étions.
Les cormorans, effrayés par le bruit de nos armes, tourbillonnaient continuellement comme un gros image au-dessus de nous, sans vouloir s’éloigner du lieu où sans doute les retenait leur sollicitude maternelle.
Après avoir fait entièrement le tour du lac, nous arrivâmes au lieu du départ, où nous attendaient les Indiens pour nous aider à faire franchir la montagne une seconde fois à notre pirogue.
Nous ne voulûmes cependant point terminer cette promenade sans faire quelque chose pour la science; ainsi nous mesurâmes la circonférence du lac, qui est à peu près de 4 kilomètres. Nous ne pûmes pas mesurer la plus grande profondeur vers le milieu; mais à quelques toises de la rive nous trouvâmes partout qu’elle était de 180 pieds. Il est à remarquer que, dans aucune partie du grand lac de Bay, on ne trouve une profondeur qui dépasse 75 pieds.
De Socolme je conduisais aussi mes hôtes à Los Banos, au pied d’une haute montagne de plusieurs mille mètres d’élévation, d’où jaillissent de belles sources d’eau bouillante qui vont se jeter dans le lac, et, se mêlant à ses eaux, forment des bains naturels à toutes les températures que l’on peut désirer.
Là aussi, sur les collines, la chasse était abondante et facile. De nombreux pigeons ramiers et de belles colombes, perchés sur de grands arbres, attendaient sans méfiance les chasseurs, qui ne revenaient jamais des bains sans avoir rempli leurs carniers.
Je leur donnais aussi quelquefois le spectacle imposant d’une chasse au buffle; mais, depuis le malheur arrivé à l’infortuné Ocampo, je ne permettais plus à aucun étranger de prendre part à ses dangers. Placés sur des arbres ou sur la crête d’une montagne, ils jouissaient du coup d’œil en pleine sécurité.
Les jours de repos, nous allions, dans les bois voisins des champs cultivés, faire la guerre aux singes, les plus grands ennemis de nos moissons.
Aussitôt qu’un petit chien dressé à cette chasse nous avertissait par ses aboiements que des maraudeurs étaient en vue, nous nous rendions sur les lieux, et la fusillade commençait.
L’épouvante se mettait dans la petite famille. Chacun se cachait dans son arbre, et, du mieux qu’il pouvait, devenait invisible.
Mais le petit chien ne quittait pas le pied de l’arbre. Nous tournions tout autour, et finissions toujours par découvrir celui qui s’y était blotti. La fusillade recommençait, alors jusqu’à ce qu’il fût tombé.
Enfin, quand nous avions fait plusieurs victimes, je les envoyais pendre à des fourches patibulaires autour des champs de canne à sucre, pour épouvanter ceux qui s’étaient échappés.
Seulement, le plus gros était toujours porté au père Miguel, mon bon curé, pour lequel un ragoût de singe était un vrai régal.
Quelquefois, c’était à plusieurs jours de marche de Jala-Jala que je conduisais mes hôtes, pour leur faire voir des sites admirables, des cascades, des grottes, ou ces merveilles de végétation que produit la féconde nature des Philippines.
Un jour, M. Hamilton Lindsay, le plus intrépide voyageur que j’aie connu, le même qui m’avait accompagné sur le lac de Socolme, me proposa une partie pour la grotte de San-Matéo, grotte que plusieurs voyageurs et moi-même avions visitée plus d’une fois, mais toujours d’une manière si incomplète que nous n’en avions exploré qu’une faible partie.
Cette proposition était trop dans mes goûts pour ne pas l’accepter avec empressement; mais, cette fois, je ne voulus pas revenir de cette expédition comme des précédentes, c’est-à-dire sans avoir fait toutes les tentatives possibles pour la parcourir dans toute son étendue.
Lindsay, un médecin que je m’abstiens de nommer et mon frère prirent, avec moi, la résolution de vérifier si tout ce que nous disaient les Indiens de cette grotte avait quelque vraisemblance, ou bien si, comme je l’avais si souvent éprouvé, leur esprit poétique n’inventait pas des merveilles qui n’avaient jamais existé.
Leurs vieilles traditions donnaient à ce souterrain une étendue immense: on y voyait, disaient-ils, des palais féeriques auxquels rien ne pouvait être comparé et qui servaient de résidence à des êtres fantastiques.
