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Aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme

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I
PREMIÈRES INTRIGUES DE L'ABBÉ DE CHOISY
SOUS LE NOM DE MADAME DE SANCY

Vous m'ordonnez, Madame, d'écrire l'histoire de ma vie; en vérité, vous n'y songez pas. Vous n'y verrez assurément ni villes prises ni batailles gagnées; la politique n'y brillera pas plus que la guerre. Bagatelles, petits plaisirs, enfantillages, ne vous attendez pas à autre chose; un naturel assez heureux, des inclinations douces, rien de noir dans l'esprit, joie partout, envie de plaire, passions vives, défauts dans un homme, vertus du beau sexe, vous en serez honteuse en lisant, que serai-je donc en écrivant? J'aurai beau chercher des excuses dans la mauvaise éducation, on ne m'excusera point. Voilà bien des discours inutiles; vous commandez: j'obéis; mais trouvez bon, Madame, que je ne vous obéisse que par parties; j'écrirai quelque acte de ma comédie, qui n'aura aucune liaison avec le reste; par exemple, il me prend envie de vous conter les grandes et mémorables aventures du faubourg Saint-Marceau.

C'est une étrange chose qu'une habitude d'enfance, il est impossible de s'en défaire: ma mère, presque en naissant, m'a accoutumé aux habillements des femmes; j'ai continué à m'en servir dans ma jeunesse; j'ai joué la comédie cinq mois durant sur le théâtre d'une grande ville, comme une fille; tout le monde y étoit trompé; j'avois des amants à qui j'accordois de petites faveurs, fort réservé sur les grandes; on parloit de ma sagesse. Je jouissois du plus grand plaisir qu'on puisse goûter en cette vie.

Le jeu, qui m'a toujours persécuté, m'a guéri de ces bagatelles pendant plusieurs années, mais toutes les fois que je me suis ruiné et que j'ai voulu quitter le jeu, je suis retombé dans mes anciennes faiblesses et suis redevenu femme.

J'ai acheté dans ce dessein une maison au faubourg Saint-Marceau, au milieu de la bourgeoisie et du peuple, afin de m'y pouvoir habiller à ma fantaisie parmi des gens qui ne trouveroient point à redire à tout ce que je ferois. J'ai commencé par me faire repercer les oreilles, les anciens trous s'étant rebouchés; j'ai mis des corsets brodés et des robes de chambre or et noir, avec des parements de satin blanc, avec une ceinture busquée et un gros nœud de rubans sur le derrière pour marquer la taille, une grande queue traînante, une perruque fort poudrée, des pendants d'oreilles, des mouches, un petit bonnet avec une fontange.

D'abord j'avois seulement une robe de chambre de drap noir, fermée par-devant avec des boutonnières noires qui alloient jusques en bas, et une queue d'une demi-aune, qu'un laquais me portoit, une petite perruque peu poudrée, des boucles d'oreilles fort simples, et deux grandes mouches de velours aux tempes. J'allai voir monsieur le curé de Saint-Médard, qui loua fort ma robe, et me dit que cela avoit bien meilleure grâce que tous ces petits abbés avec leurs justaucorps et leurs petits manteaux qui n'imprimoient point de respect; c'est à peu près l'habit de plusieurs curés de Paris. J'allai ensuite voir les marguilliers qui m'avoient loué un banc vis-à-vis la chaire du prédicateur, et puis je fis toutes les visites de mon quartier, la marquise d'Usson, la marquise de Menières et toutes mes autres voisines; je ne me mis point d'autres habillements pendant un mois, et ne manquai point d'aller tous les dimanches à la grand'messe et au prône de M. le curé, ce qui lui fit grand plaisir. J'allois, une fois la semaine, avec monsieur le vicaire, ou monsieur Garnier, que j'avois choisi pour mon confesseur, visiter les pauvres honteux, et leur faire quelques charités. Mais, au bout d'un mois, je défis trois ou quatre boutonnières du haut de ma robe, pour laisser entrevoir un corps de moire d'argent, que j'avois par-dessous; je mis des boucles d'oreilles de diamants, que j'avois achetées, il y avoit cinq ou six ans, de monsieur Lambert, joaillier; ma perruque devint un peu plus longue et plus poudrée et taillée en sorte qu'elle laissoit voir tout à plein mes boucles d'oreilles, et je mis trois ou quatre petites mouches autour de la bouche ou sur le front. Je demeurai encore un mois sans m'ajuster davantage, afin que le monde s'y accoutumât insensiblement et crût m'avoir vu toujours de même; ce qui ne manqua pas d'arriver.

Quand je vis que mon dessein réussissoit, j'ouvris aussitôt cinq ou six boutonnières du bas de ma robe, pour laisser voir une robe de satin noir moucheté, dont la queue n'étoit pas si longue que celle de ma robe; j'avois encore par-dessous un jupon de damas blanc, qu'on ne voyoit que quand on me portoit la queue. Je ne mettois plus de haut-de-chausse; il me sembloit que cela ressembloit davantage à une femme, et ne craignois point d'avoir froid: nous étions en été. J'avois une cravate de mousseline, dont les glands venoient tomber sur un grand nœud de ruban noir, qui étoit attaché au haut de mon corps de robe, ce qui n'empêchoit pas qu'on ne me vît le haut des épaules qui s'étoient conservées assez blanches par le grand soin que j'en avois eu toute ma vie; je me lavois tous les soirs le col et le haut de la gorge avec de l'eau de veau et de la pommade de pieds de mouton, ce qui faisoit que la peau étoit douce et blanche.

