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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

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The Project Gutenberg eBook of Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

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Title: Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

Author: Charles Dickens

Translator: Pierre Grolier

Release date: January 24, 2005 [eBook #14789]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Robert Connal, Wilelmina Mallière and the Online
Distributed Proofreading Team.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DE MONSIEUR PICKWICK, VOL. II ***


AVENTURES

DE MONSIEUR

PICKWICK


CHARLES DICKENS





AVENTURES DE MONSIEUR PICKWICK

ROMAN ANGLAIS

TRADUIT AVEC L'AUTORISATION DE L'AUTEUR SOUS LA DIRECTION DE P. LORAIN

PAR P. GROLIER


TOME SECOND



PARIS

LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie

79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79

1893


CHAPITRE PREMIER.

Comment les pickwickiens firent et cultivèrent la connaissance d'une couple d'agréables jeunes gens, appartenant à une des professions libérales; comment ils folâtrèrent sur la glace; et comment se termina leur visite.

«Eh bien! Sam, il gèle toujours?» dit M. Pickwick à son domestique favori, comme celui-ci entrait dans sa chambre le matin du jour de Noël, pour lui apprêter l'eau chaude nécessaire.

«L'eau du pot à eau n'est plus qu'un masque de glace, monsieur.

—Une rude saison, Sam!

—Beau temps pour ceux qui sont bien vêtus, monsieur, comme disait l'ours blanc en s'exerçant à patiner.

—Je descendrai dans un quart d'heure, Sam, reprit M. Pickwick, en dénouant son bonnet de nuit.

—Très-bien, monsieur, vous trouverez en bas une couple de carabins.

—Une couple de quoi? s'écria M. Pickwick en s'asseyant sur son lit.

—Une couple de carabins, monsieur.

—Qu'est-ce que c'est qu'un carabin? demanda M. Pickwick, incertain si c'était un animal vivant ou quelque comestible.

—Comment! vous ne savez pas ce que c'est qu'un carabin, monsieur. Mais tout le monde sait que c'est un chirurgien.

—Oh! un chirurgien?

—Justement, monsieur. Quoique ça, ceux-là ne sont que des chirurgiens en herbe; ce sont seulement des apprentis.

—En d'autres termes, ce sont, je suppose, des étudiants en médecine?»

Sam Weller fit un signe affirmatif.

«J'en suis charmé, dit M. Pickwick, en jetant énergiquement son bonnet sur son couvre-pieds. Ce sont d'aimables jeunes gens, dont le jugement est mûri par l'habitude d'observer et de réfléchir; dont les goûts sont épurés par l'étude et par la lecture: je serai charmé de les voir.

—Ils fument des cigares au coin du feu dans la cuisine, dit Sam.

—Ah! fit M. Pickwick en se frottant les mains, justement ce que j'aime: surabondance d'esprits animaux et de socialité.

—Et il y en a un, poursuivit Sam, sans remarquer l'interruption de son maître; il y en a un qui a ses pieds sur la table, et qui pompe ferme de l'eau-de-vie; pendant que l'autre qui parait amateur de mollusques, a pris un baril d'huîtres entre ses genoux, il les ouvre à la vapeur, et les avale de même, et avec les coquilles il vise not' jeune popotame qui est endormi dans le coin de la cheminée.

—Excentricités du génie, Sam. Vous pouvez vous retirer.»

Sam se retira, en conséquence, et M. Pickwick, au bout d'un quart d'heure, descendit pour déjeuner.

«Le voici à la fin, s'écria le vieux Wardle. Pickwick, je vous présente le frère de miss Allen, M. Benjamin Allen. Nous l'appelons Ben, et vous pouvez en faire autant, si vous voulez. Ce gentleman est son ami intime, monsieur....

—M. Bob Sawyer,» dit M. Benjamin Allen. Et là-dessus, M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen éclatèrent de rire en duo.

M. Pickwick salua Bob Sawyer, et Bob Sawyer salua M. Pickwick; après quoi Ben et son ami intime s'occupèrent très-assidûment des comestibles, ce qui donna au philosophe la facilité de les examiner.

M. Benjamin Allen était un jeune homme épais, ramassé, dont les cheveux noirs avaient été taillés trop courts, dont la face blanche était taillée trop longue. Il s'était embelli d'une paire de lunettes, et portait une cravate blanche. Au-dessous de son habit noir, qui était boutonné jusqu'au menton, apparaissait le nombre ordinaire de jambes, revêtues d'un pantalon couleur de poivre, terminé par une paire de bottes imparfaitement cirées. Quoique les manches de son habit fussent courtes, elles ne laissaient voir aucun vestige de manchettes; et quoique son visage fût assez large pour admettre l'encadrement d'un col de chemise, il n'était orné d'aucun appendice de ce genre. Au total, son costume avait l'air un peu moisi, et il répandait autour de lui une pénétrante odeur de cigares à bon marché.

M. Bob Sawyer, couvert d'un gras vêtement bleu moitié paletot, moitié redingote, d'un large pantalon écossais, d'un grossier gilet à doubles revers, avait cet air de prétention mal propre, cette tournure fanfaronne, particulière aux jeunes gentlemen qui fument dans la rue durant le jour, y chantent et y crient durant la nuit, appellent les garçons des tavernes par leur nom de baptême, et accomplissent dans la rue divers autres exploits non moins facétieux; il portait un gros bâton, orné d'une grosse pomme, se gardait de mettre des gants, et ressemblait en somme à un Robinson Crusoé, tombé dans la débauche.

Telles étaient les deux notabilités auxquelles M. Pickwick fut présenté, dans la matinée du jour de Noël.

«Superbe matinée, messieurs,» dit-il. M. Bob Sawyer fit un léger signe d'assentiment à cette proposition, et demanda la moutarde à M. Benjamin Allen.

—Êtes-vous venus de loin ce matin, messieurs? poursuivit M. Pickwick.

—De l'auberge du Lion-Bleu, à Muggleton, répondit brièvement M. Allen.

—Vous auriez dû arriver hier au soir, continua M. Pickwick.

—Et c'est ce que nous aurions fait, répliqua Bob Sawyer, mais l'eau-de-vie du Lion-Bleu était trop bonne pour la quitter si vite; pas vrai, Ben?

—Certainement, répondit celui-ci, et les cigares n'étaient pas mauvais, ni les côtelettes de porc frais non plus, hein Bob?

—Assurément, repartit Bob;» et les amis intimes recommencèrent plus vigoureusement leur attaque sur le déjeuner, comme si le souvenir du souper de la veille leur avait donné un nouvel appétit.

«Mastique, Bob, dit Allen à son compagnon, d'un air encourageant.

—C'est ce que je fais, répondit M. Bob; et, pour lui rendre justice, il faut convenir qu'il s'en acquittait joliment.

—Vive la dissection pour donner de l'appétit, reprit M. Bob Sawyer, en regardant autour de la table.»

M. Pickwick frissonna légèrement.

«À propos, Bob, dit M. Allen, avez-vous fini cette jambe?

—À peu près, répondit M. Sawyer, en s'administrant la moitié d'une volaille. Elle est fort musculeuse pour une jambe d'enfant.

—Vraiment? dit négligemment M. Allen.

—Mais oui, répliqua Bob Sawyer, la bouche pleine.

—Je me suis inscrit pour un bras à notre école, reprit M. Allen. Nous nous cotisons pour un sujet, et la liste est presque pleine; mais nous ne trouvons pas d'amateur pour la tête. Vous devriez bien la prendre.

—Merci, repartit Bob Sawyer; c'est trop de luxe pour moi.

—Bah! bah!

—Impossible! une cervelle, je ne dis pas.... Mais une tête tout entière, c'est au-dessus de mes moyens.

—Chut! chut! messieurs! s'écria M. Pickwick; j'entends les dames.»

M. Pickwick parlait encore lorsque les dames rentrèrent de leur promenade matinale. Elles avaient été galamment escortées par MM. Snodgrass, Winkle et Tupman.

«Comment, c'est toi, Ben? dit Arabelle, d'un ton qui exprimait plus de surprise que de plaisir, à la vue de son frère.

—Je te ramène demain à la maison, Arabelle, répondit Benjamin.»

M. Winkle devint pâle.

«Tu ne vois donc pas Bob Sawyer?» poursuivit l'étudiant, d'un ton de reproche.

Arabelle tendit gracieusement la main; et, comme M. Sawyer la serrait d'une manière visible, M. Winkle sentit dans son cœur un frémissement de haine.

«Mon cher Ben, dit Arabelle en rougissant, as-tu... as-tu été présenté à M. Winkle?

—Non, mais ce sera avec plaisir,» répondit son frère gravement; puis il salua d'un air roide M. Winkle, tandis que celui-ci et M. Bob Sawyer se dévisageaient du coin de l'œil avec une méfiance mutuelle.

L'arrivée de deux nouveaux visages, et la contrainte qui en résultait pour Arabelle et pour M. Winkle, auraient, suivant toute apparence, modifié d'une manière déplaisante l'entrain de la compagnie, si l'amabilité de M. Pickwick et la bonne humeur de leur hôte ne s'étaient pas déployées au plus haut degré pour le bonheur commun. M. Winkle s'insinua graduellement dans les bonnes grâces de M. Benjamin Allen, et entama même une conversation amicale avec M. Bob Sawyer, qui, grâce à l'eau-de-vie, au déjeuner et à la causerie, se trouvait dans une situation d'esprit des plus facétieuses. Il raconta avec beaucoup de verve comment il avait enlevé une tumeur sur la tête d'un vieux gentleman, illustrant cette agréable anecdote en faisant, avec son couteau, des incisions sur un pain d'une demi-livre, à la grande édification de son auditoire.

Après le déjeuner, on se rendit à l'église, où M. Benjamin Allen s'endormit profondément, tandis que M. Bob Sawyer détachait ses pensées des choses terrestres par un ingénieux procédé, qui consistait à graver son nom sur le devant de son banc en lettres corpulentes de quatre pouces de hauteur environ.

Après un goûter substantiel, arrosé de forte bière et de cerises à l'eau-de-vie, le vieux Wardle dit à ses hôtes:

«Que pensez-vous d'une heure passée sur la glace? Nous avons du temps à revendre.

—Admirable! s'écria Benjamin Allen.

—Fameux! acclama Bob Sawyer.

—Winkle! reprit M. Wardle. Vous patinez, nécessairement?

—Eh!... oui, oh! oui, répliqua M. Winkle. Mais... mais je suis un peu rouillé.

—Oh! monsieur Winkle, dit Arabelle, patinez, je vous en prie; j'aime tant à voir patiner!

—C'est si gracieux!» continua une autre jeune demoiselle.

Une troisième jeune demoiselle ajouta que c'était élégant; une quatrième, que c'était aérien.

«J'en serais enchanté, répliqua M. Winkle en rougissant; mais je n'ai pas de patins.»

Cette objection fut aisément surmontée: M. Trundle avait deux paires de patins, et le gros joufflu annonça qu'il y en avait en bas une demi-douzaine d'autres. En apprenant cette bonne nouvelle, M. Winkle déclara qu'il était ravi; mais, en disant cela, il avait l'air parfaitement misérable.

M. Wardle conduisit donc ses hôtes vers une large nappe de glace. Sam Weller et le gros joufflu balayèrent la neige qui était tombée la nuit précédente, et M. Bob Sawyer ajusta ses patins avec une dextérité qui, aux yeux de M. Winkle, était absolument merveilleuse. Ensuite il se mit à tracer des cercles, à écrire des huit, à inscrire sur la glace, sans s'arrêter un seul instant, une collection d'agréables emblèmes, à l'excessive satisfaction de M. Pickwick, de M. Tupman et de toutes les dames. Mais ce fut bien mieux encore, ce fut un véritable enthousiasme, quand le vieux Wardle et Benjamin Allen, assistés par ledit Bob, accomplirent nombre de figures et d'évolutions mystiques.

Pendant tout ce temps, M. Winkle, dont le visage et les mains étaient bleus de froid, s'occupait à mettre ses patins avec la pointe par derrière et à emmêler les courroies de la manière la plus compliquée. Il avait été aidé dans cette opération par M. Snodgrass, qui se connaissait en patins à peu près aussi bien qu'un Hindou; néanmoins, grâce à l'assistance de Sam, les malheureux patins furent serrés assez solidement pour engourdir les pieds du patient, et il fut enfin levé sur ses jambes.

«Voila, monsieur, lui dit Sam, d'un ton encourageant; en route, à cette heure, et montrez-leur comme il faut s'y prendre.

—Attendez, attendez! cria M. Winkle, qui tremblait violemment et qui avait saisi Sam avec la vigueur convulsive d'un noyé. Comme c'est glissant, Sam!

—La glace est presque toujours comme ça. Tenez-vous donc, monsieur.»

Cette dernière exhortation était inspirée à Sam par un brusque mouvement du patineur, qui semblait avoir un désir frénétique de lever ses pieds vers le ciel et de briser la glace avec le derrière de sa tête.

«Voilà... voilà des patins bien peu solides; n'est-ce pas, Sam? balbutia M. Winkle, en trébuchant.

—Je crois plutôt, répliqua l'autre, que c'est le gentleman qui est dedans qui n'est pas solide.

—Eh bien! Winkle! cria M. Pickwick, tout à fait ignorant de ce qui se passait, venez donc; ces dames vous attendent avec impatience.

—Oui, oui, répondit l'infortuné jeune homme, avec un sourire qui faisait mal à voir; oui, oui, j'y vais à l'instant.

—Voilà que ça va commencer! dit Sam en cherchant à se dégager. Allons, monsieur, en route!

—Attendez un moment, Sam, murmura M. Winkle, en s'attachant à son soutien avec l'affection du lierre pour l'ormeau. Je me rappelle maintenant que j'ai à la maison deux habits qui ne me servent plus; je vous les donnerai, Sam.

—Merci, monsieur.

—Inutile de toucher votre chapeau, Sam, reprit vivement M. Winkle; ne me lâchez pas!... Je voulais vous donner cinq shillings, ce matin, pour vos étrennes de Noël, mais vous les aurez cette après-midi, Sam.

—Vous êtes bien bon, monsieur.

—Tenez-moi d'abord un peu, Sam. Voulez-vous? Là... c'est cela. Je m'y habituerai promptement. Pas trop vite! pas trop vite! Sam!»

M. Winkle, penché en avant, et le corps presque en deux, était soutenu par Sam, et s'avançait sur la glace d'une manière singulière, mais très-peu aérienne, lorsque M. Pickwick cria, fort innocemment, du bord opposé:

«Sam!

—Monsieur!

—Venez ici, j'ai besoin de vous.

—Lâchez-moi, monsieur! Est-ce que vous n'entendez pas mon maître, qui m'appelle? Lâchez-moi donc, monsieur!»

En parlant ainsi, Sam se dégagea par un violent effort, des mains du malheureux M. Winkle et lui communiqua en même temps une vitesse considérable. Aussi, avec une précision qu'aucune habileté n'aurait pu surpasser, l'infortuné patineur arriva-t-il rapidement au milieu de ses trois confrères, au moment même où M. Bob Sawyer accomplissait une figure d'une beauté sans pareille; M. Winkle se heurta violemment contre lui, et tous les deux tombèrent sur la glace avec un grand fracas. M. Pickwick accourut. Quand il arriva sur la place, Bob Sawyer était déjà relevé, mais M. Winkle était trop prudent pour en faire autant, avec des patins aux pieds. Il était assis sur la glace et faisait des efforts convulsifs pour sourire, tandis que chaque trait de son visage exprimait l'angoisse la plus profonde.

«Êtes-vous blessé? demanda anxieusement Ben Allen.

—Pas beaucoup, répondit M. Winkle, en frottant son dos.

—Voulez-vous que je vous saigne? reprit Benjamin, avec un empressement généreux.

—Non! non! merci, répliqua vivement le pickwickien désarçonné.

—Qu'en pensez-vous, M. Pickwick? dit Bob Sawyer.»

Le philosophe était indigné! Il fit un signe à Sam Weller, en disant d'une voix sévère:

«Otez-lui ses patins.

—Les ôter? mais je ne fais que commencer, représente M. Winkle, d'un ton de remontrance.

—Otez-lui ses patins, répéta M. Pickwick avec fermeté.»

On ne pouvait résister à un ordre donné de cette manière. M. Winkle permit silencieusement à Sam de l'exécuter.

«Levez-le,» dit M. Pickwick.

Sam aida M. Winkle à se relever.

M. Pickwick s'éloigna de quelques pas, et ayant fait signe à son jeune ami de s'approcher, fixa sur lui un regard pénétrant et prononça d'un ton peu élevé, mais distinct et emphatique, ces paroles remarquables:

«Vous êtes un imposteur, monsieur.