Bien résolus de voir par nous-mêmes toutes ces merveilles, nous partîmes pour San-Matéo, emmenant avec nous un Indien muni d’un pic et d’une pioche, pour nous frayer passage, si nous avions quoique chance de prolonger notre promenade souterraine au delà de la limite que tous, déjà, nous connaissions.
Nous emportâmes aussi une bonne provision de flambeaux, nécessaire pour mettre notre projet à exécution.
Nous arrivâmes de bonne heure à San-Matéo, et nous passâmes le reste de la journée à visiter d’admirables sites qui avoisinent le bourg.
Nous descendîmes aussi dans le lit d’un torrent qui prend sa source dans les montagnes et passe dans le nord du bourg; nous y vîmes plusieurs Indiens et Indiennes occupés à laver les sables pour en extraire la poudre d’or. Le produit qu’ils retirent journellement de ce travail, auquel ils se livrent trois ou quatre heures par jour, varie depuis un franc, deux francs, jusqu’à huit ou dix; c’est selon la plus ou moins heureuse veine que le hasard leur fait découvrir.
Cette industrie, la culture des terres douées d’une fécondité sans égale, les bois de construction dont abondent les montagnes voisines, voilà toute la richesse des habitants, qui, généralement, vivent dans l’abondance et la prospérité.
Le lendemain, à l’aube du jour, nous cheminions vers la grotte, éloignée du bourg de deux heures de marche.
Entrée de la grotte et rivière de San-Matéo.
La route, qui d’abord serpente au milieu de belles plantations de riz et de bétel, encadrée elle-même dans une superbe végétation, est d’un facile parcours; mais, à la moitié de son trajet, tout à coup elle devient dangereuse et difficile.
On laisse alors les champs cultivés pour suivre les bords de la rivière. Elle coule au milieu de montagnes de peu d’élévation, et forme tant de circuits et de détours, qu’il faut, à chaque instant, la traverser presque à la nage d’un bord à l’autre pour profiter de petits sentiers qui se trouvent sur la berge.
Jusqu’à une faible distance de la grotte, rien ne vient rompre la monotonie de ces sites agrestes.
On marche au milieu d’une gorge où de tous côtés la vue est limitée par des rochers et un rideau de verdure formé par les arbustes qui boisent les collines.
Mais, à un fort détour que fait la rivière, l’œil est tout à coup ébloui en face d’un panorama qui se déroule avec une lente et féerique magnificence.
Figurez-vous un torrent au pied de deux immenses montagnes de forme pyramidale, toutes deux entièrement semblables, et de la même élévation!
L’intervalle qui les sépare permet à la vue de se porter au loin, et de découvrir le fond d’un tableau impossible à décrire.
Entre les deux géantes la rivière s’est ouvert une issue, et là, sous vos pieds, vous la voyez se précipiter au milieu d’écueils formés par d’énormes blocs de marbre blanc; l’eau, limpide et brillante, se joue au milieu de tous les obstacles qui gênent son cours; parfois elle forme une bruyante cascade, puis disparaît à la base d’un énorme rocher, pour reparaître bientôt écumeuse et bouillonnante, comme si une force surnaturelle la faisait surgir des entrailles de la terre.
Plus loin, formant une suite continue de petites cascades, elle coule en large nappe argentée sur un lit de marbre blanc et brillant comme l’albâtre, pour retomber sur d’autres, d’une blancheur non moins éclatante. Enfin, après avoir franchi tous les écueils, elle coule paisiblement dans un lit plus modeste, et où vient se refléter l’admirable végétation qui pousse sur ses bords.
C’est dans la montagne située sur la rive droite que se trouve la fameuse grotte.
On traverse la rivière en sautant d’un bloc de marbre à l’autre; ensuite, après avoir gravi une pente ardue pendant l’espace de deux cents mètres, on se trouve à l’entrée de cette grotte, où, pas à pas, je vais conduire mon lecteur.
Cette entrée, d’une forme presque régulière, représente assez bien le portique d’une église en plein cintre, garni de festons verdoyants dont les plantes rampantes et des lianes font les frais.
A peine en a-t-on franchi le seuil, que l’on se trouve dans un large et spacieux vestibule, tout tapissé de stalactites d’une couleur jaunâtre; c’est là qu’une nuée de chauves-souris, effrayées par la lumière des flambeaux, prend son vol pour se précipiter au dehors.