Ainsi, peu à peu, j'accoutumai le monde à me voir ajusté. Je donnois à souper à madame d'Usson et à cinq ou six de mes voisines, lorsque monsieur le curé me vint voir à 7 heures du soir; nous le priâmes de souper avec nous; il est bon homme, il demeura.

—Désormais, me dit madame d'Usson, je vous appellerai madame.

Elle me tourna et retourna devant monsieur le curé, en lui disant:

—N'est-ce pas là une belle dame?

—Il est vrai, dit-il; mais elle est en masque.

—Non, monsieur, lui dis-je, non; à l'avenir, je ne m'habillerai plus autrement; je ne porte que des robes noires doublées de blanc, ou des robes blanches doublées de noir; on ne me sauroit rien reprocher. Ces dames me conseillent, comme vous voyez, cet habillement, et m'assurent qu'il ne me sied pas mal; d'ailleurs, je vous dirai que je soupai, il y a deux jours, chez madame la marquise de Noailles; monsieur son beau-frère y vint en visite, et loua fort mon habillement, et, devant lui, toute la compagnie m'appeloit madame.

—Ah! dit monsieur le curé, je me rends à une pareille autorité, et j'avoue, madame, que vous êtes fort bien.

On vint avertir que le souper étoit servi; on demeura à table jusqu'à 11 heures, et mes gens reconduisirent monsieur le curé.

Depuis ce temps-là, je l'allai voir et ne fis plus de façon d'aller partout en robe de chambre, et tout le monde s'y accoutuma.

J'ai cherché d'où me vient un plaisir si bizarre, le voici: le propre de Dieu est d'être aimé, adoré; l'homme, autant que sa faiblesse le permet, ambitionne la même chose; or, comme c'est la beauté qui fait naître l'amour, et qu'elle est ordinairement le partage des femmes, quand il arrive que des hommes ont ou croient avoir quelques traits de beauté qui peuvent les faire aimer, ils tâchent de les augmenter par les ajustements des femmes, qui sont fort avantageux. Ils sentent alors le plaisir inexprimable d'être aimé. J'ai senti plus d'une fois ce que je dis par une douce expérience, et quand je me suis trouvé à des bals et à des comédies, avec de belles robes de chambre, des diamants et des mouches, et que j'ai entendu dire tout bas auprès de moi: «Voilà une belle personne», j'ai goûté en moi-même un plaisir qui ne peut être comparé à rien, tant il est grand. L'ambition, les richesses, l'amour même ne l'égalent pas, parce que nous nous aimons toujours mieux que nous n'aimons les autres.

Je donnois de temps en temps et assez souvent à souper à mes voisines; je ne me piquois point de faire des festins; c'étoit ordinairement les dimanches et les fêtes; les bourgeois sont plus propres ces jours-là et n'ont qu'à se réjouir.

Un jour que j'avois prié madame Dupuis et ses deux filles, monsieur Renard, sa femme, sa petite-fille qu'on appeloit mademoiselle Charlotte, et son petit-fils qu'on appeloit monsieur de la Neuville, il étoit 6 heures du soir, nous étions dans ma bibliothèque qui étoit fort éclairée; un lustre de cristal, bien des miroirs, des tables de marbre, des tableaux, des porcelaines: le lieu étoit magnifique. Je m'étois fort ajusté ce jour-là; j'avois une robe de damas blanc, doublée de taffetas noir, la queue traînoit d'une demi-aune; un corps de grosse moire d'argent qu'on voyoit entièrement, un gros nœud de ruban noir au haut du corps, sur lequel pendoit une cravate de mousseline avec des glands, une jupe de velours noir, dont la queue n'étoit pas si longue que celle de la robe, deux jupons blancs par-dessous, qu'on ne voyoit point—c'étoit pour n'avoir pas froid, car depuis que je portois des jupes, je ne me servois plus de haut-de-chausse, je me croyois véritablement femme.—J'avois ce jour-là mes belles boucles d'oreilles de diamants brillants, une perruque bien poudrée et douze ou quinze mouches. Monsieur le curé arriva pour me rendre visite; tout le monde fut gai de le voir: il est fort aimé dans la paroisse.

—Ah! madame, me dit-il en entrant, vous voilà bien parée! Allez-vous au bal?

—Non, monsieur, lui dis-je, mais je donne à souper à mes belles voisines, et serois bien aise de leur plaire.

On s'assit, on dit des nouvelles (monsieur le curé les aime fort). On trouvoit toujours sur ma table les Gazettes, les Journaux des Savants, les Trévoux et les Mercure galant, et chacun prenoit ce qu'il aimoit le mieux. Je lui fis lire une petite histoire qui étoit dans le Mercure du dernier mois, où il étoit parlé d'un homme de qualité qui vouloit être femme à cause qu'il étoit beau, à qui on faisoit plaisir de l'appeler madame, qui mettoit de belles robes d'or, des jupes, des pendants d'oreilles, des mouches, qui avoit des amants.

—Je vois bien, leur dis-je, que cela me ressemble, mais je ne sais si je dois m'en fâcher.

—Ah! pourquoi, madame, dit mademoiselle Dupuis, pourquoi vous en fâcher? Cela n'est-il pas vrai? D'ailleurs, dit-il du mal de vous? Au contraire, il dit que vous êtes belle. Pour moi, je voudrois qu'à la franquette il eût mis votre nom, afin que tout le monde parlât davantage de vous, et j'ai envie de l'aller trouver et de lui en donner l'avis.

