Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II
NOTES:
[10] En Angleterre, surtout dans les petites villes, les gens qui vendent des médicaments donnent en même temps des consultations, et prennent le titre de chirurgiens.
CHAPITRE X.
Sam Weller, honoré d'une mission d'amour, s'occupe de l'exécuter. On verra plus loin avec quel succès.
Durant toute la journée subséquente, Sam tint ses yeux constamment fixés sur M. Winkle, déterminé à ne point le perdre de vue avant d'avoir reçu de nouvelles instructions. Quelque désagréable que fût pour le prisonnier cette grande vigilance, il pensa qu'il valait mieux la supporter que de s'exposer à être emporté de vive force; car le fidèle serviteur lui avait plus d'une fois fait entendre que le strict sentiment de ses devoirs le forcerait à adopter cette ligne de conduite. Il est même probable que Sam aurait fini par assoupir tous ses scrupules, en ramenant à Bath M. Winkle, pieds et poings liés, si la prompte attention donnée par M. Pickwick au billet remis par Dowler, n'avait point rendu inutile, cette manière de procéder. En un mot, à huit heures du soir, M. Pickwick, lui-même entra dans le café de l'hôtel du Buisson, et avec un sourire dit à Sam enchanté, qu'il s'était très-bien comporté et n'avait pas besoin de monter la garde davantage.
«J'ai pensé, continua M. Pickwick, en s'adressant à M. Winkle, pendant que Sam le débarrassait de sa redingote et de son cache-nez, j'ai pensé que je ferais mieux de venir moi-même, m'assurer que vos vues sur cette jeune personne sont honorables et sérieuses, avant de consentir à ce que Sam soit employé dans cette affaire.
—Tout à fait honorables et sérieuses, répliqua M. Winkle avec grande énergie, je vous l'assure du fond de mon cœur, de toute mon âme.
—Rappelez-vous, reprit M. Pickwick, avec un regard humide, rappelez-vous que nous l'avons rencontrée chez notre excellent ami Wardle. Ce serait bien mal reconnaître son hospitalité, que de traiter avec légèreté les affections de sa jeune amie. Je ne le permettrais pas, monsieur; je ne le permettrais pas.
—Je n'ai certainement pas cette idée-là, s'écria chaleureusement M. Winkle. J'ai réfléchi pendant longtemps, et je sens que mon bonheur est tout entier en elle.
—Voilà ce que j'appelle mettre tous ses œufs dans le même panier,» interrompit Sam avec un agréable sourire.
M. Winkle prit un air sérieux à cette observation, et M. Pickwick irrité engagea son serviteur à ne pas badiner avec un des meilleurs sentiments de notre nature.
«Certainement, monsieur, répondit Sam, mais il y en a tant de ces meilleurs-là, que je ne m'y reconnais jamais, quand on m'en parle.»
Cet incident terminé, M. Winkle raconta ce qui s'était passé entre lui et M. Ben Allen, relativement à Arabelle. Il dit que son but actuel était d'avoir une entrevue avec la jeune personne, et de lui faire un aveu formel de sa passion. Enfin il déclara que le lieu de sa détention lui paraissait être quelque part aux environs des Dunes, ce qui semblait résulter de certaines insinuations obscures dudit Ben Allen; mais c'était tout ce qu'il avait pu apprendre ou soupçonner.
Malgré l'inanité de ces renseignements il fut décidé que Sam partirait le lendemain, pour une expédition de découverte. Il fut convenu aussi que M. Pickwick et M. Winkle, qui avaient moins de confiance dans leur habileté, se promèneraient pendant ce temps dans la ville et entreraient par hasard, chez M. Bob Sawyer, dans l'espérance d'apprendre quelque chose sur la jeune lady.
En conséquence, Sam se mit en quête le lendemain matin, sans être aucunement découragé par les difficultés qui l'attendaient. Il marcha de rue en rue, nous allions presque dire de coteau en coteau, mais c'est toute montée jusqu'à Clifton. Durant tout ce temps il ne vit rien, il ne rencontra personne qui pût jeter la moindre lumière sur son entreprise. Il eut de nombreux colloques avec des grooms qui faisaient prendre l'air à des chevaux sur la route, avec des nourrices qui faisaient prendre l'air à des enfants sur le pas de la porte: mais il ne put rien tirer ni des uns ni des autres qui eût le rapport le plus éloigné avec l'objet de son habile enquête. Il y avait dans force maisons, force jeunes ladies, dont le plus grand nombre étaient violemment soupçonnées par les domestiques mâles ou femelles d'être profondément attachées à quelqu'un, ou parfaitement disposées à s'attacher au premier venu, si l'occasion s'en présentait; mais comme aucune de ces jeunes ladies n'était miss Arabelle Allen, ces renseignements laissaient Sam précisément aussi instruit qu'il l'était auparavant.
Il poursuivit sa route à travers les Dunes, en luttant contre un vent violent, et, chemin faisant, il se demandait si, dans ce pays, il était toujours nécessaire de tenir son chapeau des deux mains. Enfin il arriva dans un endroit ombragé, où se trouvaient répandues plusieurs petites villas, d'une apparence tranquille et retirée. Au fond d'une longue impasse, devant une porte d'écurie, un groom, en veste du matin, s'occupait à flâner, en société d'une pelle et d'une brouette; moyennant quoi, il se persuadait apparemment à lui-même qu'il faisait quelque chose d'utile. Nous ferons remarquer, en passant, que nous avons rarement vu un groom auprès d'une écurie, qui, dans ses moments de laisser aller, ne fût pas plus ou moins victime de cette singulière illusion.
Sam pensa qu'il pourrait parler avec ce groom, aussi bien qu'avec tout autre, et cela d'autant plus, qu'il était fatigué de marcher, et qu'il y avait une bonne grosse pierre, juste en face de la porte. Il se dandina donc jusqu'au fond de la ruelle, et, s'asseyant sur la pierre, ouvrit la conversation avec l'admirable aisance qui le caractérisait.
«Bonsoir, vieux, dit-il.
—Vous voulez dire bonjour? répliqua le groom, en jetant à Sam un regard rechigné.
—Vous avez raison, vieux, je voulais dire bonjour. Comment vous va?
—Eh! je ne me sens guère mieux, depuis que vous êtes là.
—C'est drôle, vous paraissez pourtant de bien bonne humeur, vous avez la mine si guillerette que ça réjouit le cœur de vous voir.»
À cette plaisanterie, le groom rechigné parut plus rechigné encore, mais non pas suffisamment pour produire quelque impression sur Sam. Celui-ci lui demanda immédiatement, et avec un air de grand intérêt, si le nom de son maître n'était pas un certain M. Walker.
«Non, répondit le groom.
—Ni Brown, je suppose.
—Non.
—Ni Wilson.
—Non.
—Eh! bien alors, je me suis trompé et il n'a pas l'honneur de ma connaissance, comme je me l'étais d'abord figuré.»
Cependant le groom, ayant rentré sa brouette, s'apprêtait à fermer la porte.
«Ne restez pas à l'air pour moi, lui cria Sam. Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir. Je vous excuserai, mon vieux.
—Je vous casserais bien la tête pour un liard, dit le groom rechigné en fermant une moitié de la porte.
—Peux pas la céder pour si peu, rétorqua Sam, ça vaudrait au moins tous vos gages jusqu'à la fin de vos jours, et encore ça serait trop bon marché. Mes compliments chez vous. Dites qu'on ne m'attende pas pour dîner, et qu'on ne mette rien de côté pour moi, parce que ce serait froid avant que je revienne.»
En réponse à ces compliments, le groom dont la bile s'échauffait, grommela un désir indistinct d'endommager le crâne de quelqu'un. Néanmoins il disparut sans exécuter sa menace, poussant la porte derrière lui avec colère et sans faire attention à la tendre requête de M. Weller, qui le suppliait de lui laisser une mèche de ses cheveux.
Sam était resté assis sur la pierre et continuait de méditer sur ce qu'il avait à faire. Déjà il avait arrangé dans son esprit un plan, qui consistait à frapper à toutes les portes, dans un rayon de cinq milles autour de Bristol, les mettant l'une dans l'autre à cent cinquante ou deux cents par jour, et comptant de cette manière arriver à découvrir miss Arabelle Allen dans un temps donné, lorsque tout à coup le hasard jeta entre ses mains, ce qu'il aurait pu chercher pendant toute une année, sans le rencontrer.
Dans l'impasse où s'était installé Sam, ouvraient trois ou quatre grilles appartenant à autant de maisons, qui, quoique détachées les unes des autres, n'étaient cependant séparées que par leur jardin. Comme ceux-ci étaient grands et bien plantés, non-seulement les maisons se trouvaient écartées, mais la plupart étaient cachées par les arbres. Sam était assis les yeux fixés sur la porte voisine de celle où avait disparu le groom rechigné; il retournait profondément dans son esprit les difficultés de sa présente entreprise, lorsqu'il vit la porte qu'il regardait machinalement, s'ouvrir et laisser passer une servante qui venait secouer dans la ruelle des descentes de lit.
M. Weller était si préoccupé de ses pensées, que très-probablement il se serait contenté de lever la tête et de remarquer que la jeune servante avait l'air très-gentille, si ses sentiments de galanterie n'avaient pas été fortement remués, en voyant qu'il ne se trouvait là personne pour aider la pauvrette, et que les tapis paraissaient bien pesants pour ses mains délicates. Sam était un gentleman fort galant à sa manière. Aussitôt qu'il eut remarqué cette circonstance, il quitta brusquement sa pierre, et s'avançant vers la jeune fille: «Ma chère, dit-il d'un ton respectueux, vous gâterez vos jolies proportions, si vous secouez ces tapis là toute seule. Laissez-moi vous aider.»
La jeune bonne, qui avait modestement affecté de ne pas savoir qu'un gentleman était si prêt d'elle, se retourna au discours de Sam, dans l'intention (comme elle le dit plus tard elle-même) de refuser l'offre d'un étranger, quand, au lieu de répondre, elle tressaillit, recula et poussa un léger cri, qu'elle s'efforça vainement de retenir. Sam n'était guère moins bouleversé: car dans la physionomie de la servante, à la jolie tournure, il avait reconnu les traits de sa bien-aimée, la gentille bonne de M. Nupkins.
«Ah! Mary, ma chère!
—Seigneur! M. Weller! comme vous effrayez les gens!»
Sam ne fit pas de réponse verbale à cette plainte, et nous ne pouvons même pas dire précisément quelle réponse il fit. Seulement nous savons qu'après un court silence, Mary s'écria: «Finissez donc, M. Weller!» et que le chapeau de Sam était tombé quelques instants auparavant, d'après quoi nous sommes disposés à imaginer qu'un baiser, ou même plusieurs, avaient été échangés entre les deux parties.
«Pourquoi donc êtes-vous venu ici? demanda Mary quand la conversation, ainsi interrompue, fut reprise.
—Vous voyez bien que je suis venu ici pour vous chercher ma chère, répondit Sam, permettant pour une fois à sa passion de l'emporter sur sa véracité.
—Et comment avez-vous su que j'étais ici? Qui peut vous avoir dit que j'étais entrée chez d'autres maîtres à Ipswich, et qu'ensuite ils étaient venus dans ce pays-ci? Qui donc a pu vous dire ça, M. Weller?
—Ah, oui! reprit Sam avec un regard malin, voilà la question: qui peut me l'avoir dit?
—Ce n'est pas M. Muzzle, n'est-ce pas?
—Oh! non, répliqua Sam avec un branlement de tête solennel, ce n'est pas lui.
—Il faut que ce soit la cuisinière?
—Nécessairement.
—Eh bien! qui est-ce qui se serait douté de ça!
—Pas moi, toujours, dit M. Weller. Mais Mary, ma chère (ici les manières de Sam devinrent extrêmement tendres), Mary, ma chère, j'ai sur les bras une autre affaire très-pressante. Il y a un ami de mon gouverneur.... M. Winkle, vous vous en souvenez?
—Celui qui avait un habit vert? Oh, oui, je m'en souviens.
—Bon! Il est dans un horrible état d'amour, absolument confusionné, et tout sens dessus dessous.
—Bah! s'écria Mary.
—Oui, poursuivit Sam; mais ça ne serait rien, si nous pouvions seulement trouver la jeune lady.»
Ici, avec beaucoup de digressions sur la beauté personnelle de Mary, et sur les indicibles tortures qu'il avait éprouvées pour son propre compte depuis qu'il ne l'avait vue, Sam fit un récit fidèle de la situation présente de M. Winkle.
«Par exemple, dit Mary, voilà qui est drôle!
—Bien sûr, reprit Sam; et moi, me voilà ici, marchant toujours comme le juif errant (un personnage bien connu autrefois sur le turf, et que vous connaissez peut-être, Mary, ma chère? qui avait fait la gageure de marcher aussi longtemps que le temps et qui ne dort jamais), pour chercher cette miss Arabelle Allen.
—Miss qui? demanda Mary avec grand étonnement.
—Miss Arabelle Allen.
—Bonté du ciel! s'écria Mary en montrant la porte que le groom rechigné avait fermée après lui. Elle est là, dans cette maison. Voilà six semaines qu'elle y reste. Leur femme de chambre m'a raconté tout cela devant la buanderie un matin que toute la famille dormait encore.
—Quoi! la porte à côté de vous?
—Précisément.»
Sam se sentit tellement étourdi en apprenant cette nouvelle, qu'il se trouva obligé de prendre la taille de la jolie bonne pour se soutenir, et que plusieurs petits témoignages d'amour s'échangèrent entre eux, avant qu'il fût suffisamment remis pour retourner au sujet de ses recherches.
«Eh bien! reprit-il à la fin, si ça n'enfonce pas les combats de coq, rien ne les enfoncera jamais, comme dit le lord maire quand le premier secrétaire d'état proposa la santé de madame la mairesse après dîner. Juste la porte après! Moi, qui ai reçu un message pour elle, et qui ai déjà passé toute une journée, sans trouver moyen de le lui remettre!
—Ah! dit Mary, vous ne pouvez pas le lui donner maintenant. Elle ne se promène dans le jardin que le soir, et seulement pendant quelques minutes. Elle ne sort jamais sans la vieille lady.
Sam rumina durant quelques instants, et à la fin s'arrêta au plan d'opérations que voici: il résolut de revenir à la brune, époque à laquelle Arabelle faisait invariablement sa promenade, étant admis par Mary dans le jardin de sa maison, il trouverait moyen d'escalader le mur, au-dessous des branches pendantes d'un énorme poirier qui l'empêcherait d'être aperçu de loin, puis, une fois là, il délivrerait son message et tâcherait d'obtenir, en faveur de M. Winkle, une entrevue pour le lendemain à la même heure. Ayant conclu ces arrangements fort rapidement, il aida Mary à secouer ses tapis durant si longtemps négligés.
Ce n'est pas une chose aussi innocente qu'on se l'imagine, que de secouer ces petits tapis; ou du moins, s'il n'y a pas grand mal à les secouer, il est fort dangereux de les plier. Tant qu'on ne fait que secouer, tant que les deux parties sont séparées par toute la longueur du tapis, c'est un amusement aussi moral qu'il soit possible d'en inventer. Mais quand on commence à plier, et quand la distance diminue d'une moitié à un quart, puis à un huitième, puis à un seizième, puis à un trente-deuxième, si le tapis est assez long, cela devient extrêmement périlleux. Nous ne savons pas au juste combien de tapis furent repliés dans cette occasion, mais nous pouvons nous permettre d'assurer qu'à chaque tapis Sam embrassa la jolie femme de chambre.
Les adieux terminés, M. Weller alla se régaler, avec modération, à la taverne la plus voisine. Il ne revint dans l'impasse qu'à la brune, fut introduit dans le jardin par Mary, et, ayant reçu d'elle plusieurs admonestations concernant la sûreté de ses membres et de son cou, il monta dans le poirier et attendit l'arrivée d'Arabelle.
Il attendit si longtemps, sans la voir venir, qu'il commençait à craindre de ne rien voir du tout, lorsqu'il entendit sur le sable un léger bruit de pas, et, immédiatement après, aperçut Arabelle elle-même, qui marchait d'un air pensif dans le jardin. Lorsqu'elle fut arrivée presque au-dessous du poirier, Sam, qui désirait lui indiquer doucement sa présence, commença à faire diverses rumeurs diaboliques, semblables à celles qui seraient sans doute, naturelles à une personne attaquée à la fois, dès son enfance, d'une esquinancie, du croup et de la coqueluche.
La jeune lady jeta un regard effrayé vers le lieu d'où partaient ces horribles sons, et ses alarmes n'étant nullement diminuées en voyant un homme parmi les branches, elle se serait certainement enfuie et aurait alarmé la maison, si, fort heureusement, la peur ne l'avait pas privée de tous mouvements et ne l'avait pas forcée à s'asseoir sur un banc, qui par bonheur se trouvait là.
«La voilà qui s'en va, se disait Sam tout perplexe. Quelle vexation que ces jeunes créatures veulent toujours s'évanouir mal à propos! Eh! jeune lady.... miss carabin.... Mme Winkle, tranquillisez-vous!»
Était-ce le nom magique de M. Winkle? ou la fraîcheur de l'air? ou quelque souvenir de la voix de Sam, qui ranima Arabelle? cela est peu important à savoir. Elle releva la tête et demanda d'une voix languissante:
«Qui est là? que me voulez-vous?
—Chut! répondit Sam en se hissant sur le mur et en s'y blottissant dans le moindre espace possible; ça n'est que moi, miss, ça n'est que moi.
—Le domestique de M. Pickwick? s'écria Arabelle avec vivacité.
—Lui-même, miss. Voilà M. Winkle qu'est tout à fait estomaqué de désespoir.
—Ah! fit Arabelle en s'approchant plus près du mur.
—Hélas! oui, poursuivit Sam. Nous avons cru qu'il faudrait lui mettre la camisole de force la nuit dernière. Il n'a fait que rêver toute la journée, et il jure que, s'il ne vous voit pas demain soir, il veut être.... il veut qu'il lui arrive quelque chose de désagréable!
—Oh non! non, M. Weller! s'écria Arabelle en joignant les mains.
—C'est là ce qu'il dit, miss, répliqua Sam froidement. C'est un homme d'honneur, miss, et, dans mon opinion, il le fera comme il dit. Il a tout appris du vilain magot en lunettes.
—Mon frère! s'écria Arabelle à qui la description de Sam rappelait des souvenirs de famille.
—Je ne sais pas trop lequel est votre frère, miss. Est-ce le plus malpropre des deux?
—Oui, oui, M. Weller! Continuez, dépêchez-vous, je vous prie.
—Eh bien! miss, il a tout appris par lui, et c'est l'opinion du gouverneur que, si vous ne le voyez pas très-promptement, le carabin dont nous venons de parler recevra assez de plomb dans la tête, pour la détériorer, si on veut jamais la conserver dans de l'esprit de vin.
—Oh! ciel! que puis-je faire pour prévenir ces épouvantables querelles?
—C'est la supposition d'un attachement antérieur qui est la cause de tout, miss. Vous feriez mieux de le voir.
—Mais où? comment? s'écria Arabelle. Je ne puis quitter la maison toute seule, mon frère est si peu raisonnable, si injuste! Je sais combien il peut paraître étrange que je vous parle ainsi, M. Weller, mais je suis malheureuse, bien malheureuse!...»
Ici la pauvre Arabelle se mit à pleurer amèrement, et Sam devint chevaleresque.
«C'est possible que ça ait l'air étrange, reprit-il avec une grande véhémence, mais tout ce que je puis dire, c'est que je suis disposé à faire l'impossible pour arranger les affaires, et si ça peut être utile de jeter soit l'un soit l'autre des carabins par la fenêtre, je suis votre homme.» En disant ceci, et pour intimer son empressement de se mettre à l'ouvrage, Sam releva ses parements d'habit, au hasard imminent de tomber du haut en bas du mur, pendant cette manifestation.
