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Aventures de l'abbé de Choisy habillé en femme

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IV
LA COMTESSE DES BARRES [5]

Quand ma mère mourut, elle jouissoit de plus de vingt-cinq mille livres de rente; elle avoit eu cinquante mille écus en mariage, quatre mille francs de douaire, qui faisoient un fonds de quatre-vingt mille francs, huit mille livres de pension d'un grand prince, et six mille francs d'une grande reine, son ancienne amie, et cependant elle ne laissa que douze cents francs d'argent comptant, des pierreries, des meubles, de la vaisselle d'argent, mais aussi elle ne devoit pas un sol.

Nous étions trois frères: j'étois le cadet; l'aîné étoit intendant de province, le second avoit un régiment, et moi j'avois dix mille livres de rente de patrimoine, tant du côté de mon père que du côté d'une tante qui m'avoit fait son héritier, et quatorze mille livres de rente en bénéfices.

Je dis d'abord à mes frères que je voulois faire nos partages du bien de ma mère; ils m'avoient fait émanciper, afin de n'avoir pas un tuteur incommode avec qui il eût fallu discuter toutes les affaires de la maison; ils acceptèrent ma proposition, se doutant que je les traiterois bien.

Nous avions par nos partages à peu près soixante et dix mille francs du bien de ma mère; je pris dans mon lot les pierreries pour vingt mille francs, pour huit mille francs de meubles et six mille francs de vaisselle d'argent. Cela faisoit trente-quatre mille francs; il en restoit trente-six pour achever ma part; je les abandonnai à mes frères, et tout ce qui étoit dû à ma mère, tant de ses pensions que de son douaire, ce qui montoit encore à plus de quarante mille francs. Nous fûmes tous trois contents.

J'étois ravi d'avoir de belles pierreries; je n'avois jamais eu que des boucles d'oreilles de deux cents pistoles et quelques bagues, au lieu que je me voyois des pendants d'oreilles de dix mille francs, une croix de diamants de cinq mille francs, et trois belles bagues. C'étoit de quoi me parer et faire la belle, car depuis mon enfance j'avois toujours aimé à m'habiller en fille, mon aventure de Bordeaux le prouve assez, et quoique j'eusse alors vingt-deux ans, mon visage ne s'y opposoit point encore.

Je n'avois point de barbe, on avoit eu soin, dès l'âge de cinq ou six ans, de me frotter tous les jours avec une certaine eau qui fait mourir le poil dans la racine, pourvu qu'on s'y prenne de bonne heure; mes cheveux noirs faisoient paroître mon teint passable, quoique je ne l'eusse pas fort blanc.

Mon frère aîné étoit toujours dans les intendances, et l'autre à l'armée, même l'hiver. Monsieur de Turenne qui l'aimoit fort, lui faisoit donner de l'emploi toute l'année pour l'avancer. Une campagne d'hiver, où l'on n'hasarde point sa vie, avance plus que deux campagnes d'été, où l'on peut être tué à tout moment; la raison en est bien aisée à trouver, c'est que la plupart des jeunes gens veulent venir passer l'hiver à Paris pour aller à la comédie, à l'opéra, et voir les dames; il y en a peu qui sacrifient le plaisir à la fortune.

Je n'étois donc contraint de personne, et je m'abandonnai à mon penchant. Il arriva même que madame de La Fayette, que je voyois fort souvent, me voyant toujours fort ajusté avec des pendants d'oreilles et des mouches, me dit en bonne amie que ce n'étoit point la mode pour les hommes, et que je ferois bien mieux de m'habiller en femme.

Sur une si grande autorité, je me fis couper les cheveux pour être mieux coiffée, j'en avois prodigieusement, et il en falloit beaucoup en ce temps-là quand on ne vouloit rien emprunter; on portoit sur le front de petites boucles, et de grosses aux deux côtés du visage et tout autour de la tête, avec un gros bourrelet de cheveux, cordonné avec des rubans ou des perles, si on en avoit.

J'avois assez d'habits de femme, je pris le plus beau, et allai rendre visite à madame de La Fayette, avec mes pendants d'oreilles, ma croix de diamants; elle s'écria en me voyant:

—Ah! la belle personne! Vous avez donc suivi mon avis, et vous avez bien fait. Demandez plutôt à monsieur de la Rochefoucault (qui étoit alors dans sa chambre).

Ils me tournèrent et retournèrent, et furent fort contents.

Les femmes aiment qu'on suive leur avis, et madame de La Fayette se crut engagée à faire approuver dans le monde ce qu'elle m'avait conseillé, peut-être un peu légèrement. Cela me donna courage, et je continuai pendant deux mois à m'habiller tous les jours en femme; j'allai partout faire des visites, à l'église, au sermon, à l'opéra, à la comédie, et il me sembloit qu'on y étoit accoutumé; je me faisois nommer par mes laquais Madame de Sancy.

Je me fis peindre par Ferdinand, fameux peintre italien, qui fit de moi un portrait qu'on alloit voir; enfin je contentai pleinement mon goût.

J'allois au Palais-Royal toutes les fois que Monsieur étoit à Paris; il me faisoit mille amitiés, parce que nos inclinations étoient pareilles; il eût bien souhaité pouvoir s'habiller aussi en femme, mais il n'osoit, à cause de sa dignité (les princes sont emprisonnés dans leur grandeur); il mettoit les soirs des cornettes, des pendants d'oreilles et des mouches, et se contemploit dans des miroirs.

Encensé par ses amants, il donnoit tous les ans un grand bal, le lundi gras. Il m'ordonna d'y venir en robe détroussée, à visage découvert, et chargea le chevalier de Pradine de me mener à la courante.

L'assemblée fut fort belle: il y avoit trente-quatre femmes parées de perles et de diamants. On me trouva assez bien, je dansois dans la dernière perfection et le bal étoit fait pour moi.

Monsieur le commença avec mademoiselle de Brancas qui étoit fort jolie (ç'a été depuis la princesse d'Harcourt), et un moment après il alla s'habiller en femme et revint au bal en masque. Tout le monde le connut, d'abord il ne cherchoit pas le mystère, et le chevalier de Lorraine lui donnoit la main; il dansa le menuet, et alla s'asseoir au milieu de toutes les dames; il se fit un peu prier avant que d'ôter son masque, il ne demandoit pas mieux et vouloit être vu. On ne sauroit dire à quel point il poussa la coquetterie en se mirant, en mettant des mouches, en les changeant de place, et peut-être que je fis encore pis; les hommes, quand ils croient être beaux, sont une fois plus entêtés de leur beauté que les femmes.

Quoi qu'il en soit, ce bal me donna une grande réputation, et il me vint force amants, la plupart pour se divertir, quelques-uns de bonne foi.

Cette vie étoit délicieuse, lorsque la bizarrerie, ou pour mieux dire la brutalité de monsieur de Montausier me renversa tout.

Il avoit amené Monsieur le dauphin à Paris, à l'opéra, et l'avoit laissé dans une loge avec la duchesse d'Usez, sa fille, pour aller faire des visites dans la ville; il n'aimoit pas la musique. L'opéra étoit commencé il y avoit une demi-heure, lorsque madame d'Usez m'aperçut dans une loge de l'autre côté du parterre, mes pendants d'oreilles brilloient d'un bout de la salle à l'autre; madame m'aimoit fort, elle eut envie de me voir de plus près, et m'envoya La..., qui étoit à monsieur le dauphin, me dire de la venir trouver; j'y allai aussitôt, et l'on ne sauroit dire toutes les amitiés que le petit prince me fit; il pouvoit avoir douze ans.

J'avois une robe blanche à fleurs d'or, dont les parements étoient de satin noir, des rubans couleur de rose, des diamants, des mouches. On me trouva assez jolie; monseigneur voulut que je demeurasse dans sa loge, et me fit part de la collation qu'on lui servit; j'étois à la joie de mon cœur.

Rabatjoie arriva; monsieur de Montausier venoit de ses visites, d'abord madame d'Usez lui dit mon nom, et lui demanda s'il ne me trouvoit pas bien à son gré. Il me considéra quelque temps, et puis me dit:

—J'avoue, madame, ou mademoiselle (je ne sais pas comment il faut vous appeler), j'avoue que vous êtes belle, mais en vérité n'avez-vous point de honte de porter un pareil habillement et de faire la femme, puisque vous êtes assez heureux pour ne l'être pas? Allez, allez vous cacher, monsieur le dauphin vous trouve fort mal comme cela.

—Vous me pardonnerez, monsieur, reprit le petit prince, je la trouve belle comme un ange.

J'étois très fâchée, et je sortis de l'opéra sans retourner à ma loge, résolue de quitter tous ces ajustements qui m'avoient attiré une si fâcheuse réprimande; mais il n'y eut pas moyen de m'y résoudre, je pris le parti d'aller demeurer trois ou quatre ans dans une province où je ne serois point connue, et où je pourrois faire la belle tant qu'il me plairoit.

Après avoir examiné la carte, je crus que la ville de Bourges me convenoit; je n'y avois jamais été, ce n'étoit pas un passage pour aller à l'armée, et j'y pourrois faire ce qu'il me plairoit.

Je voulus aller moi-même reconnoître les lieux; je partis dans le carrosse de Bourges, avec un seul valet de chambre, nommé Bouju, qui étoit à moi depuis mon enfance. J'avois pris une perruque blonde, moi qui avois les cheveux noirs, afin que quand j'y retournerois personne ne me reconnût.

Nous arrivâmes à la meilleure hôtellerie, et dès le lendemain je promenai dans la ville que je trouvai assez à mon gré. Je m'informai s'il n'y avoit point de maison de campagne à vendre dans le voisinage; on me dit que le château de Crespon étoit en décret, et qu'il appartenoit à un trésorier de France, nommé monsieur Gaillot.

J'allai voir la maison et trouvai un lieu charmant, une maison bâtie depuis vingt ans, qu'on vouloit vendre toute meublée, un parc de vingt arpents, des parterres, des potagers, des eaux plates, un petit bois, de bonnes murailles, et au bout du parc une grande grille de fer qui donnoit sur un ruisseau qui eût porté bateau s'il n'y avoit eu dessus plusieurs moulins où l'on venoit moudre, pour la plus grande partie, de la farine pour la ville de Bourges; mais je remarquai que vis-à-vis du parc il y avoit une demi-lieue où il n'y avoit point de moulins, et que je pourrois y avoir une petite berge pour me promener.

Je fus charmée; l'on me dit que le décret se poursuivoit au Châtelet de Paris; je n'en voulus pas voir davantage et repartis pour Paris, impatient de me faire adjuger la seigneurie de Crespon; il y avoit un gros village.