—Gardez-vous en bien, lui dis-je, je veux bien être belle parmi vous, mais je ne vais dans la ville, parée comme je suis, que le moins qu'il m'est possible; le monde est si méchant, et c'est une chose si rare de voir un homme souhaiter d'être femme, qu'on est exposé souvent à de mauvaises plaisanteries.

—Que dites-vous là, madame? interrompit monsieur le curé; avez-vous jamais trouvé personne qui ait condamné votre conduite à cet égard?

—Oui dà! monsieur, j'en ai trouvé; j'avois un oncle conseiller d'État, nommé monsieur ***, qui, sachant que je m'habillois en femme, me vint trouver un matin pour me bien gronder; j'étois à ma toilette et venois de prendre ma chemise; je me levai. «Non, dit-il, asseyez-vous et vous habillez.» Il s'assit aussitôt vis-à-vis de moi. «Puisque vous me l'ordonnez, lui dis-je, mon cher oncle, je vous obéis. Il est 11 heures, et il faut aller à la messe.» On me mit un corps lacé par derrière, et ensuite une robe de velours noir ciselé, une jupe de même, par-dessus un jupon ordinaire, une cravate de mousseline et une stinquerque or et noir; j'avois gardé jusque-là mes cornettes de nuit; je mis une perruque fort frisée et fort poudrée. Le bonhomme ne disoit mot. «Cela sera bientôt fait, cher oncle, lui dis-je; je n'ai plus qu'à mettre mes pendants d'oreilles et cinq ou six mouches»; ce que je fis en ce moment. «A ce que je vois, me dit-il, il faut que je t'appelle ma nièce. En vérité, tu es bien jolie.» Je lui sautai au col, et le baisai deux ou trois fois; il ne me fit point d'autres réprimandes, me fit monter dans son carrosse, et me mena à la messe et dîner chez lui.

La petite historiette fit plaisir à la compagnie. Monsieur le curé fit semblant de s'en aller, et demeura. On soupa bien, avec joie et innocence, on but à la fin du vin brûlé; j'avois prié tout bas mademoiselle Dupuis de proposer à la compagnie d'aller au petit cabinet du jardin, je dis que je le voulois bien. Monsieur de la Neuville me donna la main pour m'y conduire; j'appelai un laquais pour prendre mes queues.

—Non, non, dit mademoiselle Dupuis, je les veux porter; les filles d'honneur portent les queues des princesses.

—Mais, lui dis-je, je ne suis pas princesse!

—Eh bien! madame, vous le serez ce soir, et moi fille d'honneur.

—Ne la serez-vous que ce soir? dit en riant monsieur de la Neuville.

Je me mis à rire aussi, et lui dis gravement:

—Puisque je suis princesse, je vous fais l'une de mes filles d'honneur; prenez ma queue.

Nous descendîmes au cabinet, et à peine la compagnie put-elle tenir, tant il est petit. On se mit sur des canapés qui sont tout autour, et pour réjouir mes amies, je leur dis que je leur permettois de me venir saluer et baiser; tout le monde y passa en revue, et sur ce que monsieur le curé, par modestie, ne venoit pas à son tour, je me levai et l'allai embrasser de tout mon cœur.

J'avois un banc vis-à-vis la chaire du prédicateur; les marguilliers m'envoyoient toujours un cierge allumé pour aller à la procession, et je les suivois immédiatement; un laquais me portoit la queue, et le jour du Saint-Sacrement, comme la procession faisoit un grand tour, elle alloit jusques aux Gobelins; monsieur de la Neuville me donnoit la main, et me servoit d'écuyer. Au bout de cinq à six mois, on m'apporta le chanteau pour rendre le pain bénit; je fis la chose fort magnifiquement, mais je ne voulus point de trompettes. Ces marguilliers me dirent qu'il falloit qu'une femme présentât le pain bénit, et quêtât, et qu'ils se flattoient que je voudrois bien leur faire cet honneur-là. Je ne savois ce que je devois faire; madame la marquise d'Usson me détermina et me dit qu'elle avoit quêté elle-même, et que cela feroit plaisir à toute la paroisse. Je ne me fis pas prier davantage, mais je m'y préparai comme à une fête qui devoit me montrer en spectacle à tout un grand peuple. Je fis faire une robe de chambre de damas blanc de la Chine, doublée de taffetas noir: j'avois une échelle de rubans noirs, des rubans sur les manches, et derrière, une grande touffe de rubans noirs pour marquer la taille. Je crus qu'en cette occasion il falloit une jupe de velours noir; nous étions au mois d'octobre, le velours étoit de saison.

J'ai toujours depuis porté deux jupes, et j'ai fait retrousser mes manteaux avec de gros nœuds de rubans. Ma coiffure étoit fort galante: un petit bonnet de taffetas noir chargé de rubans étoit attaché sur une perruque qui étoit fort poudrée; madame de Noailles m'avoit prêté ses grands pendants d'oreilles de diamants brillants, et dans le côté gauche de mes cheveux j'avois cinq ou six poinçons de diamants et de rubis; trois ou quatre grandes mouches, et plus d'une grande douzaine de petites.

