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Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II

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NOTES:

[22] En anglais, dead letters, lettres mises au rebut. (Note du traducteur.)



CHAPITRE XXI.

Comment M. Pickwick exécuta sa mission et comment il fut renforcé, dès le début, par un auxiliaire tout à fait imprévu.

Les chevaux furent ponctuellement amenés le lendemain matin à neuf heures moins un quart, et M. Pickwick ayant occupa sa place, ainsi que Sam, l'un à l'intérieur, l'autre à l'extérieur, le postillon reçut ordre de se rendre à la maison de M. Sawyer, afin d'y prendre M. Benjamin Allen.

La voiture arriva bientôt devant la boutique où se lisait cette inscription: Sawyer, successeur de Nockemorf; et M. Pickwick, en mettant la tête à la portière, vit, avec une surprise extrême, le jeune garçon en livrée grise, activement occupé à fermer les volets. À cette heure de la matinée c'était une occupation hors du train ordinaire des affaires, et cela fit penser d'abord à notre philosophe que quelque ami ou patient de M. Sawyer était mort, ou bien peut-être que M. Bob Sawyer lui-même avait fait banqueroute.

«Qu'est-il donc arrivé? demanda-t-il au garçon.

—Rien du tout, monsieur, répondit celui-ci en fendant sa bouche jusqu'à ses oreilles.

—Tout va bien, tout va bien cria Bob en paraissant soudainement sur le pas de sa porte, avec un petit havresac de cuir, vieux et malpropre, dans une main, et dans l'autre une grosse redingote et un châle. Je m'embarque, vieux.

—Vous?

—Oui, et nous allons faire une véritable expédition. Hé! Sam, à vous! Ayant ainsi brièvement éveillé l'attention de Sam Welter, dont la physionomie exprimait beaucoup d'admiration pour ce procédé expéditif, Bob lui lança son havresac, qui fut immédiatement logé dans le siége. Cela fait, ledit Bob, avec l'assistance du gamin, s'introduisit de force dans la redingote, beaucoup trop petite pour lui, et, s'approchant de la portière du carrosse, y fourra sa tête, et se prit à rire bruyamment.

«Quelle bonne farce! dit-il en essuyant avec son parement les larmes qui tombaient de ses yeux.

—Mon cher monsieur, répliqua M. Pickwick, avec quelque embarras, je n'avais pas la moindre idée que vous nous accompagneriez.

—Justement; voilà le bon de la chose.

—Ah! voila le bon de la chose? répéta M. Pickwick, dubitativement.

—Sans doute: outre le plaisir de laisser la pharmacie se tirer d'affaire toute seule, puisqu'elle parait bien décidée à ne pas se tirer d'affaire avec moi.»

Ayant ainsi expliqué le phénomène des volets, M. Sawyer retomba dans une extase de joie.

«Quoi vous seriez assez fou pour laisser vos malades sans médecin? dit M. Pickwick d'un ton sérieux.

—Pourquoi pas? répliqua Bob. J'y gagnerai encore; il n'y en a pas un qui me paye. Et puis, ajoute-t-il en baissant la voix jusqu'à un chuchotement confidentiel, ils y gagneront, aussi; car, n'ayant presque plus de médicaments, et ne pouvant pas les remplacer dans ce moment-ci, j'aurais été obligé de leur donner à tous du calomel; ce qui aurait pu mal réussir à quelques-uns. Ainsi, tout est pour le mieux.»

Il y avait dans cette réponse une force de raisonnement et de philosophie à laquelle M. Pickwick ne s'attendait point. Il réfléchit pendant quelques instants, et dit ensuite, d'une manière moins ferme toutefois:

«Mais cette chaise, mon jeune ami, cette chaise ne peut contenir que deux personnes, et je l'ai promise à M. Allen.

—Ne vous occupez pas de moi un seul instant, j'ai arrangé tout cela, Sam me fera de la place sur le siége de derrière, à côté de lui. Regardez ceci; ce petit écriteau va être collé sur la porte: Sawyer, successeur de Nockemorf. S'adresser en face, chez Mme Cripps. Mme Cripps est la mère de mon groom. M. Sawyer est très fâché, dira Mme Cripps, il n'a pas pu faire autrement. On est venu le chercher ce matin pour une consultation, avec les premiers chirurgiens du pays. On ne pouvait pas se passer de lui; on voulait l'avoir à tout prix. Une opération terrible. Le fait est, ajouta Bob, pour conclure, que cela me fera, j'espère, plus de bien que de mal. Si on pouvait annoncer mon déport dans la journal de la localité, ma fortune est faite. Mais voila Ben.... Allons, montez!»

Tout en proférant ces paroles précipitées, Bob poussait de coté le postillon, jetait son ami dans la voiture, fermait la portière, relevait le marchepied, collait l'écriteau sur sa porte, la fermait, mettait la clef dans sa poche, s'élançait à coté de Sam, ordonnait au postillon de partir, et tout cela avec une rapidité si extraordinaire, que la voiture roulait déjà, et que M. Bob Sawyer était complètement établi comme partie intégrante de l'équipage, avant que M. Pickwick eût eu le temps de peser en lui-même s'il devait l'emmener ou non.

Tant que la voiture se trouva dans les rues de Bristol, le facétieux Bob conserva ses lunettes vertes, et se comporta avec une gravité convenable, se contentant de chuchoter diverses plaisanteries pour l'amusement spécial de Samuel Weller; mais, une fois arrivé sur la grand'route, il se dépouilla à la fois de ses lunettes et de sa gravité professionnelle, et se régala de diverses charges qui pouvaient jusqu'à un certain point attirer l'attention des passante sur la voiture, et rendre ceux qu'elle contenait l'objet d'une curiosité plus qu'ordinaire. Le moins remarquable de ces exploits était l'imitation bruyante d'un cornet à piston et le déploiement ambitieux d'un mouchoir de soie rouge attaché au bout d'une canne, en guise de pavillon, et agité de temps en temps d'un air de suprématie et de provocation.

«Je ne comprends pas, dit M. Pickwick en s'arrêtant au milieu d'une grave conversation avec M. Ben Allen, sur les bonnes qualités de M. Winkle et de sa jeune épouse, je ne comprends pas ce que tons les passants trouvent en nous de si extraordinaire pour nous examiner ainsi.

—La bonne tournure de la voiture, répondit Béa avec un léger sentiment d'orgueil. Je parierais qu'ils n'en voient pas tous les jours de semblables.

—Cela n'est pas impossible... cela ne peut... cela doit être» reprit M. Pickwick, qui se savait sans doute persuadé que cela était si, regardant en ce moment par la portière, il n'avait pas remarqué que la contenance des passants n'indiquait aucunement un étonnement respectueux, et que diverses communications télégraphiques paraissaient s'échanger entre eux et les habitants extérieurs de la voiture. M. Pickwick, comprenant instinctivement que cela pouvait avoir quelques rapports éloignés avec l'humeur plaisante de M. Bob Sawyer: «J'espère, dit-il, que notre facétieux ami ne commet pas d'absurdités là derrière.

—Oh que non! répliqua Ben Allen; excepté quand il est un peu lancé, Bob est la plus paisible créature de la terre.»

Ici l'on entendit l'imitation prolongée d'un cornet à piston, immédiatement suivie par des cris, par des hourras, qui sortaient évidemment du gosier et des poumons de la plus paisible créature du monde, ou, en termes plus clairs, de M. Bob Sawyer lui-même.

M. Pickwick et M. Ben Allen échangèrent un regard expressif, et le premier de ces gentlemen, ôtant son chapeau et se penchant par la portière, de façon que presque tout son gilet était en dehors, parvint enfin à apercevoir le jovial pharmacien.

M. Bob Sawyer était assis, non pas sur le siége de derrière, mais sur le haut de la voiture, les jambes aussi écartées que possible; il portait sur le coin de l'oreille le chapeau de Sam, et tenait d'une main une énorme sandwich, tandis que, de l'autre, il soulevait un immense flacon. D'un air de suave jouissance, il caressait tour à tour l'un et l'antre, variant toutefois la monotonie de cette occupation en poussant de temps en temps quelques cris, ou en échangeant avec les passants quelques spirituels badinages. Le pavillon sanguinaire était soigneusement attaché au siége de la voiture, dans une position verticale, et M. Samuel Weller, décoré du chapeau de Bob, était en train d'expédier une double sandwich avec une contenance animée et satisfaite, qui annonçait son entière approbation de tous ces procédés.

Cela était bien suffisant pour irriter un gentleman ayant, autant que M. Pickwick, le sentiment des convenances; mais ce n'était pas encore là tout le mal, car la chaise de poste croisait, en ce moment-là même, une voiture publique, chargée à l'extérieur comme à l'intérieur de voyageurs, dont l'étonnement était exprimé d'une manière fort significative. Les congratulations d'une famille irlandaise qui courait à côté de la chaise en demandant l'aumône, étaient aussi passablement bruyantes, surtout celles du chef de la famille, car il paraissait croire que cet étalage faisait partie de quelque démonstration politique et triomphale.

«Monsieur Sawyer! cria M. Pickwick dans un état de grande excitation. Monsieur Sawyer, monsieur!

—Ohé! répondit l'aimable jeune homme en se penchant sur un côté de la voiture avec toute la tranquillité imaginable.

—Êtes-vous fou, monsieur?

—Pas le moins du monde! Je ne suis que gai.

—Gai! Otez-moi ce scandaleux mouchoir rouge, monsieur! J'exige que vous l'abattiez, monsieur! Sam, ôtez-le sur-le-champ!»

Avant que Sam eût pu intervenir, M. Bob Sawyer amena gracieusement son pavillon, le plaça dans sa poche, fit un signe de tête poli à M. Pickwick, essuya le goulot de la bouteille et l'appliqua à sa bouche, lui faisant comprendre par là, sans perte de paroles, qu'il lui souhaitait toutes sortes de bonheur et de prospérité. Ayant exécuté cette pantomime, Bob replaça soigneusement le bouchon, et, regardant M. Pickwick d'un air bénin, mordit une bonne bouchée dans sa sandwich, et sourit.

«Allons! dit M. Pickwick, dont la colère momentanée n'était pas à l'épreuve de l'aimable aplomb de Bob; allons, monsieur, ne faites plus de semblables absurdités, s'il vous plaît.

—Non, non, répliqua le disciple d'Esculape en changeant de chapeau avec Sam. Je ne l'ai pas fait exprès; le grand air m'avait si fort animé que je n'ai pas pu m'en empêcher.

—Pensez à l'effet que cela produit, reprit M Pickwick d'une voix persuasive. Ayez quelques égards pour les convenances.

—Oh! certainement, répliqua Bob. Cela n'était pas du tout convenable. C'est fini, gouverneur.»

Satisfait de cette assurance, M. Pickwick rentra la tête dans la voiture; mais à peine avait-il repris la conversation interrompue, qu'il fut étonné par l'apparition d'un petit corps opaque qui vint donner plusieurs tapes sur là glace, comme pour témoigner son impatience d'être admis dans l'intérieur.

«Qu'est-ce que cela? s'écria M. Pickwick.

—Ça ressemble à un flacon, répondit Ben Allen en regardant l'objet en question à travers ses lunettes et avec beaucoup d'intérêt. Je pense qu'il appartient à Bob.»

Cette opinion était parfaitement exacte. M. Bob Sawyer ayant attaché le flacon au bout de sa canne, le faisait battre contre la fenêtre, pour engager ses amis de l'intérieur à en partager le contenu, en bonne harmonie et en bonne intelligence.

«Que faut-il faire? demanda M. Pickwick en regardant le flacon. Cette idée-là est encore plus absurde que l'autre.

—Je pense qu'il vaudrait mieux le prendre et le garder opina Ben Allen. Il le mérite bien.

—Certainement. Le prendrai-je?

—Je crois que c'est ce que nous pouvons faire de mieux.»

Cet avis coïncidant complètement avec l'opinion de M. Pickwick, il abaissa doucement la glace et détacha la bouteille du bâton. Celui-ci fut alors retiré, et l'on entendit M. Bob Sawyer rire de tout son cœur.

«Quel joyeux gaillard! dit M. Pickwick, le flacon à la main.

—C'est vrai, répondit Ben.

—On ne saurait rester fâché contre lui.

—Tout à fait impossible.»

Pendant cette courte communication de sentiments, M. Pickwick avait machinalement débouché la bouteille. «Qu'est-ce que c'est? demanda nonchalamment M. Allen.

—Je n'en sais rien, répliqua M. Pickwick avec une égale nonchalance. Cela sent, je crois, le punch.

—Vraiment? dit Benjamin.

—Je le suppose du moins, reprit M. Pickwick, qui n'aurait pas voulu s'exposer à dire une fausseté. Je le suppose, car il me serait impossible d'en parler avec certitude sans y goûter.

—Vous ne feriez pas mal d'essayer. Autant vaut savoir ce que c'est.

—Est-ce votre avis? Eh bien! ci cela vous fait plaisir, je ne veux pas m'y refuser.»

Toujours disposé à sacrifier ses propres sentiments aux désirs de ses amis, M. Pickwick s'occupa assez longuement à déguster le contenu de la bouteille.

«Qu'est-ce que c'est? demanda M. Allen, en l'interrompant avec quelque impatience.

—C'est extraordinaire! répondit le philosophe en léchant ses lèvres; je n'en suis pas bien sur. Oh! oui, ajouta-t-il, après avoir goûté une seconde fois, c'est du punch.»

M. Ben Allen regarda M. Pickwick, et M. Pickwick regarda M. Ben Allen. M. Ben Allen sourit, mais M. Pickwick garda son sérieux.

«Il mériterait, dit ce dernier avec sévérité, il mériterait que nous buvions tout, jusqu'à la dernière goutte.

—C'est précisément ce que je pensais.

—En vérité! Eh bien alors, à sa santé!»

Ayant ainsi parlé, notre excellent ami donna un tendre et long baiser à la bouteille, et la passa à Benjamin. Celui-ci ne se fit pas prier pour suivre son exemple: les sourires devinrent réciproques, et le punch disparut graduellement et joyeusement.

«Après tout, dit M. Pickwick en savourant la dernière goutte, ses idées sont réellement très-plaisantes, très-amusantes en vérité!

—Sans aucun doute,» répliqua Ben. Et, pour prouver que M. Bob était un des plus joyeux compères existants, il raconta lentement et en détail, comment son ami avait tant bu une fois, qu'il y avait gagné une fièvre chaude, et qu'on avait été obligé de le raser. La relation de cet agréable incident durait encore, lorsque la chaise arrêta devant l'hôtel de la Cloche, à Berkeby-Heath, pour changer de chevaux.

«Nous allons dîner ici, n'est-ce pas? dit Bob en fourrant sa tête à la portière.

—Dîner! s'écria M. Pickwick. Nous n'avons encore fait que dix-neuf milles, et nous en avons quatre-vingt-sept et demi à faire.

—C'est précisément pour cela qu'il faut prendre quelque chose qui nous aide à supporter la fatigue, répliqua Bob.

—Oh! reprit M. Pickwick en regardant sa montre, il est tout à fait impossible de dîner à onze heures et demie du matin.

—C'est juste, c'est un déjeuner qu'il nous faut.—Ohé! monsieur! un déjeuner pour trois, sur-le-champ, et n'attelez les chevaux que dans un quart d'heure. Faites mettre sur la table tout ce que vous avez de froid, avec quelques bouteilles d'ale, et votre meilleur madère.» Ayant donné ces ordres avec un empressement et une importance prodigieuse, M. Bob Sawyer entra immédiatement dans la maison pour en surveiller l'exécution. Il revint, en moins de cinq minutes, déclarer que tout était prêt et excellent.

La qualité du déjeuner justifia complétement les assertions du pharmacien, et ses compagnons de voyage y firent autant d'honneur que lui. Grâce à leurs efforts réunis, les bouteilles d'ale et le vin de Madère disparurent promptement. Le flacon fut ensuite rempli du meilleur équivalent possible pour le punch, et quand nos amis eurent repris leurs places dans la voiture, le cornet sonna et le pavillon rouge flotta, sans la plus légère opposition de la part de M. Pickwick.

À Tewkesbury, on arrêta pour dîner, et on y expédia encore de l'ale, une bouteille de madère et du porto par-dessus le marché; enfin le flacon y fut rempli, pour la quatrième fois. Sous l'influence combinée de ces liquides, M. Pickwick et M. Allen restèrent endormis pendant trente milles, tandis que Bob et Sam Weller chantaient des duos sur leur siége.

Il faisait tout à fait sombre, quand M. Pickwick se secoua et s'éveilla suffisamment pour regarder par la portière. Des chaumières éparses sur le bord de la route, la teinte enfumée de tous les objets visibles, l'atmosphère nébuleuse, les chemins couverts de cendre et de poussière de brique, la lueur ardente des fournaises embrasées, à droite et à gauche, les nuages de fumée qui sortaient pesamment des hautes cheminées pyramidales et qui noircissaient tous les environs, l'éclat des lumières lointaines, les pesants chariots qui rampaient sur la route, chargés de barres de fer retentissantes ou d'autres lourdes marchandises, tout enfin indiquait qu'on approchait de la grande cité industrielle de Birmingham.

Le mouvement et le tapage d'un travail sérieux devenaient de plus en plus sensibles, à mesure que la voiture avançait dans les étroites rues qui conduisent au centre des affaires, une foule active circulait partout; des lumières brillaient, jusque sous les toits, aux longues files de fenêtres; le bourdonnement du travail sortait de chaque maison; le mouvement des roues et des balanciers faisait trembler les murailles. Les feux dont les reflets rougeâtres étaient visibles depuis plusieurs milles, flambaient furieusement dans les grands ateliers. Le bruit des outils, les coups mesurés des marteaux, le sifflement de la vapeur, le lourd cliquetis des machines, retentissaient de tous les côtés, comme une rude harmonie.

La voiture était arrivée dans les larges rues et devant les boutiques brillantes qui entourent le vieil hôtel Royal, avant que M. Pickwick eût commencé à considérer la nature délicate et difficile de la commission qui l'avait amené là.

La délicatesse de la commission et la difficulté de l'exécuter convenablement n'étaient nullement amoindries par la présence volontaire de M. Bob Sawyer. Pour dire la vérité, M. Pickwick n'était nullement enchanté de l'avantage qu'il avait de jouir de sa société, quelque agréable et quelque honorable qu'elle fût d'ailleurs. Il aurait même donné joyeusement une somme raisonnable, pour pouvoir le faire transporter, temporairement, à cinquante milles de distance.

M. Pickwick n'avait jamais eu de communications personnelles avec M. Winkle père, quoiqu'il eût deux ou trois fois correspondu par lettre avec lui, et lui eût fait des réponses satisfaisantes concernant la conduite et le caractère de M. Winkle junior. Il sentait donc, avec un frémissement nerveux, que ce n'était pas un moyen fort ingénieux de le prédisposer en sa faveur, que de lui faire sa première visite, accompagné de Ben Allen et de Bob Sawyer, tous deux légèrement gris.

«Quoi qu'il en soit, pensait M. Pickwick en cherchant à se rassurer lui-même, il faut que je fasse de mon mieux. Je suis obligé de le voir ce soir, car je l'ai positivement promis à son fils; et si les deux jeunes gens persistent à vouloir m'accompagner, il faudra que je rende l'entrevue aussi courte que possible, me contentant d'espérer que, pour leur propre honneur, ils ne feront pas d'extravagances.»