—Un quoi? demanda M. Winkle en tressaillant.

—Un imposteur, monsieur. Et je parlerai plus clairement si vous le désirez: un blagueur, monsieur.»

Ayant laissé tomber ces mots d'une lèvre dédaigneuse, le philosophe tourna lentement sur ses talons, et rejoignit la société.

Pendant que M. Pickwick exprimait l'opinion ci-dessus rapportée, Sam et le gros joufflu avaient réuni leurs efforts pour établir une glissade, et s'exerçaient d'une manière très-brillante. Sam, en particulier, exécutait cette admirable et romantique figure que l'on appelle vulgairement cogner à la porte du savetier, et qui consiste à glisser sur un pied, tandis que de l'autre on frappe de temps en temps la glace d'un coup redoublé.

La glissade était longue et luisante, et comme M. Pickwick se sentait à moitié gelé d'être resté si longtemps tranquille, il y avait dans ce mouvement quelque chose qui semblait l'attirer.

«Voilà un joli exercice, et qui doit bien réchauffer, n'est-ce pas? dit-il à M. Wardle.

—Oui, ma foi! répondit celui-ci, qui était tout essouffle d'avoir converti ses jambes en une paire de compas infatigable pour tracer sur la glace mille figures géométriques. Glissez-vous?

—Je glissais autrefois, quand j'étais enfant; sur les ruisseaux.

—Essayez maintenant.

—Oh! oui, monsieur Pickwick, s'il vous plaît! s'écrièrent toutes les dames.

—Je serais enchanté de vous procurer quelque amusement, repartit le philosophe, mais il y a plus de trente ans que je n'ai glissé!

—Bah! bah! enfantillage, reprit M. Wardle, en ôtant ses patins avec l'impétuosité qui le caractérisait. Allons! je vous tiendrai compagnie; venez!»

Et en effet le joyeux vieillard s'élança sur la glissade avec une rapidité digne de Sam Weller, et qui enfonçait complètement le gros joufflu.

M. Pickwick le contempla un instant d'un air réfléchi, ôta ses gants, les mit dans son chapeau, prit son élan deux ou trois fois sans pouvoir partir, et à la fin, après avoir couru sur la glace la longueur d'une centaine de pas, se lança sur la glissade et la parcourut lentement et gravement, avec ses jambes écartées de deux ou trois pieds. L'air retentissait au loin des applaudissements des spectateurs.

«Il ne faut pas laisser à la marmite le temps de se refroidir, monsieur,» cria Sam; et le vieux Wardle s'élança de nouveau sur la glissade, suivi de M. Pickwick, puis de Sam, puis de M. Winkle, et puis de M. Bob Sawyer, puis du gros joufflu, et enfin de M. Snodgrass; chacun glissant sur les talons de son prédécesseur, tous courant l'un après l'autre avec autant d'ardeur que si le bonheur de toute leur vie avait dépendu de leur vélocité.

La manière dont M. Pickwick exécutait son rôle dans cette cérémonie, offrait un spectacle du plus haut intérêt. Avec quelle anxiété, avec quelle torture, il s'apercevait que son successeur gagnait sur lui, au risque imminent de le renverser! Arrivé à la fin de la glissade, avec quelle satisfaction il se relâchait graduellement de la crispation pénible qu'il avait déployée d'abord, et, tournant sur lui-même, dirigeait son visage vers le point d'où il était parti! Quel jovial sourire se jouait sur ses lèvres quand il avait accompli sa distance, quel empressement pour reprendre son rang et pour courir après son prédécesseur! Ses guêtres noires trottaient gaiement à travers la neige; ses yeux rayonnaient de gaieté derrière ses lunettes, et quand il était renversé (ce qui arrivait en moyenne une fois sur trois tours), quel plaisir de lui voir ramasser vivement son chapeau, ses gants, son mouchoir, et reprendre sa place avec une physionomie enflammée, avec une ardeur, un enthousiasme que rien ne pouvait abattre!

Le jeu s'échauffait de plus en plus; on glissait de plus en plus vite; on riait de plus en plus fort, quand un violent craquement se fit entendre. On se précipite vers le bord; les dames jettent un cri d'horreur; M. Tupman y répond par un gémissement; un vaste morceau de glace avait disparu; l'eau bouillonnait par-dessus; le chapeau, les gants, le mouchoir de M. Pickwick flottaient sur la surface: c'était tout ce qui restait de ce grand homme.

La crainte, le désespoir étaient gravés sur tous les visages. Les hommes pâlissaient, les femmes se trouvaient mal; M. Snodgrass et M. Winkle s'étaient saisis convulsivement par la main, et contemplaient d'un œil effaré la place où avait disparu leur maître; tandis que M. Tupman, emporté par le désir de secourir efficacement son ami, et de faire connaître, aussi clairement que possible, aux personnes qui pourraient se trouver aux environs, la nature de la catastrophe, courait à travers champs comme un possédé, en criant de toute la force de ses poumons: «Au feu! au feu! au feu!»

Cependant le vieux Wardle et Sam Weller s'approchaient avec prudence de l'ouverture; M. Benjamin Allen et M. Bob Sawyer se consultaient sur la convenance qu'il y aurait à saigner généralement toute la compagnie, afin de s'exercer la main, lorsqu'une tête et des épaules sortirent de dessous les flots et offrirent aux regards enchantés des assistants les traits et les lunettes de M. Pickwick.

«Soutenez-vous sur l'eau un instant, un seul instant, vociféra M. Snodgrass.

—Oui! hurla M. Winkle, profondément ému; je vous en supplie, soutenez-vous sur l'eau, pour l'amour de moi!»

Cette adjuration n'était peut-être pas fort nécessaire; car, suivant toutes les apparences, si M. Pickwick avait pu se soutenir sur l'eau, il n'aurait pas manqué de le faire pour l'amour de lui-même.

«Eh! vieux camarade, dit M. Wardle, sentez-vous le fond?

—Oui, certainement, répondit M. Pickwick, en respirant longuement et en pressant ses cheveux pour en faire découler l'eau; je suis tombé sur le dos, et je n'ai pas pu me remettre tout de suite sur mes jambes.»

La vérité de cette assertion était corroborée par la cuirasse d'argile qui recouvrait la partie visible de l'habit de M. Pickwick; et, comme le gros joufflu se rappela soudainement que l'eau n'avait nulle part plus de quatre pieds de profondeur, des prodiges de valeur furent accomplis pour délivrer le philosophe embourbé. Après bien des craquements, des éclaboussures, des plongeons, M. Pickwick fut, à la fin, tiré de sa désagréable situation et se retrouva sur la terre ferme.

«Oh, mon Dieu! il va attraper un rhume épouvantable, s'écria Émily.

—Pauvre chère âme! dit Arabelle. Enveloppez-vous dans mon châle, M. Pickwick.

—C'est ce qu'il y a de mieux à faire, ajouta M. Wardle. Ensuite, courez à la maison, aussi vite que vous pourrez, et fourrez-vous dans votre lit sur-le-champ.»

Une douzaine de châles furent offerts à l'instant, et M. Pickwick, ayant été emmailloté dans trois ou quatre des plus chauds, s'élança vers la maison, sous la conduite de Sam, offrant à ceux qui le rencontraient le singulier phénomène d'un homme âgé, ruisselant d'eau, la tête nue, les bras attachés au corps par un châle féminin et trottant sans aucun but apparent avec une vitesse de six bons milles à l'heure.

Mais, dans une circonstance aussi grave, M. Pickwick ne se souciait guère des apparences. Soutenu par Sam, il continua à courir de toutes ses forces jusqu'à la porte de Manoir-Ferme, où M. Tupman, arrivé quelques minutes avant lui, avait déjà répandu la terreur. La vieille lady, saisie de palpitations violentes, se désolait, dans l'inébranlable conviction que le feu avait pris à la cheminée de la cuisine: genre de calamité qui se présentait toujours à son esprit sous les plus affreuses couleurs, lorsqu'elle voyait autour d'elle la moindre agitation.

M. Pickwick, sans perdre un instant, se coucha bien chaudement dans son lit. Sam alluma dans sa chambre un feu d'enfer et lui apporta son dîner. Bientôt après, on monta un bol de punch, et il y eut des réjouissances générales en l'honneur de son heureux sauvetage. Le vieux Wardle ne voulut pas lui permettre de se lever; mais son lit fut promu aux fonctions de fauteuil de la présidence, et M. Pickwick, nommé président de la table. Un second, un troisième bol furent apportés, et le lendemain matin, quand le président s'éveilla, il ne ressentait aucun symptôme de rhumatisme. Ce qui prouve, comme le fit très-bien remarquer M. Bob Sawyer, qu'il n'y a rien de tel que le punch chaud dans des cas semblables, et que, si quelquefois le punch n'a pas produit l'effet désiré, c'est simplement parce que le patient était tombé dans l'erreur vulgaire de n'en pas prendre suffisamment.

Le lendemain matin fut dissoute la joyeuse association que les fêtes de Noël avaient formée. Les collégiens qui se quittent en sent enchantés; mais plus tard, dans la vie du monde, ces séparations deviennent pénibles. La mort, l'intérêt, les changements de fortune divisent chaque jour d'heureux groupes, dont les membres, dispersés au loin, ne se rejoignent jamais. Nous ne voulons pas faire entendre que cela soit exactement le cas dans cette circonstance; nous désirons seulement informer nos lecteurs que les hôtes de M. Wardle se séparèrent pour le moment et s'en furent chacun chez soi. M. Pickwick et ses amis prirent de nouveau leur place à l'extérieur de la voiture de Muggleton, pendant que miss Arabelle Allen, sous la conduite de son frère Benjamin et de l'ami intime dudit frère, se rendait à sa destination. Nous sommes obligé de confesser que nous ne pourrions pas dire quelle était cette destination; mais nous avons quelques raisons de croire que M. Winkle ne l'ignorait pas.

Quoi qu'il en soit, avant de quitter M. Pickwick, les jeunes étudiants le prirent à part d'un air mystérieux.

«Dites donc, vieux, où se trouve votre perchoir?» lui demanda M. Bob Sawyer, en introduisant son index entre deux des côtes du philosophe, démontrant à la fois, par cette action, sa gaieté naturelle et ses connaissances ostéologiques.

M. Pickwick répondit qu'il perchait, pour le moment, à l'hôtel du George et Vautour.

«Vous devriez bien venir me voir, reprit M. Bob Sawyer.

—Avec le plus grand plaisir, reprit M. Pickwick.

—Voici mon adresse, dit Bob, en tirant une carte. Lant-street, Borough. C'est commode pour moi, comme vous voyez, tout auprès de Guy's hospital. Quand vous avez passé l'église Saint-George, vous tournez à droite.

—Je vois cela d'ici.

—Venez de jeudi en quinze, et amenez ces autres individus avec nous. J'aurai quelques étudiants en médecine ce soir-là; Ben y sera, et nous n'engendrerons pas de mélancolie.»

M. Pickwick exprima la satisfaction qu'il éprouverait à rencontrer les étudiants en médecine; et, des poignées de main ayant été échangées, nos nouveaux amis se séparèrent.

Nous sentons qu'en cet endroit nous sommes exposé à ce qu'on nous demande si M. Winkle chuchotait, pendant ce temps, avec Arabelle Allen, et, dans ce cas, ce qu'il lui disait; et, en outre, si M. Snodgrass causait à part avec Émily Wardle, et, dans ce cas, quel était le sujet de leur conversation. Nous répondrons à ceci que, quoi qu'ils aient pu dire aux jeunes demoiselles en question, ils ne dirent rien du tout à M. Pickwick, ni à M. Tupman, pendant vingt-quatre milles, et que, durant tout ce temps, ils soupirèrent toutes les trois minutes et refusèrent d'un air ténébreux l'ale et l'eau-de-vie qui leur étaient offertes. Si nos judicieuses lectrices peuvent tirer de ces faits quelques conclusions satisfaisantes, nous ne nous y opposons nullement.



CHAPITRE II.

Consacré tout entier à la loi et à ses savants interprètes.

Dans divers coins et recoins du Temple, se trouvent certaines chambres sombres et malpropres, vers lesquelles se dirigent sans cesse pendant toute la matinée, dans le temps des vacances, et, en outre, durant la moitié de la soirée, dans le temps des sessions, une armée de clercs d'avoués portant d'énormes paquets de papiers sous leurs bras et dans leurs poches. Il y a plusieurs grades parmi les clercs: d'abord le premier clerc, qui a payé une pension, qui est avoué en perspective, possède un compte courant chez son tailleur, reçoit des invitations de soirées, connaît une famille dans Gower-street et une autre dans Tavistock-Square, quitte la ville aux vacances pour aller voir son père, entretient d'innombrables chevaux vivants, et est enfin l'aristocrate des clercs. Il y a le clerc salarié, externe ou interne, suivant les cas: il consacre la majeure partie de ses trente shillings hebdomadaires à orner sa personne et à la divertir. Trois fois par semaine, au moins, il assiste à moitié prix[1] aux représentations du théâtre d'Adelphi, et fait majestueusement la débauche dans les tavernes qui restent ouvertes après la fermeture des spectacles; il est enfin une caricature malpropre de la mode d'il y a six mois. Vient ensuite l'expéditionnaire, homme d'un certain âge, père d'une nombreuse famille: il est toujours râpé et souvent gris. Puis ce sont les saute-ruisseaux dans leur premier habit; ils éprouvent un mépris convenable pour les enfants à l'école, se cotisent en retournant à la maison, le soir, pour l'achat de saucissons et de porter, et pensent qu'il n'y a rien de tel que de faire la vie. Il y a, en un mot, des variétés de clercs trop nombreuses pour que nous puissions les énumérer, mais tout innombrables qu'elles soient, on les voit toutes, à certaines heures réglées, s'engouffrer dans les lieux sombres que nous venons de mentionner, ou en ressortir comme un torrent.

Ces antres, isolés du reste du monde, nous représentent les bureaux publics de la justice. Là sont lancées les assignations; là les jugements sont signés; là les déclarations sont remplies; là une multitude d'autres petites machines sont ingénieusement mises en mouvement pour la torture des fidèles sujets de Sa Majesté, et pour le profit des hommes de loi. Ce sont, pour la plupart, des salles basses, sentant le renfermé, où d'innombrables feuilles de parchemin qui y transpirent en secret depuis un siècle, émettent un agréable parfum, auquel vient se mêler, pendant la journée, une odeur de moisissure, et pendant la nuit, les exhalaisons de manteaux, de parapluies humides et de chandelles rances.

Une quinzaine de jours après le retour de M. Pickwick à Londres, on vit entrer dans un de ces bureaux, vers 7 heures et demie du soir, un individu dont les longs cheveux étaient scrupuleusement roulés autour des bords de son chapeau, privé de poil. Il avait un habit brun, avec des boutons de cuivre, et son pantalon malpropre était si bien tiré sur ses bottes à la Blücher, que ses genoux menaçaient à chaque instant de sortir de leur retraite. Il aveignit de sa poche un morceau de parchemin, long et étroit, sur lequel le fonctionnaire officier imprima un timbre noir et illisible. Ledit individu tira ensuite, d'une autre poche, quatre morceaux de papier de dimension semblable, contenant, avec des blancs pour les noms, une copie imprimée du parchemin. Il remplit les blancs, remit les cinq documents dans sa poche et s'éloigna d'un pas précipité.

L'homme à l'habit brun, qui emportait ces documents cabalistiques, n'était autre que notre vieille connaissance M. Jackson de la maison Dodson et Fogg, Freeman's Court, Cornhill. Mais au lieu de retourner vers l'étude d'où il venait, il dirigea ses pas vers Sun Court, et entrant tout droit dans l'hôtel du George et Vautour, il demanda si un certain M. Pickwick ne s'y trouvait pas.

«Tom, dit la demoiselle de comptoir, appelez le domestique de M. Pickwick.»

«Ce n'est pas la peine, reprit M. Jackson, je viens pour affaire. Si vous voulez m'indiquer la chambre de M. Pickwick, je monterai moi-même.»

«Votre nom, monsieur? demanda le garçon.

—Jackson,» répondit le clerc.

Le garçon monta pour annoncer M. Jackson, mais M. Jackson lui épargna la peine de l'annoncer, en marchant sur ses talons, et en entrant dans la chambre avant qu'il eût pu articuler une syllabe.

Ce jour-là, M. Pickwick avait invité ses trois amis à dîner, et ils étaient tous assis autour du feu, en train de boire leur vin, lorsque M. Jackson se présenta de la manière qui vient d'être indiquée.

«Comment vous portez-vous, monsieur,» dit-il, en faisant un signe de tête à M. Pickwick.