J'ai toujours fort aimé les mouches, et je trouve qu'il n'y a rien qui sied si bien. J'avois une stinquerque de Malines, qui faisoit semblant de cacher une gorge; enfin j'étois bien parée; je présentai le pain bénit, et j'allai à l'offrande d'assez bonne grâce, à ce qu'on m'a dit, et puis je quêtai. Ce n'est pas pour me vanter, mais jamais on n'a fait tant d'argent à Saint-Médard. Je quêtai le matin à la grand'messe, et l'après-dînée à vêpres et au salut; j'avois un écuyer qui étoit monsieur de la Neuville, une femme de chambre qui me suivoit, et trois laquais, dont un me portoit la queue.

On me fit la guerre que j'avois été un peu coquette, sur ce qu'en passant sur les chaises je m'arrêtois quelquefois pendant que le bedeau me faisoit faire place, et m'amusois à me mirer pour rajuster quelque chose à mes pendants d'oreilles ou à ma stinquerque, mais je ne le fis que le soir au salut, et peu de gens s'en aperçurent. Je fatiguai beaucoup toute la journée, mais j'avois eu tant de plaisir de me voir applaudir de tout le monde, que je ne me sentis lasse que quand je fus couchée.

J'oubliois de dire que je fis deux cent soixante et douze livres. Il y eut trois jeunes hommes fort bien faits, que je ne connaissois point, qui me donnèrent chacun un louis d'or; je crus que c'étoient des étrangers; il est certain qu'il y vint beaucoup de gens d'autres paroisses, sachant que j'y devois quêter, et j'avoue que le soir, au salut, j'eus un grand plaisir. Il étoit nuit, on parle plus librement; j'entendis, à deux ou trois reprises, en différents endroits de l'église, des gens qui disoient:

—Mais est-il bien vrai que ce soit là un homme? Il a bien raison de vouloir passer pour une femme.

Je me retournai de leur côté, et fis semblant de demander à quelqu'un, afin de leur donner le plaisir de me voir. On peut juger que cela me confirma étrangement dans le goût d'être traité comme une femme. Ces louanges me paraissoient des vérités qui n'étoient point mendiées: ces gens-là ne m'avoient jamais vu, et ne songeoient point à me faire plaisir.

La vie que je menois dans ma petite maison du faubourg Saint-Marceau étoit assez douce. Mes affaires étoient en bon état, mon frère venoit de mourir, et m'avoit laissé, toutes dettes payées, près de cinquante mille écus; j'avois d'assez beaux meubles, de la vaisselle d'argent, un peu de vermeil doré, des boucles d'oreilles de diamants brillants, deux bagues qui valoient bien quatre mille francs, une boucle de ceinture et des bracelets de perles et de rubis.

Ma maison étoit fort commode; j'avois un carrosse à quatre personnes et un à deux, quatre chevaux de carrosse, un cocher et un postillon qui servoit de portier, un aumônier, un valet de chambre dont la sœur faisoit ma dépense et avoit soin de m'habiller, trois laquais, un cuisinier, une laveuse d'écuelles, et un savoyard pour frotter mon appartement.

Je donnois à souper fort souvent à mes voisines, et quelquefois à monsieur le curé et à monsieur Garnier, et sans me piquer de faire grande chère, je la faisois assez bonne; j'avois quelquefois des concerts, j'envoyois mon carrosse à Descotaux, mon ancien ami; je faisois le soir des petites loteries de bagatelles: cela avoit un air de magnificence; je menois mes voisines à l'Opéra, à la Comédie; on trouvoit toujours chez moi du café, du thé et du chocolat, je faisois dire tous les jours la messe à mon aumônier, à la présentation, à midi et demi; toutes les paresseuses du quartier n'y manquoient pas, et comme je me couchois fort tard, on venoit m'éveiller souvent pour m'avertir que la messe sonnoit; je mettois vite une robe de chambre, une jupe et une coiffe de taffetas pour cacher mes cornettes de nuit, et courois l'entendre; je n'aimois pas à la perdre. Enfin, il me sembloit que tout le monde étoit content de moi, lorsque l'amour vint troubler mon bonheur.

Deux demoiselles mes voisines me témoignoient beaucoup d'amitié et ne faisoient aucune façon de me baiser; c'étoit à qui m'ajusteroit; je leur donnois assez souvent à souper, elles venoient toujours de bonne heure, et ne songeoient qu'à me parer; l'une m'accommodoit mon bonnet, et l'autre redressoit mes pendants d'oreilles; chacune demandoit comme une grande faveur l'intendance des mouches; elles n'étoient jamais placées à leur gré, et en les changeant de place, elles me baisoient à la joue ou au front; elles s'émancipèrent un jour à me baiser à la bouche d'une manière si pressante et si tendre, que j'ouvris les yeux et m'aperçus que cela partoit de plus que de la bonne amitié; je dis tout bas à celle qui me plaisoit davantage (c'étoit mademoiselle Charlotte):

—Mademoiselle, serois-je assez heureux pour être aimé de vous?

—Ah! madame, me répondit-elle en me serrant la main, peut-on vous voir sans vous aimer!

Nous eûmes bientôt fait nos conditions; nous nous promîmes un secret et une fidélité inviolables.

—Je ne me suis point défendue, me disoit-elle un jour, comme j'aurois fait contre un homme: je ne voyois qu'une belle dame, et pourquoi se défendre de l'aimer? Quels avantages vous donnent les habits de femme! Le cœur de l'homme y est qui fait ses impressions sur nous, et d'un autre côté, les charmes du beau sexe nous enlèvent tout d'un coup et nous empêchent de prendre nos sûretés.

