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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

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Il était le rameur chéri
Des plus belles dames du monde.

(immenses applaudissements). Le doux sexe se ralliait comme un seul homme.... Mille pardons, comme une seule femme... autour du jeune batelier, et se détournait avec dégoût des buveurs de spiritueux (applaudissements). Les frères de la Branche de Brick-Lane sont des bateliers d'eau douce (applaudissements et rires). Cette chambre est leur bateau; cette audience représente les jeunes filles, et l'orateur, quoique indigne, est leur rameur chéri (applaudissements frénétiques et interminables).»

«Sammy, qu'est-ce qui veut dire par le doux sexe? demanda M. Weller à voix basse.

—La femme, répondit Sam du même ton.

—Pour ça, il n'a pas tort; faut qu'elle soit joliment douce pour se laisser plumer par des olibrius comme ça.»

Les observations mordantes du vieux gentleman furent interrompues par le commencement de la chanson que M. Anthony Humm psalmodiait, deux lignes par deux lignes, pour l'instruction de ceux de ses auditeurs qui ne connaissaient point la légende. Pendant qu'on chantait, le petit homme chauve disparut, mais il revint aussitôt que la chanson fut terminée, et parla bas à M. Anthony Humm avec un visage plein d'importance.

«Mes amis, dit M. Humm en levant la main d'un air suppliant, pour faire taire quelques vieilles ladies qui étaient en arrière d'un vers ou deux; mes amis, un délégué de la branche de Dorking, de notre société, le frère Stiggins, est en bas.»

Les mouchoirs s'agitèrent de nouveau et plus fort que jamais, car M. Stiggins était extrêmement populaire parmi les dames de Brick-Lane.

«Il peut entrer, je pense, dit M. Humm en regardant autour de lui avec un sourire fixe. Frère Tadger, il peut venir auprès de nous et remplir sa mission.»

Le petit homme chauve, qui répondait au nom de frère Tadger, dégringola l'échelle avec grande rapidité, puis immédiatement après, on l'entendit remonter avec le révérend M. Stiggins.

«Le voilà qui vient, Sammy, chuchota M. Weller, dont le visage était pourpre d'une envie de rire supprimée.

—Ne lui dites rien, répartit Sam, je ne pourrais pas me retenir. Il est près de la porte; je l'entends qui se cogne la tête contre la cloison.»

Pendant que Sam parlait, la porte s'ouvrit et le frère Tadger parut, immédiatement suivi par le révérend M. Stiggins. L'entrée de celui-ci fut accueillie par des bravos, par des trépignements, par des agitations de mouchoirs. Mais, à toutes ces manifestations de délices, le frère Stiggins ne répondit pas un mot, se contentant de regarder avec un sourire hébété la chandelle qui fumait sur la table, et balançant en même temps son corps d'une manière irrégulière et alarmante.

«Est-ce que vous n'allez pas bien, frère Stiggins? lui dit tout bas M. Anthony Humm.

—Je vais très-bien, monsieur, répliqua M. Stiggins d'une voix aussi féroce que le permettait l'épaisseur de sa langue. Je vais parfaitement, monsieur.

—Tant mieux, tant mieux, reprit M. Anthony Humm, en reculant de quelques pas.

—J'espère que personne ici ne se permet de dire que je ne suis pas bien?

—Oh! certainement non.

—Je les engage à ne pas le dire, monsieur, je les y engage.»

Tendant ce colloque, l'assemblée était restée parfaitement silencieuse, attendant avec une certaine anxiété la reprise de ses travaux ordinaires.

«Frère, dit M. Humm avec un sourire engageant, voulez-vous édifier l'assemblée?

—Non,» répliqua M. Stiggins.

L'assemblée leva les yeux au ciel et un murmure d'étonnement parcourut la salle.

«Monsieur, dit M. Stiggins, en déboutonnant son habit, et en parlant très-haut; j'ai dans l'opinion que cette assemblée s'est honteusement soûlée.—Frère Tadger, continua-t-il avec une férocité croissante, et en se tournant brusquement vers le petit homme chauve; vous êtes soûl, monsieur.»

En disant ces mots, M. Stiggins dans le louable dessein d'encourager la sobriété de rassemblée, et d'en exclure toute personne indigne, lança sur le nez de frère Tadger un coup de poing, si bien appliqué, que le petit secrétaire disparut en un clin d'œil. Il avait été précipité la tête première en bas de l'échelle.

À ce mouvement oratoire, tes femmes poussèrent des cris déchirants, et se précipitant par petits groupes autour de leurs frères favoris, les entourèrent de leurs bras pour les préserver du danger. Cette preuve d'affection touchante devint presque fatale au frère Humm, car il était extrêmement populaire, et il s'en fallut de peu qu'il ne fût étouffé par la foule des séïdes femelles qui se pendirent à son cou, et l'accablèrent de leurs caresses. La plus grande partie des lumières furent promptement éteintes, et l'on n'entendit plus, de toutes parts, qu'un tumulte épouvantable.

«Maintenant, Sammy, dit M. Weller en ôtant sa redingote d'un air délibéré, allez-vous-en me chercher un watchman.

—Et qu'est-ce donc que vous allez faire, en attendant?

—Ne vous inquiétez pas de moi, Sammy; je vas m'occuper à régler un petit compte avec ce Stiggins ici.»

Ayant ainsi parlé, et avant que Sam pût le retenir, l'héroïque vieillard pénétra dans le coin de la chambre où se trouvait le révérend M. Stiggins, et l'attaqua avec une admirable dextérité.

«Venez-vous-en, dit Sam.

—Avancez donc!» s'écria M. Weller, et sans autre avertissement, il administra au révérend M. Stiggins une tape sur la tête, puis se mit à danser autour de lui, avec une légèreté parfaitement admirable chez un gentleman de cet âge.»

Voyant que ses remontrances étaient inutiles, Sam enfonça solidement son chapeau, jeta sur son bras l'habit de son père, et saisissant le gros cocher par la ceinture, l'entraîna de force le long de l'échelle, et de là dans la rue, sans le lâcher, et sans lui permettre de s'arrêter. Comme ils arrivaient au carrefour, ils entendirent le tumulte occasionné par la dispersion, dans différentes directions, des membres la branche de Brick-Lane de la grande union d'Ebenezer à l'association de Tempérance, et virent bientôt après passer le révérend M. Stiggins, que l'on emmenait parmi les huées de la populace, afin de lui faire passer la nuit dans un logement fourni par la cité.


NOTES:

[4] Hôtel du maire de Londres ou hôtel de ville.

[5] Tous les papetiers exposent pendant une quinzaine de jours avant la Saint-Valentin des déclarations enjolivées dont le prix varie de deux sols à trois ou quatre francs, lesquelles sont destinées aux amoureux et amoureuses qui n'ont pas assez d'imagination pour composer eux-mêmes une des épîtres qu'on expédie par centaines de milliers en cette saison.

[6] Parce qu'elles se terminent presque toujours par ces mots: Voulez-vous de moi pour votre Valentin?

[7] Auteur de chansons célèbres.



CHAPITRE V.

Entièrement consacré au compte-rendu complet et fidèle du mémorable procès de Bardell contre Pickwick.

«Je voudrais bien savoir ce que le chef du jury peut avoir mangé ce matin à son déjeuner, dit M. Snodgrass par manière de conversation, dans la mémorable matinée du 14 février.

—Ah! répondit M. Perker, j'espère qu'il a fait un bon déjeuner.

—Pourquoi cela? demanda M. Pickwick.

—C'est fort important, extrêmement important, mon cher monsieur. Un bon jury satisfait, qui a bien déjeûné, est une chose capitale pour nous. Des jurés mécontents ou affamés, sont toujours pour le plaignant.

—Au nom du ciel, dit M. Pickwick, d'un air de complète stupéfaction, quelle est la cause de tout cela?

—Ma foi, je n'en sais rien, répondit froidement le petit homme, c'est pour aller plus vite, je suppose.» Quand le jury s'est retiré dans la chambre des délibérations, si l'heure du dîner est proche, le chef des jurés tire sa montre, et dit:

«Juste ciel! gentlemen, déjà cinq heures moins dix, et je dîné à cinq heures!—Moi aussi,» disent tous les autres, excepté deux individus qui auraient dû dîner à trois heures, et qui en conséquence sont encore plus pressés de sortir. Le chef des jurés sourit et remet sa montre. «Eh bien! gentlemen, qu'est-ce que nous disons? Le plaignant ou le défendant, gentlemen! Je suis disposé à croire, quant à moi.... Mais que cela ne vous influence pas.... Je suis assez disposé à croire que plaignant a raison.» Là-dessus deux ou trois autres jurés ne manquent pas de dire qu'ils le croient aussi, comme c'est naturel; et alors ils font leur affaire unanimement et confortablement. «Neuf heures dix minutes, continua le petit homme en regardant à sa montre, il est grandement temps de partir, mon cher monsieur. La cour est ordinairement pleine quand il s'agit d'une violation de promesse de mariage. Vous ferez bien de demander une voiture, mon cher monsieur, ou nous arriverons trop tard.»

M. Pickwick tira immédiatement la sonnette; une voiture fut amenée, et les quatre Pickwickiens y étant montés, avec M. Perker, se firent conduire à Guildball. Sam Weller, M. Lowten et le sac bleu, contenant la procédure, suivaient dans un cabriolet.

«Lowten, dit Perker, quand ils eurent atteint la salle des pas perdus, mettez les amis de M. Pickwick dans la tribune des stagiaires; M. Pickwick lui-même sera mieux auprès de moi.

—Par ici, mon cher monsieur, par ici.» En parlant de la sorte, le petit homme prit M. Pickwick par la manche et le conduisit vers un siége peu élevé, situé au-dessous du bureau du conseil du roi. De là, les avoués peuvent commodément chuchoter, dans l'oreille des avocats, les instructions que la marche du procès rend nécessaires. Ils y sont d'ailleurs invisibles au plus grand nombre des spectateurs, car ils sont assis beaucoup plus bas que les avocats et que les jurés, dont les siéges dominent le parquet. Naturellement ils leur tournent le dos, et regardent le juge.

«Voici la tribune des témoins, je suppose? dit M. Pickwick, en montrant, à sa gauche, une espèce de chaire, entourée d'une balustrade de cuivre.

—Oui, mon cher monsieur, répliqua Perker en extrayant une quantité de papiers du sac bleu que Lowten venait de déposer à ses pieds.

—Et là, dit M. Pickwick en indiquant, sur sa droite, une couple de bancs, enfermés d'une balustrade, là siégent les jurés, n'est-il pas vrai?

—Précisément,» répondit Perker, en tapant sur le couvercle de sa tabatière.

Ainsi renseigné, M. Pickwick se tint debout dans un état de grande agitation, et promena ses regarda sur la salle.

Il y avait déjà, dans la galerie, un flot assez épais de spectateurs, et sur le siége des avocats, une nombreuse collection de gentlemen en perruque, dont la réunion présentait cette étonnante et agréable variété de nez et de favoris, pour laquelle le barreau anglais est si justement célèbre. Parmi ces gentlemen, ceux qui possédaient un dossier le tenaient de la manière la plus visible possible, et de temps en temps s'en frottaient le menton, pour convaincre davantage les spectateurs de la réalité de ce fait. Quelques-uns de ceux qui n'avaient aucun dossier à montrer, portaient sous leurs bras de bons gros in-octavo, reliés en basane fauve à titres rouges. D'autres qui n'avaient ni diplômes ni livres, fourraient leurs mains dans leurs poches et prenaient un air aussi important qu'ils le pouvaient, sans s'incommoder; tandis que d'autres encore, allaient et venaient avec une mine suffisante et affairée, satisfaits d'éveiller, de la sorte, l'admiration des étrangers non initiés. Enfin, au grand étonnement de M. Pickwick, ils étaient tous divisés en petits groupes, et causaient des nouvelles du jour, avec la tranquillité la plus parfaite, comme s'il n'avait jamais été question de jugement.

Un salut de M. Phunky, lorsqu'il entra pour prendre sa place, derrière le banc réservé au conseil du roi, attira l'attention de M. Pickwick. À peine lui avait-il rendu sa politesse, lorsque Me Snubbin parut, suivi par M. Mallard, qui déposa sur la table un immense sac cramoisi, donna une poignée de main à M. Perker, et se retira. Ensuite entrèrent deux ou trois autres avocats, et parmi eux un homme au teint rubicond, qui fit un signe de tête amical à Me Snubbin, et lui dit que la matinée était belle.

«Quel est cet homme rubicond, qui vient de saluer notre conseil, et de lui dire que la matinée est belle? demanda tout bas M. Pickwick à son avoué.

—C'est Me Buzfuz, l'avocat de notre adversaire. Ce gentleman placé derrière lui, est M. Skimpin, son junior.»

M. Pickwick, rempli d'horreur, en apprenant la froide scélératesse de cet homme, allait demander comment Me Buzfuz, qui était l'avocat de son adverse partie, osait se permettre de dire, à son propre avocat, qu'il faisait une belle matinée, quand il fut interrompu par un long cri de: silence! que poussèrent les officiers de la cour, et au bruit duquel se levèrent tous les avocats. M. Pickwick se retourna, et s'aperçut que ce tumulte était causé par l'entrée du juge.

M. le juge Stareleigh (qui siégeait en l'absence du chef-justice, empêché par indisposition), était un homme remarquablement court, et si gros qu'il semblait tout visage et tout gilet. Il roula dans la salle sur deux petites jambes cagneuses, et ayant salué gravement le barreau, qui le salua gravement à son tour, il mit ses deux petites jambes sous la table, et son petit chapeau à trois cornes, dessus. Lorsque M. le juge Stareleigh eut fait cela, tout ce qu'on pouvait voir de lui c'étaient deux petits yeux fort drôles, une large face écarlate, et environ la moitié d'une grande perruque très-comique.

Aussitôt que le juge eut pris son siége, l'huissier qui se tenait debout sur le parquet de la cour, cria: silence! d'un ton de commandement, un autre huissier dans la galerie répéta immédiatement: silence! d'une voix colérique, et trois ou quatre autres huissiers lui répondirent avec indignation: silence! Ceci étant accompli, un gentleman en noir, assis au-dessous du juge, appela les noms des jurés. Après beaucoup de hurlements, on découvrit qu'il n'y avait que dix jurés spéciaux qui fussent présents. Me Buzfuz ayant alors demandé que le jury spécial fût complété par des tales quales, le gentleman en noir s'empara immédiatement de deux jurés ordinaires, à savoir un apothicaire et un épicier.

«Gentlemen, dit l'homme en noir, répondez à votre nom pour prêter le serment. Richard Upwitch?

—Voilà, répondit l'épicier.

—Thomas Groffin?

—Présent, dit l'apothicaire.

—Prenez le livre, gentlemen. Vous jugerez fidèlement et loyalement....

—Je demande pardon à la cour, interrompit l'apothicaire, qui était grand, maigre et jaune, mais j'espère que la cour ne m'obligera pas à siéger.

—Et pourquoi cela, monsieur? dit le juge Stareleigh.

—Je n'ai pas de garçon, milord, répondit l'apothicaire.

—Je n'y peux rien, monsieur. Vous devriez en avoir un.

—Je n'en ai pas le moyen, milord.

—Eh bien! monsieur, vous devriez en avoir le moyen, rétorqua le juge en devenant rouge, car son tempérament frisait l'irritable et ne supportait point la contradiction.

—Je sais que je devrais en avoir le moyen, si je prospérais comme je le mérite; mais je ne l'ai pas, milord.

—Faites prêter serment au gentleman, reprit le juge d'un ton péremptoire.»

L'officier n'avait pas été plus loin que le vous jugerez fidèlement et loyalement, quand il fut encore interrompu par l'apothicaire.

«Est-ce qu'il faut que je prête serment, milord? demanda-t-il.

—Certainement, monsieur, répliqua l'entêté petit juge.

—Très-bien, milord, fit l'apothicaire d'un air résigné. Il y aura mort d'homme avant que le jugement soit rendu, voilà tout. Faites-moi prêter serment si vous voulez, monsieur.»

Et l'apothicaire prêta serment avant que le juge eût pu trouver une parole à prononcer.

«Milord, reprit l'apothicaire en s'asseyant fort tranquillement, je voulais seulement vous faire observer que je n'ai laissé qu'un galopin dans ma boutique. C'est un charmant bonhomme, milord, mais qui se connaît fort peu en drogues; et je sais que, dans son idée, sel d'Epsom veut dire acide prussique, et sirop d'Ipécacuanha, laudanum. Voilà tout, milord.»

Ayant proféré ces mots, l'apothicaire s'arrangea commodément sur son siége, prit un visage aimable et parut préparé à tout événement.

M. Pickwick le considérait avec le sentiment de la plus profonde horreur, lorsqu'une légère sensation se fit remarquer dans la cour. Mme Bardell, supportée par Mme Cluppins, fut amenée et placée, dans un état d'accablement pitoyable, à l'autre bout du banc qu'occupait M. Pickwick. Un énorme parapluie fut alors apporté par M. Dodson, et une paire de socques, par M. Fogg, qui, tous les deux, avaient préparé pour cette occasion leurs visages les plus sympathiques et les plus compatissants. Mme Sanders parut ensuite, conduisant master Bardell. À la vue de son enfant, la tendre mère tressaillit, revint à elle et l'embrassa avec des transports frénétiques; puis, retombant dans un état d'imbécillité hystérique, la bonne dame demanda à ses amies où elle était. En répliquant à cette question, Mme Cluppins et Mme Sanders détournèrent la tête et se prirent à pleurer, tandis que MM. Dodson et Fogg suppliaient la plaignante de se tranquilliser. Me Buzfuz frotta ses yeux de toutes ses forces avec un mouchoir blanc et jeta vers le jury un regard qui semblait faire appel à son humanité. Le juge était visiblement affecté, et plusieurs des spectateurs toussèrent pour cacher leur émotion.

«Une très bonne idée, murmura Perker à M. Pickwick. Dodson et Fogg sont d'habiles gens. Voilà une scène d'un excellent effet, mon cher monsieur, d'un excellent effet.»

Pendant que Perker parlait, Mme Bardell revenait lentement à elle, et Mme Cluppins, après avoir soigneusement examiné les boutons de monter Bardell et leurs boutonnières respectives, le plaçait sur le parquet de la cour, devant sa mère: position avantageuse où il ne pouvait manquer d'éveiller la commisération des jurés et du juge. Cependant cela ne s'était pas fait sans une opposition considérable de la part du jeune gentleman lui-même; car il n'était pas éloigné de croire que ce fût là une formalité légale, après laquelle on le condamnerait à une exécution immédiate ou à la transportation au delà des mers pour le reste de ses jours, tout au moins.

«Bardell et Pickwick! cria le gentleman en noir, appelant la cause qui se trouvait la première sur la liste.

—Milord, dit Me Buzfuz, je suis pour la plaignante.

—Avec qui êtes-vous, Me Buzfuz? demanda le juge.»

M. Skimpin salua pour exprimer que c'était avec lui.

«Je parais pour le défendeur, milord, dit à son tour Me Snubbin.

—Il y a quelqu'un avec vous, Me Snubbin? reprit le juge.

—M. Phunky, milord.

—Me Buzfuz et Me Skimpin, pour la plaignante, dit le juge en écrivant les noms sur son livre de notes et en articulant ce qu'il écrivait. Pour le défendeur, Me Snubbin et M. Tronquet.

—Je demande pardon à votre seigneurie: Phunky.

—Oh! très-bien, dit le juge. Je n'avais jamais eu le plaisir d'entendre le nom de monsieur.»

Ici M. Phunky salua et sourit, et le juge salua et sourit aussi; et alors M. Phunky, rougissant jusqu'au blanc des yeux, s'efforça d'avoir l'air d'ignorer que tout le monde le regardait, chose qui n'a jamais réussi jusqu'à présent à personne, et qui suivant toutes probabilités, ne réussira en aucun temps.

«Procédons,» dit le juge.

Les huissiers, crièrent de nouveau: silence! et M. Skimpin exposa l'affaire; mais, lorsqu'elle fut exposée, l'audience n'en fut guère plus avancée, car l'avocat avait soigneusement gardé pour lui-même les particularités qu'il savait; et, quand il se rassit, au bout de trois minutes, la religion du jury était précisément aussi éclairée qu'auparavant.

Me Buzfuz se leva alors, avec toute la dignité qu'exigeait la nature de sa cause, chuchota avec Dodson, conféra brièvement avec Fogg, tira sa robe sur ses épaules, arrangea sa perruque, et s'adressa au jury.

Il commença par dire que jamais, dans le cours de sa carrière, jamais depuis le premier moment où il s'était appliqué à l'étude des lois, il ne s'était approché d'une cause avec des sentiments d'émotion aussi profonde, avec la conscience d'une aussi pesante responsabilité; responsabilité, pouvait-il dire, qu'il n'aurait jamais voulu assumer s'il n'avait pas été soutenu par la conviction, assez forte pour équivaloir à une certitude, par la conviction que la cause de la justice, ou, en d'autres termes, la cause de sa cliente, de sa cliente abusée, innocente et persécutée, devait prévaloir auprès des douze gentlemen intelligents, nobles et généreux, qu'il voyait assis en face de lui.

Les avocats commencent toujours de cette manière, parce que cela rend les jurés contents d'eux-mêmes en leur faisant croire qu'ils doivent être des personnages bien difficiles à tromper. Un effet visible fut produit immédiatement et plusieurs jurés commencèrent à prendre avec activité de volumineuses notes.

«Gentlemen, vous avez appris de mon savant ami, poursuivit Me Buzfuz, quoiqu'il sût très-bien que les gentlemen du jury n'avaient rien appris du tout du savant ami en question; vous avez appris de mon savant ami que ceci est une action pour violation de promesse de mariage, dans laquelle les dommages demandés sont de 1500 livres sterling; mais vous n'avez pas appris de mon savant ami, attendu que cela n'entrait pas dans les attributions de mon savant ami, quels sont les faits et les circonstances de la cause. Ces faits et ces circonstances, gentlemen, vous allez les entendre détaillés par moi et prouvés par les véridiques dames que je placerai devant vous dans cette tribune.»

Ici Me Buzfuz, avec une terrible emphase sur le mot tribune, frappa sa table d'un poing majestueux en regardant Dodson et Fogg. Ceux-ci firent un signe d'admiration pour l'avocat, d'indignation et de défi pour le défendeur.

«La plaignante, gentlemen, continua Me Buzfuz d'une voix douce et mélancolique, la plaignante est une veuve. Oui, gentlemen, une veuve. Feu M. Bardell, après avoir joui, pendant beaucoup d'années, de l'estime et de la confiance de son souverain, comme l'un des gardiens de ses revenus royaux, s'éloigna presque imperceptiblement de ce monde, pour aller chercher ailleurs le repos et la paix, que la douane ne peut jamais accorder.»

À cette poétique description du décès de M. Bardell (qui avait eu la tête cassée d'un coup de pinte dans une rixe de taverne), la voix du savant avocat trembla et s'éteignit un instant. Il continua avec grande émotion.

«Quelque temps avant sa mort, il avait imprimé sa ressemblance sur le front d'un petit garçon. Avec ce petit garçon, seul gage de l'amour du défunt douanier, Mme Bardell se cacha au monde et rechercha la tranquillité de la rue Goswell. Là elle plaça à la croisée de son parloir un écriteau manuscrit portant cette inscription: Appartement de garçon à louer en garni; s'adresser au rez-de-chaussée.»

Ici Me Buzfuz fit une pause, tandis que plusieurs gentlemen du jury prenaient note de ce document.

«Est-ce qu'il n'y a point de date à cette pièce? demanda un juré.

—Non, monsieur, il n'y a point de date, répondit l'avocat. Mais je suis autorisé à déclarer que cet écriteau fut mis à la fenêtre de la plaignante il y a justement trois années. J'appelle l'attention du jury sur les termes de ce document: Appartement de garçon à louer en garni. Messieurs, l'opinion que Mme Bardell s'était formée de l'autre sexe était dérivée d'une longue contemplation des qualités inestimables de l'époux qu'elle avait perdu. Elle n'avait pas de crainte; elle n'avait pas de méfiance; elle n'avait pas de soupçons; elle était tout abandon et toute confiance. M. Bardell, disait la veuve, M. Bardell était autrefois garçon; c'est à un garçon que je demanderai protection, assistance, consolation. C'est dans un garçon que je verrai éternellement quelque chose qui me rappellera ce qu'était M. Bardell, quand il gagna mes jeunes et vierges affections; c'est à un garçon que je louerai mon appartement. Entraînée par cette belle et touchante inspiration (l'une des plus belles inspirations de notre imparfaite nature, gentlemen), la veuve solitaire et désolée sécha ses lames, meubla son premier étage, serra son innocente progéniture sur son sein maternel, et mit à la fenêtre de son parloir l'écriteau que vous connaissez. Y resta-t-il longtemps? Non. Le serpent était aux aguets, la mèche était allumée, la mine était préparée, le sapeur et le mineur étaient à l'ouvrage. L'écriteau n'avait pas été trois jours à la fenêtre du parloir... trois jours, gentlemen! quand un être qui marchait sur deux jambes et qui ressemblait extérieurement à un homme et non point à un monstre, frappa à la porte de Mme Bardell. Il s'adressa au rez-de-chaussée; il loua le logement, et le lendemain il s'y installa. Cet être était Pickwick; Pickwick le défendeur.»