Le philosophe salua d'un air légèrement surpris, car la physionomie de M. Jackson ne s'était pas logée dans sa mémoire.

«Je viens de chez Dodson et Fogg,» dit M. Jackson d'un ton explicatif.

Notre héros s'échauffa à ce nom. «Monsieur, dit-il, adressez vous à mon homme d'affaire, Perker, de Gray's-Inn.—Garçon: reconduisez ce gentleman.

—Je vous demande pardon, monsieur Pickwick, rétorqua Jackson en posant son chapeau par terre, d'un air délibéré, et en tirant de sa poche le morceau de parchemin. Vous savez, monsieur Pickwick, la citation doit être signifiée par un clerc ou un agent, parlant à sa personne, etc., etc. Il faut de la prudence dans toutes les formalités légales, eh! eh!»

M. Jackson appuya alors ses deux mains sur la table, et regardant à l'entour avec un sourire engageant et persuasif il continua ainsi: «Allons, n'ayons pas de discussions pour si peu de chose,—qui de vous, messieurs, s'appelle Snodgrass?»

À cette demande, M. Snodgrass tressaillit si visiblement qu'il n'eut pas besoin de faire une autre réponse.

«Ah! je m'en doutais, dit Jackson d'une manière plus affable qu'auparavant. J'ai un petit papier à vous remettre, monsieur.

—À moi? s'écria M. Snodgrass.

—C'est seulement une citation, un sub poena dans l'affaire Bardell et Pickwick, à la requête de la plaignante, répliqua le clerc, en choisissant un de ses morceaux de papier, et tirant un shilling de se poche. Nous pensons que ce sera pour le 14 février, bien que la citation porte la date du dix, et nous avons demandé un jury spécial. Voilà pour vous, monsieur Snodgrass;» et en parlant ainsi, M. Jackson présenta le parchemin devant les yeux de M. Snodgrass, et glissa dans sa main le papier et le shilling.

M. Tupman avait considéré cette opération avec un étonnement silencieux. Soudain le clerc lui dit, en se tournant vers lui à l'improviste:

«Je ne me trompe pas en disant que votre nom est Tupman, monsieur?»

M. Tupman jeta un coup d'œil à M. Pickwick; mais n'apercevant dans ses yeux tout grands ouverts aucun encouragement à nier son identité, il répliqua:

«Oui, monsieur, mon nom est Tupman.

—Et cet autre gentleman est M. Winkle, j'imagine?»

M. Winkle balbutia une réponse affirmative, et tous les deux furent alors approvisionnés d'un morceau de papier et d'un shilling par l'adroit M. Jackson.

«Maintenant, dit-il, j'ai peur que vous ne me trouviez importun, mais j'ai encore besoin de quelqu'un, si vous le permettez. J'ai ici le nom de Samuel Weller, monsieur Pickwick.

—Garçon, dit M. Pickwick, envoyez mon domestique.»

Le garçon se retira fort étonné, et M. Pickwick fit signe à Jackson de s'asseoir.

Il y eut un silence pénible, qui fut à la fin rompu par l'innocent défendeur.

«Monsieur, dit-il, et son indignation s'accroissait en parlant, je suppose que l'intention de vos patrons est de chercher à m'incriminer par le témoignage de mes propres amis?»

M. Jackson frappa plusieurs fois son index sur le côté gauche de son nez, afin d'intimer qu'il n'était pas là pour divulguer les secrets de la boutique, puis il répondit d'un air jovial:

«Peux pas dire.... Sais pas.

—Pour quelle autre raison, monsieur, ces citations leur auraient-elles été remises?

—Votre souricière est très-bonne, monsieur Pickwick, répliqua Jackson en secouant la tête; mais je ne donne pas dans le panneau. Il n'y a pas de mal à essayer, mais il n'y a pas grand'chose à tirer de moi.»

En parlant ainsi, M. Jackson accorda un nouveau sourire à la compagnie; et, appliquant son pouce gauche au bout de son nez, fit tourner avec sa main droite un moulin à café imaginaire, accomplissant ainsi une gracieuse pantomime, fort en vogue à cette époque, mais par malheur presque oubliée maintenant, et que l'on appelait faire le moulin.

«Non, non, monsieur Pickwick, dit-il comme conclusion. Les gens de Perker prendront la peine de deviner pourquoi nous avons lancé ces citations; s'ils ne le peuvent pas, ils n'ont qu'à attendre jusqu'à ce que l'action arrive, et ils le sauront alors.»

M. Pickwick jeta un regard de dégoût excessif à son malencontreux visiteur, et aurait probablement accumulé d'effroyables anathèmes sur la tête de MM. Dodson et Fogg, s'il n'en avait pas été empêché par l'arrivée de Sam.

«Samuel Weller? dit M. Jackson interrogativement.

—Une des plus grandes vérités que vous ayez dites depuis bien longtemps, répondit Sam d'un air fort tranquille.

—Voici un sub poena pour vous, monsieur Weller?

—Qu'est-ce que c'est que ça, en anglais?

—Voici l'original, poursuivit Jackson, sans vouloir donner d'autre explication.

—Lequel?

—Ceci, répliqua Jackson en secouant le parchemin.

—Ah! c'est ça l'original? Eh bien! je suis charmé d'avoir vu l'original; c'est un spectacle bien agréable et qui me réjouit beaucoup l'esprit.

—Et voici le shilling: c'est de la part de Dodson et Fogg.

—Et c'est bien gentil de la part de Dodson et Fogg, qui me connaissent si peu, de m'envoyer un cadeau. Voilà ce que j'appelle une fière politesse, monsieur. C'est très-honorable pour eux de récompenser comme ça le mérite où il se trouve; m'en voilà tout ému.»

En parlant ainsi, Sam fit avec sa manche une petite friction sur sa paupière gauche, à l'instar des meilleurs acteurs quand ils exécutent du pathétique bourgeois.

M. Jackson paraissait quelque peu intrigué par les manières de Sam; mais, comme il avait remis les citations et n'avait plus rien à dire, il fit la feinte de mettre le gant unique qu'il portait ordinairement dans sa main, pour sauver les apparences, et retourna à son étude rendre compte de sa mission.

M. Pickwick dormit peu cette nuit-là. Sa mémoire avait été désagréablement rafraîchie au sujet de l'action Bardell. Il déjeuna de bonne heure le lendemain, et ordonnant à Sam de l'accompagner, se mit en route pour Gray's Inn Square.

Au bout de Cheapside, M. Pickwick, dit en regardant derrière lui:

«Sam!

—Monsieur, fit Sam en s'avançant auprès de son maître.

—De quel côté?

—Par Newgate-Street, monsieur.»

M. Pickwick ne se remit pas immédiatement en route, mais pendant quelques secondes il regarda d'un air distrait le visage de Sam et poussa un profond soupir.

«Qu'est-ce qu'il y a, monsieur?

—Ce procès, Sam; il doit arriver le 14 du mois prochain.

—Remarquable coïncidence, monsieur.

—Quoi de remarquable, Sam?

—Le jour de la saint Valentin[2], monsieur. Fameux jour pour juger une violation de promesse de mariage.»

Le sourire de Sam Weller n'éveilla aucun rayon de gaieté sur le visage de son maître, qui se détourna vivement et continua son chemin en silence.

Depuis quelque temps, M. Pickwick, plongé dans une profonde méditation, trottait en avant et Sam suivait par derrière, avec une physionomie qui exprimait la plus heureuse et la plus enviable insouciance de chacun et de chaque chose; tout à coup, Sam, qui était toujours empressé de communiquer à son maître les connaissances spéciales qu'il possédait, hâta le pas jusqu'à ce qu'il fût sur les talons de M. Pickwick, et, lui montrant une maison devant laquelle ils passaient, lui dit:

«Une jolie boutique de charcuterie, ici, monsieur.

—Oui; elle en a l'air.

—Une fameuse fabrique de saucisses.

—Vraiment?

—Vraiment? répéta Sam avec une sorte d'indignation, un peu! Mais vous ne savez donc rien de rien, monsieur? C'est là qu'un respectable industriel a disparu mystérieusement il y a quatre ans.»

M. Pickwick se retourna brusquement.

«Est-ce que vous voulez dire qu'il a été assassiné?

—Non, monsieur; mais je voudrais pouvoir le dire! C'est pire que ça, monsieur. Il était le maître de cette boutique et l'inventeur d'une nouvelle mécanique à vapeur, patentée, pour fabriquer des saucisses sans fin. Sa machine aurait avalé un pavé, si vous l'aviez mis auprès, et l'aurait broyé en saucisses aussi aisément qu'un tendre bébé. Il était joliment fier de sa mécanique, comme vous pensez; et, quand elle était en mouvement, il restait dans la cave pendant plusieurs heures, jusqu'à ce qu'il devint tout mélancolique de joie. Il aurait été heureux comme un roi dans la possession de cette mécanique-là et de deux jolis enfants par-dessus le marché, s'il n'avait pas eu une femme qui était la plus mauvaise des mauvaises. Elle était toujours autour de lui à le tarabuster et à lui corner dans les oreilles, tant qu'il n'y pouvait plus tenir. «Voyez-vous, ma chère, qu'il lui dit un jour, si vous persévérez dans cette sorte d'amusement, je veux être pendu si je ne pars pas pour l'Amérique. Et voilà, qu'il dit.—Vous êtes un grand feignant, qu'elle dit; et cela leur fera une belle jambe aux Américains, si vous y allez.» Alors elle continue à l'agoniser pendant une demi-heure, et puis elle court dans le petit parloir, derrière la boutique, et elle tombe dans des attaques, et elle crie qu'il la fera périr, et tout ça avec des coups de pied et des coups de poing, que ça dure trois heures. Pour lors, voilà que le lendemain matin, le mari ne se trouve pas. Il n'avait rien pris dans la caisse; il n'avait même pas mis son paletot; ainsi, il était clair qu'il ne s'était pas payé l'Amérique. Cependant il ne revient pas le jour d'après, ni la semaine d'après non plus. La bourgeoise fait imprimer des affiches, pour dire que, s'il revenait, elle lui pardonnerait tout. Ce qui était fort libéral de sa part, puisqu'il ne lui avait rien fait au monde. Alors, tous les canaux sont visités; et, pendant deux mois après, toutes les fois qu'on trouvait un corps mort, on le portait tout de go à la boutique des saucisses; mais pas un ne répondait au signalement. Elle fit courir le bruit que son mari s'était sauvé, et elle continua son commerce. Un samedi soir, un vieux petit gentleman, très-maigre, vient dans la boutique, en grande colère. «Êtes-vous la maîtresse de cette boutique ici? dit-il.—Oui, qu'elle dit.—Eh bien! madame, je suis venu pour vous avertir que ma famille et moi nous ne voulons pas être étranglés à cause de vous. Et plus que ça; permettez-moi de vous observer, madame, que, comme vous ne mettez pas de la viande de premier choix dans vos saucisses, vous pourriez bien trouver du bœuf aussi bon marché que des boutons.—Des boutons? monsieur, dit-elle.—Des boutons, madame, dit l'autre en déployant un morceau de papier et lui montrant vingt ou trente moitiés de boutons. Voilà un joli assaisonnement pour des saucisses, madame; des boutons de culotte.—Saperlote! s'écrie la veuve en se trouvant mal, c'est les boutons de mon mari!» Là-dessus, voila le vieux petit gentleman qui devient blanc comme du saindoux. «Je vois ce que c'est, dit la veuve; dans un moment d'impatience, il s'est bêtement converti en saucisses!» Et c'était vrai, monsieur, poursuivit Sam en regardant en face le visage plein d'horreur de M. Pickwick, c'était vrai. Ou bien, peut-être qu'il avait été pris dans la machine. Mais, en tout cas, le petit vieux gentleman, qui avait toujours adoré les saucisses, se sauva de la boutique comme un fou, et on n'en a jamais plus entendu parler depuis!»

La relation de cette touchante tragédie domestique amena le maître et le valet au cabinet de M. Perker. M. Lowten, tenant la porte à moitié ouverte, était en conversation avec un homme dont l'air et les vêtements paraissaient également misérables. Ses bottes étaient sans talons, et ses gants sans doigts. On voyait des traces de souffrances, de privations, presque de désespoir sur sa figure maigre et creusée par les soucis. Il avait la conscience de sa pauvreté, car il se rangea sur le côté obscur de l'escalier, lorsque M. Pickwick approcha.

«C'est bien malheureux, disait l'étranger avec un soupir.

—Effectivement, répondit Lowten, en griffonnant son nom sur la porte, et en l'effaçant avec la barbe de sa plume. Voulez-vous lui faire dire quelque chose?

—Quand pensez-vous qu'il reviendra?

—Je n'en sais rien du tout, répliqua Lowten, en clignant de l'œil à M. Pickwick, pendant que l'étranger abaissait ses regards vers le plancher.

—Ce n'est donc pas la peine de l'attendre? demanda le pauvre homme, en regardant d'un air d'envie dans le bureau.

—Oh! non, rétorqua le clerc en se plaçant plus exactement au centre de la porte. Il est bien certain qu'il ne reviendra pas cette semaine... et c'est bien du hasard si nous le voyons la semaine d'après. Quand une fois Perker est hors de la ville, il ne se presse pas d'y revenir.

—Hors de la ville! s'écria M. Pickwick, juste ciel! que c'est malheureux!

—Ne vous en allez pas, monsieur Pickwick, dit Lowten; J'ai une lettre pour vous.»

L'étranger parut hésiter. Il contempla de nouveau le plancher; et le clerc fit un signe du coin de l'œil à M. Pickwick, comme pour lui faire entendre qu'il y avait sous jeu une excellente plaisanterie: mais, ce que c'était, le philosophe n'aurait pas pu le deviner, quand il se serait agi de sa vie.

«Entrez, monsieur Pickwick, dit Lowten. Eh bien! monsieur Watty, voulez-vous me donner un message, ou bien revenir?

—Priez-le de laisser un mot pour m'apprendre où en est mon affaire, répondit le malheureux Watty. Pour l'amour de Dieu! ne l'oubliez pas, monsieur Lowten.

—Non, non, je ne l'oublierai pas, répliqua le clerc.—Entrez, monsieur Pickwick.—Bonjour, monsieur Watty... un joli temps pour se promener, n'est-ce pas?» Ayant ainsi parlé, et voyant que l'étranger hésitait encore, il fit signe à Sam de suivre son maître dans l'appartement, et ferma la porte au nez du pauvre diable.

«Je crois qu'on n'a jamais vu un si insupportable banqueroutier depuis le commencement du monde! s'écria Lowten, en jetant sa plume sur la table, avec toute la mauvaise humeur d'un homme outragé. Il n'y a pas encore quatre ans que son affaire est devant la cour de la chancellerie, et je veux être damné s'il ne vient pas nous ennuyer deux fois par semaine. Il fait un peu froid, pourtant, pour perdre son temps debout, à la porte, avec de misérables râpés comme cela.»

En proférant ces expressions de dépit, Lowten attisait un feu remarquablement grand avec un tisonnier remarquablement petit; puis il ajouta: «Entrez par ici, monsieur Pickwick. Perker y est: je sais qu'il vous recevra volontiers.»

«Ah! mon cher monsieur, dit le petit avoué en s'empressant de se lever, lorsque M. Pickwick lui fut annoncé. Et bien! mon cher monsieur, quelles nouvelles de votre affaire? Eh! vous avez entendu parler de nos amis de Freeman's Court? Ils ne se sont pas endormis; je sais cela. Ah! ce sont des gaillards bien madrés, bien madrés, en vérité.»

En concluant cet éloge, M. Perker prit une prise de tabac emphatique, comme un tribut à la madrerie de MM. Dodson et Fogg.

«Ce sont de fameux coquins! dit M. Pickwick.

—Oui, oui, reprit le petit homme. C'est une affaire d'opinion, comme vous savez, et nous ne disputerons pas sur des mots. Il est tout simple que vous ne considériez pas ces choses là d'un point de vue professionnel. Du reste, nous avons fait tout ce qui était nécessaire. J'ai retenu maître Snubbin.

—Est-ce un habile avocat? demanda M. Pickwick.

—Habile! Bon Dieu, quelle question m'adressez-vous là, mon cher monsieur; mais maître Snubbin est à la tête de sa profession. Il a trois fois plus d'affaires que les meilleurs avocats: il est engagé dans tous les procès de ce genre. Il ne faut pas répéter cela au dehors, mais nous disons, entre nous, qu'il mène le tribunal par le bout du nez.»

Le petit homme prit une autre prise de tabac, en faisant cette communication à M. Pickwick, et l'accompagna d'un geste mystérieux.

«Ils ont envoyé des citations à mes trois amis, dit le philosophe.