Dès que je fus arrivée, j'allai chercher les procureurs dont j'avois pris les noms et la demeure; ils me dirent que la terre avoit été adjugée à vingt et un mille livres, et que pour y revenir il falloit tiercer, c'est-à-dire en donner vingt-huit mille livres.

On m'avoit assuré à Bourges qu'elle valoit plus de dix mille écus; j'en avois envie, je tierçai, et fus envoyé en possession de la terre. Ce fut monsieur Acarel, mon homme d'affaires, qui la prit en son nom, et m'en fit le même jour une déclaration; il partit quelques jours après pour en aller prendre possession; je lui avois confié mon dessein.

Monsieur Gaillot le reçut à merveille, il gagnoit sept mille francs à quoi il ne s'attendoit pas. Monsieur Acarel lui dit que la terre étoit pour une jeune veuve nommée madame la comtesse des Barres, qui vouloit s'y venir établir.

Acarel conserva le concierge, et monsieur Gaillot lui promit d'avoir l'œil à tout jusqu'à ce que madame la comtesse fût arrivée.

Monsieur Acarel revint enchanté de ma nouvelle acquisition: je brûlois d'envie de partir, mais il me fallut plus de six semaines pour faire mes préparatifs. J'écrivis à mes frères que j'allois voyager pendant deux ou trois ans, et que je laissois une procuration générale à monsieur Acarel.

Bouju avoit une femme fort adroite qui me coiffoit parfaitement bien; mais quand je lui eus dit que je ne voulois plus quitter l'habit de femme, elle me conseilla de continuer à me faire couper les cheveux à la mode, et je le fis; il n'y avoit plus moyen de s'en dédire.

Je me fis faire deux habits magnifiques d'étoffes d'or et d'argent, et quatre habits plus simples mais fort propres; j'eus des garnitures de toutes sortes, des rubans, des coiffes, des gants, des manchons, des éventails et tout le reste, jugeant bien que dans une province je ne trouverois rien de tout cela.

Je renvoyai tous mes valets, sous prétexte de mon voyage, et je les payai; ensuite je louai une petite chambre garnie auprès du Palais, et Bouju m'alla louer dans le faubourg Saint-Honoré une maison pour un mois, où il fit conduire mon carrosse, quatre chevaux et un cheval de selle; il arrêta aussi un bon cocher, un cuisinier, un palefrenier pour servir de postillon, une femme de chambre pour m'habiller et me blanchir, et trois laquais, deux grands et un petit pour me porter la queue; il fit repeindre mon carrosse en ébène, et y fit mettre des chiffres avec une cordelière pour marquer la veuve, et quand tout fut prêt, il vint me trouver à ma petite chambre.

Sa femme m'apporta une grisette fort propre que je mis avec des coiffes et un masque; cela étoit fort commode en ce temps-là, et l'on ne craignoit point d'être reconnu.

Bouju alla payer son hôtesse, et nous montâmes dans un carrosse de louage qui nous attendoit à la porte.

Nous allâmes à la maison du faubourg Saint-Honoré, où mes nouveaux domestiques reconnurent madame la comtesse des Barres pour leur maîtresse. Ils parurent assez contents de ma vue, et je leur promis de leur faire du bien, pourvu qu'ils me servissent avec affection et qu'ils n'eussent point de querelle ensemble.

Deux jours après, nous partîmes pour aller à Bourges; je voulus que monsieur Acarel vînt m'y installer, il étoit dans mon carrosse avec madame Bouju. Son mari et Angélique, ma femme de chambre, étoient dans le carrosse de voiture; mon cuisinier étoit sur mon cheval de selle.

J'avois dans les coffres de mon carrosse ma vaisselle d'argent, et sous mes pieds ma cassette de pierreries que je ne perdois pas de vue; mes meubles, lits, tapisseries, habits, linges, étoient dans les magasins du carrosse public, où l'on avoit mis deux chevaux de plus, tant il étoit chargé, quoique nous fussions au mois de mai, où les chemins sont beaux.

Nous partîmes le même jour et nous fîmes les mêmes traites que le carrosse de voiture, afin que je pusse avoir mes gens tous les soirs pour me servir.

La première couchée, en descendant de carrosse, je vis un de mes cousins germains sur la porte de l'hôtellerie, mais je n'ôtai pas mon masque, et il n'y connut rien; nous étions partis le lendemain avant qu'il fût éveillé.

En arrivant à Bourges, nous allâmes descendre chez madame Gaillot; monsieur Acarel lui avoit écrit le jour et l'heure que nous devions arriver, il vint au-devant de nous dans son carrosse à un quart de lieue de la ville; il monta dans le mien, et monsieur Acarel et madame Bouju montèrent dans le sien.

J'étois bien aise de l'entretenir en particulier; il me fit le portrait de toute la ville de Bourges, et me parut homme de bon esprit; il avoit pourtant dérangé ses affaires, mais il lui restait encore du bien. Nous arrivâmes chez lui, il me présenta à sa femme et me mena dans son appartement où il me laissa sans songer à m'entretenir: je jugeai qu'il n'était pas trop provincial.

J'allai, dès le lendemain, voir ma maison qui me plut encore davantage, et j'y fis porter tous mes meubles; il fallut pourtant que je demeurasse quatre ou cinq jours chez monsieur Gaillot, jusqu'à ce que tout fût rangé.

Je ne vis personne à Bourges et ne fis aucune visite; j'allois seulement à la messe, et lorsque je m'apercevois qu'on avoit envie de me voir, j'ôtois mon masque un moment, ce qui redoubloit la curiosité.

Enfin j'allai m'établir tout de bon à Crespon; j'y trouvai un curé fort homme de bien sans faire le bigot; il aimoit l'ordre et la joie, et savoit fort bien allier les devoirs de sa profession avec les plaisirs de la vie. Je vis d'abord que je m'en accommoderois à merveille; je lui appris mon humeur, afin qu'il s'y accommodât, cela étoit juste, et l'assurai que je ne voulois point qu'il s'y contraignît pour moi, parce que je ne me contraindrois point pour lui; je lui dis que je serois fort assidu à la paroisse, que je tâcherois à avoir le carême de bons prédicateurs, que j'aurois soin des pauvres, que je le priois d'être de mes amis et de venir souvent souper chez moi sans façon, que je n'en mettrois pas plus grand pot au feu et je lui tins parole.

J'avois toujours à dîner un bon potage et deux grosses entrées, un gros bouilli et deux assiettes d'entremets, de bon pain, de bon vin; le rôti du soir étoit tout prêt à mettre en broche quand il arrivoit quelqu'un.

Il y avoit dans mon village deux ou trois maisons de gentilshommes qui n'étoient pas fort aisés. Le curé m'amena le chevalier d'Hanecourt qui me parut un esprit doux et médiocre, mais il étoit beau comme le jour, et le savoit bien. Il avoit été mousquetaire et avoit fait trois ou quatre campagnes; le métier lui avoit semblé rude, et depuis deux ans il s'étoit remis à prendre des lièvres. Il fit d'abord le passionné, mais je ne tâtai point de ses mines, et crus qu'il ne me trouvoit belle que parce que j'étois riche; je le traitai pourtant fort honnêtement et souffris ses assiduités.

Quand ma maison fut rangée, j'allai à Bourges. J'affectai d'avoir un habit fort honnête, mais fort simple, des dentelles médiocres, point de diamants, des boucles d'oreilles d'or, une coiffure fort modeste, des coiffes que je n'ôtai point dans mes visites, des rubans noirs, point de mouches.

J'allai descendre chez monsieur et madame Gaillot, qui me menèrent chez monsieur du Coudray, lieutenant général. C'étoit un homme fort laid, mais de bonne mine, et qui avoit beaucoup d'esprit; il me reçut avec de grandes distinctions, et me présenta sa femme et sa fille. La femme avoit cinquante ans, et on voyoit bien qu'elle avoit été belle; la fille en avoit quinze ou seize, un petit pruneau relavé, mais si vive, de si bonne humeur, qu'elle en étoit fort aimable.

Pendant que j'y étois, il vint une visite. C'étoit la marquise de la Grise avec sa fille qui me parut fort jolie. Je n'eus pas le temps de l'examiner, la nuit alloit tomber, je revins chez moi.

Je fis grande amitié avec la lieutenante générale qui me rendit ma visite dès le lendemain; j'eus le plaisir de lui montrer les appartements tournés et meublés autrement qu'elle ne les avoit vus.

Ma grande chambre étoit magnifique: une tapisserie de Flandre des plus fines, un lit de velours incarnat avec des franges d'or et de soie, des sièges de commodité que j'avois fait de mes vieilles jupes, une cheminée de marbre; il n'y manquoit que des miroirs, mais j'en eus de fort beaux quinze jours après.

Madame la marquise du Tronc mourut dans son château, à trois ou quatre lieues de Bourges; ses meubles furent vendus, et j'achetai à fort bon marché deux trumeaux de glace, deux glaces de cheminée, un grand miroir et un chandelier de cristal.

On peut juger que ma chambre en fut bien parée. J'avois de plain-pied une antichambre, une grande chambre, un cabinet et une galerie dans le retour sur le jardin, et dans le double du bâtiment, une chambre à coucher, un petit oratoire et deux gardes-robes, avec un degré de dégagement. De l'autre côté de l'escalier étoit une salle à manger avec un petit degré qui montoit de la cuisine. J'avois aussi un appartement bas que je destinai aux hôtes, sans compter un corridor qui régnoit le long du bâtiment, où il y avoit cinq ou six chambres avec de bons lits; je ne parle point des chambres des valets ni des écuries où il ne manquoit rien.

Je menai madame la lieutenante générale par toute la maison, et lui donnai un fort bon dîner, quoiqu'elle ne fût venue qu'à midi et demi, afin que je ne fisse rien d'extraordinaire. Elle me pria de lui faire l'honneur de venir dîner chez elle le jeudi suivant, et me dit qu'elle y feroit trouver les principales dames de la ville, qui mouroient d'envie de me voir.

Je me rendis au jour marqué, mais je crus devoir mettre mes plus beaux atours; je n'avois encore paru à Bourges que fort négligée.

Je mis un corps de robe d'une étoffe à fond d'argent et brodée de fleurs naturelles, une grande queue traînante, la jupe de même; ma robe étoit rattachée des deux côtés avec des rubans jaune et argent et un gros nœud par derrière pour marquer la taille; mon corps étoit fort haut et rembourré par-devant, pour faire croire qu'il y avoit là de la gorge, et effectivement j'en avois autant qu'une fille de quinze ans.