Quelque flatteuse que fût cette profession de dévouement, Arabelle refusa obstinément d'y avoir recours, au grand étonnement de l'héroïque valet. Pendant quelque temps elle refusa, tout aussi courageusement, d'accorder à M. Winkle l'entrevue demandée par Sam d'une manière si pathétique; mais à la fin, et lorsque la conversation menaçait d'être interrompue par l'arrivée intempestive d'un tiers, elle lui donna rapidement à entendre, avec beaucoup d'expressions de gratitude, qu'il ne serait pas impossible qu'elle se trouvât dans le jardin le lendemain, une heure plus tard. Sam comprit parfaitement la chose; et Arabelle, lui ayant accordé un de ses plus doux sourires, s'éloigna d'un pas leste et gracieux, laissant M. Weller dans une vive admiration de ses charmes, tant spirituels que corporels.
Descendu sans encombre de sa muraille, Sam n'oublia pas de dévouer quelques minutes à ses propres affaires, dans le même département; puis il retourna directement à l'hôtel du Buisson, où son absence prolongée avait occasionné beaucoup de suppositions et quelques alarmes.
«Il faudra que nous soyons très-prudents, dit M. Pickwick après avoir écouté attentivement le récit de Sam: non dans notre propre intérêt, mais dans celui de la jeune lady. Il faudra que nous soyons très-prudents.
—Nous? s'écria M. Winkle avec une emphase marquée.»
Le ton de cette observation arracha à M. Pickwick un coup d'œil d'indignation momentanée, mais qui fut remplacé presque aussitôt par son expression de bienveillance accoutumée, lorsqu'il répondit: «Oui, nous, monsieur! Je vous accompagnerai.
—Vous? s'écria M. Winkle.
—Moi, reprit M. Pickwick d'un ton doux. En vous accordant cette entrevue, la jeune lady a fait une démarche naturelle, peut-être, mais très-imprudente. Si je m'y trouve présent, moi qui suis un ami commun, et assez vieux pour être le père de l'un et de l'autre, la voix de la calomnie ne pourra jamais s'élever contre elle, par la suite.»
En parlant ainsi, la contenance de M. Pickwick s'illumina d'une honnête satisfaction de sa propre prévoyance.
M. Winkle fut touché de cette preuve délicate de respect donnée par M. Pickwick à sa jeune protégée. Il saisit la main du philosophe avec un sentiment qui tenait de la vénération.
«Vous y viendrez? lui dit-il.
—Oui, répliqua M. Pickwick. Sam, vous préparerez mon paletot et mon châle, et vous aurez soin de faire venir une voiture à la porte, demain soir un peu avant l'heure nécessaire, afin que nous soyons sûrs d'arriver à temps.»
Sam toucha son chapeau en signe d'obéissance et se retira pour faire les préparatifs de l'expédition.
La voiture fut ponctuelle à l'heure désignée, et après avoir installé M. Pickwick et M. Winkle dans l'intérieur, Sam se plaça sur le siége à côté du cocher. Ils descendirent comme ils étaient convenus, à environ un quart de mille du lieu du rendez-vous, et, ordonnant au cocher d'attendre leur retour, firent le reste du chemin à pied.
C'est dans cette période de leur entreprise que M. Pickwick, avec plusieurs sourires et divers autres signes d'un grand contentement intérieur, tira d'une de ses poches une lanterne sourde dont il s'était pourvu spécialement pour cette occasion. Tout en marchant, il en expliquait à M. Winkle la grande beauté mécanique, à l'immense surprise du peu de passants qu'ils rencontraient.
«Je m'en serais mieux trouvé si j'avais eu quelque chose de la sorte dans ma dernière expédition nocturne, au jardin de la pension, eh! eh! Sam? dit-il en se tournant avec bonne humeur vers son domestique qui marchait derrière lui.
—Très-jolies choses quand on connaît la manière de s'en servir, monsieur. Mais si on ne veut pas être vu, je crois qu'elles sont plus utiles quand la chandelle est éteinte.»
M. Pickwick fut apparemment frappé de la remarque de Sam, car il mit la lanterne dans sa poche, et ils continuèrent à marcher en silence.
«Par ici, monsieur, murmura Sam. Laissez-moi vous conduire. Voici la ruelle, monsieur.»
Ils entrèrent dans la ruelle, et comme elle était passablement noire, M. Pickwick, pour voir le chemin, tira deux ou trois fois sa lanterne, et jeta devant eux une petite échappée de lumière fort brillante d'environ un pied de diamètre. C'était extrêmement joli à regarder; mais cela ne semblait avoir d'autre effet que de rendre plus obscures les ténèbres environnantes.
À la fin, ils arrivèrent à la grosse pierre, sur laquelle Sam fit asseoir son maître et M. Winkle, tandis qu'il allait faire une reconnaissance, et s'assurer que Mary les attendait.
Après une absence de huit ou dix minutes, Sam revint dire que la porte était ouverte et que tout paraissait tranquille. M. Pickwick et M. Winkle, le suivant d'un pas léger, se trouvèrent bientôt dans le jardin, et là tout le monde se prit à dire: Chut! chut! un assez grand nombre de fois; mais cela étant fait, personne ne sembla plus avoir une idée distincte de ce qu'il fallait faire ensuite.
«Miss Allen est-elle déjà dans le jardin, Mary? demanda M. Winkle fort agité.
—Je n'en sais rien, monsieur, répondit la jolie bonne. La meilleure chose à faire, c'est que M. Weller vous donne un coup d'épaule dans l'arbre, et peut-être que monsieur Pickwick aura la bonté de voir si personne ne vient dans la ruelle pendant que je monterai la garde à l'autre bout du jardin. Seigneur! qu'est-ce que cela?
—Cette satanée lanterne causera notre malheur à tous! s'écria Sam aigrement. Prenez garde à ce que vous faites, monsieur; vous envoyez un tremblement de lumière, droit dans la fenêtre du parloir.
—Pas possible!... dit M. Pickwick, en détournant brusquement sa lanterne. Je ne l'ai pas fait exprès.
—Maintenant, vous illuminez la maison voisine, monsieur.
—Bonté divine!... s'écria M. Pickwick en se détournant encore.
—Voilà que vous éclairez l'écurie, et l'on croira que le feu y est. Fermez la cloison, monsieur; est-ce que vous ne pouvez pas?
—C'est la lanterne la plus extraordinaire que j'aie jamais rencontrez dans toute ma vie! s'écria M. Pickwick, grandement abasourdi par les effets pyrotechniques qu'il avait produits sans le vouloir. Je n'ai jamais vu de réflecteur si puissant.
—Il sera trop puissant pour nous, si vous le tenez flambant de cette manière ici, monsieur, répliqua Sam, comme M. Pickwick, après d'autres efforts inutiles, parvenait à fermer la coulisse. J'entends les pas de la jeune lady, monsieur Winkle, monsieur, oup là!
—Arrêtez, arrêtez!... dit M. Pickwick. Je veux lui parler d'abord; aidez-moi, Sam.
—Doucement, monsieur, répondit Sam en plantant sa tête contre le mur et faisant une plate-forme de son dos. Montez sur ce pot de fleur ici, monsieur. Allons maintenant, oup!
—J'ai peur de vous blesser, Sam.
—Ne vous inquiétez pas, monsieur. Aidez-le à monter, monsieur Winkle. Allons, monsieur, allons! voilà le moment.»
Sam parlait encore, et déjà M. Pickwick était parvenu à lui grimper sur le dos, par des efforts presque surnaturels chez un gentleman de son âge et de son poids. Ensuite Sam se redressa doucement, et M. Pickwick, s'accrochant au sommet du mur, tandis que M. Winkle le poussait par les jambes, ils parvinrent de cette façon à amener ses lunettes juste au niveau du chaperon.
«Ma chère, dit M. Pickwick, en regardant par-dessus le mur et en apercevant de l'autre côté Arabelle, n'ayez pas peur ma chère, c'est seulement moi.
—Oh! je vous en supplie, monsieur Pickwick, allez-vous-en! Dites-leur de s'en aller; je suis si effrayée! Cher monsieur Pickwick, ne restez pas là; vous allez tomber et vous tuer, j'en suis sûre.
—Allons, ma chère enfant, ne vous alarmez pas, reprit M. Pickwick d'un ton encourageant. Il n'y a pas le plus petit danger, je vous assure. Tenez-vous ferme, Sam, continua-t-il en regardant en bas.
—Tout va bien, monsieur, répliqua Sam. Cependant ne soyez pas plus long qu'il ne faut, si ça vous est égal; vous êtes un brin pesant, monsieur.
—Encore un seul instant, Sam. Je désirais seulement vous apprendre, ma chère, que je n'aurais pas permis à mon jeune ami de vous voir de cette manière clandestine, si la situation dans laquelle vous êtes placée lui avait laissé une autre alternative. Mais, de peur que l'inconvenance de cette démarche ne vous causât quelque déplaisir, j'ai voulu vous faire savoir que je suis présent. Voila tout, ma chère.
—En vérité, monsieur Pickwick, je vous suis très-obligée pour votre bonté et votre prévoyance, répondit Arabelle en essuyant ses larmes avec son mouchoir.»
Elle en aurait dit bien davantage, sans doute, si la tête de M. Pickwick n'avait pas soudainement disparu, en conséquence d'un faux pas qu'il avait fait sur l'épaule de Sam, et grâce auquel il se trouva tout à coup sur la terre. Cependant il fut remis sur ses pieds en un moment, et, disant à M. Winkle de se hâter de terminer son entrevue, il courut au bout de la ruelle pour monter la garde avec tout le courage et l'ardeur d'un jeune homme. M. Winkle, inspiré par l'occasion, fut sur le mur en un clin d'œil; il s'y arrêta néanmoins pour engager Sam à prendre soin de son maître.
«Soyez tranquille, monsieur, je m'en charge.
—Où est-il, que fait-il, Sam?
—Dieu bénisse ses vieilles guêtres! répliqua Sam en regardant vers la porte du jardin. Il monte la garde dans la ruelle avec sa lanterne sourde, comme un aimable Mandrin. Je n'ai jamais vu une si charmante créature de mes jours. Dieu me sauve! si je n'imagine pas que son cœur doit être venu au monde vingt-cinq ans après son corps, pour le moins.»
M. Winkle n'était pas resté pour entendre l'éloge de son ami; il s'était précipité à bas du mur, il s'était jeté aux pieds d'Arabelle, et plaidait la sincérité de sa passion avec une éloquence digne de M. Pickwick lui-même.
Pendant que ces choses se passaient en plein air, un gentleman d'un certain âge, et fort distingué dans les sciences, était assis dans sa bibliothèque, deux ou trois maisons plus loin et s'occupait à écrire un traité philosophique, adoucissant de temps en temps son gosier et son travail avec un verre de Bordeaux, qui résidait à côté de lui dans une bouteille vénérable. Pendant les agonies de la composition, le savant gentleman regardait quelquefois le tapis, quelquefois le plafond, quelquefois la muraille; et quand ni le tapis, ni le plafond, ni la muraille ne lui donnaient le degré nécessaire d'inspiration, il regardait par la fenêtre.
Dans une de ces défaillances de l'invention, notre savant observait avec abstraction les ténèbres extérieures, lorsqu'il fut étrangement surpris en remarquant une lumière très-brillante qui glissait dans les airs, à une petite distance du sol, et qui s'évanouit presque instantanément. Au bout de quelques secondes, le phénomène s'était répété, non pas une fois, ni deux, mais plusieurs.
À la fin, le savant déposa sa plume, et commença à chercher quelle pouvait être la cause naturelle de ces apparences.
Ce m'étaient point des météores, elles luisaient trop bas; ce n'étaient pas des vers luisants, elles brillaient trop haut. Ce n'étaient point des feux follets, ce n'étaient point des mouches phosphoriques, ce n'étaient point des feux d'artifice; que pouvait-ce donc être? Quelque jeu de la nature, étonnant, extraordinaire, qu'aucun philosophe n'avait jamais vu auparavant; quelque chose que lui seul était destiné à découvrir, et qui, recueilli par lui pour le bénéfice de la postérité, devait immortaliser son nom. Plein de ces idées, le savant saisit de nouveau sa plume, et confia au papier la description exacte et minutieuse de ces apparitions sans exemple, avec la date, le jour, l'heure, la minute, la seconde précise où elles avaient été visibles. C'étaient les premiers matériaux d'un volumineux traité, plein de grandes recherches et de science profonde, qui devait étonner toutes les sociétés météorologiques des contrées civilisées.
Enivré par la contemplation de sa future grandeur, le savant se renversa dans son fauteuil. La mystérieuse lumière reparut, plus brillante que jamais, dansant, en apparence, du haut en bas de la ruelle, passant d'un côté à l'autre, et se mouvant dans une orbite aussi excentrique que celle des comètes elles-mêmes.
Le savant était garçon: ne pouvant appeler sa femme pour l'étonner, il tira la sonnette et fit venir son domestique. «Pruffie, lui dit-il, il y a cette nuit dans l'air quelque chose de bien extraordinaire. Avez-vous vu cela? Et il montrait, par la fenêtre, les rayons lumineux qui venaient de reparaître.
—Oui, monsieur.
—Et qu'en pensez-vous, Pruffie?
—Ce que j'en pense, monsieur?
—Oui. Vous avez été élevé à la campagne; savez-vous quelle est la cause de ces lumières?»
La savant attendait en souriant une réponse négative.
«Monsieur, dit-il à la fin, j'imagine que ce sont des voleurs.
—Vous êtes un sot! Vous pouvez retourner en bas.
—Merci, monsieur, répondit Pruffie; et il s'en alla.»
Cependant le savant était cruellement tourmenté par l'idée que son profond traité serait infailliblement perdu pour le monde, si l'hypothèse de l'ingénieux M. Pruffie n'était pas étouffée dès sa naissance. Il mit donc son chapeau et descendit doucement dans son jardin, déterminé à étudier à fond le météore.
Or, quelque temps avant que le savant fût descendu dans son jardin, M. Pickwick, croyant entendre venir quelqu'un, avait couru jusqu'au fond de la ruelle, le plus vite qu'il avait pu, pour communiquer une fausse alerte, et, dans sa course rapide, avait de temps en temps tiré la coulisse de sa lanterne sourde pour éviter de tomber dans le fossé. Aussitôt que cette alerte eut été donnée, M. Winkle regrimpa sur son mur, Arabelle courut dans sa maison, la porte du jardin fut fermée, et nos trois aventuriers s'en revenaient, de leur mieux, le long de la ruelle, quand ils furent effrayés par le bruit que faisait le savant en ouvrant la porte de son jardin.
«Halte! murmura Sam, qui marchait en avant, bien entendu. Montrez la lumière juste une seconde, monsieur.»
M. Pickwick fit ce qui lui était demandé, et Sam voyant une tête d'homme qui s'avançait avec précaution, à environ deux pieds de la sienne, lui donna de son poing fermé une légère tape qui lui fit sonner le creux contre la grille; puis, ayant accompli cet exploit avec grande promptitude et dextérité, il prit M. Pickwick sur son dos et suivit M. Winkle le long de la ruelle, avec une rapidité véritablement étonnante, vu le poids dont il était chargé.
«Monsieur, demanda-t-il à son maître, quand il fut arrivé au bout, avez-vous repris votre respire?
—Tout à fait... tout à fait maintenant, répliqua M. Pickwick.
—Allons! pour lors, reprit Sam en remettant le philosophe sur ses pieds, venez entre nous, monsieur; pas plus d'un demi-mille à courir. Imaginez que vous gagnez un prix, et en route!»
Ainsi encouragé, M. Pickwick fit le meilleur usage possible de ses jambes, et l'on peut assurer avec confiance que jamais une paire de guêtres noires n'arpenta le terrain plus lestement que ne le firent les guêtres de M. Pickwick dans cette occasion mémorable.
La voiture attendait, les chevaux étaient frais, la route bonne et le cocher bien disposé. Toute la troupe arriva saine et sauve à l'hôtel avant que M. Pickwick eût eu le temps de reprendre haleine.
«Entrez tout de suite, monsieur, dit Sam en aidant son maître à descendre. Ne restez pas une seconde dans la rue après cet exercice ici. Je vous demande pardon, monsieur, continua-t-il, en touchant son chapeau, à M. Winkle qui descendait de la voiture. J'espère qui n'y a pas d'attachement antérieur?»
M. Winkle serra la main de son humble ami, et lui dit à l'oreille: «Tout va bien, Sam; parfaitement bien!»
À cette annonce, M. Weller, en signe d'intelligence, frappa trois coups distincts sur son nez, sourit, cligna de l'œil, et monta l'escalier, avec une physionomie qui exprimait la satisfaction la plus vive.
Quant au savant gentleman de la ruelle, il démontra, dans un
admirable
traité, que ces étonnantes lumières étaient
des effets de l'électricité,
et il le prouva clairement, en détaillant comment un
éclair éblouissant
avait dansé devant ses yeux, lorsqu'il avait mis la tête
hors de sa
porte, et comment il avait reçu un choc qui l'avait
étourdi pendant un
grand quart d'heure. Grâce à cette démonstration,
qui charma toutes les
sociétés savantes de l'univers, il fut toujours
considéré, depuis lors,
comme une des lumières de la science.
CHAPITRE XI.
Où l'on voit M. Pickwick sur une nouvelle scène du grand drame de la vie.
Le reste du temps que M. Pickwick avait destiné à son séjour à Bath s'écoula sans rien amener de remarquable. Le terme de la Trinité commençait, et avant que sa première semaine fût achevée, M. Pickwick, revenu à Londres, avec ses amis, était allé s'établir dans ses anciens quartiers, à l'hôtel de George-et-Vautour.
Trois jours après leur arrivée, juste au moment où les horloges de la cité sonnaient individuellement neuf heures du matin, et collectivement environ neuf cents heures, Sam était en train de prendre l'air dans la cour, lorsqu'il vit s'arrêter devant la porte de l'hôtel une étrange sorte de véhicule, fraîchement peint, hors duquel sauta légèrement une étrange sorte de gentleman, qui semblait fait pour le véhicule, comme le véhicule semblait fait pour lui, et qui donna les rênes à un gros homme assis auprès de lui.
Ce véhicule n'était pas exactement un tilbury, et n'était pas non plus un phaéton. Ce n'était pas ce qu'on appelle vulgairement un dog-cart, ni une carriole, ni un cabriolet; et cependant il participait du caractère de chacune de ces machines. La caisse était peinte en jaune clair, sur lequel se détachaient, en noir, les rayons et les jantes des roues. Le conducteur était assis, suivant le style classique, sur des coussins empilés environ deux pieds au-dessus du dossier. Le cheval était un animal bai, d'assez bonne tournure, mais ayant néanmoins un air de mauvais ton et de mauvais sujet à la fois, qui s'accordait admirablement avec le véhicule et avec son maître.
Le maître lui-même était un homme d'une quarantaine d'années, ayant des cheveux et des favoris noirs, soigneusement peignés. Il était vêtu d'une manière singulièrement recherchée, et couvert d'une quantité de bijoux, tous environ trois fois plus grands que ceux qui sont portés ordinairement par un gentleman. Pour couronner le tout, il était enveloppé d'une grosse redingote à long poils.
Aussitôt qu'il fut descendu, il fourra sa main gauche dans l'une des poches de sa redingote, tandis qu'avec sa main droite, il tirait d'une autre poche un foulard très-brillant, dont il se servit pour épousseter trois grains de poussière sur ses bottes, et qu'il garda ensuite, en le froissant dans sa main, pour traverser la cour d'un air fendant.
Pendant que ce personnage descendait de voiture, Sam remarqua qu'un autre homme, vêtu d'une vieille redingote brune, veuve de plusieurs boutons, et qui, jusque là, était resté à flâner de l'autre côté de la rue, la traversa et se tint immobile non loin de la porte. Ayant plus d'un soupçon sur le but de la visite du premier gentleman, Sam le précéda à l'entrée de l'hôtel, et, se retournant brusquement, se planta au centre de la porte.