Me Buzfuz avait parlé avec tant de volubilité que son visage en était devenu absolument cramoisi. Il s'arrêta ici pour reprendre haleine. Le silence réveilla M. le juge Stareleigh qui, immédiatement, écrivit quelque chose avec une plume où il n'y avait pas d'encre, et prit un air extraordinairement réfléchi, afin de faire croire au jury qu'il pensait toujours plus profondément quand il avait les yeux fermés.

Me Buzfuz continua.

«Je dirai peu de choses de cet homme. Le sujet présente peu de charmes, et je n'aurais pas plus de plaisir que vous, gentlemen, à m'étendre complaisamment sur son égoïsme révoltant, sur sa scélératesse systématique.»

En entendant ces derniers mots, M. Pickwick qui, depuis quelques instants écrivait en silence, tressaillit violemment, comme si quelque vague idée d'attaquer Me Buzfuz sous les yeux mêmes de la justice, s'était présentée à son esprit. Un geste monitoire de M. Perker le retint, et il écouta le reste du discours du savant gentleman avec un air d'indignation qui contrastait complètement avec le visage admirateur de Mmes Cluppins et Sanders.

«Je dis scélératesse systématique, gentlemen, continua l'avocat en regardant M. Pickwick, et en s'adressant directement à lui; et, quand je dis scélératesse systématique, permettez-moi d'avertir le défendeur, s'il est dans cette salle, comme je suis informé qu'il y est, qu'il aurait agi plus décemment, plus convenablement, avec plus de jugement et de bon goût, s'il s'était abstenu d'y paraître. Laissez-moi l'avertir, messieurs, que s'il se permettait quelque geste de désapprobation dans cette enceinte, vous sauriez les apprécier et lui en tenir un compte rigoureux; et laissez-moi lui dire, en outre, comme milord vous le dira, gentlemen, qu'un Avocat qui remplit son devoir envers ses clients, ne doit être ni intimidé, ni menacé, ni maltraité, et que toute tentative pour commettre l'un ou l'autre de ces actes retombera sur la tête du machinateur, qu'il soit demandeur ou défendeur, que son nom soit Pickwick ou Noakes, ou Stonkes, ou Stiles, ou Brown, ou Thompson.»

Cette petite digression du sujet principal amena nécessairement le résultat désiré, de tourner tous les yeux sur M. Pickwick. Me Buzfuz, s'étant partiellement remis de l'état d'élévation morale où il s'était fouetté, continua plus posément.

«Je vous prouverai, gentlemen, que, pendant deux années, Pickwick continua de rester constamment et sans interruption, sans intermission, dans la maison de la dame Bardell; je vous prouverai que, durant tout ce temps, la dame Bardell le servit, s'occupa de ses besoins, fit cuire ses repas, donna son linge à la blanchisseuse, le reçut, le raccommoda, et jouit enfin de toute la confiance de son locataire. Je vous prouverai que, dans beaucoup d'occasions, il donna à son petit garçon des demi-pence, et même, dans, quelques occasions, des pièces de six pence; je vous prouverai aussi, par la déposition d'un témoin qu'il aéra impossible à mon savant ami de récuser ou d'infirmer; je vous prouverai, dis-je, qu'une fois il caressa le petit bonhomme sur la tête, et, après lui avoir demandé s'il avait gagné récemment beaucoup de billes et de calots, se servit de ces expressions remarquables: Seriez-vous bien content d'avoir un autre père? Je vous prouverai, en outre, gentlemen, qu'il y a environ un an, Pickwick commença tout à coup à s'absenter de la maison, durant de longs intervalles, comme s'il avait eu l'intention de se séparer graduellement de ma cliente; mais je vous ferai voir aussi qu'à cette époque sa résolution n'était pas assez forte ou que ses bons sentiments prirent le dessus, s'il a de bons sentiments; ou que les charmes et les accomplissements de ma cliente l'emportèrent sur ses intentions inhumaines; car je vous prouverai qu'en revenant d'un voyage, il lui fit positivement des offres de mariage, après avoir pris soin toutefois qu'il ne put y avoir aucun témoin de leur contrat solennel. Cependant je suis en état de vous prouver, d'après le témoignage de trois de ses amis, qui déposeront bien malgré eux, gentlemen, que, dans cette même matinée, il fut découvert par eux, tenant la plaignante dans ses bras et calmant son agitation par des douceurs et des caresses.»

Une impression visible fut produite sur les auditeurs par cette partie du discours du savant avocat. Tirant de son sac deux petits chiffons de papier, il continua:

«Et maintenant, gentlemen, un seul mot de plus. Nous avons heureusement retrouvé deux lettres, que le défendeur confesse être de lui, et qui disent des volumes. Ces lettres dévoilent le caractère de l'homme. Elles ne sont point écrites dans un langage ouvert, éloquent, fervent, respirant le parfum d'une tendresse passionnée; non, elles sont pleines de précautions, de ruses, de mots couverts, mais qui heureusement sont bien plus concluantes que si elles contenaient les expressions les plus brûlantes, les plus poétiques images: lettres qui doivent être examinées avec un œil soupçonneux; lettres qui étaient destinées, par Pickwick, à dérouter les tiers entre les mains desquels elles pourraient tomber. Je vais vous lire la première, gentlemen. «Garraway, midi. Chère mistress B. Côtelettes de mouton et sauce aux tomates! Tout à vous. Pickwick.» Côttelettes de mouton! Juste ciel! et sauce aux tomates! Gentlemen, le bonheur d'une femme sensible et confiante devra-t-il être à jamais détruit par ces vils artifices? La lettre suivante n'a point de date, ce qui, par soi-même, est déjà suspect. «Chère madame B. Je n'arriverai à la maison que demain matin: la voiture est en retard.» Et ensuite viennent ces expressions très-remarquables: «Ne vous tourmentez point pour la bassinoire.» La bassinoire! Eh! messieurs, qui donc se tourmente pour une bassinoire? Quand est-ce que la paix d'un homme ou d'une femme a été troublée par une bassinoire? par une bassinoire, qui est en elle-même un meuble domestique innocent, utile, et j'ajouterai même, commode. Pourquoi Mme Bardell est-elle si chaleureusement suppliée de ne point d'affliger pour la bassinoire? À moins (comme il n'y a pas l'ombre d'un doute) que ce mot ne serve de couvercle à un feu caché, qu'il ne soit l'équivalent de quelque expression caressante, de quelque promesse flatteuse, le tout déguisé par un système de correspondance énigmatique, artificieusement imaginé par Pickwick, dans le dessein de préparer sa lâche trahison, et qui, effectivement, est resté indéchiffrable pour tout le monde. Ensuite, que signifient ces paroles: La voiture est en retard? Je ne serais point étonné qu'elles s'appliquassent à Pickwick lui-même qui, incontestablement, a été bien criminellement en retard durant toute cette affaire; mais dont la vitesse sera inopinément accélérée, et dont les roues, comme il s'en apercevra à son dam, seront incessamment graissées par vous-mêmes, gentlemen!»

Me Buzfuz s'arrêta en cet endroit, pour voir si le jury souriait à cette plaisanterie; mais personne ne l'ayant comprise, excepté l'épicier, dont l'intelligence sur ce sujet provenait probablement de ce qu'il avait soumis, dans la matinée même, son chariot au procédé en question, le savant avocat jugea convenable, pour finir, de retomber encore dans le lugubre.

«Assez de ceci, gentlemen; il est difficile de sourire avec un cœur déchiré; il est mal de plaisanter, quand nos plus profondes sympathies sont éveillées. L'avenir de ma cliente est perdu; et ce n'est pas une figure de rhétorique de dire que sa maison est vide. L'écriteau n'est pas mis, et pourtant il n'y a point de locataire. Des célibataires estimables passent et repassent dans la rue Goswell, mais il n'y a pas pour eux d'invitation à s'adresser au rez-de-chaussée. Tout est sombre et silencieux dans la demeure de madame Bardell; la voix même de l'enfant ne s'y fait plus entendre; ses jeux innocents sont abandonnés, car sa mère gémit et se désespère; ses agates et ses billes sont négligées; il n'entend plus le cri familier de ses camarades: pas de tricherie! Il a perdu l'habileté dont il faisait preuve au jeu de pair ou impair. Cependant, gentlemen, Pickwick, l'infâme destructeur de cette oasis domestique qui verdoyait dans le désert de Goswell Street, Pickwick qui se présente devant vous au jourd'hui, avec son infernale sauce aux tomates et son ignoble bassinoire, Pickwick lève encore devant vous son front d'airain, et contemple avec férocité la ruine dont il est l'auteur. Des dommages, gentlemen, de forts dommages sont la seule punition que vous puissiez lui infliger, la seule consolation que vous puissiez offrir à ma cliente; et c'est dans cet espoir qu'elle fait, en ce moment, un appel à l'intelligence, à l'esprit élevé, à la sympathie, à la conscience, à la justice, à la grandeur d'âme d'un jury composé de ses plus honorables concitoyens.»

Après cette belle péroraison, Me Buzfuz s'assit, et M. le juge Stareleigh s'éveilla.

«Appelez Élisabeth Cluppins,» dit l'avocat en se relevant au bout d'une minute, avec une nouvelle vigueur.

L'huissier le plus proche appela: «Élisabeth Tuppins!» un autre, à une petite distance, demanda: «Élisabeth Supkins!» et un troisième enfin se précipita dans King-Street et beugla: «Élisabeth Fnuffin!» jusqu'à ce qu'il en fût enroué.

Pendant ce temps, Madame Cluppins avec l'assistance combinée de Mmes Bardell et Sanders, de M. Dodson et de M. Fogg, était conduite vers la tribune des témoins. Lorsqu'elle fut heureusement juchée sur la marche d'en haut, Mme Bardell se plaça debout sur celle d'en bas, tenant d'une main le mouchoir et les socques de son amie, de l'autre une bouteille de verre, qui pouvait contenir environ un quart de pinte de sel de vinaigre, afin d'être prête à tout événement. Mme Sanders, dont les yeux étaient attentivement fixés sur le visage du juge, se planta près de Mme Bardell, tenant de la main gauche le grand parapluie, et appuyant d'un air déterminé son pouce droit sur le ressort, comme pour faire voir qu'elle était prête à l'ouvrir, au plus léger signal.

«Madame Cluppins, dit Me Buzfuz, je vous en prie, madame, tranquillisez-vous.»

Bien entendu qu'à cette invitation, Mme Cluppins se prit à sangloter avec une nouvelle violence, et donna des marques si alarmantes de sensibilité, qu'elle semblait à chaque instant prête à s'évanouir.

Cependant, après quelques questions peu importantes, Me Buzfuz lui dit: «Vous rappelez-vous, madame Cluppins, vous être trouvée dans la chambre du fond, au premier étage, chez Mme Bardell, dans une certaine matinée de juillet, tandis qu'elle époussetait l'appartement de M. Pickwick?

—Oui milord, et messieurs du jury, répondit Mme Cluppins.

—La chambre de M. Pickwick était au premier, sur le devant, je pense?

—Oui, Monsieur.

—Que faisiez-vous dans la chambre de derrière, madame? demanda le petit juge.

—Milord et messieurs! s'écria Mme Cluppins, avec une agitation intéressante, je ne veux pas vous tromper....

—Vous ferez bien, madame, lui dit-le petit juge.

—Je me trouvais là à l'insu de Mme Bardell. J'étais sortie avec un petit panier, messieurs, pour acheter trois livres de vitelottes, qui m'ont bien coûté deux pence et demi, quand je vois la porte de la rue de Mme Bardell entre-bâillée....

—Entre quoi? s'écria le petit juge.

—À moitié ouverte, milord, dit Me Snubbin.

—Elle a dit entre-bâillée, fit observer le petit juge d'un air plaisant.

—C'est la même chose, milord,» reprit l'illustre avocat.

Le petit juge le regarda dubitativement, et dit qu'il en tiendrait note. Mme Cluppins continua.

«Je suis entrée, gentlemen, juste pour dire bonjour, et je suis montée les escaliers, d'une manière pacifique, et je suis pénétrée dans la chambre de derrière et... et....

—Et vous avez écouté, je pense, madame Cluppins? dit Me Buzfuz.

—Je vous demande excuse, monsieur, répliqua Mme Cluppins, d'un air majestueux, j'en mépriserais l'action, les voix étaient très-élevées, monsieur, et se forcèrent sur mon oreille.

—Très bien, vous n'écoutiez pas, mais vous entendiez les voix. Une de ces voix était-elle celle de M. Pickwick?

—Oui, monsieur.»

Mme Cluppins, après avoir déclaré distinctement que M. Pickwick s'adressait à Mme Bardell, répéta lentement et en réponse à de nombreuses questions, la conversation que nos lecteurs connaissent déjà. Me Buzfuz sourit, en s'asseyant, et les jurés prirent un air soupçonneux; mais leur physionomie devint absolument menaçante, lorsque Me Snubbin déclara qu'il ne contre-examinerait pas le témoin, parce que M. Pickwick croyait devoir convenir que son récit était exact en substance.

Mme Cluppins ayant une fois brisé la glace, jugea que l'occasion était favorable pour faire une courte dissertation sur ses propres affaires domestiques. Elle commença donc par informer la cour qu'elle était au moment actuel mère de huit enfants, et qu'elle entretenait l'espérance d'en présenter un neuvième à M. Cluppins dans environ six mois. Malheureusement dans cet endroit instructif, le petit juge l'interrompit très-colériquement, et par suite de cette interruption la vertueuse dame et Mme Sanders furent poliment conduites hors de la salle, sous l'escorte de M. Jackson, sans autre forme de procès.

«Nathaniel Winkle! dit M. Skimpin.

—Présent, répondit M. Winkle, d'une voix faible; puis il entra dans la tribune des témoins, et après avoir prêté serment, salua le juge avec une grande déférence.

—Ne vous tournez pas vers moi, monsieur, lui dit aigrement le juge, en réponse à son salut. Regardez le jury.»

M. Winkle obéit, avec empressement, à cet ordre, et se tourna vers la place où il supposait que le jury devait être, car dans l'état de confusion où il se trouvait, il était tout à fait incapable de voir quelque chose.

M. Skimpin s'occupa alors de l'examiner. C'était un jeune homme de 42 ou 43 ans, qui promettait beaucoup, et qui était nécessairement fort désireux de confondre, autant qu'il le pourrait, un témoin notoirement prédisposé en faveur de l'autre partie.

«Maintenant, monsieur, aurez-vous la bonté de faire connaître votre nom à Sa Seigneurie et au jury? dit M. Skimpin, en inclinant de côté pour écouter la réponse, et pour jeter en même temps aux jurés un coup d'œil qui semblait indiquer que le goût naturel de M. Winkle pour le parjure pourrait bien l'induire à déclarer un autre nom que le sien.

—Winkle, répondit le témoin.

—Quel est votre nom de baptême, monsieur? demanda le petit juge d'un ton courroucé.

—Nathaniel, monsieur.

—Daniel? Vous n'avez pas d'autre prénom?

—Nathaniel, monsieur... milord, je veux dire.

—Nathaniel, Daniel? ou Daniel Nathaniel?

—Non, milord; seulement Nathaniel; point Daniel.

—Alors, monsieur, pourquoi donc m'avez-vous dit Daniel?

—Je ne l'ai pas dit, milord.

—Vous l'avez dit, monsieur, rétorqua le juge, avec un austère froncement de sourcils. Pourquoi aurais-je écrit: Daniel, dans mes notes, si vous ne me l'aviez pas dit, monsieur?»

Cet argument était évidemment sans réplique.

«M. Winkle a la mémoire assez courte, milord, interrompit M. Skimpin, en jetant un autre coup d'œil au jury; mais j'espère que nous trouverons moyen de la lui rafraîchir.

—Je vous conseille de faire attention, monsieur,» dit le petit juge au témoin, en le regardant d'un air sinistre.

Le pauvre M. Winkle salua, et s'efforça de feindre une tranquillité dont il était bien loin; ce qui, dans son état de perplexité, lui donnait précisément l'air d'un filou pris sur le fait.

«Maintenant, monsieur Winkle, reprit M. Skimpin, écoutez moi avec attention, s'il vous plaît, et laissez-moi vous recommander, dans votre propre intérêt, de ne point oublier les injonctions de milord. N'êtes-vous pas ami intime de M. Pickwick, le défendeur?

—Autant que je puisse me le rappeler, en ce moment, je connais M. Pickwick depuis près de....

—Monsieur, n'éludez pas la question. Êtes-vous oui ou non ami intime du défendeur?

—J'allais justement vous dire que....

—Voulez-vous, oui ou non, répondre à ma question, monsieur?

—Si vous ne répondez pas à la question, je vous ferai incarcérer, monsieur, s'écria le petit juge en regardant par-dessus ses notes.

—Allons! monsieur, oui ou non, s'il vous plaît, répéta M. Skimpin.

—Oui, je le suis, dit enfin M. Winkle.

—Ah! vous l'êtes! Et pourquoi n'avez-vous pas voulu le dire du premier coup, monsieur? Vous connaissez peut-être aussi la plaignante? n'est-ce pas, monsieur Winkle?

—Je ne la connais pas, mais je l'ai vue.

—Oh! vous ne la connaissez pas, mais vous l'avez vue! Maintenant ayez la bonté de dire à MM. les jurés, ce que vous entendez par cette distinction, monsieur Winkle?

—J'entends que je ne suis pas intime avec elle, mais que je l'ai vue quand j'allais chez monsieur Pickwick, dans Goswell-Street.

—Combien de fois l'avez-vous vue, monsieur?

—Combien de fois?

—Oui, monsieur, combien de fois? Je vous répéterai cette question tant que vous le désirerez, monsieur.» Et le savant gentleman, après avoir froncé sévèrement les sourcils, plaça ses mains sur ses hanches, et sourit aux jurés, d'un air soupçonneux.

Sur cette question, s'éleva l'édifiante controverse, ordinaire en pareil cas. D'abord M. Winkle déclara qu'il lui était absolument impossible de préciser combien de fois il avait vu Mme Bardell. Alors on lui demanda s'il l'avait vue vingt fois? à quoi il répondit: «Certainement plus que cela.»—S'il l'avait vue cent fois?—S'il pouvait jurer de l'avoir vue plus de cinquante fois?—S'il n'était pas certain de l'avoir vue, au moins soixante et quinze fois, et ainsi de suite. À la fin on arriva à cette conclusion satisfaisante qu'il ferait bien de prendre garde à lui et à ses réponses. Le témoin ayant été réduit de la sorte à l'état désiré de susceptibilité nerveuse, l'interrogatoire fut continué ainsi qu'il suit:

«Monsieur Winkle, vous rappelez-vous avoir été chez le défendeur Pickwick dans l'appartement de la plaignante, rue Goswell, une certaine matinée de juillet?

—Oui, je me le rappelle.

—Étiez-vous accompagné dans cette occasion par un ami du nom de Tupman, et par un autre du nom de Snodgrass.

—Oui, monsieur.

—Sont-ils ici?

—Oui, ils y sont, répondit M. Winkle en regardant avec inquiétude l'endroit où étaient placés ses amis.

—Je vous en prie, monsieur Winkle, occupez-vous de moi et ne pensez pas à vos amis, reprit M. Skimpin, en jetant au jury un autre coup d'œil expressif. Il faudra qu'ils racontent leur histoire sans avoir de consultation préalable avec vous, s'ils n'en ont pas eu déjà (autre regard au jury). Maintenant, monsieur, dites à MM. les jurés ce que vous vîtes en entrant dans la chambre du défendeur, le jour en question. Allons! monsieur, accouchez donc; il faut que nous le sachions tôt ou tard.

—Le défendeur, M. Pickwick, tenait la plaignante dans ses bras, ayant ses mains autour de sa taille, répliqua M. Winkle, avec une hésitation bien naturelle; et la plaignante paraissait être évanouie.

—Avez-vous entendu le défendeur dire quelque chose?

—Je l'ai entendu appeler Mme Bardell une bonne âme, et l'engager à se calmer, en lui représentant dans quelle situation on les trouverait s'il survenait quelqu'un, ou quelque chose comme cela.

—Maintenant, monsieur Winkle, je n'ai plus qu'une question à vous faire, et je vous prie de vous rappeler l'avertissement de milord. Voulez-vous affirmer, sous serment, que Pickwick, le défendeur, n'a pas dit dans l'occasion en question: «Ma chère madame Bardell, vous êtes une bonne âme; habituez-vous à cette situation: un jour vous y viendrez, même devant quelqu'un;» ou quelque chose comme cela.

—Je... je ne l'ai certainement pas compris ainsi, dit M. Winkle étonné de l'ingénieuse explication donnée au petit nombre de paroles qu'il avait entendues. J'étais sur l'escalier, et je n'ai pas pu entendre distinctement. L'impression qui m'est restée est que....

—Ah! interrompit M. Skimpin, les gentlemen du jury n'ont pas besoin de vos impressions qui, je le crains, ne satisferaient guère des personnes honnêtes et franches: vous étiez sur l'escalier et vous n'avez pas entendu distinctement; mais vous ne voulez pas jurer que M. Pickwick ne se soit pas servi des expressions que je viens de citer. Vous ai-je bien compris?

—Non, je ne le peux pas jurer,» répliqua M. Winkle; et M. Skimpin s'assit d'un air triomphant.

Jusque-là, la cause de M. Pickwick n'avait pas marché d'une manière tellement heureuse qu'elle fût en état de supporter le poids de nouveaux soupçons, mais comme on pouvait désirer de la placer sous un meilleur jour, s'il était possible, M. Phunky se leva, afin de tirer quelque chose d'important de M. Winkle dans un contre-examen. On va voir tout à l'heure s'il en tira en effet quelque chose d'important.

«Je crois, monsieur Winkle, lui dit-il, que M. Pickwick n'est plus un jeune homme?

—Oh non! répondit M. Winkle, il est assez âgé pour être mon père.

—Vous avez dit à mon savant ami que vous connaissiez M. Pickwick depuis longtemps. Avez-vous jamais eu quelques raisons de supposer qu'il était sur le point de se marier?

—Oh non! certainement, non! répliqua M. Winkle avec tant d'empressement que M. Phunky aurait dû le tirer de la tribune le plus promptement possible. Les praticiens tiennent qu'il y a deux espèces de témoins particulièrement dangereux: le témoin qui rechigne, et le témoin qui a trop de bonne volonté. Ce fut la destinée de M. Winkle de figurer de ces deux manières, dans la cause de son ami.

—J'irai même plus loin que ceci, continua M. Phunky, de l'air le pins satisfait et le plus confiant. Avez-vous jamais vu dans les manières de M. Pickwick envers l'autre sexe, quelque chose qui ait pu vous induire à croire qu'il ne serait pas éloigné de renoncer à la vie d'un vieux garçon?

—Oh non! certainement, non!

—Dans ses rapports avec les dames, sa conduite n'a-t-elle pas toujours été celle d'un homme qui, ayant atteint un âge assez avancé, satisfait de ses propres amusements et de ses occupations, les traite toujours comme un père traite ses filles?

—Il n'y a pas le moindre doute à cela, répliqua M. Winkle dans la plénitude de son cœur. C'est-à-dire... oui... oh! oui certainement.

—Vous n'avez jamais remarqué dans sa conduite envers Mme Bardell, ou envers toute autre femme, rien qui fût le moins du monde suspect? ajouta M. Phunky, en se préparant à s'asseoir, car Me Snubbin lui faisait signe du coin de l'œil.

—Mais... n... n... non, répondit M. Winkle, excepté... dans une légère circonstance, qui, j'en suis sûr, pourrait être facilement expliquée.»

Cette déplorable confession n'aurait pas été arrachée au témoin, sans aucun doute, si le malheureux M. Phunky s'était assis quand Me Snubbin lui avait fait signe, ou si Me Buzfuz avait arrêté dès le début ce contre-examen irrégulier. Mais il s'était bien gardé de le faire, car il avait remarqué l'anxiété de M. Winkle, et avait habilement conclu que sa cliente en tirerait quelque profit. Au moment où ces paroles malencontreuses tombèrent des lèvres du témoin, M. Phunky s'assit à la fin, et Me Snubbin s'empressa, peut-être un peu trop, de dire au témoin de quitter la tribune. M. Winkle s'y préparait avec grande satisfaction, quand Me Buzfuz l'arrêta.