On m'avoit mis dès l'enfance des corps qui me serroient extrêmement et faisoient élever la chair, qui étoit grasse et potelée. J'avois eu aussi fort grand soin de mon col que je frottois tous les soirs avec de l'eau de veau et de la pommade de pieds de mouton, ce qui rend la peau douce et blanche.

J'étois coiffée avec mes cheveux noirs à grosses boucles, mes grands pendants d'oreilles de diamants, une douzaine de mouches, un collier de perles fausses plus belles que les fines, et d'ailleurs, en me voyant tant de pierreries, on n'eût jamais cru que j'eusse voulu rien porter de faux.

J'avois changé à Paris ma croix de diamants, que je n'aimois point, contre cinq poinçons que je mettois dans mes cheveux; ma coiffure étoit garnie de rubans jaune et argent, ce qui faisoit fort bien avec des cheveux noirs, point de coiffe, nous étions au mois de juin, un grand masque qui me cachoit toutes les joues, de peur de hâle, des gants blancs, un éventail, voilà ma parure; on n'eût jamais deviné que je n'étois pas une femme.

Je montai dans mon carrosse, avec madame Bouju à onze heures et demie, pour aller à Bourges; j'arrivai chez madame la lieutenante générale qui alloit monter en carrosse; elle voulut, en me voyant, remonter chez elle, mais je l'en empêchai quand je sus qu'elle alloit à la messe à l'église cathédrale; c'étoit la messe des paresseuses, toutes les belles de la ville y étoient et tous les galants; je montai dans son carrosse et nous y allâmes.

On me regarda tant et plus; ma parure, ma robe, mes diamants, la nouveauté, tout attiroit l'attention. Après la messe, nous passâmes entre deux haies pour aller à notre carrosse, et j'entendis plusieurs voix dans la foule qui disoient: «Voilà une belle femme»; ce qui ne laissoit pas que de me faire plaisir.

La compagnie priée nous attendoit au logis; monsieur le lieutenant général me vint donner la main à la descente du carrosse, et je trouvai dans l'appartement la marquise de la Grise et sa fille, monsieur et madame Gaillot et l'abbé de Saint-Siphorien, qui avoit une abbaye à deux lieues de Bourges; c'étoit un vieillard qui avoit beaucoup d'esprit, et qui se sentoit encore de la galanterie du temps passé.

—Madame, me dit-il, on m'en avoit beaucoup dit, et j'en trouve encore davantage.

Je répondis à ces civilités, et embrassai madame de la Grise qui me parut bonne femme; elle n'avoit pas plus de quarante ans et ne faisoit point la belle; tout son amour-propre s'étoit tourné sur sa fille qui le méritoit bien.

C'étoit de ces petites beautés fines qui n'ont que la cape et l'épée, de petits traits, un beau teint, de petits yeux pleins de feu, la bouche grande, les dents belles, les lèvres incarnates et rebordées, les cheveux blonds, la gorge admirable, et quoiqu'elle eût seize ans, elle n'en paroissoit que douze. Je la caressai fort, elle me plut, je la baisai cinq ou six fois de suite, la mère étoit ravie; je raccommodai sa coiffure qui n'étoit pas de bon air, je lui dis avec amitié qu'elle montroit trop sa gorge, et je lui montrai à attacher sa collerette un peu plus haut; la pauvre mère n'avoit point la parole pour me remercier.

—Madame, lui dis-je, j'ai auprès de moi une femme qui m'a élevée, qui est fort adroite, c'est elle qui me coiffe, et il me semble qu'on me trouve assez bien.

Toute la compagnie s'écria qu'on ne pouvoit pas être mieux coiffée, et qu'on voyoit bien que je venois de Paris où les dames ont le bon air.

—Ce n'est pas, ajoutai-je, que je ne sache me coiffer toute seule; on est quelquefois paresseuse, mais c'est un grand avantage à une demoiselle de se passer quand elle veut de sa femme de chambre.

—Madame, dis-je à madame de la Grise, si vous voulez me confier mademoiselle votre fille pour huit jours, je vous réponds qu'elle saura se coiffer parfaitement. Je lui ferai étudier ce joli métier-là trois heures par jour, je ne la quitterai pas de vue, elle couchera avec moi et sera ma petite sœur.

Madame de la Grise me dit qu'elle auroit l'honneur de me voir chez moi pour me remercier de toutes les bontés que j'avois pour sa fille; je n'insistai pas davantage.

On vint dire qu'on avoit servi, nous étions douze à table; la chère fut grande, assez mal servie, le mari et la femme donnoient à tous moments des ordres quelquefois différents; c'étoit une criaillerie perpétuelle. Pour moi, je parlois à mes gens en particulier, et puis je ne les regardois plus; tout alloit comme il pouvoit, et ordinairement tout alloit bien.

Après le dîner, on but chacun un petit coup de rossolio de Turin; on ne connoissoit alors ni café ni chocolat; le thé commençoit à naître.

On passa à quatre heures dans un grand cabinet où la musique nous attendoit; elle étoit composée d'un théorbe, d'un dessus, d'une basse de viole et d'un violon; une demoiselle jouoit du clavecin et prétendoit accompagner, mais elle le faisoit fort mal, ce n'étoit pas sa faute, elle s'en étoit défendue autant qu'elle avoit pu. L'organiste de la cathédrale, qui devoit faire ce personnage, étoit malade, et madame la lieutenante vouloit absolument un concert bon ou mauvais. Il commença et visa d'abord au charivari. Je ne pus m'empêcher de donner quelques avis à la demoiselle que son clavecin étoit d'un demi-ton trop bas, qu'il falloit faire des pauses et observer des silences en de certains endroits; mes avis ne furent pas inutiles, elle n'en savoit pas assez pour en profiter.

—Mais, madame, me dit le vieil abbé de Saint-Siphorien, vous parlez comme si vous saviez parfaitement la musique; mettez-vous là et accompagnez.

La pauvre demoiselle sortit aussitôt de sa place, et tout le monde me pressa tant, que je la pris.

Je voulus d'abord donner quelques idées de ma capacité, et je jouai quelques préludes de fantaisie et la Descente de Mars, où il faut beaucoup de légèreté de main; tous les musiciens virent bien à qui ils avoient affaire et me prièrent de régler leur concert. Je n'y eus pas grande peine, j'accompagnois à livre ouvert toutes sortes de musique, même italienne. Le concert joua juste et de mouvement, et il étoit huit heures qu'on ne croyoit pas qu'il en fût six; madame Bouju vint m'avertir que mon carrosse étoit prêt.

Je n'aimois pas à me mettre à la nuit avec mes pierreries, je pris congé de la compagnie et les priai de me venir voir, ils me le promirent.

Je ne croyois pas qu'ils me tiendroient si tôt parole. Je les vis arriver le lendemain à midi dans un grand et vieux carrosse de la marquise de la Grise; il en sortit elle et sa fille, monsieur le lieutenant général, sa femme et sa fille, et l'abbé de Saint-Siphorien. Il étoit bon homme, et tout le monde vouloit l'avoir.

Je vis leur carrosse par la fenêtre. J'étois véritablement dans mon négligé: une robe de chambre de taffetas incarnat, un fichu, une échelle de rubans blancs, des cornettes à dentelles avec des rubans incarnat sur la tête, pas une mouche, mes petites boucles d'or; je descendis en bas et les reçus avec la même joie que si j'avois été bien parée.

—Mesdames, leur dis-je, vous m'aurez vue de toutes les façons.

—Je ne sais, madame, dit le vieil abbé, laquelle de toutes ces façons vous est le plus avantageuse, mais je sens bien qu'il y a quarante ans j'aurois mieux aimé la bergère que la princesse.

On se mit à rire. Je proposai d'aller dans le jardin, et je les menai jusqu'au bois, afin de donner le temps à mon cuisinier de mettre à la broche; une demi-heure après, on nous vint dire qu'on avoit servi; le dîner fut petit et bon.

—Vous n'avez, mesdames, leur dis-je, que le nécessaire, vous en trouverez toujours autant, j'ai envie que vous y reveniez souvent.

Je trouvai mademoiselle de la Grise plus jolie que jamais, et sous prétexte de lui montrer quelque chose sur le clavecin, je l'entretins en particulier.

—Ma belle enfant, lui dis-je, vous ne m'aimez point.

Elle se jeta à mon col, au lieu de me répondre.

—Parlez-moi avec franchise, seriez-vous bien aise de venir passer huit jours avec moi?

Elle se mit à pleurer et m'embrassa avec tant de tendresse, que je connus bien que son petit cœur était touché.

—Mais, lui dis-je, madame votre mère y consentira-t-elle?

—Ma chère mère en meurt d'envie, mais elle n'oserait vous en parler, elle a peur que tout ce que vous avez dit là-dessus ne soit un compliment.

—Eh bien! ma chère enfant, lui dis-je en la baisant de tout mon cœur, je ferai tomber le discours sur votre coiffure, et nous verrons ce qu'elle dira.

Nous rentrâmes aussitôt où étoit la compagnie, et sous prétexte de quelque ordre que j'avois à donner, je fis le bec à madame Bouju qui un moment après passa par la chambre où nous étions pour aller à ma garde-robe; je l'appelai et lui dis:

—Madame, voyez un peu la coiffure de mademoiselle de la Grise; comment la trouvez-vous?

Elle la tourna et dit:

—En vérité, madame, c'est dommage qu'une si belle personne, et qui a de si beaux cheveux, soit si mal coiffée à l'air de son visage.

Elle nous fit remarquer ensuite qu'elle avoit trop de cheveux sur le front, et que les boucles qui accompagnoient son visage l'offusquoient et cachoient ses belles joues. Je pris la parole et dis à madame de la Grise:

—Vous voulez bien que je vous envoie demain madame Bouju pour coiffer Mademoiselle de la Grise? vous verrez quelle différence il y aura.

Le vieil abbé interrompit et me dit:

—Est-il juste, madame, que vous vous priviez de vos gens? Vous offrîtes hier à madame de la Grise de garder sa fille pendant huit jours, et de la rendre savante en coiffure.

—Si madame la comtesse, dit madame la lieutenante générale, m'en offroit autant pour ma fille, je la prendrois au mot.

—Et moi, dit la petite fille, j'en serois bien aise.

—Ah! madame, s'écria madame de la Grise, n'allez pas sur notre marché!

—Mes belles demoiselles, leur dis-je en riant, je garderai chez moi celle qui m'aimera le mieux.

—C'est moi! c'est moi! s'écrièrent-elles toutes deux en même temps, en se jetant à mon col; leur petite dispute réjouit fort toute la compagnie.