—Ah! naturellement; ce sont des témoins importants: ils vous ont vu dans une situation délicate.

—Mais ce n'est pas ma faute s'il lui a plu de se trouver mal! Elle s'est jetée elle-même dans mes bras.

—C'est très-probable, mon cher monsieur; très-probable et très-naturel. Rien n'est plus naturel, mon cher monsieur; mais qu'est-ce qui le prouvera?»

M. Pickwick passa à un autre sujet, car la question de M. Perker l'avait un peu démonté. «Ils ont également cité mon domestique, dit-il.

—Sam?»

M. Pickwick répliqua affirmativement:

«Naturellement, mon cher monsieur; naturellement. Je le savais d'avance; j'aurais pu vous le dire, il y a un mois. Voyez-vous, mon cher monsieur, si vous voulez faire vos affaires vous-même, après les avoir confiées à votre avoué, il faut en subir les conséquences.»

Ici M. Perker se redressa avec un air de dignité, et fit tomber quelques grains de tabac, égarés sur son jabot.

«Que veulent-ils donc prouver par son témoignage? demanda M. Pickwick, après deux ou trois minutes de silence.

—Que vous l'avez envoyé à la plaignante pour faire quelques affaires de compromis, je suppose. Au reste, il n'y a pas beaucoup d'inconvénient, car je ne crois pas que nos adversaires puissent tirer grand'chose de lui.

—Je ne le crois pas, dit M. Pickwick, et malgré sa vexation, il ne put s'empêcher de sourire à la pensée de voir Sam paraître comme témoin. Quelle conduite tiendrons-nous? ajouta-t-il.

—Nous n'en avons qu'une seule à adopter, mon cher monsieur; c'est de contre-examiner les témoins, de nous fier à l'éloquence de Snubbin, de jeter de la poudre aux yeux des juges, et de nous en rapporter au jury.

—Et si le verdict est contre moi?»

M. Perker sourit, prit une très-longue prise de tabac, attisa le feu, leva les épaules, et garda un silence expressif.

«Vous voulez dire que dans ce cas il faudra que je paye les dommages-intérêts?» reprit M. Pickwick, qui avait examiné avec un maintien sévère cette réponse télégraphique.

Perker donna au feu une autre secousse fort peu nécessaire, en disant: «J'en ai peur.

—Et moi, reprit M. Pickwick avec énergie, je vous annonce ici ma résolution inaltérable de ne payer aucun dommage quelconque, aucun, Perker. Pas une guinée, pas un penny de mon argent ne s'engouffrera dans les poches de Dodson et Fogg. Telle est ma détermination réfléchie, irrévocable. Et en parlant ainsi, M. Pickwick déchargea sur la table qui était auprès de lui un violent coup de poing, pour confirmer l'irrévocabilité de ses intentions.

—Très-bien, mon cher monsieur; très-bien: vous savez mieux que personne ce que vous avez à faire.

—Sans aucun doute, reprit notre héros avec vivacité. Où demeure maître Snubbin?

—Dans Old-Square, Lincoln's Inn.

—Je désirerais le voir.

—Voir maître Snubbin! mon cher monsieur, s'écria M. Perker, dans le plus grand étonnement. Poh! Poh! impossible! Voir maître Snubbin! Dieu vous bénisse, mon cher monsieur, on n'a jamais entendu parler d'une chose semblable. Cela ne peut absolument pas se faire, à moins d'avoir payé d'avance des honoraires de consultation, et d'avoir obtenu un rendez-vous.

Malgré tout cela, M. Pickwick avait décidé, non-seulement que cela pouvait se faire, mais que cela se ferait; et, en conséquence, dix minutes après avoir reçu l'assurance que la chose était impossible, il fut conduit par son avoué dans le cabinet extérieur de l'illustre maître Snubbin.

C'était une pièce assez grande, mais sans tapis. Auprès du feu était une table couverte d'une serge, qui depuis longtemps avait perdu toute prétention à son ancienne couleur verte, et qui, grâces à l'âge et à la poussière, était graduellement devenue grise, excepté dans les endroits nombreux où elle était noircie d'encre. On voyait sur la table une énorme quantité de petits paquets de papier, attachés avec de la ficelle rouge; et, derrière la table, un clerc assez âgé, dont l'apparence soignée et la pesante chaîne d'or accusaient clairement la clientèle étendue et lucrative de maître Snubbin.

«Le patron est-il dans son cabinet, monsieur Mallard, demanda Perker au vieux clerc, en lui offrant sa tabatière, avec toute la courtoisie imaginable.

—Oui, mais il est trop occupé. Voyez-vous toutes ces affaires? Il n'a pu encore donner d'opinion sur aucune d'elles, et cependant les honoraires d'expédition sont payés pour toutes.»

Le clerc sourit en disant ceci, et respira sa prise de tabac avec une sensualité qui semblait être composée de goût pour le tabac et d'amour pour les honoraires.

«Ça ressemble à de la clientèle, cela, dit Perker.

—Oui, répondit le clerc, en offrant à son tour sa boîte, avec la plus grande cordialité; et le meilleur de l'affaire c'est que personne au monde, excepté moi, ne peut lire l'écriture du patron. Si bien que, quand il a donné son opinion, on est obligé d'attendre que je l'aie copiée, hé! hé! hé!

—Ce qui profite à quelqu'un aussi bien qu'à maître Snubbin, et contribue à vider la bourse du client, ha! ha! ha!»

À cette observation, le clerc recommença à rire; non pas d'un rire bruyant et ouvert, mais d'un ricanement silencieux, intérieur, qui faisait mal à M. Pickwick. Quand un homme saigne intérieurement, c'est une chose fort dangereuse pour lui; mais quand il rit intérieurement, cela ne présage rien de bon pour les autres.

«Est-ce que vous n'avez pas fait la petite note des honoraires que je vous dois? reprit Perker.

—Non; pas encore.

—Faites-la donc, je vous en prie. Je vous enverrai un mandat. Mais vous êtes trop occupé à empocher l'argent comptant pour penser à vos débiteurs, hé! hé! hé!»

Cette plaisanterie parut chatouiller agréablement le clerc, et il se régala sur nouveaux frais de son ricanement égoïste.

«Maintenant M. Mallard, mon cher ami, dit M. Perker en recouvrant tout d'un coup sa gravité, et en tirant par le revers de son habit le grand clerc du grand avocat, dans un coin de la chambre, il faut que vous persuadiez au patron de me recevoir avec mon client que voilà.

—Allons! allons! en voilà une bonne! voir maître Snubbin? C'est par trop absurde!»

Malgré l'absurdité de la proposition, le clerc se laissa doucement emmener hors de l'ouïe de M. Pickwick, puis après quelques chuchotements, il disparut dans le sanctuaire du luminaire de la justice. Il en revint bientôt sur la pointe du pied et informa M. Perker et M. Pickwick qu'il avait décidé maître Snubbin à les admettre sur-le-champ, en violation de toutes les règles établies.

Maître Snubbin, suivant la phrase reçue, pouvait avoir une cinquantaine d'années. C'était un de ces individus pâles, maigres, desséchés, dont la figure ressemble à une lanterne de corne. Il avait des yeux ronds, saillants, ternes comme on en rencontre ordinairement dans la tête des gens qui se sont appliqués pendant de longues années à de laborieuses et monotones études; des yeux qui l'auraient fait reconnaître pour myope quand même on n'aurait pas vu le lorgnon qui se dandinait sur sa poitrine, au bout d'un large ruban noir. Ses cheveux étaient rares et grêles, ce qu'on pouvait attribuer en partie à ce qu'il n'avait jamais sacrifié beaucoup de temps à leur arrangement, mais surtout à ce qu'il avait porté pendant vingt-cinq ans la perruque légale, que l'on voyait derrière lui, sur une tête à perruque. Les traces de poudre qui souillaient son collet, la cravate de batiste mal blanchie et plus mal attachée, qui entourait son cou, indiquaient que, depuis qu'il avait quitté la cour, il n'avait pas eu le temps de faire le moindre changement dans sa toilette; et l'air malpropre du reste de son costume, donnait lieu de croire qu'il aurait pu avoir tout le temps désirable, sans que sa tournure en fût améliorée. Des livres de droit, des monceaux de papiers, des lettres ouvertes, étaient répandus sur la table, sans aucune apparence d'ordre. L'ameublement était vieux et délabré, les portes de la bibliothèque semblaient vermoulues; à chaque pas la poussière s'élevait en petits nuages du tapis râpé; les rideaux étaient jaunis par l'âge et par la fumée, et l'état de toutes choses, dans le cabinet, prouvait, clair comme le jour, que maître Snubbin était trop absorbé par sa profession pour faire attention à ses aises.

L'illustre avocat s'occupait à écrire, lorsque ses clients entrèrent; il salua d'un air distrait, quand M. Pickwick lui fut présenté par son avoué, fit signe à ses visiteurs de s'asseoir, plaça soigneusement sa plume dans son encrier, croisa sa jambe gauche sur sa jambe droite, et attendit qu'on lui adressât la parole.

«Maître Snubbin, dit M. Perker, M. Pickwick est le défendeur dans Bardell et Pickwick.

—Est-ce que je suis retenu pour cette affaire-là?

—Oui, monsieur.»

L'avocat inclina la tête, et attendit une autre communication.

«Maître Snubbin, reprit le petit avoué, M. Pickwick avait le plus vif désir de vous voir, avant que vous entrepreniez sa cause, pour vous assurer qu'il n'y a aucun fondement, aucun prétexte à l'action intentée contre lui, et pour vous affirmer qu'il ne paraîtrait pas devant la cour, si sa conscience n'était pas complètement tranquille en résistant aux demandes de la plaignante.—Ai-je bien exprimé votre pensée, mon cher monsieur? continua le petit homme en se tournant vers M. Pickwick.

—Parfaitement.»

Maître Snubbin développa son lorgnon, l'éleva à la hauteur de ses yeux, et après avoir considéré notre héros pendant quelques secondes, avec une grande curiosité, se tourna vers M. Perker, et lui dit en souriant légèrement:

«La cause de M. Pickwick est-elle bonne?»

L'avoué leva les épaules.

«Vous proposez-vous d'appeler des témoins?

—Non, monsieur.»

Le sourire de l'avocat se dessina de plus en plus; il dandina sa jambe avec une violence redoublée, et se rejetant en arrière dans son fauteuil, il toussa dubitativement.

Tout légers qu'étaient ces indices des sentiments de l'avocat, ils ne furent pas perdus pour M. Pickwick. Il fixa plus solidement sur son nez les bésicles à travers lesquelles il avait attentivement contemplé les démonstrations que l'homme de loi avait laissé échapper, puis il lui dit, avec une grande énergie, et en dépit des clins d'œil et des froncements de sourcils de l'avoué:

«Mon désir de vous être présenté dans un semblable but, monsieur, paraît sans doute fort extraordinaire à une personne qui voit tant d'affaires du même genre?»

L'avocat essaya de regarder gravement son feu, mais il eut beau faire, le sourire revint encore sur ses lèvres. M. Pickwick continua:

«Les gentlemen de votre profession, monsieur, voient toujours le plus mauvais côté de la nature humaine. Toutes les discussions, toutes les rancunes, toutes les haines, se produisent devant vous. Vous savez par expérience jusqu'à quel point les jurés se laissent prendre par la mise en scène, et naturellement vous attribuez aux autres le désir d'employer, dans un but d'intérêt et de déception, le moyen dont vous connaissez si bien la valeur, parce que vous l'employez constamment dans l'intention louable et honorable de faire tout ce qui est possible en faveur de vos clients. Je crois qu'il faut attribuer à cette cause l'opinion vulgaire mais générale, que vous êtes, comme corps, froids, soupçonneux, égoïstes. Je sais donc fort bien, monsieur, tout le désavantage qu'il y a à vous faire une semblable déclaration, dans la circonstance où je me trouve. Néanmoins, comme vous l'a dit mon ami, M. Perker, je suis venu ici pour vous déclarer positivement que je suis innocent de l'action qu'on m'impute; et quoique je connaisse parfaitement l'inestimable valeur de votre assistance, je vous demande la permission d'ajouter que je renoncerais à me servir de votre talent, si vous n'étiez pas absolument convaincu de ma sincérité.»

Longtemps avant la fin de ce discours (qui, nous devons le dire, était d'une nature fort prolixe pour M. Pickwick), l'avocat était retombé dans ses distractions. Cependant, au bout de quelques minutes de silence et après avoir repris sa plume, il parut se ressouvenir de la présence de son client, et levant les yeux de dessus son papier, il dit d'un ton assez brusque:

«Qui est-ce qui est avec moi dans cette cause?

—M. Phunky, répliqua l'avoué.

—Phunky? Phunky? Je n'ai jamais entendu ce nom-là. C'est donc un jeune homme?

—Oui, c'est un très-jeune homme. Il n'y a que quelques semaines qu'il a plaidé sa première cause, il n'y a pas encore huit ans qu'il est au barreau.

—Oh! c'est ce que je pensais, reprit maître Snubbin, avec cet accent de commisération que l'on emploie dans le monde pour parler d'un pauvre petit enfant sans appui.—M. Mallard, envoyez chez monsieur... monsieur....

—Phunky, Holborn-Court, suppléa M. Perker

—Très-bien. Faites-lui dire, je vous prie, de venir ici un instant.»

M. Mallard partit pour exécuter sa commission, et maître Snubbin retomba dans son abstraction, jusqu'au moment où M. Phunky fut introduit.

M. Phunky était un homme d'un âge mûr, quoique un avocat en bourgeon. Il avait des manières timides, embarrassées, et en parlant, il hésitait péniblement. Cependant ce défaut ne semblait pas lui être naturel, mais paraissait provenir de la conscience qu'il avait des obstacles que lui opposait son manque de fortune ou de protections, ou peut-être bien de savoir faire. Il était intimidé par l'avocat, et se montrait obséquieusement poli pour l'avoué.

«Je n'ai pas encore eu le plaisir de vous voir, M. Phunky,» dit maître Snubbin avec une condescendance hautaine.

M. Phunky salua. Il avait eu, pendant huit ans et plus, le plaisir de voir maître Snubbin, et de l'envier aussi, avec toute l'envie d'un homme pauvre.

«Vous êtes avec moi dans cette cause, à ce que j'apprends? poursuivit l'avocat.»

Si M. Phunky avait été riche, il aurait immédiatement envoyé chercher son clerc, pour savoir ce qui en était; s'il avait été habile, il aurait appliqué son index à son front et aurait tâché de se rappeler si, dans la multitude de ses engagements, il s'en trouvait un pour cette affaire: mais, comme il n'était ni riche ni habile (dans ce sens, du moins), il devint rouge et salua.

«Avez-vous lu les pièces, M. Phunky? continua le grand avocat.»

Ici encore, M. Phunky aurait dû déclarer qu'il n'en avait aucun souvenir; mais comme il avait examiné tous les papiers qui lui avaient été remis, et comme, le jour ou la nuit, il n'avait pas pensé à autre chose depuis deux mois qu'il avait été retenu comme junior de maître Snubbin, il devint encore plus rouge, et salua sur nouveaux frais.

«Voici M. Pickwick, reprit l'avocat en agitant sa plume dans la direction de l'endroit où notre philosophe se tenait debout.

M. Phunky salua M. Pickwick avec toute la révérence qu'inspire un premier client, et ensuite inclina la tête du côté de son chef.

«Vous pourriez emmener M. Pickwick, dit maître Snubbin, et... et... et écouter tout ce que M. Pickwick voudra vous communiquer. Après cela, nous aurons une consultation, naturellement.»

Ayant ainsi donné à entendre qu'il avait été dérangé suffisamment, maître Snubbin qui était devenu de plus en plus distrait, appliqua son lorgnon à ses yeux, pendant un instant, salua légèrement, et s'enfonça plus profondément dans l'affaire qu'il avait devant lui. C'était une prodigieuse affaire; une interminable procédure occasionnée par le fait d'un individu, décédé depuis environ un siècle, et qui avait envahi un sentier conduisant d'un endroit d'où personne n'était jamais venu, à un autre endroit où personne n'était jamais allé!

M. Phunky ne voulant jamais consentir à passer une porte avant M. Pickwick et son avoué, il leur fallut quelque temps avant d'arriver dans le square. Ils s'y promenèrent longtemps en long et en large, et le résultat de leur conférence fut qu'il était fort difficile de prévoir si le verdict serait favorable ou non; que personne ne pouvait avoir la prétention de prédire le résultat de l'affaire; enfin qu'on était fort heureux d'avoir prévenu l'autre partie, en retenant maître Snubbin.