«Attendez monsieur Winkle, attendez, lui dit-il. Puis s'adressant au petit juge: Votre Seigneurie veut-elle avoir la bonté de demander au témoin en quelle circonstance ce gentleman, qui est assez vieux pour être son père, s'est comporté d'une manière suspecte envers des femmes?

—Monsieur, dit le juge, en se tournant vers le misérable et désespéré témoin, vous entendez la question du savant avocat. Décrivez la circonstance à laquelle vous avez fait allusion.

—Milord, répondit M. Winkle d'une voix tremblante d'anxiété, je... je désirerais me taire à cet égard.

—C'est possible, rétorqua le petit juge, mais il faut parler.»

Parmi le profond silence de toute l'assemblée, M. Winkle balbutia que la légère circonstance suspecte était que M. Pickwick avait été trouvé, à minuit, dans la chambre à coucher d'une dame, ce qui s'était terminé, à ce que croyait M. Winkle, par la rupture du mariage projeté de la dame en question, et ce qui avait amené, comme il le savait fort bien, la comparution forcée des pickwickiens devant Georges Nupkins, esquire, magistrat et juge de paix du bourg d'Ipswich.

«Vous pouvez quitter la tribune,» monsieur, dit alors Me Snubbin. M. Winkle la quitta en effet, et se précipita, en courant comme un fou, vers son hôtel où il fût découvert par le garçon, au bout de quelques heures, la tête ensevelie sous les coussins d'un sofa, et poussant des gémissements qui fendaient le cœur.

Tracy Tupman et Augustus Snodgrass furent successivement appelés à la tribune. L'un et l'autre corroborèrent la déposition de leur malheureux ami, et chacun d'eux fût presque réduit au désespoir par d'insidieuses questions.

Susannah Sanders fut ensuite appelée, examinée par Me Buzfuz, et contre-examinée par Me Subbin. Elle avait toujours dit et cru que M. Pickwick épouserait Mme Bardell. Elle savait qu'après l'évanouissement de juillet, le futur mariage de M. Pickwick et de mistress Bardell avait été le sujet ordinaire des conversations du voisinage. Elle l'avait entendu dire à mistress Mudberry, la revendeuse, et à la repasseuse, mistress Bunkin; mais elle ne voyait dans la salle ni mistress Mudberry ni mistress Bunkin. Elle avait entendu M. Pickwick demander au petit garçon s'il aimerait à avoir un autre père. Elle ne savait pas si Mme Bardell faisait société avec le boulanger, mais elle savait que le boulanger était alors garçon, et est maintenant marié. Elle ne pouvait pas jurer que Mme Bardell ne fût pas très-éprise du boulanger, mais elle imaginait que le boulanger n'était pas très-épris de Mme Bardell, car dans ce cas il n'aurait pas épousé une autre personne. Elle pensait que Mme Bardell s'était évanouie dans la matinée du mois de juillet parce que M. Pickwick lui avait demandé de fixer le jour; elle savait qu'elle-même avait tout à fait perdu connaissance, quand M. Sanders lui avait demandé de fixer le jour, et elle pensait que toute personne qui peut s'appeler une lady en ferait autant, en semblable circonstance. Enfin elle avait entendu la question adressée par M. Pickwick au petit Bardell, relativement aux billes et aux calots, mais sur sa foi de chrétienne, elle ne savait pas quelle différence il y avait entre une bille et un calot.

Interrogée par M. le juge Stareleigh, mistress Sanders répondit que, pendant que M. Sanders lui faisait la cour, elle avait reçu de lui des lettres d'amour comme font les autres ladies; que dans le cours de leur correspondance M. Sanders l'avait appelée très-souvent mon canard, mais jamais ma côtelette ou ma sauce aux tomates. M. Sanders aimait passionnément le canard; peut-être que s'il avait autant aimé la côtelette et la sauce aux tomates, il en aurait employé le nom comme un terme d'affection.

Après cette déposition capitale, Me Buzfuz se leva avec plus d'importance qu'il n'en avait déjà montré, et dit d'une voix forte: «Appelez Samuel Weller.»

Il était tout à fait inutile d'appeler Samuel Weller, car Samuel Weller monta lentement dans la tribune au moment où son nom fut prononcé. Il posa son chapeau sur le plancher, ses bras sur la balustrade, et examina la cour, à vol d'oiseau, avec un air remarquablement gracieux et jovial.

«Quel est votre nom, monsieur? demanda le juge.

—Sam Weller, milord, répliqua ce gentleman.

—L'écrivez-vous avec un V ou un W?

—Ça dépend du goût et de la fantaisie de celui qui écrit, milord. Je n'ai eu cette occasion qu'une fois ou deux dans ma vie, mais je l'écris avec un V.»

Ici on entendit dans la galerie une voix qui criait: «C'est bien ça, Samivel; c'est bien ça. Mettez un V, milord.

—Qui est-ce qui se permet d'apostropher la cour, s'écria le petit juge en levant les jeux. Huissier!

—Oui, milord.

—Amenez cette personne ici, sur-le-champ.

—Oui, milord.»

Mais comme l'huissier ne put trouver la personne, il ne l'amena pas, et après une grande commotion, tous les assistants, qui s'étaient levés pour regarder le coupable, se rassirent.

Aussitôt que l'indignation du petit juge lui permit de parler, il se tourna vers le témoin et lui dit:

«Savez-vous qui c'était, monsieur?

—Je suspecte un brin que c'était mon père, milord.

—Le voyez-vous maintenant?

—Non, je ne le vois pas, milord, répliqua Sam, en attachant ses yeux à la lanterne par laquelle la salle était éclairée.

—Si vous aviez pu me le montrer, je l'aurais fait empoigner sur-le-champ, reprit l'irascible petit juge.»

Sam fit un salut plein de reconnaissance et se retourna vers Me Buzfuz, avec son air de bonne humeur imperturbable.

«Maintenant monsieur Weller, dit Me Buzfuz.

—Voilà, monsieur, répliqua Sam.

—Vous êtes, je crois, au service de M. Pickwick, le défendeur en cette cause? Parlez s'il vous plaît, monsieur Weller.

—Oui, monsieur, je vas parler. Je suis au service de ce gentleman ici, et c'est un très-bon service.

—Pas grand'chose à faire, et beaucoup à gagner, je suppose? dit l'avocat, d'un air farceur.

—Ah! oui, suffisamment à gagner, monsieur, comme disait le soldat, quand on le condamna à cent cinquante coups de fouet.

—Nous n'avons pas besoin de ce qu'a dit le soldat, monsieur, ni toute autre personne, interrompit le juge.

—Très-bien, milord.

—Vous rappelez-vous, dit Me Buzfuz, en reprenant la parole, vous rappelez-vous quelque chose de remarquable qui arriva dans la matinée où vous fûtes engagé par le défendeur? voyons! monsieur Weller?

—Oui, monsieur.

—Ayez la bonté de dire au jury ce que c'était.

—J'ai eu un habillement complet tout neuf, ce matin-là, messieurs du jury, et c'était une circonstance très-remarquable pour moi, dans ce temps-là.»

Ces mots excitèrent un éclat de rire général, mais le petit juge, regardant avec colère par-dessus son bureau: «Monsieur, dit-il, je vous engage à prendre garde.

—C'est ce que M. Pickwick m'a dit dans le temps, milord; et j'ai pris bien garde à conserver ces habits-là, véritablement, milord.»

Pendant deux grandes minutes, le juge regarda sévèrement le visage de Sam, mais voyant que ses traits étaient complètement calmes et sereins, il ne dit rien, et fit signe à l'avocat de continuer.

«Est-ce que vous prétendez me dire, monsieur Weller, reprit Me Buzfuz en croisant ses bras emphatiquement et en se tournant à demi vers le jury, comme pour l'assurer silencieusement qu'il viendrait à bout du témoin, est-ce que vous prétendez me dire, monsieur Weller, que vous n'avez pas vu la plaignante évanouie dans les bras du défendeur, comme vous venez de l'entendre décrire par les témoins?

—Non certainement: j'étais dans le corridor jusqu'à ce qu'ils m'ont appelé, et la vieille lady était partie alors.

—Maintenant faites attention, monsieur Weller, continua Me Buzfuz, en trempant une énorme plume dans son encrier, afin d'effrayer Sam, en lui faisant voir qu'il allait noter sa réponse. Vous étiez dans le corridor et vous n'avez rien vu de ce qui se passait. Avez-vous des yeux, monsieur Weller?

—Oui, j'en ai des yeux, et c'est justement pour ça. Si c'étaient des microscopes au gaz, brevetés pour grossir cent mille millions de fois, j'aurais peut-être pu voir à travers les escaliers et la porte de chêne; mais comme je n'ai que des yeux vous comprenez, ma vision est limitée.»

À cette réponse qui fut délivrée de la manière la plus simple et sans la plus légère apparence d'irritation, les spectateurs ricanèrent, le petit juge sourit, et Me Buzfuz eut l'air singulièrement déconfit. Après une courte consultation avec Dodson et Fogg, le savant avocat se tourna de nouveau vers Sam, et lui dit avec un pénible effort pour cacher sa vexation.

«Maintenant, monsieur Weller, je vous ferai encore une question sur un autre point, s'il vous plaît.

—Je suis à vos ordres, monsieur, répondit Sam avec une admirable bonne humeur.

—Vous rappelez-vous être allé chez Mme Bardell un soir de novembre?

—Oh! oui, très bien.

—Ah! ah! vous vous rappelez cela, monsieur Weller? dit l'avocat, en recouvrant son équanimité. Je pensais bien que nous arriverions à quelque chose à la fin.

—Je le pensais bien aussi, monsieur, répliqua Sam; et les spectateurs rirent encore.

—Bien. Je suppose que vous y êtes allé pour causer un peu du procès, eh! monsieur Weller? reprit l'avocat, en lançant un coup d'œil malin au jury.

—J'y suis allé pour payer le terme; mais nous avons causé un brin du procès.

—Ah! vous en avez causé? répéta Me Buzfuz dont le visage devint radieux, par l'anticipation de quelque importante découverte. Voulez-vous avoir la bonté de nous raconter ce qui s'est dit à ce propos, monsieur Weller?

—Avec le plus grand plaisir du monde, monsieur. Après quelques observations guère importantes des deux respectables dames qui ont déposé ici aujourd'hui, elles se sont quasi pâmées d'admiration sur la vertueuse conduite de MM. Dodson et Fogg, ces deux gentlemen qui sont assis à côté de vous maintenant.»

Ceci, bien entendu, attira l'attention générale sur Dodson et Fogg qui prirent un air aussi vertueux que possible.

«Ah! dit Me Buzfuz, ces dames parlèrent donc avec éloge de l'honorable conduite de MM. Dodson et Fogg, les avoués de la plaignante, hein?

—Oui, monsieur. Elles dirent que c'était une bien généreuse chose de leur part de prendre cette affaire-là par spéculation, et de ne rien demander pour les frais, s'ils ne les faisaient pas payer à M. Pickwick.»

À cette réplique inattendue, les spectateurs ricanèrent encore, et Dodson et Fogg, qui étaient devenus tout rouges, se penchèrent vers Me Buzfuz, et d'un air très-empressé lui chuchotèrent quelque chose dans l'oreille.

«Vous avez complètement raison, répondit tout haut l'avocat, avec une tranquillité affectée. Il est parfaitement impossible de tirer quelque éclaircissement de l'impénétrable stupidité du témoin. Je n'abuserai point des moments de la cour en lui adressant d'autres questions. Vous pouvez descendre, monsieur.

—Il n'y a pas quelque autre gentleman qui désire m'adresser une question? demanda Sam, en prenant son chapeau et en regardant autour de lui d'un air délibéré.

—Non pas moi, monsieur Weller. Je vous remercie, dit Me Snubbin, en riant.

—Vous pouvez descendre, monsieur,» répéta Me Buzfuz, en agitant la main d'un air impatient.

Sam descendit en conséquence, après avoir fait à la cause de MM. Dodson et Fogg, autant de mal qu'il le pouvait, sans inconvénient, et après avoir parlé le moins possible de l'affaire de M. Pickwick, ce qui était précisément le but qu'il s'était proposé.

«Milord, dit Me Snubbin, si cela peut épargner l'interrogatoire d'autres témoins, je n'ai pas d'objections à admettre que M. Pickwick s'est retiré des affaires et possède une fortune indépendante et considérable.

—Très-bien,» répliqua Me Buzfuz, en passant au clerc les deux lettres de M. Pickwick.

Me Snubbin s'adressa alors au jury en faveur du défendeur, et débita un très-long et très-emphatique discours, dans lequel il donna à la conduite et aux mœurs de M. Pickwick les plus magnifiques éloges. Mais comme nos lecteurs doivent s'être formé relativement au mérite de ce gentleman une opinion beaucoup plus nette que celle de Me Snubbin, nous ne croyons pas devoir rapporter longuement ses observations. Il s'efforça de démontrer que les lettres qui avaient été produites se rapportaient simplement au dîner de M. Pickwick et aux préparations à faire dans son appartement, pour le recevoir à son retour de quelque excursion. Enfin il parla le mieux qu'il put, en faveur de notre héros, et comme tout le monde le sait, sur la foi d'un vieil adage, il est impossible de faire plus.

M. le juge Starleigh fit son résumé, suivant les formes et de la manière la plus approuvée. Il lut au jury autant de ses notes qu'il lui fut possible d'en déchiffrer en si peu de temps, et fit en passant des commentaires sur chaque témoignage. Si mistress Bardell avait raison, il était parfaitement évident que M. Pickwick avait tort. Si les jurés pensaient que le témoignage de mistress Cluppins était digne de croyance, c'était leur devoir de le croire: mais sinon, non. S'ils étaient convaincus qu'il y avait eu violation de promesse de mariage, ils devaient attribuer à la plaignante les dommages-intérêts qu'ils jugeraient convenables; mais d'un autre côté s'il leur paraissait qu'il n'y eût jamais eu de promesse de mariage, alors ils devaient renvoyer le défenseur sans aucun dommage. Après cette harangue, les jurés se retirèrent dans leur salle pour délibérer, et le juge se retira dans son cabinet pour se rafraîchir avec une côtelette de mouton et un verre de xérès.

Un quart d'heure plein d'anxiété s'écoula. Le jury revint; on alla quérir le juge. M. Pickwick mit ses lunettes et contempla le chef du jury, avec un cœur palpitant et une contenance agitée.

«Gentlemen, dit l'individu en noir, êtes-vous tous d'accord sur votre verdict?

—Oui, nous sommes d'accord, répondit le chef du jury.

—Décidez-vous en faveur de la plaignante ou du défendeur, gentlemen?

—En faveur de la plaignante.

—Avec quels dommages, gentlemen?

—Sept cent cinquante livres sterling.»

M. Pickwick ôta ses lunettes, en essuya soigneusement les verres, les renferma dans leur étui, et les introduisit dans sa poche. Ensuite ayant mis ses gants avec exactitude, tout en continuant de considérer le chef du jury, il suivit machinalement hors de la salle M. Perker et le sac bleu.

M. Perker s'arrêta dans une salle voisine pour payer les honoraires de la cour. Là, M. Pickwick fut rejoint par ses amis, et là aussi il rencontra MM. Dodson et Fogg, se frottant les mains avec tous les signes extérieurs d'une vive satisfaction.

«Eh! bien? gentlemen, dit M. Pickwick.

—Eh! bien, monsieur, dit Dodson pour lui et son partenaire.

—Vous vous imaginez que vous allez empocher vos frais, n'est-ce pas, gentlemen?»

Fogg répondit qu'il regardait cela comme assez probable, et Dodson sourit en disant qu'ils essayeraient.

«Vous pouvez essayer, et essayer, et essayer encore, messieurs Dodson et Fogg, s'écria M. Pickwick avec véhémence, mais vous ne tirerez jamais de moi un penny de dommages, ni de frais, quand je devrais passer le reste de mon existence dans une prison pour dettes.

—Ah! ah! dit Dodson, vous y repenserez avant le prochain terme, monsieur Pickwick.

—Hi! hi! hi! nous verrons cela incessament, monsieur Pickwick, ricana M. Fogg.»

Muet d'indignation, M. Pickwick se laissa entraîner par son avoué et par ses amis qui le firent monter dans une voiture, amenée en un clin d'œil par l'attentif Sam Weller.

Sam avait relevé le marchepied, et se préparait à sauter sur le siége, quand il sentit toucher légèrement son épaule. Il se retourna et vit son père, debout devant lui. Le visage du vieux gentleman avait une expression lugubre. Il secoua gravement la tête, et dit d'un ton de remontrance:

«Je savais ce qu'arriverait de cette manière-là de conduire l'affaire. O Sammy, Sammy, pourquoi qu'i' ne se sont pas servis d'un alébi.»



CHAPITRE VI.

Dans lequel M. Pickwick pense que ce qu'il a de mieux à faire est d'aller à Bath, et y va en conséquence.

«Mais, mon cher monsieur, dit le petit Perker à M. Pickwick, qu'il était allé voir dans la matinée qui suivit le jugement, vous n'entendez pas, en réalité et sérieusement, et toute irritation à part, que vous ne payerez pas ces frais et ces dommages?

—Pas un demi-penny, répéta M. Pickwick avec fermeté, pas un demi-penny.

—Hourra! vivent les principes! comme disait l'usurier en refusant de renouveler le billet, s'écria Sam, qui enlevait le couvert du déjeuner.

—Sam, dit M. Pickwick, ayez la bonté de descendre en bas.

—Certainement, monsieur, répliqua Sam en obéissant à l'aimable insinuation de son maître.

—Non, Perker, reprit M. Pickwick d'un air très-sérieux. Mes amis ici présents se sont vainement efforcés de me dissuader de cette détermination. Je m'occuperai comme à l'ordinaire. Mes adversaires ont le pouvoir de poursuivre mon incarcération, et, s'ils sont assez vifs pour s'en servir et pour arrêter une personne, je me soumettrai aux lois avec une parfaite tranquillité. Quand peuvent-ils faire cela?

—Ils peuvent lancer une exécution pour le montant des dommages et des frais taxés, le terme prochain, juste dans deux mois d'ici, mon cher monsieur.

—Très-bien. D'ici là, mon ami, ne me reparlez plus de cette affaire. Et maintenant, continua M. Pickwick en regardant ses amis avec un sourire bénévole et un regard brillant que nulles lunettes ne pouvaient obscurcir, voici la seule question à résoudre: Où dirigerons-nous notre prochaine excursion?»

M. Tupman et M. Snodgrass étaient trop affectés par l'héroïsme de leur ami pour pouvoir faire une réponse. Quant à M. Winkle, il n'avait pas encore suffisamment perdu le souvenir de sa déposition en justice, pour oser élever la voix sur aucun sujet. C'est donc en vain que M. Pickwick attendit.

«Eh bien! reprit-il, si vous me permettez de choisir notre destination, je dirai Bath. Je pense que personne parmi vous n'y a jamais été?»

M. Perker, regardant comme très-probable que le changement de scène et la gaieté du séjour engageraient M. Pickwick à mieux apprécier sa détermination, et à moins estimer une prison pour dettes, appuya chaudement cette proposition. Elle fut adoptée à l'unanimité, et Sam immédiatement dépêché au Cheval-Blanc, pour retenir cinq places dans la voiture qui partait le lendemain matin, à sept heures et demie.

Il restait justement deux places à l'intérieur et trois places à l'extérieur. Sam les arrêta, échangea quelques compliments avec le commis, qui lui avait glissé mal à propos une demi-couronne en étain, en lui rendant sa monnaie, retourna au Georges et Vautour, et s'y occupa activement, jusqu'au moment de se mettre au lit, à comprimer des habits et du linge dans la plus petit espace possible, et à inventer d'ingénieux moyens mécaniques pour faire tenir des couvercles sur des boîtes qui n'avaient ni charnières ni serrure.

Le lendemain matin se leva fort déplaisant pour un voyage, sombre, humide et crotté. Les chevaux des diligences qui passaient fumaient si fort que les passagers de l'extérieur étaient invisibles. Les crieurs de journaux paraissaient noyés et sentaient le moisi; la pluie dégouttait des chapeaux des marchandes d'oranges; et, lorsqu'elles fourraient leur tête par la portière des voitures, elles en arrosaient l'intérieur d'une manière très rafraîchissante. Les juifs fermaient de désespoir leurs canifs à cinquante lames; les vendeurs d'agendas de poche en faisaient véritablement des agendas de poche; les chaînes de montres et les fourchettes à faire des rôties se livraient à porte; les porte-crayons et les éponges étaient pour rien sur le marché.

Laissant Sam Weller disputer les bagages à sept ou huit porteurs qui s'en étaient violemment emparés aussitôt que la voiture de place s'était arrêtée, et voyant qu'il y avait encore vingt minutes à attendre avant le départ de la diligence, M. Pickwick et ses amis allèrent chercher un abri dans la salle des voyageurs, dernière ressource de l'humaine misère.

La salle des voyageurs, au Cheval-Blanc, est comme on le pense bien, peu confortable; autrement ce ne serait pas une salle de voyageurs. C'est le parloir qui se trouve à main droite, et dans lequel une ambitieuse cheminée de cuisine semble s'être impatronisée, avec l'accompagnement d'un poker rebelle, d'une pelle et de pincettes réfractaires. Le pourtour de la salle est divisé en stalles pour la séquestration des voyageurs, et la salle elle-même est garnie d'une pendule, d'un miroir et d'un garçon vivant; ce dernier article étant habituellement renfermé dans une espèce de chenil où se lavent les verres, à l'un des coins de la chambre.

Le jour en question, une des stalles était occupée par un homme d'environ quarante-cinq ans, dont le crâne chauve et luisant sur le devant de la tête, était garni sur les côtés et par derrière d'épais cheveux noirs qui se mêlaient avec ses larges favoris. Son habit brun était boutonné jusqu'au menton; il avait une vaste casquette de veau marin et une redingote avec un manteau étaient étendus sur le siége, à côté de lui. Lorsque M. Pickwick entra, il leva les yeux de dessus son déjeûner avec un air fier et péremptoire tout à fait plein de dignité; puis, après avoir scruté notre philosophe et ses compagnons, il se mit à chantonner de manière à faire entendre que, s'il y avait des gens qui se flattaient de le mettre dedans, cela ne prendrait point.

«Garçon! dit le gentleman aux favoris noirs.

—Monsieur! répliqua, en sortant du chenil ci-dessus mentionné, un homme qui avait un teint malpropre et un torchon idem.

—Encore quelques rôties!

—Oui, monsieur.

—Faites attention qu'elles soient beurrées, ajouta le gentleman d'un ton dur.

—Tout de suite, monsieur,» repartit le garçon.

Le gentleman aux favoris noirs recommença à chantonner le même air; puis, en attendant l'arrivée des rôties, il vint se placer le dos au feu, releva sous ses bras les pans de son habit, et contempla ses bottes en ruminant.

«Vous ne savez pas où la voiture arrête à Bath? dit M. Pickwick d'un ton doux en s'adressant à M. Winkle.

—Hum! Eh! qu'est-ce! dit l'étranger.

—Je faisais une observation à mon ami, dit M. Pickwick, toujours prêt à entrer en conversation. Je demandais où la voiture arrête à Bath. Vous pouvez peut-être m'en informer, monsieur?

—Est-ce que vous allez à Bath?

—Oui, monsieur.

«Et ces autres gentlemen?

—Ils y vont aussi.

—Pas dans l'intérieur! Je veux être damné si vous allez dans l'intérieur!

—Non, pas tous.

—Non certes, pas tous, reprit l'étranger avec énergie. J'ai retenu deux places, et, s'ils veulent empiler six personnes dans une boîte infernale qui n'en peut tenir que quatre, je louerai une chaise de poste à leurs frais. Cela ne prendra pas. J'ai dit au commis, en payant mes places, que cela ne prendrait pas. Je sais que cela s'est fait; je sais que cela se fait tous les jours; mais on ne m'a jamais mis dedans, et on ne m'y mettra pas. Ceux qui me connaissent le savent, Dieu me damne!»

Ici le féroce gentleman tira la sonnette avec grande violence et déclara au garçon que si on ne lui apportait pas ses rôties avant cinq secondes, il irait lui-même en savoir la raison.

«Mon cher monsieur, dit M. Pickwick, permettez-moi de vous faire observer que vous vous agitez bien inutilement. Je n'ai retenu de places à l'intérieur que pour deux.