—Ne vous fâchez point, leur dis-je, nous avons de quoi vous contenter toutes deux l'une après l'autre.

Je parlois ainsi afin de faire croire que je les aimois également.

—Il est juste, dit madame de la Grise, que ma fille passe la première, et la voilà toute prête.

—Je n'en suis point jalouse, dit la lieutenante générale, pourvu que la mienne ait son tour.

—Comme il vous plaira, leur dis-je; je les aime fort toutes deux, et serai ravie de leur rendre un petit service.

Il fut résolu que mademoiselle de la Grise demeureroit chez moi, et que mademoiselle du Coudray y viendroit après faire le même apprentissage.

Ces dames s'en retournèrent à Bourges, et dès le soir on apporta à mademoiselle de la Grise ses coiffures et du linge. J'envoyai chercher monsieur le curé pour souper avec nous; il amena le chevalier d'Hanecourt, et je leur présentai ma petite pensionnaire qui rioit aux anges; après le souper je renvoyai le curé et le chevalier.

J'avois impatience de me coucher, et je crois que la petite fille en avoit aussi bonne envie que moi. Madame Bouju la coiffa de nuit et la fit coucher la première dans mon lit, à la petite ruelle; je vins peu de temps après, et dès que je fus couchée, je lui dis:

—Approchez-vous, mon petit cœur.

Elle ne se fit pas prier, et nous nous baisâmes d'une manière fort tendre; nos bouches étoient collées l'une sur l'autre. Je tins longtemps la petite fille entre mes bras, et baisai sa gorge qui étoit fort belle; je lui fis mettre aussi la main sur le peu que j'en avois, afin qu'elle fût encore plus rassurée que j'étois femme; mais je n'allai pas plus loin le premier jour, je me contentai de voir qu'elle m'aimoit de tout son cœur.

Le lendemain nous eûmes plusieurs visites du voisinage; la petite fille s'ennuyoit et me disoit tout bas:

—Ma belle dame (c'est le nom qu'elle s'avisa de me donner), que je trouve le journée longue!

J'entendis ce qu'elle vouloit dire. Dès que nous fûmes couchées, il ne fallut pas lui dire de s'approcher, elle pensa me manger de caresses; je crevois d'amour et je me mis en devoir de lui donner de véritables plaisirs. Elle me dit d'abord que je lui faisois mal, et puis elle fit un cri qui obligea madame Bouju de se lever pour voir ce que c'étoit. Elle nous trouva fort près l'une de l'autre; la petite pleuroit, et toutefois elle eut le courage de dire à Bouju:

—Madame, c'est une crampe à quoi je suis sujette, qui m'a fait bien du mal.

Je la baisai de tout mon cœur, et ne quittois point prise.

—Ah! quelle douleur! s'écria-t-elle encore.

—Mademoiselle, dit Bouju qui étoit une vieille narquoise, cela passera, et vous serez bien aise quand vous ne sentirez plus de mal.

En effet le mal étoit passé, et les larmes de douleur devinrent des larmes de plaisir; elle m'embrassoit de toute sa force et ne disoit mot.

—M'aimes-tu bien, mon petit cœur? lui dis-je.

—Hélas! oui; je ne me sens pas, je ne sais ce que je fais. M'aimerez-vous toujours, ma belle dame?

Je lui répondis par cinq ou six baisers fort humides, et je recommençai la même chanson; elle ne nous donna pas tant de peine que la première fois, la petite fille ne cria plus, elle fit seulement de longs soupirs qui venoient de son cœur; nous nous endormîmes.

Nos plaisirs ne nous faisoient pas oublier ce que nous avions promis à la mère. Bouju s'appliqua à lui apprendre à se coiffer, mais je lui dis de faire filer ses leçons au moins quinze jours. Je commençois à craindre de perdre de vue ma petite amie, et je ne songeois qu'avec dédain à celle qui lui devoit succéder.

Trois jours après, madame de la Grise vint dîner avec nous. J'avois dit à la petite fille qu'il ne falloit pas lui dire que nous nous aimions tant; elle m'avoit répondu:

—Oh! que je n'ai garde, ma belle madame, de dire à ma chère mère les plaisirs que nous avons ensemble; elle seroit jalouse, car nous couchons presque toujours ensemble et nous ne sommes pas si aises; j'aime pourtant bien ma chère mère, mais j'aime encore mieux et mille fois davantage la belle madame.

L'innocence de cette pauvre enfant me faisoit plaisir et un peu de peine, mais je rejetois bien loin une pensée qui eût troublé ma joie.

Madame de la Grise trouva sa fille fort bien coiffée, mais elle n'eut pas le plaisir de la voir à la besogne.

—Madame, lui dis-je, demeurez avec nous le reste de la journée, et vous verrez demain comment elle s'y prend; mon lit est grand, nous coucherons ensemble, et la petite couchera avec Bouju.

Elle se fit un peu prier et y consentit, puis j'en fus assez fâchée, c'étoit une nuit perdue, mais d'un autre côté, cela établissoit merveilleusement la confiance de la mère. Nous dînâmes, nous nous promenâmes dans le parc, et le soir après souper je fis dire des vers à mademoiselle de la Grise.

J'étois bonne comédienne, c'étoit mon premier métier.

—J'ai choisi, dis-je à la mère, une comédie sainte (c'est Polyeucte), elle n'y verra que de bons sentiments.

La petite fille disoit les vers assez mal, mais j'avois connu qu'avec un peu d'application, elle les diroit aussi bien que moi; elle les entendoit, et il suffit d'entendre pour bien prononcer.

Madame de la Grise ne pouvoit se lasser de me remercier; je lui fis de petites confidences sur sa fille, qu'elle ne se tenoit pas assez droite, qu'elle étoit malpropre, qu'elle ne rangeoit pas ses hardes, afin qu'elle lui en fît de petites réprimandes; cela faisoit merveille et lui faisoit connaître que je voulois son bien et que je n'en étois pas coiffée.

Nous soupâmes et nous nous couchâmes; on avoit seulement mis des draps blancs pour madame de la Grise. Quand nous fûmes couchées, je m'approchai d'elle, je la baisai deux ou trois fois, et puis me mis à ma ruelle, en lui disant:

—Dormons... C'est ainsi, madame, lui dis-je, que j'en use avec votre enfant, et je vous assure qu'elle dort comme un sabot; elle fait de l'exercice toute la journée, court dans le jardin avec Angélique, il faut bien que cela dorme.

Le lendemain, le pauvre mère fut ravie quand elle la vit tourner une boucle avec une adresse surprenante. Bouju lui disoit:

—Je vous assure, madame, que dans quinze jours, mademoiselle en saura autant que moi.

Nous dînâmes, et madame de la Grise s'en alla et nous fit grand plaisir.

—Que nous nous baiserons ce soir! disait la petite. Il me semble qu'il y a dix ans que je n'ai embrassé la belle madame.

Dès que nous eûmes soupé, nous nous couchâmes; il falloit bien récompenser le temps perdu. Nous prîmes nos plaisirs ordinaires, la pauvre enfant n'y entendoit pas finesse.

Quatre ou cinq jours après, la lieutenante générale, sa fille, madame de la Grise et le bon abbé vinrent dîner avec nous et y passèrent la journée. La petite du Coudray qui avoit beaucoup d'esprit, disoit continuellement:

—En vérité, mademoiselle de la Grise est bien longtemps à apprendre à coiffer: il me semble que j'aurois croqué cela en quatre leçons; on ne demandoit que huit jours, et il y en a plus de quinze.

Elle croyoit avancer ses affaires, et les reculoit; j'aurois voulu qu'elle eût été bien loin, j'aimois ma petite amie, et pour elle, je ne l'aimois point du tout.

Nous fûmes encore trois semaines dans les plaisirs, mademoiselle de la Grise se coiffoit parfaitement bien; je la menai à sa mère, mais je voulus qu'elle se coiffât toute seule ce jour-là, sans que Bouju y mît la main, et avant que de partir, je lui mis aux oreilles de petites boucles d'un seul rubis entouré de douze petits diamants, elles étoient fort jolies.

—Je vous ferois bien un plus beau présent, lui dis-je, mais, mon petit cœur, on en parleroit.

Madame de la Grise fut charmée; elle la montroit à tout le monde et assuroit sur ma parole qu'elle s'étoit coiffée toute seule; elle faisoit quelque façon de lui laisser prendre les petites boucles.

—C'est une bagatelle, lui dis-je, je les avois étant fille, elles ne me conviennent plus.

Madame la lieutenante générale lui dit en riant:

—Si madame la comtesse en donne autant à ma fille, j'en serai bien aise.

C'étoit me l'offrir, il fallut bien la prendre, j'y étois engagée. Je l'emmenai avec moi, et la gardai seulement huit jours; Bouju lui apprit à coiffer si prodigieusement vite, que j'en étois étonnée.

C'étoit un petit esprit vif, ardent, qui se coiffoit le matin, et au lieu de s'aller promener, se décoiffoit l'après-dînée, pour se recoiffer le soir; elle couchoit avec moi, je la baisois en nous couchant, je recevois ses petites caresses, mais je ne me hasardois à rien avec elle. Outre qu'elle n'étoit pas si aimable que mademoiselle de la Grise, je la trouvois plus fine et peut-être plus instruite. Elle n'eût jamais cru comme Agnès qu'on fait les enfants par l'oreille. Elle étoit flatteuse au point, et je l'aurois peut-être aimée si je n'eusse pas vu l'autre.

Enfin, au bout de huit jours, je la ramenai à Bourges, triomphante; elle savoit fort bien se coiffer, et croyoit avoir gagné une bataille, d'avoir appris en si peu de temps. Sa mère prit part à son triomphe.

Mademoiselle de la Grise avouoit qu'il lui avoit fallu un mois pour en apprendre autant:

—Vous savez bien ce qui en est, ma belle madame, me disoit-elle en particulier, mais je me soucie peu que tout le monde me trouve une sotte, pourvu que vous pensiez autrement.

On me vint dire, deux jours après, que monsieur l'intendant étoit arrivé à Bourges pour faire le répartement des tailles; il s'appeloit monsieur de la Barre, il avoit été intendant d'Auvergne, et prit ensuite l'épée, fit de belles actions à la guerre, et devint vice-roi du Canada, où il est mort.

Je crus qu'il étoit de mon devoir et de mon intérêt de l'aller voir. J'y allai habillée fort modestement, j'avois seulement mes boucles d'oreille de diamants et trois ou quatre mouches.

La lieutenante générale me présenta, il me reçut à merveille, on lui avoit déjà parlé de moi.