Pendant une centaine de pas, en se dirigeant dans l’intérieur, la voûte continue très-élevée, et la galerie spacieuse; mais tout à coup l’une s’affaisse, et l’autre se rétrécit, ne laissant plus d’issue que celle nécessaire à un seul homme, obligé encore de se traîner sur les mains et les genoux pour franchir, dans cette pénible position, à peu près une centaine de mètres.
Ensuite la galerie s’élargit de nouveau, et la voûte s’élève de plusieurs toises; mais bientôt il faut surmonter un nouvel obstacle, il faut gravir une espèce de muraille de deux à trois mètres d’élévation.
Immédiatement au delà se trouve le lieu le plus dangereux du souterrain: là, deux énormes précipices, la bouche béante, au ras du sol, sont prêts à engloutir l’imprudent qui, armé de son flambeau, ne marcherait pas avec précaution dans cet obscur labyrinthe.
Des pierres lancées dans ces gouffres attestent, par le bruit sourd qu’elles font en arrivant au fond, une profondeur de plusieurs centaines de mètres.
Ensuite la galerie, large et spacieuse, se continue, sans rien offrir de remarquable, jusqu’au lieu où s’étaient arrêtées les recherches faites jusqu’alors.
Là, elle paraît se terminer par une espèce de rotonde entourée de stalactites de diverses formes, qui, dans un endroit, représentent un véritable dôme soutenu par des colonnes.
Ce dôme recouvre un petit lac d’où continuellement s’élance un ruisseau qui va se perdre dans les précipices dont j’ai parlé.
C’est dans cette partie que nous nous livrâmes à de sérieuses investigations, cherchant à nous assurer s’il était possible de prolonger notre promenade souterraine.
Nous plongeâmes à plusieurs reprises dans le lac, sans rien découvrir qui pût favoriser nos désirs; nous nous dirigeâmes alors vers la droite, examinant, à la lumière de nos flambeaux, les moindres petits enfoncements que nous apercevions sur les parois de la galerie.
Après bien des recherches infructueuses, nous découvrîmes enfin une crevasse par laquelle à peine pouvait-on passer le bras.
En y introduisant un flambeau, quelle ne fut point notre surprise d’y entrevoir un grand vide tout tapissé de brillants cristaux! Cette découverte nous donna un vif désir d’examiner de plus près ce que nous voyions si imparfaitement.
L’Indien, avec son pic, se mit à l’œuvre pour agrandir l’ouverture, par laquelle nous espérions nous introduire. Il travaillait lentement et à petits coups, pour éviter un éboulement qui non-seulement eût pu détruire nos espérances, mais aussi occasionner une catastrophe.
Cette voûte de rochers suspendue au-dessus de nos têtes pouvait nous engloutir, et, comme on va le voir, les précautions que nous prenions n’étaient point inutiles.
Au moment où nos espérances allaient se réaliser, et que déjà l’ouverture était assez grande pour nous donner passage, tout à coup, au-dessus de nous, il se fit un bruissement sourd et prolongé qui nous glaça d’effroi.
La voûte s’était ébranlée, et menaçait de s’affaisser sur nous.
Pendant un court instant, qui cependant nous parut bien long, nous fûmes terrifiés; notre Indien lui-même, immobile comme une statue, était resté la main appuyée sur le manche de son pic, dans la même position où il se trouvait en donnant le dernier coup.
Après un instant de silence solennel, revenus un peu de notre peur, nous examinâmes le danger que nous venions de courir.
Au-dessus de nos têtes, une longue et large crevasse serpentait la voûte sur une longueur de plusieurs mètres; vers la paroi où elle allait aboutir, un énorme rocher qui, s’en étant séparé, avait été arrêté dans sa chute par un hasard providentiel; la tête du pic, dont la pointe était fortement fixée sur un sol solide, lui avait servi de point d’appui, et ce chanceux arc-boutant le tenait suspendu au-dessus de l’ouverture que nous venions de pratiquer.
Après nous être assurés, avec bien des précautions, que le pic et le rocher offraient une certaine solidité, comme de véritables fous habitués à vaincre toute espèce d’obstacles et de difficultés, nous nous décidâmes à nous glisser un à un dans cette périlleuse ouverture.
Le docteur, qui jusqu’alors avait gardé un morne silence, aussitôt qu’il connut notre décision fut pris d’une si grande frayeur, que la voix lui revint pour se lamenter et nous prier de le conduire au dehors.