Après avoir entendu différents autres topiques de doute et de consolation, également bien appropriés à son affaire, M. Pickwick tira Sam du profond sommeil où il était tombé depuis une heure, et ayant dit adieu à Lowten, retourna dans la Cité, suivi de son fidèle domestique.

NOTES:

[1] À une certaine heure, les places des théâtres anglais ne se payent plus que moitié prix.

[2] Jour où un grand nombre d'amoureux et d'amoureuses s'adressent, sous le voile de l'anonyme, des déclarations sérieuses ou ironiques.


CHAPITRE III.

Où l'on décrit plus compendieusement que ne l'a jamais fait aucun journal de la cour une soirée de garçon, donnée par M. Bob Sawyer en son domicile, dans le Borough.

Le repos et le silence qui caractérisent Lant-street, dans le Borough[3], font couler jusqu'au fond de l'âme les trésors d'une douce mélancolie. C'est une rue de traverse dont la monotonie est consolante et où l'on voit toujours beaucoup d'écriteaux aux croisées. Une maison, dans Lant-street, ne pourrait guère recevoir la dénomination d'hôtel, dans la stricte acception du mot; mais, cependant, c'est un domicile fort souhaitable. Si quelqu'un désire se retirer du monde, se soustraire à toutes les tentations, se précautionner contre tout ce qui pourrait l'engager à regarder par la fenêtre, nous lui recommandons Lant-street par-dessus toute autre rue.

Dans cette heureuse retraite sont colonisées quelques blanchisseuses de fin, une poignée d'ouvriers relieurs, un ou deux recors, plusieurs petits employés des Docks, une pincée de couturières et un assaisonnement d'ouvriers tailleurs. La majorité des aborigènes dirige ses facultés vers la location d'appartements garnis, ou se dévoue à la saine et libérale profession de la calandre. Ce qu'il y a de plus remarquable dans la nature morte de cette région, ce sont les volets verts, les écriteaux de location, les plaques de cuivre sur les portes et les poignées de sonnettes du même métal. Les principaux spécimens du règne animal sont les garçons de taverne, les marchands de petits gâteaux et les marchands de pommes de terre cuites. La population est nomade; elle disparaît habituellement à l'approche du terme, et généralement pendant la nuit. Les revenus de S.M. sont rarement recueillis dans cette vallée fortunée. Les loyers sont hypothétiques, et la distribution de l'eau est souvent interrompue faute du payement de la rente.

Au commencement de la soirée à laquelle M. Pickwick avait été invité par M. Bob Sawyer, ce jeune praticien et son ami, M. Ben Allen, s'étalaient aux deux coins de la cheminée, au premier étage d'une des maisons de la rue que nous venons de décrire. Les préparatifs de réception paraissaient complets. Les parapluies avaient été retirés du passage et entassés derrière la porte de l'arrière-parloir; la servante de la propriétaire avait ôté son bonnet et son châle de dessus la rampe de l'escalier, où ils étaient habituellement déposés. Il ne restait que deux paires de socques sur le paillasson, derrière la porte de la rue; enfin, une chandelle de cuisine, dont la mèche était fort longue, brûlait gaiement sur le bord de la fenêtre de l'escalier. M. Bob Sawyer avait acheté lui-même les spiritueux dans un caveau de High-street, et avait précédé jusqu'à son domicile celui qui les portait, pour empêcher la possibilité d'une erreur. Le punch était déjà préparé dans une casserole de cuivre. Une petite table, couverte d'une vieille serge verte, avait été amenée du parloir pour jouer aux cartes, et les verres de l'établissement, avec ceux qu'on avait empruntés à la taverne voisine, garnissaient un plateau, sur le carré.

Nonobstant la nature singulièrement satisfaisante de tous ces arrangements, un nuage obscurcissait la physionomie de M. Bob Sawyer. Assis à côté de lui, Ben Allen regardait attentivement les charbons avec une expression de sympathie qui vibra mélancoliquement dans sa voix lorsqu'il se prit à dire, après un long silence:

«C'est damnant qu'elle ait tourné à l'aigre justement aujourd'hui! Elle aurait bien dû attendre jusqu'à demain.

—C'est pure méchanceté, pure méchanceté! rétorqua M. Bob Sawyer avec véhémence. Elle dit que, si j'ai assez d'argent pour donner une soirée, je dois en avoir assez pour payer son petit mémoire.

—Depuis combien de temps court-il? demanda M. Ben Allen (par parenthèse un mémoire est l'engin locomotif le plus extraordinaire que le génie de l'homme ait jamais inventé: une fois en mouvement, il continue à courir de soi-même, sans jamais s'arrêter, durant la vie la plus longue).

—Il n'y a guère que trois ou quatre mois», répliqua l'autre.

Ben Allen toussa d'un air désespéré en contemplant fixement les barres de la grille. À la fin, il ajouta:

«Ça sera diablement désagréable si elle se met dans la tête de faire son sabbat quand les amis seront arrivés, hein?

—Horrible! murmura Bob Sawyer, horrible!»

En ce moment un léger coup se fit entendre à la porte. M. Bob Sawyer jeta un regard expressif à son ami; et, lorsqu'il eut dit: «Entrez!» on vit apparaître dans l'ouverture de la porte la tête mal peignée d'une servante, dont l'apparence aurait fait peu d'honneur à la fille d'un balayeur retraité.

«Sauf votre respect, monsieur Sawyer, Mme Raddle désire vous parler.»

M. Bob Sawyer n'avait pas encore médité sa réponse, lorsque la jeune fille disparut subitement, comme quelqu'un qui est violemment tiré par derrière, et en même temps un autre coup fut frappé à la porte, un coup sec et décidé, qui semblait dire: me voici; c'est moi.

M. Bob Sawyer regarda son ami avec un air de mortelle appréhension, et cria de nouveau: «Entrez.»

La permission n'était nullement nécessaire, car, avant qu'elle fût articulée, une petite femme, pâle et tremblante de colère, s'était élancée dans la chambre.

«M. Sawyer, dit-elle en s'efforçant de paraître calme, voulez-vous avoir la bonté de régler mon petit mémoire? Je vous serai bien obligée, parce que j'ai mon loyer à payer ce soir, et que mon propriétaire est en bas qui attend.»

Ici la petite femme se frotta les mains et fixa fièrement ses regards sur la muraille, par-dessus la tête de M. Bob Sawyer.

«Je suis excessivement fâché de vous incommoder, madame Raddle, répondit Bob avec déférence, mais....

—Oh! cela ne m'incommode pas, interrompit la petite femme, d'une voix aigre. Je n'en avais pas absolument besoin avant le jour d'aujourd'hui; mais, comme cet argent-là va directement dans la poche du propriétaire, autant valait que vous le gardissiez pour moi. Vous me l'avez promis pour aujourd'hui, monsieur Sawyer, et tous les gentlemen qui ont vécu ici ont toujours tenu leur parole, comme doit le faire nécessairement quiconque est véritablement un gentleman.»

Ayant ainsi parlé, mistress Raddle secoua sa tête, mordit ses lèvres, se frotta les mains encore plus fort, et regarda le mur plus fixement que jamais. Il était clair que la vapeur s'amassait, comme le dit plus tard M. Bob lui-même, dans un style d'allégorie orientale.

«Je suis bien fâché, madame Raddle, répondit-il avec toute l'humilité imaginable; mais le fait est que j'ai été désappointé dans la cité aujourd'hui.»

C'est un endroit bien extraordinaire que cette cité; nous connaissons un nombre étonnant de gens qui y sont journellement désappointés.

«Eh bien! monsieur Sawyer, dit mistress Raddle en se plantant solidement sur une des rosaces du tapis de Kidderminster, qu'est-ce que cela me fait à moi?

—Je... je suis certain, madame Raddle, répondit Bob en éludant la dernière question; je suis certain qu'avant le milieu de la semaine prochaine nous pourrons tout ajuster, et qu'ensuite nous marcherons plus régulièrement.»

C'était là tout ce que voulait Mme Raddle. Elle avait escaladé l'appartement de l'infortuné Bob avec tant d'envie de faire une scène, qu'elle aurait été probablement contrariée si elle avait reçu son argent. En effet, elle était singulièrement bien disposée pour une récréation de ce genre, car elle venait d'échanger, dans la cuisine, avec M. Raddle, quelques compliments préparatoires.

«Supposez-vous, monsieur Sawyer, s'écria-t-elle en élevant la voix pour l'édification des voisins, supposez-vous que je garderai éternellement dans ma maison un individu qui ne pense jamais à payer son loyer, et qui ne donne pas même un rouge liard pour le beurre et pour le sucre de son déjeuner, ni pour le lait qu'on lui achète à la porte? Supposez-vous qu'une femme honnête et laborieuse, qui a vécu vingt ans dans cette rue (dix ans sur le pavé et neuf ans et neuf mois dans cette maison), n'a rien autre chose à faire que de s'éreinter pour loger et nourrir un tas de paresseux qui sont toujours à fumer, à boire et à flâner, au lieu de travailler pour payer leur mémoire? Supposez-vous....

—Ma bonne dame, dit M. Ben Allen d'une voix conciliante....

—Ayez la bonté, monsieur, de garder vos observations pour vous-même, dit mistress Raddle en comprimant soudain le rapide torrent de son éloquence, et en s'adressant à l'interrupteur avec une lenteur et une solennité imposante. Je ne pense pas, monsieur, que vous ayez aucun droit de m'adresser votre conversation? Je ne pense pas vous avoir loué cet appartement?

—Non, certainement, répondit Benjamin.

—Parfaitement, monsieur, rétorqua mistress Raddle avec une politesse hautaine; parfaitement, monsieur; et vous voudrez bien alors vous contenter de briser les bras et les jambes du pauvre monde, dans les hôpitaux, et vous tenir à votre place. Autrement il y aura peut-être ici quelque personne qui vous y fera tenir, monsieur.

—Mais vous êtes une femme si peu raisonnable..., dit Benjamin.

—Je vous demande excuse, jeune homme, s'écria mistress Raddle, que la colère inondait d'une sueur froide. Voulez-vous avoir la bonté de répéter un peu ce mot-là?

—Madame, répondit Benjamin, qui commençait à devenir inquiet pour son propre compte, je n'attachais pas d'offense à cette expression.

—Je vous demande excuse, jeune homme, reprit mistress Raddle d'un ton encore plus impératif et plus élevé. Qui avez-vous appelé une femme? Est-ce à moi que vous adressez cette remarque-là, monsieur?

—Eh! mon Dieu!... fit Benjamin.

—Je vous demande, oui ou non, si c'est à moi que vous appliquez ce nom-là, monsieur? interrompit mistress Raddle avec fureur, en ouvrant la porte toute grande.

—Eh!... oui!... parbleu! confessa le pauvre étudiant.

—Oui, parbleu! reprit mistress Raddle en reculant graduellement jusqu'à la porte, et en élevant la voix à sa plus haute clef, pour le bénéfice spécial de M. Raddle, qui était dans la cuisine. En effet, chacun sait qu'on peut m'insulter dans ma propre maison, pendant que mon mari roupille en bas, sans faire plus d'attention à moi qu'à un caniche. Il devrait rougir (ici mistress Raddle commença à sangloter); il devrait rougir de laisser traiter sa femme comme la dernière des dernières, par des bouchers de chair humaine qui déshonorent le logement (autres sanglots). Le poltron! le sans cœur! qui laisse sa femme exposée à toutes sortes d'avanies! Voyez-vous, le capon; il a peur de monter pour corriger ces bandits-là! Il a peur de monter! Il a peur de monter!»

Ici mistress Raddle s'arrêta pour écouter si la répétition de ce défi avait réveillé sa meilleure moitié. Voyant qu'elle n'y pouvait réussir, elle commençait à descendre l'escalier en poussant d'innombrables sanglots, lorsqu'un double coup de marteau retentit violemment à la porte de la rue. Elle y répondit par des gémissements qui duraient encore au sixième coup frappé par le visiteur; puis, à la fin, dans un accès irrésistible d'agonie mentale, elle renversa tous les parapluies et se précipita dans l'arrière-parloir en fermant la porte après elle avec un fracas épouvantable.

«N'est-ce pas ici que demeure M. Sawyer? demanda M. Pickwick à la servante qui lui ouvrit la porte.

—Au premier, la porte en face de l'escalier, répondit la jeune fille en rentrant dans la cuisine avec sa chandelle, parfaitement convaincue qu'elle avait fait tout ce qu'exigeaient les circonstances.»

M. Snodgrass, qui était entré le dernier, parvint, après bien des efforts, à fermer la porto de la rue; et les pickwickiens, ayant grimpé l'escalier en trébuchant, furent reçus par Bob, qui n'avait pas osé descendre au-devant d'eux, de peur d'être assailli par Mme Raddle.

«Comment vous portez-vous? leur dit l'étudiant déconfit, charmé de vous voir. Prenez garde aux verres!»

Cet avertissement s'adressait à M. Pickwick, qui avait posé son chapeau sur le plateau.

«Pardon! s'écria celui-ci; je vous demande pardon.

—Il n'y a pas de mal; il n'y a pas de mal, reprit l'amphitryon. Je suis un peu à l'étroit ici; mais il faut en prendre son parti quand on vient voir un garçon. Entrez donc.... Vous avez déjà vu ce gentleman, je pense?»

M. Pickwick secoua la main de M. Benjamin Allen, et ses amis suivirent son exemple. Ils étaient à peine assis lorsqu'on entendit frapper de nouveau un double coup à la porte.

«J'espère que c'est Jack Hopkins, dit Bob. Chut!... Oui, c'est lui. Montez, Jack, montez.»

Des pas lourds retentirent sur l'escalier, et Jack Hopkins se présenta sous un gilet de velours noir, orné de boutons flamboyants. Il portait, en outre, une chemise bleue rayée, surmontée d'un faux-col blanc.

«Vous arrivez bien tard, lui dit Ben.

—J'ai été retenu à l'hôpital.

—Y a-t-il quelque chose de nouveau!

—Non, rien d'extraordinaire. Un assez bon accident, toutefois.

—Qu'est-ce que c'est, monsieur? demanda M. Pickwick.

—Un homme qui est tombé d'un quatrième étage, voilà tout. Mais c'est un cas superbe.

—Voulez-vous dire que le patient guérira probablement?

—Non, répondit le nouveau venu d'un air d'indifférence, j'imagine plutôt qu'il en mourra; mais il y aura une belle opération demain; quel spectacle magnifique si c'est Slasher qui opère!

—Vous regardez donc M. Slasher comme un bon opérateur?

—Le meilleur qui existe assurément. La semaine dernière, il a désarticulé la jambe d'un enfant, qui a mangé cinq pommes et un morceau de pain d'épice pendant l'opération. Mais ce n'est pas tout; deux minutes après, le moutard a déclaré qu'il ne voulait pas rester là pour le roi de Prusse, et qu'il le dirait à sa mère si on ne commençait pas.

—Vous m'étonnez, s'écria M. Pickwick.

—Bah! cela n'est rien; n'est-il pas vrai, Bob?

—Rien du tout, répliqua M. Sawyer.

—À propos, Bob, reprit Hopkins en jetant vers le visage attentif de M. Pickwick un coup d'œil à peine perceptible, nous avons eu un curieux accident la nuit dernière. On nous a amené un enfant qui avait avalé un collier.

—Avalé quoi, monsieur? interrompit M. Pickwick.

—Un collier. Non pas tout à la fois, cela serait trop fort; vous ne pourriez pas avaler cela, n'est-ce pas? Hein! monsieur Pickwick. Ha! ha! ha!»

Ici M. Hopkins éclata de rire, enchanté de sa propre plaisanterie, puis il continua:

«Non, mais voici la chose. Les parents du bambin sont très-pauvres; la sœur aînée achète un collier, un collier commun, des grosses boules de bois noir. L'enfant, qui aime beaucoup les joujoux, escamote le collier, le cache, joue avec coupe le fil et avale une boule. Il trouve que c'est une fameuse farce; il recommence le lendemain et avale une autre boule....

—Juste ciel! interrompit M. Pickwick, quelle épouvantable chose! Mais je vous demande pardon, monsieur; continuez.