Trois ou quatre jours après, la lieutenante générale m'avertit dès le matin qu'il devoit me venir voir le lendemain, et qu'il l'avoit priée d'être de la partie.

Je lui préparai une petite fête. Je mis ce jour-là le plus bel habit que j'eusse. Je me coiffai avec des rubans jaune et argent, mes grands pendants d'oreilles, un collier de perles, une douzaine de mouches, je n'oubliai rien à mon ajustement.

Il arriva à midi, avec le lieutenant général, sa femme et sa fille; dès que je vis son carrosse dans l'avenue, je descendis en bas pour le recevoir; les intendants sont les rois des provinces, on ne sauroit leur faire trop d'honneur.

Il parut surpris de la beauté de ma maison et de la propreté de mes meubles. Je lui proposai d'aller faire un tour de jardin en attendant qu'on servît. Monsieur le curé et monsieur le chevalier d'Hanecourt m'aidèrent à faire les honneurs.

Une demi-heure après, nous retournâmes à la maison, et nous vîmes arriver madame et mademoiselle de la Grise, avec l'abbé de Saint-Siphorien. On se mit à la table, la chère fut grande et délicate, tout étoit bon.

Nous passâmes dans mon cabinet, où la musique étoit toute prête. J'avois fait venir les musiciens de Bourges, et je me mis au clavecin pour accompagner.

—Comment, dit monsieur l'intendant, madame la comtesse en est aussi?

Je ne répondis que par trois ou quatre pièces de Chambonnière, que je jouai toute seule, et puis le concert commença.

Il étoit composé d'un dessus et d'une basse de viole, d'un théorbe, d'un violon et de mon clavecin; nous ne jouâmes que des pièces que nous avions bien concertées. L'intendant parut charmé; le concert dura jusqu'à six heures du soir.

On proposa la promenade; nous n'avions été qu'à l'entrée du parc, nous allâmes jusques à la grille et nous vîmes sur la petite rivière une berge que j'avois fait faire depuis peu. Il y avoit des sièges bien matelassés, au milieu une table longue couverte de tous les fruits de la saison; les demoiselles, qui ne s'y attendoient pas, furent ravies, et mangèrent bien des pêches.

Nous nous promenâmes pendant plus d'une heure et demie, et quand on eut fait collation, je proposai de donner la comédie à monsieur l'intendant; j'avois appris à mademoiselle de la Grise une scène de Polyeucte.

—Allons, mademoiselle, lui dis-je, prenez le chapeau de monsieur l'intendant, il vous portera bonheur, vous serez Sévère, et moi Pauline.

Nous commençâmes; le pauvre intendant faisoit de continuelles exclamations.

—J'ai ouï, disoit-il, la Duparc, elle n'approche pas de madame la comtesse.

—Eh! monsieur l'intendant, lui dis-je, c'est mon premier métier; j'avois une mère qui avoit composé une troupe parmi ses voisins et voisines, et tous les jours, nous jouions ou Cinna ou Polyeucte ou quelque autre pièce de Corneille.

La petite de la Grise ne joua pas mal. La nuit approchoit, on rentra dans le parc, il y avoit encore du chemin, les carrosses étoient prêts; la compagnie s'en alla fort contente de la réception que je leur avois faite, et ma paroisse ne s'en trouva pas mal; monsieur le curé n'oublia pas de la recommander à monsieur l'intendant.

Madame de la Grise avoit besoin de monsieur l'intendant aussi bien que moi, et voulut aussi lui donner une fête; elle me consulta, un jour que je l'étois allée voir à Bourges. Je lui conseillai de lui donner un bon souper et un bal, point de musique, on ne lui pouvoit donner rien de nouveau là-dessus:

—Et même si vous voulez, madame, ajoutai-je en riant, je me ferai encore comédienne pour l'amour de vous; mademoiselle de la Grise fait assez bien son petit personnage.

Elle me dit qu'il lui falloit huit jours pour se préparer, et qu'elle me prieroit de venir voir la disposition de ma maison pour contrôler.

—Mais, madame, ma fille jouait si mal auprès de vous.

—Il est surprenant, lui dis-je, qu'elle joue si bien; je ne lui ai donné que cinq ou six leçons; encore autant, elle fera mieux que moi; un petit voyage à Crespon ne lui seroit pas inutile; elle se fortifieroit dans sa coiffure.

—Madame, me dit madame de la Grise, vous avez trop de bontés pour ma fille, j'ai peur d'en abuser.

Elle ne laissa pas de la faire appeler.

—Ma fille, lui dit-elle, voulez-vous bien aller passer cinq ou six jours avec madame la comtesse?

Elle ne répondit point, et courut à sa chambre faire son petit paquet qu'elle apporta sous son bras.

—Il me semble, ma fille, que vous n'êtes guère fâchée de me quitter?

—Ma chère mère, lui répondit-elle, je suis bien aise d'aller avec madame la comtesse.

Nous l'embrassâmes toutes deux, sa réponse avoit été si spirituelle!

Je retournai chez moi; ce fut une véritable joie dans la maison quand on vit la petite fille, on l'aimoit, et tous les domestiques s'étoient aperçus que je l'aimois de tout mon cœur.

—Mademoiselle, lui dit Bouju, venez-vous encore apprendre quelque chose? vous savez le frisé, mais vous ne savez pas si bien le tapé.

Nous soupâmes; il étoit tard, nous mourions d'envie de nous coucher; la nuit nous parut plus agréable qu'elle n'avoit encore fait; une petite absence aiguise l'appétit.

Le lendemain, il me vint dans l'esprit que j'étois bien ingrate, et que, depuis plus de six semaines, je n'avois pas donné signe de vie à monsieur et madame Gaillot; je leur envoyai sur-le-champ mon carrosse avec une lettre par laquelle je les conjurois devenir passer deux ou trois jours dans leur maison, et qu'ils en étoient toujours les maîtres.

Ils ne se firent pas prier, et je les vis arriver avant midi; ils voulurent loger dans le dortoir, ils en connoissoient les lits et choisirent le meilleur.

Je les régalai le mieux qu'il me fut possible; nous allâmes nous promener après dîner; il n'y eut pas un coin dans le parc qu'ils ne voulussent voir, et toujours pour admirer les augmentations que j'y avois faites. Enfin ils me mirent sur les dents, et mademoiselle de la Grise aussi; ils s'en aperçurent un peu tard, et m'en firent bien des excuses:

—Il n'y paroîtra plus, leur dis-je, quand nous aurons bien dormi.

Nous soupâmes, et madame Gaillot me pressa de me coucher.

—Je ne suis pas accoutumée, leur dis-je, à m'endormir de si bonne heure, mais je ne serai pas fâchée de me coucher, cela me reposera, à condition que nous causerons jusqu'à minuit.

Bouju vint, et Angélique, mon autre femme de chambre; on me frisa, on mit mes cheveux sous des papillottes, on attacha mes cornettes, on me mit une camisole chamarrée de dentelles d'Alençon, j'ôtai mes boucles d'oreilles de diamants, et en mis de petites d'or, mes mouches tomboient assez d'elles-mêmes, et je me couchai entre deux draps.

—Toutes les dames ne vous ressemblent pas, me dit madame Gaillot, et il faut être aussi belle que vous êtes, pour avoir si peu besoin de secours étrangers; votre miroir vous suffit et vous dit continuellement que vous avez tout par vous-même.

Mademoiselle de la Grise étoit là toute droite.

—Allons, allons, petite fille, lui dis-je, venez vous coucher, vous êtes aussi lasse que moi.

Angélique l'eut déshabillée en un moment, elle se mit à sa petite ruelle. Monsieur et madame étoient dans la grande ruelle, et commençoient à me conter une histoire arrivée depuis peu à Bourges, lorsque je dis à mademoiselle de la Grise qui faisoit la sérieuse:

—Approchez-vous, mon enfant; venez me donner le bonsoir, et puis vous dormirez; nous ne voulons pas vous contraindre.

Elle s'approcha, et je la pris entre mes bras, et la fis passer du côté de la grande ruelle; elle étoit sur le dos, et moi j'étois sur le côté gauche, la main droite sur sa gorge, nos jambes entrelacées l'une dans l'autre; je me penchai tout à fait sur elle pour la baiser.

—Voyez, dis-je à madame Gaillot, la petite insensible! elle me fait faire tout le chemin, et ne répond point aux amitiés que je lui fais.

Cependant j'avançois mes affaires, je baisois sa bouche plus vermeille que le corail, et lui donnois en même temps de plus solides plaisirs elle n'eut pas la force de se retenir et dit à demi-haut, avec un grand soupir:

—Ah! que j'ai de plaisir!

—Vous voilà donc réveillée, ma belle demoiselle? lui dit monsieur Gaillot.

Elle vit bien qu'elle avoit dit une sottise.

—Il est vrai, dit-elle, je mourois de froid quand je suis entrée dans le lit, et présentement j'ai chaud, je suis bien aise.

Je ne la baisois plus et m'étois aussi remise sur le dos.

—Elle ne m'aime point, leur dis-je, et vous voyez que je l'aime bien.

—Le moyen, reprit madame Gaillot, qu'elle n'aime pas une si belle dame.

—Cela n'est pas vrai, dit la petite fille en se mettent à son séant, j'aime la belle dame de tout mon cœur.

Et en même temps elle se jeta sur moi à corps perdu, et me baisoit avec des transports qui marquoient que c'étoit tout de bon.

—Chacun à son tour, lui dis-je; vous étiez froide comme une glace il n'y a qu'un moment, et présentement j'ai envie de l'être, mais je n'en ai pas la force.

En disant cela, je la fis remettre à sa place, et repris, sous prétexte de la baiser, l'attitude convenable à nos véritables plaisirs. Les personnes qui les regardoient les augmentoient encore; il est bien doux de tromper les yeux du public.

Nous nous remîmes ensuite tranquillement sur le chevet; nos têtes étoient l'une auprès de l'autre, et nos corps se joignoient encore de plus près.

—Mon fils, disoit madame Gaillot à son mari, as-tu jamais vu deux visages plus gracieux?

—Il est vrai, lui dis-je, que mon petit cœur est fort joli.

—Et vous, belle madame, vous n'êtes pas jolie, vous êtes belle comme un ange!

Et en disant cela nous nous baisions.

—Mon enfant est fort jolie, disois-je à madame Gaillot, mais moi, je suis vieille auprès d'elle; songez que j'ai vingt ans.

C'est ainsi que se passa la soirée; nos hôtes s'en allèrent et nous nous endormîmes.