«Allons! mon garçon,» dit le gentleman d'un ton impérieux, en essayant en même temps de pousser Sam.
«Allons! monsieur. Qu'est-ce que c'est?» répliqua Sam, en lui rendant sa bousculade avec les intérêts composés.
«Allons, allons! mon garçon, ça ne prend pas avec moi, rétorqua l'étranger, en élevant la voix et en devenant tout blanc. Ici, Smouch.
—Ben! quoi qui gnia,» grommela l'homme à la redingote brune, qui pendant ce court dialogue s'était graduellement avancé dans la cour.
«C'est ce jeune homme qui fait l'insolent,» dit le principal, en poussant Sam de nouveau.
«Ohé, pas de bêtises!» gronda Smouch, en bourrant Sam beaucoup plus fort.
Ce compliment eut le résultat qu'en attendait l'habile M. Smouch: car tandis que Sam, empressé d'y répondre, le froissait contre la porte, le principal se faufilait, et pénétrait jusqu'au bureau. Sam l'y suivit immédiatement, après avoir échangé avec M. Smouch quelques arguments, composés principalement d'épithètes.
«Bonjour, ma chère, dit le principal, en s'adressant à la jeune personne du bureau, avec une aisance de détenu libéré. Où est la chambre de M. Pickwick, ma chère?
—Conduisez-le,» dit la jeune lady au garçon, sans daigner jeter un second coup d'œil au fashionable.
Le garçon se mit en route, suivi du personnage; Sam venait derrière, et tant le long de l'escalier se soulageait par d'innombrables gestes de défi et de mépris suprême, à la grande satisfaction des domestiques et des autres spectateurs de cette scène. M. Smouch, qui était troublé par une grosse toux, resta en bas, et expectora dans le passage.
M. Pickwick était profondément endormi dans son lit, quand ce visiteur matinal entra dans sa chambre, toujours suivi par Sam. Le bruit de cette intrusion le réveilla.
«De l'eau pour ma barbe, Sam,» dit-il sans ouvrir les yeux.
«Oui, oui, nous allons vous faire la barbe, M. Pickwick, dit l'étranger, en tirant un des rideaux du lit. J'ai un mandat d'arrêt contre vous, à la requête de Bardell. Voici le warrant, lancé par la cour des common pleas; et voilà ma carte. Je suppose que vous viendrez chez moi?»
En parlant ainsi, l'officier du shériff, car tel était son titre, donna une tape amicale sur l'épaule de M. Pickwick, puis il jeta sa carte sur la courte-pointe, et tira de la poche de son gilet un cure-dents, en or.
«Namby est mon nom, poursuivit-il, pendant que M. Pickwick aveignait ses lunettes de dessous son traversin, et les mettait sur son nez pour lire la carte. Namby, Bell Aley, Coleman Street.»
En cet endroit, Sam qui avait eu jusque-là les yeux fixés sur le chapeau luisant de M. Namby, l'interrompit:
«Êtes-vous quaker[12]?» lui demanda-t-il.
«Je vous ferai connaître ce que je suis, avant de vous quitter, répondit l'officier indigné. Je vous apprendrai la politesse, mon garçon, un de ces beaux matins.
—Merci, répliqua Sam. J'en ferai autant pour vous, tout de suite. Ôtez vot' chapeau.» En parlant ainsi, Sam envoyait, d'un revers de main, le chapeau de M. Namby à l'autre bout de la chambre, et cela avec tant de violence, que peu s'en fallut qu'il n'y fit voler le cure-dents d'or par-dessus le marché.
«Observez cela, M. Pickwick, s'écria l'officier déconcerté, en reprenant haleine. J'ai été attaqué dans votre chambre, par votre domestique, dans l'exercice de mes fonctions. J'ai des craintes personnelles, je vous prends à témoin.
—Ne soyez témoin de rien, monsieur, interrompit Sam, fermez vos yeux solidement, monsieur! Je le jetterais volontiers par la fenêtre; seulement il ne tomberait pas assez loin, à cause du plomb.
—Sam! s'écria M. Pickwick d'une voix mécontente, pendant que son domestique faisait diverses démonstrations d'hostilités, si vous dites une autre parole, si vous causez le moindre trouble à cette personne, je vous renvoie sur-le-champ.
—Mais, monsieur....
—Taisez-vous et ramassez ce chapeau.»
Malgré la sévère réprimande de son maître, Sam refusa positivement de relever le chapeau; et comme l'officier du shérif était pressé, il condescendit à le ramasser lui-même. Ce ne fut pas, toutefois, sans lancer contre Sam un déluge de menaces, que celui-ci recevait avec la plus grande tranquillité, se contentant de faire observer que si M. Namby voulait avoir la bonté de remettre son chapeau sur sa tête, il le lui enverrait aux grandes Indes. M. Namby, pensant qu'une telle opération produirait peut-être quelques inconvénients pour lui-même, ne voulut pas exposer son adversaire à une trop forte tentation, et bientôt après appela Smouch. L'ayant informé que la capture était faite, et qu'il n'avait plus qu'à attendre jusqu'à ce que le prisonnier eût fini de s'habiller, Namby s'en fut en se pavanant et remonta dans son véhicule. Smouch ayant prié M. Pickwick de ne pas s'endormir, tira une chaise auprès de la porte et y resta assis jusqu'à ce que notre héros eût fini de s'habiller. Sam fut alors dépêché pour amener une voiture de place, dans laquelle le triumvirat se rendit à Coleman-Street. Le trajet n'était pas long, heureusement; car, outre que M. Smouch n'était pas doué d'une conversation fort enchanteresse, sa société était rendue décidément désagréable, dans un espace limité, par la faiblesse physique à laquelle nous avons fait allusion plus haut.
La voiture ayant tourné dans une rue très-sombre et très-étroite, s'arrêta devant une maison dont toutes les fenêtres étaient grillées. La muraille en était décorée du nom et du titre de Namby, officier des shérifs de Londres. La porte intérieure ayant été ouverte, au moyen d'une énorme clef, par un gentleman qui pouvait passer pour un frère jumeau négligé de M. Smouch, M. Pickwick fut introduit dans la salle du café.
Cette salle du café était principalement remarquable par du sable frais, qui jonchait le plancher, et par une odeur de tabac qui parfumait l'air. M. Pickwick salua en entrant, trois personnes qui s'y trouvaient, et ayant envoyé Sam pour chercher M. Perker, se retira dans un coin obscur, et de là regarda avec quelque curiosité ses nouveaux compagnons.
Un de ceux-ci était un jeune garçon de dix-neuf ou vingt ans, qui, quoiqu'il fût à peine dix heures du matin, buvait de l'eau et du genièvre, et fumait un cigare, amusements auxquels il devait avoir dévoué presque constamment les deux ou trois dernières années de sa vie, à en juger par sa contenance enflammée. En face de lui, et s'occupant à attiser le feu avec le bout de sa botte droite, se trouvait un jeune homme, d'environ trente ans, épais, vulgaire, au visage jaune, à la voix dure, et possédant évidemment cette connaissance du monde et cette séduisante liberté de manières qui s'acquiert dans les salles de billards et les estaminets de bas étage. Le troisième prisonnier était un homme d'un certain âge, vêtu d'un très-vieil habit noir. Son visage était pâle et hagard, et il parcourait incessamment la chambre, s'arrêtant de temps en temps pour regarder par la fenêtre avec beaucoup d'inquiétude, comme s'il eût attendu quelqu'un. Après quoi il recommençait à marcher.
«Vous feriez mieux d'accepter mon rasoir ce matin, M. Ayresleigh,» dit l'homme qui attisait le feu, en clignant de l'œil à son ami, le jeune garçon.
—Non, je vous remercie, je n'en aurai pas besoin. Je compte bien être dehors avant une heure ou deux,» répliqua l'autre avec précipitation; puis allant, une fois de plus, à la fenêtre, et revenant encore désappointé, il soupira profondément et quitta la chambre. Les deux autres poussèrent des éclats de rire bruyants.
«Eh bien, je n'ai jamais vu une farce comme cela! dit le gentleman qui avait offert le rasoir, et dont le nom paraissait être Price. Jamais!» Il confirma cette assertion par un juron, et recommença à rire; en quoi il fut imité par le jeune garçon qui le regardait évidemment comme un modèle accompli.
«Croiriez-vous, continua Price en se tournant vers M. Pickwick, que ce bonhomme-là, qui est ici depuis huit jours, ne s'est point encore rasé une fois? Il se croit si sûr de sortir avant une demi-heure, qu'il aime autant attendre qu'il soit rentré chez lui.
—Pauvre homme! dit M. Pickwick. A-t-il réellement quelques chances de se tirer d'affaire?
—Des chances? il n'en a pas la queue d'une. Je ne donnerais pas ça pour la chance qu'il a de marcher dans la rue d'ici à dix ans.» En parlant ainsi, M. Price secouait contemptueusement ses doigts. Un instant après il tira la sonnette.
«Apportez-moi une feuille de papier, Crookey, dit-il au domestique, qui, par sa mise et par sa tournure, avait l'air de tenir le milieu entre un nourrisseur banqueroutier et un bouvier en état d'insolvabilité. Un verre de grog avec, Crookey, entendez-vous? Je vais écrire à mon père, et il me faut du stimulant, autrement je ne serais pas capable d'entortiller le vieux.»
Il est inutile de dire que le jeune homme se pâma, en entendant ce discours facétieux.
«Voilà la chose, continua M. Price. Faut pas se laisser abattre; c'est amusant, hein?
—Fameux! dit le jeune gentleman.
—Vous avez de l'aplomb, reprit M. Price, approbativement. Vous avez vu le monde?
—Un peu!» répliqua le jeune homme. Il l'avait regardé à travers les vitres malpropres d'un estaminet.
M. Pickwick n'était pas médiocrement dégoûté par ce dialogue, aussi bien que par l'air et les manières des deux êtres qui l'échangeaient. Il allait demander s'il n'était pas possible d'avoir une chambre particulière, lorsqu'il vit entrer deux ou trois étrangers, d'une apparence assez respectable. En les apercevant, le jeune homme jeta son cigare dans le feu, et dit tout bas à M. Price qu'ils étaient venus pour le tirer d'affaire, puis il se retira avec eux, auprès d'une table, à l'autre bout de la chambre.
Il paraîtrait cependant qu'on ne tirait pas le jeune homme d'affaire aussi promptement qu'il l'avait imaginé; car il s'en suivit une très-longue conversation, dont M. Pickwick ne put s'empêcher d'entendre certains passages, concernant une conduite dissolue et des pardons répétés. À la fin, le plus vieux des trois étrangers fit des allusions fort distinctes à une certaine rue Whitecross[13], au nom de laquelle le jeune gentleman, malgré son aplomb et sa connaissance du monde, appuya sa tête sur la table, et se mit à sangloter cruellement.
Très-satisfait d'avoir vu si soudainement rabaisser le ton et abattre la valeur du jeune homme, M. Pickwick tira la sonnette, et fut conduit, sur sa requête, dans une chambre particulière, garnie d'un tapis, d'une table, de plusieurs chaises, d'un buffet, d'un sofa, et ornée d'une glace et de plusieurs vieilles gravures. Là, tandis que son déjeuner s'apprêtait, il eut l'avantage d'entendre Mme Namby toucher au piano, au-dessus de sa tête, et quand le déjeuner arriva, M. Perker arriva aussi.
«Ah! ah! mon cher monsieur, dit le petit avoué; coffré à la fin, eh? Allons, allons! je n'en suis pas très-fâché, parce que vous allez voir l'absurdité de cette conduite. J'ai noté le montant des frais taxés et des dommages, et nous ferons bien de régler cela, sans perdre de temps. Namby doit-être revenu à l'heure qu'il est. Qu'en dites-vous, mon cher monsieur? Voulez-vous écrire un mandat, ou bien aimez-vous mieux m'en charger?» En disant ceci, Perker se frottait les mains, avec une gaieté affectée; mais, ayant observé la contenance de M. Pickwick, il ne put s'empêcher de jeter vers Sam un regard découragé.
«Perker, dit M. Pickwick, je vous prie de ne plus me parler de cela. Je ne vois aucun avantage à rester ici; ainsi j'irai à la prison ce soir.
—Vous ne pouvez pas aller à Whitecross, mon cher monsieur, s'écria le petit homme; impossible! Il y a soixante lits par dortoir, et les grilles sont fermées seize heures sur vingt-quatre.
—J'aimerais mieux aller dans quelque autre prison, si je le puis, répondit M. Pickwick. Si non, je m'arrangerai le mieux que je pourrai de celle-là.
—Vous pouvez aller à la prison de Fleet-Street, mon cher monsieur; si vous êtes déterminé à aller quelque part.
—C'est cela. J'irai aussitôt que j'aurai fini mon déjeuner.
—Doucement, doucement, mon cher monsieur, dit le brave homme de petit avoué. Il n'est pas besoin d'aller si vite dans un endroit dont tous les autres hommes sont si empressés de sortir. Il faut d'abord que nous ayons un habeas corpus. Il n'y aura pas de juges aux chambres avant quatre heures de l'après-midi; il faudra que vous attendiez jusque-là.
—Très-bien, dit M. Pickwick, avec une patience inébranlable. Alors nous mangerons une côtelette ici, à deux heures. Occupez-vous-en, Sam, et dites qu'on soit ponctuel.»
M. Pickwick demeurant immuable, malgré les remontrances et les arguments de Perker, les côtelettes parurent, et disparurent en temps utile. Ensuite on attendit pendant une heure ou deux M. Namby, qui avait des personnes distinguées à dîner, et ne pouvait se déranger, sous aucun prétexte. Enfin notre philosophe monta avec lui et M. Perker dans une voiture qui les transporta à Chancery-lane.
Il y avait deux juges de service à Serjeants' Inn, l'un du banc du roi, l'autre des common pleas; et s'il fallait en croire la foule de clercs qui allaient et venaient avec des paquets de papiers, il devait passer par leurs mains une immense quantité d'affaires. Lorsque M. Pickwick et ses acolytes eurent atteint la basse arcade qui forme l'entrée de Serjeants' Inn, Perker fut retenu, pendant quelques moments, pour parlementer avec le cocher, concernant le prix de la course et la monnaie, et M. Pickwick, se mettant de côté pour être hors du courant d'individus qui entraient, regarda autour de lui avec curiosité.
Les personnages qui attiraient le plus son attention, étaient trois ou quatre hommes d'une tournure à la fois prétentieuse et misérable. Ils touchaient leur chapeau devant la plupart des avoués qui passaient, et semblaient être là pour quelque affaire, dont M. Pickwick ne pouvait deviner la nature. C'étaient des individus fort curieux à observer. L'un était grand et boiteux, avec un habit noir râpé et une cravate blanche; un autre était un gros courtaud, également vêtu de noir, mais dont la cravate, jadis noire, avait une teinte rougeâtre; un troisième était un drôle de corps, à la tournure avinée, à la face bourgeonnée. Ils se promenaient aux alentours, les mains derrière le dos, et quelquefois, d'un air empressé, ils murmuraient deux ou trois mots à l'oreille des personnes qui passaient auprès d'eux avec des paquets de papiers. M. Pickwick se souvint de les avoir souvent remarqués sous l'arcade, lorsqu'il se promenait par-là, et il éprouva une vive curiosité de savoir à quelle branche de la chicane appartenaient ces flâneurs peu distingués.
Il allait le demander à Namby, qui était resté auprès de lui, et qui s'occupait à sucer un large anneau d'or, dont son petit doigt était décoré, lorsque Perker revint avec empressement leur dire qu'il n'y avait pas de temps à perdre, et se dirigea vers l'intérieur de la maison. M. Pickwick se disposait à le suivre, lorsque le boiteux s'approcha de lui, toucha poliment son chapeau, et lui tendit une carte écrite à la main. Notre excellent ami, ne voulant pas contrister cet inconnu par un refus, accepta gracieusement sa carte, et la déposa dans la poche de son gilet.
«Nous y voilà, dit Perker, en se retournant, pour voir si ses compagnons étaient auprès de lui, avant d'entrer dans les bureaux. Par ici, mon cher monsieur. Eh! qu'est-ce que vous voulez?»
Cette dernière question était adressée au boiteux, qui s'était joint à leur société, sans que M. Pickwick l'eût remarqué. Pour toute réponse le boiteux toucha de nouveau son chapeau, avec la plus grande politesse, et montra le philosophe.
«Non, non, dit Perker avec un sourire; nous n'avons pas besoin de vous, mon cher ami.
—Je vous demande pardon, monsieur, dit le boiteux. Le gentleman a pris ma carte. J'espère que vous m'emploierez, monsieur. Le gentleman m'a fait un signe. Je consens à être jugé par le gentleman lui-même. Vous m'avez fait un signe, monsieur.
—Bah, bah! folie. Vous n'avez fait de signe à personne, Pickwick? C'est une erreur, c'est une erreur.
—Ce monsieur m'a tendu sa carte, répliqua M. Pickwick, en la sortant de la poche de son gilet. Je l'ai acceptée, comme il paraissait le désirer. Au fait j'avais quelque curiosité de la regarder quand j'en aurais le loisir. Je....»
Le petit avoué éclata de rire, et rendant la carte au boiteux l'informa que c'était une erreur. Ensuite, pendant que cet homme s'en allait, de mauvaise humeur, il dit à demi-voix à M. Pickwick que c'était simplement une caution.
«Une quoi? s'écria M. Pickwick.
—Une caution.
—Une caution!
—Oui, mon cher monsieur, il y en à une demi-douzaine ici. Ils vous servent de caution, n'importe pour quelle somme, et ne prennent pour cela qu'une demi-couronne. Un curieux métier, hein? dit Perker, en se régalant d'une prise de tabac.
—Quoi! s'écria M. Pickwick, renversé par cette découverte, dois-je entendre que ces hommes se font un revenu en se parjurant devant les juges du pays, au taux d'une demi-couronne par crime!
—Hé! hé! Quant au parjure, je n'en sais trop rien, mon cher monsieur; c'est un mot sévère, mon cher monsieur; très-sévère. Il y a là une notion légale, rien de plus.»
Ayant dit ceci, l'avoué sourit, haussa les épaules, prit une seconde pincée de tabac, et entra dans le bureau du clerc du juge.
C'était une chambre d'une apparence essentiellement malpropre, dont le plafond était bas et les murs couverts de vieilles boiseries. Elle était si mal éclairée que, quoiqu'il fît grand jour au dehors, des chandelles de suif brûlaient sur les bureaux. À l'une des extrémités ouvrait une porte qui conduisait dans le cabinet du juge, et autour de laquelle se trouvaient réunis une nuée d'avoués et de clercs, qui y étaient introduits par ordre. Chaque fois que cette porte s'ouvrait pour laisser sortir un groupe, un autre groupe se précipitait pour entrer. Et comme ceux qui avaient vu le juge mêlaient des discussions assez intimes aux bruyants dialogues de ceux qui ne l'avaient point encore vu, il en résultait un tapage aussi immense qu'il est possible de l'imaginer dans un espace aussi rétréci.
Cependant ces conversations n'étaient point le seul bruit qui fatiguât les oreilles. Debout sur une boîte, derrière une barre de bois, à l'autre bout de la chambre, était un clerc armé de lunettes, qui recevait les attestations; et de temps en temps un autre clerc en emportait de gros paquets dans le cabinet du juge, pour les lui faire signer. Il y avait un très-grand nombre de clercs d'avoués qui devaient prêter serment; et, comme il était moralement impossible de le leur faire prêter à tous en même temps, les efforts de ces gentlemen pour se rapprocher du clerc aux lunettes étaient semblables à ceux de la foule qui assiége la porte du parterre d'un théâtre, lorsque sa très-gracieuse Majesté l'honore de sa présence. Un autre fonctionnaire exerçait de temps en temps la force de ses poumons à appeler le nom de ceux qui avaient prêté serment, afin de leur rendre leurs attestations lorsque celles-ci avaient été signées par le juge, ce qui occasionnait de nouvelles luttes; et, toutes ces choses, se passant en même temps, donnaient naissance à autant de hourvari qu'en puisse désirer la personne la plus active. Il y avait encore une autre classe d'individus qui n'étaient pas moins bruyants, c'étaient ceux qui venaient pour assister à des conférences demandées par leurs patrons. L'avoué de la partie adverse pouvait ou non s'y rendre, à son choix; et les clercs en question n'avaient pas d'autre affaire que de crier de temps en temps le nom de l'avoué adverse, afin de s'assurer qu'il ne se trouvait pas là.