—Le lendemain, l'enfant avale deux boules. Le surlendemain, il se régale de trois, et ainsi de suite, si bien qu'en une semaine il avait expédié tout le collier, vingt-cinq boules en tout. La sœur, qui est une jeune fille économe, et qui ne dépense guère d'argent en parure, se dessèche les lacrymales à force de pleurer son collier; elle le cherche partout, mais je n'ai pas besoin de vous dire qu'elle ne le trouve nulle part. Quelques jours après, la famille était à dîner... une épaule de mouton cuite au four avec des pommes de terre... l'enfant, qui n'avait pas faim, jouait dans la chambra. Voilà que l'on entend un bruit du diable, comme s'il était tombé de la grêle. «Ne fais pas ce bruit là, mon garçon, dit le père.—Ce n'est pas moi, répond le moutard.—C'est bon, dit le père; ne le fais plus alors.» Il y eut un court silence, et le bruit recommença de plus belle. «Mon garçon, dit le père, si tu ne m'écoutes pas, tu te trouveras dans ton lit en moins de rien.» En même temps, il secoue l'enfant, pour lui faire mieux comprendre la chose, et voilà qu'il entend un cliquetis terrible. «Dieu me damne! s'écrie-t-il, c'est dans le corps de mon fils! Il a le croup dans le ventre!—- Non, non, papa» dit le moucheron en se mettant à pleurer. C'est le collier de ma sœur; je l'ai avalé, papa.» Le père prend l'enfant dans ses bras et court avec lui à l'hôpital; et, tout le long du chemin, les boules de bois retentissaient dans son estomac à chaque secousse; et les boutiquiers cherchaient de tous les côtes d'où venait un si drôle de bruit. L'enfant est à l'hôpital maintenant; et il fait tant de tapage en marchant, qu'on a été obligé de l'entortiller dans une houppelande de watchman, de peur qu'il n'éveille les autres malades.

«Voilà l'accident le plus extraordinaire dont j'aie jamais entendu parler! s'écria M. Pickwick, en donnant sur la table un coup de poing emphatique.

—Oh! cela n'est rien encore, rétorqua Jack Hopkins. N'est-ce pas, Bob?

—Non, certainement.

—Je vous assure, monsieur, reprit Hopkins, qu'il arrive des choses singulières dans notre profession.

—Je le crois facilement, répondit M. Pickwick.»

Un nouveau coup de marteau frappé à la porte annonça un gros jeune homme, dont l'énorme tête était ombragée d'une perruque noire. Il amenait avec lui un jouvenceau engaîné dans une étroite redingote, et qui avait une physionomie scorbutique. Ensuite arriva un gentleman dont la chemise était semée de petites ancres rouges. Celui-ci fut suivi de près par un pâle garçon, décoré d'une lourde chaîne en chrysocale. L'entrée d'un individu maniéré, au linge parfaitement blanc, aux bottines de lasting, compléta la réunion. La petite table à la serge verte fut amenée; le premier service de punch fut apporté dans un pot blanc, et les trois heures suivantes furent dévouées au vingt et un, à un demi penny la fiche. Une fois seulement cet agréable jeu fut interrompu par une légère difficulté qui s'éleva entre le jeune nomma scorbutique et le gentleman aux ancres rouges. À cette occasion le premier exprima un brûlant désir de tirer le nez du second, et celui qui portait les emblèmes de l'espérance déclara qu'il n'entendait accepter, à titre gratuit, aucune insolence, ni de l'irascible jeune homme à la contenance scorbutique, ni de tout autre individu, orné d'une tête humaine.

Quand la dernière banque fut terminée, et lorsque le compte des fiches et des pence fut ajusté à la satisfaction de toutes les parties, M. Bob Sawyer sonna pour le souper, et ces convives se comprimèrent dans les coins, pendant qu'on servait le festin.

Ce n'était pas une opération aussi facile qu'on pourrait l'imaginer. D'abord il fut nécessaire d'éveiller la fille qui était tombée endormie sur la table de la cuisine. Cela prit un peu de temps, et même lorsqu'elle eut répondu à la sonnette, un autre quart-d'heure s'écoula avant qu'on pût exciter chez elle une faible étincelle de raison. D'autre part, l'homme à qui on avait demandé des huîtres, n'avait pas reçu l'ordre de les ouvrir; or il est très-difficile d'ouvrir une huître avec un couteau de table, ou avec une fourchette à deux pointes; aussi n'en put-on pas tirer grand parti. Le bœuf n'offrit guère plus de ressources, car il n'était pas assez cuit, et l'on en pouvait dire autant du jambon, quoiqu'il fût de la boutique allemande du coin de la rue. En revanche l'on possédait abondance de porter dans un broc d'étain, et il y avait assez de fromage pour contenter tout le monde, car il était très-fort. Au total le souper fut aussi bon qu'il l'est en général dans une réunion de ce genre.

Après souper, un autre bol de punch fut placé sur la table, avec un paquet de cigares et deux bouteilles d'eau-de-vie. Mais alors il y eut une pause pénible, occasionnée par une circonstance fort commune en pareille occasion et qui pourtant n'en est pas moins embarrassante.

Le fait est que la fille était occupée à laver les verres. L'établissement s'enorgueillissait d'en posséder quatre; ce que nous ne rapportons nullement comme étant injurieux à Mme Raddle, car il n'y a jamais eu, jusqu'à présent, d'appartement garni où l'on ne fût pas à court de verres. Ceux de l'hôtesse étaient des petits goblets, étroits et minces; ceux qu'on avait empruntés l'auberge voisine étaient de grands vases soufflés, hydropiques, portés, chacun, sur un gros pied goutteux. Ceci, de soi, aurait été suffisant pour avertir la compagnie de l'état réel des affaires; mais la jeune servante factotum, pour empêcher la possibilité du doute à cet égard, s'était emparée violemment de tous les verres, longtemps avant que la bière fût finie, en déclarant hautement, malgré les clins d'œil et les interruptions de l'amphytrion, qu'elle allait les porter en bas pour les rincer.

C'est, dit le proverbe, un bien mauvais vent que celui qui ne souffle rien de bon pour personne. L'homme maniéré, aux bottines d'étoffe, s'était inutilement efforcé d'accoucher d'une plaisanterie durant la partie. Il remarqua l'occasion et la saisit aux cheveux. À l'instant où les verres disparurent, il commença une longue histoire, au sujet d'une réponse singulièrement heureuse, faite par un grand personnage politique, dont il avait oublié le nom, à un autre individu également noble et illustre, dont il n'avait jamais pu vérifier l'identité. Il s'étendit soigneusement et avec détail sur diverses circonstances accessoires, mais il ne put jamais venir à bout, dans ce moment, de se rappeler la réponse même, quoiqu'il eût l'habitude de raconter cette anecdote, avec grand succès, depuis dix années.

«Voilà qui est drôle! s'écria l'homme maniéré, est-ce extraordinaire d'oublier ainsi!

—J'en suis fâché, dit Bob, en regardant avec anxiété vers la porte, car il croyait avoir entendu un froissement de verres, j'en suis très-fâché!

—Et moi aussi, répliqua le narrateur, parce que je suis sûr que cela vous aurait bien amusé. Mais ne vous chagrinez pas, d'ici à une demi-heure, ou environ, j'espère bien parvenir à m'en souvenir.»

L'homme maniéré en était là, lorsque les verres revinrent; et M. Bob Sawyer qui jusqu'alors était resté comme absorbé lui dit en souriant gracieusement, qu'il serait enchanté d'entendre la fin de son histoire, et que, telle qu'elle était, c'était la meilleure qu'il eût jamais oui raconter.

En effet, la vue des verres avait replacé notre ami Bob dans un état d'équanimité qu'il n'avait pas connu depuis son entrevue avec l'hôtesse. Son visage s'était éclairci, et il commençait à se sentir tout à fait à son aise.

«Maintenant, Betsy, dit-il avec une grande suavité, en dispersant le petit rassemblement de verres que la jeune fille avait concentré au milieu de la table; maintenant, Betsy de l'eau chaude, et dépêchez-vous, comme une brave fille.»

—Vous ne pouvez pas avoir d'eau chaude, répliqua Betsy.

—Pas d'eau chaude! s'écria Bob.

—Non, reprit la servante avec un hochement de tête plus négatif que n'aurait pu l'être le langage le plus verbeux, madame a dit que vous c'en auriez point.»

La surprise qui se peignait sur le visage des invités inspira un nouveau courage à l'amphitryon.

«Apportez de l'eau chaude sur-le-champ, sur-le-champ! dit-il avec le calme du désespoir.

—Mais je ne peux pas! Mme Raddle a éteint le feu et enfermé la bouilloire avant d'aller se coucher.

—Oh! c'est égal, c'est égal, ne vous tourmentez pas pour si peu, dit M. Pickwick, en remarquant le tumulte des passions qui agitaient la physionomie de Bob Sawyer, de l'eau froide sera tout aussi bonne.

—Oui, certainement, ajouta Benjamin Allen.

—Mon hôtesse est sujette à de légères attaques de dérangement mental, dit Bob avec un sourire glacé. Je crains d'être obligé de lui donner congé.

—Non, non, fit Benjamin.

—Je crains d'y être obligé, poursuivit Bob, avec une fermeté héroïque. Je lui payerai ce que je lui dois, et je lui donnerai congé ce matin.»

Pauvre garçon! avec quelle dévotion il souhaitait de pouvoir le faire!

Les lamentables efforts de Bob pour se relever de ce dernier coup, communiquèrent leur influence décourageante à la compagnie. La plupart de ses hôtes, pour ranimer leurs esprits, s'attachèrent avec un surcroît de cordialité au grog froid, dont les premiers effets se firent sentir par un renouvellement d'hostilités entre le jeune homme scorbutique et le propriétaire de la chemise pleine d'espoir. Les belligérants signalèrent pendant quelque temps leur mépris mutuel par une variété de froncements de sourcil et de reniflements; mais à la fin, le jeune scorbutique sentit qu'il était nécessaire de provoquer un éclaircissement. On va voir comment il s'y prit pour cela.

«Sawyer, dit-il d'une voix retentissante.

—Eh bien, Noddy, répondit l'amphitryon.

—Je serais très-fâché, Sawyer, d'occasionner le moindre désagrément à la table d'un ami, et surtout à la vôtre, mon cher; mais je me crois obligé de saisir cette occasion d'informer M. Gunter qu'il n'est pas un gentleman.

—Et moi, Sawyer, reprit M. Gunter, je serais très-fâché d'occasionner le moindre vacarme dans la rue que vous habitez, mais j'ai peur d'être obligé d'alarmer les voisins, en jetant par la fenêtre la personne qui vient de parler.

—Qu'est-ce que vous entendez par là, monsieur, demanda M. Noddy?

—J'entends ce que j'ai dit, monsieur.

—Je voudrais bien voir cela, monsieur!

—Vous allez le sentir dans une minute, monsieur.

—Je vous serai obligé de me donner votre carte, monsieur.

—Je n'en ferai rien, monsieur.

—Pourquoi pas, monsieur?

—Parce que vous la placeriez à votre glace, pour faire croire que vous avez reçu la visite d'un gentleman.

—Monsieur, un de mes amis ira vous parler demain matin.

—Je vous suis très-obligé de m'en prévenir, monsieur; j'aurai soin de dire au domestique d'enfermer l'argenterie.»

En cet endroit du dialogue, les assistants s'interposèrent et représentèrent aux deux parties l'inconvenance de leur conduite. En conséquence, M. Noddy déclara que son père était aussi respectable que le père de M. Gunter. À quoi M. Gunter rétorqua que son père était tout aussi respectable que le père de M. Noddy, et que, tous les jours de la semaine, le fils de son père valait bien M. Noddy. Comme cette déclaration semblait préluder au renouvellement de la dispute, il y eut une autre intervention de la part de la compagnie; il s'en suivit une vaste quantité de paroles et de cris, pendant lesquels M. Noddy se laissa vaincre graduellement par son émotion, et protesta qu'il avait toujours professé pour M. Gunter un attachement et un dévouement sans bornes. À cela, M. Gunter répliqua, qu'au total, il préférait peut-être M. Noddy à son propre frère. En entendant cette déclaration, M. Noddy se leva avec magnanimité, et tendit la main à M. Gunter; M. Gunter la secoua avec une ferveur touchante, et chacun convint que toute cette discussion avait été conduite d'une manière grandement honorable pour les deux parties belligérantes.

«Maintenant, Bob, pour vous remettre à flot, dit M. Jack Hopkins, je ne demande pas mieux que de chanter une chanson.» Cette proposition ayant été accueillie par des applaudissements tumultueux, Hopkins se plongea immédiatement dans God save the King, qu'il chanta de toutes ses forces sur un nouvel air composé de la Baie de Biscaye et de Une grenouille volait. Le refrain était l'essence de la chanson, et comme chaque gentleman le chantait en chœur, sur l'air qu'il savait le mieux, l'effet en était réellement saisissant.

À la fin du chœur du premier couplet, M. Pickwick leva la main pour réclamer l'attention des assistants, et dit, aussitôt que la tranquillité fut rétablie:

«Chut! je vous demande pardon, mais il me semble que j'entends appeler là-haut.»

Un profond silence se fit, et l'on remarqua que M. Bob Sawyer pâlissait.

«Je crois que j'entends encore le même bruit, poursuivit M. Pickwick. Ayez la bonté d'ouvrir la porte.»

À peine la porte fut-elle ouverte que toute espèce de doute se trouva dissipé.

«M. Sawyer! M. Sawyer! criait une voix au second étage.

—C'est mon hôtesse, dit Bob en regardant ses invités avec angoisse. Oui, Mme Raddle.

—Qu'est-ce que cela signifie, M. Sawyer? répéta la voix avec une aigre rapidité. C'est donc pas assez de m'escroquer mon loyer et l'argent que j'ai payé pour vous de ma poche, et de me faire insulter par vos amis, qui ont le front de s'appeler des hommes, il faut encore que vous fassiez un sabbat capable d'attirer les pompiers et de faire tomber la maison par les fenêtres, et ça à deux heures du matin. Renvoyez-moi ces gens-là!

—Vous devriez mourir de honte, ajouta la voix de M. Raddle, laquelle paraissait sortir de dessous quelques couvertures lointaines.

—Mourir de honte, certainement, répéta sa douce moitié. Mais vous, poule mouillée que vous êtes, pourquoi n'allez vous pas les rouler en bas des escaliers? Voilà ce que vous feriez si vous étiez un homme.

—Voilà ce que je ferais, si j'étais une douzaine d'hommes, ma chère, répliqua pacifiquement le mari. Dans ce moment ici, ils ont un peu trop l'avantage du nombre sur moi.

—Hou! le poltron, rétorqua Mme Raddle avec un mépris suprême. M. Sawyer, voulez-vous renvoyer ces gens, oui ou non?

—Ils s'en vont, Mme Raddle, ils s'en vont, dit le misérable Bob. Je crois que vous feriez mieux de vous en aller, ajouta-t-il à ses amis, je pensais effectivement que vous faisiez trop de bruit.

—C'est bien malheureux, fit observer l'homme maniéré, juste au moment où nous devenions si confortables! (Le fait est qu'il venait de retrouver un souvenir confus de son histoire.) C'est difficile à digérer, continua-t-il en regardant autour de lui, c'est difficile à digérer, hein!

—Il ne faut pas endurer cela, répliqua Hopkins. Chantons l'autre couplet, Bob, allons!

—Non, non, Jack, ne chantez pas! s'empressa de dire le triste amphitryon. C'est une superbe chanson, mais je crois que nous ferons mieux d'en rester là. Les gens de cette maison sont très-violents, excessivement violents.

—Voulez-vous que je monte en haut et que j'entreprenne le propriétaire? dit Hopkins, ou que je carillonne à la sonnette, ou que j'aille aboyer sur l'escalier? Disposez de moi, Bob.

—Je suis bien obligé à votre amitié et à votre bon naturel, répondit le malheureux Bob, mais je crois que le meilleur plan, pour éviter toute dispute, est de nous séparer sur-le-champ.

—Eh bien! M. Sawyer, cria la voix aigüe de Mme Raddle, s'en vont-ils, ces brigands?

—Ils cherchent leurs chapeaux, Mme Raddle; ils s'en vont à la minute.

—C'est heureux! s'écria Mme Raddle en allongeant son bonnet de nuit par-dessus la rampe, juste au moment où M. Pickwick, suivi de M. Tupman, sortait de la chambre. C'est heureux! Ils auraient pu se dispenser de venir.

—Ma chère dame, dit M. Pickwick en levant la tête....

—Allez-vous-en, vieux farceur! rétorqua Mme Raddle, en ôtant précipitamment son bonnet de nuit. Assez vieux pour être son grand-père, le débauché! Vous êtes le pire de tous.»