Je répondois à sa tendresse de toute la mienne; mais quoique que je l'aimasse beaucoup, je m'aimois encore davantage, et ne songeois qu'à plaire au genre humain.

Nous nous écrivions tous les jours, mademoiselle Charlotte et moi, et nous nous voyions à tous moments: la fenêtre de sa chambre étoit vis-à-vis de la mienne, le petite rue de Sainte-Geneviève entre deux. Ses lettres étoient écrites avec une simplicité charmante; je lui en ai rendu plus de cent, comme je le dirai dans la suite; il ne m'en reste que deux, par hasard.

PREMIÈRE LETTRE

«Que vous étiez aimable hier au soir, madame! J'eus bien du plaisir, et j'eus envie cent fois de vous aller baiser devant tout le monde. Eh bien! on eût dit que je vous aime, cela n'est-il pas vrai? Je ne veux point le cacher, et si vous ne le dites pas, je le dirai, moi. Mon grand-papa me dit tout bas: «Ma fille, je crois que madame de Sancy t'aime: tu serais bien heureuse. Oh! dame! je ne puis pas me retenir et je lui dis: «Mon papa, nous nous aimons de tout notre cœur, mais madame ne veut pas qu'on le sache.» Adieu, voilà ma belle-mère qui entre.» (Cette belle-mère la tourmentait.)

DEUXIÈME LETTRE

«En vérité, monsieur, je suis au désespoir; je voudrais ne vous avoir jamais connu, qu'il m'en eût coûté grand'chose pour le chagrin que vous me causez. Je crois que l'on a découvert quelque chose de notre petite amitié; c'est vous seul qui en êtes la cause: pourquoi me parlez-vous tout bas à l'oreille? Il y a du temps que l'on m'espionne. Je ne sais pas si c'est que l'on m'a vue aller au cabinet, mais l'on m'a fait des réprimandes qui ne me plaisent pas. Quand vous viendrez, ne cessez pas de me parler; ne faites pas semblant de rien, afin que l'on croie s'être trompé. Le Saint-Esprit m'a inspiré de ne point aller chez vous. Je fus chez mademoiselle Dupuis, l'on m'y vint chercher; je fus après cela chez ma tante, l'on y vint encore; donnez-vous bien de garde de ne me point jeter rien par la fenêtre. En vérité, monsieur, je suis bien malheureuse de vous aimer. Je vous écris cette lettre avec toutes les peines du monde: je ne suis pas un moment dans ma chambre que l'on ne vienne voir ce que j'y fais. Ne m'attendez plus au pavillon. Pour moi, je ne sais pas si l'on se doute que vous me donnez des lettres; quand vous m'en donnerez, ne m'en donnez qu'à bonnes enseignes, que l'on ne s'en aperçoive pas. Je vous avoue que j'ai bien du chagrin; si ce n'était pour un peu, je m'en irais passer trois mois dans un couvent. Qu'en dites-vous? Ne me demandez point: N'avez-vous rien à me donner? Quand j'aurai quelque lettre, je vous la donnerai quand j'en pourrai trouver les occasions.»

On fit, en ce temps-là, une noce chez une personne de qualité de mes parentes et de mes bonnes amies; j'y avois dîné, et je résolus d'y aller en masque après souper; il devoit y avoir des violons. J'allai aussitôt chez moi, et proposai à mes belles voisines de leur donner à souper, et de se masquer ensuite. De jeunes personnes ne demandent pas mieux. Je fis habiller mademoiselle Charlotte en garçon, je louai un habit complet, fort propre, avec une belle perruque; c'était un fort joli cavalier. On me reconnut d'abord, parce qu'on y avoit vu souvent ma robe de chambre; ainsi je fus obligé d'ôter mon masque et de me mettre dans le rang des dames du bal; le reste de la troupe demeura masqué. Charlotte me prit pour danser; la compagnie fut assez contente du menuet que nous dansâmes ensemble; l'agitation ne me fit point de tort, et je revins à ma place avec un rouge que je n'avois pas avant que de danser. La maîtresse du logis qui n'est pas louangeuse, me vint embrasser et me dit tout bas:

—J'avoue, ma chère cousine, que cet habillement vous sied bien; vous êtes, ce soir, belle comme un ange.

Je changeai de discours, et appelai Charlotte qui ôta son masque et laissa voir un petit minois fort aimable.

—Voilà, madame, lui dis-je, mon petit amant; n'est-il pas bien joli?

On vit bien que c'étoit une fille; elle remit son masque et me donna la main pour nous en aller. La petite Charlotte me servit d'écuyer pendant toute la soirée, et nous nous en aimions bien mieux; elle s'en aperçut et me dit tendrement:

—Hélas! madame, je m'aperçois que vous m'aimez davantage en justaucorps; que ne m'est-il permis d'en porter toujours!

J'achetai dès le lendemain l'habit que j'avois loué pour elle et qui sembloit fait exprès; je le fis mettre dans une armoire avec la perruque, les gants, la cravate et le chapeau, et lorsque mes voisines me vinrent voir, le hasard fit qu'on ouvrit cette armoire et qu'on vit cet habit; aussitôt on se jeta dessus, et c'est ce que je demandois: on le mit à la petite fille, et la voilà redevenue un beau garçon.