Par exemple, tout auprès du siége où s'était assis M. Pickwick, se tenaient appuyés contre la muraille deux clercs, dont l'un avait une voix de basse-taille, tandis que l'autre en avait une de ténor.
Un clerc entra avec un paquet de papiers et se mit à regarder tout autour de lui.
«Sniggle et Blink, miaula le ténor.
—Porkin et Snob, mugit la basse.
—Stumpy et Deacon, hurla le nouveau venu.»
Personne ne répondit, et le premier individu qui entra après cela fut salué par tous les trois à la fois, et à son tour cria d'autres noms. Puis un nouveau personnage en vociféra d'autres encore, et ainsi de suite.
Pendant tout ce temps, l'homme aux lunettes travaillait sans répit à faire jurer les clercs. Leur serment était toujours administré sans aucune espèce de ponctuation, et ordinairement dans les termes suivants:
«Prenez le livre dans votre main droite ceci est votre nom et votre écriture au nom de Dieu vous jurez que le contenu de votre présente attestation est véritable un shilling il faut vous procurer de la monnaie je n'en ai pas.»
«Eh bien! Sam, dit M. Pickwick, je suppose qu'on prépare l'Habeas corpus?
—Oui, répondit Sam, je voudrais bien qu'ils l'amènent leur ayez sa carcasse. C'est pas délicat de nous faire attendre comme ça. Dans ce temps-là moi j'aurais arrangé une douzaine d'ayez sa carcasse tout emballés et tout ficelés.»
Sam paraissait s'imaginer qu'un habeas corpus est une espèce de machine encombrante; mais nous ne saurions dire au juste de quelle sorte, car en ce moment M. Perker revint et emmena M. Pickwick.
Les formalités ordinaires ayant été accomplies, le corpus de Samuel Pickwick fut confié à la garde d'un huissier, pour être, par lui, conduit au gouverneur de la prison de la Flotte, et pour être là détenu jusqu'à ce que le montant des dommages et des frais résultant de l'action de Bardell contre Pickwick fût entièrement payé et soldé.
«Et ce ne sera pas de sitôt, dit M. Pickwick en riant. Sam—appelez une autre voiture. Perker, mon cher ami, adieu.
—Je vais aller avec vous pour vous voir établi en sûreté.
—En vérité, je préférerais être seul avec Sam. Aussitôt que je serai organisé, je vous écrirai pour vous le dire, et je vous attendrai immédiatement. Jusque-là, adieu.»
Cela dit, M. Pickwick monta dans la voiture qui venait d'arriver; l'huissier le suivit et Sam se plaça sur le siége.
«Voilà un homme comme il n'y en a guère! dit Perker en s'arrêtant pour mettre ses gants.
—Quel banqueroutier il aurait fait, monsieur! suggéra Lowten, qui se trouvait auprès de lui. Comme il aurait fait aller les commissaires! S'ils avaient parlé de le coffrer, il les aurait mis au défi, monsieur.»
L'avoué ne fut apparemment pas fort touché de la manière toute professionnelle dont son clerc estimait le caractère de M. Pickwick, car il s'éloigna sans daigner lui répondre.
La voiture de M. Pickwick se traîna en cahotant le long de Fleet-Street, comme les voitures de place ont coutume de le faire. Les chevaux allaient mieux, dit le cocher, quand ils avaient une autre voiture devant eux (il fallait qu'ils allassent à un pas bien extraordinaire quand ils n'en avaient pas); en conséquence, il les avait mis derrière une charrette. Quand la charrette s'arrêtait, la voiture s'arrêtait, et quand la charrette repartait, la voiture repartait aussi. M. Pickwick était assis en face de l'huissier, et l'huissier était assis avec son chapeau entre ses genoux, sifflant un air et regardant par la portière.
Le temps fait des miracles, et avec l'aide de ce puissant vieillard, une voiture de place elle-même peut accomplir un mille de distance. Celle-ci arriva enfin, et M. Pickwick descendit à la porte de la prison.
L'huissier, regardant par-dessus son épaule pour voir si M. Pickwick le suivait, précéda le philosophe dans le bâtiment. Tournant immédiatement à gauche, ils entrèrent par une porte ouverte sous un vestibule, de l'autre côté duquel était une autre porte qui conduisait dans l'intérieur de la prison: celle-ci était gardée par un vigoureux guichetier tenant des clefs dans sa main.
Le trio s'arrêta sous ce vestibule pendant que l'huissier délivrait ses papiers, et M. Pickwick apprit qu'il devait y rester jusqu'à ce qu'il eût subi la cérémonie connue des initiés sous le nom de poser pour son portrait.
«Poser pour mon portrait! s'écria M. Pickwick.
—Pour prendre votre ressemblance, monsieur, dit le vigoureux guichetier. Nous sommes très-forts sur les ressemblances ici. Nous les prenons en un rien de temps et toujours exactes. Entrez, monsieur, et mettez-vous à votre aise.»
M. Pickwick se rendit à l'invitation du guichetier; et, lorsqu'il se fut assis, Sam s'appuya sur le dos de sa chaise et lui dit tout bas que, poser pour son portrait, voulait tout bonnement dire subir une inspection des différents geôliers, afin qu'ils pussent distinguer les prisonniers de ceux qui venaient les visiter.
«Eh bien! alors, Sam, dit M. Pickwick, je désire que les artistes arrivent promptement. Ceci est un endroit un peu trop public pour mon goût.
—Ils ne seront pas longs, monsieur, soyez tranquille. Voilà une horloge à poids, monsieur.
—Je la vois.
—Et une cage d'oiseaux, une prison dans une prison, monsieur. C'est-il pas vrai?»
Pendant que Sam donnait cours à ces réflexions philosophiques, M. Pickwick s'apercevait que la séance était commencée. Le vigoureux guichetier s'était assis non loin de notre héros et le regardait négligemment de temps en temps, tandis qu'un grand homme mince, planté vis-à-vis de lui, avec ses mains sous les pans de son habit, l'examinait longuement. Un troisième gentleman, qui avait l'air de mauvaise humeur et qui venait sans doute d'être dérangé de son thé, car il mangeait encore un reste de tartine de beurre, s'était placé près du philosophe, et, appuyant ses mains sur ses hanches, l'inspectait minutieusement; enfin deux autres individus groupés ensemble étudiaient ses traits avec des visages pensifs et pleins d'attention. M. Pickwick tressaillit plusieurs fois pendant cette opération, durant laquelle il semblait fort mal à l'aise sur son siége; mais il ne fit de remarque à personne, pas même à Sam, qui, incliné sur le dos de sa chaise, réfléchissait partie sur la situation de son maître et partie sur la satisfaction qu'il aurait éprouvée à attaquer, l'un après l'autre, tous les geôliers présents, si cela avait été légal et conforme à la paix publique.
Quand le portrait fut terminé, on informa M. Pickwick qu'il pouvait entrer dans la prison.
«Où coucherai-je cette nuit? demanda-t-il.
—Ma foi, répondit le vigoureux guichetier, je ne sais pas trop, pour cette nuit. Demain matin, vous serez accouplé avec quelqu'un, et alors vous serez tout à l'aise et confortable. La première nuit, on est ordinairement un peu en l'air; mais tout s'arrange le lendemain.»
Après quelques discussions, on découvrit qu'un des geôliers avait un lit à louer pour la nuit, et M. Pickwick s'en accommoda avec empressement.
«Si vous voulez venir avec moi, je vais vous le montrer sur-le-champ, dit l'homme. Il n'est pas bien grand, mais on y dort comme une douzaine de marmottes. Par ici, monsieur.»
Ils traversèrent la porte intérieure et descendirent un court escalier; la serrure fut refermée derrière eux, et M. Pickwick se trouva, pour la première fois de sa vie, dans une prison pour dettes.
NOTES:
[12] Les quakers gardent leur chapeau en certaines occasions où d'autres se croient tenus de l'ôter.
CHAPITRE XII.
Ce qui arriva à M. Pickwick dans la prison pour dettes; quelle espèce de débiteurs il y vit, et comment il passa la nuit.
Le gentleman qui accompagnait notre philosophe et qui avait nom Tom Roker, tourna à droite au bas de l'escalier, traversa une grille qui était ouverte, et, remontant quelques marches, entra dans une galerie longue et étroite, basse et malpropre, pavée de pierres et très-mal éclairée par deux fenêtres placées à ses deux extrémités.
«Ceci, dit le gentleman en fourrant ses mains dans ses poches et en regardant négligemment M. Pickwick par-dessus son épaule, ceci est l'escalier de la salle.
—Oh! répliqua M. Pickwick en abaissant les yeux pour regarder un escalier sombre et humide, qui semblait mener à une rangée de voûtes de pierres au-dessous du niveau de la terre. Là, je suppose, sont les caveaux où les prisonniers tiennent leur petite provision de charbon de terre? Ce sont de vilains endroits quand il faut y descendre, mais je parie qu'ils sont fort commodes.
—Oui, je crois bien qu'ils sont commodes, vu qu'il y a quelques personnes qui s'arrangent pour y vivre et joliment bien!
—Mon ami, reprit M. Pickwick, vous ne voulez pas dire que des êtres humains vivent réellement dans ces misérables cachots?
—Je ne veux pas dire! s'écria M. Roker avec un étonnement plein d'indignation, et pourquoi pas?
—Qui vivent! qui vivent là?
—Qui vivent là, oui, et qui meurent là aussi fort souvent. Et pourquoi pas? Qu'est-ce qui a quelque chose à dire là contre? Qui vivent là! oui, certainement. Est-ce que ce n'est pas une très-bonne place pour y vivre?»
Comme M. Roker, en disant cela, se tourna vers M. Pickwick d'une manière assez farouche, et murmura en outre, d'un air excité, certaines expressions mal sonnantes, notre philosophe jugea convenable de ne point poursuivre davantage ce discours. M. Roker commença alors à monter un autre escalier aussi malpropre que le précédent, et fut suivi, dans cette ascension, par M. Pickwick et par Sam.
Quand ils eurent atteint une autre galerie de la même dimension que celle du bas, M. Roker s'arrêta pour respirer, et dit à M. Pickwick: «Voici l'étage du café; celui d'au-dessus est le troisième, et celui d'au-dessus est le grenier: la chambre où vous allez coucher cette nuit s'appelle la salle du gardien, et voilà le chemin, venez.»
Lorsqu'il eut débité tout cela d'une haleine, M. Roker monta un autre escalier, M. Pickwick et Sam le suivant toujours sur ses talons.
Cet escalier recevait la lumière par plusieurs petites fenêtres, placées à peu de distance du plancher et ouvrant sur une cour sablée, bornée par un grand mur de briques, au sommet duquel régnaient dans toute la longueur des chevaux de frise en fer. Cette cour, d'après le témoignage de M. Roker, était le jeu de paume; et il paraissait, en outre, toujours d'après la même autorité, qu'il y avait une autre cour plus petite, du côté de Farringdon-Street, laquelle était appelée la cour peinte, parce que ses murs avaient été autrefois décorés de certaines représentations de vaisseaux de guerre, voguant à toutes voiles, et de divers autres sujets artistiques, exécutés jadis aux heures de loisir de quelque dessinateur emprisonné.
Ayant communiqué cette information, plus en apparence pour décharger sa conscience d'un fait important que dans le dessein particulier d'instruire M. Pickwick, le guide entra dans une autre galerie, pénétra dans un petit corridor qui se trouvait à l'extrémité, ouvrit une porte, et découvrit aux yeux des nouveaux venus une chambre d'un aspect fort peu engageant, qui contenait huit ou neuf lits en fer.
«Voilà, dit M. Roker en tenant la porte ouverte et en regardant M. Pickwick d'un air triomphant, voilà une chambre.»
Cependant la physionomie de M. Pickwick exprimait une si légère dose de satisfaction à l'apparence de son logement, que M. Roker reporta ses regards vers Samuel Weller, qui jusqu'alors avait gardé un silence plein de dignité, espérant apparemment trouver plus de sympathie sur son visage.
«Voilà une chambre! jeune homme, répéta-t-il.
—Oui, je la vois, répondit Sam, avec un signe de tête pacifique.
—Vous ne vous attendiez pas à trouver une chambre comme ça dans l'hôtel de Farringdon, hein?» dit M. Roker avec un sourire plein de complaisance.
Sam répondit à ceci en fermant d'une manière aisée et naturelle un de ses yeux, ce qui pouvait signifier ou qu'il l'aurait pensé, ou qu'il n'y avait jamais pensé du tout, au gré de l'imagination de l'observateur. Ayant exécuté ce tour de force, Sam rouvrit son œil et demanda à M. Roker quel était le lit particulier qu'il avait désigné d'une façon si flatteuse en disant qu'on y dormait comme une douzaine de marmottes.
«Le voilà, dit M. Roker en montrant dans un coin un vieux lit de fer rouillé. Ça ferait dormir quelqu'un, qu'il le veuille ou non.
—Ça me fait c't effet-là, répondit Sam en examinant le meuble en question avec un air de dégoût excessif. J'imagine que l'eau d'ânon n'est rien auprès.
—Rien du tout, fit M. Roker.
—Et je suppose, poursuivit Sam, en regardant son maître du coin de l'œil, dans l'espérance de découvrir sur son visage quelque symptôme que sa résolution était ébranlée par tout ce qui s'était passé, je suppose que les autres gentlemen qui dorment ici sont de vrais gentlemen?
—Rien que de ça. I'y en a un qui pompe ses douze pintes d'ale par jour, et qui n'arrête pas de fumer, même à ses repas.
—Ce doit être un fier homme, fit observer Sam.
—Numéro 1!» répliqua M. Roker.
Nullement dompté par cet éloge, M. Pickwick annonça, en souriant, qu'il était déterminé à essayer pour cette nuit le pouvoir du lit narcotique. M. Roker l'informa qu'il pouvait se retirer pour dormir à l'heure qui lui conviendrait, sans autre formalité, et le laissa ensuite avec Sam dans la galerie.
Il commençait à faire sombre; c'est-à-dire que, dans cet endroit où il ne faisait jamais clair, on venait d'allumer quelques becs de gaz en manière de compliment pour la nuit qui s'avançait au dehors. Comme il faisait assez chaud, quelques-uns des habitants des nombreuses petites chambres qui ouvraient à droite et à gauche sur la galerie avaient entre-baillé leurs portes. M. Pickwick y jetait un coup d'œil, en passant, avec beaucoup d'intérêt et de curiosité. Ici, quatre ou cinq grands lourdauds, qu'on apercevait à peine à travers un nuage de fumée de tabac, criaient et se disputaient, au milieu de verres de bière à moitié vides, ou jouaient à l'impériale avec des cartes remarquablement grasses. Là, un pauvre vieillard solitaire, courbé sur des papiers jaunis et déchirés, écrivait à la lueur d'une faible chandelle, et pour la cinquième fois, peut-être, le long récit de ses griefs, dans l'espoir de le faire parvenir à quelque grand personnage dont ces papiers ne devaient jamais arrêter les yeux, ni toucher le cœur. Dans une troisième chambre, on pouvait voir un homme occupé avec sa femme à arranger par terre un mauvais grabat, pour y coucher le plus jeune de ses nombreux enfants. Enfin, dans une quatrième et dans une cinquième, et dans une sixième et dans une septième, le bruit et la bière et les cartes et la fumée de tabac reparaissaient de plus en plus fort.
Dans la galerie même, et principalement dans les escaliers, flânaient un grand nombre de gens qui venaient là, les uns parce que leur chambre était vide et solitaire, les autres parce que la leur était pleine et étouffante; le plus grand nombre parce qu'ils étaient inquiets, mal à leur aise, et ne savaient que faire d'eux-mêmes.
Il y avait là toutes sortes de gens, depuis l'ouvrier avec sa veste de gros drap jusqu'à l'élégant prodigue, en robe de chambre de cachemire fort convenablement percée au coude. Mais ils se ressemblaient tous en un point, ils avaient tous un certain air négligent, inquiet, effaré, de gibier de prison; une physionomie impudente et fanfaronne, qu'il est impossible de décrire par des paroles, mais que chacun peut connaître quand il le désirera, car il suffit pour cela de mettre le pied dans la prison pour dettes la plus voisine, et de contempler le premier groupe de prisonniers qui se présentera, avec le même intérêt que révélait la figure intelligente de M. Pickwick.
«Ce qui me frappe, Sam, dit le philosophe, en s'appuyant sur la rampe de fer de l'escalier, ce qui me frappe, c'est que l'emprisonnement pour dettes est à peine une punition.
—Vous croyez, monsieur?
—Vous voyez comme ces gaillards là boivent, fument et braillent. Il n'est pas possible que la prison les affecte beaucoup.
—Ah! voilà justement la chose, monsieur. Ils ne s'affectent pas, ceux-là. C'est tous les jours fête pour eux, tout porter et jeux de quilles. C'est les autres qui s'affectent de ça: les pauvres diables qui ont le cœur tendre, et qui ne peuvent pas pomper la bière, ni jouer aux quilles; ceux qui prieraient, s'ils pouvaient, et qui se rongent le cœur quand ils sont enfermés. Je vais vous dire ce qui en est, monsieur; ceux qui sont toujours à flâner dans les tavernes, ça ne les punit pas du tout; et ceux qui sont toujours à travailler quand ils peuvent, ça les abîme trop. C'est inégal, comme disait mon père quand il n'y avait pas une bonne moitié d'eau-de-vie dans son grog; c'est inégal, et voilà pourquoi ça ne vaut rien.
—Je crois que vous avez raison, Sam, dit M. Pickwick, après quelques moments de réflexion; tout à fait raison.
—Peut-être qu'il y a par-ci par-là quelques honnêtes gens qui s'y plaisent, poursuivit Sam, en ruminant; mais je ne peux pas m'en rappeler beaucoup, excepté le petit homme crasseux, en habit brun, et c'était la force de l'habitude.
—Qui était-ce donc?
—Voilà précisément ce que personne n'a jamais su.
—Mais qu'est-ce qu'il faisait?
—Ah! il avait fait comme beaucoup d'autres qui sont bien plus connus. Il avait trop de crédit sur la place et il s'en était servi.
—En d'autres termes, il avait des dettes, je suppose.
