← Retour

Aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme

16px
100%

III
LES INTRIGUES DE L'ABBÉ AVEC LES PETITES
ACTRICES MONTFLEURY ET MONDORY [4]

Je ne doute point, madame, que l'histoire de la marquise de Banneville ne vous ait fait plaisir: j'ai été ravie de me voir en quelque façon autorisée par l'exemple d'une personne si aimable; j'avoue pourtant que son exemple ne doit pas tirer à conséquence. La petite marquise pouvoit bien faire des choses qui m'étoient défendues, sa prodigieuse beauté la mettant à l'abri de tout. Mais pour revenir à mes aventures particulières, nous demeurâmes encore cinq ou six jours à la campagne; il fallut enfin la quitter pour retourner à Paris et au palais. La présidente ramena la petite Montfleury à son père, et lui fit promettre de l'envoyer quelquefois souper chez elle, et coucher quand il seroit trop tard. Cela arrivoit souvent: le carrosse de la présidente la ramenoit le lendemain matin, et il n'y paroissoit pas.

Cependant le marquis de Carbon qui avoit fait ses affaires dans ses terres, revint à Paris et me vint chercher en arrivant. Il étoit 7 heures du soir; il trouva dans la cour monsieur le président qui rentroit chez lui; ils se firent bien des compliments; le président aimoit le marquis.

—Vous venez voir ma nièce, lui dit-il, elle est plus jolie que jamais; elle est avec ma femme, je vais vous présenter.

Ils montèrent ensemble; le marquis salua la présidente et me fit aussi cet honneur-là. On commença une belle conversation qui dura jusqu'à ce que monsieur le président vînt annoncer que le souper étoit servi, et prier le marquis d'en être. Il ne se fit pas prier, mais il se repentit d'être demeuré lorsqu'il vit arriver mademoiselle de Mondory que le président avoit envoyé chercher dans son carrosse pour souper au logis. La jalousie du marquis se réveilla; il faisoit ce qu'il pouvoit pour paroître de bonne humeur, mais je lisois dans son cœur, tout étoit forcé en lui, et de temps en temps il me jetoit des regards de tendresse, de dépit, et quelquefois de colère. La petite Mondory triomphoit et m'accabloit de caresses.

—Allons, mademoiselle, me disoit-elle malicieusement, il est tard, allons dans notre chambre, il faut nous friser pour demain.

Le marquis n'y put tenir davantage; ce qu'il voyoit le mettoit au désespoir, il s'approcha de mon oreille, et me dit tout bas:

—Je vous laisse avec votre comédienne, je ne troublerai point vos plaisirs.

Il s'en alla brusquement; j'eusse bien voulu l'adoucir par quelques petites paroles, je ne le voulois pas perdre, et mon cœur se gouvernoit à son ordinaire, il balançoit entre elle et lui.

Mais je fus véritablement touchée la première fois que nous allâmes à la comédie; nous étions dans la première loge que le président avoit fait louer; la présidente, une de ses amies, le marquis et moi étions au premier rang; on joua Venceslas, pièce de Rotrou; la petite Mondory y faisoit le premier rôle, mais quand elle me vit dans la loge, parée et contente auprès du marquis, elle se mit à pleurer si fort qu'à peine pouvoit-elle dire ses vers; je me mis à pleurer aussi, voyant bien que c'étoit moi qui lui faisois verser tant de larmes. Le marquis s'en aperçut et me dit tout bas:

—Mademoiselle, vous l'aimez encore.

—Monsieur, lui répliquai-je, je n'irai jamais à la comédie.

Ma réponse le toucha, et sans me le dire, il alla prier mademoiselle de Mondory de me venir voir; elle n'en voulut rien faire et se sauva derrière le théâtre, toujours pleurant; elle feignit un mal de dents épouvantable.

Pour l'effacer entièrement de mon esprit, je résolus d'aller voyager tout de bon, pour dissiper mon chagrin, quitter, si je le pouvois, toutes mes petites enfances, qui commençoient à n'être plus de saison, et m'attacher à quelque chose de plus solide; je n'étois plus dans cette grande jeunesse qui fait tout excuser, mais je pouvois encore passer pour femme, si j'eusse voulu. J'amassai donc le plus d'argent que je pus, remis mes affaires entre les mains du président, et partis pour l'Italie avec un justaucorps et une épée.

J'y ai demeuré dix ans, à Rome ou à Venise, et m'y suis abîmé dans le jeu. Une passion chasse l'autre, et celle du jeu est la première de toutes: l'amour et l'ambition s'émoussent en vieillissant, le jeu reverdit quand tout le reste se passe.

Adieu, madame, je vous conterai quand vous voudrez mes voyages d'Italie et d'Angleterre.

Chargement de la publicité...