Après la visite, elle voulut se déshabiller; je ne voulus jamais le souffrir, et lui dis que je lui en faisois présent, qu'aussi bien je ne le mettrois jamais, et que, pour me le payer, je lui demandois seulement qu'elle le mît toutes les fois que mes voisines me feroient l'honneur de venir souper chez moi.

La tante de Charlotte, car elle n'avoit plus ni père ni mère, fit quelques façons, et puis se rendit, toutes les autres lui ayant protesté qu'elles feroient un pareil marché quand je voudrois. Ainsi j'eus le plaisir de l'avoir souvent garçon, et comme j'étois femme, cela faisoit le véritable mariage.

J'avois un cabinet au bout de mon jardin, et il y avoit une porte de derrière par où elle venoit me voir le plus souvent qu'elle pouvoit, et nous avions des signaux pour nous entendre. Quand elle étoit entrée dans le cabinet, je lui mettois une perruque afin de m'imaginer que c'étoit un garçon; elle n'avoit pas de peine, de son côté, à s'imaginer que j'étois une femme; ainsi tous deux contents, nous avions bien du plaisir.

J'avois dans mon cabinet beaucoup de beaux portraits; je proposai à mes deux jeunes voisines de les faire peindre, mais à condition que Charlotte seroit peinte en cavalier. Sa tante qui mouroit d'envie d'avoir son portrait, y consentit; je voulus en même temps me faire peindre en femme, afin de faire un regard avec ma petite amie; je n'avois point de vanité, elle étoit bien plus belle que moi. Je fis venir monsieur de Troyes, qui nous peignit dans mon cabinet; cela dura un mois, et quand les deux portraits furent faits, et dans de belles bordures, on les pendit dans mon cabinet l'un auprès de l'autre, et chacun disoit: «Voilà un beau couple; il faudroit les marier, ils s'aimeroient bien.» Mes voisins et voisines rioient en disant cela et ne croyoient pas si bien dire; les mères, en mille ans, ne se seroient pas défiées de moi, et je crois,—Dieu me veuille pardonner!—que sans aucun scrupule elles m'auroient laissé coucher avec leurs filles; nous nous baisions à tous moments, sans qu'elles le trouvassent mauvais.

Une vie si douce fut troublée par la jalousie. Mademoiselle ***—elle m'aimoit aussi,—s'aperçut bientôt que je ne l'aimois pas; je ne me pressois pas de la faire peindre; elle observa sa compagne, et la vit entrer dans mon cabinet par la petite porte de derrière. Elle courut en avertir la tante qui d'abord voulut gronder sa nièce, mais la pauvre enfant lui parla avec tant de simplicité qu'elle n'en eut pas le courage.

—Ma chère tante, lui dit-elle en l'embrassant, il est bien vrai que Madame m'aime; elle m'a fait cent petits présents, et peut faire ma fortune; vous savez, ma chère tante, que nous ne sommes pas riches; elle me prie de la venir voir toute seule dans son cabinet; j'y ai été cinq ou six fois, mais à quoi croyez-vous que nous passions le temps? à habiller madame, qui veut aller faire quelque visite, à la coiffer, à mettre ses pendants d'oreilles et ses mouches, à parler de sa beauté. Je vous assure, ma chère tante, qu'elle ne songe qu'à cela; je lui dis sans cesse, «Madame, que vous êtes belle aujourd'hui!» elle m'embrasse là-dessus, et me dit: «Ma chère Charlotte, si tu pouvois toujours être habillée en garçon, je t'en aimerois bien mieux, et nous nous marierions; il faut que nous trouvions le moyen de coucher ensemble sans que Dieu y soit offensé. Ma famille n'y consentiroit jamais, mais nous pourrions faire un mariage de conscience. Si la tante veut venir demeurer avec moi, je lui donnerai un appartement dans ma maison, et ma table; mais je veux que tu sois toujours habillée en garçon; un de mes laquais te servira.» Voilà, ma chère tante, de quoi nous nous entretenons; or, voyez vous-même, si cela arrivoit, si nous ne serions pas bien heureuses?

A ces douces paroles, la tante s'apaisa, et ma petite amie, pour mieux jouer son jeu, la mena au petit cabinet.

La première fois qu'elle y vint, je l'accablai d'amitiés, et lui offris de faire avec sa nièce une simple alliance fort innocente.

Elle dit qu'elle feroit tout ce que je voudrois.

Je fis donc préparer toutes choses pour faire la fête le jeudi gras. Je priai tous les parents de Charlotte; elle avoit deux cousins germains, corroyeurs et tanneurs, leurs femmes et trois de leurs enfants; tout cela vint souper chez moi. Je me parai de toutes mes pierreries et eus une robe neuve; j'avois fait faire un habit neuf à la petite fille, que je fis appeler monsieur de Maulny, du nom d'une terre de deux mille livres de rente, que je voulois lui donner.

Nous fîmes la cérémonie avant souper, afin de nous mieux réjouir toute la soirée; j'avois une robe de moire d'argent et un petit bouquet de fleurs d'oranger derrière la tête comme la mariée; je dis tout haut, devant tous les parents, que je prenois monsieur de Maulny ci-présent pour mon mari, et il dit qu'il prenoit madame de Sancy pour sa femme; nous nous touchâmes dans la main, il me mit au doigt une petite bague d'argent, et nous nous baisâmes; j'appelai aussitôt les corroyeurs mes cousins, et les corroyeuses mes cousines; ils croyoient que je leur faisois beaucoup d'honneur.