Le lendemain, monsieur le curé et monsieur le chevalier d'Hanecourt soupèrent avec nous; madame Gaillot me pressa fort de me coucher comme la veille.

—Ce n'est pas de même, lui dis-je, la compagnie est plus grosse, il faut y faire plus de façons.

Je me laissai pourtant persuader.

—Ce ne seroit pas pour moi, madame, que vous vous contraindriez, disoit monsieur le curé.

La petite fille se coucha aussi et s'approcha de moi fort près, nos têtes se touchoient, mais nous ne nous baisions pas.

—Vous ne vous aimez donc plus aujourd'hui dit madame Gaillot, vous ne vous baisez pas.

—Monsieur le curé, dis-je en riant, ne le trouveroit peut-être pas bon?

—Moi, madame? et qu'y a-t-il de plus innocent? C'est une sœur aînée qui baise sa cadette.

Après cette permission, je fis passer mademoiselle de la Grise, comme la veille, du côté de la grande ruelle et de la compagnie; elle se mit sur le dos (elle savoit bien comment il falloit se mettre) et je m'avançai sur elle pour la baiser.

Ce baiser fut long, et nous n'avions point encore eu tant de plaisir; je quittois sa bouche de temps en temps, et rangeai ma tête sur le chevet à côté de la sienne, mais sans changer la situation de nos corps.

—C'est ma petite femme, disois-je à monsieur le curé.

—Vous êtes donc aussi mon petit mari! s'écria la petite fille en ouvrant les yeux qu'elle avoit tenus longtemps fermés.

—J'y consens, lui dis-je, je serai ton petit mari, et tu seras ma petite femme; voilà monsieur le curé qui y consentira aussi.

—De tout mon cœur, dit-il en riant.

—Et moi, dit monsieur Gaillot je m'offre à nourrir tous les enfants qui viendront de ce mariage.

Pendant qu'ils se réjouissoient, nous nous réjouissions aussi; j'avois repris ma petite femme, et je la baisois mieux que je n'avois encore fait; nous ne proférions pas une parole, seulement quelquefois: «Mon petit mari, mon cher cœur», et bien des soupirs.

—Voilà donc une affaire faite, dit madame Gaillot, voilà madame la comtesse mariée; ses amants n'ont qu'à chercher fortune ailleurs.

Elle disoit cela malicieusement, à cause du chevalier d'Hanecourt qui ne trouvoit pas le mot pour rire à tout ce que nous faisions.

Nous nous remîmes ensuite à notre séant, avec des petits manteaux fourrés sur nos épaules; il commençoit à faire froid. Puis nous causâmes fort gaîment, je leur lus mes lettres de Paris (on aime les nouvelles dans les provinces), et on s'alla coucher.

Les jours suivants se passèrent aussi agréablement, ce fut une plaisanterie perpétuelle sur notre petit mariage; monsieur et madame Gaillot retournèrent à Bourges, et en parlèrent à tout le monde, et lorsque madame de la Grise me vint voir:

—Comment, mon beau monsieur, me dit-elle en riant, vous épousez ma fille sans me le dire.

—Au moins, lui dis-je, madame, ç'a été en bonne compagnie et en présence de mon curé.

—Madame, me dit-elle, ma maison est prête, me voulez-vous faire le plaisir de la venir voir? Il est jeudi, ce sera dimanche que je donnerai à souper à monsieur l'intendant.

Je l'assurai que je serois chez elle le lendemain à trois heures après midi; je n'y manquai pas, mais je ne ramenai point mademoiselle de la Grise; je dis à sa mère qu'elle avoit la migraine, que je l'avois fait coucher, et que dimanche nous irions dîner avec elle.

—Nous aurons, lui dis-je, assez de temps pour nous habiller, l'intendant ne viendra chez vous qu'à huit heures du soir.

Je trouvai la maison fort bien disposée, une grande salle pour les valets, la chambre de madame de la Grise pour le bal (on en avoit ôté le lit), son cabinet qui étoit assez grand pour une retraite qui soulageroit beaucoup la salle de bal, et sa chambre à coucher pour nous habiller.

J'approuvai tout, et m'en retournai à Crespon; j'y trouvai ma petite femme qui fut aussi aise que moi.

Nous avions encore trois jours à être ensemble, et ils furent bien employés, monsieur le curé nous tint compagnie les soirs; le chevalier d'Hanecourt n'y vint point, il étoit malade ou faisoit semblant de l'être; il étoit un peu jaloux.

Le dimanche, après avoir entendu la grand'* *messe, je montai dans mon carrosse avec mademoiselle de la Grise et Bouju. Nous portâmes tout ce qu'il falloit pour nous parer. Nos cheveux étoient frisés de la veille et sous des papillottes.

Nous fîmes un dîner fort léger, tant nous avions envie de nous ajuster. Je voulus absolument que Bouju coiffât mademoiselle de la Grise la première, elle devoit être la reine du bal.

Quand elle fut tout à fait habillée et coiffée, je lui ôtai les boucles d'oreilles de rubis que je lui avois données, et lui mis mes beaux pendants d'oreilles de diamants; la mère se récria qu'elle ne le souffriroit point, mais je lui dis si fortement qu'elle me désobligeroit, qu'enfin elle y consentit. Je lui mis aussi dans les cheveux mes poinçons de diamants. J'étois ravie de la voir si belle, et je la baisois de temps en temps pour ma peine.

—Et vous, madame, dit mademoiselle de la Grise, vous n'aurez plus rien. Il est vrai que vous êtes belle, vous n'avez pas besoin d'être ajustée.

Je mis aussi à ma petite femme douze ou quinze mouches; on n'en sauroit trop mettre, pourvu qu'elles soient petites.

Pour moi, j'avois une fort belle robe, bien coiffée, un collier de perles, des pendants d'oreilles de rubis; ils étoient faux, mais on les croyoit fins: le moyen de croire que madame la comtesse qui avoit tant de belles pierreries, en voulût porter des fausses?

Il y avoit douze dames priées au souper, et chacune devoit avoir un cavalier pour la mener à la première courante.

A sept heures, tout étoit arrivé. Monsieur l'intendant ne vint qu'à huit; on se tint jusques au souper dans le cabinet, et suivant que nous l'avions projeté, nous récitâmes deux scènes de Cinna; la petite fille les dit à merveille, et l'on convint que j'étois une bonne maîtresse, mais aussi étoit-elle une bonne écolière.

On avoit mis deux tables dans la salle de bal, de douze couverts chacune, servies toutes deux également; les dames s'étoient partagées. Le souper fut fort bon.

A dix heures et demie, la compagnie repassa dans le cabinet, et l'on rangea la salle de bal, on alluma les bougies, et le bal commença à onze heures, la courante d'abord, et puis les petites danses.

On vint dire à minuit à madame de la Grise qu'il y avoit en bas des masques qui demandoient à entrer; on en fut ravi. Il en parut deux bandes fort propres, on les fit danser aussitôt, mais il y eut un masque qui se distingua extrêmement: il avoit un habit magnifique et dansoit parfaitement bien, personne ne le reconnoissoit. Je dansai souvent avec lui, je mourois d'envie de le connoître; il ne voulut point ôter son masque. Je le menai dans le cabinet et je le pressai tant quand nous fûmes seuls, qu'il me fit voir le visage du chevalier d'Hanecourt.

J'avoue que cette galanterie me toucha, et je le priai de ne se point démasquer, puisqu'il n'étoit venu au bal que pour moi; on ne l'eût jamais deviné. Il avoit mis à son habit une année de son revenu. Il sortit sans qu'on s'en aperçût, et retourna chez lui.

Nous dansâmes jusqu'à quatre heures, et madame de la Grise ne voulut jamais souffrir que je m'en allasse à cette heure-là; elle avoit fait mettre des draps blancs au lit de sa petite chambre, et j'y couchai. Elle voulut absolument coucher avec sa fille dans le lit de sa femme de chambre.

Je retournai le lendemain à Crespon, et soupai avec monsieur le curé et le chevalier d'Hanecourt. Je traitai celui-ci mieux qu'à l'ordinaire et lui fis assez d'amitiés; cela lui donna la hardiesse de s'ouvrir à monsieur le curé sur le dessein qu'il avoit de m'offrir ses services. Il me voyoit une jeune veuve assez bien faite et fort riche, il eût bien voulu m'épouser.

Monsieur le curé qui étoit son ami, m'en fit la proposition, mais de fort loin, et je la rejetai d'encore plus loin.

—Monsieur, lui dis-je, je suis heureuse et maîtresse de mes actions, je ne veux point me rendre esclave; j'avoue que le chevalier est fort aimable, je chercherai quelque occasion de lui faire plaisir, mais je ne l'épouserai point.

Après cela, je lui dis que j'étois fâchée que le chevalier eût fait faire un si bel habit pour l'amour de moi, et je lui donnai une bourse où il y avoit cent louis d'or, en le priant de la mettre sur la table du chevalier sans qu'il s'en aperçût, que s'il m'en parloit, je nierois toujours la chose. Le curé loua ma générosité, et me dit que je ne pouvois jamais mieux l'employer.

Il n'y avoit plus que trois semaines de carnaval, lorsqu'il arriva à Bourges une troupe de comédiens; j'en fus bientôt avertie par madame la lieutenante générale qui me pria à souper après la comédie; je n'y manquai pas, et eus assez de plaisir.

Le sieur du Rosan qui faisoit le rôle d'amoureux, jouoit comme Floridor, et il y avoit une petite fille de quinze ou seize ans, qui ne faisoit que les suivantes et que je démêlai comme une très bonne comédienne. Tout le reste des acteurs et des actrices étoit au-dessous du médiocre.

Dans les villes de province, on joue la comédie tous les jours. C'étoit une affaire de retourner tous les soirs à Crespon; madame de la Grise me proposa de passer le carnaval chez elle.

—Madame, me dit-elle, vous ne m'incommoderez point du tout, je couche toujours dans ma petite chambre. Je vous donnerai la grande, et une garde-robe pour vos femmes.

—Mais, répliquai-je, où couchera mademoiselle de la Grise?

—Belle demande, dit-elle en riant, avec son mari.

—J'accepte, répartis-je aussi en riant.

Cependant, tout le carnaval je m'acquittai de mon devoir sans que la petite fille se doutât de rien; elle étoit dans l'innocence, mais ce n'étoit plus le temps de la petite Montfleury.

J'allai chez moi le lendemain, et donnai ordre qu'on m'apportât tous les jours à Bourges des chapons gras qu'on élevoit dans ma basse-cour, des légumes du potager, et des fruits d'hiver, dont j'avois une bonne provision; cela ne laissoit pas de faire plaisir à la cuisine de madame de la Grise.