Comme M. Pickwick se consolait par ces réflexions, la chaise s'arrêta à la porte du vieil hôtel Royal. Ben Allen, à moitié réveillé, en fut tiré par Sam, et M. Pickwick put descendre à son tour. Ayant été introduit, avec ses compagnons, dans un appartement confortable, il interrogea immédiatement le garçon concernant la résidence de M. Winkle.

«Tout près d'ici, monsieur, répondit le garçon. M. Winkle a un entrepôt sur le quai, mais sa maison n'est pas à cinq cents pas d'ici, monsieur.»

Ici le garçon éteignit une chandelle et la ralluma le plus lentement possible, afin de laisser à M. Pickwick le temps de lui adresser d'autres questions, s'il y était disposé.

«Désirez-vous quelque chose, monsieur? dit-il, en désespoir de cause. Un dîner, monsieur? du thé ou du café?

—Rien, pour le moment.

—Très-bien, monsieur. Vous ne voulez pas commander votre souper, monsieur?

—Non, pas à présent.

—Très-bien, monsieur.»

Le garçon marche doucement vers la porte, et s'arrêtant court, se retourna et dit avec une grande suavité:

«Vous enverrai-je la fille de chambre, messieurs?

—Oui, s'il vous plaît, répondit M. Pickwick.

—Et puis vous apporterez une bouteille de soda-water ajouta Bob.

—Soda-water? Oui, monsieur.» Avec ces mots, le garçon, dont l'esprit paraissait soulagé d'un poids accablant en ayant à la fin obtenu l'ordre de servir quelque chose, s'évanouit imperceptiblement. En effet, les garçons d'hôtel ne marchent ni ne courent; ils ont une manière mystérieuse de glisser, qui n'est pas donnée aux autres hommes.

Quelques légers symptômes de vitalité ayant été éveillés chez M. Ben Allen par un verre de soda-water, il consentit enfin à laver son visage et ses mains, et à se laisser brosser par Sam. M. Pickwick et Bob Sawyer ayant également réparé les désordres que le voyage avait produits dans leur costume, les trois amis partirent, bras dessus, bras dessous, pour se rendre chez M. Winkle. Le long du chemin, Bob imprégnait l'atmosphère d'une violente odeur de tabac.

À un quart de mille environ, dans une rue tranquille et propre, s'élevait une vieille maison de briques rouges. La porte, à laquelle on montait par trois marches, portait sur une plaque de cuivre ces mots: M. WINKLE. Les marches étaient fort blanches, les briques très-rouges, et la maison très-propre.

L'horloge sonnait dix heures quand MM. Pickwick, Ben Allen et Bob Sawyer frappèrent à la porte. Une servante proprette vint l'ouvrir, et tressaillit en voyant trois étrangers.

«M. Winkle est-il chez lui, ma chère? demanda M. Pickwick.

—Il va souper, monsieur, répondit la jeune fille.

—Donnez-lui cette carte, s'il vous plaît, et dites-lui que je suis fâché de le déranger si tard, mais que je viens d'arriver, et que je dois absolument le voir ce soir.»

La jeune fille regarda timidement M. Sawyer, qui exprimait par une étonnante variété de grimaces l'admiration que lui inspiraient ses charmes; ensuite, jetant un coup d'œil aux chapeaux et aux redingotes accrochés dans le corridor, elle appela une autre servante, pour garder la porte pendant qu'elle montait. La sentinelle fut rapidement relevée, car la jeune fille revint immédiatement, demanda pardon aux trois amis de les avoir laissés dans la rue, et les introduisit dans un arrière-parloir, moitié bureau, moitié cabinet de toilette, dont les principaux meubles étaient un bureau, un lavabo, un miroir à barbe, un tire-botte et des crochets, un tabouret, quatre chaises, une table et une vieille horloge.

Sur le manteau de la cheminée se trouvait un coffre-fort en fer fixé dans le mur; enfin un almanach et une couple de tablettes chargées de livres et de papiers poudreux décoraient les murs.

«Je suis bien fâché de vous avoir fait attendre à la porte, monsieur, dit la jeune fille en allumant une lampe et en s'adressant à m. Pickwick avec un gracieux sourire; mais je ne vous connaissais pas du tout, et il y a tant d'aventuriers qui viennent pour voir s'ils peuvent mettre la main sur quelque chose que réellement....

—Il n'y a pas le moindre besoin d'apologie, ma chère enfant, répliqua M. Pickwick avec bonne humeur.

—Pas le plus léger, mon amour,» ajouta Bob en étendant plaisamment les bras, et sautant d'un côté de la chambre à l'autre, comme pour empêcher la jeune fille de s'éloigner immédiatement. Mais elle ne fut nullement attendrie par ces gracieusetés, car elle exprima tout haut son opinion que M. Bob Sawyer était un polisson, et lorsqu'il voulut l'amadouer par des moyens encore plus pressants, elle lui imprima ses jolis doigts sur le visage, et bondit hors de la chambre, avec force expressions d'aversion et de mépris.

Privé de la société de la jeune bonne, M. Bob Sawyer chercha à se divertir en regardant dans le bureau, en ouvrant les tiroirs de la table, en feignant de crocheter la serrure du coffre-fort, en retournant l'almanach, en essayant, par-dessus ses bottes, celles de M. Winkle senior, et en faisant sur les meubles et ornements diverses autres expériences amusantes, qui causaient à M. Pickwick une horreur et une agonie inexprimables, mais qui donnaient à M. Bob Sawyer un délice proportionnel.

À la fin, la porte s'ouvrit, et un petit vieillard, en habit couleur de tabac, dont le visage et le crâne étaient exactement la contre-partie du crâne et du visage appartenant à M. Winkle junior (si ce n'est que le petit vieillard était un peu chauve), entra, en trottant, dans la chambre, tenant d'une main la carte de M Pickwick, de l'autre un chandelier d'argent.

«Monsieur Pickwick, comment vous portez-vous, monsieur? dit le petit vieillard en posant son chandelier et tendant sa main. J'espère que vous allez bien, monsieur? Charmé de vous voir, asseyez-vous, monsieur Pickwick, je vous en prie Ce gentleman est?...

—Mon ami monsieur Sawyer, répondit M. Pickwick, un ami de votre fils.

—Oh! fit M. Winkle en regardant Bob d'un air un peu refrogné. J'espère que vous allez bien, monsieur?

—Comme un charme, répliqua Bob.

—Cet autre gentleman, dit M. Pickwick, cet autre gentleman, comme vous le verrez quand vous aurez lu la lettre dont je suis chargé, est un parent très-proche.... ou plutôt devrais-je dire, un intime ami de votre fils. Son nom est Allen.

—Ce gentleman?» demanda M. Winkle, en montrant avec la carte M. Benjamin Allen, qui s'était endormi dans une attitude telle qu'on n'apercevait de lui que son épine dorsale, et le collet de son habit.

M. Pickwick était sur le point de répondre à cette question, et de réciter tout au long les noms et honorables qualités de M. Benjamin Allen, quand le spirituel Bob, afin de faire comprendre à son ami la situation où il se trouvait, lui fit dans la partie charnue du bras un violent pinçon. Ben se dressa sur ses pieds, avec un grand cri; mais s'apercevant aussitôt qu'il était en présence d'un étranger, il s'avança vers M. Winkle et lui secouant tendrement les deux mains pendant environ cinq minutes, murmura quelques mots sans suite, à moitié intelligibles, sur le plaisir qu'il éprouvait à le voir; lui demandant, d'une manière très-hospitalière, s'il était disposé à prendre quelque chose après sa promenade, ou s'il préférait attendre jusqu'au dîner; après quoi il s'assit, et se mit à regarder autour de lui, d'un air hébété, comme s'il n'avait pas eu la moindre idée du lieu où il se trouvait; ce qui était vrai, effectivement.

Tout ceci était fort embarrassant pour M. Pickwick, et d'autant plus que M. Winkle senior témoignait un étonnement palpable à la conduite excentrique, pour ne pas dire plus, de ses deux compagnons. Afin de mettre un terme à cette situation, il tira une lettre de sa poche, et la présentant à M. Winkle, lui dit:

«Cette lettre, monsieur, est de votre fils. Vous verrez par ce qu'elle contient que son bien-être et son bonheur futur dépendent de la manière bienveillante et paternelle dont vous l'accueillerez. Vous m'obligerez beaucoup en la lisant avec calme, et en en discutant ensuite le sujet avec moi, d'une manière grave et convenable. Vous pouvez juger de quelle importance votre décision est pour votre fils, et quelle est son extrême anxiété, à ce sujet, puisqu'elle m'a engagé à me présenter chez vous, à une heure si avancée, et, ajouta M. Pickwick en regardant légèrement ses deux compagnons, et dans des circonstances si défavorables.»

Après ce prélude, M. Pickwick plaça entre les mains du vieillard étonné, quatre pages serrées de repentir superfin; puis, s'étant assis, il examina sa figure et son maintien, avec inquiétude il est vrai, mais avec l'air ouvert et assuré d'un homme qui a accepté un rôle dont il n'a pas à rougir ni à se défendre.

Le vieux négociant tourna et retourna la lettre avant de l'ouvrir; examina l'adresse, le dos, les côtés; fit des observations microscopiques sur le petit garçon grassouillet imprimé sur la cire; leva ses yeux sur le visage de M. Pickwick; et enfin, s'asseyant sur le tabouret de son bureau et rapprochant la lampe, brisa le cachot, ouvrit l'épître, et, l'élevant près de la lumière, se prépara à lire.

Juste dans ce moment, M. Bob Sawyer, dont l'esprit était demeuré inactif depuis quelques minutes, plaça ses mains sur ses genoux et se composa un visage de clown, d'après les portraits de feu M. Grimaldi. Malheureusement il arriva que M. Winkle, au lieu d'être profondément occupé à lire sa lettre, comme Bob l'imaginait, s'avisa de regarder par-dessus, et, conjecturant avec raison que le visage en question était fabriqué en dérision de sa propre personne, fixa ses yeux sur le coupable avec tant de sévérité, que les traits de feu M. Grimaldi se résolurent, graduellement, en une contenance fort humble et fort confuse.

«Vous m'avez parlé, monsieur? demanda M. Winkle après un silence menaçant.

—Non, monsieur, répliqua Bob qui n'avait plus rien d'un clown, excepté l'extrême rougeur de ses joues.

—En êtes-vous bien sûr, monsieur?

—Oh! certainement; oui, monsieur, tout à fait.

—Je l'avais cru, monsieur, rétorqua le vieux gentleman avec une emphase pleine d'indignation. Peut-être que vous m'avez regardé, monsieur?

—Oh! non, monsieur, pas du tout, répliqua Bob de la manière la plus civile.

—Je suis charmé de l'apprendre, monsieur, reprit le vieillard en fronçant ses sourcils d'un air majestueux; puis il rapprocha la lettre de la lumière et commença à lire sérieusement.

M. Pickwick le considérait avec attention, tandis qu'il tournait de la dernière ligne de la première page à la première ligne de la seconde; et de la dernière ligne de la seconde page à la première ligne de la troisième; et de la dernière ligne de la troisième page à la première ligne de la quatrième; mais quoique le mariage de son fils lui fût annoncé dans les douze premières lignes, comme le savait très bien M. Pickwick, aucune altération de sa physionomie n'indiqua avec quels sentiments il prenait une si importante nouvelle.

M. Winkle lut la lettre jusqu'au dernier mot, la replia avec la précision d'un homme d'affaires, et juste au moment où M. Pickwick attendait quelque grande expansion de sensibilité, il trempa une plume dans l'encrier, et dit aussi tranquillement que s'il avait parlé de l'affaire commerciale la plus ordinaire: Quelle est l'adresse de Nathaniel, monsieur Pickwick?

«À l'hôtel George et Vautour, pour le présent.

—George et Vautour, où est cela?

—George Yard, Lombard street.

—Dans la cité?

—Oui.»

Le vieux gentleman écrivit méthodiquement l'adresse sur le dos de la lettre, et l'ayant placée dans son bureau, qu'il ferma, dit en rangeant le tabouret et en mettant la clef dans sa poche: «Je suppose que nous n'avons plus rien à nous dire, monsieur Pickwick?»

—Rien à nous dire, mon cher monsieur? s'écria l'excellent homme avec une chaleur pleine d'indignation. Rien à nous dire! N'avez-vous pas d'opinion à exprimer sur un événement si considérable dans la vie de mon jeune ami? Pas d'assurance à lui faire transmettre par moi, de la continuation de votre affection et de votre protection? Rien à dire qui puisse le rassurer, rien qui puisse consoler la jeune femme inquiète, dont le bonheur dépend de lui? Mon cher monsieur, réfléchissez.

—Précisément, je réfléchirai. Je ne puis rien dire maintenant. Je suis un homme méthodique, monsieur Pickwick, je ne m'embarque jamais précipitamment dans aucune affaire et d'après ce que je vois de celle-ci, je n'en aime nullement les apparences. Mille livres sterling ne sont pas grand chose, monsieur Pickwick.

—Vous avez bien raison, monsieur, dit Ben Allen, justement assez éveillé pour savoir qu'il avait dépensé ses mille livres sans la plus petite difficulté. Vous êtes un homme intelligent. Bob, c'est un gaillard intelligent.

—Je suis enchanté que vous me rendiez cette justice, dit M. Winkle, en jetant un regard méprisant à M. Ben Allen, qui hochait la tête d'un air profond. Le fait est, monsieur Pickwick, qu'en permettant à mon fils de voyager sous vos auspices pendant un an ou deux, pour apprendre à connaître les hommes et les choses, et afin qu'il n'entrât pas dans la vie comme un écolier, qui se laisse attraper par le premier venu, je n'avais nullement compté sur ceci. Il le sait très bien, et si je cessais de le soutenir, il n'aurait pas lieu d'être surpris. Au reste il apprendra ma décision, monsieur Pickwick. En attendant, je vous souhaite le bonsoir. Margaret, ouvrez la porte.»

Pendant tout ce temps M. Bob Sawyer avait fait des signes à son ami pour l'engager à dire quelque chose qui fût frappé au bon coin; aussi Ben improvisa-t-il, sans aucun avertissement préalable, une petite oraison brève, mais pleine de chaleur. «Monsieur, dit-il en regardant le vieux gentleman avec des yeux ternes et fixes et en balançant furieusement son bras de bas en haut: Vous.... vous devriez rougir de votre conduite.

—En effet, répliqua M. Winkle; comme frère de la jeune personne, vous êtes un excellent juge de la question. Allons! en voilà assez. Je vous en prie, monsieur Pickwick, n'ajoutez plus rien. Bonne nuit, messieurs.»

Ayant dit ces mots, le vieux négociant prit le chandelier et ouvrit la porte de la chambre, en montrant poliment le corridor.

«Vous regretterez votre conduite, monsieur, dit M. Pickwick en serrant étroitement ses dents, pour contenir sa colère, car il sentait combien cela était important pour son jeune ami.

—Je suis pour le moment d'une opinion différente, répondit M. Winkle avec calme. Allons, messieurs, je vous souhaite encore un bonne nuit.»

M. Pickwick regagna la rue d'un pas irrité; Bob Sawyer, complètement maté par les manières décidées du vieux gentleman, prit le même parti; le chapeau de M. Ben Allen roula après eux sur les marches, et la personne de M. Ben Allen le suivit immédiatement; puis les trois compagnons allèrent se coucher en silence, et sans songer. Mais avant de s'endormir, M. Pickwick pense que s'il avait su quel homme méthodique était M. Winkle senior, il ne serait assurément pas chargé d'une telle commission pour lui.



CHAPITRE XXII

Dans lequel M. Pickwick rencontre une vieille connaissance, circonstance fortuite à la quelle la lenteur est principalement redevable des détails brûlants d'intérêt ci-dessous consignés, concernant deux hommes politiques.

Lorsque M. Pickwick se réveilla à huit heures du matin, l'état de l'atmosphère n'était nullement propre à égayer son esprit, ni à diminuer l'abattement que lui avait inspiré le résultat inattendu de son ambassade. Le ciel était triste et sombre, l' air humide et froid, les rues mouillées et fangeuses. La fumée restait paresseusement suspendue au sommet des cheminées, comme si elle avait manqué d'énergie pour s'élever, et la brume descendait lentement, comme si elle n'avait pas eu même le cœur à tomber. Un coq de combat, privé de toute son animation habituelle, se balançait tristement sur une patte, dans la cour, tandis qu'une bourrique, sous un étroit appentis, tenait sa tête baissée, et, s'il fallait en croire sa contenance misérable, devait méditer un suicide. Dans les rues, on ne voyait que des parapluies, et l'on n'entendait que le cliquetis des casques et le clapotement de l'eau, qui dégouttait des toits.

Pendant le déjeuner, la conversation demeura singulièrement traînante. M. Bob Sawyer lui-même ressentait l'influence du temps, et la réaction de l'excitation du jour précédent. Suivant son propre et expressif langage, il était aplati. M. Ben Allen l'était aussi; et pareillement M. Pickwick.

Dans l'attente prolongée d'une éclaircie, le dernier journal de Londres fut lu et relu, avec une intensité d'intérêt qui ne s'observe jamais que dans des cas d'extrême misère. Les trois compagnons d'infortunes ne mirent pas moins de persévérances à arpenter chaque fleur du tapis; ils regardèrent par la fenêtre assez souvent pour justifier l'imposition d'une double taxe; ils entamèrent, sans résultat, toutes sortes de sujets de conversation, et à la fin, lorsque midi fut arrivé sans amener aucun changement favorable, M. Pickwick tira résolument la sonnette et demanda sa voiture.

La route était boueuse, il bruinait plus fort que jamais, et la boue était lancée dans la chaise ouverte en si grande quantité, qu'elle incommodait les habitants de l'intérieur presque autant que ceux de l'extérieur. Pourtant, dans le mouvement même, dans le sentiment d'un changement, d'une action, il y avait quelque chose de bien préférable à l'ennui de rester enfermé dans une chambre sombre, et de voir pour toute distraction la pluie tomber tristement dans une triste rue. Aussi nos voyageurs s'étonnèrent-ils d'abord d'avoir été si longtemps à prendre leur parti.

Quand ils arrêtèrent à Coventry pour relayer, la vapeur qui sortait des chevaux formait un nuage si épais, qu'elle éclipsait complétement le palefrenier; seulement on l'entendit s'écrier au milieu du brouillard, qu'il espérait bien obtenir la première médaille d'or de la société d'humanité, pour avoir ôté le chapeau du postillon, attendu que celui-ci aurait été infailliblement noyé par l'eau qui découlait des bords, si l'invisible gentleman n'avait pas eu la présence d'esprit de l'enlever vivement, et d'essuyer avec un bouchon de paille le visage du naufragé.

«Ceci est agréable, dit Bob en arrangeant le collet de son habit, et en tirant son châle sur sa bouche pour concentrer la fumée d'un verre d'eau-de-vie qu'il venait d'avaler.

—Tout à fait, répondit Sam d'un air tranquille.

—Vous n'avez pas l'air d'y faire attention.

—Dame! monsieur, je ne vois pas trop quel bien ça me ferait.

—Voilà une excellente réponse, ma foi!