Nous soupâmes ensuite fort bien, on se promena dans le jardin, on dansa aux chansons. Je fis des petits présents à la compagnie, des tabatières, des cravates brodées, des coiffes, des gants, des stinquerques; je donnai à la tante une bague de cinquante louis, et quand tous les esprits furent bien disposés, mon valet de chambre, qui avoit le mot, vint dire tout haut qu'il étoit près de minuit; chacun dit qu'il falloit coucher les mariés; le lit étoit tout prêt et la chambre fort éclairée; je me mis à ma toilette; on me coiffa de nuit avec de belles cornettes et force rubans sur la tête; on me mit au lit.

Monsieur de Maulny, à ma prière, s'étoit fait couper les cheveux en homme, de sorte qu'après que je fus couchée, il parut en robe de chambre, son bonnet de nuit à la main, et ses cheveux attachés par derrière avec un ruban de couleur feu; il fit quelque façon pour se coucher, et puis se vint mettre auprès de moi.

Tous les parents vinrent nous baiser, la bonne tante nous tira le rideau, et chacun s'en alla chez soi. C'est alors que nous nous abandonnâmes à la joie, sans sortir des bornes de l'honnêteté; ce qui est difficile à croire et ce qui est pourtant vrai.

Le lendemain de notre alliance ou de notre prétendu mariage, j'avois fait mettre à ma porte un écriteau à louer au deuxième étage; la tante le loua et y vint demeurer avec Charlotte qui étoit toujours habillée en homme dans la maison, parce que cela me faisoit plaisir; mes valets n'osoient pas la nommer autrement que monsieur de Maulny.

J'envoyois quelquefois le matin chercher des marchands pour me montrer des étoffes, afin qu'ils me vissent dans mon lit avec mon cher mari; on nous apportoit devant eux des croûtes pour déjeuner, et nous nous donnions une petite marque d'amitié; ensuite monsieur prenoit sa robe de chambre et s'alloit habiller dans son appartement, et je demeurois avec mes marchands à choisir mes étoffes. Il se trouve quelquefois des garçons qui ont de l'esprit et qui me parloient de la bonne mine et des grâces de monsieur de Maulny, quand il étoit sorti:

—Ne suis-je pas heureuse, leur disois-je, d'avoir un mari si bien fait et si doux? car il ne me contredit en rien; aussi je l'aime de tout mon cœur.

—Madame, me répliquoient-ils, vous n'en méritez pas moins. Une belle dame demande un beau cavalier.

Au reste, notre maison étoit fort bien réglée; à la réserve de la petite foiblesse que j'avois de vouloir passer pour femme, on ne me pouvoit rien reprocher.

J'allois tous les jours à la messe à pied, dans un des petits couvents qui sont autour de ma maison; un laquais me portoit mes queues, et les autres un tabouret de velours noir pour m'agenouiller, et mon sac aux heures.

J'allois une fois la semaine avec monsieur le curé ou monsieur Garnier, visiter les pauvres honteux et leur faire des charités; cela me faisoit connoître dans toute la paroisse, et j'entendois les porteuses d'eau et les fruitières qui disoient assez haut derrière nous:

—Voilà une bonne dame; Dieu la bénisse!

—Pourquoi, disoit l'une un jour, quand elles sont si belles, a n'aiment qu'elles, a n'aiment point les pauvres?

Une autre fois, une vendeuse de pommes à qui j'achetai tout le devanteau pour le donner à une pauvre famille, me dit en joignant les mains:

—Dieu soit avec vous! ma bonne dame, et vous conserve encore cinquante ans aussi fraîche que vous êtes!

Ces sortes de louanges naïves font grand plaisir, et même je m'aperçus que monsieur le curé n'y étoit pas insensible:

—Vous voyez, madame, me disoit-il, que Dieu récompense les bonnes œuvres par de petits plaisirs humains; vous aimez un peu votre personne, il faut que vous en tombiez d'accord, et parce que vous faites des bonnes œuvres, vous en êtes récompensée par les acclamations du peuple, et nous sommes forcés d'applaudir nous-mêmes à ce que nous appellerions foiblesse dans un autre.

Nous achevions ainsi en discourant nos petites courses, et puis nous venions à la paroisse entendre la messe, et j'y retrouvois mes laquais à qui je donnois ordre de s'y trouver à une certaine heure pour me reconduire au logis.

Je hasardai un jour d'aller à la comédie avec mon cher Maulny et sa tante, mais je fus trop regardée, trop considérée; vingt personnes par curiosité vinrent m'attendre à la porte lorsque nous remontâmes en carrosse. Quelques-uns furent assez insolents pour me faire des compliments sur ma beauté, à quoi je ne répondis que par une mine modeste et dédaigneuse; mais je n'y retournai pas de longtemps, pour éviter scandale.

L'opéra n'est pas de même; comme les places y sont chères et qu'on veut profiter du spectacle, chacun s'y tient en respect, et j'y ai été vingt fois sans qu'on m'ait jamais rien dit. Je pris alors la résolution de demeurer souvent dans ma maison, ou du moins dans mon quartier du faubourg, où je pouvois faire tout ce qui me plaisoit sans qu'on y trouvât à redire.

Il m'arriva un petit accident en me promenant dans mon jardin. Je me donnai une entorse si violente qu'il me fallut garder le lit huit ou dix jours, et la chambre plus de trois semaines.