Comme si tout à coup il avait été pris d’un vertige, d’une voix saccadée il nous disait que la respiration lui manquait, qu’il se sentait étouffer, et que son cœur battait avec une si grande force, que, s’il restait plus longtemps au milieu des dangers que nous courions, il allait mourir de la rupture d’un anévrisme.
Il offrait tout ce qu’il possédait à celui qui lui sauverait la vie; il suppliait à mains jointes notre Indien de ne pas l’abandonner, et de lui servir de guide.
Nous eûmes pitié de cette panique, et permîmes à l’Indien d’acquiescer à sa prière.
Aussitôt que ce dernier fut revenu, et que nous eûmes la certitude que pendant son absence le rocher, cause de notre frayeur momentanée, était resté immobile, nous mîmes notre projet à exécution, et, comme des serpents, un à un nous nous glissâmes par cette dangereuse ouverture, à peine suffisante pour la grosseur de nos corps.
Nous ne pensâmes bientôt plus au danger que nous courions, ni à l’imprudence que nous venions de commettre, et toute notre attention se fixa sur ce qui s’offrait à nos regards.
Nous nous trouvions au milieu d’un immense salon, d’un aspect tout à fait féerique.
A la lumière de nos flambeaux, la voûte, le sol et les murailles étincelaient et brillaient comme s’ils eussent été recouverts de cristaux de roche de la plus admirable transparence.
Dans quelques endroits, la main de l’homme paraissait avoir présidé à l’ornementation de ce palais enchanté. De nombreuses stalactites et stalagmites, aussi diaphanes que l’eau limpide qui vient de se congeler, affectaient les formes les plus bizarres; elles représentaient de brillantes draperies, des rangées de colonnes, des lustres et des candélabres.
A une extrémité, adossé à la muraille, on voyait un autel avec ses degrés, qui paraissait attendre le pasteur pour y célébrer l’office divin.
Il serait impossible à ma plume de représenter tout ce qui nous transportait d’admiration.
Nous croyions véritablement nous trouver dans un palais des Mille et une Nuits; les Indiens eux-mêmes n’avaient deviné qu’une faible partie des merveilles que nous venions de découvrir...
Après avoir quitté ce palais étincelant, nous continuâmes notre promenade souterraine, nous enfonçant de plus en plus dans les entrailles de la terre, et suivant pas à pas un tortueux labyrinthe qui, pendant une demi-lieue, ne nous présenta rien de remarquable, si ce n’est, d’intervalle en intervalle, le danger que nous faisait courir notre indomptable curiosité.
La voûte, dans certains endroits, ne présentait plus la solidité de la pierre; la terre seule s’y révélait, et de récents écoulements attestaient qu’il pouvait s’en faire d’assez considérables pour nous fermer tout moyen de retraite.
Nous poursuivîmes cependant encore bien au delà notre reconnaissance aventureuse, et nous arrivâmes dans un nouvel espace magnifique et grandiose, recouvert, comme le premier, de brillantes stalactites, et qui ne lui cédait en rien pour la beauté de ses détails.
Nous nous y livrâmes de nouveau au minutieux examen de toutes les merveilles qui nous entouraient, et qui resplendissaient comme des prismes à la clarté de nos torches.
Nous recueillîmes sur le sol plusieurs petites stalagmites, grosses et rondes comme des noisettes, qui représentaient si parfaitement ces fruits confits, que quelques jours après, nous trouvant à Manille dans un bal, nous en présentâmes à des dames, dont le premier mouvement fut de les porter à la bouche pour les croquer; mais, lorsqu’elles reconnurent leur méprise, elles voulurent les conserver, pour s’en faire, disaient-elles, des pendants d’oreille.
Après avoir joui du beau et brillant spectacle que nous avions sous les yeux, la faim, la fatigue commencèrent à se faire sentir.
Nous avions marché, dans ce ténébreux souterrain, un espace de plus de quatre kilomètres; depuis le matin nous n’avions rien pris, et la journée était déjà bien avancée.
J’ai souvent expérimenté que la force morale décroît en raison des forces physiques, et sans doute nous nous trouvions dans cet état lorsque de sinistres suppositions vinrent frapper notre imagination.
Un de nous fit la réflexion qu’un éboulement pouvait avoir en lieu entre nous et la sortie, ou, ce qui paraissait plus probable, que l’énorme rocher suspendu et tenu en équilibre sur notre pic pouvait s’être affaissé, et nous fermer toute issue.