—Juste la chose, monsieur; et, au bout d'un certain temps, il est venu ici, en conséquence. Ce n'était pas pour beaucoup: exécution pour neuf livres sterling, multipliées par cinq, pour les frais. Mais c'est égal, il est resté ici, sans en bouger, pendant dix-sept ans. S'il avait gagné quelques rides sur la face, elles étaient effacées par la crasse, car son visage malpropre et son habit brun étaient juste les mêmes à la fin du temps qu'ils étaient au commencement. C'était une petite créature paisible et inoffensive, courant toujours pour celui-ci ou celui-là, ou jouant à la paume et ne gagnant jamais; si bien qu'à la fin les geôliers étaient devenus tout à fait amoureux de lui, et il était dans la loge tous les soirs à bavarder avec eux, et à leur compter des histoires et tout ça. Un soir qu'il était, comme d'habitude, tout seul avec un de ses vieux amis, qui était de garde, il dit tout d'un coup: «Je n'ai pourtant pas vu le marché, Bill, qu'il dit (le marché de Fleet-Street était encore là à cette époque); je n'ai pourtant pas vu le marché depuis dix-sept ans.—Je sais ça, dit le geôlier en fumant sa pipe.—J'aimerais bien à le voir une minute, Bill, qu'il dit.—Je n'en doute pas, dit le geôlier en fumant sa pipe fort et ferme, pour ne pas avoir l'air d'entendre ce que parler voulait dire.—Bill, dit le petit homme brun brusquement, c'est une fantaisie que j'ai mis dans ma tête. Laissez-moi voir la rue encore une fois avant que je meure, et, si je ne suis pas frappé d'apoplexie, je serai revenu dans cinq minutes, à l'horloge.—Et qu'est-ce que je deviendrais, moi, si vous êtes frappé d'apoplexie, dit le geôlier.—Eh bien! dit la petite créature, ceux-là qui me trouveront me ramèneront à la maison, car j'ai ma carte dans ma poche: nº 20, escalier du café, dit-il.—Et c'était vrai, car, quand il avait envie de faire connaissance avec quelque nouveau voisin, il avait l'habitude de tirer de sa poche un petit morceau de carte chiffonnée avec ces mots-là dessus, et pas autre chose; en considération de quoi on l'appelait toujours Numéro Vingt. Le geôlier le regarda fisquement, puis à la fin, il dit d'un air solennel: Numéro Vingt, qu'il dit, je me fie à vous. Vous ne voudriez pas mettre un vieil ami dans l'embarras?—Non, mon garçon; j'espère que j'ai quelque chose de meilleur là-dessous,» dit le petit homme en cognant de toutes ses forces sur son gilet, et en laissant dégringoler une larme de chaque œil, ce qui était fort extraordinaire, car jamais auparavant une goutte d'eau n'avait touché son visage. Il secoua la main du geôlier et le voilà parti.
—Et il n'est jamais revenu, dit M. Pickwick.
—Enfoncé pour cette fois-ci, monsieur! car il revint deux minutes avant le temps, tout bouillant de rage, et disant qu'il avait manqué d'être écrasé par une voiture de place, qu'il n'y était plus habitué, et qu'il voulait être pendu, s'il n'en écrivait pas au lord maire. À la fin, on finit par le pacifier, et pendant cinq ans après ça, il ne mit pas seulement le nez à la grille.
—À l'expiration de ce temps, il mourut, je suppose, dit M. Pickwick.
—Non, monsieur; il lui vint la fantaisie de goûter la bière, dans une nouvelle taverne, tout à côté de la prison, et il y avait un si joli parloir, qu'il se mit dans la tête d'y aller tous les soirs, et il n'y manqua pas, monsieur, pendant longtemps, revenant toujours régulièrement, un quart d'heure avant la fermeture des grilles. Ça allait bien et confortablement; mais fin finale, il commença à se mettre si joliment en train, qu'il oubliait que le temps marchait, ou qu'il ne s'en souciait pas, et il arrivait de plus en plus tard, jusqu'à ce qu'une nuit son vieil ami allait justement fermer la porte. Il avait déjà tourné la clef quand l'autre rentra. «Un moment, Bill, qu'il dit.—Comment, Numéro Vingt, dit le guichetier, vous n'étiez pas encore rentré?—Non, fit le petit homme avec un sourire.—Eh bien! alors, je vous dirai ce qui en est, mon ami, dit le guichetier en ouvrant la porte lentement et d'un air bourru. C'est mon opinion que vous avez fait de mauvaises connaissances dernièrement, et que vous vous dérangez; j'en suis très-fâché. Voyez-vous, je ne veux pas vous désobliger, qu'il dit; mais si vous ne vous bornez pas à voir des gens comme il faut, et si vous ne revenez pas à des heures régulières, aussi sûr comme vous êtes là, je vous laisserai à la porte tout à fait.» Le petit homme fut saisi d'un tremblement, et jamais il n'a mis le pied hors de la prison depuis.»
Pendant ce discours, M. Pickwick avait lentement redescendu les escaliers. Après avoir fait quelques tours dans la cour peinte, qui était presque déserte à cause de l'obscurité, il engagea Sam à se retirer pour la nuit et à chercher un lit dans quelque auberge voisine, afin de revenir le lendemain de bonne heure pour faire apporter ses effets du George et Vautour. Sam se prépara à obéir à cette requête d'aussi bonne grâce qu'il lui fut possible, mais néanmoins avec une expression de mécontentement fort notable. Il alla même jusqu'à essayer diverses insinuations sur la convenance de se coucher dans une des cours de la prison pour cette nuit; mais, trouvant que M. Pickwick était obstinément sourd à de telles suggestions, il se retira définitivement.
On ne saurait dissimuler que M. Pickwick se trouvait fort peu confortable et fort mélancolique. En effet, quoique la prison fût pleine de monde et qu'une bouteille de vin lui eût immédiatement procuré la société de quelques esprits choisis, sans aucun embarras de présentation formelle, il se sentait absolument seul dans cette foule grossière. Il ne pouvait donc résister à l'abattement inspiré par la perspective d'une prison perpétuelle; car, pour ce qui est de se libérer en satisfaisant la friponnerie et la rapacité de Dodson et Fogg, sa pensée ne s'y arrêta pas un seul instant.
Dans cette disposition d'esprit, il rentra dans la galerie du café et s'y promena lentement. L'endroit était intolérablement malpropre, et l'odeur du tabac y devenait absolument suffocante; on y entendait un perpétuel tapage de portes ouvertes et fermées, et le bruit des voix et des pas y retentissait constamment. Une jeune femme, qui tenait dans ses bras un enfant, et qui semblait à peine capable de se traîner, tant elle était maigre et avait l'air misérable, marchait le long du corridor en causant avec son mari, qui n'avait pas d'autre asile pour la recevoir. Lorsque cette femme passait auprès de M. Pickwick, il l'entendait sangloter amèrement, et, une fois, elle se laissa aller à un tel transport de douleur, qu'elle fut obligée de s'appuyer contre le mur pour se soutenir, tandis que le mari prenait l'enfant dans ses bras, et s'efforçait vainement de la consoler.
Le cœur de notre excellent ami était trop plein pour pouvoir supporter ce spectacle; il monta les escaliers et rentra dans sa chambre.
Or, quoique la salle des gardiens fût extrêmement incommode, étant, pour le bien-être aussi bien que pour la décoration, à plusieurs centaines de degrés au-dessous de la plus mauvaise infirmerie d'une prison de province; elle avait, pour le présent, le mérite d'être tout à fait déserte. M. Pickwick s'assit donc au pied de son petit lit de fer, et entreprit de calculer combien d'argent on pouvait tirer de cette pièce dégoûtante. S'étant convaincu, par une opération mathématique, qu'elle rapportait autant de revenu qu'une petite rue des faubourgs de Londres, il en vint à se demander, avec étonnement, quelle tentation pouvait avoir une petite mouche noirâtre, qui rampait sur son pantalon, à venir dans une prison mal aérée, quand elle avait le choix de tant d'endroits agréables. Ses réflexions sur ce sujet l'amenèrent, par une suite de déductions rigoureuses, à cette conclusion, que l'insecte était fou. Après avoir décidé cela, il commença à s'apercevoir qu'il s'assoupissait; il tira donc de sa poche son bonnet de nuit, qu'il avait eu la précaution d'y insérer le matin, et s'étant déshabillé tout doucement, il se glissa dans son lit et s'endormit profondément.
«Bravo, zéphyre! Bien détaché! En voilà un d'entrechat! Je veux être damné si l'opéra n'est pas votre sphère! Allons, hurrah!...»
Ces exclamations, plusieurs fois répétées du ton le plus bruyant, et accompagnées d'éclats de rire retentissants, tirèrent M. Pickwick d'un de ces sommeils léthargiques qui, ne durant en réalité qu'une demi-heure, semblent au dormeur avoir été prolongés pendant trois semaines ou un mois.
Le bruit des voix avait à peine cessé, quand le plancher de la chambre fut ébranlé avec tant de violence que les vitres en vibrèrent dans leurs châssis, et que tout le lit en trembla. M. Pickwick tressaillit, se leva sur son séant et resta abruti pendant quelques minutes par la scène qui se passait devant lui.
Au milieu de la chambre, un homme en habit vert, avec une culotte de velours et des bas de coton gris, exécutait le pas le plus populaire d'une cornemuse, avec une exagération burlesque de grâce et de légèreté, qui, jointe à la nature de son costume, en faisait la chose la plus absurde du monde. Un autre individu, évidemment fort gris, et qui probablement avait été apporté dans son lit par ses compagnons, était assis, enveloppé dans ses draps, et fredonnait d'une manière prodigieusement lugubre tous les passages qu'il pouvait se rappeler d'une chanson comique. Un troisième enfin, assis sur un autre lit, applaudissait les exécutants de l'air d'un profond connaisseur, et les encourageait par des transports d'enthousiasme tels que celui qui avait réveillé M. Pickwick.
Ce dernier personnage était un magnifique spécimen d'une classe de gens qui ne peuvent jamais être vus dans toute leur perfection, excepté dans de semblables endroits. On les rencontre parfois, dans un état imparfait, autour des écuries et des tavernes; mais ils n'atteignent leur entier développement que dans ces admirables serres chaudes, qui semblent sagement établies par le législateur dans le dessein de les propager.
C'était un grand gaillard au teint olivâtre, aux cheveux longs et noirs, aux favoris épais et réunis sous le menton. Le collet de sa chemise était ouvert, et il n'avait pas de cravate, car il avait joué à la paume toute la journée. Il portait sur la tête une calotte grecque, qui avait bien coûté dix-huit pence et dont le gland de soie éclatant se balançait sur un habit de gros drap. Ses jambes, qui étaient fort longues et grêles, embellissaient un pantalon collant, destiné à en faire ressortir la symétrie, mais qui, étant mis négligemment, et n'étant qu'imparfaitement boutonné, tombait par une succession de plis peu gracieux sur une paire de souliers assez éculés pour laisser voir des bas blancs extrêmement sales. Enfin il y avait dans tout ce personnage une sorte de recherche grossière et de friponnerie impudente, qui valaient un monceau d'or.
Ce fut lui qui le premier aperçut M. Pickwick. Il cligna de l'œil au zéphyre, et l'engagea avec une gravité moqueuse, à ne point réveiller le gentleman.
«Comment, dit le zéphyre en se retournant, et en affectant la plus grande surprise; est-ce que le gentleman est réveillé! Mais oui, il est réveillé!... Heim!... Cette citation est de Shakspeare!... Comment vous portez-vous, monsieur? Comment vont Mary et Sarah, monsieur? Et la chère vieille dame qu'est à la maison, monsieur? Eh! monsieur, Voudriez-vous avoir la bonté de leur transmettre mes compliments dans le premier petit paquet que vous enverrez par là, monsieur, en ajoutant que je les aurais envoyés auparavant si je n'avais pas eu peur qu'ils soient cassés dans la charrette, monsieur.
—N'ennuyez donc pas le gentleman de civilités banales, quand vous voyez qu'il meurt d'envie de boire quelque chose, reprit d'un air jovial le gentleman aux favoris. Pourquoi ne lui demandez-vous pas ce qu'il veut prendre?
—Nom d'un tonnerre! je l'avais oublié, s'écria l'autre. Qu'est-ce que vous voulez prendre, monsieur? Voulez-vous prendre du vin de Porto, monsieur? ou du Xérès? Je puis vous recommander l'ale, monsieur. Ou peut-être que vous voudriez tâter du Porter? Permettez-moi d'avoir le plaisir d'accrocher votre casque à mèche, monsieur.»
En disant ceci, l'orateur enleva la coiffure de M. Pickwick, et la fixa en un clin d'œil sur celle de l'homme ivre, qui continuait à bourdonner ses chansons comiques, de la manière la plus lugubre qu'on puisse imaginer, mais avec la ferme persuasion qu'il enchantait une société nombreuse et choisie.
Malgré tout le sel qu'il y a à enlever violemment le bonnet de nuit d'un homme, et à l'ajuster sur la tête d'un gentleman inconnu, dont l'extérieur est notoirement malpropre, c'est là certainement une plaisanterie assez hasardée. Considérant la chose précisément à ce point de vue, M. Pickwick, sans avoir donné le moindre avertissement préalable de son dessein, s'élança vigoureusement hors de son lit, donna au zéphyre dans l'estomac, un coup de poing assez vigoureux pour le priver d'une portion considérable du souffle que la nature a jugé nécessaire aux organes respiratoires, puis, ayant récupéré son bonnet, se plaça hardiment dans une posture de défense.
«Maintenant, s'écria-t-il en haletant, non moins par excitation que par la dépense de tant d'énergie, maintenant, avancez tous les deux, tous les deux ensemble!» et, tout en faisant cette libérale invitation, le digne gentleman imprimait à ses poings fermés un mouvement de rotation, afin d'épouvanter ses antagonistes par cette démonstration scientifique.
Était-ce la manière compliquée dont M. Pickwick était sorti de son lit pour tomber tout d'une masse sur le danseur? était-ce la preuve inattendue de courage donnée par lui, qui avait touché ses adversaires? Il est certain qu'ils étaient touchés: car au lieu d'essayer de commettre un meurtre, comme le philosophe s'y attendait fermement, ils s'arrêtèrent, se regardèrent l'un l'autre pendant quelque temps, et finalement éclatèrent de rire.
«Allons, vous êtes un bon zig, dit le zéphyre. Rentrez dans votre lit, ou bien vous attraperez des rhumatismes. Pas de rancune, j'espère? continua-t-il en tendant vers M. Pickwick une main capable de remplir ces gants d'étain rouge qui se balancent habituellement au-dessus de la porte des gantiers.
—Non certainement, répondit M. Pickwick avec empressement; car maintenant que l'excitation du moment était passée, il commençait à sentir le froid sur ses jambes.
—Permettez-moi, monsieur, d'avoir le même honneur, dit le gentleman aux favoris en présentant sa main droite, et en aspirant le h.
—Avec beaucoup de plaisir, monsieur, répliqua M. Pickwick qui remonta dans son lit, après avoir échangé une poignée de main très-longue et très-solennelle.
—Je m'appelle Smangle, monsieur, dit l'homme aux favoris.
—Oh! fit M. Pickwick.
—Et moi, Mivins, dit l'homme aux bas gris.
—Je suis charmé de le savoir, monsieur,» répondit M. Pickwick.
M. Smangle toussa: hem!
«Vous me parliez, monsieur? demanda M. Pickwick.
—Non, monsieur, répliqua M. Smangle.
—Je l'avais cru, monsieur, dit M. Pickwick.»
Tout ceci était fort poli et fort agréable, et pour augmenter encore la bonne harmonie, M. Smangle assura nombre de fois M. Pickwick qu'il entretenait le plus grand respect, pour les sentiments d'un gentleman. Or, on devait assurément lui en savoir un gré infini, car il était impossible de supposer qu'il pût les comprendre.
«Vous allez vous faire déclarer insolvable, monsieur? demanda M. Smangle.
—Me faire quoi? dit M. Pickwick.
—Déclarer insolvable par la cour de la rue de Portugal[14]. La cour pour le soulagement des banqueroutiers, vous savez?
—Oh! non, du tout.
—Vous allez sortir peut-être? suggéra M. Mivins.
—J'ai peur que non. Je refuse de payer quelques dommages-intérêts, et je suis ici en conséquence.
—Ah! fit observer M. Smangle, le papier a été ma ruine.
—Vous étiez papetier, monsieur? dit M. Pickwick innocemment.
—Non, non, Dieu me damne, je ne suis jamais tombé si bas que cela; pas de boutique. Quand je dis le papier, je veux dire les lettres de change.
—Ah! vous employiez le mot dans ce sens?
—Par le diable! un gentleman doit s'attendre à des revers. Mais quoi? je suis ici dans la prison de Fleet Street? Bon! est-ce que j'en suis plus pauvre pour cela?
—Au contraire, répliqua M. Mivins;» et il avait raison: bien loin que M. Smangle fût plus pauvre pour cela, le fait est qu'il était plus riche; car ce qui l'avait amené dans la prison, c'est qu'au moyen de son papier, il avait acquis gratuitement la possession de certains articles de joaillerie qui, depuis lors, avaient été placés par lui chez un prêteur sur gages.
«Allons! allons! reprit M. Smangle. Tout cela c'est bien sec. Il faut nous rincer la bouche avec une goutte de Xérès brûlé. Le dernier venu le payera; Mivins l'ira chercher, et moi j'aiderai à le boire. C'est ce que j'appelle une impartiale division du travail, Dieu me damne!»
Ne voulant pas risquer une autre querelle, M. Pickwick consentit à cette proposition. Il donna de l'argent à M. Mivins, qui ne perdit pas un instant pour se rendre au café, car il était près de onze heures.
«Dites-donc, demanda tout bas M. Smangle, aussitôt que son ami eut quitté la chambre.
—Combien lui avez-vous donné?
—Un demi-souverain.
—C'est un gentleman des plus aimables; spirituel en diable... je ne connais personne qui le soit plus, mais....» Ici M. Smangle s'arrêta court en hochant la tête d'un air dubitatif.
«Vous ne regardez pas comme probable qu'il approprie cet argent à ses besoins personnels? demanda M. Pickwick.
—Oh! non! je ne dis pas cela. J'ai dit en toutes lettres que c'était un gentleman des plus aimables. Mais je pense qu'il n'y aurait pas de mal à ce que quelqu'un descendit par hasard pour voir s'il ne trempe pas son bec dans le bol, ou s'il ne perd pas la monnaie le long du chemin. «Ici, hé! monsieur! dégringolez en bas, s'il vous plaît, et voyez un peu ce que fait le gentleman qui vient de descendre.»
Cette requête était adressée à un jeune homme à l'air timide, modeste, dont l'extérieur annonçait une grande pauvreté, et qui, pendant tout ce temps, était resté aplati sur son lit, pétrifié, en apparence, par la nouveauté de sa situation.
«Vous savez où est le café, n'est-ce pas? Descendez seulement et dites au gentleman que vous êtes venu l'aider à monter le bol... ou bien... attendez... je vais vous dire ce que... je vais vous dire comment nous l'attraperons, dit Smangle d'un air malin.
—Comment cela? demanda M. Pickwick.
—Faites-lui dire qu'il emploie le reste en cigares. Fameuse idée! Courez vite lui dire cela, entendez-vous? Ils ne seront pas perdus, continua Smangle, en se tournant vers M. Pickwick, je les fumerai au besoin.»
Cette manœuvre était si ingénieuse, et elle avait été accomplie avec un aplomb si admirable, que M. Pickwick n'aurait pas voulu y mettre d'obstacle, quand même il l'aurait pu. Au bout de peu de temps, M. Mivins revint apportant le Xérès, que M. Smangle distribua dans deux petites tasses fêlées, faisant observer judicieusement par rapport à lui-même, qu'un gentleman ne doit pas être difficile, dans de semblables circonstances, et que, quant à lui, il n'était pas trop fier pour boire à même dans le bol. En même temps pour montrer sa sincérité, il porta un toast à la compagnie, et vida le vase presque en entier.
Une touchante harmonie ayant été établie de cette manière, M. Smangle commença à raconter diverses anecdotes romanesques de sa vie privée, concernant, entre autres choses, un cheval pur sang, et une magnifique juive, l'un et l'autre d'une beauté surprenante, et singulièrement convoités par la noblesse des trois royaumes.
Longtemps avant la conclusion de ces élégants extraits de la biographie d'un gentleman, M. Mivins s'était mis au lit et avait commencé à ronfler, laissant M. Pickwick et le timide étranger profiter seuls de l'expérience de M. Smangle.