—Certainement, monsieur. Tout ce qui arrive est bien, comme remarqua doucement le jeune seigneur quand il reçut une pension, parce que le grand-père de la femme de l'oncle de sa mère avait une fois allumé la pipe du roi avec son briquet phosphorique.

—Ce n'est pas une mauvaise idée cela, répliqua Bob d'un air approbatif.

—Juste ce que le jeune courtisan disait ensuite tous les jours d'échéance pendant le reste de sa vie.»

Après un court silence, Sam jeta un coup d'œil au postillon, et baissant la voix de manière à ne produire qu'un chuchotement mystérieux: «Avez-vous jamais été appelé, quand vous étiez apprenti carabin, pour visiter un postillon?...

—Non, je ne le crois pas.

—Vous n'avez jamais vu un postillon dans un hôpital n'est-ce pas?

—Non, je ne pense pas en avoir vu.

—Vous n'avez jamais connu un cimetière où y avait un postillon d'enterré? vous n'avez jamais vu un postillon mort, n'est-ce pas? demanda Sam, en poursuivant son catéchisme.

—Non, répliqua Bob.

—Ah! reprit Sam d'un air triomphant, et vous n'en verrez jamais, et il y a une autre chose qu'on ne verra jamais, c'est un âne mort. Personne n'a jamais vu un âne mort, excepté le gentleman[23] en culotte de soie noire, qui connaissait la jeune femme qui gardait une chèvre, et encore c'était un âne français; ainsi il n'était pas de pur sang, après tout.

—Eh bien! quel rapport tout cela a-t-il avec le postillon? demanda Bob.

—Voilà. Je ne veux pas assurer, comme quelques personnes très-sensées, que les postillons et les ânes sont un être immortel, tous les deux; mais voilà ce que je dis: C'est que, quand ils se sentent trop roides pour travailler, ils s'en vont, l'un portant l'autre: un postillon pour deux ânes, c'est la règle. Ce qu'ils deviennent ensuite, personne n'en sait rien; mais il est très-probable qu'ils vont pour s'amuser dans un monde meilleur, car il n'y a pas un homme vivant qui ait jamais vu un postillon ni un âne s'amuser dans ce monde ici.»

Développant compendieusement cette remarquable théorie, et citant à l'appui divers faits statistiques, Sam Weller égaya le trajet jusqu'à Dunchurch. Là on obtint un postillon sec et des chevaux frais. Daventry était le relais suivant, Towcester celui d'après, et à la fin de chaque relais, il pleuvait plus fort qu'au commencement.

«Savez-vous, dit Bob d'un ton de remontrance en mettant le nez à la portière de la chaise, lorsqu'elle arrêta devant la tête du sarrasin, à Towcester, savez-vous que ça ne peut pas aller comme ça?

—Ah ça! dit M. Pickwick, qui venait de sommeiller un peu: J'ai peur que vous n'attrapiez de l'humidité.

—Oh vraiment! en effet, je crois que je suis légèrement humide! dit Bob, et personne ne pouvait le nier, car la pluie coulait de son cou, de ses coudes, de ses parements, de ses casques et de ses genoux. Tout son costume était si luisant d'eau, qu'on aurait pu croire qu'il était imprégné d'huile.

—Je crois que je suis légèrement humide, répéta Bob, en se secouant et en jetant autour de lui une petite pluie fine, comme font les chiens de Terre-Neuve, en sortant de l'eau.

—Je pense vraiment qu'il n'est pas possible d'aller plus loin ce soir, fit observer Ben Allen.

—Tout à fait hors de question, monsieur, ajouta Sam en s'approchant pour assister à la conférence? C'est de la cruauté envers les animaux que de les faire sortir d'un temps pareil. Il y a des lits ici, monsieur. Tout est propre et confortable. Un très-bon petit dîner, qui peut être prêt en une demi-heure; des poulets et des côtelettes, du veau, des haricots verts, une tarte et de la propreté. Vous ferez bien de rester ici, monsieur, si j'ose donner mon avis gratis. Consultez les gens de l'art, comme disait le docteur.»

L'hôte de la Tête de Sarrasin arriva fort à propos, en ce moment, pour confirmer les éloges de Sam, relativement aux mérites de son établissement et pour appuyer ses supplications par une quantité de conjonctures effrayantes concernant l'état des routes, l'improbabilité d'avoir des chevaux frais aux relais suivant la certitude infaillible qu'il pleuvrait toute la nuit, et la certitude, également infaillible, que le temps s'éclaircirait le matin; avec divers autres raisonnements séducteurs familiers à tous les aubergistes.

«C'est bien! dit M. Pickwick; mais alors il faut que j'envoie une lettre à Londres, de manière à ce que qu'elle soit remise demain, dès le matin. Autrement je serais obligé de continuer ma route, à tout hasard.»

L'hôte fit une grimace de plaisir. Rien n'était plus facile que d'envoyer une lettre empaquetée dans une feuille de papier gris, soit par la malle, soit par la voiture de nuit de Birmingham. Si le gentleman tenait particulièrement à ce que qu'elle fût remise de suite, il pouvait écrire sur l'enveloppe très-pressée, moyennant quoi il serait certain qu'elle serait portée immédiatement, ou bien une demi-couronne au porteur si ce paquet est remis de suite, ce qui serait encore plus sûr.

«Très-bien! dit M. Pickwick. Alors nous allons rester ici.

—John, cria l'aubergiste; des lumières dans le soleil; faites vite du feu, les gentlemen sont mouillés. Par ici, messieurs. Ne vous tourmentez pas du postillon, monsieur, je vous l'enverrai quand vous le sonnerez. Maintenant, John, les chandelles.»

Les chandelles furent apportées, le feu fut attisé et une nouvelle bûche y fut jetée. En dix minutes de temps un garçon mettait la nappe pour le dîner, les rideaux étaient tirés, le feu flambait, et, comme il arrive toujours dans une auberge anglaise un peu décente, on aurait cru, à voir l'arrangement de toutes choses, que les voyageurs étaient attendus depuis huit jours au moins.

M. Pickwick s'assit à une petite table et écrivit rapidement, pour M. Winkle, un billet dans lequel il l'informait simplement qu'il était arrêté par le mauvais temps, mais qu'il arriverait certainement à Londres, le jour suivant; remettant d'ailleurs, à cette époque, le détail de ses opérations. Ce billet, arrangé de manière à avoir l'air d'un paquet, fut immédiatement porté à l'aubergiste, par Sam.

Après s'être séché au feu de la cuisine, Sam revenait pour ôter les bottes de son maître, quand, en regardant par une porte entr'ouverte, il aperçut un grand homme, dont les cheveux étaient roux. Devant lui, sur une table, était étalé un paquet de journaux, et il lisait l'article politique de l'un d'eux, avec un air de sarcasme continuel, qui donnait à ses narines et à tous ses traits une expression de mépris superbe et majestueux.

«Hé! dit Sam, il me semble que je connais cette boule-là, et le lorgnon d'or, et la tuile à grands rebords. J'ai vu tout cela à Eatanswill, ou bien je suis un crétin!»

À l'instant même, afin d'attirer l'attention du gentleman, Sam fut saisi d'une toux fort incommode. Celui-ci tressaillit, en entendant du bruit, leva sa tête et son lorgnon, et laissa apercevoir les traits profonds et pensifs de M. Pott, l'éditeur de la Gazette d'Eatanswill.

«Pardon, monsieur, dit Sam en s'approchant avec un salut. Mon maître est ici, monsieur Pott.

—Chut! chut! cria Pott, en entraînant Sam, dans la chambre et en fermant la porte, avec une expression de physionomie pleine de mystère et d'appréhension.

—Qu'est-ce qu'il y a? monsieur, dit Sam en regardant avec étonnement autour de lui.

—Gardez-vous bien de murmurer mon nom. Nous sommes dans un pays jaune: si la population irritable savait que je suis ici, elle me déchirerait en lambeaux.

—En vérité, monsieur?

—Oui; je serais la victime de leur furie. Mais maintenant jeune homme, qu'est-ce que vous disiez de votre maître?

—Qu'il passe la nuit dans cette auberge, avec un couple d'amis.

—M. Winkle en est-il? demanda M. Pott en fronçant légèrement le sourcil.

—Non, monsieur, il reste chez lui maintenant. Il est marié.

—Marié! s'écria Pott avec une véhémence effrayante. Il s'arrêta, sourit d'un air sombre, et ajouta à voix basse et d'un ton vindicatif: C'est bien fait, il n'a que ce qu'il mérite.»

Ayant ainsi exhalé, avec un sauvage triomphe, sa mortelle malice envers un ennemi abattu, M. Pott demanda si les amis de M. Pickwick étaient bleus, et l'intelligent valet, qui en savait à peu près autant que l'éditeur lui-même, ayant fait une réponse très-satisfaisante, M. Pott consentit à l'accompagner dans la chambre de M. Pickwick. Il y fut reçu avec beaucoup de cordialité, et l'on convint de dîner en commun.

Lorsque M. Pott eut pris son siége près du feu, et lorsque nos trois voyageurs eurent ôté leurs bottes mouillées et mis des pantoufles: «Comment vont les affaires à Eatanswill? demanda M. Pickwick. L'Indépendant existe-t-il toujours?

L'Indépendant, monsieur, répliqua Pott, traîne encore sa misérable et languissante carrière, abhorré et méprisé par le petit nombre de ceux qui connaissent sa honteuse et méprisable existence; suffoqué lui-même par les ordures qu'il répand en si grande profusion, assourdi et aveuglé par les exhalaisons de sa propre fange, l'obscène journal, sans avoir la conscience de son état dégradé, s'enfonce rapidement sous la vase trompeuse qui semble lui offrir un point d'appui solide auprès des classes les plus basses de la société, mais qui, s'élevant par degré au-dessus de sa tête détestée, l'engloutira bientôt pour toujours.»

Ayant débité avec véhémence ce manifeste, tiré de son dernier article politique, l'éditeur s'arrêta pour prendre haleine, puis regardant majestueusement Bob: «Vous êtes jeune, monsieur,» lui dit-il.

M. Sawyer inclina la tête.

«Et vous aussi, monsieur,» ajouta Pott en s'adressant à M. Ben Allen.

Celui-ci reconnut l'agréable imputation.

—Et vous êtes tous les deux profondément imbus de ces principes bleus, que j'ai promis aux peuples de ce royaume de défendre et de maintenir tant que je vivrai?

—Hé! hé! quant à cela, je n'en sais trop rien, répliqua Bob, je suis....

—Pas un jaune, n'est-ce pas? monsieur Pickwick, interrompit l'éditeur en reculant sa chaise. Votre ami n'est pas un jaune, monsieur.

—Non, non, répliqua Bob. Je suis une espèce de tartan écossais, à présent; un composé de toutes les couleurs.

—Un vacillateur, dit Pott d'une voix solennelle; un vacillateur! Ah! monsieur, si vous pouviez lire une série de huit articles, qui ont paru dans la Gazette d'Eatanswill, j'ose dire que vous ne seriez pas longtemps sans asseoir vos opinions sur une base ferme et solide.

—Et moi, j'ose dire que je deviendrais tout bleu, avant d'être arrivé à la fin,» rétorqua Bob.

M. Pott le regarda d'un air soupçonneux, pendant quelques minutes, puis se tournant vers M. Pickwick: «Vous avez lu, sans doute, les articles littéraires qui ont paru par intervalles, depuis trois mois, dans la Gazette d'Eatanswill, et qui ont excité une attention si générale et.... et je puis le dire, une admiration si universelle.

—Eh! mais, répliqua M. Pickwick, légèrement embarrassé par cette question, le fait est que j'ai été tellement occupé, d'une autre manière, que je n'ai réellement pas eu la possibilité de les parcourir.

—Il faut les lire, monsieur, dit l'éditeur d'un air sévère.

—Oui, certainement.

—Ils ont paru sous la forme d'une critique très-détaillée d'un ouvrage sur la métaphysique chinoise.

—Ah! très-bien.... Ces articles sont de vous? j'espère.

—Ils sont de mon critique, monsieur, répliqua Pott avec grande dignité.

—Un sujet bien abstrait, à ce qu'il semble?

—Tout à fait, répondit Pott, avec l'air profond d'un sage. Il a fait, sous ma direction, des études préparatoires. D'après mon avis, il s'est aidé, pour cela, de l'Encyclopédie britannique.

—En vérité? Je ne savais pas que cet excellent ouvrage contînt quelque chose sur la métaphysique chinoise.

—Monsieur, continua Pott, en posant sa main sur le genou de M. Pickwick et en regardant autour de lui avec un sourire de supériorité intellectuelle, il a lu, pour la métaphysique, à la lettre M; et pour la Chine, à la lettre C; et il a amalgamé les fruits de cette double lecture, monsieur!»

Les traits de M. Pott rayonnèrent de tant de grandeur additionnelle, au souvenir de la puissance de génie et des trésors de science déployés dans le docte travail en question, qu'il s'écoula quelques minutes avant que M. Pickwick eût la hardiesse de recommencer la conversation. Pourtant la contenance de l'éditeur étant retombée graduellement dans son expression ordinaire de suprématie morale, notre philosophe se hasarda à lui dire: «Me sera-t-il permis de demander quel grand objet vous a amené si loin de votre maison?

—L'objet qui me guide et qui m'anime toujours, dans mes gigantesques travaux, répliqua Pott avec un sourire; le bien de mon pays.

—Je supposais, effectivement, que c'était quelque mission politique.

—Oui, monsieur, vous aviez raison, répondit Pott. Puis, se courbant vers M. Pickwick, il lui murmura à l'oreille d'une voix creuse et lente: Il doit y avoir demain soir un bal jaune à Birmingham.

—En vérité! s'écria M. Pickwick.

—Oui, monsieur; et un souper jaune!

—Est-il possible?»

Pott affirma le fait par un signe majestueux.

Quoique M. Pickwick fit semblant d'être atterré par cette communication, il était si peu versé dans la politique locale, qu'il ne pouvait pas comprendre suffisamment l'importance de l'affreuse conspiration dont il était question. M. Pott s'en aperçut, et tirant le dernier numéro de la Gazette d'Eatanswill, lui lut avec solemnité le paragraphe suivant:

RÉUNION CLANDESTINE DES JAUNES.

«Un reptile contemporain a récemment vomi son noir venin dans le vain espoir de souiller la pure renommée de notre illustre représentant, l'honorable Samuel Slumkey; ce Slumkey dont nous avons prédit, longtemps avant qu'il eût atteint sa position actuelle, si noble et si chérie, qu'il serait un jour l'honneur et le triomphe de sa patrie, et le hardi défenseur de nos droits. Un reptile contemporain, disons-nous, a fait d'ignobles plaisanteries au sujet d'un panier à charbon, en plaqué, superbement ciselé, offert à cet admirable citoyen par ses mandataires enchantés. Ce misérable et obscur écrivain insinue que l'honorable Samuel Slumkey a, lui-même, contribué, par le moyen d'un ami intime de son sommelier, pour plus des trois quarts de la somme totale de la souscription. Eh! quoi? cette créature rampante ne voit-elle pas que, si ce fait était vrai, il ne servirait qu'à placer l'honorable M. Slumkey dans une auréole encore plus brillante, s'il est possible. Sa cervelle obtuse ne comprend-elle pas que cet aimable et touchant désir d'exaucer les vœux des électeurs doit le rendre cher à jamais à ceux de ses compatriotes qui ne sont pas pires que des pourceaux, ou, en d'autres termes, qui ne sont pas tombés aussi bas que notre contemporain? Mais telles sont les misérables équivoques des jaunes jésuitiques. Et ce ne sont pas là leurs seuls artifices! La trahison couve sous la cendre. Nous déclarons hardiment, maintenant que nous sommes provoqué à tout dire, et nous nous plaçons en conséquence sous la sauvegarde de notre pays et de ses constables, nous déclarons hardiment qu'on fait, en ce moment même, des préparatifs pour un bal jaune, qui sera donné dans une ville jaune, au centre même d'une population jaune, qui sera dirigé par un maître des cérémonies jaune, où assisteront quatre membres du parlement ultra-jaunes, et où l'on ne sera admis qu'avec des billets jaunes! Notre infernal contemporain frissonne-t-il? Qu'il se torde vainement dans son impuissante malice, en lisant ces mots: Nous serons là

Après avoir débité cette tirade, le journaliste, tout à fait épuisé, referma la gazette, en disant: «Voilà monsieur, voilà l'état de la question.»

L'aubergiste et le garçon entrant en ce moment avec le dîner, M. Pott posa son doigt sur ses lèvres, pour indiquer qu'il comptait sur la discrétion de M. Pickwick, et qu'il le regardait comme maître de sa vie. M. Bob Sawyer et Benjamin Allen, qui s'étaient irrévéremment endormis pendant la lecture de la Gazette, furent réveillés par la prononciation à voix basse de ce mot cabalistique: dîner, et se mirent à table, avec bon appétit.

Pendant le repas et la séance qui lui succéda, M. Pott, descendant pour quelques instants à des sujets domestiques, informa M. Pickwick que l'air d'Eatanswill ne convenant pas à son épouse, elle était allée visiter différents établissements fashionables d'eaux thermales, afin de recouvrer sa bonne humeur, et sa santé accoutumée. C'était là une manière délicate de voiler le fait, que Mme Pott, exécutant sa menace de séparation souvent répétée, et en vertu d'un arrangement arraché à M. Pott par son frère le lieutenant, s'était retirée pour vivre, avec son fidèle garde du corps, de la moitié des profits annuels provenant de la vente de la gazette d'Eatanswill.

Tandis que l'illustre journaliste, quels que fussent les différents sujets qu'il traitât, embellissait la conversation par des passages extraits de ses propres élucubrations, un majestueux étranger, mettant la tête à la portière d'une diligence qui se rendait à Birmingham, et qui s'était arrêtée devant l'auberge pour y laisser quelques paquets, demanda s'il pouvait trouver dans l'hôtel un bon lit.

«Certainement, monsieur, répliqua l'hôte.

—En êtes-vous sûr? puis-je y compter? reprit l'étranger, dont les regards et les manières avaient quelque chose de soupçonneux.

—Sans aucun doute, monsieur.

—Bien. Cocher, je reste ici. Conducteur, mon sac de nuit.»

Puis ayant dit bonsoir aux autres passagers, d'un air d'assez mauvaise humeur, l'étranger descendit. C'était un petit gentleman, dont les cheveux noirs et roides étaient taillés en hérisson, ou si l'on aime mieux en brosse, et se tenaient tout droits sur sa tête. Son aspect était pompeux et menaçant; ses manières péremptoires, ses yeux perçants et inquiets; toute sa tournure, enfin, annonçait le sentiment d'une grande confiance en soi-même, et la conscience d'une incommensurable supériorité sur tout le reste du monde.

Ce gentleman fut introduit dans la chambre, originairement assignée au patriote M. Pott, et le garçon remarqua, avec un muet étonnement, que la chandelle était à peine allumée quand l'étranger, plongeant la main dans son chapeau, en tira un journal, et commença à le lire avec la morne expression d'indignation et de mépris, qui avait jailli une heure auparavant du regard majestueux de M. Pott. Il se rappela aussi que l'indignation de M. Pott avait été allumée par un journal nommé l'Indépendant d'Eatanswill, tandis que le profond mépris du nouveau gentleman était excité par une feuille intitulée: La gazette d'Eatanswill.