—Je suis charmé de le savoir, répondit l'homme féroce. Je retire mes expressions; acceptez mes excuses. Voici ma carte; faisons connaissance.

—Avec grand plaisir, répliqua M. Pickwick. Nous devons être compagnons de voyage, et j'espère que nous trouverons mutuellement notre société agréable.

—Je l'espère. J'en suis persuadé. J'aime votre air; il me plaît. Gentlemen, vos mains et vos noms. Faisons connaissance.»

Nécessairement un échange de salutations amicales suivit ce gracieux discours. Le fier gentleman informa alors nos amis avec le même système de phrases courtes, abruptes, sautillantes, que son nom était Dowler, qu'il allait à Bath pour son plaisir, qu'il était autrefois dans l'armée, que maintenant il s'était mis dans les affaires, comme un gentleman; qu'il vivait des profits qu'il en tirait, et que la personne pour qui la seconde place avait été retenue par lui, n'était pas une personne moins illustre que Mme Dowler, son épouse.

«C'est une jolie femme, poursuivit-il. J'en suis orgueilleux. J'ai raison de l'être.

—J'espère que nous aurons le plaisir d'en juger, dit M. Pickwick avec un sourire.

—Vous en jugerez. Elle vous connaîtra. Elle vous estimera. Je lui ai fait la cour d'une singulière manière. Je l'ai gagnée par un vœu téméraire. Voilà. Je la vis; je l'aimai; je la demandai; elle me refusa. «Vous en aimez un autre?—Épargnez ma pudeur.—Je le connais.—Vraiment?—Certes; s'il reste ici, je l'écorcherai vif.»

—Diable! s'écria M. Pickwick involontairement.

—Et... l'avez-vous écorché, monsieur? demanda M. Winkle en pâlissant.

—Je lui écrivis un mot. Je lui dis que c'était une chose pénible. C'était vrai.

—Certainement, murmura M. Winkle.

—Je dis que j'avais donné ma parole de l'écorcher vif, que mon honneur était engagé, et que, comme officier de Sa Majesté, je n'avais pas d'autre alternative. J'en regrettais la nécessité, mais il fallait que cela se fit. Il se laissa convaincre; il vit que les règles de service étaient impératives. Il s'enfuit. J'épousai la jeune personne. Voici la voiture. C'est sa tête que vous voyez à la portière.»

En achevant ces mots, M. Dowler montrait une voiture qui venait de s'arrêter. On voyait effectivement à la portière une figure assez jolie, coiffée d'un chapeau bleu, et qui, regardant parmi la foule, cherchait probablement l'homme violent lui-même. M. Dowler paya sa dépense et sortit promptement avec sa casquette, sa redingote et son manteau: M. Pickwick et ses amis le suivirent pour s'assurer de leurs places.

M. Tupman et M. Snodgrass s'étaient huchés derrière la voiture; M. Winkle était monté dans l'intérieur et M. Pickwick se préparait à le suivre, quand Sam Weller s'approcha d'un air de profond mystère, et, chuchotant dans l'oreille de son maître, lui demanda la permission de lui parler.

«Eh bien! Sam, dit M. Pickwick, qu'est-ce qu'il y a maintenant?

—En voilà une de sévère, monsieur!

—Une quoi?

—Une histoire, monsieur. J'ai bien peur que le propriétaire de cette voiture-ci ne nous fasse quelque impertinence.

—Comment cela, Sam? Est-ce que nos noms ne sont point sur la feuille de route?

—Certainement qu'ils y sont, monsieur; mais ce qui est plus fort, c'est qu'il y en a un qui est sur la porte de la voiture.»

En parlant ainsi, Sam montrait à son maître cette partie de la portière où se trouve ordinairement le nom du propriétaire; et là, en effet, se lisait en lettres dorées, d'une raisonnable grandeur, le nom magique de Pickwick.

«Voilà qui est curieux! s'écria M. Pickwick, tout à fait étourdi de cette coïncidence; quelle chose extraordinaire!

—Oui; mais ce n'est pas tout, reprit Sam en dirigeant de nouveau l'attention de son maître vers la portière. Non contents d'écrire Pickwick, ils mettent Moïse devant. Voilà ce que j'appelle ajouter l'injure à l'insulte, comme disait le perroquet quand on lui a appris à parler anglais, après l'avoir emporté de son pays natal.

—Cela est certainement assez singulier, Sam; mais si nous restons là, debout, nous perdrons nos places.

—Comment! est-ce qu'il n'y a rien à faire en conséquence, monsieur? s'écria Sam tout à fait démonté par la tranquillité avec laquelle M. Pickwick se préparait à s'enfoncer dans l'intérieur.

—À faire? dit le philosophe; qu'est-ce qu'on pourrait faire?

—Est-ce qu'il n'y aura personne de rossé pour avoir pris cette liberté, monsieur? demanda Sam, qui s'était attendu, pour le moins, à recevoir la commission de défier le cocher et le conducteur en combat singulier.

—Non, certainement, répliqua M. Pickwick avec vivacité. Sous aucun prétexte! Montez à votre place, sur-le-champ.

—Ah! murmura Sam en grimpant sur son banc, faut que le gouverneur ait quelque chose; autrement il n'aurait pas pris ça aussi tranquillement. J'espère que ce jugement-ici ne l'aura pas affecté; mais ça va mal, ça va très-mal,» continua-t-il en secouant gravement la tête.

Et, ce qui est digne de remarque, car cela fait voir combien il prit cette circonstance à cœur, il ne prononça plus une seule parole jusqu'au moment où la voiture atteignit le turnpike de Kensington. C'était pour lui un effort de taciturnité tellement extraordinaire, qu'il peut être considéré comme tout à fait sans précédent.

Il n'arriva rien durant le voyage qui mérite une mention spéciale. M. Dowler rapporta plusieurs anecdotes, toutes illustratives de ses prouesses personnelles; et, à chacune d'elles il en appelait au témoignage de Mme Dowler. Alors cette aimable dame racontait, sous la forme d'appendice, quelques circonstances remarquables que M. Dowler avait oubliées, ou peut-être que sa modestie avait omises; car ces additions tendaient toujours à montrer que M. Dowler était un homme encore plus étonnant qu'il ne le disait lui-même. M. Pickwick et M. Winkle l'écoutaient avec la plus grande admiration: par intervalles, cependant, ils conversaient avec Mme Dowler, qui était une personne tout à fait séduisante. Ainsi, grâces aux histoires de M. Dowler et aux charmes de son autre moitié, grâces à l'amabilité de M. Pickwick et à l'attention imperturbable de M. Winkle, les habitants de l'intérieur de la diligence exécutèrent leur voyage en bonne harmonie et en parfaite humeur.

Les voyageurs de l'extérieur se conduisirent comme leurs places le comportaient. Ils étaient gais et causeurs au commencement de tous les relais, tristes et endormis au milieu, et de nouveau brillants et éveillés vers la fin. Il y avait un jeune gentleman en manteau de caoutchouc, qui fumait des cigares tout le long du chemin; et il y avait un autre jeune gentleman dont la redingote avait l'air de la parodie d'un paletot, qui en allumait un grand nombre; mais, se sentant évidemment étourdi, après la seconde bouffée, il les jetait par terre, quand il croyait que personne ne pouvait s'en apercevoir. Il y avait sur le siége un troisième jeune homme qui désirait se connaître en chevaux, et par derrière, un vieillard qui semblait très-fort en agriculture. On rencontrait sur la route une constante succession de noms de baptême, en blouses ou en redingotes grises, qui étaient invités par le garde à monter un bout de chemin, et qui connaissaient chaque cheval et chaque aubergiste de la contrée. Enfin on fit un dîner, qui aurait été bon marché à une demi-couronne par tête, si on avait eu le temps d'en manger quelque chose. Quoi qu'il en soit, à sept heures du soir, M. Pickwick et ses amis, et M. Dowler ainsi que son épouse se retirèrent respectivement dans leur salon particulier à l'hôtel du Blanc-Cerf, en face de la grande salle des bains de Bath; hôtel illustre dans lequel les garçons, grâces à leur costume, pourraient être pris pour des étudiants de Westminster, s'ils ne détruisaient pas l'illusion par leur sagesse et leur bonne tenue.

Le lendemain matin, le déjeuner des pickwickiens avait à peine été enlevé, lorsqu'un garçon apporta la carte de M. Dowler, qui demandait la permission de présenter un de ses amis. M. Dowler lui-même suivit immédiatement sa carte, amenant aussi son ami.

L'ami était un charmant jeune homme d'une cinquantaine d'années tout au plus. Il avait un habit bleu très-clair, avec des boutons resplendissants; un pantalon noir et la paire de bottes la plus fine et la plus luisante qu'on puisse imaginer. Un lorgnon d'or était suspendu à son cou par un ruban noir, large et court. Une tabatière d'or tournait élégamment entre l'index et le pouce de sa main gauche; des bagues innombrables brillaient à ses doigts; un énorme solitaire, monté en or, étincelait sur son jabot. Il avait, en outre, une montre d'or et une chaîne d'or, avec de massifs cachets d'or. Sa légère canne d'ébène portait une lourde pomme d'or; son linge était le plus fin, le plus blanc, le plus roide possible; son faux toupet le mieux huilé, le plus noir, le plus bouclé des faux toupets. Son tabac était du tabac du régent, son parfum, bouquet du roi. Ses traits s'embellissaient d'un perpétuel sourire, et ses dents étaient si parfaitement rangées qu'à une petite distance il était difficile de distinguer les fausses des véritables.

«Monsieur Pickwick, dit Dowler, mon ami Angelo-Cyrus Bantam, esquire, magister ceremoniorum.—Bantam, monsieur Pickwick. Faites connaissance.

—Soyez le bienvenu à Ba-ath, monsieur. Voici en vérité une acquisition.... Très-bien venu à Ba-ath, monsieur.... Il y a longtemps, très-longtemps, monsieur Pickwick, que vous n'avez pris les eaux. Il y a un siècle, monsieur Pickwick. Re-marquable.»

En parlant ainsi, M. Angelo-Cyrus Bantam, esq., m.c. prit la main de M. Pickwick; et, tout en disloquant ses épaules par une constante succession de saluts, il garda la main du philosophe dans les siennes, comme s'il n'avait pas pu prendre sur lui de la lâcher.

—Il y a certainement très-longtemps que je n'ai bu les eaux, répondit M. Pickwick, car, à ma connaissance, je ne suis jamais venu ici jusqu'à présent.

—Jamais venu à Ba-ath, monsieur Pickwick! s'écria le grand maître en laissant tomber d'étonnement la main savante. Jamais venu à Ba-ath! ha! ha! ha! Monsieur Pickwick, vous aimez à plaisanter! Pas mauvais, pas mauvais! Joli, joli! Hi! hi! hi! re-marquable.

—Je dois dire, à ma honte, que je parle tout à fait sérieusement. Je ne suis jamais venu ici.

—Oh! je vois, s'écria le grand maître d'un air extrêmement satisfait. Oui, oui. Bon, bon. De mieux en mieux. Vous êtes le gentleman dont nous avons entendu parler. Nous vous connaissons, monsieur Pickwick, nous vous connaissons.»

Ils ont lu, dans ces maudits journaux, les détails de mon procès, pensa M. Pickwick. Ils savent toute mon histoire.

«Oui, reprit Bantam, vous êtes le gentleman résidant à Clapham-Green, qui a perdu l'usage de ses membres pour s'être imprudemment refroidi après avoir pris du vin de Porto; qui, à cause de ses souffrances aiguës, ne pouvait plus bouger de place, et qui fit prendre des bouteilles de la source des bains du roi à 103°, se les fit apporter par un chariot dans sa chambre à coucher à Londres, se baigna, éternua et fut rétabli le même jour. Très-remarquable.»

M. Pickwick reconnut le compliment que renfermait cette supposition, et cependant il eut l'abnégation de la repousser. Ensuite, prenant avantage d'un moment où le maître des cérémonies demeurait silencieux, il demanda la permission de présenter ses amis, M. Tupman, M. Winkle et M. Snodgrass; présentation qui, comme on se l'imagine, accabla le maître des cérémonies de délices et d'honneur.

«Bantam, dit M. Dowler, M. Pickwick et ses amis sont étrangers; il faut qu'ils inscrivent leurs noms. Où est le livre?

—La registre des visiteurs distingués de Ba-ath sera à la salle de la Pompe aujourd'hui à deux heures. Voulez-vous guider nos amis vers ce splendide bâtiment et me procurer l'avantage d'obtenir leurs autographes.

—Je le ferai, répliqua Dowler. Voilà une longue visite. Il est temps de partir. Je reviendrai dans une heure. Allons.

—Il y a bal ce soir, monsieur, dit le maître des cérémonies en prenant la main de M. Pickwick, au moment de s'en aller. Les nuits de bal, dans Ba-ath, sont des instants dérobés au paradis, des instants que rendent enchanteurs la musique, la beauté, l'élégance, la mode, l'étiquette, etc..., et par-dessus tout, l'absence des boutiquiers, gens tout à fait incompatibles avec le paradis. Ces gens-là ont, entre eux, tous les quinze jours, au Guidhall, une espèce d'amalgame qui est, pour ne rien dire de plus, re-marquable. Adieu, adieu.»

Cela dit, et ayant protesté tout le long de l'escalier qu'il était fort satisfait, entièrement charmé, complètement enchanté, immensément flatté, on ne peut pas plus honoré, Angelo-Cyrus Bantam, esq., m.c. monta dans un équipage très-élégant qui l'attendait à la porte et disparut au grand trot.

À l'heure désignée, M. Pickwick et ses amis, escortés par Dowler, se rendirent aux salles d'assemblée et écrivirent leur nom sur le livre, preuve de condescendance dont Angélo Bantam se montra encore plus confus et plus charmé qu'auparavant. Des billets d'admission devaient être préparés pour les quatre amis; mais, comme ils ne se trouvaient pas prêts, M. Pickwick s'engagea, malgré toutes les protestations d'Angelo Bantam, à envoyer Sam les chercher, à quatre heures, chez le M.C., dans Queen-Square.

Après avoir fait une courte promenade dans la ville et être arrivés à la conclusion unanime que Park-Street ressemble beaucoup aux rues perpendiculaires qu'on voit dans les rêves, et qu'on ne peut pas venir à bout de gravir, les pickwickiens retournèrent au Blanc-Cerf et dépêchèrent Sam pour chercher les billets.

Sam Weller posa son chapeau sur sa tête d'une manière chalante et gracieuse, enfonça ses mains dans les poches de son gilet, et se dirigea, d'un pas délibéré, vers Queen-Square, en sifflant le long du chemin plusieurs airs populaires de l'époque, arrangés sur un mouvement entièrement nouveau pour les instruments à vent. Arrivé dans Queen-Square, au numéro qui lui avait été désigné, il cessa de siffler et frappa solidement à une porte, que vint ouvrir immédiatement un laquais à la tête poudrée, à la livrée magnifique, à la stature carrée.

«C'est-il ici M. Bantam, vieux? demanda Sam sans se laisser le moins du monde intimider par le rayon de splendeur qui lui donna dans l'œil à l'apparition du laquais poudré, à la livrée magnifique, etc.

—Pourquoi cela, jeune homme? répondit celui-ci d'un air hautain.

—Parce que, si c'est ici chez lui, portez-lui ça, et dites-lui que M. Weller attend la réponse. Voulez-vous m'obliger, six pieds?»

Ainsi parla Sam; et, étant entré froidement dans la salle, il s'y assit.

Le laquais poudré poussa violemment la porte et fronça les sourcils avec dignité; mais tout cela ne fit nulle impression sur Sam, qui s'occupait à regarder, avec un air de connaisseur satisfait, un élégant porte-parapluie en acajou.

La manière dont M. Bantam reçut la carte disposa apparemment le laquais poudré en faveur de Sam, car, lorsqu'il revint, il lui sourit amicalement et lui dit que la réponse allait être prête sur-le-champ.

«Très-bien, répliqua Sam; vous pouvez dire au vieux gentleman de ne pas se mettre en transpiration. Il n'y a pas de presse, six pieds. J'ai dîné.

—Vous dînez de bien bonne heure, monsieur.

—C'est pour mieux travailler au souper.

—Y a-t-il longtemps que vous restez à Bath, monsieur? Je n'ai pas eu le plaisir d'entendre parler de vous.

—Je n'ai pas encore causé ici une sensation étonnamment surprenante, répondit Sam tranquillement. Moi et les autres personnages distingués que j'accompagne, nous ne sommes arrivés que d'hier au soir.

—Un joli endroit, monsieur.

—Ça m'en a l'air.

—Bonne société, monsieur. Des domestiques fort agréables, monsieur.

—Ça me fait cet effet-là, des gaillards affables, sans affectation, qui ont l'air de vous dire: Allez vous promener; je ne vous connais pas!

—Oh! c'est bien vrai, monsieur, répliqua le laquais poudré, croyant évidemment que le discours de Sam renfermait un superbe compliment. En prenez-vous, monsieur? ajouta-t-il en produisant une petite tabatière.

—Pas sans éternuer.

—Oh! c'est difficile, monsieur; je le confesse; mais cela s'apprend par degrés. Le café est ce qu'il y a de mieux pour cela. J'ai longtemps porté du café, monsieur; cela ressemble beaucoup à du tabac.»

Ici un violent coup de sonnette réduisit le laquais poudré à l'ignominieuse nécessité de remettre la tabatière dans sa poche et de se rendre, avec une humble contenance, dans le cabinet de M. Bantam. Observons, par parenthèse, que tous les individus qui ne lisent et n'écrivent jamais, ont toujours quelque petit arrière-parloir qu'ils appellent leur cabinet.

«Voici la réponse, monsieur, dit à Sam le laquais poudré. J'ai peur que vous ne la trouviez incommode par sa grandeur.

—Ne vous tourmentez pas, répondit Sam en recevant la lettre, qui était enfermée dans une petite enveloppe. Je crois que la nature peut supporter cela sans tomber en défaillance.

—J'espère que nous nous reverrons, monsieur, dit le laquais poudré en se frottant les mains et en reconduisant Sam jusqu'à la porte.

—Vous êtes bien obligeant, monsieur, répliqua Sam; mais, je vous en prie, n'éreintez pas outre mesure une personne aussi aimable. Considérez ce que vous devez à la société, et ne vous laissez pas écraser par l'ouvrage. Pour l'amour de vos semblables, tenez-vous aussi tranquille que vous pourrez; songez quelle perte ce serait pour le monde!»

Sam s'éloigna sur ces mots pathétiques.

«Un jeune homme fort singulier,» dit en lui-même le laquais poudré, avec une physionomie tout ébahie.

Sam ne dit rien, mais il cligna de l'œil, hocha la tête, sourit, cligna de l'œil sur nouveaux frais, et s'en alla légèrement, avec une physionomie qui semblait dénoter qu'il était singulièrement amusé, par une chose ou par une autre.

Le même soir, juste à huit heures moins vingt minutes, Angelo-Cyrus Bantam esq. m.c. descendit de sa voiture à la porte des salons d'assemblée, avec le même toupet, les mêmes dents, le même lorgnon, la même chaîne et les mêmes cachets, les mêmes bagues, les mêmes épingles et la même canne, que celles ou ceux dont il était affublé le matin. Le seul changement remarquable dans son costume était qu'il portait un habit d'un bleu plus clair, doublé de soie blanche, un pantalon collant noir, des bas de soie noire, des escarpins et un gilet blanc, et qu'il était, si cela est possible, encore un peu plus parfumé.

Ainsi accoutré, le maître des cérémonies se planta dans la première salle, pour recevoir la compagnie, et remplir les importants devoirs de son indispensable office.

Bath était comble. La compagnie et les pièces de 6 pence pour le thé, arrivaient en foule. Dans la salle de bal, dans les salles de jeu, dans les escaliers, dans les passages, le murmure des voix et le bruit des pieds étaient absolument étourdissants. Les vêtements de soie bruissaient, les plumes se balançaient, les lumières brillaient, et les joyaux étincelaient. On entendait la musique, non pas des contredanses, car elles n'étaient pas encore commencées, mais la musique toujours agréable à entendre, soit à Bath, soit ailleurs, des pieds mignons et délicats qui glissent sur le parquet, des rires clairs et joyeux de jeunes filles, des voix de femmes retenues et voilées. De toutes parts scintillaient des yeux brillants, éclairés par l'attente du plaisir; et de quelque coté qu'on regardât, on voyait glisser gracieusement, à travers la foule, quelque figure élégante, qui, à peine perdue, était remplacée par une autre, aussi séduisante et aussi parée.

Dans la salle où l'on prenait le thé, et tout autour des tables de jeu, s'entassaient une foule innombrable d'étranges vieilles ladies et de gentlemen décrépits, discutant tous les petits scandales du jour avec une vivacité qui montrait suffisamment quel plaisir ils y trouvaient. Parmi ces groupes, se trouvaient quelques mères de famille, absorbées, en apparence, par la conversation à laquelle elles prenaient part, mais jetant de temps à autre un regard inquiet du côté de leurs filles. Celles-ci, se rappelant les injonctions maternelles de profiter de l'occasion, étaient en plein exercice de coquetterie, égarant leurs écharpes, mettant leurs gants, déposant leurs tasses à thé, et ainsi de suite, toutes choses légères en apparence, mais qui peuvent être fort avantageusement exploitées par d'habiles praticiennes.

Auprès des portes et dans les recoins, divers groupes de jeunes gens, étalant toutes les variétés du dandysme et de la stupidité, amusaient les gens raisonnables par leur folie et leur prétention, tout en se croyant, heureusement, les objets de l'admiration générale. Sage et prévoyante dispensation de la Providence, qu'un esprit charitable ne saurait assez louer.

Sur les bancs de derrière, où elles avaient déjà pris leur position pour la soirée, étaient assises certaines ladies non mariées, qui avaient passé leur grande année climatérique, et qui, ne dansant pas, parce qu'elles n'avaient point de partenaires, ne jouant pas, de peur d'être regardées comme irrévocablement vieilles filles, étaient dans la situation favorable de pouvoir dire du mal de tout le monde, sans qu'il retombât sur elles-mêmes. Tout le monde, en effet, se trouvait-là. C'était une scène de gaieté, de luxe et de toilettes, de glaces magnifiques, de parquets blanchis à la craie, de girandoles, de bougies, et sur tous les plans du tableau, glissant de place en place, avec une souplesse silencieuse, saluant obséquieusement telle société, faisant un signe familier à telle autre, et souriant complaisamment à toutes, se faisait remarquer la personne tirée à quatre épingles, d'Angelo-Cyrus Bantam esquire, le maître des cérémonies.

«Arrêtez-vous dans la salle du thé. Prenez-en pour vos 6 pence. Ils distribuent de l'eau chaude et appellent cela du thé. Buvez,» dit tout haut M. Dowler à M. Pickwick, qui s'avançait en tête de leur société, donnant le bras à Mme Dowler. M. Pickwick tourna donc vers la salle du thé, et M. Bantam, en l'apercevant, se glissa à travers la foule, et le salua avec extase.

«Mon cher monsieur, je suis prodigieusement honoré.... Ba-ath est favorisé.... Madame Dowler, vous embellissez cette salle. Je vous félicite vos plumes re-marquables!

—Y a-t-il quelqu'un ici? demanda M. Dowler d'un air dédaigneux.

—Quelqu'un? l'élite de Ba-ath! Monsieur Pickwick, voyez vous cette dame en turban de gaze?

—Cette grosse vieille dame? demanda M. Pickwick innocemment.

—Chut! mon cher monsieur, chut! Personne n'est gros ni vieux, dans Ba-ath. C'est la lady douairière Snuphanuph.[8]

—En vérité! fit M. Pickwick.

—Ni plus ni moins. Chut! approchez un peu par ici, monsieur Pickwick. Voyez-vous ce jeune homme, richement vêtu, qui vient de notre côté?

—Celui qui a des cheveux longs, et le front singulièrement étroit?

—Précisément. C'est le plus riche jeune homme de Ba-ath, en ce moment. Le jeune lord Mutanhed[9].

—Quoi, vraiment?

—Oui. Vous entendrez sa voix dans un moment, monsieur Pickwick. Il me parlera. Le gentleman qui est avec lui et qui a un dessous de gilet rouge et des moustaches noires, est l'honorable M. Crushton, son ami intime.—Comment vous portez-vous, mylord?

—Très-saudement, Bantam, répondit Sa Seigneurie.

—En effet, il fait très-chaud, milord, reprit le M.C.

—Diablement,» ajouta l'honorable M. Crushton.

Après une pause durant laquelle le jeune lord s'était efforcé de décontenancer M. Pickwick en le lorgnant, tandis que son acolyte réfléchissait sur quel sujet lord Mutanhed pouvait parler le plus avantageusement, M. Crushton, dit:

«Bantam, avez-vous vu la malle-poste de milord?