Cependant ces deux auditeurs eux-mêmes ne furent pas apparemment aussi édifiés qu'ils auraient dû l'être par les récits touchants qui leur furent faits. Depuis quelque temps, M. Pickwick se trouvait dans un état de somnolence, lorsqu'il eut une indistincte perception que l'homme ivre avait recommencé à psalmodier ses chansons comiques, et que M. Smangle lui avait fait doucement comprendre que son auditoire n'était pas disposé musicalement, en lui versant le pot à l'eau sur la tête. Notre héros retomba alors dans le sommeil avec le sentiment confus que M. Smangle était encore occupé à raconter une longue histoire, dont le point principal paraissait être que dans une certaine occasion spécifiée avec détails, il avait fait une lettre de change et refait un gentleman.
NOTES:
[14] Tribunal.
CHAPITRE XIII.
Démontrant, comme le précédent, la vérité de ce vieux proverbe, que l'adversité vous fait faire connaissance avec d'étranges camarades de lit; et contenant, en outre, l'incroyable déclaration que M. Pickwick fit à Sam.
Quand M. Pickwick ouvrit les yeux, le lendemain matin, le premier objet qu'il aperçut fut Samuel Weller assis sur un petit porte-manteau noir, et regardant d'un air de profonde abstraction la majestueuse figure de l'éblouissant M. Smangle, tandis que celui-ci, à moitié habillé et assis sur son lit, s'occupait de l'entreprise tout à fait désespérée de faire baisser les yeux dudit Sam. Nous disons tout à fait désespérée, parce que Sam, d'un regard qui embrassait tout à la fois la culotte, les pieds, la tête, le visage, les jambes et les favoris de M. Smangle, continuait de l'examiner avec un air de vive satisfaction et sans plus s'inquiéter des sentiments du sujet, que s'il avait inspecté une statue ou le corps empaillé d'une effigie de Guy Faux.
«Eh bien! me reconnaîtrez-vous? dit M. Smangle en fronçant le sourcil.
—Je prêterai serment de le faire, n'importe où, monsieur, répondit Sam d'un air de bonne humeur.
—Ne dites pas d'impertinences à un gentleman, monsieur.
—Non, assurément; si vous voulez me dire quand il s'éveillera, je lui ferai des politesses extra-superfines.»
Cette observation ayant une tendance indirecte à impliquer que M. Smangle n'était pas un gentleman, excita quelque peu son courroux.
«Mivins, dit-il d'un air colérique.
—Qu'y a-t-il? répliqua M. Mivins de sa couche.
—Qui diable est donc ce gaillard-là?
—Ma foi, dit M. Mivins en regardant languissamment de dessous ses draps, je devrais plutôt vous le demander. A-t-il quelque chose à faire ici?
—Non, répliqua Smangle.
—Alors jetez-le en bas des escaliers, et dites-lui de ne pas se permettre de se relever jusqu'à ce que j'aille le trouver,» répondit M. Mivins. Puis ayant donné cet avis, l'excellent gentleman se remit à dormir.
La conversation montrant ces symptômes peu équivoques de devenir personnelle, M. Pickwick jugea qu'il était temps d'intervenir.
«Sam, dit-il.
—Monsieur?
—Il n'y a rien de nouveau depuis hier?
—Rien d'important, monsieur, répliqua Sam, en lorgnant les favoris de M. Smangle. L'humidité et la chaleur de l'atmosphère paraît favorable à la croissance de certaines mauvaises herbes terribles et rougeâtres; mais à ça près, tout boulotte assez raisonnablement.
—Je vais me lever, interrompit M. Pickwick. Donnez-moi du linge blanc.»
Quelque hostiles qu'eussent pu être les intentions de M. Smangle, elles furent immédiatement radoucies par le porte-manteau dont le contenu parut lui donner tout à coup la plus favorable opinion, non-seulement de M. Pickwick, mais aussi de Sam. En conséquence, il saisit promptement une occasion de déclarer d'un ton assez élevé pour que cet excentrique personnage pût l'entendre, qu'il le reconnaissait pour un original pur sang et partant pour l'homme suivant son cœur. Quant à M. Pickwick, l'affection qu'il conçut pour lui en ce moment ne connut plus de bornes.
«Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous, mon cher monsieur? lui dit-il.
—Rien que je sache; je vous suis obligé, répondit le philosophe.
—Vous n'avez pas de linge à envoyer à la blanchisseuse? Je connais une admirable blanchisseuse dans le voisinage. Elle vient pour moi deux fois par semaine.... Par Jupiter! comme c'est heureux! c'est justement son jour! Mettrai-je quelques-unes de vos petites affaires avec les miennes? Ne parlez pas de l'embarras: au diable l'embarras! À quoi servirait l'humanité, si un gentleman dans la malheur ne se dérangeait pas un peu pour assister un autre gentleman qui se trouve dans le même cas?»
Ainsi parlait M. Smangle en s'approchant en même temps du porte-manteau aussi près que possible, et laissant voir dans ses regards toute la ferveur de l'amitié la plus désintéressée.
«Est-ce que vous n'avez rien à faire brosser au garçon, mon cher ami? continua-t-il.
—Rien du tout mon fiston, dit Sam en se chargeant de la réplique. Peut-être que si l'un de nous avait la bonne idée de décamper sans attendre le garçon, ça serait plus agréable pour tout le monde, comme disait le maître d'école au jeune gentleman qui refusait de se laisser fouetter par le domestique.
—Et il n'y a rien que je puisse envoyer dans ma petite boîte à la blanchisseuse? ajouta M. Smangle en se tournant de nouveau vers M. Pickwick avec un air quelque peu déconfit.
—Pas l'ombre d'une camisole, monsieur, rétorqua Sam. J'ai peur que la petite boîte ne soit déjà comble de vos effets.»
Ce discours fut accompagné d'un coup d'œil expressif jeté sur cette partie du costume de M. Smangle qui atteste ordinairement la science de la blanchisseuse; aussi ce gentleman se crut-il obligé de tourner sur ses talons et d'abandonner, pour le présent du moins, toutes prétentions sur la bourse et sur la garde-robe de M. Pickwick. Il se retira donc d'assez mauvaise humeur au jeu de paume, où il déjeuna légèrement et sainement d'une couple des cigares qui avaient été achetés le soir précédent.
M. Mivins qui n'était pas fumeur, dont le compte en petits articles d'épicerie avait déjà atteint le bas de l'ardoise, et pour lequel on refusait de retourner ce grand livre primitif, demeura dans son lit, et suivant sa propre expression demanda à déjeuner à Morphée.
M. Pickwick déjeuna dans un petit cabinet, décoré du nom de boudoir, dont les habitants temporaires avaient l'inexprimable avantage d'entendre tout ce qui se disait dans le café voisin; ensuite il dépêcha Sam pour faire quelques commissions nécessaires; puis il se rendit à la loge, afin d'interroger M. Roker concernant son établissement futur.
«Ah! ah! M. Pickwick, dit ce gentleman en consultant un énorme livre. Nous ne manquons pas de place. Votre billet de copin sera pour le 27, au troisième.
—Mon quoi? demanda M. Pickwick.
—Votre billet de copin. Vous n'y êtes pas?
—Pas tout à fait, dit M. Pickwick en souriant.
—Vraiment, c'est aussi clair que le jour. Vous aurez un billet de copin pour le 27, au troisième, et ceux qui habitent la même chambre seront vos copins.
—Sont-ils nombreux? demanda M. Pickwick d'un air intrigué.
—Trois....»
M. Pickwick toussa.
«L'un deux est un ministre, continua M. Roker en écrivant sur un petit morceau de papier; l'autre est un boucher.
—Hein! fit M. Pickwick.
—Un boucher, répéta M. Roker en appuyant le bec de sa plume sur son bureau pour la décider à marquer. Neddy, vous rappelez-vous Tom Martin, quel noceur ça faisait? dit M. Roker à un autre habitant de la loge, lequel s'amusait à ôter la boue de ses souliers, avec un canif à vingt-cinq lames.
—Je crois bien, répondit l'individu interrogé.
—Dieu nous bénisse! continua M. Roker en branlant doucement la tête, et en regardant d'un air distrait par les barreaux de la fenêtre comme quelqu'un qui prend plaisir à se rappeler les scènes paisibles de son enfance; il me semble que c'est hier qu'il donnait une roulée aux charretiers, là bas à Fox-under-the-Hill, près de l'endroit où on débarque le charbon. Je le vois encore le long du Strand, entre deux Watchmen, un peu dégrisé par ses meurtrissures, avec un emplâtre de vinaigre et de papier gris sur l'œil droit; et sur ses talons, son joli boule-dogue, qui a dévoré le petit garçon ensuite. Quelle drôle de chose que le temps, hein, Neddy?»
Le gentleman à qui ses observations étaient adressées et qui paraissait d'une disposition pensive et taciturne, se contenta de répéter la même phrase, et M. Roker secouant les idées sombres et poétiques qui s'étaient emparées de lui, redescendit aux affaires communes de la vie, et reprit sa plume.
«Savez-vous quel est le troisième gentleman? demanda M. Pickwick, fort peu enchanté par cette description de ses futurs associés.
—Neddy, qu'est-ce que c'est que Simpson? dit M. Roker, en se tournant vers son compagnon.
—Quel Simpson?
—Celui qui est au 27, au troisième, avec qui ce gentleman va être copin.
—Oh! lui? répliqua Neddy, il n'est rien du tout; autrefois c'était le compère d'un maquignon; aujourd'hui il est floueur.
—C'est ce que je pensais, répliqua M. Roker en fermant son livre, et en pinçant le petit morceau de papier dans la main de M. Pickwick. Voilà le billet, monsieur.»
Très-embarrassé par cette manière sommaire de disposer de sa personne, M. Pickwick rentra dans la prison, en réfléchissant à ce qu'il avait de mieux à faire.
Convaincu toutefois qu'avant de tenter une autre démarche, il était utile de voir les trois gentlemen avec qui on voulait le colloquer, il se dirigea le mieux qu'il put vers le troisième étage.
Après avoir erré quelque temps dans la galerie en essayant de déchiffrer, malgré l'obscurité, les numéros qui se trouvaient sur les différentes portes, il s'adressa à la fin à un garçon de taverne qui poursuivait son occupation matinale de glaner les pots d'étain.
«Où est le nº 27, mon ami? demanda M. Pickwick.
—Cinq portes plus loin, répliqua le garçon. Il y a sur la porte en dehors le portrait à la craie d'un gentleman pendu qui fume sa pipe.»
Guidé par ces instructions, M. Pickwick s'avança lentement le long de la galerie jusqu'au moment où il rencontra le portrait du gentleman ci-dessus décrit. Il frappa à la porte avec le revers de son index, doucement d'abord, puis ensuite plus fortement. Après avoir inutilement répété cette opération, il se hasarda à ouvrir et à regarder dans l'intérieur.
Il y avait dans la chambre un seul homme qui se penchait par la fenêtre aussi loin qu'il le pouvait sans perdre l'équilibre, et qui s'efforçait avec grande persévérance de cracher sur le chapeau d'un de ses amis intimes qui se trouvait en bas dans la cour. M. Pickwick n'ayant pu lui indiquer sa présence ni en parlant, ni en toussant, ni en éternuant, ni en frappant, ni par aucun autre moyen d'attirer l'attention, se détermina enfin à s'approcher de la fenêtre et à tirer doucement la basque de l'habit de cet individu. Celui-ci rentra vivement la tête et les épaules, et demanda à M. Pickwick, d'un ton bourru, ce qu'il lui voulait.
«Je crois, dit M. Pickwick en consultant son billet, je crois que c'est ici le nº 27, au troisième?
—Eh bien?
—C'est en vertu de ce morceau de papier que je suis venu ici.
—Voyons un peu ça.»
M. Pickwick obéit.
«M. Roker aurait bien pu vous fourrer ailleurs,» dit d'un air mécontent M. Simpson (car c'était ce chevalier d'industrie).
M. Pickwick le pensait aussi, mais, dans de telles circonstances, il jugea prudent de garder le silence.
M. Simpson réfléchit pendant quelques instants, puis mettant la tête à la fenêtre, il donna un coup de sifflet aigu et prononça à haute voix certaines paroles. M. Pickwick ne put pas les distinguer, mais il imagina que c'était quelque sobriquet qui distinguait M. Martin, car immédiatement après, un grand nombre de gentlemen qui se trouvaient en bas se mirent à crier: «Le boucher! le boucher!» en imitant le cri par lequel les membres de cette utile classe de la société ont coutume de faire connaître quotidiennement leur présence, aux grilles des sous-sols des maisons de Londres.
Les événements subséquents confirmèrent l'exactitude de cette hypothèse, car au bout de quelques secondes un gentleman prématurément gros pour son âge, habillé du bourgeron bleu professionnel et avec des bottes à revers, et à bouts ronds, entra presque hors d'haleine dans la chambre: il fut suivi de près par un autre gentleman en habit noir très-râpé, et en bonnet de peau de loutre. Celui-ci s'occupait tout le long du chemin à rattacher son habit jusqu'au menton, au moyen de boutons et d'épingles. Il avait un visage très-rouge et très-commun, et faisait l'effet d'un chapelain ivre, ce qu'il était effectivement.
Ces deux gentlemen ayant à leur tour parcouru le billet de M. Pickwick, l'un exprima son opinion que c'était embêtant, et l'autre, sa conviction que c'était une scie. Ayant manifesté leurs sentiments en ces termes intelligibles, ils se regardèrent entre eux et regardèrent M. Pickwick, au milieu d'un silence fort embarrassant.
«Quel ennui! Et il faut que ça arrive au moment où nous formons une petite société si agréable,» reprit le chapelain en regardant trois matelas malpropres, roulés chacun dans une couverture, et qui occupaient durant le jour un coin de la chambre, formant une toilette d'un nouveau genre, sur laquelle étaient placés une vieille cuvette fêlée, une boîte et un pot à eau de faïence à fleurs bleues. «Quel ennui!»
M. Martin exprima la même opinion en termes plus énergiques, et M. Simpson, après avoir lancé dans le monde une quantité d'adjectifs sans aucun substantif pour les accompagner, releva le bas de ses manches et commença à laver des choux pour le dîner.
Pendant que cela se passait, M. Pickwick s'occupait à considérer la chambre, qui était outrageusement sale et sentait le renfermé d'une manière intolérable. Il n'y avait point de vestige de tapis, de rideaux, ni de jalousies; il n'y avait pas même un cabinet. À la vérité, s'il y en avait en un, il ne se trouvait pas grand'chose à y mettre; mais, quoique peu nombreux et peu considérables, individuellement, cependant des morceaux de fromage, des croûtons de pain, des torchons mouillés, des restes de viande, des objets de vêtements, de la vaisselle mutilée, des soufflets sans bout, des fourchettes sans manche, présentent quelque chose d'assez peu confortable, en apparence, quand ils sont répandus sur le carreau d'une petite salle qui représente à la fois le salon et la chambre à coucher de trois individus désœuvrés.
«Je suppose pourtant que cela peut s'arranger, dit le boucher, après un assez long silence. Que prendriez-vous pour vous en aller?
—Je vous demande pardon, répliqua M. Pickwick: qu'est-ce que vous disiez? je n'ai pas bien entendu.
—Combien demandez-vous pour vous en aller? D'ordinaire c'est trois francs, mais on vous en donnera quatre; ça vous va-t-il?
—Au besoin, nous nous fendrons d'une roue de cabriolet, suggéra M. Simpson.
—Va pour la roue de cabriolet; ça ne nous fait que quelques sous de plus par personne, ajouta M. Martin. Qu'en dites-vous. Nous vous offrons quatre shillings par semaine pour vous en aller. Eh bien?
—On fera monter un gallon de bière par-dessus le marché, intercala M. Simpson. Là!
—Et nous le boirons sur-le-champ, ajouta le chapelain Allons!
—Je suis réellement si ignorant des règles de cet endroit, répondit M. Pickwick, que je ne vous comprends pas encore parfaitement. Est-ce que je puis loger ailleurs? Je ne le croyais pas.»
En entendant cette question, M. Martin regarda ses deux amis avec une excessive surprise, et alors chacun des trois gentlemen étendit son pouce droit par-dessus son épaule gauche. Ce geste, que les paroles: as-tu fini! ne sauraient rendre que d'une façon fort imparfaite, produit un effet fort gracieux et fort aérien quand il est exécuté par un certain nombre de ladies et de gentlemen, habitués à agir de concert. Il exprime un léger sarcasme plein d'atticisme et de bonne humeur.
«Vous ne le croyiez pas? répéta M. Martin avec un sourire de pitié.
—Eh bien! dit l'ecclésiastique, si je connaissais la vie aussi peu que cela, je mangerais mon chapeau et sa boucle avec!
—Et moi, item, ajouta le boucher solennellement.»
Après cette courte préface, les trois copins informèrent M. Pickwick, tout d'une haleine, que l'argent avait dans la prison la même vertu que dehors; qu'il lui procurerait instantanément presque tout ce qu'on peut désirer, et que, si M. Pickwick en possédait et voulait bien le dépenser, il n'avait qu'à signifier son désir d'avoir une chambre à lui seul, et qu'il la trouverait toute meublée et garnie en moins d'une demi-heure de temps.
Nos gens se séparèrent alors avec une satisfaction mutuelle: M. Pickwick retournant sur nouveaux frais à la loge, et les trois copins se rendant au café pour y dépenser les cinq shillings que le ministre, avec une admirable prévoyance, avait empruntés dans ce dessein au candide philosophe.
Lorsque M. Pickwick eut déclaré à M. Roker pourquoi il revenait:
«Je le savais bien, s'écria celui-ci avec un gras rire, ne l'ai-je pas dit, Neddy?»
Le sage possesseur du couteau universel fit entendre un grognement affirmatif.
«Parbleu! je savais qu'il vous fallait une chambre à vous seul. Voyons! Il vous faudra des meubles; c'est moi qui vous les louerai, je suppose, suivant l'usage.
—Avec grand plaisir, répliqua M. Pickwick.
—Il y a dans l'escalier du café une chambre magnifique qui appartient à un prisonnier de la chancellerie: elle vous coûtera une livre sterling par semaine. Je suppose que vous ne regardez pas à cela?
—Pas le moins du monde.
—Venez avec moi, cria M. Roker en prenant son chapeau avec une grande vivacité. L'affaire sera faite en cinq minutes. Que diable! pourquoi n'avez-vous pas commencé par dire que vous consentiez à bien faire les choses?»
Comme le guichetier l'avait prédit, l'affaire fut promptement arrangée. Le prisonnier de la Chancellerie était là depuis assez longtemps pour avoir perdu amis, fortune, habitudes, bonheur, et pour avoir acquis en échange le droit d'avoir une chambre à lui tout seul. Cependant, comme il éprouvait le léger inconvénient de manquer souvent d'un morceau de pain, il consentit, avec empressement à céder cette chambre à M. Pickwick, moyennant la somme hebdomadaire de vingt shillings, sur laquelle il s'engageait, en outre, à payer l'expulsion de toute personne qui pourrait être envoyée comme copin dans cet appartement.
Pendant que ce marché se concluait, M. Pickwick examinait le prisonnier avec un intérêt pénible. C'était un grand homme décharné, cadavéreux, enveloppé d'une vieille redingote, et dont les pieds sortaient à moitié de ses pantoufles éculées. Son regard était inquiet, ses joues pendantes, ses lèvres pâles, ses os minces et aigus. Le malheureux! on voyait que la dent de fer de l'isolement et du besoin l'avait lentement rongé depuis vingt années!
«Et vous, monsieur, où allez-vous demeurer maintenant? lui demanda M. Pickwick en déposant d'avance, sur la table chancelante, la première semaine de son loyer.»
L'homme ramassa l'argent d'une main agitée et répliqua qu'il n'en savait rien encore, mais qu'il allait voir où il pourrait transporter son lit.
«J'ai peur, monsieur, reprit M. Pickwick en posant doucement sa main sur le bras du prisonnier; j'ai peur que vous ne soyez obligé de loger dans quelque endroit bruyant et encombré de monde. Mais, je vous en prie, continuez à considérer cette chambre comme la vôtre, quand vous aurez besoin d'un peu de tranquillité, ou lorsque vos amis viendront vous voir.