«Envoyez-moi le maître de l'hôtel, dit l'étranger.

—Oui, monsieur.»

L'hôte arriva bientôt après.

«Êtes-vous le maître de l'hôtel? demanda l'étranger.

—Oui, monsieur.

—Me connaissez-vous?

—Je n'ai pas ce plaisir-là, monsieur.

—Mon nom est Slurk

L'hôte inclina légèrement la tête.

«Slurk, monsieur! répéta le gentleman d'un air hautain. Me connaissez-vous, maintenant, aubergiste?»

L'hôte se gratta la tête, regarda le plafond, puis l'étranger, et sourit faiblement.

«Me connaissez-vous?»

L'hôte parut faire un grand effort, et répondit à la fin:

«Non monsieur, je ne vous connais pas.

—Grand Dieu! s'écria l'étranger en frappant la table de son poing; voilà donc ce que c'est que la popularité!»

L'hôte recula d'un pas ou deux vers la porte, et l'étranger poursuivit, en le suivant des yeux:

«Voilà donc la reconnaissance que l'on accorde à des années d'étude et de travail, sacrifiées en faveur des masses! Je descends de voiture, mouillé, fatigué, et les habitants ne s'empressent point pour féliciter leur champion; leurs cloches sont silencieuses; mon nom même ne réveille aucune gratitude dans leur esprit plein de torpeur. N'est-ce pas assez, continua M. Slurk en se promenant avec agitation, n'est-ce pas assez pour faire bouillonner l'encre d'un homme dans sa plume, et pour le décider à abandonner leur cause à jamais!

—Monsieur demande un grog à l'eau-de-vie? dit l'hôte en hasardant une insinuation.

—Au rhum! répondit Slurk en se tournant vers lui d'un air farouche. Avez-vous du feu quelque part?

—Nous pouvons en allumer sur-le-champ, monsieur.

—Oui! et qu'il donne de la chaleur à l'instant de me coucher. Y a-t-il quelqu'un dans la cuisine?

—Pas une âme, monsieur. Il y a un feu superbe; tout le monde s'est retiré et la porte est fermée pour la nuit.

—C'est bien! je boirai mon grog près du feu de la cuisine.»

Et là-dessus, reprenant majestueusement son chapeau et son journal, l'étranger marcha d'un pas solennel derrière l'hôte. Arrivé dans la cuisine, il se jeta sur un siége, au coin du feu, reprit sa physionomie méprisante, et commença à lire et à boire, avec une dignité silencieuse.

Or, un démon de discorde, volant en ce moment au-dessus de la tête du Sarrazin, et jetant les yeux en bas, par pure curiosité, aperçut Slurk, confortablement établi au coin du feu de la cuisine et, dans une autre chambre, Pott, légèrement exalté par le vin. Aussitôt le malicieux démon, s'abattant dans ladite chambre avec une inconcevable rapidité, et s'introduisant du même temps dans la tête de Bob Sawyer, lui souffla le discours suivant.

«Dites donc, nous avons laissé éteindre le feu; cette pluie a joliment refroidi l'air.

—C'est vrai, répondit M. Pickwick en frissonnant.

—Ça ne serait pas une mauvaise idée de fumer un cigare au feu de la cuisine, hein! qu'en dites-vous? reprit Bob, toujours excité par le démon susdit.

—Je crois que cela serait tout à fait confortable, répliqua M. Pickwick; qu'en pensez-vous, monsieur Pott?»

M. Pott donna facilement son assentiment à la mesure proposée, et les quatre voyageurs se rendirent immédiatement à la cuisine, chacun d'eux tenant son verre à la main, et Sam Weller marchant à la tête de la procession, afin de montrer le chemin.

L'étranger lisait encore. Il leva les yeux et tressaillit. M. Pott recula d'un pas.

«Qu'est-ce qu'il y a? chuchota M. Pickwick.

—Ce reptile! répliqua Pott.

—Quel reptile? s'écria M. Pickwick en regardant autour de lui, de peur de marcher sur une limace gigantesque ou sur une araignée hydropique.

—Ce reptile! murmura Pott en prenant M. Pickwick par le bras, et lui montrant l'étranger; ce reptile, Slurk, de l'Indépendant.

—Nous ferions peut-être mieux de nous retirer? demanda M. Pickwick.

—Jamais, monsieur, jamais!» répliqua Pott; et prenant position à l'autre coin de la cheminée, il choisit un journal dans son paquet et commença à lire en face de son ennemi.

M. Pott naturellement lisait l'Indépendant, et M. Slurk lisait la Gazette, et chaque gentleman exprimait son mépris pour les compositions de l'autre par des ricanements amers et par des reniflements sarcastiques. Ensuite ils passèrent à des manifestations plus ouvertes, telles que: Absurde! misérable! atrocité! blague! coquinerie! boue! fange! ordure! et autres remarques critiques d'une nature semblable.

MM. Bob Sawyer et Ben Allen avaient tous les deux observé ces symptômes de rivalité avec un plaisir intime, qui ajoutait beaucoup de goût au cigare, dont ils tiraient de vigoureuses bouffées. Lorsque le feu roulant d'observations commença à s'apaiser, le malicieux Bob, s'adressant à Slurk avec une grande politesse, lui dit: «Voudriez-vous me permettre de jeter les yeux sur ce journal, quand vous l'aurez fini, monsieur?

—Vous trouverez peu de chose qui mérite d'être lu dans ces méprisables gasconnades, répondit Slurk en lançant à son rival un regard satanique.

—Je vais vous donner celui-ci sur-le-champ, dit Pott en levant sa figure, pâle de rage, et avec une voix que la même cause rendait tremblante: vous serez amusé par l'ignorance de cet écrivassier.»

Une terrible emphase fut mise sur ces mots: méprisables et écrivassier, et le visage des deux éditeurs commença à prendre une expression provocatrice.

«La galimatias et l'infamie de ce misérable sont par trop dégoûtants,» poursuivit Pott en affectant de s'adresser à M. Bob Sawyer, tout en jetant un regard menaçant à M. Slurk.

M. Slurk se mit à rire de tout son cœur, et, repliant le papier de manière à passer à la lecture d'une nouvelle colonne, déclara que, malgré tout, il ne pouvait s'empêcher de rire des absurdités de cet imbécile.

«Quelle ignorance crasse! s'écria Pott en passant du rouge au cramoisi.

—Avez-vous jamais lu les sottises de cet homme? demanda Slurk à Bob Sawyer.

—Jamais. C'est donc bien mauvais?

—Détestable!

—Réellement! s'écria Pott, feignant d'être absorbé dans sa lecture; ceci est par trop infâme!»

Slurk tendit son journal à Bob Sawyer en lui disant: «Si vous avez le courage de parcourir cet amas de méchancetés, de bassesses, de faussetés, de parjures, de trahisons, d'hypocrisies, vous aurez peut-être quelque plaisir à rire du style peu grammatical de ce cuistre ignorant.

—Qu'est-ce que vous dites, monsieur? s'écria Pott en relevant sa tête, toute tremblante de fureur.

—Cela ne vous regarde pas, monsieur.

—Ne disiez-vous pas, style peu grammatical, cuistre ignorant, monsieur?

—Oui, monsieur, répliqua Slurk; je dirai même style de haut embêtement, si cela peut vous faire plaisir.»

M. Pott ne répliqua rien, mais ayant soigneusement replié son indépendant, il le jeta par terre, l'écrasa sous sa botte, cracha dessus, en grande cérémonie, et le lança dans le feu.

«Voilà, dit-il en reculant sa chaise, voilà comme je traiterais le serpent qui a vomi ce venin, si je n'étais pas retenu, heureusement pour lui, par les lois de ma patrie. Oui, sans cette considération, je le traiterais de même.

—Traitez-le donc de même, monsieur! cria Slurk en se levant. Il n'en appellera jamais aux lois dans un cas semblable. Traitez-le donc de même, monsieur!

—Écoutez, écoutez! dit Bob Sawyer.

—Rien ne saurait être plus loyal, fit observer Ben Allen.

—Traitez-le donc de même, monsieur, répéta Slurk d'un ton élevé.»

M. Pott lui darda un regard de mépris qui aurait glacé une fournaise.

«Traitez-le donc de même! continua l'autre, d'une voix encore plus stridente.

—Je ne le veux pas, monsieur, répondit Pott.

—Oh! vous ne le voulez pas? Vraiment vous ne le voulez pas? reprit Slurk d'un air provoquant. Vous entendez cela, messieurs, il ne le veut pas! Ce n'est pas qu'il ait peur, au moins; oh! non, il ne le veut pas, ah! ah! ah!

—Monsieur, rétorqua Pott ému par ce sarcasme; je vous regarde comme une vipère. Je vous considère comme un homme qui s'est mis en dehors de la société, par sa conduite impudente, dégoûtante, abominable. Vous n'êtes plus pour moi, personnellement ou politiquement, qu'une vipère, une pure et simple vipère!»

L'Indépendant indigné n'attendit pas la fin de cette déclaration, mais saisissant son sac de nuit, qui était raisonnablement garni de biens meubles, il le fit tourner en l'air pendant que Pott s'éloignait, et le laissant retomber avec un grand fracas, sur la tête du gazetier, l'étendit tout de son long sur le carreau.

«Messieurs! s'écria M. Pickwick, pendant que Pott se relevait et saisissait la pelle; messieurs, réfléchissez, au nom du ciel! Du secours! Sam! ici. Je vous en supplie, messieurs... Aidez-moi donc à les séparer!»

Tout en prononçant ces exclamations incohérentes, M. Pickwick s'était précipité entre les deux combattants, juste à temps pour recevoir, sur ses épaules, le sac de nuit d'un côté et la pelle de l'autre. Soit que les organes de l'opinion publique d'Eatanswill fussent aveuglés par leur animosité, soit qu'étant tous deux de subtils raisonneurs, ils eussent vu l'avantage d'avoir entre eux un tiers parti pour recevoir les coups, il est certain qu'ils ne firent pas la plus légère attention au philosophe, mais que, se défiant mutuellement avec audace, ils continuèrent à employer la pelle et le sac de nuit. M. Pickwick aurait sans doute cruellement souffert de son trop d'humanité, si Sam, attiré par les cris de son maître, n'était pas accouru en cet instant, et, saisissant un sac à farine, n'avait pas efficacement arrêté le conflit en l'enfonçant sur la tête et sur les épaules du puissant Pott, et en le serrant au-dessous des coudes.

«Ôtez le sac de nuit à l'autre enragé! cria-t-il en même temps, à MM. Ben Allen et Bob Sawyer qui jusqu'alors s'étaient contentés de voltiger autour des combattants, une lancette à la main, prêts à saigner le premier individu étourdi. Lâchez votre sac, misérable petite créature, ou je vous étouffe là dedans!»

Intimidé par cette menace, et d'ailleurs tout à fait hors d'haleine, l'Indépendant consentit à se laisser désarmer. Sam ôta alors l'éteignoir qu'il tenait sur Pott, et le laissa libre en lui disant: «Allez vous coucher tranquillement, ou bien je vous mettrai tous les deux dans le sac, je le fermerai, et je vous laisserai battre dedans à votre aise. Et quand vous seriez douze, je vous en ferais autant, pour vous apprendre à vous conduire de la sorte!

—Vous, monsieur, continua-t-il en s'adressant à son maître, ayez la bonté de venir par ici, s'il vous plaît.»

En parlant ainsi il prit M. Pickwick par le bras et l'emmena, tandis que les éditeurs rivaux étaient conduits vers leurs lits par l'aubergiste, sous l'inspection de MM. Ben Allen et Bob Sawyer. Chemin faisant, les deux combattants exhalaient encore leur courroux en menaces sanguinaires, et se donnaient de vagues et féroces rendez-vous pour le lendemain. Toutefois, quand ils y eurent mieux pensé, ils trouvèrent que la presse était l'arme la plus redoutable: ils recommencèrent donc sans délai leurs sanglantes hostilités, et tout Eatanswill fut effrayé de leur valeur... sur le papier.

Le jour suivant nos amis apprirent que les éditeurs étaient partis, dès le matin, par des voitures différentes, et comme le temps s'était éclairci, ils se mirent en route pour Londres.


NOTES:

[23] Yorick. Voy. le voyage sentimental de Sterne. (Note du traducteur.)




CHAPITRE XXIII.

Annonçant un changement sérieux dans la famille Weller, et la chute prématurée de l'homme au nez rouge.

Croyant que la délicatesse ne lui permettait point de présenter, sans préparation, MM. Bob Sawyer et Ben Allen au nouveau ménage, et désirant ménager, autant que possible, la sensibilité d'Arabelle, M. Pickwick proposa à ses compagnons de descendre, pour le moment, quelque part et de le laisser aller seul, avec Sam, à l'hôtel de George et Vautour. Ils y consentirent facilement et prirent, en conséquence, leurs quartiers dans une taverne située sur les confins du Borough. Ils s'y trouvaient en pays de connaissance, car, en d'autre temps, leurs noms y avaient souvent brillé en tête de certains calculs longs et complexes enregistrés à la craie derrière la porte.

«Tiens, c'est vous? Bonjour, monsieur Weller, dit la jolie femme de chambre, lorsqu'elle rencontra Sam à la porte.

—C'est toujours un bon jour quand je vous vois, ma chère, répondit Sam en restant en arrière, de manière à n'être pas entendu de son maître. Quelle jolie créature vous faites, Mary!

—Allons! monsieur Weller, quelles folies vous dites! Oh! finissez donc, monsieur Weller.

—Finissez quoi, ma chère?

—Eh! mais ce que vous faites.... Laissez-moi donc monsieur Weller, dit la jolie bonne en souriant et en poussant Sam contre le mur. Vous avez chiffonné mon bonnet, défrisé mes cheveux, et vous m'empêchez de vous dire qu'il y a ici une lettre qui vous attend depuis trois jours. Vous ne faisiez que de partir quand elle est arrivée, et il y a pressée dessus.

—Où est-elle, mon amour?

—J'en ai pris soin à cause de vous; autrement je suis bien sûre qu'elle aurait été perdue depuis longtemps. En vérité, c'est plus que vous ne méritez.»

Tout en parlant ainsi et en exprimant avec une petite coquetterie charmante des doutes, des craintes, de l'espoir, sur la conservation de la lettre, Mary la tira de la plus jolie petite guimpe qu'on puisse imaginer, et la tendit à Sam, qui la baisa aussitôt avec beaucoup de galanterie et de dévotion.

«Tiens, tiens, dit Mary en ajustant sa collerette avec une feinte ignorance; vous avez l'air d'être devenu bien amoureux de cette écriture-là tout d'un coup?»

Sam ne répondit que par une œillade, dont l'expression brûlante ne pourrait être rendue par aucune description; puis s'asseyant auprès de Mary, sur l'appui de la fenêtre, il ouvrit la lettre et en examina le contenu.

«Ohé! s'écria-t-il, qu'est-ce que ça veut dire?

—Pas de malheur, j'espère? dit Mary en regardant par-dessus son épaule.

—Que Dieu bénisse vos jolis yeux! s'écria Sam en se retournant.

—Ne vous occupez pas de mes yeux et pensez à votre lettre,» rétorqua la charmant bonne.

Mais en parlant ainsi, elle lui décochait un regard où brillait tant de malice et de vivacité qu'il était absolument irrésistible.

Sam se rafraîchit donc d'un baiser, et lut ensuite ce qui suit:

«Markis Gran by Dorken, mekerdi.

«Mon cher Saumule,

«Je suis très fâché davoir le plésir de vous anonser des môvèses nouvelles. Votre Belmaire a atrappé un rumhe en conséquance quelle a u limprudanse de rester trop lontems assise sur le gason humid a la pluie pour antendre un berger qui navet pas pu tenir son bec que tré tar dent la nui parce qui sétait si bien monté avec du grogue qui na pas pu sarrêter aveng deitre un peu dégrisé ce ka pris plusieurres heurres le docteur dit que si elle avait pris du grogue chaux aprais au lieur de le prandre avent elle naurait pas été endommajait. Ses roues a été immédiatement graisé et on a fai tout ce quel on a pu pour la faire rouler Votre père espérait quel pourait marché comme à lordinairre mais juste comme elle tournais le coin mon garson elle a pris le mauves chemin et elle a dégring aulet la montagne avec une vellocité comme on nen na jamès veu et malgré que le médecin a voulu lenrayer ça na servi de rien du tout car elle a fait son dernier relai ière souarre à si zeurre moins vin minnutes ayant fait le voilliage en baucoup moins de temsp qu'à lordinaire peut hêtre parce quelle avait pris trô peu de bagaje en route. Votre père dit que si vous voulez venir me voir samy il en sera bien satisfèz car je suis for sollitaire sammivel. N.B. il veut que ça soit hortografhié comme cela que je dis qui naît pas bien et comme il y a beaucoup de chose à arrranger il hait sûr que votre gouvernur ne si refusera pas bien sûr qu'il ne si refuserra pas samy car je le connais bien ainsil vous envoie ses devoirs auquels je me joint et suis pour la vie infernalement dévoué,

Votre père TONY VELLER»

«Quelle drôle de lettre, dit Sam. Y a-t-il moyen de comprendre ce qu'il veut dire avec ses il et ses je. Ce n'est pas l'écriture de mon père, excepté cette signature ici en lettres moulées. Ça c'est sa griphe.

—Peut-être qu'il l'a fait écrire par quelqu'un et qu'il a signé ensuite, dit la jolie femme de chambre.

—Attendez un peu, reprit Sam en parcourant la lettre de nouveau et en s'arrêtant ça et là pour réfléchir. Vous avez raison. Le gentleman qui l'a écrite racontait le malheur qui est arrivé d'une manière convenable, et alors v'là le père qui vient regarder par-dessus son épaule et qui complique l'histoire en y fourrant son nez. C'est précisément comme ça qu'il fait toujours. Vous avez raison, Mary, ma chère.»

S'étant mis l'esprit en repos sur ce point, Sam relut encore la lettre, et paraissant, pour la première fois, se faire une idée nette de son contenu, il la referma d'un air pensif en disant:

«Ainsi la pauvre créature est morte. J'en suis fâché: elle n'aurait pas eu un mauvais caractère, si ces bergers l'avaient laissée tranquille. J'en suis très-fâché.»

Sam murmura ces paroles d'un air si sérieux que la jolie bonne baissa les yeux et prit une physionomie grave.

«Quoi qu'il en soit, poursuivit Sam en mettant la lettre dans sa poche avec léger soupir, ça devait arriver comme ça, et il n'y a plus de remède maintenant, comme dit la vieille lady, après avoir épousé son domestique. C'est-il pas vrai, Mary?»

Mary secoua la tête et soupira aussi.

«Il faut que je demande un congé à l'empereur, maintenant.»

Mary soupira encore; la lettre était si touchante.

«Adieu, dit Sam.

—Adieu, répondit la jolie bonne en détournant la tête.

—Une poignée de mains. Est-ce que vous ne voulez pas?»

La jolie bonne tendit une main qui était fort petite, quoique ce fut la main d'une bonne. Puis elle se leva pour s'en aller.

«Je ne serai pas bien longtemps, dit Sam.

—Vous êtes toujours absent, répliqua Mary en donnant à sa tête la plus légère secousse possible. Vous n'êtes pas plus tôt revenu que vous voilà reparti, monsieur Weller.»