—Mon Dieu non. Une malle-poste? Quelle excellente idée. Re-marquable!

—Vaiment, je coyais que tout le monde l'avait vue! C'est la plus zolie, la plus lézère, la plus gacieuse chose qui ait zamais été sur des roues. Peinte en rouge, avec des gevaux café au lait.

—Et avec une véritable malle pour les lettres; tout à fait complète, ajouta l'honorable M. Crushton.

—Et un petit siége devant, entouré d'une tringle de fer pour le cozer, continua Sa Seigneurie. Ze l'ai conduite à Bristol l'aut'matin, avec un habit écalate et deux domestiques courant un quart de mille en arrière, et Dieu me damne si les paysans ne sortaient pas de leurs cabanes, pour m'arrêter et me demander si je n'étais pas la poste! Glo'ieux! Glo'ieux!»

Le jeune lord rit de tout son cœur de cette anecdote, et les auditeurs en firent autant, bien entendu.

«Charmant jeune homme! dit le maître des cérémonies à M. Pickwick.

—Il en a l'air,» répliqua sèchement le philosophe.

La danse ayant commencé, les présentations nécessaires ayant été faites, et tous les préliminaires étant arrangés, Angelo Bantam rejoignit M. Pickwick et le conduisit dans les salons de jeux.

Au moment de leur entrée, lady Snuphanuph et deux autres ladies, d'une apparence antique, et qui sentait le whist, erraient tristement autour d'une table inoccupée. Aussitôt qu'elles aperçurent M. Pickwick, sous la conduite d'Angelo Bantam, elles échangèrent entre elles des regards qui voulaient dire que c'était là justement la personne qu'il leur fallait pour faire un rob.

«Mon cher Bantam, dit la lady douairière Snuphanuph, d'un air engageant, trouvez-nous donc quelque aimable personne pour faire un whist, comme une bonne âme que vous êtes.»

Dans ce moment M. Pickwick regardait d'un autre côté, de sorte que milady fit un signe de tête expressif en l'indiquant.

Le maître des cérémonies comprit ce geste muet.

«Milady, répondit-il, mon ami M. Pickwick s'estimera, j'en suis sûr, très-heureux, re-marquablement.—M. Pickwick, lady Snuphanuph, Mme la colonel Wugsby, miss Bolo.»

M. Pickwick salua et voyant qu'il était impossible de s'échapper, se résigna. On tira les places, et M. Pickwick se trouva avec miss Bolo, contre lady Snuphanuph et Mme Wugsby.

À la seconde donne, au moment où la retourne venait à être vue, deux jeunes ladies accoururent dans la salle et se placèrent de chaque côté de Mme Wugsby, où elles attendirent patiemment et silencieusement que le coup fût fini.

«Eh bien! dit Mme Wugsby en se retournant vers l'une de ses filles, qu'est-ce qu'il y a?

—M'man, répondit à voix basse la plus jeune et la plus jolie des deux, je venais vous demander si je puis danser avec le plus jeune M. Crawley.

—Mais à quoi donc pensez-vous, Jane? répondit la maman avec indignation. N'avez-vous pas entendu dire cent fois, que son père n'a que huit cents livres sterling de revenu, et qui meurent avec lui encore! Vous me faites rougir de honte! Non, sous aucun prétexte.

—M'man, chuchota l'autre demoiselle qui était beaucoup plus vieille que sa sœur, et avait l'air insipide et artificiel; lord Mutanhed m'a été présenté. J'ai dit que je croyais n'être pas engagée, m'man.

—Vous êtes une bonne fille, mon enfant, et on peut se fier à vous, répondit Mme Wugsby, en tapant de son éventail la joue de sa fille. Il est immensément riche, ma chérie.» En parlant ainsi, Mme Wugsby baisa sa fille aînée fort tendrement, admonesta la cadette par un froncement de sourcil, et mêla les cartes.

Pauvre M. Pickwick! il n'avait jamais joué jusqu'alors avec trois vieilles femmes aussi complètement joueuses. Elles étaient d'une habileté qui l'effrayait. S'il jouait mal, miss Bolo le poignardait du regard; s'il s'arrêtait pour réfléchir, lady Snuphanuph se renversait sur sa chaise et souriait, en jetant à Mme Wugsby un coup d'œil mêlé d'impatience et de pitié. À quoi celle-ci répondait en haussant les épaules et en toussant, comme pour demander s'il se déciderait jamais à jouer. À la fin de chaque coup, miss Bolo demandait avec une contenance sombre et un soupir plein de reproche, pourquoi M. Pickwick n'avait pas rendu atout, attaqué trèfle, coupé pique, finassé la dame, fait échec à l'honneur, invité au roi ou quelque autre chose de semblable; et M. Pickwick était tout à fait incapable de se disculper de ces graves accusations, car il avait déjà oublié le coup. Ce n'est pas tout; il y avait des gens qui venaient regarder et qui intimidaient M. Pickwick; enfin, près de la table, s'échangeait une conversation fort active et fort distrayante, entre Angelo Bantam et les deux miss Matinters, qui, étant filles et un peu mûres, faisaient une cour assidue au maître des cérémonies, dans l'espoir d'attraper, de temps en temps, un danseur de rencontre. Toutes ces choses combinées avec le bruit et les constantes interruptions des allants et des venants, firent que M. Pickwick joua véritablement assez mal; de plus, les cartes étaient contre lui, de sorte que quand il quitta la table, à onze heures dix minutes, miss Bolo se leva dans une agitation effroyable et partit dans les larmes et dans une chaise à porteurs.

M. Pickwick fut rejoint bientôt après par ses amis, qui protestèrent unanimement avoir rarement passé une soirée aussi agréable. Ils retournèrent tous ensemble au Blanc-Cerf, et le philosophe s'étant consolé de ses infortunes, en avalant quelque chose de chaud, se coucha et s'endormit presque simultanément.

NOTES:

[8] Prise assez.

[9] Tête de mouton.



CHAPITRE VII.

Occupé principalement par une authentique version de la légende du prince Bladud, et par une calamité fort extraordinaire dont M. Winkle fut la victime.

M. Pickwick, en proposant de rester au moins deux mois à Bath, jugea convenable de prendre pour lui et pour ses amis un appartement particulier. Il eut la bonne fortune d'obtenir, pour un prix modéré, la partie supérieure d'une des maisons sur la Royal-Crescent; et comme il s'y trouvait plus de logement qu'il n'en fallait pour les pickwickiens, M. et Mme Dowler lui offrirent de reprendre une chambre à coucher et un salon. Cette proposition fut acceptée avec un empressement, et des le troisième jour les deux sociétés furent établies dans leur nouveau domicile. M. Pickwick commença alors à prendre les eaux avec la plus grande assiduité. Il les prenait systématiquement, buvant un quart de pinte avant le déjeuner, et montant un coteau; un autre quart de pinte après le déjeuner, et descendant un coteau; et après chaque nouveau quart de pinte, M. Pickwick déclarait, dans les termes les plus solennels, qu'il se sentait infiniment mieux: ce dont ses amis se réjouissaient vivement, quoiqu'ils ne se fussent pas doutés, jusque-là, qu'il eût à se plaindre de la moindre chose.

La grande buvette est un salon spacieux, orné de piliers corinthiens, d'une galerie pour la musique, d'une pendule de Tompion, d'une statue de Nash, et d'une inscription en lettres d'or, à laquelle tous les buveurs d'eau devraient faire attention, car elle fait un touchant appel à leur charité. Il s'y trouve, en outre, un vase de marbre où le garçon plonge sans cesse de grands verres, qui ont l'air d'avoir la jaunisse, et c'est un spectacle prodigieusement édifiant et satisfaisant, que de voir avec quelle gravité et quelle persévérance les buveurs d'eau engloutissent le contenu de ces verres. Tout auprès on a disposé des baignoires, dans lesquelles se lavent une partie des malades; après quoi la musique joue des fanfares pour les congratuler d'en être sortis. Il existe encore une seconde buvette, où les ladies et les gentlemen infirmes sont roulés dans une quantité de chaises et de fauteuils, si étonnante et si variée, qu'un individu aventureux, qui s'y rend avec le nombre ordinaire d'orteils, doit s'estimer heureux s'il les possède encore quand il en sort.

Enfin il y a une troisième buvette où se réunissent les gens tranquilles, parce qu'elle est moins bruyante que les autres. Il se fait d'ailleurs aux environs une infinité de promenades avec béquilles ou sans béquilles, avec canne ou sans canne, et une infinité de conversations et de plaisanteries, avec esprit ou sans esprit.

Chaque matin les buveurs d'eau consciencieux, parmi lesquels se trouvait M. Pickwick, se réunissaient dans les buvettes, avalaient leur quart de pinte, et marchaient suivant l'ordonnance. À la promenade de l'après-midi, lord Mutanhed et l'honorable M. Crushton, lady Snuphanuph, mistress Wugsby, et tout le beau monde, et tous les buveurs d'eau du matin, se réunissaient en grande compagnie. Après cela, ils se promenaient à pied, ou en voiture, ou dans les chaises à porteurs, et se rencontraient sur nouveaux frais. Après cela, les gentlemen allaient au cabinet de lecture, et y rencontraient une portion de la société; après quoi, ils s'en retournaient chacun chez soi. Ensuite, si c'était jour de théâtre, on se rencontrait au théâtre; si c'était jour d'assemblée, on se rencontrait au salon, et si ce n'était ni l'un ni l'autre, on se rencontrait le jour suivant: agréable routine à laquelle on pourrait peut-être reprocher uniquement une légère teinte de monotonie.

Après une journée dépensée de cette manière, M. Pickwick, dont les amis s'étaient allés coucher, s'occupait à compléter son journal, lorsqu'il entendit frapper doucement à sa porte.

—Je vous demande pardon, monsieur, dit la maîtresse de la maison, Mme Craddock, en insinuant sa tête dans la chambre, vous n'avez plus besoin de rien?

—De rien du tout, madame, répondit M. Pickwick.

—Ma jeune fille est allée se coucher, monsieur, et M. Dowler a la bonté de rester debout pour attendre Mme Dowler, qui ne doit rentrer que fort tard. Ainsi, monsieur Pickwick, je pensais que si vous n'aviez plus besoin de rien, j'irais me coucher aussi.

—Vous ferez très-bien, madame.

—Je vous souhaite une bonne nuit, monsieur.

—Bonne nuit, madame.»

Mistress Craddock ferma la porte et M. Pickwick continua d'écrire.

En une demi-heure de temps ses notes furent mises à jour. Il appuya soigneusement la dernière page sur le papier buvard, ferma le livre, essuya sa plume au pan de son habit, et ouvrit le tiroir de l'encrier pour l'y serrer. Il y avait dans ce tiroir quelques feuilles de papier à lettres, écrites serrées et pliées de telle sorte que le titre, moulé en ronde, sautait aux yeux. Voyant par là que ce n'était point un document privé, qu'il paraissait se rapporter à Bath, et qu'il était fort court, M. Pickwick déplia le papier, et tirant sa chaise auprès du feu, lut ce qui suit:

«LA VÉRITABLE LÉGENDE DU PRINCE BLADUD.

«Il n'y a pas encore deux cents ans qu'on voyait sur l'un des bains publies de cette ville, une inscription en honneur de son puissant fondateur, le renommé prince Bladud. Cette inscription est maintenant effacée, mais une vieille légende, transmise d'âge en âge, nous apprend que plusieurs siècles auparavant cet illustre prince, affligé de la lèpre depuis son retour d'Athènes, où il était allé recueillir une ample moisson de science, évitait la cour de son royal père, et faisait tristement société avec ses bergers et ses cochons. Dans le troupeau, dit la légende, se trouvait un porc d'une contenance grave et solennelle, pour qui le prince éprouvait une certaine sympathie; car ce porc était un sage, un personnage aux manières pensives et réservées, un animal supérieur à ses semblables, dont le grognement était terrible, dont la morsure était fatale. Le jeune prince soupirait profondément en regardant la physionomie majestueuse du quadrupède. Il songeait à son royal père, et ses yeux se noyaient de larmes.

«Ce porc intelligent aimait beaucoup à se baigner dans une fange molle et verdâtre, non pas au cœur de l'été, comme font maintenant les porcs vulgaires, pour se rafraîchir, et comme ils faisaient même dans ces temps reculés (ce qui prouve que la lumière de la civilisation avait déjà commencé à briller, quoique faiblement); mais au milieu des froids les plus piquants de l'hiver. La robe du pachyderme était toujours si lisse et sa complexion si claire, que le prince résolut d'essayer les qualités purifiantes de l'eau, qui réussissait si bien à son ami. Un beau jour il le suivit au bain. Sous la fange verdâtre, sourdissaient les sources chaudes de Bath; le prince s'y lava et fut guéri. S'étant rendu aussitôt à la cour du roi son père, il lui présenta ses respects les plus tendres, mais il s'empressa de revenir ici, pour y fonder cette ville et ces bains fameux.

«D'abord il chercha le porc avec toute l'ardeur d'une ancienne amitié; mais, hélas! ces eaux célèbres avaient été cause de sa perte. Il avait pris un bain à une température trop élevée et le philosophe sans le savoir n'était plus. Pline qui lui succéda dans la philosophie, périt également victime de son ardeur pour la science.

«Telle était la légende: Écoutez l'histoire véritable.

«Le fameux Lud Hudibras, roi de la Grande-Bretagne, florissait il y a bien des siècles. C'était un redoutable monarque: la terre tremblait sous ses pas, tant il était gros; ses peuples avaient peine à soutenir l'éclat de sa face, tant elle était rouge et luisante. Il était roi depuis les pieds jusqu'à la tête, et c'était beaucoup dire, car, s'il n'était pas très-haut, il était très-puissant, et son immense ampleur compensait et au delà, ce qui pouvait manquer à sa taille. Si quelque prince dégénéré de ces temps modernes pouvait lui être comparé, ce serait le vénérable roi Cole, qui seul mériterait cette gloire.

«Ce bon roi avait une reine qui, dix-huit ans auparavant, avait eu un fils, lequel avait nom Bladud. On l'avait placé dans une école préparatoire des États de son père, jusqu'à l'âge de dix ans, mais alors il avait été dépêché, sous la conduite d'un fidèle messager, pour finir ses classes à Athènes. Comme il n'y avait point de supplément à payer pour rester à l'école les jours de fête, et pas d'avertissement préalable à donner pour la sortie des élèves, il y demeura huit années, à l'expiration desquelles le roi son père envoya le lord chambellan pour solder sa dépense, et pour le ramener au logis. Le lord chambellan exécuta habilement cette mission difficile, fut reçu avec applaudissements, et pensionné sans délai.

«Quand le roi Lud vit le prince son fils, et remarqua qu'il était devenu un superbe jeune homme, il s'aperçut du premier coup d'œil que ce serait une grande chose de le marier immédiatement, afin que ses enfants pussent servir à perpétuer la glorieuse race de Lud, jusqu'aux derniers âges du monde. Dans cette vue il composa une ambassade extraordinaire de nobles seigneurs qui n'avaient pas grand'chose à faire, et qui désiraient obtenir des emplois lucratifs; puis il les envoya à un roi voisin, pour lui demander en mariage sa charmante fille, et pour lui déclarer, en même temps, que, comme roi chrétien, il souhaitait vivement conserver les relations les plus amicales avec le roi son frère et son ami; mais que si le mariage ne s'arrangeait pas, il serait dans la pénible nécessité de lui aller rendre visite, avec une armée nombreuse, et de lui faire crever les yeux. L'autre roi qui était le plus faible, répondit à cette déclaration, qu'il était fort obligé au roi son frère, de sa bonté et de sa magnanimité, et que sa fille était toute prête à se marier, aussitôt qu'il plairait au prince Bladud de venir et de l'emmener.

«Dès que cette réponse parvint en Angleterre, toute la nation fut transportée de joie, on n'entendait plus que le bruit des réjouissances et des fêtes, comme aussi celui de l'argent qui sonnait dans la sacoche des collecteurs, chargés de lever sur le peuple l'impôt nécessaire pour défrayer la dépense de cette heureuse cérémonie.

«C'est dans cette occasion que le roi Lud, assis au sommet de son trône, en plein conseil, se leva, dans la joie de son âme, et commanda au lord chef de la justice de faire venir les ménestrels, et de faire apporter les meilleurs vins. L'ignorance des historiens légendaires attribue cet acte de gracieuseté au roi Cole, comme on le voit dans ces vers célèbres:

«Il fit venir sa pipe, et ses trois violons,
Pour boire un pot, au doux bruit des flonflons.»

«Mais c'est une injustice évidente envers la mémoire du roi Lud, et une malhonnête exaltation des vertus du roi Cole.

«Cependant, au milieu de ces fêtes et de ces réjouissances, il y avait un individu qui ne buvait point, quand les vins généreux pétillaient dans les verres, et qui ne dansait point, quand les instruments des ménestrels s'éveillaient sous leurs doigts. C'était le prince Bladud lui-même, pour le bonheur duquel tout un peuple vidait ses poches, et remplissait son gosier. Hélas! c'est que le prince, oubliant que le ministre des affaires étrangères avait le droit incontestable de devenir amoureux pour lui, était déjà devenu amoureux pour son propre compte, contrairement à tous les précédents de la diplomatie, et s'était marié, dans son cœur, avec la fille d'un noble Athénien.

«Ici nous trouvons un frappant exemple de l'un des nombreux avantages de la civilisation. Si le prince avait vécu de nos jours, il aurait épousé sans scrupule la princesse choisie par son père, et se serait immédiatement et sérieusement mis à l'ouvrage pour se débarrasser d'elle, en la faisant mourir de chagrin par un enchaînement systématique de mépris et d'insultes; puis si la tranquille fierté de son sexe, et la conscience de son innocence, lui avaient donné la force de résister à ces mauvais traitements, il aurait pu chercher quelque autre manière de lui ôter la vie et de s'en délivrer sans scandale. Mais ni l'un ni l'autre de ces moyens ne s'offrit à l'imagination du prince Bladud; il se borna donc à solliciter une audience privée de son père, et à lui tout avouer.

«C'est une ancienne prérogative des souverains de gouverner toutes choses, excepté leurs passions. En conséquence le roi Lud se mit dans une colère abominable; jeta sa couronne au plafond (car dans ce temps-là les rois gardaient leur couronne sur leur tête et non pas dans la Tour); trépigna sur le plancher, se frappa le front; demanda au ciel pourquoi son propre sang se révoltait contre lui, et finalement, appelant ses gardes, leur ordonna d'enfermer son fils dans un donjon: sorte de traitement que les rois d'autrefois employaient généralement envers leurs enfants, quand les inclinations matrimoniales de ceux-ci ne s'accordaient pas avec leurs propres vues.

«Après avoir été enfermé dans son donjon, pendant près d'une année, sans que ses yeux eussent d'autre point de vue qu'un mur de pierre, et son esprit d'autre perspective qu'un perpétuel emprisonnement, le prince Bladud commença naturellement à ruminer un plan d'évasion, grâce auquel, au bout de plusieurs mois de préparatifs, il parvint à s'échapper, laissant avec humanité son couteau de table dans le cœur de son geôlier, de peur que ce pauvre diable, qui avait de la famille, ne fût soupçonné d'avoir favorisé sa fuite, et ne fût puni en conséquence par le roi irrité.

«Le monarque devint presque enragé quand il apprit l'escapade de son fils. Il ne savait sur qui faire tomber son courroux, lorsque heureusement il vint à penser au lord chambellan, qui l'avait ramené d'Athènes. Il lui fit donc retrancher en même temps sa pension et sa tête.

«Cependant le jeune prince, habilement déguisé, errait à pied dans les domaines de son père, soutenu et réjoui dans toutes ses privations par le doux souvenir de la jeune Athénienne, cause innocente de ses malheurs. Un jour, il s'arrêta pour se reposer dans un bourg. On dansait gaiement sur la place, et le plaisir brillait sur tous les visages. Le prince se hasarda à demander quelle était la cause de ces réjouissances.

«O étranger, lui répliqua-t-on, ne connaissez-vous pas la récente proclamation de notre gracieux souverain?

—La proclamation? Non. Quelle proclamation? repartit le prince, car il n'avait voyagé que par les chemins de traverse, et ne savait rien de ce qui se passait sur les grandes routes, telles qu'elles étaient alors.

—En bien! dit le paysan, la demoiselle étrangère que le prince désirait épouser, s'est mariée à un noble étranger de son pays, et le roi proclame le fait et ordonne de grandes réjouissances publiques, car maintenant, sans nul doute, le prince Bladud va revenir, pour épouser la princesse que son père a choisie, et qui, dit-on, est aussi belle que le soleil de midi. À votre santé, monsieur, Dieu sauve le roi!»

«Le prince n'en voulut pas entendre davantage. Il s'enfuit et s'enfonça dans les lieux les plus déserts d'un bois voisin. Il errait, il errait sans cesse, la jour et la nuit, sous le soleil dévorant, sous les pâles rayons de la lune, malgré la chaleur de midi, malgré les nocturnes brouillards; à la lueur grisâtre du matin, à la rouge clarté du soir: si désolé, si peu attentif à toute la nature, que, voulant aller à Athènes, il se trouva un matin à Bath, c'est-à-dire qu'il se trouva dans l'endroit où la ville existe maintenant, car il n'y avait point alors de vestige d'habitation, pas de trace d'hommes, pas même de fontaine thermale. En revanche, c'étaient le même paysage charmant, la même richesse de cotaux et de vallées, le même ruisseau qui coulait avec un doux murmure, les mêmes montagnes orgueilleuses qui, semblables aux peines de la vie quand elles sont vues à distance et partiellement obscurcies par la brume argentée du matin, perdent leur sauvagerie et leur rudesse, et ne présentent aux yeux que de doux et gracieux contours. Ému par la beauté de cette scène, le prince se laissa tomber sur le gazon, et baigna de ses larmes ses pieds enflés par la fatigue.

«Oh! s'écria-t-il en tordant ses mains, et en levant tristement sas yeux au ciel; oh! si ma course fatigante pouvait se terminer ici! Oh! si ces douces larmes, que m'arrache un amour mal placé, pouvaient couler en paix pour toujours!»

«Son vœu fut entendu. C'était le temps des divinités païennes, qui prenaient parfois les gens au mot, avec un empressement fort gênant. Le sol s'ouvrit sous les pieds du prince, il tomba dans un gouffre, qui se referma immédiatement au-dessus de sa tête; mais ses larmes brûlantes continuèrent à couler, et continueront pour toujours à sourdre abondamment de la terre.

«Il est remarquable que, depuis lors, un grand nombre de ladies et de gentlemen, parvenus à un certain âge sans avoir pu se procurer de partenaire, et presque, tout autant de jeunes gens, qui sont pressés d'en obtenir, se rendent annuellement à Bath, pour boire les eaux, et prétendent en tirer beaucoup de force et de consolation. Cela fait honneur aux larmes du prince Bladud, et la véracité de cette légende en est singulièrement corroborée.»

M. Pickwick bailla plusieurs fois en arrivant à la fin de ce petit manuscrit, puis il le replia soigneusement, et le remit dans le tiroir de l'encrier. Ensuite, avec une contenance qui exprimait le plus profond ennui, il alluma sa chandelle, et monta l'escalier pour s'aller coucher.

Il s'arrêta, suivant sa coutume, à la porte de M. Dowler, et y frappa pour lui dire bonsoir.

«Ah! dit M. Dowler, vous allez vous coucher? je voudrais bien en pouvoir faire autant. Quel temps affreux! Entendez-vous le vent?

—Terrible! répondit M. Pickwick; bonne nuit!

—Bonne nuit!»

M. Pickwick monta dans sa chambre à coucher, et M. Dowler reprit son siége, devant le feu, pour accomplir son imprudente promesse de rester sur pied jusqu'au retour de sa femme.

Il y a peu de choses plus contrariantes que de veiller pour attendre quelqu'un, principalement quand ce quelqu'un est en partie de plaisir. Vous ne pouvez vous empêcher de penser combien le temps, qui passe si lentement pour vous, passe vite pour la personne que vous attendez; et plus vous pensez à cela plus vous sentez décliner votre espoir de la voir arriver promptement. Le tic tac des horloges paraît alors plus lent et plus lourd, et il vous semble que vous avez sur le corps comme une tunique de toiles d'araignées. D'abord c'est quelque chose qui démange votre genou droit, ensuite la même sensation vient irriter votre genou gauche. Aussitôt que vous changez de position, cela vous prend dans les bras; vous contractez vos membres de mille manières fantastiques, mais tout à coup vous avez une rechute dans le nez, et vous vous mettez à le gratter comme si vous vouliez l'arracher, ce que vous feriez infailliblement, si vous pouviez le faire. Les yeux sont encore de bien grands inconvénients, dans ce cas, et l'on voit souvent la mèche d'une chandelle s'allonger de deux pouces tandis que l'on mouche sa voisine. Toutes ces petites vexations nerveuses, et beaucoup d'autres du même genre, rendent fort problématique le plaisir de veiller, lorsque tout le monde, dans la maison, est allé se coucher.