—Mes amis! interrompit le prisonnier d'une voix qui râlait dans son gosier. Si j'étais cloué dans mon cercueil, enfoncé dans la bourbe du fossé infect qui croupit sous les fondations de cette prison, je ne pourrais pas être plus oublié, plus abandonné que je ne le suis ici. Je suis un homme mort, mort à la société, sans avoir obtenu la pitié qu'on accorde à ceux dont les âmes sont allées comparaître devant leur juge. Des amis pour me voir, mon Dieu! Ma jeunesse s'est consumée dans ce donjon, et il n'y aura personne pour lever sa main au-dessus de mon lit, quand je serai mort, et pour dire: Dieu soit loué, il ne souffre plus!»
Le feu inaccoutumé que l'excitation du vieillard avait jeté sur ses traits s'éteignit aussitôt qu'il eut fini de parler; il pressa l'une contre l'autre ses mains décharnées et sortit brusquement de la chambre.
«Eh! eh! il se cabre encore quelquefois! dit M. Roker avec un sourire. C'est comme les éléphants; ils sentent la pointe de temps en temps, et ça les rend furieux.»
Ayant fait cette remarque, pleine de sympathie, M. Roker s'occupa avec tant d'activité des arrangements nécessaires au confort de M. Pickwick, qu'en peu de temps la chambre fut garnie d'un tapis, de six chaises, d'une table, d'un lit sofa, des ustensiles nécessaires pour le thé, et de divers autres, etc. Le tout ne devait coûter à M. Pickwick que le prix fort raisonnable de vingt-sept shillings et six pence par semaine.
«Y a-t-il encore quelque chose que nous puissions faire pour vous? demanda M. Roker en regardant autour de lui avec grande satisfaction et en faisant sonner dans sa main la première semaine de son loyer.
«Mais, oui, répondit M. Pickwick, qui, depuis quelques minutes, réfléchissait profondément. Trouve-t-on ici des gens qui font des commissions?
—Vous voulez dire au dehors?
—Oui, des gens qui puissent aller au dehors, pas des prisonniers.
—Nous avons votre affaire. Il y a un pauvre diable qui a un ami dans le quartier des pauvres et qui est bien content quand on l'emploie. Voilà deux mois qu'il fait des courses et des commissions pour gagner sa vie. Faut-il que je vous l'envoie?
—S'il vous plaît... attendez... non.... Le quartier des pauvres, dites-vous? Je suis curieux de voir cela; je vais y aller moi-même.»
Le quartier des pauvres, dans une prison pour dettes, est, comme son nom l'indique, la demeure des débiteurs les plus misérables. Un prisonnier qui se déclare pour le quartier des pauvres ne paye ni rente, ni taxe de copie. Le droit qu'il doit acquitter, en entrant dans la prison et en en sortant, est extrêmement réduit, et il reçoit une petite quantité de nourriture, achetée sur le revenu des faibles legs laissés de temps en temps pour cet objet par des personnes charitables. Il y a quelques années seulement, on voyait encore extérieurement, dans le mur de la prison de la Flotte, une espèce de cage de fer où se postait un homme à la physionomie affamée, qui secouait de temps en temps une tirelire en s'écriant d'une voix lugubre: «N'oubliez pas les pauvres débiteurs, s'il vous plaît!» La recette de cette quête, lorsqu'il y avait recette, était partagée entre les pauvres prisonniers, qui se relevaient tour à tour dans cet emploi dégradant.
Quoique cette coutume ait été abolie et que la cage ait disparu maintenant, la condition misérable de ces pauvres gens est encore la même. On ne souffre plus qu'ils fassent appel à la compassion des passants, mais, pour l'admiration des âges futurs, on a laissé subsister les lois justes et bienfaisantes qui déclarent que le criminel vigoureux sera nourri et habillé, tandis que le débiteur sans argent se verra condamné à mourir de faim et de nudité. Et ceci n'est pas une fiction: il ne se passe pas une semaine dans laquelle quelques-uns des prisonniers pour dette ne dussent inévitablement périr dans les lentes agonies de la faim, s'ils n'étaient pas secourus par leurs camarades de prison.
Repassant ces choses dans son esprit, tout en montant l'étroit escalier, au pied duquel il avait été laissé par le guichetier, M. Pickwick s'échauffa graduellement jusqu'au plus haut degré d'indignation; et il avait été tellement excité par ses réflexions sur ce sujet, qu'il était entré dans la chambre qu'on lui avait indiquée dans le quartier des pauvres, sans avoir aucun sentiment distinct ni de l'endroit où il était, ni de l'objet de sa visite.
L'aspect de la chambre le rappela tout à coup à lui-même, mais lorsque ses regards se portèrent sur un homme languissamment assis près d'un mauvais feu, il laissa tomber son chapeau de surprise et resta immobile et comme pétrifié.
Oui, cet homme sans habit, sans gilet, dont le pantalon était déchiré, dont la chemise de calicot était jaunie et déchirée, dont les grands cheveux pendaient en désordre, dont les traits étaient creusés par la souffrance et par la famine, c'était M. Alfred Jingle! Il se tenait la tête appuyée sur la main: ses yeux étaient fixés sur le feu et tout son extérieur dénotait la misère et l'abattement.
Auprès de lui, négligemment accoté contre le mur, se trouvait un vigoureux campagnard, caressant avec un vieux fouet de chasse-la-botte qui ornait son pied droit, le pied gauche étant fourré dans une pantoufle. Les chevaux, les chiens, la boisson avaient causé sa ruine. Il y avait encore à cette botte solitaire un éperon rouillé, qu'il enfonçait quelquefois dans l'air en faisant vigoureusement claquer son fouet et en murmurant quelques-unes de ces interjections par lesquelles un cavalier encourage son cheval: il exécutait, évidemment, en imagination, quelque furieuse course au clocher. Pauvre diable! le meilleur cheval de son écurie ne lui avait jamais fait faire une course aussi rapide que celle qui s'était terminée à la Flotte.
De l'autre côté de la chambre, un vieillard, assis sur une caisse de bois, tenait ses yeux attachés au plancher. Un profond désespoir immobilisait son visage. Un enfant, son arrière-petite-fille, se pendait après lui et s'efforçait d'attirer son attention par mille inventions enfantines; mais le vieillard ne la voyait ni ne l'entendait. La voix qui lui avait paru si musicale, les yeux qui avaient été sa lumière, ne produisaient plus d'impression sur ses sens; la maladie faisait trembler ses genoux et la paralysie avait glacé son esprit.
Dans un autre coin de la salle, deux ou trois individus formaient un petit groupe et parlaient bruyamment entre eux. Plus loin, une femme au visage maigre et hagard, la femme d'un prisonnier, s'occupait à arroser les misérables restes d'une plante desséchée, qui ne devait jamais reverdir: emblème trop vrai, peut-être, du devoir qu'elle venait remplir dans la prison.
Tels étaient les misérables prisonniers qui se présentèrent aux yeux de M. Pickwick, tandis qu'il regardait autour de lui avec étonnement. Entendant le pas précipité de quelqu'un qui entrait dans la chambre, il tourna les yeux vers la porte, et, dans le nouveau venu, à travers ses haillons, sa malpropreté, sa misère, il reconnut les traits familiers de M. Job Trotter.
«Monsieur Pickwick! s'écria Job à haute voix.
—Eh! fit Jingle en tressaillant et en se levant de son siége, monsieur.... C'est vrai; drôle d'endroit, étrange chose! Je le méritais; c'est bien fait.»
En disant ces mots, M. Jingle fourra ses mains à la place où les poches de son pantalon avaient coutume d'être; et, laissant tomber son menton sur sa poitrine, s'affaissa de nouveau sur sa chaise.
M. Pickwick fut affecté; ces deux hommes avaient l'air si misérable! Le coup d'œil affamé, involontaire que Jingle avait jeté sur un petit morceau de mouton cru, apporté par Job, expliquait plus clairement que ne l'aurait pu faire un récit de deux heures l'état de dénûment auquel il avait été réduit. M. Pickwick regarda Jingle d'un air doux et lui dit:
«Je désirerais vous parler en particulier. Voulez-vous sortir avec moi pour un instant.
—Certainement, répondit Jingle en se levant avec empressement. Ne peux pas aller bien loin. Pas de danger de trop marcher ici. Parc clos d'un mur à chevaux de frise. Joli terrain, pittoresque, mais peu étendu. L'entrée ouverte au public. La famille toujours en ville. La femme de charge terriblement soigneuse.
—Vous avez oublié votre habit, dit M. Pickwick en descendant l'escalier.
—Ah! oui.... il est au clou.... accroché chez une de mes bonnes parentes, ma tante du côté maternel. Pouvais pas faire autrement. Faut manger, vous savez; besoins de nature, et tout cela.
—Qu'est ce que vous voulez dire?
—Mon vêtement a signé un engagement volontaire, mon cher monsieur, dernier habit. Bah! ce qui est fait est fait. J'ai vécu d'une paire de bottes toute une quinzaine; d'un parapluie de soie, poignée d'ivoire, toute une semaine; c'est vrai ma parole d'honneur. Demandez à Job; il le sait bien.
—Vous avez vécu pendant trois semaines d'une paire de bottes et d'un parapluie de soie avec une poignée d'ivoire! s'écria M. Pickwick, frappé d'horreur, et qui n'avait entendu parler de choses semblables que dans l'histoire des naufrages.
—Vrai, rétorqua Jingle en secouant la tête. Les reconnaissances sont là. Prêteurs sur gages, tous voleurs: ne donnent presque rien....
—Oh! dit M. Pickwick grandement soulagé par cette explication. Je comprends; vous avez mis vos effets en gage?
—Tout. Job aussi; toutes ses chemises en plus. Bah! ça économise le blanchissage. Plus rien bientôt. On reste couché; on meurt de faim. L'enquête se fait. Pauvre prisonnier. Misère! Étouffer cela! Les gentlemen du jury, fournisseurs de la prison; pas d'éclat, mort naturelle. Convoi des pauvres, bien mérité. Tout est fini: tirez le rideau.»
Jingle débita ce singulier sommaire de son avenir avec sa volubilité accoutumée et en s'efforçant par différentes grimaces de contrefaire un sourire. Cependant M. Pickwick s'aperçut aisément que cette insouciance était jouée; et, le regardant en face, mais non pas sévèrement, il vit que ses yeux étaient mouillés de larmes.
«Bon enfant, reprit Jingle en pressant la main du philosophe et en détournant la tête. Chien d'ingrat! Bête de pleurer; impossible de faire autrement. Mauvaise fièvre; faible, malade, affamé; mérité tout cela, mais souffert beaucoup! ah! beaucoup!»
Incapable de se contenir, et peut-être plus énervé par les efforts qu'il avait déjà faits pour y parvenir, l'histrion abattu s'assit sur l'escalier; et, couvrant son visage de ses mains, se prit à sangloter comme un enfant.
«Allons! allons! dit M. Pickwick avec beaucoup d'émotion. Je verrai ce qu'on peut faire quand je connaîtrai mieux votre histoire. Ici Job; où est-il donc?
—Voilà, monsieur,» répondit Job en se montrant sur l'escalier.
Nous l'avons représenté quelque part comme ayant, dans son bon temps, des yeux fort creux. Dans son état présent de besoin et de détresse, il avait l'air de n'en plus avoir du tout.
«Voilà, monsieur, dit Job.
—Venez ici, monsieur, reprit M. Pickwick en essayant d'avoir l'air sévère, avec quatre grosses larmes qui coulaient sur son gilet. Prenez cela.»
Prenez quoi? Suivant les habitudes du monde, ce devait être un coup de poing solidement appliqué, car M. Pickwick avait été dupé, bafoué par le pauvre diable qui se trouvait maintenant en son pouvoir. Faut-il dire la vérité? C'était quelque chose qui sortait du gousset de M. Pickwick et qui sonna dans la main de Job; et, lorsque notre excellent ami s'éloigna précipitamment, une étincelle humide brillait dans son œil et son cœur était gonflé.
En rentrant dans sa chambre, M. Pickwick y trouva Sam, qui contemplait ces nouveaux arrangements avec une sombre satisfaction, fort curieuse à voir. Décidément opposé à ce que son maître demeurât là, en aucune manière, il considérait comme un devoir moral de ne paraître content d'aucune chose qui y serait faite, dite, suggérée ou proposée.
«Eh bien! Sam?
—Eh bien! monsieur?
—Assez confortable, maintenant, n'est-ce pas?
—Oui, pas mal, monsieur, répondit Sam en regardant autour de lui d'une manière méprisante.
—Avez-vous vu M. Tupman et nos autres amis?
—Oui, monsieur. Ils viendront demain; et ils ont été bien surpris d'apprendre qu'ils ne devaient pas venir aujourd'hui.
—Vous m'avez apporté les choses dont j'avais besoin?»
Pour toute réponse, Sam montra du doigt différents paquets qui étaient arrangés aussi proprement que possible dans un coin de la chambre.
«Très-bien, dit M. Pickwick; et, après un peu d'hésitation, il ajouta: Écoutez ce que j'ai à vous dire, Sam.
—Certainement, monsieur; faites feu, monsieur.
—Sam, poursuivit M. Pickwick avec beaucoup de solennité, j'ai senti, dès le commencement, que ce n'est pas ici un endroit convenable pour un jeune homme.
—Ni pour un vieux, non plus, monsieur.
—Vous avez tout à fait raison, Sam. Mais les vieillards peuvent venir ici à cause de leur imprudente confiance, et les jeunes gens peuvent y être amenés par l'égoïsme de ceux qu'ils servent. Il vaut mieux, pour ces jeunes gens, sous tous les rapports, qu'ils ne restent point ici. Me comprenez-vous, Sam?
—Ma foi! non, monsieur; non, répondit Sam d'un ton obstiné.
—Essayez, Sam.
—Eh bien! monsieur, répliqua Sam après une courte pause je crois voir où vous voulez en venir; et, si je vois où vous voulez en venir, c'est mon opinion que c'est un peu trop fort, comme disait le cocher de la malle lorsqu'il fut pris dans un tourbillon de neige.
—Je vois que vous me comprenez, Sam. Comme je vous l'ai dit, je désire d'abord que vous ne demeuriez pas à perdre votre temps dans un endroit comme celui-ci; mais, en outre, je sens que c'est une monstreuse absurdité qu'un prisonnier pour dettes ait un domestique avec lui. Il faut que vous me quittiez pour quelque temps, Sam.
—Oh! pour quelque temps, monsieur? répéta Sam, avec un léger accent de sarcasme.
—Oui, pour le temps que je demeurerai ici. Je continuerai à payer vos gages, et l'un de mes trois amis sera heureux de vous prendre avec lui, ne fût-ce que par respect pour moi. Si jamais je quitte cet endroit, Sam, poursuivit M. Pickwick avec une gaieté affectée, je vous donne ma parole que vous reviendrez aussitôt avec moi.
—Maintenant, je vas vous dire ce qui en est, monsieur; répliqua Sam d'une voix grave et solennelle. Ça ne peut pas aller comme ça: ainsi, n'en parlons plus.
—Sam, je vous parle sérieusement: j'y suis résolu.
—Vous êtes résolu, monsieur? Très-bien, monsieur. Eh bien! moi aussi alors.»
En prononçant ces mots d'une voix ferme, Sam fixa son chapeau sur sa tête avec une grande précision, et quitta brusquement la chambre.
«Sam! lui cria M. Pickwick, Sam, venez ici!»
Mais la longue galerie
avait déjà cessé de répéter
l'écho de ses pas.
Sam était parti.
CHAPITRE XIV.
Comment M. Samuel Weller se mit mal dans ses affaires.
Dans une grande salle mal éclairée et plus mal aérée, située dans Portugal Street, Lincoln's Inn fields, siégent durant presque toute l'année un, deux, trois ou quatre gentlemen en perruque, qui ont devant eux de petits pupitres mal vernis. Des stalles d'avocats sont à leur main droite; à leur main gauche, une enceinte pour les débiteurs insolvables; et en face, un plan incliné de figures spécialement malpropres. Ces gentlemen en perruque sont les commissaires de la Cour des insolvables, et l'endroit où ils siégent est la Cour des insolvables elle-même.
Depuis un temps immémorial, c'est le remarquable destin de cette cour d'être regardée, par le consentement universel de tous les gens râpés de Londres, comme leur lieu de refuge habituel pendant le jour. La salle est toujours pleine; les vapeurs de la bière et des spiritueux montent constamment vers le plafond, s'y condensent par le froid et redescendent comme une pluie le long des murs. Là, se trouvent à la fois plus de vieux habits que n'en mettent en vente durant tout un an les juifs du quartier de Houndsditch, et plus de peaux crasseuses, plus de barbes longues, que toutes les pompes et les boutiques de barbiers situées entre Tyburn et Whitechapel n'en pourraient nettoyer entre le lever et le coucher du soleil.
Il ne faut pas supposer que quelques-uns de ces individus aient l'ombre d'une affaire dans l'endroit où ils se rendent si assidûment; s'ils en avaient, leur présence ne serait plus surprenante, et la singularité de la chose cesserait immédiatement. Quelques-uns dorment pendant la plus grande partie de la séance; d'autres apportant leur dîner dans leur mouchoir, ou dans leur poche déchirée, et mangent tout en écoutant, avec un double délice: mais jamais un seul d'entre eux ne fut connu pour avoir le plus léger intérêt personnel dans aucune des affaires traitées par la cour. Quelle que soit la manière dont ils occupent leur temps, ils restent là, tous, depuis le commencement jusqu'à la fin de la séance. Quand il pleut, ils arrivent tout trempés, et alors, les vapeurs qui s'élèvent de l'audience ressemblent à celles d'un marais.
Un observateur qui se trouverait là par hasard pourrait imaginer que c'est un temple élevé au génie de la pauvreté râpée. Il n'y a pas un seul messager, pas un huissier qui porte un habit fait pour lui; il n'y a pas dans tout l'établissement un seul homme passablement frais et bien portant, si ce n'est un petit huissier aux cheveux blancs, à la figure rougeaude; et encore, comme une cerise à l'eau-de-vie mal conservée, il semble avoir été desséché par un procédé artificiel dont il n'a pas le droit de tirer vanité. Enfin les perruques des avocats eux-mêmes sont mal poudrées et mal frisées.
Mais, après tout, les avoués qui siégent derrière une vaste table toute nue, au-dessous des commissaires, sont encore la plus grande curiosité de cet endroit. L'établissement professionnel du plus opulent de ces gentlemen consiste en un sac bleu,[15] et un jeune clerc ordinairement juif. Ils n'ont point de cabinet, mais ils traitent leurs affaires légales dans les tavernes, ou dans la cour des prisons où ils se rendent en foule et se disputent les chalands, à la manière des conducteurs d'omnibus. Ils ont une physionomie bouffie et moisie, et si on peut les soupçonner de quelques vices, c'est principalement d'ivrognerie et de friponnerie. Leur résidence se trouve ordinairement dans un rayon d'un mille, autour de l'obélisque de Saint George's Fields. Leur tournure n'est pas engageante, et leurs manières sont sui generis.
M. Salomon Pell, l'un des membres de cet illustre corps, était un homme gras, flasque et pâle. Son habit semblait tantôt vert, tantôt brun, suivant les reflets du jour, et était orné d'un collet de velours, qui offrait la même particularité. Son front était étroit, sa face large, sa tête grosse, et, son nez tourné tout d'un côté, comme si la nature, indignée des mauvais penchants qu'elle découvrait en lui à sa naissance, lui avait donné, de colère, une secousse dont il ne s'était jamais relevé. Au reste, comme M. Pell était replet et asthmatique, il respirait principalement par cet organe qui, de la sorte, rachetait peut-être en utilité ce qui lui manquait en beauté.
«Je suis sûr de le tirer d'affaire, disait M. Pell.
—Bien sûr? demanda la personne à qui cette assurance était donnée.