Sam attira plus près de lui la beauté domestique et commença à lui parler à voix basse. Bientôt elle retourna son visage et consentit à le regarder de nouveau, de sorte que, quand ils se séparèrent, elle fut obligée d'aller dans sa chambre pour rarranger son bonnet et ses cheveux, avant de se rendre auprès de sa maîtresse. Tout en montant légèrement les escaliers, elle faisait encore à Sam, par-dessus la rampe, un grand nombre de signes et de sourires.

«Je ne serai pas plus d'un jour ou deux, monsieur, dit Sam à M. Pickwick.

—Aussi longtemps qu'il sera nécessaire, Sam; vous avez toute permission de rester.»

Sam salua.

«Vous direz à votre père que si je puis lui être de quelque utilité, je suis prêt à faire pour lui tout ce qui sera en mon pouvoir.

—Je vous remercie bien, monsieur; je le lui dirai.»

Ayant échangé ces expressions de bonne volonté et d'intérêt mutuel, le maître et le valet se séparèrent.

Il était sept heures du soir quand Samuel Weller descendit du siége d'une voiture publique, qui passait par Dorking, à quelques cents pas du marquis de Granby. La soirée était triste et froide, la petite rue, noire et déserte, et le visage d'acajou du noble marquis, poussé à droite et à gauche par le vent qui le faisait craquer d'une manière lugubre, semblait plus mélancolique qu'à l'ordinaire; les jalousies étaient baissées, les volets fermés en partie; il n'y avait pas un seul flâneur devant la porte; la scène était silencieuse et désolée.

Voyant qu'il ne se trouvait là personne pour répondre à des questions préliminaires, Sam entra doucement et aperçut bientôt le respectable auteur de ses jours.

Le veuf était assis près d'une petite table dans le cabinet situé derrière le comptoir. Il fumait sa pipe et ses yeux étaient attentivement fixés sur le feu. Les funérailles avaient évidemment eu lieu le jour même, car une grande bande de crêpe noir d'environ une aune et demie était encore attachée à son chapeau qu'il avait gardé sur sa tête, et, passant par-dessus le dossier de sa chaise, descendait négligemment jusqu'à terre. M. Weller était dans une disposition si contemplative que Sam l'appela vainement plusieurs fois par son nom; il continua de fumer avec la même physionomie calme et immobile jusqu'au moment où son fils le réveilla définitivement en posant la main sur son épaule.

«Sammy, dit M. Weller, tu es le bienvenu.

—Je vous ai appelé une demi-douzaine de fois, répondit Sam en accrochant son chapeau à une patère; mais vous ne m'entendiez pas.

—C'est vrai, répliqua M. Weller en regardant encore le feu d'une manière pensive; j'étais dans une réverri, Sammy.

—Qu'est-ce que ça? demanda Sam, en tirant une chaise près du foyer.

—Je pensais à elle.» En disant ces mots, le veuf inclina sa tête du côté du cimetière de Dorking, pour indiquer que ses paroles se rapportaient à la défunte Mme Weller. «Je pensais, poursuivit-il en regardant fixement son fils par-dessus sa pipe, comme pour l'assurer que la déclaration qu'il allait entendre, tout extraordinaire, tout incroyable qu'elle fût, était proférée avec calme et réflexion, je pensais qu'après tout, je suis très-fâché qu'elle est partie.

—Eh bien! vous devez l'être.»

M. Weller fit un signe d'assentiment, et fixant de nouveau ses yeux sur le feu, s'enveloppa dans un nuage de fumée et de réflexions.

Après un long silence, il reprit, en chassant la fumée avec sa main:

«C'est des observations très-raisonnables qu'elle m'a fait, Sammy.

—Quelles observations?

—Celles qu'elle m'a faites quand elle a été malade.

—Qu'est-ce que c'était?

—Quelque chose comme ceci: «Weller, qu'elle dit, j'ai peur que je n'ai pas z'été avec vous comme j'aurais dû être. Vous étiez un brave homme, avec un bon cœur, et j'aurais pu vous rendre votre maison plus confortable. Maintenant qu'il est trop tard, dit-elle, je m'aperçois que si une femme mariée veut s'montrer dévote, il faut qu'elle commence par remplir ses devoirs dans sa maison, et qu'elle rende ceux qui sont autour d'elle confortables et heureux. Pourvu qu'elle aille à l'église ou à la chapelle en temps convenable, il ne faut pas qu'elle se serve de ces sortes de choses pour excuser sa paresse ou sa gourmandise, ou bien pire. J'ai fait tout ça, dit-elle, et j'ai dépensé mon temps et mon argent pour des gens qui employaient leur temps encore plus mal que moi. Mais quand je serai partie, Weller, j'espère que vous vous rappellerez de moi, telle que j'étais réellement par mon naturel avant d'avoir connu ces gens-là.»—Suzanne, que je lui ai dit—j'avais été pris un peu court par cette remarque-là, Samivel, je ne veux pas le nier, mon garçon—. «Suzanne, que je lui ai dit, vous avez été une très-bonne femme pour moi au total; ainsi ne parlons plus de cela. Reprenez bon courage, ma chère, et vous vivrez encore assez longtemps pour me voir ramollir la tête de ce Stiggins.» Ça l'a fait sourire, Samivel, dit le vieux gentleman en étouffant un soupir avec sa pipe. Mais elle est morte tout de même!»

Au bout de trois ou quatre minutes consumées par l'honnête cocher à balancer lentement sa tête d'une épaule à l'autre, en fumant solennellement, Sam crut devoir se hasarder à lui offrir quelques lieux communs de consolation:

«Allons, gouverneur, dit-il, faut bien que nous en passions tous par là un jour ou l'autre.

—C'est vrai, Sammy.

—Il y a une providence dans tout ça.

—Certainement, répondit le père avec un signe d'approbation réfléchie; sans cela, que deviendraient les entrepreneurs des pompes funèbres?»

Perdu dans le champ immense de conjectures ouvert par cette réflexion, M. Weller posa sa pipe sur la table et attisa le feu d'un air pensif.

Tandis qu'il était ainsi occupé, une cuisinière grassouillette, vêtue de deuil, et qui, depuis quelques instants, avait l'air ranger le comptoir, se glissa dans la chambre, et, accordant à Sam plusieurs sourires de reconnaissance, se plaça silencieusement derrière la chaise de M. Weller, auquel elle annonça sa présence par une légère toux, répétée bientôt après sur un ton beaucoup plus élevé.

«Ohé! dit M. Weller en reculant précipitamment sa chaise et en se retournant si vite qu'il laissa tomber le fourgon, qu'est-ce qu'il y a maintenant?

—Prenez une petite tasse de thé, mon bon monsieur Weller dit d'une voix câline la cuisinière grassouillette.

—Je n'en veux pas, répliqua brusquement le cocher. Allez vous-en à tous.... Allez vous promener, dit-il en sa reprenant et d'un ton plus bas.

—Voyez donc comme le malheur change le monde! s'écria la dame en levant les yeux au ciel.

—Ça ne me fera pas changer d'état au moins, murmura M. Weller.

—Réellement, je n'ai jamais vu un homme de si mauvaise humeur!

—Ne vous inquiétez pas; c'est pour mon bien, comme disait l'écolier pour se consoler quand on lui donnait le fouet.»

La dame potelée hocha la tête d'un air plein de sympathie, et s'adressant à Sam, lui demanda s'il ne pensait pas que son père devrait faire un effort pour se remonter et ne pas céder à son abattement.

«Voyez-vous, monsieur Samuel, poursuivit-elle, c'est ce que je lui disais avant z'hier. I'sentira qu'il est bien seul. Ça ne se peut pas autrement, monsieur; mais il devrait tâcher de prendre courage, car je suis sûre que nous le plaignons bien et que nous sommes prêtes à faire ce que nous pourrons pour le consoler. Il n'y a point dans la vie de situation si malheureuse qu'on ne puisse l'amender, et c'est ce qu'une personne très-digne me disait quand mon mari est mort.»

Ici l'orateur potelé, mettant sa main devant sa bouche, toussa encore et regarda affectueusement M. Weller.

«Comme je n'ai pas besoin de vot'conversation dans ce moment, ma'm, voulez-vous avoir l'obligeance de vous retirer, lui dit le cocher d'une voix grave et ferme.

—Bien, bien, monsieur Weller! Je ne vous ai parlé que par bonté d'âme pour sûr.

—C'est très-probable, ma'm. Samivel, reconduisez madame, et fermez la porte après elle.»

Cette insinuation ne fut pas perdue pour la cuisinière grassouillette, car elle quitta la chambre sans délai, et jeta violemment la porte derrière elle.

Alors M. Weller retombant sur sa chaise, dans une violente transpiration:

«Sammy, dit-il, si je restais ici tout seul une semaine, rien qu'une semaine, mon garçon, je suis sûr que cette femme-là m'épouserait de force.

—Elle vous aime donc furieusement?

—Je le crois bon qu'elle m'aime; je ne puis pas la faire tenir. Si j'étais enfermé dans un coffre-fort de fer, avec une serrure brevetée, elle trouverait moyen d'arriver jusqu'à moi.

—C'est terrible d'être recherché comme cela! fit observer Sam en souriant.

—Je n'en tire pas d'orgueil, Sammy, répliqua M. Weller en attisant le feu avec véhémence. C'est une horrible situation! Je suis positivement chassé de ma maison à cause de cela. À peine si les yeux de vot' pauvre belle-mère étaient fermés, que v'là une vieille qui m'envoie un pot de confitures; une autre, un bocal de cornichons; une autre qui m'apporte elle-même une grande cruche de tisane de camomille.» M. Weller s'arrêta avec un air de profond dégoût, et, regardant autour de lui, ajouta à voix basse: «C'étaient toutes des veuves, Sammy; toutes, excepté celle à la camomille, qu'était une jeune demoiselle de cinquante-trois ans.»

Sam répondit à son père par un regard comique, et le vieux gentleman se mit à briser un gros morceau de charbon de terre, avec une physionomie aussi vindicative et aussi féroce que si ç'avait été la tête de l'une des veuves ci-mentionnées.

«Enfin, Sam, poursuivit-il, je ne me sens pas en sûreté ailleurs que sur mon siége.

—Comment y êtes-vous plus en sûreté qu'ailleurs? interrompit Sam.

—Parce qu'un cocher est un être privilégié, répliqua M. Weller en regardant son fils fixement. Parce qu'un cocher peut faire, sans être soupçonné, ce qu'un autre homme ne peut pas faire; parce qu'un cocher peut être sur le pied le plus amicable avec quatre-vingt mille voyageuses du beau sexe, sans que personne pense jamais qu'il ait envie d'en épouser une seule. Y a-t-il un autre mortel qui puisse en dire autant, Sammy?

—Vraiment, y a quelque chose là dedans, répondit Sam d'un air méditatif.

—Si ton gouverneur avait été un cocher, crois-tu que les jurys l'auraient condamné? En supposant que les choses en seraient venues à ces extrêmités-là, ils n'auraient pas osé, mon garçon.

—Pourquoi pas? demanda Sam dubitativement.

—Pourquoi pas? Parce que ça aurait été contre leur conscience. Un véritable cocher est une sorte de trait-d'union entre le célibat et le mariage; tous les hommes pratiques savent cela.

—Vous voulez dire qu'ils sont les favoris de tout le monde, et que personne ne veut abuser de leur innocence.»

Le père Weller fit un signe de tête affirmatif, puis il ajouta:

«Comment ça en est venu là, je ne peux pas le dire. Pourquoi le cocher de diligence possède tant d'insinuation et est toujours lorgné, recherché, adoré par toutes les jeunes femmes dans chaque ville où il travaille, je n'en sais rien; je sais seulement que c'est comme ça. C'est une règle de la nature, un dispensaire de la providence, comme votre pauvre belle-mère avait l'habitude de dire.

—Une dispensation, fit observer Sam, en corrigeant le vieux gentleman.

—Très-bien, Samivel, une dispensation si ça te plaît; moi je l'appelle un dispensaire, et c'est toujours écrit comme ça dans les endroits où on vous donne des médecines pour rien, pourvu que vous apportiez une fiole: voila tout.»

En prononçant ces mots, M. Weller bourra et ralluma sa pipe; puis, reprenant encore une expression de physionomie réfléchie, il continua ainsi qu'il suit:

«C'est pourquoi, mon garçon, comme je ne vois pas l'utilité de rester ici pour être marié de force, et comme je ne veux pas me séparer des plus aimables membres de la sociliété, j'ai résolu de conduire encore l'inversable, et de me remiser à la Belle-Sauvage, ce qu'est mon élément naturel, Sammy.

—Et qu'est-ce que la boutique deviendra?

—La boutique, mon garçon, fonds, crientèle et ameublement, sera vendue par un bon contrat, et comme ta belle-mère m'en a montré le désir avant de mourir, sur le prix de la vente on relèvera deux cents livres sterling, qui seront placées en ton nom dans les.... Comment appelles-tu ces machines-là?

—Quelles machines?

—Ces histoires qui sont toujours à monter et à descendre dans la cité.

—Les omnibus?

—Non, ces histoires qui sont toujours en fluctuation, et qui s'entremêlent continuellement, d'une manière ou d'une autre, avec la dette nationale, les bons du trésor et tout ça?

—Ah! les fonds publics.

—Oui, les fontes publiques. Deux cents livres sterling, qui seront placées pour toi dans les fontes, quatre et demi pour cent, Sammy.

—C'est très-aimable de la part de la vieille lady, d'avoir pensé à moi, et je lui en suis fort obligé.

—La reste sera plaça en mon nom, et quand je recevrai ma feuille de route, ça te reviendra. Ainsi prends garde de ne pas tout dépenser d'un coup, mon garçon, et fais attention qu'il n'y ait pas quelque veuve qui se doute de ta fortune, ou bien te voilà enfoncé!»

Ayant proféré cet avertissement paternel, M. Weller reprit sa pipe avec une contenance plus sereine, son esprit étant en apparence considérablement soulagé par la révélation qu'il venait de faire à son fils.

«On frappe, dit Sam au bout d'un moment.

—Laisse-les frapper,» répondit son père avec dignité.

Sam demeurant donc immobile, un autre coup se fit entendre, puis un autre, puis une longue succession de coups, et Sam demandant pourquoi la personne qui tapait n'était pas admise:

«Chut! murmura M. Weller avec un air d'appréhension; n'y fais pas attention, Sammy, c'est une veuve peut-être.»

Au bout de quelque temps l'invisible tapeur, remarquant qu'on ne s'occupait pas de lui, s'aventura à entr'ouvrir la porte pour jeter un coup d'œil dans la chambre, et l'on aperçut alors par l'ouverture, non pas une tête féminine, mais les longs cheveux noirs et la face rougeaude de M. Stiggins.

La pipe du vieux cocher lui tomba des mains.

Le révérend gentleman entre-bâilla la porte par un mouvement presque imperceptible, jusqu'à ce que l'ouverture fût assez large pour permettre le passage de son corps décharné, puis il se glissa dans la chambre et referma la porte avec soin et sans faire de bruit. Se tournant alors vers Sam il leva ses yeux et ses mains vers le plafond, en témoignage du chagrin inexprimable que lui avait causé la calamité tombée sur la famille; puis il porta le grand fauteuil dans un coin, auprès du feu, et s'asseyant sur le bord du siége, tira de sa poche un mouchoir brun, et l'appliqua à ses yeux.

Tandis que ceci se passait, M. Weller était demeuré sur sa chaise, les yeux démesurément ouverts, les mains plantées sur ses genoux, et toute sa contenance exprimant la stupéfaction la plus accablante. Sam placé vis-à-vis de lui attendait en silence et avec une inquiète curiosité, la fin de cette scène.

M. Stiggins tint, pendant quelques minutes, le mouchoir brun devant ses yeux, tout en gémissant d'une manière décente. Ensuite, ayant surmonté sa tristesse par un violent effort, il remit son mouchoir dans sa poche et l'y boutonna; après quoi il attisa le feu, frotta ses mains, et regarda Sam.

«Oh! mon jeune ami, dit-il en rompant le silence, mais d'une voix très-basse; voilà une terrible affliction pour moi.»

Sam baissa légèrement la tête.

«Et pour l'impie également! Cela fait saigner le cœur.»

Sam crut entendre son père murmurer quelque chose sur un nez qui pourrait bien aussi saigner; mais M. Stiggins ne l'entendit point.

Le révérend rapprocha sa chaise de Sam.

«Savez-vous, jeune homme, lui dit-il, si elle a légué quelque chose à Emmanuel?

—Qui c'est-il? demanda Sam.

—La chapelle..., notre chapelle..., notre troupeau, monsieur Samuel.

—Elle n'a rien laissé pour le troupeau, rien pour le berger, rien pour les animaux, ni pour les chiens non plus,» répondit Sam d'un ton décisif.

M. Stiggins regarda Sam finement, jeta un coup d'œil au vieux gentleman qui avait fermé les yeux, comme s'il s'était endormi, et rapprochant encore sa chaise de Sam, lui dit:

«Rien pour moi, monsieur Samuel?»

Sam secoua la tête.

«Il me semble qu'il doit y avoir quelque chose, dit Stiggins en devenant aussi pâle que cela lui était possible. Rappelez-vous bien, monsieur Samuel, pas un petit souvenir?

—Pas seulement la valeur de votre vieux parapluie.

—Peut-être, reprit avec hésitation M. Stiggins, après quelques minutes de réflexion profonde; peut-être qu'elle m'a recommandé aux soins de l'impie?

—C'est fort probable, d'après ce qu'il m'a dit. Il me parlait de vous tout à l'heure.

—Vraiment! s'écria M. Stiggins en se rassérénant. Ah! il est changé, je l'espère? Nous pourrons vivre très-confortablement ensemble maintenant, monsieur Samuel. Je pourrai prendre soin de son bien, quand vous serez partis; bien du soin, croyez-moi.»

Tirant du fond de sa poitrine un long soupir, M. Stiggins s'arrêta pour attendre une réponse; Sam baissa la tête, et M. Weller laissa exhaler un son extraordinaire qui n'était ni un gémissement, ni un grognement, ni un râlement, mais qui paraissait participer, en quelque degré, du caractère de tous les trois.

M. Stiggins, encouragé par ce son, qu'il expliqua comme un signe de repentir, regarda autour de lui, frotta ses mains, pleura, sourit, pleura sur nouveaux frais; et ensuite, traversant doucement la chambre, prit un verre sur une tablette bien connue, et y mit gravement quatre morceaux de sucre. Ce premier acte accompli, il regarda de nouveau autour de lui, et soupira lugubrement, puis il entra à pas de loup dans le comptoir, et revenant avec son verre à moitié plein de rhum, il s'approcha de la bouilloire qui chantait gaiement sur le foyer, mélangea son grog, le remua, le goûta, s'assit, but une longue gorgée, et s'arrêta pour reprendre haleine.

M. Weller, qui avait continué à faire d'effrayants efforts pour paraître endormi, ne hasarda pas la plus légère remarque pendant ces opérations, mais quand M. Stiggins s'arrêta pour reprendre haleine, il se précipita sur lui, arracha le verre de ses mains, lui jeta au visage le restant du grog, lança le verre dans la cheminée, et saisissant par le collet le révérend gentleman, lui détacha soudainement des coups de pied par derrière, en accompagnant chaque application de sa botte de violents et incohérents anathèmes, sur toute la personne du berger étourdi.