M. Pickwick reconnut qu'il était inutile de protester de son innocence. Il descendit donc rapidement l'escalier, et fut rejoint dans la rue par MM. Tupman, Winkle et Snodgrass. M. Ben Allen, qui était affreusement contristé par l'eau-de-vie et par l'agitation de cette scène, les accompagna jusqu'au pont de Londres, et le long du chemin confia à M. Winkle, comme à une personne singulièrement digne de sa confidence, qu'il était décidé à couper la gorge de tout gentleman, autre que M. Bob Sawyer, qui oserait aspirer à l'affection de sa sœur Arabelle. Ayant exprimé sa détermination d'exécuter avec une fermeté convenable ce pénible devoir fraternel, il fondit en larmes, enfonça son chapeau sur ses yeux, et reprenant son chemin le mieux possible, il s'arrêta devant la porte du marché du Borough. Là, jusqu'au point du jour, il s'occupa à frapper à coups redoublés et à faire alternativement de petits sommes sur les marches de pierre, dans la ferme persuasion qu'il était devant sa porte, et qu'il en avait oublié la clef.

Les invités étant ainsi partis, grâce à la requête assez pressante de Mme Raddle, l'infortuné Bob se trouva libre de méditer sur les événements probables du lendemain et sur les plaisirs de la soirée.


NOTES:

[3] Faubourg méridional de Londres.



CHAPITRE IV.

M. Weller senior profère quelques opinions critiques concernant les compositions littéraires; puis avec l'assistance de son fils Samuel, il s'acquitte d'une partie de sa dette envers le révérend gentleman au nez rouge.

Le 13 février, comme le savent aussi bien que nous les lecteurs de cette authentique narration, était la veille du jour désigné pour le jugement de l'action intentée par Mme Bardell. Ce fut une journée fatigante pour Samuel Weller, qui fut occupé sans interruption, depuis 9 heures du matin jusqu'à 2 heures de l'après-midi, inclusivement, à voyager de l'hôtel de M. Pickwick au cabinet de M. Perker, et réciproquement; non pas qu'il y eût la moindre chose à faire, car les consultations avaient eu lieu, et l'on avait définitivement arrêté la marche qui devait être suivie, mais M. Pickwick se trouvant dans un état d'excitation excessive, persistait à envoyer constamment à son avoué de petites notes contenant seulement cette demande: Cher Perker, tout marche-t-il bien?—À quoi M. Perker répondait invariablement: Cher Pickwick, aussi bien que possible. Le fait est, comme nous l'avons déjà fait entendre, que rien ne pouvait marcher, soit bien, soit mal, jusqu'à l'audience du jour subséquent. Mais on doit passer aux gens qui vont volontairement devant un tribunal, ou qui y sont traînés forcément pour la première fois, l'irritation temporaire et l'anxiété dont ils sont atteints. Sam n'ignorait pas cela, il savait se prêter philosophiquement aux faiblesses de la nature humaine; aussi exécuta-t-il toutes les fantaisies de son maître, avec cette bonne humeur imperturbable qui formait l'un des traits les plus frappants et les plus aimables de son caractère.

Il s'était réconforté avec un petit dîner fort agréable, et attendait à la buvette la chaude mixture que M. Pickwick l'avait engagé à prendre pour noyer les fatigues de ses promenades matinales, lorsqu'un jeune garçon, dont la casquette à poil, la jaquette de flanelle et toute la tournure, annonçaient qu'il avait la louable ambition d'atteindre un jour la dignité de palefrenier, entra dans le passage du George et Vautour, et regarda d'abord sur l'escalier, ensuite le long du corridor puis enfin dans la buvette, comme s'il avait cherché quelqu'un pour qui il aurait eu une commission.

La demoiselle de comptoir ne considérant pas comme improbable que ladite commission eût pour objet l'argenterie de l'établissement, accosta en ces termes l'indiscret personnage:

«Eh bien! jeune nomme, qu'est-ce que vous voulez?

—Y a-t-il ici quettes un appelé Sam? répondit le gamin d'une voix de fausset.

—Et l'aut' nom? demanda Sam en se retournant.

—Est-ce que j'sais, moi, rétorqua vivement le jeune gentleman à la casquette velue.

—Vous avez l'air joliment fin, mon p'tit, mais à vot' place, je ne ferais pas trop voir ma finesse ici, on pourrait vouloir vous l'émousser. Qu'est-ce que ça veut dire de venir dans un hôtel, demander après Sam, avec autant de politesse qu'un sauvage indien?

—Parce qu' i' y a un vieux qui me l'a dit.

—Quel vieux? demanda Sam avec un profond dédain.

—Celui-là qui conduit la voiture d'Ipswick et qui remise à not' auberge. Il m'a dit hier matin de venir c't' après-midi au George et Vautour, et de demander Sam.

—C'est mon auteur, ma chère, dit Sam, en se tournant d'un air explicatif vers la demoiselle de comptoir. Dieu me bénisse s'il sait mon autre nom! Eh bien! jeune chou frisé qu'est-ce qu'il y a encore?

—Y a qu'i' dit que vous veniez chez nous à six heures, parce qu'i' veut vous voir, à l'Ours Bleu, près du marché de Leadenhall. J'y dirai-t-i' que vous viendrez?

—Oui, monsieur, répliqua Sam avec une exquise politesse; vous pouvez vous aventurer à dire cela.»

Ayant reçu ces pleins pouvoirs, le jeune gentleman s'éloigna, éveillant en chemin tous les échos de George Yard, par des imitations singulièrement sonores et correctes du sifflet d'un bouvier.

Sam obtint facilement un congé de M. Pickwick, car dans l'état d'excitation et de mécontentement où se trouvait notre philosophe, il n'était pas fâché de demeurer seul. Sam se mit donc en route, longtemps avant l'heure indiquée, et ayant du temps à revendre, s'en alla tout en flânant jusqu'à Mansion-House[4]. Là, il s'arrêta et s'occupa à contempler, avec un calme philosophique, les nombreux cabriolets et les innombrables voitures de toute espèce qui stationnent aux environs, à la grande terreur et confusion des vieilles femmes du royaume uni de Grande-Bretagne et d'Irlande. Ayant musé dans cet endroit pendant une demi-heure, Sam se remit en route, et se dirigea vers le marché de Leadenhall, à travers une multitude de ruelles et de cours. Comme il travaillait à perdre son temps, et s'arrêtait devant presque tous les objets qui frappaient sa vue, on ne doit nullement s'étonner de ce qu'il fit une pose devant la demeure d'un petit papetier; mais ce qui sans autre explication paraîtrait surprenant, c'est qu'à peine ses yeux s'étaient-ils arrêtés sur certaines peintures exposées aux vitres de la boutique, qu'il tressaillit violemment, frappa énergiquement de sa main droite sur sa cuisse, et s'écria avec grande véhémence: «Ma foi, j'aurais oublié de lui en envoyer un! Je ne me serais pas rappelé que c'est demain la Saint-Valentin![5]

Le dessin colorié sur lequel s'étaient arrêtés les yeux de Sam, tandis qu'il parlait ainsi, représentait deux cœurs humains, hauts en couleur, fixés ensemble par une flèche, et qui cuisaient devant un feu ardent. Un couple de cannibales, mâle et femelle, en costume moderne (le gentleman vêtu d'un habit bleu et d'un pantalon blanc, la dame d'une pelisse rouge avec un parasol pareil), s'avançaient vers ce rôti, d'un air affamé et par un sentier couvert d'un sable fin. Un petit garçon fort immodeste (car il n'avait pour tout vêtement qu'une paire d'ailes), surveillait la cuisine. Dans le fond on distinguait le clocher de l'église de Langham; bref, cela représentait une de ces lettres d'amour qu'on nomme un Valentin[6]. Il s'en trouvait dans la boutique un vaste assortiment, comme l'annonçait une inscription manuscrite collée au carreau, et le papetier s'engageait à les livrer à ses concitoyens au prix modéré d'un shilling six pence.

«Eh bien! je n'aurais jamais songé à lui en envoyer un,» répéta Sam; et en parlant ainsi, il entra tout droit dans la boutique, et demanda une feuille du plus beau papier à lettre doré sur tranche, ainsi qu'une plume taillée dur et garantie pour ne pas cracher. Ayant obtenu promptement ces objets, il se remit en route d'un bon pas, fort différent de l'allure nonchalante qu'il avait auparavant. Arrivé près du marché de Leadenhall, il regarda autour de lui, et vit une enseigne sur laquelle le peintre avait dessiné quelque chose qui ressemblait à un éléphant bleu de ciel, avec un nez aquilin au lieu de trompe. Conjecturant judicieusement que c'était l'Ours Bleu en personne, Sam entra dans la maison, et demanda l'auteur de ses jours.

«Il ne sera pas ici avant trois quarts d'heure, au plus tôt, répondit la jeune lady qui dirigeait les arrangements domestiques de l'Ours Bleu.

—Très-bien, ma chère, répliqua Sam. Faites-moi donner pour neuf pence d'eau-de-vie, avec de l'eau chaude, et l'encrier s'il vous plaît, miss.»

L'eau-de-vie et l'eau chaude avec l'encrier ayant été apportés dans le petit parloir, la jeune lady aplatit soigneusement le charbon de terre pour l'empêcher de flamber, et emporta le fourgon pour ôter toute possibilité d'attiser le feu, sans avoir obtenu préalablement le consentement et la participation de l'Ours Bleu. Pendant ce temps, Sam, assis dans une stalle, près du poële, tirait de sa poche la feuille de papier doré et la plume au bec dur, examinait soigneusement la fente de celle-ci, pour voir s'il ne s'y trouvait point de poil, époussetait la table, de peur qu'il n'y eût des miettes de pain sous son papier, relevait les parements de son habit, étalait ses coudes, et se préparait à écrire.

Écrire une lettre n'est pas la chose du monde la plus facile, pour les ladies et les gentlemen qui ne se dévouent pas habituellement à la science de la calligraphie. Dans des cas semblables, l'écrivain a toujours considéré comme nécessaire d'incliner sa tête sur son bras gauche, de manière à placer ses yeux, autant que possible, au même niveau que son papier, et, tout en considérant de côté les lettres qu'il construit, de former avec sa langue des caractères imaginaires pour y correspondre. Or, quoique ces mouvements favorisent incontestablement la composition, ils retardent quelque peu les progrès de l'écrivain. Aussi y avait-il plus d'une heure et demie que Sam s'appliquait à écrire, en caractères menus, effaçant avec son petit doigt les mauvaises lettres, pour en mettre d'autres à la place, et repassant plusieurs fois sur celles-ci, afin de les rendre lisibles, lorsqu'il fut rappelé à lui-même, par l'entrée du respectable M. Weller.

«Eh ben! Sammy, dit le père.

—Eh bien! Bleu de Prusse, répondit le fils, en déposant sa plume. Que dit le dernier bulletin de la santé de belle-mère?

—Mme Weller a passé une bonne nuit; mais elle est d'une humeur joliment massacrante ce matin. Signé z'avec serment Tony Weller, squire. Voilà le dernier bulletin, Sammy, répliqua M. Weller en dénouant son châle.

—Ça ne va donc pas mieux?

—Tous les symptômes agravés, dit le père en hochant la tête. Mais qu'est-ce que vous faites donc là Sammy? Instruction primaire, hein?

—J'ai fini maintenant, répondit Sam avec un léger embarras; 'étais en train d'écrire.

—Je le vois bien, pas à une jeune femme, j'espère?

—Ma foi, ça ne sert à rien de dissimuler, c'est un Valentin.

—Un quoi? s'écria le père, que le son de ces mots semblait frapper d'horreur.

—Un Valentin.

—Samivel, Samivel! reprit le père d'un ton plein de reproches, je n'aurais pas cru cela de toi, après l'exemple que tu as eu des penchants vicieux de ton père, après tout ce que je t'ai raisonné sur ce sujet ici, après avoir vécu toi-même avec ta belle-mère, qu'est une leçon morale qu'un homme ne doit pas oublier, jusqu'à la fin de ses jours; je ne pensais pas que tu aurais fait cela, Samivel, non, je ne l'aurais pas cru!»

Ces réflexions étaient trop pénibles pour l'infortuné père; il porta le verre de Sam à ses lèvres, et en but le contenu, tout d'un trait.

«Comment ça va-t-il maintenant? lui demanda son fils.

—Ah! Sammy, ça sera une furieuse épreuve de voir ça à mon âge! Heureusement que je suis passablement coriace, et c'est une consolation, comme disait le vieux dindon, quand le fermier l'avertit qu'il était obligé de le tuer pour le porter au marché.

—Qu'est-ce qui sera une épreuve?

—De te voir marié, Sammy; de te voir comme une victime abusée, qui s'imagine que tout est rose. C'est une épreuve effroyable pour les sentiments d'un père, Sammy!

—Bêtises! je ne suis pas pour me marier; ne vous vexez pas pour cela. Demandez plutôt votre pipe, je m'en vas vous lire ma lettre; là!»

Nous ne saurions dire positivement si le chagrin de M. Weller fut calmé par la perspective de sa pipe ou par la pensée qu'il y avait dans sa famille une propension fatale au mariage, contre laquelle il était inutile de vouloir lutter. Nous sommes porté à croire que cet heureux résultat fut atteint à la fois par ces deux sources combinées de consolation, car il répéta fréquemment la seconde à voix basse, pendant qu'il sonnait pour se faire apporter la première. Ensuite il se débarrassa de sa houppelande, alluma sa pipe, et se plaça le dos au feu, de manière à en recevoir toute la chaleur et à s'appuyer en même temps sur le manteau de la cheminée; puis il tourna vers Sam son visage notablement adouci par la bénigne influence du tabac, et l'engagea à démarrer.

Sam plongea sa plume dans l'encre pour être prêt à faire des corrections, et commença d'un air théâtral.

«Aimable....»

«Halte! dit M. Weller en tirant la sonnette. Un double verre de l'invariable, ma chère.

—Très-bien, monsieur, répondit la jeune fille; et avec une singulière prestesse elle disparut, revint et redisparut.

—Ils ont l'air de connaître vos idées, ici, fit observer Sam.

—Oui, répondit son père; j'y ai z'été qué'que fois dans ma vie. Allons Sam.»

«Aimable créature....»

«Est-ce que c'est des verses?

—Non, non.

—Tant mieux. Les verses, ce n'est pas naturel. I' n'y a pas un homme qui parle en verses, excepté la circulaire du bedeau, le jour des étrennes, les annonces du cirage de Warren, ou l'huile de Macassar, ou qué'que gens de ce poil là. Ne te laisse jamais aller à parler en verses, mon garçon, c'est trop commun! Recommence-moi un peu ça, Sammy.»

Cela dit, M. Weller reprit sa pipe avec une solennité d'Aristarque, et Sam, recommençant pour la troisième fois, lut ainsi qu'il suit:

«Aimable créature, je sens que mon cœur est bigrement....»

«Cela n'est pas convenable, interrompit M. Weller, en ôtant sa pipe de sa bouche.

—Non, ça n'est pas bigrement, dit Sam, en tournant la lettre plus au jour. C'est joliment; il y a un pâté là. Je sens que mon cœur est joliment tonteux.

—Très-bien, marchez.

—Est joliment tonteux et sir.... J'ai oublié le mot qu'il y a là, dit Sam, en se grattant l'oreille avec sa plume.

—Pourquoi ne le regardes-tu pas alors?

—C'est ce que je fais, mais il y a un autre pâté. Il y a un s et un i et un r.

—Circonscrit, peut-être? suggéra M. Weller.

—Non ce n'est pas cela. Sirconvenu voilà.

—Ça n'est pas un aussi beau mot que circonscrit, dit M. Weller gravement.

—Vous croyez?

—Sûr et certain.

—Vous ne trouvez pas que ça dit plus de choses?

—Eh! Eh! fit M. Weller après un moment de réflexion. C'est peut-être un mot plus tendre. Va toujours, Sammy.»

«—Mon cœur est joliment tonteux et sirconvenu quant je me rat pelle de vous, car vous ête un joli brain de fille, et je voudrais bien qu'on vint me dire le contraire....»

«Voilà une belle pensée, dit M. Weller, en ôtant sa pipe, pour laisser sortir cette remarque.

—Oui, je crois qu'elle n'est pas mauvaise, répondit son fils, singulièrement flatté.

—Ce que j'aime dans ton style, c'est que tu ne donnes pas un tas de noms aux gens; tu n'y mets pas de Vénus, ni d'autres machines de ce genre-là. À quoi sert d'appeler une jeune femme une Vénus ou un ange, Sammy?

—Ah! oui, à quoi bon!

—Pourquoi ne pas l'appeler tout de suite griffon ou licorne, qu'est bien connu pour être des animaux métaphysiques.

—Ça vaudrait tout autant.

—Roulez toujours, Sammy.»

Sam obéit, et continua à lire, tandis que son père continuait à fumer, avec une physionomie de sagesse et de contentement tout à fait édifiante.

«—Avent de vous havoir vu je pansais que toute les fames fucent pareils....»

«Elles le sont,» fit observer M. Weller, entre parenthèses.

«Mai maintenant je vois quel fichu bêtte de corps nid chond j'ai zété, car il nid a pas dent tout le monde une pèrresone come vous quoi que je vous ême come tout!»