Telle était précisément l'opinion de M. Dowler, tandis qu'il veillait seul au coin du feu, et il ressentait une vertueuse indignation contre les danseurs inhumains qui le forçaient à rester debout. D'ailleurs sa bonne humeur n'était pas augmentée par la réflexion que c'était lui-même qui avait imaginé d'avoir mal à la tête et de garder la maison. À la fin, après s'être endormi plusieurs fois, après être tombé en avant vers la grille, et s'être redressé juste à temps pour ne pas avoir le visage brûlé, M. Dowler se décida à s'aller jeter un instant sur son lit, dans la chambre de derrière, non pas pour dormir, bien entendu, mais pour penser.

—J'ai le sommeil très-dur, se dit à lui-même M. Dowler, en s'étendant sur le lit; il faut que je me tienne éveillé. Je suppose que d'ici j'entendrai frapper à la porte. Oui, je le pensais bien, j'entends le watchman; le voilà qui s'en va; je l'entends moins fort maintenant.... Encore un peu moins fort... il tourne le coin,... Ah! ah!...»

Arrivé à cette conclusion, M. Dowler tourna le coin autour duquel il avait si longtemps hésité, et s'endormit profondément.

Juste au moment où l'horloge sonnait trois heures, une chaise à porteurs, contenant mistress Dowler, déboucha sur la demi-lune, balancée par le vent et par deux porteurs, l'un gros et court, l'autre long et mince. Tous les deux (pour ne pas parler de la chaise) avaient bien de la peine à se maintenir perpendiculaires; mais sur la place, où la tempête soufflait avec une furie capable de déraciner les pavés, ce fut bien pis, et ils s'estimèrent fort heureux, lorsqu'ils eurent déposé leur fardeau, et donné un bon double coup à la porte de la rue.

Ils attendirent quelque temps, mais personne ne vint.

«Le domestique est dans les bras de lord fée, dit le petit porteur en se chauffant les mains à la torche du galopin qui les éclairait.

—Il devrait bien le pincer et le réveiller, ajouta le grand porteur.

—Frappez encore, s'il vous plaît, cria mistress Dowler de sa chaise. Frappez deux ou trois fois, s'il vous plaît.»

Le petit homme était fort disposé à en finir, il monta donc ses les marches, et donna huit ou dix doubles coups effrayants, tandis que le grand homme s'éloignait de la maison et regardait aux fenêtres s'il y avait de la lumière.

Personne ne vint; tout était sombre et silencieux.

«Ah mon Dieu! fit mistress Dowler. Voulez-vous frapper encore, s'il vous plaît.

—N'y a-t-il pas de sonnette, madame? demanda le petit porteur.

—Oui, il y en a une, interrompit le gamin à la torche. Voilà je ne sais combien de temps que je la tire.

—Il n'y a que la poignée, dit mistress Dowler, le ressort est brisé.

—Je voudrais bien pouvoir en dire autant de la tête des domestiques, grommela le grand porteur.

—Je vous prierai de frapper encore, s'il vous plaît,» recommença mistress Dowler, avec la plus exquise politesse.

Le petit homme heurta sur nouveaux frais, et à plusieurs reprises, sans produire aucun effet. Le grand homme, qui s'impatientait, le releva et se mit à frapper perpétuellement des doubles coups, comme un facteur enragé.

À la fin, M. Winkle commença à rêver qu'il se trouvait dans un club, et que les membres étant fort indisciplinés, le président était obligé de cogner continuellement sur la table, pour maintenir l'ordre. Ensuite il eut l'idée confuse d'une vente à l'encan, où il n'y avait pas d'enchérisseurs, et où le crieur achetait toutes choses. Enfin, en dernier lieu, il lui vint dans l'esprit qu'il n'était pas tout à fait impossible que quelqu'un frappât à la porte de la rue. Afin de s'en assurer, en écoutant mieux, il resta tranquille dans son lit, pendant environ dix minutes, et lorsqu'il eut compté trente et quelques coups, il se trouva suffisamment convaincu, et s'applaudit beaucoup d'être si vigilant.

Panpan, panpan, panpan. Pan, pan, pan, pan, pan; le marteau n'arrêtait plus.

M. Winkle sautant hors de son lit, se demanda ce que ce pouvait être; puis ayant mis rapidement ses bas et ses pantoufles, il passa sa robe de chambre, alluma une chandelle à la veilleuse qui brûlait dans la cheminée, et descendit les escaliers.

«À la fin vla quéqu'sun qui vient, madame, dit le petit porteur.

—Je voudrais ben être derrière lui avec un poinçon, murmura son grand compagnon.

—Qui va là? cria M. Winkle, en défaisant la chaîne de la porte.

—Ne vous amusez pas à faire des questions, tête de buse, répondit avec dédain la grand homme, s'imaginant avoir affaire à un laquais. Ouvrez la porte.

—Allons dépêchez, l'endormi,» ajouta l'autre d'un ton encourageant.

M. Winkle, qui n'était qu'à moitié éveillé, obéit machinalement à cette invitation, ouvra la poste et regarda dans la rue. La première chose qu'il aperçoit c'est la lueur rouge du falot. Épouvanté par la crainte soudaine que le feu ne soit à la maison, il ouvre la porte toute grande, élève sa chandelle au-dessus de sa tête, et regarde d'un air effaré devant lui, ne sachant pas trop si ce qu'il voit est une chaise à porteurs, ou une pompe à incendie. Dans ce moment un tourbillon de vent arrive; la chandelle s'éteint; M. Winkle se sent poussé par derrière, d'une manière irrésistible, et la porte se ferme avec un violent craquement.

«Bien, jeune homme! c'est habile!» dit le petit porteur.

M. Winkle, apercevant un visage de femme à la portière de la chaise, se retourne rapidement et se met à frapper le marteau de toute la force de son bras, en suppliant en même temps les porteurs d'emmener la dame.

«Emportez-la! s'écriait-il, emportez-la! Bien! voilà quelqu'un qui sort d'une autre maison! Cachez-moi, cachez-moi n'importe où, dans cette chaise.»

En prononçant ces phrases incohérentes, il frissonnait de froid, car chaque fois qu'il levait le bras et le marteau, le vent s'engouffrait sous sa robe de chambre et la soulevait d'une manière très-inquiétante.

«Voilà, une société qui arrive sur la place... il y a des dames! Couvrez-moi avec quelque chose! mettez-vous devant moi!» criait M. Winkle avec angoisses. Mais les porteurs étaient trop occupés de rire pour lui donner la moindre assistance, et cependant les dames s'approchaient de minute en minute.

M. Winkle donna un dernier coup de marteau désespéré... les dames n'étaient plus éloignées que de quelques maisons. Il jeta au loin la chandelle éteinte, que durant tout ce temps il avait tenue au-dessus de sa tête, et s'élança vers la chaise à porteurs, dans laquelle se trouvait toujours mistress Dowler.

Or, mistress Craddock avait, à la fin, entendu les voix et les coups de marteau. Elle avait pris tout juste le temps de mettre sur sa tête quelque chose de plus élégant que son bonnet de nuit, était descendue au parloir pour s'assurer que c'était bien mistress Dowler, et venait précisément de lever le châssis de la fenêtre, lorsqu'elle aperçut M. Winkle qui s'élançait vers la chaise. À ce spectacle elle se mit à pousser des cris affreux, suppliant M. Dowler de se lever sur-le-champ, pour empêcher sa femme de s'enfuir avec un autre gentleman.

À ces cris, à ce terrible avertissement, M. Dowler bondit hors de son lit, aussi vivement qu'une balle élastique, et, se précipitant dans la chambre de devant, arriva à une des fenêtres comme M. Pickwick ouvrait l'autre. Le premier objet qui frappa leurs regards fut M. Winkle entrant dans la chaise à porteurs.

«Watchman, s'écria Dowler d'un ton féroce, arrêtez-le, empoignez-le, enchaînez-le, enfermez-le, jusqu'à ce que j'arrive! Je veux lui couper la gorge! donnez-moi un couteau! De l'une à l'autre oreille, mistress Craddock! Je veux lui couper la gorge! «Tout en hurlant ces menaces, l'époux indigné s'arracha des mains de l'hôtesse et de M. Pickwick, saisit un petit couteau de dessert, et s'élança dans la rue.

Mais M. Winkle ne l'attendit pas. À peine avait-il entendu l'horrible menace du valeureux Dowler, qu'il se précipita hors de la chaise, aussi vite qu'il s'y était introduit, et, jetant ses pantoufles dans la rue, pour mieux prendre ses jambes à son cou, fit le tour de la demi-lune, chaudement poursuivi par Dowler et par le watchman. Néanmoins il avait conservé son avantage quand il revint devant la maison. La porte était ouverte, il la franchit, la cingla au nez de Dowler, monta dans sa chambre à coucher, ferma la porte, empila par derrière un coffre, une table, un lavabo, et s'occupa à faire un paquet de ses effets les plus indispensables, afin de s'enfuir aux premiers rayons du jour.

Cependant Dowler tempêtait de l'autre côté de la porte du malheureux Winkle, et lui déclarait, à travers le trou de la serrure, son intention irrévocable de lui couper la gorge, le lendemain matin. À la fin, après un grand tumulte de voix, parmi lesquelles on entendait distinctement celle de M. Pickwick qui s'efforçait de rétablir la paix, les habitants de la maison se dispersèrent dans leurs chambres à coucher respectives, et la tranquillité fut momentanément rétablie.

Et pendant tout ce temps-là, dira peut-être quelque lecteur sagace, où donc était Samuel Weller? Nous allons dire où il était, dans le chapitre suivant.



CHAPITRE VIII.

Qui explique honorablement l'absence de Sam Weller, en rendant compte d'une soirée où il fut invité et assista; et qui raconte, en outre, comment ledit Sam Weller fut chargé par M. Pickwick d'une mission particulière, pleine de délicatesse et d'importance.

«Monsieur Weller, dit mistress Craddock, dans la matinée du jour mémorable dont nous venons d'esquisser les aventures; voici une lettre pour vous.

—C'est bien drôle, répondit Sam. J'ai peur qu'il n'y ait quelque chose, car je ne me rappelle pas un seul gentleman dans mes connaissances qui soit capable d'en écrire une.

—Peut-être est-il arrivé quelque chose d'extraordinaire, fit observer mistress Craddock.

—Faut que ça soit quelque chose de bien extraordinaire pour produire une lettre d'un de mes amis, répliqua Sam, en secouant dubitativement la tête. Ni plus ni moins qu'un tremblement de terre, comme le jeune gentleman observa, quand il fut pris d'une attaque. Ça ne peut pas être de mon papa poursuivit Sam, en regardant l'adresse, il fait toujours des lettres moulées parce qu'il a appris à écrire dans les affiches. C'est bien extraordinaire! D'où cette lettre-là peut-elle me venir?»

Tout en parlant ainsi, Sam faisait ce que font beaucoup de personnes lorsqu'elles ignorent de qui leur vient une lettre: il regarda le cachet, puis l'adresse, puis les côtés, puis le dos de la lettre, et enfin, comme dernière ressource, il pensa qu'il ferait peut-être aussi bien de regarder l'intérieur, et d'essayer d'en tirer quelques éclaircissements.

«C'est écrit sur du papier doré, dit Sam en dépliant la lettre, et cacheté de cire verte, avec le bout d'une clef; faut voir!» et avec une physionomie très-grave, il commença à lire ce qui suit:

«Une compagnie choisie de domestiques de Bath présentent leurs compliments à M. Weller et réclament le plaisir de sa compagnie pour un rat-houtte amical, composé d'une épaule de mouton bouillie avec l'assaisonnement ordinaire. Le rat-houtte sera servi sur table à neuf heures et demie, heure militaire.»

Cette invitation était incluse dans un autre billet ainsi conçu:

«M. John Smauker, le gentleman qui a eu le plaisir de rencontrer M. Weller chez leur mutuelle connaissance M. Bantam, il y a quelques jours, a l'honneur de transmettre à M. Weller la présente invitation. Si M. Weller veut passer chez M. John Smauker à 9 heures, M. John Smauker aura le plaisir de présenter M. Weller.

«Signé: JOHN SMAUKER.»

La suscription portait: à M. Weller esquire, chez M. Pickwick; et, entre parenthèses, dans le coin gauche de l'adresse étaient écrits ces mots, comme une instruction au porteur: Tiré la sonnette de la rue.

«Eh bien! dit Sam, en voilà une drôle! Je n'avais jamais auparavant entendu appeler une épaule de mouton bouillie un rat-houtte; comment donc qu'il l'appellerait si elle était rôtie?»

Cependant, sans perdre plus de temps à débattre ce point, Sam se rendit immédiatement chez M. Pickwick, et lui demanda, pour le soir, un congé qui lui fut facilement accordé. Avec cette permission, et la clef de la porte de la rue dans sa poche, Sam sortit un peu avant l'heure désignée, et se dirigea d'un pas tranquille vers Queen-Square. Là il eut la satisfaction d'apercevoir M. John Smauker, dont la tête poudrée, appuyée contre un poteau de réverbère, fumait une cigarette à travers un tube d'ambre.

«Comment vous portez-vous, monsieur Weller? dit M. John Smauker, en soulevant gracieusement son chapeau d'une main, tandis qu'il agitait l'autre d'un air de condescendance. Comment vous portez-vous, monsieur?

—Eh! eh! la convalescence n'est pas mauvaise, repartit Sam; et vous, mon cher, comment vous va?

—Là, là.

—Ah! vous aurez trop travaillé. J'en avais terriblement peur, ça ne réussit pas à tout le monde, voyez-vous. Faut pas vous laisser emporter comme ça par votre ardeur.

—Ce n'est pas tant cela, monsieur Weller; c'est plutôt le mauvais vin. Je mène une vie trop dissipée, je le crains.

—Oh! c'est-il cela? c'est une mauvaise maladie, ça.

—Et pourtant, les tentations, monsieur Weller?

—Ah! bien sûr.

—Plongé dans le tourbillon de la société, comme vous savez monsieur Weller, ajouta M. John Smauker avec un soupir.

—Ah! c'est terrible, en vérité!

—Mais c'est toujours comme cela quand la destiné vous pousse dans une carrière publique, monsieur Weller. On est soumis à des tentations dont les autres individus sont exempts.

—Précisément ce que mon oncle disait quand il ouvrit une auberge, répondit Sam; et il avait bien raison, le pauvre vieux; car il a bu sa mort en moins d'un terme.»

M. Smauker parut profondément indigné du parallèle établi entre lui et le défunt aubergiste; mais comme le visage de Sam conservait le calme le plus immuable, M. Smauker y réfléchit mieux, et reprit son air affable.

«Nous ferions peut-être bien de nous mettre en route, dit-il, en consultant une montre de cuivre qui habitait au fond d'un immense gousset, et qui était élevée à la surface au moyen d'un cordon noir, garni à l'autre bout d'une clef de chrysocale.

—C'est possible, répondit Sam; autrement on pourrait laisser brûler le rat-houtte et ça le gâterait.

—Avez-vous bu les eaux, M. Weller? demanda son compagnon, tout en marchant vers High-Street.

—Une seule fois.

—Comment les trouvez-vous?

—Considérablement mauvaises.

—Ah! vous n'aimez pas le goût vérugineux, peut-être?

—Je ne connais pas beaucoup ça; j'ai trouvé qu'elles sentaient la tôle rouge.

—C'est le vérugineux, monsieur Weller; rétorqua M. John Smauker d'un ton contemptueux.

—Eh bien, c'est un mot qui ne signifie pas grand'chose, voilà tout. Au reste, je ne suis pas beaucoup chimique, ainsi peux pas dire.»

En achevant ces mots, et à la grande horreur de M. John Smauker, Sam commença à siffler.

«Je vous demande pardon, monsieur Weller, dit M. Smauker, torturé par ce bruit inélégant; voulez-vous prendre mon bras?

—Merci, vous êtes bien bon, je ne veux pas vous en priver; j'ai l'habitude de mettre mes mains dans mes poches, si ça vous est superficiel.»

En disant ceci, Sam joignit le geste aux paroles et recommença à siffler plus fort que jamais.

«Par ici, dit son nouvel ami qui paraissait fort soulagé en entrant dans une petite rue. Nous y serons bientôt.

—Ah! ah! fit Sam», sans être le moindrement ému, en apprenant qu'il était si proche de la fleur des domestiques de Bath.

—Oui, reprit M. John Smauker, ne soyez pas intimidé, monsieur Weller.

—Oh! que non.

—Vous verrez quelques uniformes très-brillants, et peut-être trouverez-vous que les gentlemen seront un peu roides d'abord. C'est naturel, vous savez: mais ils se relâcheront bientôt.

—Ça sera très-obligeant de leur part.

—Vous savez? reprit M. Smauker avec un air de sublime protection, comme vous êtes un étranger, ils se mettront peut-être un peu après vous, d'abord.

—Ils ne seront pas trop cruels, n'est-ce pas? demanda Sam.

—Non, non, repartit M. Smauker en tirant sa tabatière, qui représentait une tête de renard, et en prenant une prise distinguée. Il y a parmi nous quelques gais coquins, et ils aiment à s'amuser... vous savez... mais il ne faut pas y faire attention. Il ne faut pas y faire attention.

—Je tâcherai, dit Sam, de supporter le débordement des talents et de l'esprit.

—À la bonne heure, répliqua M. John Smauker en remettant dans sa poche la tête de renard et en relevant la sienne. D'ailleurs, je vous soutiendrai.»

En causant ainsi, ils étaient arrivés devant une petite boutique de fruitier. M. John Smauker y entra, et Sam, qui le suivait, laissa alors s'épanouir sur sa figure un muet ricanement et divers autres symptômes énergiques d'un état fort désirable de satisfaction intime.

Après avoir traversé la boutique du fruitier, et déposé leurs chapeaux sur les marches de l'escalier qui se trouvait derrière, ils entrèrent dans un petit parloir, et c'est alors que toute la splendeur de la scène se dévoila aux regards de Sam Weller.

Deux tables, d'inégale hauteur, accouplées au milieu de la chambre, étaient couvertes de trois ou quatre nappes de différents âges, arrangées, autant que possible, pour faire l'effet d'une seule. Sur ces nappes, on voyait des contenus et des fourchettes pour sept ou huit personnes. Or les manches de ces couteaux étaient verts, rouges et jaunes, tandis que ceux de toutes les fourchettes étaient noirs, ce qui produisait une gamme de couleurs des plus pittoresques. Des assiettes, pour un nombre égal de convives, chauffaient derrière le garde-cendres. Les convives eux-mêmes se chauffaient devant. Parmi eux, le plus remarquable comme le plus important, était un grand et vigoureux gentleman, dont la calotte et l'habit à longs pans, resplendissaient d'une éclatante couleur d'écarlate. Il se tenait debout, le dos au feu, et venait apparemment d'entrer; car, outre qu'il avait encore sur la tête son chapeau retroussé, il gardait à la main une très-longue canne, telle que les gentlemen de sa profession ont l'habitude d'en porter derrière les carrosses.

«Smauker, mon garçon, votre nageoire,» dit le gentleman au chapeau à cornes.

M. Smauker insinua le bout du petit doigt de sa main droite dans la main du gentleman au chapeau à cornes, en lui disant qu'il était charmé de le voir si bien portant.

«C'est vrai: on dit que j'ai l'air assez rosé; et c'est étonnant! Depuis une quinzaine, je suis toujours notre vieille femme pendant deux heures, et rien que de contempler si longtemps la façon dont elle agrafe sa vieille robe de soie lilas, s'il n'y a pas de quoi vous rendre hippofondre pour le reste de votre vie, je consens à perdre mon traitement.»

À ces mots, la compagnie choisie se mit à rire de tout son cœur, et l'un des gentlemen, qui avait un gilet jaune, murmura à son voisin, qui avait une culotte verte, que Tuckle était en train ce soir-là.

«À propos, reprit M. Tuckle, Smauker mon garçon, vous....»

Le reste de la sentence fut déposé dans le tuyau de l'oreille de M. Smauker.

«Ah! tiens! je l'avais oublié! répondit celui-ci. Gentlemen, mon ami, M. Weller.

—Fâché de vous boucher le feu, Weller, dit M. Tuckle avec un signe de tête familier. J'espère que vous n'avez pas froid, Weller?

—Pas le moins du monde, Flambant, répliqua Sam. Faudrait un sujet bien glacé pour avoir froid vis-à-vis de vous. Vous économiseriez la houille si on vous mettait sur la grille, dans une salle publique; vrai!»

Comme cette répliqua paraissait faire une allusion personnelle à la livrée écarlate de M. Tuckle, il prit un air majestueux durant quelques secondes. Pourtant il s'éloigna graduellement du feu, et dit avec un sourire forcé:

«Pas mauvais, pas mauvais.

—Je vous suis bien obligé pour votre bonne opinion, monsieur, reprit Sam. Nous arriverons peu à peu, j'espère. Plus tard, nous en essayerons un meilleur.»

En cet endroit la conversation fut interrompue par l'arrivée d'un gentleman vêtu de peluche orange. Il était accompagné d'un autre personnage en drap pourpre, avec un remarquable développement de bas. Les nouveaux venus ayant été congratulés par les anciens, M. Tuckle proposa de faire apporter le souper, et cette proposition fut adoptée unanimement.

Le fruitier et sa femme déposèrent alors sur la table un plat de mouton bouilli, avec une sauce chaude aux câpres, des navets et des pommes de terre. M. Tuckle prit le fauteuil, et eut pour vice-président le gentleman en peluche orange. Le fruitier mit une paire de gants de castor pour donner les assiettes et se plaça derrière la chaise de M. Tuckle.

«Harris! dit celui-ci d'un ton de commandement.

—Monsieur?

—Avez-vous mis vos gants?

—Oui, monsieur.

—Alors ôtez le couvercle.

—Oui, monsieur.»

Le fruitier, avec de grandes démonstrations d'humilité, fit ce qui lui était ordonné, et tendit obséquieusement à M. Tuckle le couteau à découper; mais, en faisant cela, il vint par hasard à bâiller.

«Qu'est-ce que cela veut dire, monsieur? lui dit M. Tuckle avec une grande aspérité.

—Je vous demande pardon, monsieur, répondit le fruitier, décontenancé. Je ne l'ai pas fait exprès, monsieur. J'ai veillé tard la nuit dernière.

—Je vais vous dire mon opinion sur votre compte, Harris, poursuivit M. Tuckle avec un air plein de grandeur. Vous êtes une brute mal élevée.

—J'espère, gentlemen, dit Harris, que vous ne serez pas trop sévères envers moi. Je vous suis certainement très-obligé, gentlemen, pour votre patronage et aussi pour vos recommandations, gentlemen, quand on a besoin quelque part de quelqu'un de plus pour servir. J'espère, gentlemen, que vous êtes satisfaits de moi.

—Non, monsieur, dit M. Tuckle. Bien loin de là, monsieur.

—Vous êtes un drôle sans soin, grommela le gentleman en peluche orange.

—Et un fichu chenapan, ajouta le gentleman en culotte verte.

—Et un mauvais gueux, continua le gentleman de couleur pourpre.»

Le pauvre fruitier saluait de plus en plus humblement, tandis qu'on le gratifiait de ces petites épithètes, selon le véritable esprit de la plus basse tyrannie. Lorsque tout le monde eut dit son mot, pour prouver sa supériorité, M. Tuckle commença à découper l'épaule de mouton et à servir la compagnie.

Cette importante affaire était à peine entamée, quand la porte s'ouvrit brusquement et laissa apparaître un autre gentleman en habit bleu clair, avec des boutons d'étain.

«Contre les règles, dit M. Tuckle. Trop tard, trop tard.

—Non, non; impossible de faire autrement, répondit le gentleman bleu. J'en appelle à la compagnie. Une affaire de galanterie, un rendez-vous au théâtre.

—Oh! dans ce cas-là! s'écria le gentleman en peluche orange.

—Oui, riellement, parole d'honneur. J'avais promis de conduire notre plus jeune demoiselle à dix heures et demie, et c'est une si jolie fille, riellement, que je n'ai pas eu le cœur de la désobliger. Pas d'offense à la compagnie présente, monsieur; mais un cottillon, monsieur, riellement, c'est irrévocable.