«Sammy, dit-il en s'arrêtant un moment, enfonce-moi solidement mon chapeau.»

En fils soumis, Sam enfonça le chapeau paternel orné de la longue bande de crêpe, et le brave cocher, reprenant ses occupations plus activement que jamais, roula avec M. Stiggins à travers le comptoir, à travers le passage, à travers la porte de la rue, et arriva dans la rue même, les coups de pied continuant tout le long du chemin, et leur violence, loin de diminuer, paraissant s'augmenter encore, chaque fois que la botte se levait.

C'était un superbe et réjouissant spectacle, de voir l'homme au nez rouge, dont le corps tremblait d'angoisse, se tordre dans les serres de M. Weller tandis que les coups de pied se succédaient furieusement. Mais l'intérêt redoubla, lorsque le puissant cocher, après une lutte gigantesque, plongea la tête de M. Stiggins dans une auge pleine d'eau, et l'y tint enfoncée jusqu'à ce qu'il fût presque suffoqué.

«Voilà! dit-il enfin en permettant au révérend de retirer sa tête de l'auge, et en mettant toute son énergie dans un dernier coup de pied. Envoyez-moi ici quelques-uns de vos paresseux de bergers, et je les réduirai en gelée, puis je les délayerai ensuite. Sammy, donne-moi le bras, et verse-moi un verre d'eau-de-vie, je suis tout hors d'haleine, mon garçon.»




CHAPITRE XXIV.

Comprenant la sortie finale de MM. Jingle et Job Trotter, avec une grande matinée d'affaires dans Gray's Inn square, terminée par un double coup frappé à la porte de M. Perker.

Lorsque M. Pickwick, après de prudentes préparations et de nombreuses assurances qu'il n'y avait pas la plus petite raison d'être découragé, eut appris à Arabelle le résultat peu satisfaisant de sa visite à Birmingham, elle fondit en larmes et se plaignit en termes touchants, d'être un malheureux sujet de discorde entre le père et le fils.

«Ma chère enfant, dit M. Pickwick avec bonté, ce n'est pas du tout votre faute. Il était impossible de prévoir que le vieux Winkle serait si fortement prévenu contre le mariage de son fils. Je suis sûr, ajouta-t-il en regardant son joli visage, qu'il ne se doute pas de tout le plaisir qu'il se refuse.

—Oh! mon cher monsieur Pickwick, reprit Arabelle, que ferons-nous s'il continue à être en colère contre nous?

—Nous attendrons patiemment qu'il se ravise, ma chère enfant, répliqua l'excellent homme d'un air conciliant.

—Mais, mon cher monsieur Pickwick, qu'est-ce que Nathaniel deviendra si son père lui retire son assistance.

—En ce cas-là, ma chère petite, je parierais bien qu'il trouvera quelque autre ami pour l'aider à faire son chemin dans le monde.»

La signification de cette réponse s'était pas assez voilée pour qu'Arabelle ne la comprît point: aussi jetant ses bras autour du cou de M. Pickwick, elle l'embrassa tendrement, et sanglota encore plus fort.

«Allons, allons! dit-il en prenant ses mains nous attendrons encore quelques jours, et nous verrons s'il écrit ou s'il fait quelque autre réponse à la communication de votre mari. Si nous ne recevons pas de nouvelles, j'ai dans la tête une douzaine de plans, dont un seul suffirait pour vous rendre heureux sur-le-champ. Voilà, ma chère, voilà.»

En disant ces mots, M. Pickwick pressa doucement la main d'Arabelle, et l'invita à sécher ses larmes, pour ne point tourmenter son mari. Aussitôt, la jeune femme, qui était la meilleure petite créature du monde, mit son mouchoir dans son sac, et lorsque M. Winkle arriva, il trouva sur sa physionomie le même gracieux sourire et les mêmes regards étincelants qui l'avaient originairement captivé.

«Voilà une situation affligeante pour ces deux jeunes gens, pensa M. Pickwick, en s'habillant le lendemain matin. Je vais aller jusque chez Perker, et le consulter là-dessus.» Comme il était en outre invité à se rendre chez le bon petit avoué par un vif désir de régler son compte avec lui, il déjeuna à la hâte, et exécuta ses intentions si rapidement, qu'il s'en fallait encore de dix minutes que l'horloge eût sonné dix heures quand il atteignit Gray's Inn.

Lorsqu'il se trouva sur le carré où s'ouvrait l'étude de Perker, les clercs n'étaient pas arrivés et il se mit à la fenêtre pour passer le temps.

Le soleil, tant célébré, d'une belle matinée d'octobre, semblait égayer un peu les vieilles maisons elles-mêmes, et quelques-unes des fenêtres vermoulues paraissaient presque joyeuses, grâce à l'influence de ses rayons. Les clercs, arrivant par les diverses portes, se précipitaient l'un après l'autre dans le square, et regardant la grande horloge, diminuaient ou augmentaient leur vitesse, suivant l'heure à laquelle leur bureau devait s'ouvrir; les gens de neuf heures et demie, devenant tout à coup fort empressés, et les gentlemen de dix heures retombant dans une lenteur aristocratique. L'horloge sonna dix heures, et le flot des clercs se répandit plus vite que jamais, chacun d'eux arrivant en plus grande transpiration que son prédécesseur. Le bruit des portes ouvertes et fermées retentissait de tous les côtés; des têtes apparaissaient, comme par enchantement, à chaque fenêtre; les commissionnaires prenaient leur place pour la journée; les femmes de ménage, en savates, se retiraient précipitamment; le facteur courait de maison en maison, et toute la ruche légale se montrait pleine d'agitation.

«Vous voilà de bien bonne heure, monsieur Pickwick, dit une voix derrière notre savant ami.

—Ah! ah! monsieur Lowten! répliqua M. Pickwick en se retournant.

—Il fait joliment chaud à marcher, reprit Lowten en tirant de sa poche une clef Bramah, garnie d'un petit fausset, pour empêcher l'entrée de la poussière.

—Il paraît que vous vous en êtes aperçu, dit M. Pickwick au clerc qui était rouge comme une écrevisse.

—Je suis venu un peu vite. Il était neuf heures et demie quand j'ai traversé le Polygone; mais comme je suis arrivé avant lui, ça m'est égal!»

Consolé par cette réflexion, M. Lowten ôta la cheville de sa clef, ouvrit la porte, rechevilla et rempocha son bramah, recueillit les lettres que le facteur avait mises dans la boîte, et introduisit M. Pickwick dans son cabinet. Là, en un clin d'œil, il se dépouilla de son habit, tira d'un pupitre et endossa un vêtement râpé jusqu'à la corde, accrocha son chapeau, tira quelques feuilles de papier-cartouche, disposées par lits alternatifs avec des feuillets de papier buvard, et posant sa plume sur son oreille, frotta ses mains avec un air de grande satisfaction.

«Vous voyez, monsieur Pickwick, me voilà au grand complet! J'ai mis mon habit de bureau, ma boutique est ouverte; il peut venir maintenant aussi vite qu'il voudra. Est-ce que vous n'avez pas une prise de tabac à me donner?

—Je n'en ai pas, malheureusement.

—Tant pis! mais c'est égal, je vais courir chercher une bouteille de soda-water. N'ai-je pas quelque chose de drôle dans les yeux, monsieur Pickwick?»

Le philosophe consulté examina d'une certaine distance les yeux de M. Lowten, et exprima son opinion qu'ils n'avaient rien de plus drôle qu'à l'ordinaire.

«J'en suis bien aise, reprit leur possesseur. Nous ne nous en sommes pas mal donné, la nuit passée, à la Souche, et je me sens tout farce, ce matin.—À propos, Perker s'occupe de votre affaire.

--Quelle affaire? Les frais pour mistress Bardell?

—Non, l'affaire du débiteur pour qui nous avons racheté les dettes, par votre ordre, à un rabais de cinquante pour cent. Perker va le tirer de prison et l'envoyer à Demerary.

—Ha! M. Jingle, dit vivement M. Pickwick. Eh bien!

—Eh bien! tout est arrangé, répondit Lowten, en surcoupant sa plume. L'agent de Liverpool a dit qu'il avait été obligé par vous bien des fois, quand vous étiez dans les affaires, et qu'il le prendrait avec plaisir, sur votre recommandation.

—C'est très-bien, répondit M. Pickwick; j'en suis charmé.

—Mais, reprit Lowten en grattant une autre plume avec le dos de son canif avant de la tailler; l'autre est-il bonasse!

—Quel autre?

—Eh! mais, le domestique, ou l'ami,... vous savez bien,... Trotter.

—Bah! fit M. Pickwick, avec un sourire, j'ai toujours pensé de lui tout le contraire.

—Eh bien! moi aussi, d'après le peu que j'en avais vu. Cela montre seulement comment on est trompé. Qu'est-ce que vous diriez s'il s'en allait à Demerary aussi?

—Quoi? il renoncerait à ce qu'on lui offre ici?

—Il a reçu comme rien l'offre que lui faisait Perker de dix-huit shillings par semaine, avec de l'avancement s'il se comportait bien. Il dit qu'il ne peut pas quitter l'autre. Il a persuadé à Perker d'écrire sur nouveaux frais, et on lui a trouvé quelque chose sur la même propriété... d'un peu moins avantageux que ce qu'obtiendrait un convict dans la Nouvelle-Galles au sud, s'il paraissait devant le tribunal avec des habits neufs.

—Quelle folie! s'écria M. Pickwick avec des yeux brillants, quelle folie!

—Oh! c'est pire que de la folie, c'est de la véritable bassesse, comme vous voyez, répliqua Lowten en coupant sa plume d'un air méprisant. Il dit que c'est le seul ami qu'il ait jamais eu, et qu'il lui est attaché, et tout ça. L'amitié est certainement une très-bonne chose, dans son genre. Par exemple, après notre grog, nous sommes tous très-bons amis, à la Souche, où chacun paye son écot. Mais le diable emporte celui qui se sacrifierait pour un autre, n'est-ce pas? Un homme ne doit avoir que deux attachements: l'un pour le premier des pronoms personnels, l'autre pour les dames en général; voilà mon système, ha! ha! ha!»

M. Lowten termina cette profession du foi par un bruyant éclat de rire, moitié joyeux, moitié dérisoire, mais qui fut coupé court par le bruit des pas de Perker sur l'escalier. En l'entendant approcher, le clerc s'élança sur son tabouret avec une agilité remarquable, et se mit à écrire furieusement.

Les salutations entre M. Pickwick et son conseiller légal furent cordiales et chaudes, mais le client était à peine étendu dans le fauteuil de l'avoué, quand un coup se fit entendre à la porte, et une voix demanda si M. Perker était là.

«Écoutez, dit le petit homme, c'est un de nos vagabonds; Jingle lui-même, mon cher monsieur. Voulez-vous le voir?...

—Qu'en pensez-vous? demanda M. Pickwick en hésitant.

—Je pense que vous ferez bien. Allons, monsieur... chose... entrez.»

Obéissant à cette invitation familière, Jingle et Job entrèrent dans la chambre; mais, apercevant M. Pickwick, ils s'arrêtèrent avec confusion.

«Eh bien, dit Perker, reconnaissez-vous ce gentleman?

—Bonnes raisons pour cela, répliqua Jingle en s'avançant. Monsieur Pickwick, les plus grandes obligations, sauvé la vie, remis à flot. Vous ne vous en repentirez jamais, monsieur.

—Je suis charmé de vous l'entendre dire, répondit M. Pickwick. Vous avez bien meilleure mine.

—Grâces à vous, monsieur. Grand changement. La prison de Sa Majesté, malsaine, très-malsaine,» dit Jingle en hochant la tête.

Il était proprement et décemment vêtu, ainsi que Job, qui se tenait debout derrière lui, regardant fixement M. Pickwick avec un visage d'airain.

«Quand partent-ils pour Liverpool? demanda M. Pickwick à son avoué.

—Ce soir, monsieur, à sept heures, dit Job en avançant d'un pas; par la grande diligence de la cité, monsieur.

—Les places sont retenues?

—Oui, monsieur.

—Et vous êtes tout à fait décidé à partir?

—Tout à fait, monsieur.

—Quant à l'équipement de Jingle, dit Perker en s'adressant tout haut à M. Pickwick, j'ai pris sur moi de faire un arrangement pour déduire, tous les trois mois, de son salaire, une petite somme, et pour nous rembourser ainsi de l'argent qu'il a fallu avancer. Je désapprouve entièrement que vous fassiez pour lui quelque chose qu'il ne reconnaîtrait pas par ses propres efforts et par sa bonne conduite.

—Certainement, interrompit Jingle avec fermeté. Esprit juste, homme du monde, il a raison, parfaitement raison.

—En désintéressant ses créanciers, en retirant ses habits mis en gage, en le nourrissant dans la prison, en payant le prix de son passage, continua Perker sans s'occuper de l'observation de Jingle, vous avez déjà perdu plus de cinquante livres sterling....

—Pas perdus! s'écria Jingle précipitamment, tout sera remboursé. Je travaillerai comme un cheval jusqu'au dernier liard. La fièvre jaune, peut-être... ça ne peut pas s'empêcher... sinon....»

Jingle s'arrêta, et, frappant le fond de son chapeau avec violence, passa sa main sur ses yeux et s'assit.

«Il veut dire, ajouta Job en s'avançant de quelques pas, il veut dire que s'il n'est pas emporté par la fièvre jaune, il remboursera tout l'argent. S'il vit, il le fera, monsieur Pickwick; j'y tiendrai la main. Je suis sûr qu'il le fera, monsieur, répéta Job avec beaucoup d'énergie; j'en ferais volontiers serment.

—Bien, bien,» dit M. Pickwick, qui, pour arrêter l'énumération de ses bienfaits, avait fait au petit avoué une douzaine de signes que celui-ci s'était obstiné à ne point remarquer. «Je vous engage seulement à jouer plus modérément à la crosse, monsieur Jingle, et à ne point renouer connaissance avec sir Thomas Blazo. Moyennant cela, je ne doute pas que vous ne conserviez votre santé.»

M. Jingle sourit à cette saillie, mais en même temps il avait l'air embarrassé, aussi M. Pickwick changea-t-il de sujet en disant: «Savez-vous ce qu'est devenu un de vos amis, un pauvre diable, que j'ai vu à Rochester?

—Jemmy le lugubre? demanda Jingle.

—Oui.

—Gaillard malin, reprit Jingle en branlant la tête, drôle de corps, génie mystificateur, frère de Job.

—Frère de Job! s'écria M. Pickwick. Eh bien, maintenant que j'y regarde de plus prés, je trouve de la ressemblance.

—On en a toujours trouvé entre nous, dit Job avec un grain de malice dans le coin de ses yeux; seulement, j'étais réellement d'une nature sérieuse, et lui tout le contraire. Il a émigré en Amérique, monsieur, parce qu'on s'occupait trop de lui dans ce pays-ci. Nous n'en avons plus entendu parler depuis.

—Cela m'explique pourquoi je n'ai pas reçu la page du roman de la vie réelle qu'il m'avait promise un matin sur le pont de Rochester, où il paraissait méditer un suicide. Je puis apparemment me dispenser de demander si sa conduite lugubre était naturelle ou affectée? continua M. Pickwick en souriant.

—Il savait jouer tous les rôles, monsieur, et vous devez vous regarder comme très-heureux de lui avoir échappé si aisément. Ç'aurait été pour vous une connaissance encore plus dangereuse que....»

Job regarda Jingle, hésita et ajouta finalement:

«Que..., que moi-même.

—Savez-vous que votre famille donnait beaucoup d'espérances, monsieur Trotter? dit le petit avoué en cachetant une lettre qu'il venait d'écrire.

—C'est vrai, monsieur, beaucoup.

—J'espère que vous allez la déshonorer, reprit Perker en riant. Donnez cette lettre à l'agent, quand vous arriverez à Liverpool, et permettez-moi de vous engager, gentlemen, à ne pas être trop habiles en Amérique. Si vous manquiez cette occasion de vous réhabiliter, vous mériteriez richement d'être pendus tous les deux, comme j'espère dévotement que vous le seriez. Maintenant, vous pouvez me laisser seul avec M. Pickwick, car nous avons des affaires à terminer, et le temps est précieux.»

En disant cela, Perker regarda la porte, avec le désir évident de rendre les adieux aussi brefs que possible.

Ils furent assez brefs, en effet, de la part de Jingle. Il remercia par quelques paroles précipitées le petit avoué de la bonté et de la promptitude qu'il avait déployées pour le secourir; puis, se tournant vers son bienfaiteur, il resta immobile pendant quelques secondes, comme incertain de ce qu'il devait faire ou dire. Job Trotter termina sa perplexité, car, ayant fait à M. Pickwick un salut humble et reconnaissant, il prit doucement son ami par le bras, et l'emmena hors de la chambre.

«Un digne couple! dit Perker lorsque la porte se fut refermée derrière eux.

—J'espère qu'ils le deviendront, répliqua M. Pickwick. Qu'en pensez-vous? Y a-t-il quelques chances pour qu'ils s'amendent?»

Perker haussa les épaules, mais observant l'air désappointé de M. Pickwick, il répondit:

«Nécessairement il y a une chance; j'espère qu'elle sera bonne. Ils sont évidemment repentants, maintenant; mais, comme vous le savez, ils ont encore le souvenir tout frais de leurs souffrances récentes. Ce qu'ils feront quand ce souvenir se sera effacé, c'est un problème que ni vous ni moi ne pouvons résoudre. Cependant, mon cher monsieur, ajouta-t-il en posant sa main sur l'épaule de M. Pickwick, votre action est également honorable, quel qu'en soit le résultat. Je laisse à des têtes plus habiles que la mienne le soin de décider si cette espèce de bienveillance, si clairvoyante, qu'elle s'exerce rarement, de peur de s'exercer mal à propos, est une charité réelle ou bien une contrefaçon mondaine de la charité. Mais, quand ces deux gaillards-ci commettraient un Vol qualifié dès demain, mon opinion sur votre conduite n'en serait pas moins toujours la même.»

Ayant débité ce discours d'une manière plus animée que ce n'est l'habitude des gens d'affaires, il approcha sa chaise de son bureau et écouta le récit que lui fit M. Pickwick de l'obstination du vieux M. Winkle.

«Donnez-lui une semaine, dit-il en hochant la tête d'une manière prophétique.

—Pensez-vous qu'il se rendra?

—Mais, oui; autrement, il faudrait essayer les moyens de persuasion de la jeune dame, et c'est même par où tout autre que vous aurait commencé.»

M. Perker prenait une prise de tabac avec diverses contractions grotesques de sa physionomie, en honneur du pouvoir persuasif des jeunes ladies, lorsqu'on entendit dans le premier bureau un murmure de demandes et de réponses; après quoi, Lowten frappa à la porte du cabinet.

«Entrez!» cria le petit homme.

Le clerc entra et ferma la porte après lui d'un air mystérieux.

«Qu'est-ce qu'il y a? lui dit Perker.

—On vous demande, monsieur.

—Qui donc?»

Lowten regarda M. Pickwick et fit entendre une légère toux.

«Qui est-ce qui me demande? Est-ce que vous ne pouvez pas parler, monsieur Lowten?