«J'ai pensé que je ferais bien de mettre cela un peu fort,» dit Sam en levant la tête.

M. Weller fit un signe approbatif, et son fils poursuivit:

«In scie je prrends le privilaije du jour, ma chair Mary, come dit le genman dent l'embarrat, qui ne sortais que la nuit pour vous dire que la 1e et leunnuque foie que je vous et vu vot porterait et aimprimé dent mont cueur en couleur ben pus vive et ben pus vitte qu'y ni a jamet eu dé portret fait par la machinne à porfil (don vous avet peu taître entendu parler ma chair Mary) qui fabrique le porttrait et met le quadre avec un annot ô boue pour la crocher en 2 minutes un cart.»

«J'ai peur que ça ne frise le poétique, fit observer M. Weller d'un air dubitatif.

—Pas du tout,» répondit Sam, en recommençant promptement à lire pour éviter toute discussion.

«Acceptez moi Mary ma chair pour votre Valentin et panset a se que je vous et dit. Ma chair Mary je vais conclure maintenan.—Voilà tout.»

«Ça s'arrête un peu court, il me semble, Sammy

—Pas du tout. Elle souhaitera qu'il y en ait plus long; et voilà le grand art d'écrire des lettres!

—Eh! ben, i' y a qué'que chose là dedans. Je voudrais seulement que te belle-mère conduise sa conversation sur ce principe ici. Est-ce que vous n'allez pas signer.

—C'est la difficulté, ça. Je ne sais pas ce que je vas signer.

—Signe: Weller, dit le vieux propriétaire de ce nom.

—Ça n'ira pas: il ne faut jamais signer un Valentin avec son propre nom.

—Signe: Pickwick alors, c'est un très-bon nom et facile à épeler.

—Voilà l'affaire. Si je finissais par des verses, hein?

—Je n'aime pas ça, mon garçon; je n'ai jamais connu un respectable cocher qu'a écrit de la poésie, excepté un qu'a fait un morceau de verses attendrissant, le jour avant qu'il a été pendu, pour un vol de grand chemin, et encore c'était seulement un homme de Cambervell. Ainsi ça ne compte pas.»

Cependant Sam ne put être dissuadé de l'idée poétique qui lui était survenue, il signa donc sa lettre ainsi qu'il suit:

L'amour me pique,
Piquewique.

Ayant ensuite fermé son épître d'une manière très-compliquée, il y mit obliquement l'adresse:

Miss Mary fam de chambre ché monsieur Nupkins mère à Ipswick Suffolk. Puis après l'avoir cachetée il la fourra dans sa poche, toute prête pour la poste.

Cette importante affaire étant terminée, M. Weller senior commença à développer celle pour laquelle il avait convoqué son héritier.

«La première histoire regarde ton gouverneur, Sammy, lui dit-il. Il va être jugé demain, n'est-il pas vrai?

—Sûr comme ache.

—Eh bien! je suppose qu'il aura besoin de qué'ques témoins pour jurer ses mœurs, ou bien peut-être pour prouver un allébi. J'ai retourné tout cela dans ma tête, et y peut se tranquilliser, Sammy. J'ai ramassé qué'ques amis qui feront son affaire, pour les deux choses. Mais voilà mon avis à moi. Vous inquiétez pas des mœurs, et raccrochez vous à l'allébi. Rien comme un allébi, Sammy, rien.»

Ayant délivré cette opinion légale d'un air singulièrement profond, M. Weller ensevelit son nez dans son verre, et fit par-dessus le bord de rapides clins d'œil à son fils étonné.

«Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda celui-ci. Est-ce que vous vous imaginez qu'il va passer en cour d'assises?

—Ça ne fait rien à l'affaire, Sammy. N'importe où ce qui sera jugé, mon garçon; un allébi voilà la chose. Nous avons sauvé Tom Wildspark d'un meurtre, avec un allébi, quand toutes les grosses perruques disaient que rien ne pouvait le tirer d'affaire. Et vois-tu, Sammy, mon opinion est que si ton gouverneur ne prouve pas un allébi, il se trouvera couronné des deux jambes.»

Comme M. Weller entretenait la conviction ferme et inaltérable que le Old Bailey était la cour suprême de judicature de l'Angleterre, et que ses formes de procédure réglaient toutes les autres cours de justice sans exception, il n'écouta en aucune manière les assurances et les arguments de son fils pour lui prouver que l'alibi était inadmissible; mais il continua à protester avec véhémence que M. Pickwick allait être victimisé. Trouvant qu'il était inutile de discuter davantage cette matière, Sam changea de sujet, et demanda quel était le second topique, sur lequel son vénérable parent désirait le consulter.

«C'est un point de politique domestique, Sammy, répondit celui-ci. Tu sais bien ce Stiggins?

—L'homme au nez rouge?

—Le même. Cet homme au nez rouge, Sammy, visite ta belle-mère avec une bonté et une constance comme je n'en ai jamais vu. Il aime tant notre famille que, quand il s'en va, il ne peut pas être confortable, à moins qu'il n'emporte qué'que chose pour se souvenir de nous.

—Et si j'étais que de vous, interrompit Sam, je lui donnerais qué'que chose qu'il s'en souviendrait pendant dix ans.

—Une minute: j'allais te dire qu'à présent il apporte toujours une bouteille plate, qui tient à peu près une pinte et demie, et qu'avant de s'en aller il la remplit soigneusement avec notre rhum.

—Et il la vide toujours avant de revenir, je suppose?

—Juste, il n'y laisse rien que le bouchon et l'odeur. Fie-toi à lui pour cela, Sammy. Maintenant, mon garçon, ces gaillards ici vont tenir ce soir l'assemblée mensuelle de la branche de Brick-Lane de la grande union Ebenezer, à l'association de Tempérance. Ta belle-mère était pour y aller Sammy, mais elle a attrapé le rhumatique, et elle ne peut pas; et moi j'ai attrapé les deux billets qu'on y avait envoyés.»

M. Weller communiqua ce secret avec une immense jouissance, et ensuite se mit à cligner de l'œil, si infatigablement que Sam commença à penser qu'il avait le tic douloureux dans la paupière droite.

«Eh bien! dit le jeune gentleman.

—Eh bien! continua son père en regardant avec précaution autour de lui, nous irons ensemble, ponctuels à l'heure, Sammy. Le substitut du berger ne le sera pas! Le substitut du berger ne le sera pas!»

Ici M. Weller fut saisi d'un paroxysme de ricanement qui s'approcha graduellement de la suffocation, autant que cela se peut chez un vieux gentleman, sans amener d'accident. Pendant ce temps, Sam frottait le dos de son père, assez vivement pour l'enflammer par la friction, s'il eût été un peu plus sec.

«Vraiment, dit-il, je n'ai jamais vu un vieux revenant comme ça de mes jours, ni de ma vie. Qu'est-ce que vous avez donc à rire, corpulence?

—Chut! Sammy, répondit M. Weller, en regardant autour de lui, avec encore plus de défiance, et en parlant à voix basse. Deux de mes amis, qui travaillent sur la route d'Oxford, et qu'est fameux pour toutes sortes de farces, ont pris le substitut du berger à la remorque, et quand il viendra à la grande union Ebenezer (ce qu'il est bien sûr de faire, car ils le reconduiront jusqu'à la porte, et ils le feront monter, bon gré malgré, si c'est nécessaire), il sera embourbé dans le rhum aussi fort qu'il l'a jamais été au marquis de Granby, et c'est pas peu dire.»

Ici, M. Weller recommença à rire immodérément, et en conséquence retomba sur nouveaux frais dans un état de suffocation partielle.

Rien ne pouvait mieux s'accorder avec les idées de Sam que le projet de démasquer les penchants et les qualités réelles de l'homme au nez rouge. L'heure désignée pour la réunion approchant, le père et le fils se dirigèrent immédiatement vers Brick-Lane, et pendant le chemin Sam n'oublia pas de jeter sa lettre à la poste.

L'assemblée mensuelle de la branche de l'Association de Tempérance de Brick-Lane, embranchement de la grande union Ebenezer, se tenait dans une vaste chambre, située d'une manière agréable et aérée au sommet d'une échelle sûre et commode. Le président était le juste M. Anthony Humm, pompier converti, maintenant maître d'école, et occasionnellement prédicant-voyageur. Le secrétaire était M. Jonas Mudge, garçon chandelier, vase d'enthousiasme et de désintéressement, qui vendait du thé aux membres de l'association. Préalablement au commencement des opérations, les dames étaient assises sur des tabourets et buvaient du thé, aussi longtemps qu'elles croyaient pouvoir le faire, tandis qu'une large tirelire de bois était placée en évidence sur le tapis vert du bureau, derrière lequel le secrétaire se tenait debout, reconnaissant par un gracieux sourire, chaque addition à la riche veine de cuivre que la botte renfermait dans ses flancs.

Dans la présente occasion, les dames commencèrent par boire une quantité de thé presque alarmante, à la grande horreur de M. Weller qui, méprisant les signes de Sam, promenait autour de lui des regards où pouvaient se lire, avec facilité, son étonnement et son mépris.

«Sammy, murmura-t-il à son fils, si qué'ques uns de ces gens ici n'ont pas besoin d'être opérés pour l'hydropisie, demain matin, je ne suis pas ton père! Vois-tu cette vieille lady, assise auprès de moi? elle se noie avec du thé.

—Est-ce que vous ne pouvez pas vous tenir tranquille? chuchota Sam.

—Sammy, reprit M. Weller au bout d'un moment et avec un accent d'agitation profonde, fais attention à ce que je te dis, mon garçon; si ce secrétaire continue encore cinq minutes, il va crever à force d'avaler des rôties et de l'eau chaude.

—Eh bien! laissez-le, si ça lui fait plaisir. Ce n'est pas votre affaire.

—Si ça dure plus longtemps, Sammy, poursuivit M. Weller à voix basse, je sens que c'est mon devoir comme homme et comme chrétien, de me lever et d'adresser qué'ques paroles au président. Il y a là une jeune femme, au troisième tabouret, qui a bu neuf tasses et demie; je la vois qui gonfle visiblement à l'œil nu.»

Il n'y a nul doute que M. Weller eût exécuté ses bienveillantes intentions, si un grand bruit, occasionné par le choc des tasses, n'avait pas heureusement annoncé que le thé était terminé. La faïence ayant été enlevée et la table à la serge verte apportée au centre de la chambre, les opérations de la soirée furent entamées par un petit homme chauve, en culotte de velours de coton, qui grimpa soudainement à l'échelle, au hasard imminent de briser ses jambes maigrelettes.

«Ladies et gentlemen, dit le petit homme chauve, je porte au fauteuil notre excellent frère, M. Anthony Humm.»

À cette proposition les dames agitèrent une élégante collection de mouchoirs, et l'impétueux petit homme porta littéralement au fauteuil M. Humm, en le prenant par les épaules et le poussant vers un ustensile d'acajou, qui avait autrefois représenté cette pièce d'ameublement. L'agitation des mouchoirs fut renouvelée, et M. Humm, qui avait un visage blafard et luisant, en état de transpiration perpétuelle, salua gracieusement l'assemblée, à la grande admiration des femelles, et prit gravement son siége. Le silence fut alors réclamé par le petit homme, puis M. Humm se leva, et dit qu'avec la permission des frères et des sœurs de la branche de Brick-Lane, alors présents, le secrétaire lirait le rapport du comité de la branche de Brick-Lane, proposition qui fut encore accueillie par un trépignement de mouchoirs.

Le secrétaire ayant éternué d'une manière très-expressive, et la toux qui saisit toujours une assemblée, quand il va se passer quelque chose d'intéressant, ayant eu son cours régulier, on entendit la lecture du document suivant:

Rapport du Comité de la Branche de Brick-Lane de la Grande Union Ebenezer de l'Association de Tempérance.

«Votre comité a poursuivi ses agréables travaux, durant le mois passé, et a l'inexprimable plaisir de vous rapporter les cas suivants de nouveaux convertis à la tempérance.

«M. Walker, tailleur, sa femme et ses deux enfants. Quand il était plus à son aise, il confesse qu'il avait l'habitude de boire de l'ale et de la bière. Il dit qu'il n'est pas certain s'il n'a pas siroté pendant vingt ans, deux fois par semaines, du nez de chien, que votre comité trouve, sur enquête, être composé de porter chaud, de cassonade, de genièvre et de muscade. (Ici une femme âgée pousse un gémissement en s'écriant: c'est vrai!) Il est maintenant sans ouvrage et sans argent; il pense que ce doit être la faute du porter (applaudissements) ou la perte de l'usage de sa main droite; il ne peut pas dire lequel des deux, mais il regarde comme très-probable que s'il n'avait bu que de l'eau toute sa vie, son camarade ne l'aurait pas piqué avec une aiguille rouillée, ce qui a occasionné son accident (immenses applaudissements). Il n'a plus rien à boire que de l'eau claire, et ne se sent jamais altéré (grands applaudissements).

«Betzy Martin, veuve, n'a qu'un enfant et qu'un œil, va en journée comme femme de ménage et blanchisseuse: n'a jamais et qu'un œil, mais sait que sa mère buvait solidement, ne serait pas étonnée si cela en était la cause (terribles applaudissements). Ne regarde pas comme impossible qu'elle eût deux yeux maintenant, si elle s'était toujours abstenue de spiritueux (applaudissements formidables). Était habituée à recevoir par jour 1 shilling et 6 pence, une pinte de porter et un verre d'eau-de-vie, mais depuis qu'elle est devenue membre de la branche de Brick-Lane elle demande toujours à la place 3 shillings et 6 pence (l'annonce de ce fait intéressant est reçue avec le plus étourdissant enthousiasme).

«Henry Beller a été pendant nombre d'années maître d'hôtel pour différents dîners de corporations. En ce temps-là il buvait une grande quantité de vins étrangers. Il en a peut-être emporté quelque fois une bouteille ou deux chez lui. Il n'est pas tout à fait certain de cela, mais il est sûr que s'il les a emportées, il en a bu le contenu. Il se trouve très-mal disposé et mélancolique, est agité la nuit et éprouve une soif continuelle. Il pense que ce doit être le vin qu'il avait l'habitude de boire (applaudissements). Il est sans emploi maintenant, et ne tâte jamais une seule goutte de vins étrangers (applaudissements épouvantables).

«Thomas Burten, marchand de mou du lord maire, des schérifs et de plusieurs membres du Common council (le nom de ce gentleman est entendu avec un intérêt saisissant). Il a une jambe de bois: il trouve qu'une jambe de bois coûte bien cher quand on marche sur le pavé. Il avait l'habitude d'acheter des jambes de bois d'occasion, et buvait régulièrement chaque soir un verre d'eau et de genièvre chaud; quelquefois deux (profonds soupirs). Il s'est aperçu que les jambes d'occasion se fendaient et se pourrissaient très-promptement; il est fermement persuadé que leur constitution était minée par l'eau et le genièvre (applaudissements prolongés). Il achète maintenant des jambes de bois neuves, et ne boit rien que de l'eau et du thé léger. Les nouvelles jambes de bois durent deux fois aussi longtemps que les anciennes, et il attribue cela uniquement à ses habitudes de tempérance (applaudissements triomphants).»

Après cette lecture, Anthony Humm proposa à l'assemblée de se régaler d'une chanson. Il l'invita à se joindre à lui pour chanter les paroles du joyeux batelier, adaptées à l'air du centième psaume par le frère Mordlin, en vue de favoriser les jouissances morales et rationnelles de la société (grands applaudissements). M. Anthony Humm saisit cette opportunité d'exprimer sa ferme persuasion que feu M. Dibdin[7], reconnaissant les erreurs de sa jeunesse, avait écrit cette chanson pour montrer les avantages de l'abstinence. «C'est une chanson de tempérance (tourbillon d'applaudissements). La propreté du costume de l'intéressant jeune homme, son habileté, comme rameur, la désirable disposition d'esprit qui lui permettait, suivant la belle expression du poëte, de ramer tout le jour en ne pensant à rien; tout se réunit pour prouver qu'il devait être buveur d'eau (applaudissements). Oh! quel état de vertueuses jouissances (applaudissements enthousiastes)! et quelle fut la récompense du jeune homme! que tous les jeunes gens présents remarquent ceci:

«Les jeunes filles s'empressaient d'entrer dans son bateau (bruyants applaudissements, surtout parmi les dames). Quel brillant exemple! Les jeunes filles se pressant autour du jeune batelier et l'escortant dans le sentier du devoir et de la tempérance. Mais étaient-ce seulement les jeunes filles de bas étage, qui le soignaient, qui le consolaient, qui le soutenaient? Non!

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