Nous allions tous les jours à la comédie; au bout de deux ou trois jours, j'envoyai quérir du Rosan, et lui dis que la petite comédienne étoit capable de jouer les grands rôles.

—Il est vrai, madame, me dit-il, mais nos premières comédiennes n'y consentiront jamais, si vous ne vous servez de votre autorité.

J'en parlai à monsieur l'intendant qui les en pria fort honnêtement, et le jour suivant, mademoiselle Roselie (c'étoit son nom) fit le rôle de Chimène dans le Cid; elle s'en acquitta fort bien.

La petite fille me plaisoit, elle étoit fort jolie, j'étois née pour aimer des comédiennes. Je la fis venir chez moi, et lui donnai des avis.

—Ma belle, lui dis-je, il y a des endroits où il faut prononcer les vers fort vite, et d'autres fort doucement; il faut changer de ton, tantôt haut et tantôt bas; vous bien mettre dans la tête que vous êtes Chimène, ne point regarder les spectateurs, pleurer quand il le faut, ou du moins en faire semblant.

Je pratiquai devant elle les leçons que je lui donnois, elle connut bientôt que j'étois maîtresse passée. Dès le lendemain, je reconnus à sa manière de jouer que j'y avois mis la main, sa tante et tous les comédiens me remercièrent.

—C'est un trésor, leur dis-je, que vous aviez chez vous sans le connoître, et ce sera peut-être la meilleure comédienne de son siècle.

Les applaudissements du public les assuroient de la même chose, et leurs parts qui augmentoient tous les jours les persuadoient encore mieux. La petite fille étoit ravie de se voir princesse, et fêtée de tout le monde.

L'archevêque de Bourges arriva dans ce temps-là; il étoit de la maison de***, bon homme, nullement magicien, réglé dans sa conduite, mais il aimoit tous les plaisirs innocents. Mme la lieutenante générale me mena chez lui; il me reçut à merveille, et me parla de ma maison dont on lui avoit fait une peinture un peu flattée. Il me promit de la venir voir, et je le priai de me faire cet honneur-là.

Le dimanche gras, j'allai à Crespon préparer tout pour le recevoir; mes appartements étoient assez bien meublés, mais je fis dresser un théâtre en forme, dans une chambre où il devoit y avoir plus de cent bougies allumées; je voulois donner la comédie au bon évêque sans qu'il en sût rien; je fis avertir secrètement les comédiens.

Il arriva le dimanche à quatre heures, il faisoit un assez beau soleil, je les fis entrer seulement dans le parterre, le froid nous chassa bientôt à la maison, toutes les dames de Bourges s'y étoient rendues. Je menai monseigneur dans la salle de la comédie, et le fis asseoir dans un fauteuil, presque malgré lui:

—Vous êtes à la campagne, monseigneur, lui dîmes-nous; ceci est sans conséquence.

La comédie commença, il ne put s'en dédire; d'ailleurs c'étoit Polyeucte, une comédie sainte; il fut tout rassuré.

La petite Roselie fit Pauline, et charma toute la compagnie. Le bon archevêque la fit venir, il avoit grande envie de la baiser, mais il n'osa. Je le fis pour lui, je commençois à l'aimer sérieusement et la regardois comme mon ouvrage.

Le souper suivit la comédie et fut bon et fort long, on y but la santé de l'archevêque; il étoit minuit quand on retourna à la ville, il n'y eut que madame de la Grise qui demeura avec sa fille.

Je l'avois priée, et j'avois mes petites raisons pour cela, de donner son carrosse pour ramener les comédiens, après qu'ils eurent bien soupé, le mien n'eût pas suffi; je lui donnai à mon tour le lit de ma grande chambre, mais pour le coup, je fus prise pour dupe, elle fit coucher sa fille avec elle, et je n'eus garde d'insister.

Le lendemain, je retournai à Bourges avec elles, sous prétexte d'aller remercier l'archevêque, mais en effet pour voir Roselie que j'avois bien envie de posséder trois ou quatre jours toute seule à Crespon.

J'allai pour cela à la comédie deux heures avant qu'elle commençât; tous les comédiens et comédiennes me vinrent remercier, ils étoient charmés de Roselie.

Je pris sa tante à part, et lui dis qu'il ne falloit pas la tuer en la faisant jouer tous les jours et que tout au plus elle ne pouvoit jouer que deux fois la semaine, faisant les grands rôles et ayant quelquefois à dire cinq ou six cents vers.

—Je le vois bien, madame, me dit la bonne tante, mais nos camarades ne songent qu'à gagner de l'argent, et quand elle joue, il y a bien plus de monde.

—Donnez-la-moi, lui dis-je, il est aujourd'hui dimanche, je vous la ramènerai jeudi, et à l'avenir, croyez-moi, ne la faites jouer que le dimanche et le jeudi, cela la reposera. Je vous promets même de lui faire répéter son rôle, elle n'en fera pas plus mal.

Elle me remercia fort, et je menai sa nièce coucher à Crespon.

On peut croire aisément qu'elle coucha avec moi. Je la caressai de mon mieux, et la voulus mettre d'abord sur le pied de mademoiselle de la Grise, mais elle résista.

Elle étoit véritablement fort sage, je le vis bien dans la suite, mais elle étoit mieux instruite que la petite de la Grise: une comédienne à seize ans en sait plus qu'une fille de qualité à vingt. Je la pressai, elle m'avoit obligation, et voyoit bien que je l'aimois, je lui promis de ne l'abandonner jamais. Je la tenois entre mes bras et la baisois de tout mon cœur, nos bouches ne pouvoient se quitter, nos deux corps n'en faisoient qu'un.

—Fiez-vous à moi, lui disois-je; vous voyez, mon petit cœur, que je me fie à vous; mon secret, le repos de ma vie est entre vos mains.

Elle ne répondoit point et soupiroit; je la pressois de plus en plus, je sentois que sa résistance mollissoit, je redoublai mes efforts, et achevai cette sorte de combat où le vainqueur et le vaincu se disputent l'honneur du triomphe.

Il me sembloit que j'avois encore plus de plaisir avec elle qu'avec mademoiselle de la Grise, la condition et l'innocence de l'une étoient bien remplacées par la gentillesse de l'autre qui avoit tous les agréments de la coquetterie.

Notre coup d'essai devint la règle de notre vie, son plaisir lui fit croire aisément que je l'aimerois toujours, elle m'accabloit d'amitiés, et je fus obligée de la conjurer de modérer sa tendresse aux yeux du public, quoique nous pussions nous donner les marques les plus fortes sans craindre la médisance.

Le jeudi suivant, je ne manquai pas de ramener Roselie à Bourges; on trouva qu'elle faisoit toujours de mieux en mieux.

J'allai souper chez monsieur le lieutenant général, mademoiselle de la Grise y étoit, fort négligée et fort triste; je l'aimais encore, quoique la petite comédienne eût pris le dessus, et je lui demandai avec amitié ce qu'elle avoit; elle se mit à pleurer, et s'enfuit. Je lui reparlai encore après souper.

—Hélas! madame, me dit-elle, pouvez-vous me demander ce que j'ai? Vous ne m'aimez plus, et vous allez coucher à Crespon avec Roselie; elle est plus aimable que moi, mais elle ne vous aime pas tant.

Je la laissois dire et ne savois que lui répondre, lorsque sa mère me pria de passer dans son cabinet, et me dit que monsieur le comte des Goutes, demandoit sa fille en mariage.

C'étoit un gentilhomme du pays, qui avoit huit à dix mille livres de rente; je lui conseillai de ne pas manquer cette affaire-là, tant pour me délivrer de l'importunité de la petite fille, que parce qu'elle étoit bonne, et aussi à cause de mes remords. J'avois toujours peur que le petit commerce que nous avions ensemble ne produisît quelque mauvais effet qui eût étrangement embarrassé la compagnie, au lieu qu'avec Roselie j'allois à bride abattue, sans avoir peur de faire un faux pas.

Huit jours après, on déclara le mariage de mademoiselle de la Grise avec le comte des Goutes, et j'allai à Bourges leur faire mes compliments.

Je crus être obligée, en honneur et conscience, de donner des avis à mademoiselle de la Grise.

—Ma chère enfant, lui dis-je, vous allez vous marier, il faut tâcher d'être heureuse. Votre mari est bien fait, et paroît fort honnête homme, il vous aime, mais il ne sera pas toujours amant, il faut vous attendre à excuser ses humeurs. Vous êtes sage, il ne faut jamais lui donner lieu d'être jaloux. Ne songez qu'à lui plaire, vous attacher à votre ménage, avoir bien soin de vos enfants, si Dieu vous fait la grâce d'en avoir; c'est la bénédiction du mariage et le plus doux lien des gens mariés.

Mais écoutez-moi, ma chère enfant, je crois que vous vous souvenez assez des heureuses nuits que nous avons passées ensemble; souvenez-vous bien de faire par raison, avec votre mari, la première nuit de vos noces, tout ce que vous fîtes avec moi naturellement et sans savoir ce que vous faisiez. Laissez-vous longtemps presser, défendez-vous, pleurez, criez, afin qu'il croie vous apprendre ce que je vous ai appris; de là dépend toute la douceur de votre vie. Je vous ouvre les yeux présentement, parce qu'il le faut absolument; vous ne devez pas être en peine de votre secret, je suis aussi intéressée que vous à le garder.

La pauvre fille se mit à pleurer. Sa mère entra dans le cabinet où nous étions.

—Madame, lui dis-je, elle pleure, il faut louer sa modestie.

Sa mère la baisa:

—Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien de l'obligation à madame la comtesse; suivez les conseils qu'elle vous donnera, et cachez vos larmes.

Nous rentrâmes dans la chambre où étoit la compagnie. Le lendemain, l'archevêque les maria lui-même, et trois jours après les mariés allèrent à leur terre qui est à sept lieues de Bourges. Je leur promis de les aller voir, et je leur tins parole deux mois après.

Elle étoit déjà grosse; je la trouvai occupée de son mari et du plaisir d'avoir une maison arrangée. C'est un grand plaisir pour une jeune femme qui sort de dessous l'aile de sa mère et qui ordonne en maîtresse. Il me parut que je ne lui étois pas encore tout à fait indifférente, mais à la fin la vertu fit en elle ce que l'inconstance avoit fait en moi.

Après Pâques, l'archevêque s'en alla à Paris, l'intendant n'étoit plus à Bourges, toute la noblesse qui y passoit l'hiver étoit allée chacun dans son village. Les comédiens ne gagnèrent pas de quoi payer les chandelles, ils annoncèrent leur départ.