—Eh! mais, monsieur, MM. Dodson et Fogg.

—Parbleu! s'écria le petit homme en regardant à sa montre, je leur ai donné rendez-vous ce matin à onze heures et demie pour terminer votre affaire, Pickwick. C'est fort embarrassant; que ferez-vous, mon cher monsieur? Voudriez-vous passer dans la chambre à côté?»

La chambre à côté étant précisément celle dans laquelle se trouvaient Dodson et Fogg, M. Pickwick répliqua avec une contenance animée et beaucoup de marques d'indignation qu'il voulait rester où il était, attendu que MM. Dodson et Fogg devaient être honteux de paraître devant lui, mais que lui pouvait les regarder en face sans rougir, circonstance qu'il priait instamment M. Perker de noter.

«Très-bien, mon cher monsieur, répliqua M. Perker. Je vous dirai seulement que, si vous vous attendez à ce que Dodson ou Fogg montrent quelques symptômes de honte ou de confusion en vous regardant ou en regardant qui que ce soit en face, vous êtes l'homme le plus jeune que j'aie jamais rencontré. Faites-les entrer, monsieur Lowten.»

M. Lowten disparut en riant tout bas; et, revenant bientôt après, introduisit formellement les associés, Dodson d'abord, et Fogg ensuite.

«Vous avez déjà vu M. Pickwick, je pense, dit Perker en inclinant sa plume dans la direction où le philosophe était assis.

—Comment vous portez-vous, monsieur Pickwick? cria Dodson d'une voix bruyante.

—Eh! eh! comment vous portez-vous, monsieur Pickwick? reprit Fogg en approchant sa chaise et en regardant autour de lui avec un sourire. J'espère que vous n'allez pas mal ce soir? Je savais bien que je connaissais votre figure.»

M. Pickwick inclina fort légèrement la tête en réponse à ces salutations, puis, voyant que Fogg tirait un paquet de sa poche, il se leva et se retira dans l'embrasure de la croisée.

«Il n'y a pas besoin que M. Pickwick se dérange, monsieur Perker, dit Fogg en détachant le cordon rouge qui entourait le petit paquet et en souriant encore plus agréablement. M. Pickwick connaît déjà cette affaire-là. Il n'y a point de secret entre nous, j'espère. Hé! hé! hé!

—Non; il n'y en a guère, ajouta Dodson; ha! ha! ha!» et les deux partenaires se mirent à rire joyeusement, comme on fait d'ordinaire quand on va recevoir de l'argent.

—M. Pickwick a bien acheté le droit de tout voir, reprit Fogg d'un air notablement spirituel. Le montant des sommes taxées est de cent trente-trois livres sterling six shillings et quatre pence, monsieur Perker.»

Perker et Fogg s'occupèrent alors attentivement à comparer des papiers, à tourner des feuillets, et, pendant ce temps, Dodson dit à M. Pickwick d'une manière affable:

«Vous ne m'avez pas l'air tout à fait aussi solide que la dernière fois où j'ai eu le plaisir de vous voir, monsieur Pickwick.

—C'est possible, monsieur, répliqua notre héros, qui avait lancé sur les deux habiles praticiens mille regards d'indignation, sans produire sur eux le plus léger effet. C'est très-probable, monsieur. J'ai été dernièrement tourmenté et persécuté par des fripons, monsieur.»

Perker toussa violemment et demanda à M. Pickwick s'il ne voulait pas jeter un coup d'œil sur le journal; mais celui-ci répondit par la négative la plus décidée.

«Effectivement, reprit Dodson, je parierais que vous avez été tourmenté dans la prison. Il y a là de drôles de gens. Où était votre appartement, monsieur Pickwick?

—Mon unique chambre était à l'étage du café.

—Oh! en vérité! C'est, je pense, la partie la plus agréable de l'établissement.

—Très-agréable,» répliqua sèchement M. Pickwick.

Le sang-froid de ce misérable était bien fait pour exaspérer une personne d'un tempérament irritable. M. Pickwick restreignit sa colère par des efforts gigantesques; mais quand Perker eut écrit un mandat pour le montant de la somme, et lorsque Fogg le déposa dans son portefeuille avec un sourire triomphant, qui se communiqua également à la contenance de Dodson, il sentit que son sang montait dans ses joues en bouillonnant d'indignation.

«Allons, monsieur Dodson, dit Fogg en empochant son portefeuille et en mettant ses gants, je suis à vos ordres.

—Très-bien, répondit Dodson en se levant; je suis aux vôtres.

—Je me trouve très-heureux, reprit Fogg, adouci par le mandat qu'il avait empoché, je me trouve très-heureux d'avoir eu le plaisir de faire la connaissance de monsieur Pickwick. J'espère, monsieur, que vous n'avez plus aussi mauvaise opinion de nous, que la première fois où nous avons eu le plaisir de vous rencontrer.

—J'espère que non, ajoute Dodson avec le ton d'élévation d'une vertu calomniée. Vous nous connaissez mieux maintenant monsieur Pickwick; mais quelle que puisse être votre opinion des gentlemen de notre profession, je vous prie de croire, monsieur, que je ne conserve pas de rancune contre vous, pour les sentiments qu'il vous a plu d'exprimer dans notre bureau de Freeman's Court Cornhill, lors de la circonstance à laquelle mon associé vient de faire allusion.

—Oh! non, nous dit Fogg avec une charité toute chrétienne.

—Notre conduite, monsieur, poursuivit l'autre associé, parlera pour elle-même et se justifiera d'elle-même, en toutes occasions. Nous avons été dans la profession pas mal d'années, monsieur Pickwick, et nous avons mérité la confiance de beaucoup d'honorables clients. Je vous souhaite le bonjour, monsieur.

—Bonjour, monsieur Pickwick, dit Fogg; en parlant ainsi, il mit son parapluie sous son bras, ôta son gant droit, et tendit une main conciliatrice au philosophe indigné. Celui-ci fourra aussitôt ses poignets sous les pans de son habit, et lança à l'avoué des regards pleins d'une surprise méprisante.

—Lowten! s'écria au même instant M. Perker, ouvrez la porte!

—Attendez un instant, dit M. Pickwick. Je veux parler, Perker.

—Mon cher monsieur, interrompit le petit avoué, qui, pendant toute cette entrevue, avait été dans un état d'appréhension nerveuse, mon cher monsieur, en voilà assez sur ce sujet. Restons-en là, je vous supplie, monsieur Pickwick.

—Monsieur, reprit M. Pickwick avec vivacité, je ne veux pas qu'on me fasse taire!—Monsieur Dodson, vous m'avez adressé quelques observations....»

Dodson se retourna, pencha doucement la tête et sourit.

«Vous m'avez adressé quelques observations, répéta M. Pickwick, presque hors d'haleine, et votre associé m'a tendu la main, et tous les deux vous avez pris avec moi un ton de générosité et de magnanimité! C'est là un excès d'impudence auquel je ne m'attendais pas, même de votre part.

—Quoi, monsieur? s'écria Dodson.

—Quoi, monsieur? répéta Fogg.

—Savez-vous bien que j'ai été victime de vos perfides complots? Savez-vous que je suis l'homme que vous avez emprisonné et volé? Savez-vous que vous êtes les avoués de la plaignante, dans Bardell et Pickwick.

—Oui, monsieur, nous savons cela, repartit Dodson.

—Nécessairement, nous le savons, ajouta Fogg en frappant sur sa poche, peut-être par hasard.

—Je vois que vous vous en souvenez avec satisfaction, reprit M. Pickwick en essayant, pour la première fois de sa vie, de produire un rire amer, et en l'essayant tout à fait en vain. Quoique j'aie longtemps désiré de vous dire, en termes clairs et nets, quelle est mon opinion de votre conduite, j'aurais laissé passer cette occasion, par déférence pour les désirs de mon ami Perker, sans le ton inexcusable que vous avez pris et sans votre insolente familiarité. Je dis insolente familiarité, monsieur! répéta M. Pickwick en se retournant vers Fogg, avec une vivacité qui fit battre l'autre en retraite jusqu'à la porte.

—Prenez garde, monsieur! s'écria Dodson, qui, quoique le plus grand et le plus gros des deux, s'était prudemment retranché derrière Fogg, et qui parlait par-dessus la tête de son associé avec un visage très-pâle. Laissez-vous maltraiter, monsieur Fogg; ne lui rendez point ses coups sous aucun prétexte.

—Non, non, je ne les lui rendrai pas, dit Fogg en se reculant un peu plus, au soulagement évident de son associé, qui se trouvait ainsi arrivé au bureau extérieur.

—Vous êtes, continua M. Pickwick en reprenant le fil de son discours, vous êtes une paire bien assortie de vils chicaneurs, de fripons, de voleurs....

—Allons, interrompit Perker, est-ce là tout?

—Tout se résume là dedans, reprit M. Pickwick. Ce sont de vils chicaneurs, des fripons, des voleurs!

—Bien, bien, reprit Perker d'un ton conciliant. Mes chers messieurs, il a dit tout ce qu'il avait à dire. Maintenant, je vous en prie, allez-vous-en. Lowten, la porte est-elle ouverte?»

M. Lowten qui riait dans le lointain, répondit affirmativement.

—Allons, allons; adieu, adieu; allons, mes chers messieurs; monsieur Lowten, la porte, cria le petit homme en poussant Dodson et Fogg hors de son bureau. Par ici, mes chers messieurs. Terminons cela, je vous en prie. Que diable, monsieur Lowten, la porte! Pourquoi ne reconduisez-vous pas, monsieur?

—S'il y a quelque justice en Angleterre, dit Dodson en mettant son chapeau et en regardant M. Pickwick, vous nous payerez cela, monsieur!

—Vous êtes une paire de voleurs!

—Souvenez-vous que vous nous le payerez bien! cria Fogg en agitant son poing.

—Chicaneurs! fripons! voleurs! continua M. Pickwick sans s'embarrasser des menaces qui lui étaient adressées.

—Voleurs! cria-t-il en courant sur le carré pendant que les deux avoués descendaient.

—Voleurs!» vociféra-t-il en s'échappant des mains de Lowten et de Perker et en mettant sa tête à la fenêtre de l'escalier.

Quand M. Pickwick retira sa tête de la fenêtre, sa physionomie était radieuse, souriante et tranquille, et en rentrant dans le bureau, il déclara que son esprit était soulagé d'un grand poids, et qu'il se trouvait maintenant tout à fait heureux.

Perker ne dit rien du tout jusqu'à ce qu'il eut vidé sa tabatière et renvoyé Lowten pour la remplir; mais alors il fut saisi d'un accès de fou rire, qui dura cinq minutes, à l'expiration desquelles il fit observer qu'il devrait se mettre en colère, mais qu'il ne pouvait pas encore penser sérieusement à cette affaire, et qu'il se fâcherait dès qu'il le pourrait.

«Maintenant, dit M. Pickwick, je voudrais bien régler mon compte avec vous.

—Est-ce de la même manière que vous avez réglé l'autre? demanda Perker en recommençant à rire.

—Non, pas exactement, répondit le philosophe, en tirant son portefeuille, et en secouant cordialement la main du petit avoué. Je veux parler seulement de notre compte pécuniaire. Vous m'avez donné plusieurs preuves d'amitié dont je ne pourrai jamais m'acquitter, ce que d'ailleurs je ne désire pas, car je préfère continuer à rester votre obligé.»

Après cette préface, les deux amis s'enfoncèrent dans des comptes fort compliqués, qui furent régulièrement exposés par Perker, et immédiatement soldés par M. Pickwick, avec beaucoup d'expressions d'affection et d'estime.

À peine cette opération était-elle terminée, qu'on entendit frapper à la porte du carré, de la manière la plus violente et la plus épouvantable. Ce n'était pas un double coup ordinaire, mais une succession constante et non interrompue de coups formidables, comme si le marteau avait été doué du mouvement perpétuel, ou comme si la personne qui l'agitait avait oublié de s'arrêter.

«Ah çà! qu'est-ce que cela? s'écria Perker en tressaillant.

—Je pense qu'on frappe à la porte, répondit M. Pickwick, comme s'il y avait pu avoir le moindre doute à cet égard.»

Le marteau fit une réponse plus énergique que n'auraient pu faire des paroles, car il continua à battre, sans un moment de relâche, et avec une force et un tapage surprenants.

«Si cela continue, dit Perker en faisant retentir sa sonnette, nous allons ameuter tout le quartier! Monsieur Lowten, n'entendez-vous pas qu'on frappe?

—J'y vais à l'instant, monsieur, répliqua le clerc.»

La marteau parut entendre la réponse, et pour assurer qu'il lui était impossible d'attendre plus longtemps, il fit un effroyable vacarme.

«C'est épouvantable! dit Perker en se bouchant les oreilles.»

M. Lowten, qui était en train de se laver les mains dans le cabinet noir, se précipita vers la porte, et tournant le bouton se trouva en présence d'une apparition, qui va être décrite dans le chapitre suivant.




CHAPITRE XXV.

Contenant quelques détails relatifs aux coups de marteau, ainsi que diverses autres particularités, parmi lesquelles figurent, notablement, certaines découvertes concernant M. Snodgrass et une jeune lady.

L'objet qui se présenta aux yeux du clerc, était un jeune garçon prodigieusement gras, revêtu d'une livrée de domestique, et se tenant debout sur le paillasson, mais avec les yeux fermés comme pour dormir. Lowten n'avait jamais vu un jeune garçon aussi gras, et sa corpulence extraordinaire, jointe au repos complet de sa physionomie, si différente de celle qu'on aurait dû raisonnablement attendre d'un si intrépide frappeur, le remplirent d'étonnement.

«Que voulez-vous? demanda le clerc.»

L'enfant extraordinaire ne répondit point un seul mot, mais il baissa la tête, et Lowten s'imagina l'entendre ronfler faiblement.

«D'où venez-vous?» reprit le clerc. Le gros garçon respira profondément, mais il ne bougea point.

Le clerc répéta trois fois ses questions, et ne recevant aucune réponse, il se préparait à fermer la porte, quand tout à coup le jeune garçon ouvrit les yeux, les cligna plusieurs fois, éternua et étendit la main, comme pour recommencer à frapper. S'apercevant que la porte était ouverte, il regarda autour de lui avec stupéfaction, et, à la fin, fixa ses gros yeux ronds sur le visage de Lowten.

«Pourquoi diable frappez-vous comme cela? lui demanda le clerc avec colère.

—Comme quoi? répondit le gros garçon d'une voix endormie.

—Comme quarante cochers de place.

—Parce que mon maître m'a dit de ne pas arrêter de frapper jusqu'à ce qu'on ouvre la porte, de peur que je m'endorme.

—Eh bien! quel message apportez-vous?

—Il est en bas.

—Qui?

—Mon maître; il veut savoir si vous êtes à la maison.»

En ce moment, M. Lowten imagina de mettre la tête à la fenêtre. Voyant dans son carrosse ouvert un vieux gentleman qui regardait en l'air avec anxiété, il lui fit signe, et le vieux gentleman descendit immédiatement.

—C'est votre maître qui est dans la voiture, je suppose, dit Lowten.»

Le gros garçon baissa la tête d'une manière affirmative.

Toute autre question fut rendue inutile par l'apparition du vieux Wardle, qui, ayant monté lestement l'escalier et reconnu Lowten, passa immédiatement dans la chambre de Perker.

«Pickwick! s'écria-t-il, votre main, mon garçon. C'est d'hier seulement que j'ai appris que vous vous étiez laissé mettre en cage. Comment avez-vous souffert cela, Perker?

—Je n'ai pas pu l'empêcher, mon cher monsieur, répliqua le petit avoué avec un sourire et une prise de tabac. Vous savez comme il est obstiné.

—Certainement, je le sais, mais je suis enchanté de le voir malgré cela. Ce n'est pas de sitôt que je le perdrai de vue.»

Ayant ainsi parlé, Wardle serra de nouveau la main de M. Pickwick, puis celle de Perker, et se jeta dans un fauteuil, son joyeux visage brillant plus que jamais de bonne humeur et de santé.

«Eh bien! dit-il, voilà de jolies histoires! Une prise de tabac, Perker mon garçon. Avez-vous jamais rien vu de pareil, hein?

—Que voulez-vous dire? demanda M. Pickwick.

—Ma foi! je pense que toutes les filles ont perdu la tête. Vous direz peut-être que cela n'est pas bien nouveau, mais c'est vrai néanmoins.

—Eh! mon cher monsieur, dit Perker, est-ce que vous êtes venu à Londres tout exprès pour nous apprendre cela?

—Non, non, pas tout à fait; quoique ce soit la principale cause de mon voyage. Comment va Arabelle?

—Très-bien, répondit M. Pickwick; et elle sera charmée de vous voir, j'en suis sûr.

—La petite coquette aux yeux noirs! J'avais grandement idée de l'épouser moi-même un de ces beaux jours, mais néanmoins je suis charmé de cela, véritablement.

—Comment l'avez-vous appris? demanda M. Pickwick.

—Oh! par mes filles naturellement. Arabelle leur a écrit avant-hier qu'elle s'était mariée sans le consentement du père de son mari, et que vous étiez allé pour le lui demander, quand son refus ne pourrait plus empêcher le mariage, et tout cela. J'ai pensé que c'était un bon moment pour donner une petite leçon à mes filles, pour leur faire remarquer quelle chose terrible c'était quand les enfants se mariaient sans le consentement de leurs parents, et le reste. Mais baste! je n'ai pas pu faire la plus légère impression sur elles. Elles trouvaient mille fois plus terrible qu'il y eût eu un mariage sans demoiselles d'honneur, et j'aurais aussi bien fait de prêcher Joe lui-même.»

Ici le vieux gentleman s'arrêta pour rire, et quand il s'en fut donné tout son content, il reprit en ces termes:

«Mais ce n'est pas tout, à ce qu'il paraît. Ce n'est là que la moitié des complots et des amourettes qui se sont machinés. Depuis six mois nous marchons sur des mines, et elles ont éclaté à la fin.

—Qu'est-ce que vous voulez dire, s'écria M. Pickwick, en pâlissant. Pas d'autre mariage secret, j'espère.

—Non! non! pas tout à fait aussi mauvais que cela; non.

—Quoi donc alors! suis-je intéressé dans l'affaire?

—Dois-je répondre à cette question, Perker?

—Si vous ne vous compromettez pas, en y répondant, mon cher monsieur.

—Eh bien! alors, dit M. Wardle en se tournant vers M. Pickwick; eh bien alors, oui, vous y êtes intéressé.

—Comment cela, demanda celui-ci avec anxiété. En quelle manière?

—Réellement, vous êtes un jeune gaillard si emporté, que j'ai presque peur de vous le dire. Néanmoins, si Perker veut s'asseoir entre nous, pour prévenir un malheur, je m'y hasarderai.»

Ayant fermé la porte de la chambre, et s'étant fortifié par une autre descente dans la tabatière de Perker, le vieux gentleman commença sa grande révélation en ces termes:

«Le fait est que ma fille Bella... Bella qui a épousé le jeune Trundle, vous savez?

—Oui, oui, nous savons, dit M. Pickwick avec impatience.