—Je commence à soupçonner qu'il y a quelque chose là-dessous, dit Tuckle, pendant que le nouveau venu s'asseyait à côté de Sam. J'ai remarqué, une ou deux fois, qu'elle s'appuie beaucoup sur votre épaule quand elle descend de voiture.

—Oh! riellement, riellement, Tuckle, i' ne faut pas.... C'est pas bien.... J'ai pu dire à qué'ques amis que c'était une divine criature et qu'elle avait refusé deux ou trois mariages sans motif, mais... non, non, riellement, Tuckle.... Devant des étrangers encore! C'est pas bien; vous avez tort.... La délicatesse, mon cher ami, la délicatesse!»

Ayant ainsi parlé, l'homme à la livrée bleue releva sa cravate, ajusta ses parements, grimaça et fronça les sourcils, comme s'il avait pu en dire infiniment plus long, mais qu'il se crût, en honneur, obligé de se taire. C'était une sorte de petit valet de pied, à l'air libre et dégagé, aux cheveux blonds, au cou empesé, et qui avait attiré dès l'abord, l'attention de Sam; mais quand il eut débuté de cette manière, M. Weller se sentit plus que jamais disposé à cultiver sa connaissance; aussi s'immisça-t-il, tout d'un coup, dans la conversation, avec l'indépendance qui le caractérisait.

«À votre santé, monsieur, dit-il; j'aime beaucoup votre conversation; je la trouve vraiment jolie.»

En entendant ce discours, l'homme bleu sourit comme une personne accoutumée aux compliments, mais en même temps il regarda Sam d'un air approbatif et répondit qu'il espérait cultiver davantage sa connaissance, car, sans flatterie, il y avait en lui l'étoffe d'un joli garçon, et tout à fait selon son cœur.

«Vous êtes bien bon, monsieur, rétorqua Sam. Quel heureux gaillard vous êtes!

—Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda l'homme bleu avec une modeste confusion.

—Cette jeune demoiselle ici, elle sait ce que vous valez, j'en suis sûr. Ah! je comprends les choses; et Sam ferma un œil en roulant sa tête d'une épaule à l'autre, d'une manière fort satisfaisante pour la vanité personnelle du gentleman azuré.

«Vous êtes trop malin, répliqua-t-il.

—Non, non, c'est bon pour vous, reprit Sam; ça ne me regarde pas, comme dit le gentleman qu'était en dedans du mur à celui qu'était dans la rue, quand le taureau courait comme un enragé.

—Eh bien! monsieur Weller, nullement, je crois qu'elle a remarqué mon air et me manières.

—J'imagine que ça ne peut guère être autrement.

—Avez-vous qué'que amourette de ce genre en train, monsieur? demanda à Sam l'heureux gentleman en tirant un cure-dents de la poche de son gilet.

—Pas exactement, répondit Sam; il n'y a pas de demoiselle à la maison, autrement j'aurais fait la cour à l'une d'elles, nécessairement. Mais, voyez-vous, je ne voudrais pas me compromettre avec une femme au-dessous d'une marquise; je pourrais prendra une richarde, si elle devenait folle de moi, mais pas autrement, non ma foi!

—Certainement, non, monsieur Weller. Il ne faut pas se laisser déprécier. Nous, qui sommes des hommes du monde, nous savons que, tôt ou tard, un bel uniforme écorne toujours le cœur d'une dame. Au fait, c'est la seule chose, entre nous, qui fait qu'on peut entrer au service.

—Justement, dit Sam; c'est ça, rien que ça.»

Après ce dialogue confidentiel, des verres furent distribués à la ronde; et, avant que la taverne fût fermée, chaque gentleman demanda ce qu'il aimait le mieux. Le gentleman en bleu et l'homme en orange, qui étaient les beaux fils de la société, ordonnèrent du grog froid; mais le breuvage favori des autres paraissait être le genièvre et l'eau sucrée. Sam appela le fruitier: Satané coquin! et ordonna un bol de punch, deux circonstances qui semblèrent l'élever beaucoup dans l'opinion des domestiques choisis.

«Gentlemen, dit l'homme bleu avec le ton du plus consommé dandy, allons! à la santé des dames!

—Écoutez! écoutez! s'écria Sam, aux jeunes maîtresses.»

À ce mot, de toutes parts on entendit crier: à l'ordre! Et M. John Smauker, étant le gentleman qui avait introduit Sam dans la société, l'informa que ce mot n'était pas parlementaire.

«Quel mot, monsieur? demanda Sam.

—Maîtresse, monsieur, répondit M. Smauker avec un froncement de sourcils effrayant. Ici nous ne reconnaissons pas de distinctions semblables.

—Oh! très-bien alors; j'amenderai mon observation, et je les appellerai les chères criatures, si Flambant veut bien le permettre.»

Quelques doutes parurent s'élever dans l'esprit du gentleman en culotte verte, sur la question de savoir si le président pouvait être légalement interpellé par le nom de Flambant; toutefois, comme les assistants semblaient moins soigneux de ses droits que des leurs, l'observation n'eut point de suite. L'homme au chapeau à cornes fit entendre une petite toux courte et regarda longuement Sam; mais il pensa apparemment qu'il ferait aussi bien de ne rien dire, de peur de s'en trouver plus mal.

Après un instant de silence, un gentleman, dont l'habit brodé descendait jusqu'à ses talons, et dont le gilet, également brodé, tenait au chaud la moitié de ses jambes, remua son genièvre et son eau avec une grande énergie; et, se levant tout d'un coup sur ses pieds, par un violent effort, annonça qu'il désirait adresser quelques observations à la compagnie. L'homme au chapeau retroussé s'étant hâté de l'assurer que la compagnie serait très-heureuse d'entendre toutes les observations qu'il pourrait avoir à faire, le gentleman au grand habit commença en ces termes:

«Je sens une grande délicatesse à me mettre en avant, gentlemen, ayant l'infortune de n'être qu'un cocher et n'étant admis que comme membre honoraire dans ces agréables soirées; mais je me sens poussé, gentlemen, l'éperon dans le ventre, si je puis employer cette expression, à vous faire connaître une circonstance affligeante qui est venue à ma connaissance et qui est arrivée, je puis dire, à la portée de mon fouet. Gentlemen, notre ami, M. Whiffers (tout le monde regarda l'individu orange); notre ami, M. Whiffers a donné sa démission.»

Un étonnement universel s'empara des auditeurs. Chaque gentleman regardait son voisin et reportait ensuite son œil inquiet sur le cocher, qui continuait à se tenir debout.

«Vous avez bien raison d'être surpris, gentlemen, poursuivit celui-ci. Je ne me permettrai pas de vous frelater les motifs de cette irréparable perte pour le service; mais je prierai M. Whiffers de les énoncer lui-même, pour l'instruction et l'imitation de ses amis.»

Cette suggestion ayant été hautement applaudie, M. Whiffers s'expliqua. Il dit qu'il aurait certainement désiré de continuer à remplir l'emploi qu'il venait de résigner. L'uniforme était extrêmement riche et coûteux, les dames de la famille très-agréables, et les devoirs de sa place, il était obligé d'en convenir, n'étaient pas trop lourds. Le principal service qu'on exigeait de lui était de passer le plus de temps possible à regarder par la fenêtre, en compagnie d'un autre gentleman, qui avait également donné sa démission. Il aurait désiré épargner à la compagnie les pénibles et dégoûtants détails dans lesquels il allait être obligé d'entrer; mais, comme une explication lui avait été demandée, il n'avait pas d'autre alternative que de déclarer hardiment et distinctement qu'on avait voulu lui faire manger de la viande froide.

Impossible de concevoir le dégoût qu'éveilla cet aveu dans le sein des auditeurs. Pendant un quart d'heure, au moins, on n'entendit que de violents cris de: Honteux! Ignoble! mêlés de sifflets et de grognements.

M. Whiffers ajouta alors qu'il craignait qu'une partie de cet outrage ne pût être justement attribué à ses dispositions obligeantes et accommodantes. Il se souvenait parfaitement d'avoir consenti une fois à manger du beurre salé; et, dans une occasion où il y avait eu subitement plusieurs malades dans la maison, il s'était oublié au point de monter lui-même un panier de charbon de terre jusqu'au second étage. Il espérait qu'il ne s'était pas abaissé dans la bonne opinion de ses amis par cette franche confession de sa faute; mais s'il avait eu ce malheur, il se flattait d'y être remonté par la promptitude avec laquelle il avait repoussé le dernier et flétrissant outrage qu'on avait voulu faire subir à ses sentiments d'homme et d'Anglais.

Le discours de M. Whiffers fut accueilli par des cris d'admiration, et l'on but à la santé de l'intéressant martyr, de la manière la plus enthousiaste. Le martyr fit ses remercîments à la société et proposa la santé de leur visiteur, M. Weller, gentleman qu'il n'avait pas le plaisir de connaître intimement, mais qui était l'ami de M. John Smauker, ce qui devait être, partout et toujours, une lettre de recommandation suffisante pour toute société de gentlemen. Par ces considérations, il aurait été disposé à voter la santé de M. Weller avec tous les honneurs, si ses amis avaient bu du vin; mais comme ils prenaient des spiritueux et qu'il pourrait être dangereux de vider un verre à chaque toast, il proposait que les honneurs fussent sous-entendus.

À la conclusion de ce discours, tous les assistants burent une partie de leur verre en l'honneur de Sam; et celui-ci, ayant puisé dans le bol et avalé deux verres en l'honneur de lui-même, offrit ses remercîments à l'assemblée dans un élégant discours.

«Bien obligé, mes vieux, dit-il en retournant au bol avec la plus grande désinvolture. Venant d'où ce que ça vient, c'est prodigieusement flatteur. J'avais beaucoup entendu parler de vous; mais je n'imaginais pas, je dois le dire, que vous eussiez été d'aussi étonnamment jolis hommes que vous êtes. J'espère seulement que vous ferez attention à vous et que vous ne compromettrez en rien votre dignité, qui est une charmante chose à voir, quand on vous rencontre en promenade, et qui m'a toujours fait grand plaisir depuis que je n'étais qu'un moutard, moitié si haut que la canne à pomme de cuivre de mon très-respectable ami Flambant, ici présent. Quant à la victime de l'oppression en habit jaune, tout ce que je puis dire de lui, c'est que j'espère qu'il trouvera une occupation aussi bonne qu'il le mérite, moyennant quoi il sera très-rarement affligé avec des rat-houttes froids.»

Cela dit, Sam se rassit avec un agréable sourire, et son oraison ayant été bruyamment applaudie, la société se sépara bientôt après.

«Par exemple, vieux, vous n'avez pas envie de vous en aller, dit Sam à son ami M. John Smauker?

—Il le faut, en vérité, répondit celui-ci. J'ai promis à Bantam.

—Oh! c'est très-bien, reprit Sam, c'est une autre affaire. Peut-être qu'il donnerait sa démission si vous le désappointiez. Mais vous, Flambant, vous ne vous en allez pas?

—Mon Dieu, si, répliqua l'homme au chapeau à cornes.

—Quoi! et laisser derrière vous les trois-quarts d'un bol de punch? Cette bêtise! rasseyez-vous donc!»

M. Tuckle ne put résister à une invitation si pressante; il déposa son chapeau et sa canne et répondit qu'il boirait encore un verre pour faire plaisir à M. Weller.

Comme le gentleman en bleu demeurait du même côté que M. Tuckle, il consentit également à rester. Lorsque le punch fut à moitié bu, Sam fit venir des huîtres de la boutique du fruitier, et leur effet, joint à celui du punch, fut si prodigieux, que M. Tuckle, coiffé de son chapeau à cornes et armé de sa canne à grosse pomme, se mit à danser un pas de matelot sur la table, au milieu des coquilles, tandis que le gentleman en bleu l'accompagnait sur un ingénieux instrument musical, formé d'un peigne et d'un papier à papillotes. À la fin quand le punch fut terminé et que la nuit fut également fort avancée, ils sortirent tous les trois pour chercher leur maison. À peine M. Tuckle se trouva-t-il au grand air qu'il fut saisi d'un soudain désir de se coucher sur le pavé. Sam pensant que ce serait une pitié de le contredire, lui laissa prendre son plaisir où il la trouvait; mais, de peur que le chapeau à cornes de Flambant ne s'abîmât, dans ces conjonctures, il l'aplatit bravement sur la tête du gentleman en livrée bleue, lui mit la grande canne à la main, l'appuya contre la porte de sa maison, tira pour lui la sonnette et s'en alla tranquillement à son hôtel.

Dans la matinée suivante, M. Pickwick descendit, complètement habillé, beaucoup plus tôt qu'il n'avait l'habitude de le faire, et sonna son fidèle domestique.

Sam ayant répondu exactement à cet appel, le philosophe commença par lui faire fermer soigneusement la porte, et dit ensuite:

«Sam, il est arrivé ici, la nuit dernière, un malheureux accident qui a donné à M. Winkle quelques raisons de redouter la violence de M. Dowler.

—Oui, monsieur, j'ai entendu dire cela à la vieille dame de la maison.

—Et je suis fâché d'ajouter, continua M. Pickwick d'un air intrigué et contrarié, je suis fâché d'ajouter que, dans la crainte de cette violence, M. Winkle est parti.

—Parti!

—Il a quitté la maison ce matin, sans la plus légère communication avec moi, et il est allé je ne sais pas où.

—Il aurait dû rester et se battre, monsieur, dit Sam d'un ton contempteur. Il ne faudrait pas grand'chose pour redresser ce Dowler.

—C'est possible, Sam; j'ai peut-être aussi quelques doutes sur sa grande valeur, mais, quoi qu'il en soit, M. Winkle est parti. Il faut le trouver, Sam, le trouver et me le ramener.

—Et si il ne veut pas venir, monsieur?

—Il faudra le lui faire vouloir, Sam.

—Et qui le fera, monsieur? demanda Sam avec un sourire.

—Vous.

—Très-bien, monsieur.»

À ces mots, Sam quitta la chambre, et bientôt après M. Pickwick l'entendit fermer la porte de la rue. Au bout de deux heures, il revint d'un air aussi calme que s'il avait été dépêché pour le message le plus ordinaire, et rapporta qu'un individu, ressemblant en tous points à M. Winkle, était parti le matin pour Bristol, par la voiture de l'Hôtel royal.

«Sam, dit M. Pickwick en lui serrant la main, vous êtes un garçon précieux, inestimable. Vous allez le poursuivre, Sam.

—Certainement, monsieur.

—Aussitôt que vous le découvrirez, écrivez-moi. S'il essaye de vous échapper, empoignez-le, terrassez-le, enfermez-le. Je vous délègue toute mon autorité, Sam.

—Je ne l'oublierai pas, monsieur.

«Vous lui direz que je suis fort irrité, excessivement indigné de la démarche extraordinaire qu'il lui a plu de faire.

—Oui, monsieur.

—Vous lui direz que, s'il ne revient pas dans cette maison, avec vous, il y reviendra avec moi, car j'irai le chercher.

—Je lui en glisserai deux mots, monsieur.

—Vous pensez pouvoir le trouver? poursuivit M. Pickwick en regardant Sam d'un air inquiet.

—Je le trouverai s'il est quelque part, répliqua Sam avec confiance.

—Très-bien. Alors plus tôt vous partirez, mieux ce sera.»

M. Pickwick ayant ajouté une somme d'argent à ses instructions, Sam mit quelques objets nécessaires dans un sac de nuit et s'éloigna pour son expédition. Pourtant il s'arrêta au bout du corridor, et, revenant doucement sur ses pas, il entr'ouvrit la porte du parloir, et, ne laissant voir que sa tête:

«Monsieur? murmura-t-il.

—Eh bien! Sam.

—J'entends-t-il parfaitement mes instructions, monsieur?

—Je l'espère.

—C'est-il convenu pour le terrassement, monsieur

—Parfaitement. Faites ce que vous jugerez nécessaire. Vous aurez mon approbation.»

Sam fit un signe d'intelligence; et, retirant sa tête de la porte entre-bâillée, se mit en route pour son pèlerinage le cœur tout à fait léger.



CHAPITRE IX.

Comment M. Winkle, voulant sortir de la poêle à frire, se jeta tranquillement et confortablement dans le feu.

L'infortuné gentleman, cause innocente du tumulte qui avait alarmé les habitants du Royal-Crescent, dans les circonstances ci-devant décrites, après avoir passé une nuit pleine de trouble et d'anxiété, quitta le toit sous lequel ses amis dormaient encore, sans savoir où il dirigerait ses pas. On ne saurait jamais apprécier trop hautement, ni trop chaudement louer les sentiments réfléchis et philanthropiques qui déterminèrent M. Winkle à adopter cette conduite. «Si ce Dowler, raisonnait-il en lui-même, si ce Dowler essaye (comme je n'en doute pas) d'exécuter ses menaces, je serai obligé de l'appeler sur le terrain. Il a une femme; cette femme lui est attachée et a besoin de lui. Ciel! si j'allais l'immoler à mon aveugle rage, quels seraient ensuite mes remords!» Cette réflexion pénible affectait si puissamment l'excellent jeune homme que ses joues pâlissaient, que ses genoux s'entre-choquaient. Déterminé par ces motifs, il saisit son sac de nuit, et descendant l'escalier à pas de loups, ferma, avec le moins de bruit possible, la détestable porte de la rue, et s'éloigna rapidement. Il trouva à l'Hôtel royal une voiture sur le point de partir pour Bristol. «Autant vaut, pensa-t-il, autant vaut Bristol que tout autre endroit!» Il monta donc sur l'impériale, et atteignit le lieu de sa destination en aussi peu de temps qu'on pouvait raisonnablement l'espérer de deux chevaux obligés de franchir quatre fois par jour la distance qui sépare les deux villes.

M. Winkle établit ses quartiers à l'hôtel du Buisson. Il était résolu à s'abstenir de toute communication épistolaire avec M. Pickwick jusqu'à ce que la frénésie de M. Dowler eût eu le temps de s'évaporer, et trouva que dans ces circonstances il n'avait rien de mieux à faire que de visiter la ville. Il sortit donc et fut, tout d'abord, frappé de ce fait qu'il n'avait jamais vu d'endroit aussi sale. Ayant inspecté les docks ainsi que le port, et admiré la cathédrale, il demanda le chemin de Clifton, et suivit la route qui lui fut indiquée; mais, de même que les pavés de Bristol ne sont pas les plus larges ni les plus propres de tous les pavés, de même ses rues ne sont pas absolument les plus droites ni les moins entrelacées. M. Winkle se trouva bientôt complètement embrouillé dans leur labyrinthe, et chercha autour de lui une boutique décente, où il pût demander de nouvelles instructions.

Ses yeux tombèrent sur un rez-de-chaussée nouvellement peint qui avait été converti en quelque chose qui tenait le milieu entre une boutique et un appartement. Une lampe rouge qui s'avançait au-dessus de la porte l'aurait suffisamment annoncé comme la demeure d'un suppôt d'Esculape quand même le mot: chirurgie[10] n'aurait pas été inscrit, en lettres d'or, au-dessus de la fenêtre, qui avait autrefois été celle du parloir au devant. Pensant que c'était là un endroit convenable pour demander son chemin, M. Winkle entra dans la petite boutique garnie de tiroirs et de flacons, aux inscriptions dorés. N'y apercevant aucun être vivant, il frappa sur le comptoir avec une demi couronne, afin d'attirer l'attention des personnes qui pourraient être dans l'arrière-parloir, espèce de sanctum sanctorum de l'établissement, car le mot: chirurgie était répété sur la porte, en lettres blanches, cette fois, pour éviter la monotonie.

Au premier coup, un bruit très-sensible jusqu'alors, et semblable à celui d'un assaut exécuté avec des pelles et des pincettes, cessa soudainement. Au second coup un jeune gentleman, à l'air studieux, portant sur son nez de larges bésicles vertes et dans ses mains un énorme livre, entra d'un pas grave dans la boutique, et, passant derrière le comptoir, demanda à M. Winkle ce qu'il désirait.

«Je suis fâché de vous déranger, monsieur, répondit celui-ci. Voulez-vous avoir la bonté de m'indiquer....

—Ha! ha! ha! se mit à beugler le studieux gentleman, en jetant en l'air son énorme livre et en le rattrapant avec grande dextérité, au moment où il menaçait de réduire en atomes toutes les fioles qui garnissaient le comptoir. En voilà une bonne!»

Si l'inconnu entendit par là une bonne secousse, il n'avait pas tort, car M. Winkle avait été si étonné de la conduite extraordinaire du jeune docteur, qu'il avait précipitamment battu en retraite jusqu'à la porte, et paraissait fort troublé par cette étrange réception.

«Comment! Est-ce que vous ne me reconnaissez pas?» s'écria le chirurgien-apothicaire.

M. Winkle balbutia qu'il n'avait pas ce plaisir.

«Ah! bien alors, il y a encore de l'espoir pour moi! Je puis soigner la moitié des vieilles femmes de Bristol, si j'ai un peu de chance. Maintenant, au diable, vieux bouquin moisi!» Cette adjuration s'adressait au gros volume, que le studieux pharmacien lança, avec une vigueur remarquable, à l'autre bout de la boutique; puis, retirant ses lunettes vertes, il découvrit aux regards stupéfaits de M. Winkle, le ricanement identique de Robert Sawyer, esquire, ci-devant étudiant à l'hôpital de Guy, dans le Borough, et possesseur d'une résidence privée dans Lant-Street.

«Vous veniez pour me voir, n'est-ce pas? vous ne direz pas le contraire? s'écria M. Bob Sawyer en secouant amicalement la main de M. Winkle.

—Non, sur ma parole! répliqua celui-ci en serrant la main de M. Sawyer.

—Quoi! vous n'avez pas remarqué mon nom? demanda Bob en appelant l'attention de son ami sur la porte extérieure, au-dessus de laquelle étaient tracés ces mots: Sawyer successeur de Nockemorf.

—Mes yeux ne sont pas tombés dessus, dit M. Winkle.

—Ma foi! si j'avais su que c'était vous, reprit Bob, je me serais précipité et je vous aurais reçu dans mes bras. Mais, sur mon honneur, je croyais que vous étiez le percepteur des contributions.[11]

—Pas possible!

—Vrai. J'allais vous dire que je n'étais pas à la maison, et que si vous vouliez me laisser un message, je ne manquerais pas de me le remettre; car le collecteur des taxes ne me connaît point, pas plus que celui de l'éclairage, ni du pavé. Je crois que le collecteur de l'église soupçonne qui je suis, et je sais que celui des eaux ne l'ignore pas, parce que je lui ai tiré une dent le premier jour que je suis venu ici. Mais entrez, entrez donc!»

Tout en bavardant de la sorte, Bob poussait M. Winkle dans l'arrière-parloir, où s'était assis un personnage qui n'était pas moins que M. Benjamin Allen. Il s'amusait gravement à faire de petites cavernes circulaires dans le manteau de la cheminée, au moyen d'un fourgon rougi.

«En vérité, dit M. Winkle, voilà un plaisir que je n'avais pas espéré. Quelle jolie retraite vous avez là!

—Pas mal, pas mal, repartit Bob. J'ai été reçu peu de temps après cette fameuse soirée; et mes amis se sont saignés pour m'aider à acheter cet établissement. Ainsi j'ai endossé un habit noir et une paire de lunettes, et je suis venu ici pour avoir l'air aussi solennel que possible.

—Et vous avez sans doute une jolie clientèle? demanda M. Winkle d'un air fin.

—Oh! si mignonne, qu'à la fin de l'année vous pourriez mettre tous les profits dans un verre à liqueur, et les couvrir avec une feuille de groseille.

—Vous voulez rire. Rien que les marchandises....

—Pure charge, mon cher garçon. La moitié des tiroirs est vide, et l'autre moitié n'ouvre point.

—Vous plaisantez?

—C'est un fait, rétorqua Bob en allant dans la boutique et démontrant la véracité de son assertion par de violentes secousses données aux petits boutons dorés des tiroirs imaginaires.

—Du diable s'il y a une seule chose réelle dans la boutique, exceptés les sangsues; et encore elles ont déjà servi.

—Je n'aurais jamais cru cela! s'écria M. Winkle plein de surprise.

—Je m'en flatte un peu, reprit Bob; autrement à quoi serviraient les apparences, hein? Mais, que voulez-vous prendre! Comme nous? C'est bon. Ben, mon garçon, fourrez la main dans le buffet, et amenez-nous le digestif breveté.»

M. Benjamin Allen sourit pour indiquer son consentement, et tira du buffet une bouteille noire, à moitié pleine d'eau-de-vie.

«Vous n'y mettez pas d'eau, n'est-ce pas? dit Bob à M. Winkle.

—Pardonnez-moi, repartit celui-ci. Il est de bonne heure et j'aimerais mieux mélanger, si vous ne vous y opposez point.