—Sûr et certain, répliqua M. Pell. Mais, voyez-vous, s'il avait rencontré quelque praticien irrégulier je n'aurais pas répondu des conséquences.
—Ah! fit l'autre avec une bouche toute grande ouverte.
—Non, je n'en aurais pas répondu,» répéta M. Pell; et il pinça ses lèvres, fronça ses sourcils, et secoua sa tête mystérieusement.
Or, l'endroit où se tenait ce discours était la taverne qui se trouve juste en face de la Cour des insolvables; et la personne à qui il était adressé n'était autre que M. Weller, senior. Il était venu là pour réconforter un de ses amis dont la pétition, pour être renvoyé en qualité de débiteur honnêtement insolvable, devait être présentée ce jour-là même; et c'était à ce sujet que l'avoué exposait son opinion de la manière sus-énoncée.
«Et George, où est-il?» demanda M. Weller.
M. Pell ayant incliné la tête dans la direction d'un arrière-parloir, M. Weller s'y rendit immédiatement, et fut salué de la manière la plus chaleureuse et la plus flatteuse par une demi douzaine de ses confrères. Le gentleman insolvable, qui avait contracté une passion spéculative, mais imprudente, pour établir des relais de poste, avait l'air fort bien portant, et s'efforçait de calmer l'excitation de ses esprits avec des omettes et du porter.
Le salut échangé entre M. Weller et ses amis se borna strictement à la franc-maçonnerie du métier, c'est-à-dire au renversement du poignet droit, en agitant en même temps le petit doigt en l'air. Nous avons connu autrefois deux fameux cochers (pauvres garçons, ils sont morts maintenant!) qui étaient jumeaux, et entre lesquels existait l'attachement le plus sincère, le plus dévouée. Ils se croisaient, chaque jour, sur la route de Douvres, sans échanger jamais d'autre salut que celui que nous venons de décrire; et cependant, quand l'un des deux mourut, l'autre tomba en langueur, et le suivit bientôt après.
«Eh ben! George? dit M. Weller, en ôtant sa redingote et en s'asseyant avec sa gravité accoutumée. «Comment ça marche-t-i'. Tout va-t-i' ben sur l'impériale; tout est-i' plein dans le coupé?
—Tout va bien, vieux camarade, repartit le gentleman qui avait fait de mauvaises affaires.
—La jument grise est-elle passée à quelqu'un?» demanda M. Weller avec anxiété. Georges fit un signe affirmatif.
—Bon! c'est bien. On a eu soin des voitures aussi?
—Consignées dans un endroit sûr, répliqua Georges, en arrachant la tête d'une demi-douzaine de crevettes, et en les avalant sans plus de cérémonie.
—Très-bien, très-bien; dit M. Weller. Faites toujours attention à la mécanique quand vous descendez un coteau. La feuille de route est-elle bien dressée?»
M. Pell devinant la pensée de M. Weller, prit la parole et dit: «L'inventaire de l'actif et du passif est aussi clair et aussi satisfaisant que la plume et l'encre peuvent le rendre.»
M. Weller fit un signe de tête qui impliquait son approbation de ces arrangements, et ensuite se tournant vers M. Pell, il lui dit, en montrant son ami Georges:
«Quand est-ce que vous y ôtez sa couverture?
—Eh?... Il est le troisième sur la liste des débiteurs dont les créanciers refusent de reconnaître l'insolvabilité, et je pense que son tour arrivera dans une demi-heure. J'ai dit à mon clerc de venir me prévenir quand il y aurait une chance.»
M. Weller considéra l'avoué des pieds à la tête avec grande» admiration, et dit emphatiquement:
«Qu'est-ce que vous voulez prendre, mossieu?
—Mais, en vérité, vous êtes bien.... Ma parole d'honneur, je n'ai pas l'habitude de.... Il est réellement de si bonne heure que.... Eh bien! Vous pouvez m'apporter pour trois pence de rhum, ma chère.»
La demoiselle servante, qui avait anticipé la conclusion de ce discours, posa un verre devant Pell et se retira.
«Gentlemen, dit M. Pell en regardant toute la compagnie, bonne chance à votre ami! Je n'aime pas à me vanter, gentlemen, ce n'est pas dans mes habitudes; pourtant je ne puis pas m'empêcher de dire que, si votre ami n'avait pas été assez heureux pour tomber dans des mains qui.... Mais je ne veux pas dire ce que j'allais dire.... Gentlemen, à vos santés!»
Ayant vidé son verre en un clin d'œil, M. Pell fit claquer ses lèvres et regarda avec complaisance le cercle des cochers, aux yeux desquels il passait évidemment pour une espèce d'oracle.
«Voyons, reprit-il, qu'est-ce que je disais, gentlemen?
—Vous observiez que vous n'en refuseriez pas un second verre, dit M. Weller avec une gravité facétieuse.
—Ha! ha! Pas mauvais, pas mauvais.... Un bon... bon.... À cette époque-ci de la matinée, ce serait un peu.... Eh bien! vous attendez, ma chère.... Vous pouvez m'apporter la seconde édition, s'il vous plaît.... Hem!»
Ce dernier mot représente une toux solennelle et pleine de dignité, que M. Pell avait cru se devoir à lui-même, en remarquant parmi ses auditeurs une indécente disposition à la gaieté.
«Gentlemen, reprit M. Pell, le défunt lord chancelier m'aimait beaucoup.
—Et c'était fort honorable pour lui, interrompit M. Weller.
—Écoutez, écoutez! cria le client de l'homme d'affaires. Pourquoi pas?
—Ah! oui; pourquoi pas, en vérité? répéta un homme au visage très-rouge, qui n'avait encore rien dit jusqu'alors, et qui avait tout à fait l'air de n'avoir rien à dire de plus. Pourquoi pas?»
Un murmure d'assentiment circula dans la compagnie.
«Je me rappelle, gentlemen, que, dînant avec lui un certain jour... nous n'étions que nous deux, mais tout était aussi splendide que si l'on avait attendu vingt personnes.... Le grand sceau était sur une étagère, à sa droite, et à sa gauche un homme en grande perruque et couvert d'une armure gardait la masse, avec un sabre nu et des bas de soie.... Ce qui se fait perpétuellement, gentlemen, la nuit et le jour. Il me dit tout à coup: «Pell, dit-il, pas de fausse délicatesse. Pell, vous êtes un homme de talent; vous pouvez faire passer qui vous voulez à la Cour des insolvables. Votre pays doit être fier de vous, Pell.» Ce sont là ses propres paroles, «Mylord, lui dis-je, vous me flattez.—Pell, dit-il, si je vous flatte, je veux être damné!...»
—A-t-il dit ça? interrompit M. Weller.
—Il l'a dit.
—Eh bien! alors je dis que le parlement aurait dû le mettre à l'amende pour avoir juré, et si le chancelier avait été un pauv' diable, on l'y aurait mis.
—Mais, mon cher monsieur, il connaissait ma discrétion.... Il me disait cela en toute confiance.
—Et quoi?
—En toute confiance.
—Ah! très-bien, répartit M. Weller après un petit moment de réflexion. S'il se damnait en toute confiance, ça change la question.
—Nécessairement la distinction est évidente.
—Ça change la question entièrement. Continuez, monsieur.
—Non, je ne continuerai pas, reprit M. Pell d'une voix basse et sérieuse. Vous m'avez rappelé, monsieur, que c'était une conversation privée.... privée et confidentielle, gentlemen. Gentlemen, je suis un homme de loi.... Il est possible que je sois fort estimé dans ma profession; il est possible que je ne le sois pas. Chacun peut le savoir; je n'en dis rien. On a déjà fait dans cette chambre des observations injurieuses à la mémoire de mon noble ami. Vous m'excuserez, gentlemen, j'avais été imprudent.... Je sens que je n'ai pas le droit de parler de cette matière sans son consentement. Je vous remercie, monsieur, de m'en avoir fait souvenir.»
M. Pell, ainsi dégagé, fourra ses mains dans ses poches, fit résonner avec une détermination terrible trois demi-pence qui s'y trouvaient, et fronça le sourcil en regardant autour de lui.
Il venait à peine d'exprimer sa vertueuse résolution, lorsque le galopin et le sac bleu, deux inséparables compagnons, se précipitèrent dans la chambre et dirent (ou du moins le galopin dit, car le sac bleu ne prit aucune part à cette annonce) que la cause allait passer à l'instant. Toute la compagnie se hâta aussitôt de traverser la rue et de faire le coup de poing pour pénétrer dans la salle, cérémonie préparatoire qui, dans les cas ordinaires, a été calculée durer de vingt-cinq à trente minutes.
M. Weller, qui était puissant, se jeta tout d'abord au milieu de la foule dans l'espérance d'arriver, à la fin, dans quelque endroit qui lui conviendrait; mais le succès ne répondit pas entièrement à son attente, et son chapeau, qu'il avait négligé d'ôter, fut tout à coup enfoncé sur ses yeux par une personne invisible, dont il avait pesamment froissé les orteils. Cet individu regretta apparemment son impétuosité, car l'instant d'après, murmurant une indistincte exclamation de surprise, il entraîna le gros homme dans la salle, et, avec de violents efforts, le débarrassa de son chapeau.
«Samivel!» s'écria M. Weller, quand il lui fut possible de voir la lumière.
Sam fit un signe de tête.
«Tu es un fils bien affectionné, bien soumis? Coiffer com' ça ton père dans sa vieillesse!
—Comment pouvais-je savoir que c'était vous? Est-ce que vous croyez que je peux vous reconnaître au poids de votre pied?
—Ha! c'est vrai, Samivel, repartit M. Weller immédiatement amolli. Mais qu'est-ce que tu fais ici? Ton gouverneur ne peut rien gagner ici, Sammy. I' ne passeront pas le verdict, Sammy; i' ne l' passeront pas. Et M. Weller secouait la tête avec une gravité toute judiciaire.
—Quelle vieille caboche obstinée! s'écria Sam. Toujours avec les verdicts et les allébis, et tout ça. Qu'est-ce qui vous parle de verdicts?»
M. Weller ne fit point de réponse, mais il secoua encore la tête avec une solennité officielle.
«Ne dandinez pas votre coloquinte comme ça, si vous ne voulez pas la démancher tout à fait, poursuivit Sam avec impatience. Comportez-vous raisonnablement. J'ai été vous chercher hier soir au marquis de Granby.
—As-tu vu la marquise de Granby? dit M. Weller avec un soupir.
—Oui.
—Quelle mine avait la pauvre femme?
—Fort drôle. J'imagine qu'elle se détériore graduellement avec le rhum et les autres médecines de même nature qu'elle s'administre.
—Tu crois, Sammy? s'écria M. Weller avec un vif intérêt.
—Oui, bien sûr.»
M. Weller saisit la main de son fils, la serra, puis la laissa retomber; et durant cette action, sa contenance ne révélait pas la crainte ni la douleur, mais reflétait plutôt la douce expression de l'espérance. Un rayon de résignation et même de contentement passa sur son visage, pendant qu'il disait:
«Je ne suis pas tout à fait sûr et certain de la chose, Sammy; je ne veux pas trop y compter de peur d'un désappointement subséquent; mais il me semble, mon garçon, il me semble que le berger a gagné une maladie de foie.
—A-t-il mauvaise mine?
—Étonnamment pâle, excepté son nez qu'est plus rouge que jamais. Son appétit est médiocre; mais il imbibe prodigieusement.»
Pendant que M. Weller prononçait ces dernières paroles, quelques idées associées avec le rhum passaient probablement dans son esprit, car son air devint triste et pensif; mais il se remit presque aussitôt, ce qui fut attesté par tout un alphabet de clignements d'yeux, auxquels il n'avait coutume de se livrer que quand il était particulièrement satisfait.
«Allons, maintenant, arrivons à mon affaire, reprit Sam. Ouvrez-moi vos oreilles, et ne soufflez mot jusqu'à ce que j'aie fini.»
Après ce court exorde, Sam rapporta aussi succinctement qu'il le put la dernière et mémorable conversation qu'il avait eue avec M. Pickwick.
«Pauvre créature! s'écria M. Weller. Rester là tout seul sans personne pour prendre son parti! Ça ne se peut pas, Samivel; ça ne se peut pas.
—Parbleu! je savais ça avant que de venir.
—Ils le mangeraient tout cru, Sammy.» Sam témoigna par un signe qu'il était de la même opinion.
«Et s'ils ne le dévorent pas, il en sortira si bien plumé que ses propres amis ne le connaîtront pas. Un pigeon bardé n'es rien auprès, Sammy.»
Sam répéta le même signe.
«Ça ne se doit pas, Samivel, continua M. Weller gravement.
—Ça ne sera pas, dit Sam.
—Certainement non, poursuivit M. Weller.
—Eh bien! reprit Sam, vous prophétisez comme un véritable Bât-l'âne, qui a un visage si rougeaud dans le livre à six pence.
—Qu'est-ce qu'il était, Sammy?
—Ça ne vous fait rien; c'était pas un cocher; ça doit vous suffire.
—J'ai connu un palefrenier de ce nom là, dit M. Weller en réfléchissant.
—C'est pas lui; le mien était un prophète.
—Qu'est-ce que c'est qu'un prophète? demanda M. Weller en regardant son fils d'un air sévère.
—Eh bien! c'est un homme qui dit ce qui doit arriver.
—Je voudrais bien le connaître, Sammy. Peut-être qui pourrait me jeter un petit brin de lumière sur cette maladie de foie dont je te parlais tout à l'heure. Quoiqu'i' n'en soit, s'il est mort, et s'il n'a laissé sa boutique à personne, voilà qu'est fini. Continue, Sammy, dit M. Weller avec un soupir.
—Eh bien! reprit Sam, vous avez prophétisé ce qui arrivera au gouverneur s'il reste tout seul. Voyez-vous quelques moyens d'avoir soin de lui?
—Non, Sammy, non, répondit M. Weller d'un air pensif.
—Pas de moyens du tout?
—Non, pas un seul. À moins.... Un rayon d'intelligence éclaira la contenance de M. Weller. Il réduisit sa voix au plus faible chuchottement, et, appliquant la bouche à l'oreille de sa progéniture: À moins de le faire sortir dans un matelas roulé, à l'insu du guichetier, ou de le déguiser en vieille femme avec un voile vert.»
Sam reçut ces deux suggestions avec un dédain inattendu, et répéta sur nouveaux frais sa question.
«Non, dit le vieux gentleman. S'il ne veut pas que vous y restez, je ne vois pas de moyens du tout. C'est pas une grand' route, Sammy; c'est pas une grand' route.
—Eh bien! alors, je vas vous dire ce qui en est. Je vous prierai de me prêter vingt-cinq livres sterling.
—Quel bien ça fera-t-i ça?
—Vous inquiétez pas. Peut-être que vous me les redemanderez cinq minutes après; peut-être que je dirai que je ne veux pas les rendre, et que je ferai l'insolent. Et vous, vous êtes capable de faire arrêter votre propre fils pour un peu d'argent. Vous êtes capable de l'envoyer en prison, père dénaturé!»
À ces mots, le père et le fils échangèrent un code complet de signes et de gestes télégraphiques, après quoi M. Weller s'assit sur une pierre et se mit à rire si violemment qu'il en devint pourpre.
«Quelle vieille face d'image! s'écria Sam, indigné de cette perte de temps. Qu'est-ce que vous avez besoin de vous asseoir là et de faire des grimaces comme le marteau d'une porte cochère. Est-ce que nous n'avons pas autre chose à faire? Où est la monnaie?
—Dans le coffre, Sam, dans le coffre, dit M. Weller, en rendant à ses traits leur expression accoutumée. Tiens mon chapeau, Sam.»
Débarrassé de cet ornement, M. Weller tordit son corps tout d'un coté, et, par un mouvement habile, parvint à insinuer sa main droite dans une poche immense, d'où il vint à bout d'extraire, après bien des efforts et des soupirs, un portefeuille grand in-octavo, fermé par une énorme courroie de cuir. Il tira de ce portefeuille une couple de mèches de fouet, trois ou quatre boucles, un petit sac d'échantillon d'avoine, et enfin un rouleau de bank-notes fort malpropres, parmi lesquelles il choisit la somme requise, qu'il tendit à Sam.
«Et maintenant, Sammy, dit-il après avoir réintégré dans le portefeuille les mèches, les boucles et le sac d'avoine, et après avoir de nouveau déposé le portefeuille dans le fond de sa grande poche; maintenant, Sammy, je connais un gentleman qui va faire pour nous le reste de la besogne en moins de rien. C'est un suppôt de la loi, Sammy, qu'a de la cervelle, jusqu'au bout des doigts comme les grenouilles; un ami de lord chancelier, celui qui n'aurait qu'un signe à faire pour te faire enfermer toute ta vie si i'voulait.
—Halte-là, interrompit Sam, pas de ça.
—Pas de quoi?
—Pas de ces moyens inconstitutionnels. Après le mouvement perpétuel, les ayez sa carcasse est une des plus excellentes choses qu'on ait jamais inventées. J'ai lu ça dans les journaux très-souvent.
—Eh bien! qu'est-ce que ça a affaire ici?
—Voila; c'est que je veux favoriser l'invention et me faire mettre dedans de cette manière là. Pas de manigances avec le chancelier; je n'aime pas ça. Ce n'est peut-être pas bien sain, pour ce qui est d'en ressortir.»
Déférant sur ce point au sentiment de son fils, M. Weller alla retrouver M. Salomon Pell et lui communiqua son désir d'obtenir sur-le-champ une prise de corps pour la somme de vingt-cinq livres sterling et les frais, contre un certain Samuel Weller; la dépense à ce nécessaire devant être payée d'avance à Salomon.
L'homme d'affaires était de fort bonne humeur, car son client venait de recevoir sa décharge. Il approuva hautement l'attachement de Sam pour son maître, déclara que cela lui rappelait fortement ses propres sentiments de dévouement pour son ami, le chancelier, et mena sans délai M. Weller au Temple, pour y prêter serment au sujet de la dette dont l'attestation venait d'être dressée sur place, par le petit clerc, assisté du sac bleu.
Pendant ce temps Sam ayant été formellement présenté au gentleman, qui venait d'être libéré du poids de ses dettes, et à ses amis, comme le rejeton de M. Weller, de la Belle Sauvage, fut traité avec une distinction marquée, et invité à se régaler avec eux en l'honneur de la circonstance, invitation qu'il accepta sans aucune espèce de difficulté.
La gaieté des gentlemen de cette classe est ordinairement d'un caractère grave et tranquille; mais il s'agissait là d'une réjouissance toute particulière, et ils se relâchèrent, en proportion, de leur gravité accoutumée. Après quelques toasts assez tumultueux, en l'honneur du chef des commissaires et de M. Salomon Pell, qui venait de déployer une habileté si transcendante, un gentleman, au teint marbré de rouge, qui avait pour cravate un châle bleu, proposa de chanter. La réplique naturelle était que le gentleman au teint marbré, qui désirait une chanson, la chantât lui-même; mais il s'y refusa fermement, et même d'un air légèrement offensé: il s'ensuivît comme cela arrive assez souvent en pareil cas, un colloque aigre doux.
«Gentlemen, dit le client de M. Pell, plutôt que de détruire l'harmonie de cette délicieuse réunion, peut-être que M. Samuel Weller voudra bien obliger la société.
—Réellement, gentlemen, dit Sam, je ne suis pas trop dans l'habitude de chanter sans instrument; mais faut tout faire pour une vie tranquille, comme dit le marin, quand il accepta la place de gardien du phare.»
Après ce léger prélude, M. Samuel Weller se lança tout à coup dans l'admirable légende que nous prenons la liberté d'imprimer ci-dessous, car nous pensons qu'elle n'est pas généralement connue. Nous prions les lecteurs de vouloir bien remarquer les dissyllabes qui terminent le premier et le quatrième vers, et qui, non-seulement permettent au chanteur de reprendre haleine un cet endroit, mais en outre favorisant singulièrement le mètre.