Je tâchai de m'amuser; mon appartement étoit magnifique, mon lit étoit de damas cramoisi et blanc, la tapisserie, les rideaux des fenêtres et les portières de même, un grand trumeau de glace, trois grands miroirs, une glace sur la cheminée, des porcelaines, des cabinets du Japon, quelques tableaux à bordures dorées, la cheminée de marbre blanc, un chandelier de cristal, sept ou huit plaques où, le soir, on allumoit des bougies; mon lit étoit à la duchesse, les rideaux rattachés avec des rubans de taffetas blanc; mes draps étoient à dentelles, trois gros oreillers, et trois ou quatre petits attachés dans les coins avec des rubans couleur de feu. J'étois ordinairement à mon séant avec un corset de Marseille et une échelle de rubans noirs, une cravate de mousseline et un gros nœud de rubans sous le col, une petite perruque fort poudrée qui laissoit voir mes pendants d'oreilles de diamants, cinq ou six mouches et beaucoup de gaieté, parce que je n'étois point malade.

Mes voisins et mes voisines me tenoient compagnie toutes les après-dînées, et j'en retenois les soirs cinq ou six à souper; j'avois quelquefois de la musique, et jamais de jeu, je ne pouvois pas souffrir les cartes; je reçus en cet état beaucoup de visites, et chacun me faisoit compliment sur mon ajustement, où l'on ne trouva rien que de modeste, car il est bon de remarquer que je ne portois jamais que des rubans noirs.

Dès que mon pied fut un peu remis, je me levai et passai les journées sur un canapé avec des robes de chambre plus propres que magnifiques.

On ne laissa pas d'aller conter à monsieur le cardinal que j'avois des robes toutes d'or, toutes couvertes de rubans couleur de feu, avec des mouches et des pendants d'oreilles de diamants brillants, et que j'allois ainsi parée et ajustée à la grand'messe de ma paroisse, où je donnois des distractions à tous ceux qui me voyoient.

Son Éminence, qui veut que tout soit dans l'ordre, envoya un abbé de mes amis, en qui il avoit confiance, me rendre visite pour voir ce qui en étoit; il me le dit avec amitié et m'assura qu'il diroit à son Éminence que mon habillement n'étoit que propre et point magnifique, que ma robe étoit noire avec des petites fleurs d'or qu'à peine on voyoit, et doublée de satin noir; que j'avois des boucles d'oreilles de diamants brillants assez beaux, et trois ou quatre petites mouches; qu'il m'avoit justement trouvé dans le temps que j'allois à la messe, et qu'enfin c'étoit pure médisance que ce qu'on lui avoit rapporté.

Ainsi je demeurai tranquille et continuai à passer une vie fort agréable. On ne laissa pas de faire des chansons sur moi, et je les laissai chanter. J'ai même envie d'en rapporter ici quelques couplets. Les voici:

Sur l'air: Votre jeu fait beaucoup de bruit

Sancy, au faubourg Saint-Marceau,

Est habillé comme une fille;

Il ne paroîtroit pas si beau,

S'il étoit encor dans la ville.

Il est aimable, il est galant:

Il aura bientôt des amants.

Tout le peuple de Saint-Médard

Admire comme une merveille

Ses robes d'or et de brocard,

Ses mouches, ses pendants d'oreille,

Son teint vif et ses yeux brillants:

Il aura bientôt des amants.

Qu'on a de plaisir à le voir

Dans un ajustement extrême,

A la main son petit miroir

Dont il s'idolâtre lui-même,

Sa douceur, ses airs complaisants:

Il aura bientôt des amants.

Il est étalé dans son banc,

Ainsi qu'une jeune épousée

Qui cherche à voir en se mirant

Si ses mouches sont bien placées;

Il voudroit plaire à tous venants:

Il aura bientôt des amants.

Quand il rendit le pain béni,

Il n'épargna pas la dépense,

Sans faire la chose à demi,

Il montra sa magnificence,

Curé, bedeaux furent contents:

Il aura bientôt des amants.

Les quêteuses ne manquoint pas

De lui présenter leur requête.

Elles disoient à demi-bas:

Madame est l'honneur de la fête.

Il avaloit tous leurs encens:

Il aura bientôt des amants.

Il ne sauroit rien refuser

Pourvu qu'on l'appelle madame,

Pourvu qu'on daigne l'encenser,

Il donneroit jusqu'à son âme,

Il aime à faire des présents:

Il aura bientôt des amants.

Il rassemble dans sa maison

Et le berger et la bergère,

On y trouve tout à foison,

La musique et la bonne chère,

Des tabatières et des gants:

Il aura bientôt des amants.

Chez lui sans qu'il en coûte rien,

On peut mettre à la loterie,

Tout ce qu'il fait, il le fait bien,

Il veut qu'on chante, il veut qu'on rie,

Il songe à nous rendre contents:

Il aura bientôt des amants.

N'a-t-il pas lieu d'être content

Du parti qu'il a bien su prendre?

Puisque son visage y consent,

Quel compte nous en doit-il rendre?

Il a mille et mille agréments:

Il aura bientôt des amants.

S'il est foible sur sa beauté,

S'il se croit être l'amour même,

Il faut dire la vérité,

Il mérite d'ailleurs qu'on l'aime;

Il a des vertus, des talents:

Il aura bientôt des amants.

Il aime les pauvres honteux,

Il les cherche au troisième étage;

Notre curé se trouve heureux

De le suivre dans ce voyage;

Il caresse jusqu'aux enfants:

Il aura bientôt des amants.

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