Roselie pleuroit nuit et jour dans la crainte de me quitter; j'en étois aussi fâchée qu'elle. Je menai sa tante à Crespon, et lui dis que je voulois faire la fortune de sa nièce, que si elle vouloit me la donner, je la mènerois à Paris dans six mois, et la ferois recevoir à l'hôtel de Bourgogne, sa capacité et mes amis m'assurant de réussir dans mon dessein. J'appuyai ma proposition d'une bourse de cent louis d'or, que je mis dans la main de la bonne tante; elle n'en avoit jamais tant vu ensemble.

—Il faudroit, madame, que j'eusse perdu le sens, si je refusois la fortune de ma nièce; je vous la donne, et j'espère que vous ne l'abandonnerez pas.

Notre marché conclu, elle retourna à Bourges, et dit à la troupe qu'elle n'étoit plus en peine de sa nièce, et que madame la comtesse s'en étoit chargée. C'étoit une grande perte pour eux, mais telle est la destinée des comédiens de campagne, dès que quelqu'un d'eux devient bon, il quitte, et vient à Paris.

En effet, du Rosan leur joua bientôt après le même tour. Floridor connoissoit son mérite et le pressoit depuis six mois d'aller à Paris. Il étoit chef de sa troupe, et il aimoit la petite Roselie qu'il prévoyoit devoir être un jour une bonne comédienne; cela le retenoit, mais quand il vit que j'avois pris la petite fille, il n'hésita plus, il alla s'offrir à l'hôtel de Bourgogne, et il fut reçu avec l'acclamation du public.

Dès que les comédiens furent partis, je retournai à ma maison, et ne vins plus guère à Bourges; j'avois mis avec moi Roselie que j'aimois fort, et madame la comtesse des Goutes s'en étoit allée avec son mari.

Je ne songeois plus à elle, une femme mariée ne m'étoit plus rien, le sacrement effaçoit d'abord tous ses charmes. Monsieur le curé et le chevalier d'Hanecourt nous tenoient compagnie; le chevalier avoit pris son parti en homme sage, et s'étoit réduit à être de mes amis.

Je mis Roselie sur un autre pied que celui d'une comédienne; je lui fis faire des habits fort propres, j'envoyai à Paris quatre de mes poinçons de diamants, qu'on troqua contre de fort belles boucles d'oreilles que je lui donnai. Je la menois partout avec moi dans les visites de mon voisinage; sa beauté et sa modestie charmoient tout le monde.

Je m'avisai d'aller à la chasse et de m'habiller en amazone; j'y fis aussi habiller Roselie, et la trouvai si aimable avec une perruque et un chapeau, que peu à peu je la fis tout à fait habiller en garçon.

C'étoit un fort joli cavalier, et il me sembloit que je l'en aimois davantage; je l'appelois mon petit mari; on l'appeloit partout le petit comte ou monsieur comtin; il me servoit d'écuyer. Je me lassai de lui voir une perruque, et lui fis couper un peu de cheveux; elle avoit une tête charmante, ce qui la rendoit bien plus jolie; la perruque vieillit les jeunes gens.

Ce divertissement étoit fort innocent et dura sept ou huit mois, mais par malheur monsieur comtin eut mal au cœur, perdit l'appétit, prit la mauvaise habitude de vomir tous les matins.

Je soupçonnai ce qui étoit arrivé, et lui fis reprendre ses habits de fille, comme plus convenables à son état présent, et plus propres à le cacher; je lui faisois mettre des grandes robes de chambre traînantes et sans ceinture, on disoit qu'elle étoit malade; les migraines, les coliques vinrent à notre secours.

La pauvre enfant pleuroit souvent, mais je la consolois en l'assurant que je ne l'abandonnerois jamais. Elle m'avoua qu'elle n'avoit ni père ni mère, et ne savoit d'où elle étoit; que sa tante étoit une tante postiche, qui l'avoit prise en amitié à l'âge de quatre ans. Je ne m'étonnai plus qu'elle me l'eût donnée si aisément.

Au bout de cinq ou six mois, je vis très bien que tout se découvriroit en province, et avec scandale. L'aimant autant que je faisois, je songeai à la mettre entre les mains de personnes habiles qui pussent la guérir d'un mal qui n'est pas dangereux, pourvu qu'on ne l'aigrisse pas en le voulant trop cacher.

Il falloit aller à Paris où l'on se cache aisément. Je recommandai ma maison à monsieur le curé, et partis dans mon carrosse avec Roselie, Bouju et sa femme, mon cuisinier à cheval. J'avois mandé à monsieur Acarel de me louer une maison avec un beau jardin dans le faubourg Saint-Antoine, résolue d'aller peu à la ville, jusqu'à ce que la petite fût guérie.

Dès que je fus arrivée, je mis Roselie chez une sage-femme qui en eut grand soin; je l'allois voir tous les jours et lui faisois de petits présents pour la réjouir. Je ne songeois qu'à elle, je ne songeois point à moi ni à me parer. J'avois des habits fort propres, et toujours des coiffes, sans mettre jamais ni pendants d'oreilles ni mouches.

Enfin Roselie mit au monde une petite fille que j'ai fait bien élever, et à l'âge de seize ans je l'ai mariée à un gentilhomme de cinq ou six mille livres de rente; elle est fort heureuse. Sa mère, au bout de six semaines, redevint plus belle que jamais, et alors je resongeoi aussi à ma beauté. Je m'ajustai fort, et allai à la comédie avec deux dames de mes voisines. Roselie y parut comme un petit astre; mais elle fut bien étonnée, et moi aussi, lorsqu'elle vit sur le théâtre du Rosan qui faisoit le personnage de Maxime dans Cinna.

Il nous reconnut aisément et vint nous voir dans notre loge. Il ne se sentoit pas de joie, et il me parut que Roselie n'étoit pas fâchée. Je lui dis où je demeurois, et lui permis de me venir voir. Nous le vîmes dès le lendemain, et il ne finissoit point sur la beauté de la petite fille; sa passion se réveilla.

—Madame, me dit-il, ma fortune est faite; je n'ai encore qu'une demi-part, mais je l'aurai bientôt tout entière; c'est huit mille livres de rente. J'épouserai Roselie, si vous me la voulez donner, et je me flatte que faite comme elle est, si elle n'a point oublié à dire des vers, je la ferai recevoir dans la troupe.

Je lui répondis que je lui en parlerois, et qu'il revînt dans trois ou quatre jours.

Je lui en parlai dès la même nuit, en l'embrassant de tout mon cœur:

—Voyez, lui dis-je en pleurant, si vous me voulez quitter.

Elle dit assez froidement qu'elle feroit tout ce que je voudrois.

Cela ne me plut pas, et je résolus de la marier. Je la fis coucher dès le lendemain dans une chambre séparée; cela la toucha, elle me crut en colère; quand tout le monde fut couché, elle me vint trouver dans mon lit, et me demanda cent fois pardon.

—Eh! madame, me dit-elle, quand je serois mariée, ne m'aimeriez-vous plus?

—Non, ma chère enfant, lui dis-je, une femme mariée ne doit aimer que son mari.

Elle se mit à pleurer, et m'embrassa si tendrement que je lui pardonnai et m'imaginai être encore à Crespon.

Du Rosan revint et pressa. Je lui dis que Roselie n'ayant pas de bien, il falloit voir, avant toutes choses, si elle seroit reçue dans la troupe.

—Non, madame, reprit-il comme un homme fort amoureux, je ne demande rien; sa petite personne est un assez grand trésor.

Je ne l'écoutai pas, et lui dis que le lendemain j'irois à la comédie, que Roselie seroit dans ma loge, fort parée, qu'il la fît remarquer à ses camarades, et qu'après la pièce ils me vinssent tous prier de venir sur le théâtre, quand tout le monde seroit sorti, pour faire dire quelques vers à la fille.

Cela fut exécuté; on joua le Menteur; Floridor, après la pièce, nous conduisit sur le théâtre, et pour me réjouir, je dis avec la petite fille des scènes de Polyeucte, que nous avions dites ensemble plus de cent fois.

Les comédiens étoient dans l'extase, et sans autre examen vouloient recevoir Roselie, mais je m'y opposai.

—Il faut, leur dis-je, consulter le public. Faites-la afficher, qu'elle joue cinq ou six fois, et puis vous verrez.

Du Rosan trouvoit cela bien long, et moi je le trouvois bien court. Il falloit, le lendemain des noces, renoncer pour jamais à ce que j'aimois; je m'y résolus pourtant et ne voulus point empêcher l'établissement de ma chère enfant; je m'étois aussi aperçue qu'elle ne haïssoit pas du Rosan.

Elle joua publiquement sur le théâtre de l'hôtel de Bourgogne, et dès la première fois, le parterre la fit taire à force d'acclamations. Les comédiens la reçurent dans les formes, et lui donnèrent en entrant une demi-part.

Elle n'avoit point d'habits de théâtre, ils sont fort chers; je lui donnai mille écus pour en avoir, et du Rosan lui en donna autant. Il commença à presser son mariage; je reculois toujours; tantôt c'étoient des habits que je lui faisois faire, tantôt c'étoit du linge; je voulois faire la noce chez moi.

Enfin le jour fatal arriva; Roselie fut mariée, et je ne lui touchai plus le bout du doigt. Je fis la noce à mes dépens, et l'accablai de petits présents. Je lui avois donné à Crespon des boucles d'oreilles de quatre mille francs.

Dès que la petite fille fut mariée, je ne songeai plus qu'à moi, l'envie d'être belle me reprit avec fureur; je fis faire des habits magnifiques, je remis mes beaux pendants d'oreilles qui n'avoient pas vu le jour depuis trois mois; les rubans, les mouches, les airs coquets, les petites mines, rien ne fut oublié; je n'avois que vingt-trois ans, je croyois être encore aimable, et je voulois être aimée.

J'allois à tous les spectacles et à toutes les promenades publiques; enfin j'en fis tant que plusieurs gens me reconnurent et me suivirent pour savoir où je logeois.

Mes parents trouvèrent mauvais que je fisse encore un personnage qu'on avoit pardonné à une grande jeunesse; ils me vinrent voir, et m'en parlèrent si sérieusement que je me résolus de quitter tout ce badinage, et pour cela j'allai voyager tout de bon en Italie. Une passion chasse l'autre: je me mis à jouer à Venise, je gagnai beaucoup, mais je l'ai bien rendu depuis.

La rage du jeu m'a possédé et a troublé ma vie. Heureux si j'avois toujours fait la belle, quand même j'eusse été laide! Le ridicule est préférable à la pauvreté.

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