Si pareil malheur fût arrivé, dans quelle horrible position nous serions-nous trouvés?
Nous ne pouvions point espérer de secours du dehors, même de notre ami le docteur, que nous avions vu si bouleversé par la peur; nos poignards eussent été alors notre seule ressource pour ne pas mourir dans les angoisses qu’endure le malheureux renfermé vivant dans un sépulcre.
Toutes ces réflexions, que nous analysâmes les unes après les autres, nous déterminèrent à rebrousser chemin, et à laisser à d’autres plus imprudents que nous, s’il pouvait s’en rencontrer, le soin d’explorer l’espace qui nous restait à parcourir.
Nous eûmes bientôt franchi celui qui nous séparait du lieu que nous avions le plus à redouter.
La Providence nous favorisait: le pic soutenait encore le roc qui nous préoccupait si vivement.
Un à un, en évitant le plus possible le moindre frottement contre le roc et le pic, nous nous glissâmes de nouveau par cette étroite ouverture, et, tout joyeux de nous voir hors de danger d’une si fatigante expédition, nous commencions déjà à cheminer vers la sortie, lorsque tout à coup un bruit sourd et prolongé, et sous nos pieds un tressaillement subit, nous causèrent une nouvelle frayeur; mais bientôt nous fûmes rassurés par notre Indien qui accourait vers nous, tenant à la main son pic libérateur.
L’imprudent n’avait pas voulu en faire le sacrifice, et, après avoir attendu que nous fussions éloignés de quelques pas, il l’avait, tout en se sauvant, fortement tiré par le manche.
Grâce à la Providence ou à sa légèreté, il ne fut pas écrasé par le pan de rocher, qui, n’ayant plus son point d’appui, s’était affaissé sur le sol, en recouvrant complétement l’issue qui nous avait donné passage.
Après nous, sans doute, personne ne pourra pénétrer dans la belle partie de cette grotte que nous venions de traverser si heureusement.
Après ce dernier épisode, nous ne nous fîmes pas prier pour nous diriger vers la sortie; et ce ne fut point sans une vive sensation de plaisir que nous revîmes la lumière du soleil, et que nous retrouvâmes, assis sur un bloc de marbre, notre ami le docteur, réfléchissant à notre longue absence et à notre inqualifiable témérité.
Peut-être taxera-t-on d’exagération ce que je dis des jouissances et des émotions telles que se composait ma vie à Jala-Jala.
Je me renferme partout dans l’exacte vérité, et il me serait facile de citer bien des personnes prêtes à témoigner de la véracité de chacun de mes récits.
Plusieurs voyageurs, du reste, qui ont passé quelque temps à mon habitation, ont reproduit dans leurs publications le tableau de mon existence au milieu de mes chers Indiens, qui tous m’étaient si dévoués.
Je citerai entre autres le Voyage autour du monde du malheureux Dumont-d’Urville et celui du vice-amiral Laplace, dans chacun desquels on trouvera un article spécial consacré à Jala-Jala.
Je puis citer également M. Thomas Dent, actuellement à Londres. Il a séjourné quelque temps à Jala-Jala, et a assisté à plusieurs de nos aventureuses excursions. J’ai été heureux de le retrouver en Europe, et de lui rappeler des services qu’il m’a rendus avec la plus affectueuse bienveillance.
Re-Lampago racontant ses aventures. Page 256.
1 Un jour je demandais au père Miguel pourquoi, lorsqu’il nous faisait une visite de grande cérémonie, il était armé de son fouet; il me répondit: «Cela veut dire, Monsieur, que vous méritez qu’on vienne de si loin pour vous saluer, qu’on ne pourrait faire la route qu’à cheval.»
2 Tala, étoile du Berger. Les Indiens ne la comparent pas, comme nous, à Vénus.
3 Allusion à ma femme, qui était venue à Jala-Jala par le lac.
4 Dans les pays chauds, les abeilles ne nichent pas dans les cavités des vieux arbres; elles font un seul rayon, suspendu à une branche.
5 Le buffle court plus rapidement que le cheval en descendant une côte; mais lorsqu’il s’agit de la monter, le cheval l’emporte de vitesse.
6 M. Hamilton Lindsay, auteur d’une relation de Voyages sur les côtes de la Chine, dans la mer Jaune.