—Pas le moins du monde, si votre conscience vous le permet, répliqua Bob en avec sensualité un verre du liquide bienfaisant. Ben, passe-nous l'eau.»

M. Benjamin Allen tira de la même place une petite cocote de cuivre, dont M. Bob déclara qu'il était très-fier à cause de sa physionomie médicale. Lorsqu'on eut fait bouillir l'eau contenue dans la cocote, au moyen de plusieurs pelletées de charbon de terre que Bob puisa dans une caisse qui portait pour inscription: eau de selz, M. Winkle baptisa son eau-de-vie, et la conversation commençait à devenir générale, lorsqu'elle fut interrompue par l'entrée d'un jeune garçon, vêtu d'une sévère livrée grise, ayant un galon d'or à son chapeau, et tenant sur son bras un petit panier couvert.

M. Bob l'apostropha immédiatement.

«Tom, vagabond! venez-ici! (L'enfant s'approcha en conséquence.) Vous vous êtes arrêté à toutes les bornes de Bristol, vilain fainéant!

—Non, monsieur, répondit l'enfant.

—Prenez-y garde, reprit Bob avec un visage menaçant. Pensez-vous que quelqu'un voudrait employer un chirurgien, si on voyait son garçon jouer aux billes dans tous les ruisseaux, ou enlever un cerf-volant sur la grande route? Ayez soin, monsieur, de conserver toujours le respect de votre profession. Avez-vous porté tous les médicaments, paresseux?

—Oui, monsieur.

—La poudre pour les enfants, dans la grande maison habitée par la famille nouvellement arrivée? Et les pilules digestives chez le vieux gentleman grognon et goutteux?

—Oui, monsieur.

—Alors fermez la porte et faites attention à la boutique.

—Allons! dit M. Winkle quand le jeune garçon se fut retiré, les choses ne vont pas tout à fait aussi mal que vous voudriez me le faire croire. Vous avez toujours quelques médicaments à fournir.»

Bob Sawyer regarda dans la boutique pour s'assurer qu'il n'y avait pas d'oreilles étrangères, puis se penchant vers M. Winkle, il lui dit à voix basse: «Il se trompe toujours de maison.»

La physionomie de M. Winkle exprima qu'il n'y était plus du tout, tandis que Bob et son ami riaient à qui mieux mieux.

«Vous ne me comprenez pas? dit Bob. Il va dans une maison, tire la sonnette, fourre un paquet de médicaments sans adresse dans la main, d'un domestique et s'en va. Le domestique porte le paquet dans la salle à manger; le maître l'ouvre, et lit la suscription: Potion à prendre le soir; pilules selon la formule; lotion idem; Sawyer, successeur de Nockemorf, prépare avec soin les ordonnances, etc., etc. Le gentleman montre le paquet à sa femme; elle lit l'inscription, elle le renvoie aux domestiques; ils lisent l'inscription. Le lendemain le garçon revient: Très-fâché. Il s'est trompé. Tant d'affaires, tant de paquets à porter. M. Sawyer, successeur de Nockemorf, offre ses compliments. Le nom reste dans la mémoire, et voilà l'affaire, mon garçon; cela vaut mieux que toutes les annonces du monde. Nous avons une bouteille de quatre onces qui a couru dans la moitié des maisons de Bristol, et qui n'a point encore fini sa ronde.

—Tiens, tiens! je comprends, répondit M. Winkle, un fameux plan.

—Oh! Ben et moi, nous en avons trouvé une douzaine comme cela; continua l'habile pharmacien, avec une grande satisfaction. L'allumeur de réverbères reçoit dix-huit pence par semaines pour tirer ma sonnette de nuit, pendant dix minutes, chaque fois qu'il passe devant la maison; et tous les dimanches, mon garçon court dans l'église, juste au moment des psaumes, quand personne n'a rien à faire que de regarder autour de soi, et il m'appelle avec un air effaré. «Bon! disent les assistants, quelqu'un est tombé malade tout à coup; on envoie chercher Sawyer, successeur de Nockemorf; comme ce jeune homme est occupé!»

Ayant ainsi divulgué les arcanes de l'art médical, M. Bob Sawyer et son ami Ben Allen se renversèrent sur leurs chaises, et éclatèrent de rire bruyamment. Quand ils s'en furent donné à cœur joie, la conversation recommença, et vint toucher un sujet qui intéressait plus immédiatement M. Winkle.

Nous pensons avoir dit ailleurs que M. Benjamin Allen devenait habituellement fort sentimental, après boire. Le cas n'est pas unique, comme nous pouvons l'attester nous-même, ayant eu affaire quelquefois à des patients affectés de la même manière. Dans cette période de son existence, M. Allen avait plus que jamais une prédisposition à la sentimentalité. Cette maladie provenait de ce qu'il demeurait depuis plus de trois semaines avec M. Sawyer; car l'amphitryon n'était pas remarquable par la tempérance, et l'invité ne pouvait nullement se vanter d'avoir la tête forte. Pendant tout cet espace de temps, Benjamin avait toujours flotté entre l'ivresse partielle et l'ivresse complète.

«Mon bon ami, dit-il à M. Winkle, en profitant de l'absence temporaire de M. Bob Sawyer, qui était allé administrer à un chaland quelques-unes de ses sangsues d'occasion: mon bon ami, je suis bien malheureux!»

M. Winkle exprima tous ses regrets, en apprenant cette nouvelle et demanda s'il ne pouvait rien faire pour alléger les chagrins de l'infortuné étudiant.

«Rien, mon cher, rien. Vous rappelez-vous Arabelle? ma sœur Arabelle? Une petite fille qui a des yeux noirs. Je ne sais pas si vous l'avez remarquée cher M. Winkle? Une jolie petite fille, Winkle. Peut-être que mes traits pourront vous rappeler sa physionomie.»

M. Winkle n'avait pas besoin de procédés artificiels pour se souvenir de la charmante Arabelle, et c'était fort heureux, car certainement les traits du frère lui auraient difficilement rappelé ceux de la sœur. Il répondit, avec autant de calme qu'il lui fut possible d'en feindre, qu'il se rappelait parfaitement avoir vu la jeune personne en question, et qu'il se flattait qu'elle était en bonne santé.

Pour toute réponse, M. Ben Allen, lui dit: «Notre ami Bob est un charmant garçon, Winkle.

—C'est vrai, répliqua laconiquement M. Winkle, qui n'aimait pas beaucoup le rapprochement de ces deux noms.

—Je les ai toujours destinés l'un à l'autre; ils ont été crées l'un pour l'autre; ils sont venus au monde l'un pour l'autre; ils ont été élevés l'un pour l'autre, dit M. Ben Allen, en posant son verre avec emphase. Il y a un coup du sort dans cette affaire, mon cher garçon; il n'y a entre eux qu'une différence de cinq ans, et tous les deux sont nés dans le mois d'août.»

M. Winkle était trop impatient d'entendre le reste, pour exprimer beaucoup d'étonnement de cette coïncidence, toute merveilleuse qu'elle fût. Ainsi, après une larme ou deux, Ben continua à dire que malgré toute son estime et son respect, et sa vénération pour son ami, sa sœur Arabelle avait toujours, ingratement et sans raison, montré la plus vive antipathie pour sa personne. Et je pense, conclua-t-il, je pense qu'il y a un attachement antérieur.

—Avez-vous quelque idée sur la personne?» demanda en tremblant M. Winkle.

M. Ben Allen saisit le fourgon, le fit tourner d'une manière martiale au-dessus de sa tête, infligea un coup mortel sur un crâne imaginaire, et termina en disant, d'une façon très-expressive: «Je voudrais le connaître, voilà tout. Je lui montrerais ce que j'en pense!» et pendant ce temps le fourgon tournoyait avec plus de férocité que jamais.

Tout cela, comme on le suppose, était fort consolant pour M. Winkle. Il resta silencieux durant quelques minutes, mais à la fin, il rassembla tout son courage, et demanda si miss Allen était dans le comté de Kent.

«Non, non, répondit Ben, en déposant le fourgon et en prenant un air fort rusé. Je n'ai pas pensé que la maison du vieux Wardle fût exactement ce qui convenait pour une jeune fille entêtée. Aussi, comme je suis son protecteur naturel et son tuteur, puisque nos parents sont défunts, je l'ai amenée dans ce pays-ci pour passer quelques mois chez une vieille tante, dans une jolie maison bien ennuyeuse et bien fermée. J'espère que cela la guérira. Si ça ne réussit pas, je l'emmènerai à l'étranger pendant quelque temps, et nous verrons alors.

—Et... et... la tante demeure à Bristol? balbutia M. Winkle.

—Non, non; pas dans Bristol, répondit Ben, en passant son pouce par-dessus son épaule droite. Par-là bas; mais chut! voici Bob. Pas un mot, mon cher ami, pas un mot.»

Toute courte qu'avait été cette conversation, elle produisit chez M. Winkle l'anxiété la plus vive. L'attachement antérieur, que soupçonnait Ben, agitait son cœur. Pouvait-il en être l'objet? Était-ce pour lui que la séduisante Arabelle avait dédaigné le spirituel Bob Sawyer? ou bien avait-il un rival préféré? Il se détermina à la voir, quoi qu'il pût en arriver. Mais ici se présentait une objection insurmontable; car si l'explication donnée par Ben avec ces mots: par là-bas, voulait dire trois milles, ou trente milles, ou trois cents milles, M. Winkle ne pouvait en aucune façon le conjecturer. Au reste il n'eut pas, pour le moment, le loisir de penser à ses amours, l'arrivée de Bob ayant été immédiatement suivie par celle d'un pâté, dont M. Winkle fut instamment prié de prendre sa part. La nappe fut mise par une femme de ménage, qui officiait comme femme de charge de M. Bob Sawyer. La mère du jeune garçon en livrée grise apporta un troisième couteau et une troisième fourchette (car l'établissement domestique de M. Sawyer était monté sur une échelle assez limitée), et les trois amis commencèrent à dîner. La bière était servie, comme le fit observer M. Sawyer, dans son étain natif.

Après le dîner, Bob fit apporter le plus grand mortier de sa boutique, et y brassa un mélange fumant de punch au rhum, remuant et amalgamant les matériaux avec un pilon, d'une manière fort convenable pour un pharmacien. Comme beaucoup de célibataires, il ne possédait qu'un seul verre, qui fut assigné par honneur à M. Winkle. Ben Allen fut accommodé d'un entonnoir de verre, dont l'extrémité inférieure était garnie d'un bouchon; quant à Bob lui-même, il se contenta d'un de ces vases de cristal cylindriques, incrustés d'une quantité de caractères cabalistiques, et dans lesquels les apothicaires mesurent habituellement les drogues liquides qui doivent composer leurs potions. Ces préliminaires ajustés, le punch fut goûté et déclaré excellent. On convint que Bob Sawyer et Ben Allen seraient libres de remplir leur vase deux fois, pour chaque verre de M. Winkle, et l'on commença les libations sur ce pied d'égalité avec bonne humeur et de fort bonne amitié. On ne chanta point, parce que Bob déclara que cela n'aurait pas l'air professionnel; mais, en revanche, on parla et l'on rit, si bien et si fort, que les passants à l'autre bout de la rue pouvaient entendre et entendirent sans aucun doute le bruit confus qui sortait de l'officine du successeur de Nockemorf. Quoi qu'il en soit, la conversation des trois amis charmait apparemment les ennuis et aiguisait l'esprit du jeune garçon pharmacien, car au lieu de dévouer sa soirée, comme il le faisait ordinairement, à écrire son nom sur le comptoir et à l'effacer ensuite, il se colla contre la porte vitrée, et de la sorte put écouter et voir en même temps ce qui se passait chez son patron.

La gaieté de M. Bob Sawyer se tournait peu à peu en fureur, M. Ben Allen retombait dans le sentimental, et le punch était presque entièrement disparu, quand le jeune garçon entra rapidement pour annoncer qu'une jeune femme venait demander M. Sawyer, successeur de Nockemorf, qu'on attendait impatiemment. Ceci termina la fête. Lorsque le garçon eut répété pour la vingtième fois son message, M. Bob Sawyer commençant à le comprendre, attacha autour de sa tête une serviette mouillée, afin de se dégriser; et, y ayant réussi en partie, mit ses lunettes vertes et sortit. Ensuite de quoi, M. Winkle voyant qu'il était impossible d'engager M. Ben Allen dans une conversation tant soit peu intelligible sur le sujet qui l'intéressait le plus, refusa de rester jusqu'au retour du chirurgien, et s'en retourna à son hôtel.

L'inquiétude qui l'agitait et les nombreuses méditations qu'avait éveillées dans son esprit le nom d'Arabelle, empêchèrent la part qu'il avait prise dans le mortier de produire sur lui l'effet qu'on en aurait pu attendre dans d'autres circonstances. Ainsi, après avoir pris à la buvette de son hôtel un verre d'eau de Seltz et d'eau-de-vie, il entra dans le café, plutôt découragé qu'animé par les aventures de la soirée.

Un grand gentleman, vêtu d'une longue redingote, se trouvait seul dans le café, assis devant le feu, et tournant le dos à M. Winkle. Comme la soirée était assez froide pour la saison, le gentleman rangea sa chaise de côté pour laisser approcher le nouvel arrivant, mais quelle fut l'émotion de M. Winkle, quand ce mouvement lui découvrit le visage du vindicatif et sanguinaire Dowler!

Sa première pensée fut de tirer violemment le cordon de sonnette le plus proche. Malheureusement, ce cordon se trouvait derrière la chaise de son adversaire. Machinalement le brave jeune homme fit un pas pour en saisir la poignée, mais M. Dowler se reculant avec promptitude: «Monsieur Winkle, dit-il, soyez calme. Ne me frappez pas, monsieur, je ne le supporterais point. Un soufflet? Jamais!»

Tout en parlant ainsi, M Dowler avait l'air beaucoup plus doux que M. Winkle ne l'aurait attendu d'une personne aussi emportée.

«Un soufflet, monsieur? balbutia M. Winkle.

—Un soufflet, monsieur, répliqua Dowler. Maîtrisez vos premiers mouvements, asseyez-vous, écoutez-moi.

—Monsieur, dit M. Winkle, en tremblant des pieds à la tête, avant que je consente à m'asseoir auprès ou en face de vous, sans la présence d'un garçon, il me faut d'autres assurances de sécurité. Vous m'avez fait des menaces la nuit dernière, monsieur, d'affreuses menaces! Ici M. Winkle s'arrêta et devint encore plus pâle.

—C'est la vérité, repartit M. Dowler avec un visage presque aussi blanc que celui de son antagoniste. Les circonstances étaient suspectes. Elles ont été expliquées. Je respecte votre courage. Vous avez raison. C'est l'assurance de l'innocence. Voilà ma main, serrez-la.

—Réellement, monsieur, répondit M. Winkle, hésitant à donner sa main, dans la pensée que M. Dowler pourrait bien vouloir le prendre en traître, réellement, monsieur, je....

—Je sais ce que vous voulez dire, interrompit l'autre. Vous vous sentez offensé. C'est naturel, j'en ferais autant à votre place. J'ai eu tort, je vous demande pardon. Soyons amis, pardonnez-moi....» Et en même temps Dowler s'empara de la main de M. Winkle, et la secouant avec la plus grande véhémence, déclara qu'il le regardait comme un garçon plein de courage, et qu'il avait de lui meilleure opinion que jamais.

«Maintenant, poursuivit-il, asseyez-vous, racontez-moi tout. Comment m'avez-vous découvert? Quand est-ce que vous êtes parti pour me suivre? Soyez franc, dites tout.

—C'est entièrement par hasard, répliqua M. Winkle grandement intrigué par la tournure singulière et inattendue de leur entrevue, entièrement.

—J'en suis charmé. Je me suis éveillé ce matin. J'avais oublié mes menaces. Le souvenir de votre aventure me fit rire. Je me sentais des dispositions amicales: je le dis.

—À qui?

—À mistress Dowler.—«Vous avez fait un vœu, me dit-elle.—C'est vrai, répondis-je.—C'était un vœu téméraire.—C'est encore vrai. J'offrirai des excuses. Où est-il?»

—Qui? demanda M. Winkle.

—Vous. Je descendis l'escalier, mais je ne vous trouvai pas. Pickwick avait l'air sombre. Il secoua la tête, il dit qu'il espérait qu'on ne commettrait point de violences. Je compris tout. Vous vous sentiez insulté. Vous étiez sorti pour chercher un ami, peut-être des pistolets. Un noble courage, me dis-je, je l'admire.»

M. Winkle toussa, et commençant à voir où gîtait le lièvre, prit un air d'importance.

«Je laissai une note pour vous, poursuivit Dowler. Je dis que j'étais fâché. C'était vrai. Des affaires pressantes m'appelaient ici. Vous n'avez pas été satisfait; vous m'avez suivi. Vous avez demandé une explication verbale. Vous avez eu raison. Tout est fini maintenant. Mes affaires sont terminées. Je m'en retourne demain, venez avec moi.»

À mesure que Dowler avançait dans son récit, la contenance de M. Winkle devenait de plus en plus digne. La mystérieuse nature du commencement de leur conversation était expliquée; M. Dowler était aussi éloigné de se battre, que lui-même. En un mot, ce vantard personnage était un des plus admirables poltrons qui eussent jamais existé. Il avait interprété selon ses craintes l'absence de M. Winkle, et prenant le même parti que lui il c'était décidé à s'absenter, jusqu'à ce que toute irritation fût passée.

Quand l'état réel des affaires se fut dévoilé à l'esprit de M. Winkle, sa physionomie devint terrible. Il déclara qu'il était parfaitement satisfait, mais il le déclara d'un air capable de persuader M. Dowler que, s'il n'avait pas été satisfait, il s'en serait suivi une horrible destruction. Enfin M. Dowler parut convenablement reconnaissant de sa magnanimité, et les deux belligérants se séparèrent, pour la nuit, avec mille protestations d'amitié éternelle.

Il était minuit, et depuis vingt minutes environ M. Winkle jouissait des douceurs de son premier sommeil, lorsqu'il fut tout à coup réveillé par un coup violent frappé à sa porte, et répété immédiatement après, avec tant de véhémence, qu'il en tressaillit dans son lit, et demanda avec inquiétude qui était là, et ce qu'on lui voulait.

«S'il vous plaît, monsieur, répondit une servante, c'est un jeune homme qui désire vous voir, sur-le-champ.

—Un jeune homme! s'écria M. Winkle.

—Il n'y a pas d'erreur, ici, monsieur, répondit une autre voix à travers le trou de la serrure; et si ce même intéressant jeune garçon n'est pas introduit, sans délai, vous ne vous étonnerez pas que ses jambes entrent chez vous avant sa phylosomie.» En achevant ces mots, l'étranger ébranla légèrement avec son pied le panneau inférieur de la porte, comme pour donner plus de force à son insinuation.

—C'est vous, Sam? demanda M. Winkle, en sautant à bas du lit.

—Pas possible de reconnaître un gentleman sans regardes son visage,» répondit la voix d'un ton dogmatique.

M. Winkle n'ayant plus guère de doutes sur l'identité du jeune homme, tira les verrous et ouvrit. Aussitôt Sam entra précipitamment, referma la porte à double tour, mit gravement la clef dans sa poche, et, après avoir examiné M. Winkle des pieds à la tête, lui dit: «Eh bien, vous vous conduisez gentiment, monsieur.

—Qu'est-ce que signifie cette conduite? demanda M. Winkle avec indignation, sortez sur-le-champ, qu'est-ce que cela signifie?

—Ce que ça signifie! Eh bien, en voilà une sévère, comme dit la jeune lady au pâtissier qui lui avait vendu un pâté où il n'y avait que de la graisse dedans. Ce que ça signifie! Eh bien, en voilà une bonne!

—Ouvrez cette porte, et quittez cette chambre sur-le-champ.

—Je quitterai cette chambre, monsieur, juste précisément au moment même où vous la quitterez, monsieur, répondit Sam d'une voix imposante, et en s'asseyant avec gravité. Seulement si je suis obligé de vous emporter sur mon dos, je m'en irai un brin avant vous, nécessairement. Mais permettez-moi d'espérer que vous ne me réduirez pas à des extrémités, monsieur, comme disait le gentleman au colimaçon obstiné, qui ne voulait pas sortir de sa coquille, malgré les coups d'épingle qu'on lui administrait, et qu'il avait peur d'être obligé de l'écraser entre le chambranle et la porte.»

À la fin de ce discours, singulièrement prolixe pour lui, Sam planta ses mains sur ses genoux, et regarda M. Winkle en face, avec une expression de visage où l'on pouvait lire facilement qu'il n'avait pas du tout envie de plaisanter.

«Vous êtes vraiment un jeune homme bien aimable, monsieur, poursuivit-il d'un ton de reproche, un aimable jeune homme, d'entortiller notre précieux gouverneur dans toutes sortes de fantasmagories, quand il s'est déterminé à tout faire pour les principes. Vous êtes pire que Dodson, monsieur, et pire que Fogg. Je les regarde comme des anges auprès de vous.»

Sam ayant accompagné cette dernière sentence d'une tape emphatique sur chaque genou, croisa ses bras d'un air dédaigneux, et se renversa sur sa chaise, comme pour attendre la défense du criminel.

«Mon brave Sam, dit M. Winkle, en lui tendant la main, je respecte votre attachement pour mon excellent ami, et je suis vraiment très-chagrin d'avoir augmenté ses sujets d'inquiétude. Allons, Sam, allons! Et tout en parlant, ses dents claquaient de froid, car il était resté debout, dans son costume de nuit, durant toute la leçon de M. Weller.

—C'est heureux, répondit Sam d'un ton bourru, en secouant cependant d'une manière respectueuse la main qui lui était offerte; c'est heureux, quand on s'amende à la fin. Mais si je puis, je ne le laisserai tourmenter par personne, et voilà la chose.

—Certainement, Sam, certainement. Et maintenant allez vous coucher, nous parlerons de tout cela demain matin.

—J'en suis bien fâché, monsieur; je ne peux pas m'aller coucher.

—Vous ne pouvez pas vous aller coucher?

—Non, répondit Sam, en secouant la tête, pas possible.

—Vous n'allez pas repartir cette nuit? s'écria M. Winkle, grandement surpris.

—Non, monsieur, à moins que vous ne le désiriez absolument, mais je ne dois pas quitter cette chambre. Les ordres du gouverneur sont péremptoires.

—Allons donc, Sam, allons donc! il faut que je reste ici deux ou trois jours, et qui plus est, il faudra que vous restiez aussi, pour m'aider à avoir une entrevue avec une jeune lady... miss Allen, Sam. Vous vous en souvenez? Il faut que je la voie, et je la verrai avant de quitter Bristol.»

Mais en réplique à toutes ces instances, Sam continua à secouer la tête énergiquement, en répondant avec fermeté: «Pas possible, pas possible!»

Cependant, après beaucoup d'arguments et de représentations de la part de M. Winkle; après une exposition complète de tout ce qui s'était passé dans l'entrevue avec Dowler, le fidèle domestique commença à hésiter. À la fin les deux parties en vinrent à un compromis, dont voici les principales clauses:

Que Sam se retirerait et laisserait à M. Winkle la libre possession de son appartement, à condition qu'il aurait la permission de fermer la porte en dehors et d'emporter la clef; pourvu toutefois qu'il ne manquât pas d'ouvrir, sur-le-champ, la porte en cas de feu ou d'autre danger contingent; que M. Winkle écrirait le lendemain à M. Pickwick une lettre qui lui serait portée par Dowler, et dans laquelle il lui demanderait, pour Sam et pour lui-même, la permission de rester à Bristol, afin de poursuivre le but déjà indiqué; que si la réponse était favorable, les susdites parties contractantes demeureraient en conséquence à Bristol; que sinon, elles retourneraient à Bath immédiatement; et enfin que M. Winkle s'engageait positivement à ne pas chercher à s'échapper, en attendant, ni par les fenêtres, ni par la cheminée, ni par tout autre moyen évasif. Ce traité ayant été dûment ratifié, Sam ferma la porte et s'en alla.

Il était arrivé au bas de l'escalier, quand il s'arrêta court.

«Tiens! dit-il, en tirant la clef de sa poche et en faisant un quart de conversion, j'avais entièrement oublié le terrassement. Le gouverneur me l'avait pourtant bien recommandé.... Bah! c'est égal, poursuivit-il en remettant la clef dans sa poche, ça peut toujours se faire demain matin, comme aujourd'hui.»

Apparemment consolé par cette réflexion, Sam descendit le reste de l'escalier, sans autre retour de conscience, et fut bientôt enseveli dans un profond sommeil, ainsi que les autres habitants de la maison.

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