—Ne m'intimidez pas dès le commencement. Ma fille Bella, l'autre soir, s'assit à côté de moi lorsque Émily fut allée se coucher, avec un mal de tête, après m'avoir lu la lettre d'Arabelle; et commença à me parler de ce mariage. «Eh bien! papa, dit-elle, qu'est-ce que vous en pensez.—Ma foi, ma chère, répondis-je, j'aime à croire que tout ira bien.» Il faut vous dire que j'étais assis devant un bon feu, buvant mon grog paisiblement, et que je comptais bien, en jetant de temps en temps un mot indécis, l'engager à continuer son charmant petit babil. Mes deux filles sont tout le portrait de leur pauvre chère mère et plus je deviens vieux, plus j'ai de plaisir à rester assis en tête à tête avec elles. Dans ces moments-là, leur voix, leur physionomie, me reportent au temps le plus agréable de ma vie, me rendent encore aussi jeune que je l'étais alors, quoique pas tout à fait aussi heureux. «C'est un véritable mariage d'inclination, dit Bella après un moment de silence.—Oui, ma chère, répondis-je; mais ce ne sont pas toujours ceux qui réussissent le mieux....»

—Je soutiens le contraire! interrompit M. Pickwick avec chaleur.

—Très-bien; soutenez ce que vous voudrez, quand ce sera votre tour à parler, mais ne m'interrompez pas.

—Je vous demande pardon.

—Accordé. «Papa, dit Bella en rougissant un peu, je suis fâchée de vous entendre parler contre les mariages d'inclination.—J'ai eu tort, ma chère, répondis-je en tapant ses joues aussi doucement que peut le faire un vieux gaillard comme moi. J'ai eu tort de parler ainsi, car votre mère a fait un mariage d'inclination, et vous aussi.—Ce n'est pas là ce que je voulais dire, papa, reprit Bella; le fait est que je voulais vous parler d'Émily.»

M. Pickwick tressaillit.

«Qu'est-ce qu'il y a maintenant? lui demanda M. Wardle en s'arrêtant dans sa narration.

—Rien, répondit le philosophe; continuez, je vous en prie.

—Ma foi! Je n'ai jamais su filer une histoire, reprit le vieux gentleman brusquement. Il faut que cela vienne tôt ou tard, et ça nous épargnera beaucoup de temps, si ça vient tout de suite. Le fait est qu'à la fin Bella se décida à me dire qu'Émily était fort malheureuse; que depuis les dernières fêtes de Noël elle avait été en correspondance constante avec notre jeune ami Snodgrass; qu'elle s'était fort sagement décidée à s'enfuir avec lui, pour imiter la louable conduite de son amie; mais qu'ayant senti quelques retours de componction, à ce sujet, attendu que j'avais toujours été passablement bien disposé pour tous les deux, elle avait pensé qu'il valait mieux commencer par me faire l'honneur de me demander si je m'opposerais à ce qu'ils fussent mariés de la manière ordinaire et vulgaire. Voilà la chose; et maintenant, Pickwick, si vous voulez bien réduire vos yeux à leur grandeur habituelle, et me conseiller, je vous serai fort obligé.»

Cette dernière phrase, proférée d'une manière bourrue par l'honnête vieillard, n'était pas tout à fait sans motifs, car les traits de M. Pickwick avaient pris une expression de surprise et de perplexité tout à fait curieuse à voir.

«Snodgrass!... Depuis Noël....» murmura-t-il enfin, tout confondu.

—Depuis Noël, répliqua Wardle. Cela est clair, et il faut que nous ayons eu de bien mauvaises bésicles, pour ne pas le découvrir plus tôt.

—Je n'y comprends rien, reprit M. Pickwick en ruminant. Je n'y comprends rien.

—C'est pourtant assez facile à comprendre, rétorqua le colérique vieillard. Si vous aviez été plus jeune, vous auriez été dans le secret depuis longtemps. Et de plus, ajouta-t-il après un peu d'hésitation, je dois dire que ne sachant rien de cela, j'avais un peu pressé Émily, depuis quatre ou cinq mois, afin qu'elle reçût favorablement un jeune gentleman du voisinage; si elle le pouvait, toutefois, car je n'ai jamais voulu forcer son inclination. Je suis bien convaincu qu'en véritable jeune fille, pour rehausser sa valeur et pour augmenter l'ardeur de M. Snodgrass, elle lui aura représenté cela avec des couleurs très-sombres, et qu'ils auront tous deux fini par conclure qu'ils sont un couple bien persécuté, et qu'ils n'ont pas d'autre ressource qu'un mariage clandestin, ou un fourneau de charbon. Maintenant voilà la question: Qu'est-ce qu'il faut faire?

—Qu'est-ce que vous avez fait, demanda M. Pickwick?

—Moi?

—Je veux dire qu'est-ce que vous avez fait, quand vous avez appris cela de votre fille aînée?

—Oh! J'ai fait des sottises, naturellement.

—C'est juste, interrompit Perker, qui avait écouté ce dialogue en tortillant sa chaîne, en grattant son nez et en donnant divers autres signes d'impatience. Cela est très-naturel. Mais quelle espèce de sottises?

—Je me suis mis dans une grande colère, et j'ai si bien effrayé ma mère qu'elle s'en est trouvée mal.

—C'était judicieux, fit remarquer Perker. Et quoi encore, mon cher monsieur?

—J'ai grondé et crié toute la journée suivante; mais à la fin, lassé de rendre tout le monde, et moi-même, misérable, j'ai loué une voiture à Muggleton, et je suis venu ici sous prétexte d'amener Émily pour voir Arabelle.

—Miss Wardle est avec vous, alors? dit M. Pickwick.

—Certainement, elle est en ce moment à l'hôtel d'Osborne à moins que votre entreprenant ami ne l'ait enlevée depuis que je suis sorti.

—Vous êtes donc réconciliés? demanda Perker.

—Pas du tout; elle n'a fait que languir et pleurer depuis ce temps-là, excepté hier soir; entre le thé et le souper; car alors elle a fait grande parade d'écrire une lettre, ce dont j'ai fait semblant de ne point m'apercevoir.

—Vous voulez avoir mon avis dans cette affaire, à ce que je suppose? dit Perker en regardant successivement la physionomie réfléchie de M. Pickwick, et la contenance inquiète de Wardle, et en prenant plusieurs prises consécutives de son stimulant favori.

—Je le suppose, répondit Wardle, en regardant M. Pickwick.

—Certainement, répliqua celui-ci.

—Eh bien! alors, dit Perker en se levant et en repoussant sa chaise, mon avis est que vous vous en alliez tous les deux vous promener, à pied ou en voiture, comme vous voudrez; car vous m'ennuyez; vous causerez de cette affaire-là ensemble. Et si vous n'avez pas tout arrangé la première fois que je vous verrai, je vous dirai ce que vous avez à faire.

—Voilà quelque chose de satisfaisant, dit Wardle, qui ne savait pas trop s'il devait rire ou s'offenser.

—Bah! bah! mon cher monsieur, je vous connais tous les deux, beaucoup mieux que vous ne vous connaissez vous-mêmes. Vous avez déjà arrangé tout cela dans votre esprit.»

En parlant ainsi, le petit avoué bourra sa tabatière dans la poitrine de M. Pickwick et dans le gilet de M. Wardle; puis tous les trois se mirent à rire ensemble, mais surtout les deux derniers gentlemen, qui se prirent et se secouèrent la main sans aucune raison apparente.

«Vous dînez avec moi aujourd'hui? dit M. Wardle à Perker, pendant que celui-ci le reconduisait.

—Je ne peux pas vous le promettre, mon cher monsieur; je ne peux pas vous le promettre. En tout cas, je passerai chez vous ce soir.

—Je vous attendrai à cinq heures.

—Allons, Joe!» Et Joe ayant été éveillé, à grand'peine, les deux amis partirent dans le carrosse de M. Wardle. Joe monta derrière et s'établit sur le siége que son maître y avait fait placer par humanité; car s'il avait dû rester debout, il aurait roulé en bas et se serait tué, dès son premier somme.

Nos amis se firent conduire d'abord au George et Vautour. Là ils apprirent qu'Arabelle était partie avec sa femme de chambre, dans une voiture de place, pour aller voir Émily; dont elle avait reçu un petit billet. Alors, comme Wardle avait quelques affaires à arranger dans la cité, il renvoya la voiture et le gros bouffi à l'hôtel, afin de prévenir qu'il reviendrait à cinq heures avec M. Pickwick pour dîner.

Chargé de ce message, le gros bouffi s'en retourna, dormant sur son siége aussi paisiblement que s'il avait été sur un lit soutenu par des ressorts de montre. Par une espèce de miracle, il se réveilla de lui-même lorsque la voiture s'arrêta, et se secouant vigoureusement, pour aiguiser ses facultés, il monta l'escalier, afin d'exécuter sa commission.

Mais, soit que les secousses que s'était données le gros joufflu eussent embrouillé ses facultés, au lieu de les remettre sur un bon pied; soit qu'elles eussent éveillé en lui une quantité d'idées nouvelles, suffisantes pour lui faire oublier les cérémonies et les formalités ordinaires; soit (ce qui est encore possible) qu'elles n'eussent pas été suffisantes pour l'empêcher de se rendormir en montant l'escalier, le fait est qu'il entra dans le salon, sans avoir préalablement frappa à la porte, et aperçut ainsi un gentleman, assis amoureusement sur le sofa, auprès de miss Émily, en tenant un bras passé autour de sa taille, tandis qu'Arabelle et la jolie femme de chambre feignaient de regarder attentivement par une fenêtre, à l'autre bout de la chambre. À cette vue le gros joufflu laissa échapper une exclamation, les femmes jetèrent un cri, et le gentleman lâcha un juron, presque simultanément.

«Qui venez-vous chercher ici, petit misérable?» s'écria le gentleman, qui n'était autre que M. Snodgrass.

Le gros joufflu, prodigieusement épouvanté, répondit brièvement: «Maîtresse.»

«Que me voulez-vous, stupide créature? lui demanda Émily, en détournant la tête.

—Mon maître et M. Pickwick viennent dîner ici à cinq heures.

—Quittez cette chambre! reprit M. Snodgrass, dont les yeux lançaient des flammes sur le jeune homme stupéfié.

—Non! non! non! s'écria précipitamment Émily. Arabelle, ma chère, conseillez-moi.»

Émily et M. Snodgrass, Arabelle et Mary tinrent conseil dans un coin, et se mirent à parler vivement, à voix basse, pendant quelques minutes, durant lesquelles le gros joufflu sommeilla.

«Joe, dit à la fin Arabelle, en se retournant avec le plus séduisant sourire; comment vous portez-vous, Joe?

—Joe, reprit Émily, vous êtes un bon garçon. Je ne vous oublierai pas, Joe.

--Joe, poursuivit M. Snodgrass, en s'avançant vers l'enfant étonné, et en lui prenant la main, je ne vous avais pas reconnu. Voilà cinq shillings pour vous, Joe.

—Je vous en devrai cinq aussi, ajouta Arabelle, parce que nous sommes de vieilles connaissances, vous savez,» et elle accorda un second sourire, encore plus enchanteur, au corpulent intrus.

Les perceptions du gros bouffi étant peu rapides, il parut d'abord singulièrement intrigué par cette soudaine révolution qui s'opérait en sa faveur, et regarda même autour de lui, d'un air très-alarmé. À la fin, cependant, son large visage commença à montrer quelques symptômes d'un sourire proportionnellement large, puis, fourrant une demi-couronne dans chacun de ses goussets, et, ses mains et ses poignets par-dessus, il laissa échapper un éclat de rire enroué. C'est la première et ce fut la seule fois de sa vie qu'on l'entendit rire.

«Je vois qu'il nous comprend, dit Arabelle.

—Il faudrait lui faire manger quelque chose sur-le-champ,» fit observer Émily.

Il s'en fallut de peu que le gros bouffi ne rit encore en entendant cette proposition. Après quelques autres chuchotements, Mary sortit lestement du groupe et dit:

«Je vais dîner avec vous aujourd'hui, monsieur, si vous voulez bien?

—Par ici, répondit le jeune garçon avec empressement. Il y a un fameux pâté de viande en bas!»

À ces mots, le gros joufflu descendit l'escalier pour conduire Mary à l'office, et le long du chemin sa jolie compagne captivait l'attention de tous les garçons, et mettait de mauvaise humeur toutes les femmes de chambre.

Le pâté, dont le gros joufflu avait parlé avec tant de tendresse, se trouvait effectivement, encore dans l'office; on y ajouta un bifteck, un plat de pommes de terre, et un pot de porter.

«Asseyez-vous, dit Joe. Quelle chance! Le bon dîner! Comme j'ai faim!»

Ayant répété cinq ou six fois ces exclamations avec une sorte de ravissement, le jeune garçon s'assit au haut bout de la petite table, et Mary se plaça au bas bout.

«Voulez-vous un peu de cela? dit le gros joufflu, en plongeant dans le pâté son couteau et sa fourchette jusqu'au manche.

—Un peu, s'il vous plaît.»

Joe ayant servi à Mary un peu du pâté, et s'en étant servi beaucoup à lui-même, allait commencer à manger, quand, tout à coup il se pencha en avant sur sa chaise, en laissant ses mains, avec le couteau et la fourchette, tomber sur ses genoux, et dit très-lentement.

«Vous êtes gentille à croquer, savez-vous?»

Ceci était dit d'un air d'admiration très-flatteur, mais cependant il y avait encore, dans les yeux du jeune gentleman, quelque chose qui sentait le cannibale plus que l'amour passionné.

—Eh! mais, Joseph, s'écria Mary, en affectant de rougir, qu'est-ce que vous voulez dire?»

Le gros joufflu, reprenant graduellement sa première position, répliqua seulement par un profond soupir, resta pensif pendant quelques minutes, et but une longue gorgée de porter. Après quoi, il soupira encore, et s'appliqua très-solidement au pâté.

«Quelle aimable personne que miss Émily! dit Mary, après un long silence.

—J'en connais une plus aimable.

—En vérité?

—Oui, en vérité, répliqua le gros joufflu, avec une vivacité inaccoutumée.

—Comment s'appelle-t-elle?

—Comment vous appelez-vous?»

—Mary.

—C'est son nom. C'est vous.»

Le gros garçon, pour rendre ce compliment plus incisif, y joignit une grimace, et donna à ses deux prunelles une combinaison de loucherie, croyant ainsi, selon toute apparence, lancer une œillade meurtrière.

«Il ne faut pas me parler comme cela, dit Mary. Vous ne me parlez pas sérieusement.

—Bah! que si, je dis.

—Eh bien?

—Allez-vous venir ici régulièrement?

—Non, je m'en vais demain soir.

—Oh! reprit le gros joufflu, d'un ton prodigieusement sentimental, comme nous aurions eu du plaisir à manger ensemble, si vous étiez restée!

—Je pourrais peut-être venir quelquefois, ici, pour vous voir, si vous vouliez me rendre un service,» répondit Mary, en roulant la nappe pour jouer l'embarras.

Le gros joufflu regarda alternativement le pâté et la grillade, comme s'il avait pensé qu'un service devait être lié en quelque sorte avec des comestibles; puis, tirant de sa poche une de ses demi-couronnes, il la considéra avec inquiétude.

«Vous ne me comprenez pas?» poursuivit Mary, en regardant finement son large visage.

Il considéra sur nouveaux frais la demi-couronne, et répondit faiblement: non.

«Les ladies voudraient bien que vous ne parliez pas au vieux gentleman du jeune gentleman qui était là-haut; et moi je le voudrais bien aussi.

—C'est-il là tout? répondit le gros garçon, évidemment soulagé d'un grand poids, et rempochant sa demi-couronne. Je n'en dirai rien, bien sûr.

—Voyez-vous, M. Snodgrass aime beaucoup miss Émily; et miss Émily aime beaucoup M. Snodgrass; et si vous racontiez cela, le vieux gentleman vous emmènerait bien loin à la campagne, où vous ne pourriez plus voir personne.

—Non, non, je n'en dirai rien, répéta le gros joufflu, résolument.

—Vous serez bien gentil. Mais, à présent, il faut que je monte en haut, et que j'habille ma maîtresse pour le dîner.

—Ne vous en allez pas encore.

—Il le faut bien. Adieu, pour à présent.»

Le gros joufflu, avec la galanterie d'un jeune éléphant, étendit ses bras pour ravir un baiser; mais comme il ne fallait pas grande agilité pour lui échapper, son aimable vainqueur disparut, avant qu'il les eût refermés. Ainsi désappointé, l'apathique jeune homme mangea une livre ou deux de bifteck, avec une contenance sentimentale, et s'endormit profondément.

On avait tant de choses à se dire dans le salon, tant de plans à concerter pour le cas où la cruauté de M. Wardle rendrait nécessaires un enlèvement et un mariage secret, qu'il était quatre heures et demie quand M. Snodgrass fit ses derniers adieux. Les dames coururent pour s'habiller dans la chambre d'Émily, et le gentleman, ayant pris son chapeau, sortit du salon; mais à peine était-il sur le carré, qu'il entendit la voix de M. Wardle. Il regarda par-dessus la rampe et le vit monter, suivi de plusieurs autres personnes. Dans sa confusion, et ne connaissant point les êtres de l'hôtel, M. Snodgrass rentra précipitamment dans la chambre qu'il venait de quitter, puis passant de là dans une autre pièce, qui était la chambre à coucher de M. Wardle, il en ferma la porte doucement, juste comme les personnes qu'il avait aperçues entraient dans le salon. Il reconnut facilement leurs voix: c'étaient M. Wardle et M. Pickwick, M. Nathaniel Winkle et M. Benjamin Allen.

«C'est très-heureux que j'aie eu la présence d'esprit de les éviter, pensa M. Snodgrass avec un sourire, en marchant, sur la pointe du pied, vers une autre porte, située auprès du lit. Cette porte-ci ouvre sur le même corridor, et je puis m'en aller par là tranquillement et commodément.»

Il n'y avait qu'un seul obstacle à ce qu'il s'en allât tranquillement et commodément, c'est que la porte était fermée à double tour et la clef absente.

«Garçon! dit le vieux Wardle, en se frottant les mains; donnez-nous de votre meilleur vin, aujourd'hui.

—Oui, monsieur.

—Faites savoir à ces dames que nous sommes rentrés.

—Oui, monsieur.»

M. Snodgrass aussi désirait bien ardemment faire savoir à ces dames qu'il était rentré. Une fois même il se hasarda à chuchoter à travers le trou de la serrure: «Garçon!» Mais pensant qu'il pourrait évoquer quelque autre personne, et se rappelant avoir lu le matin, dans son journal, sous la rubrique Cours et Tribunaux, les infortunes d'un gentleman, arrêté dans un hôtel voisin, pour s'être trouvé dans une situation semblable à la sienne, il s'assit sur un porte-manteau, en tremblant violemment.

«Nous n'attendrons pas Perker une seule minute, dit Wardle en regardant sa montre. Il est toujours exact, il sera ici à l'heure juste s'il a l'intention de venir; sinon il est inutile de nous en occuper. Ah! Arabelle.

—Ma sœur! s'écria Benjamin Allen, en l'enveloppant de ses bras d'une manière fort dramatique.

—Oh! Ben, mon cher, comme tu sens le tabac! s'écria Arabelle, apparemment suffoquée par cette marque d'affection.

—Tu trouves? C'est possible... (C'était possible en effet, car il venait de quitter une charmante réunion de dix ou douze étudiants en médecine, entassés dans un arrière-parloir devant un énorme feu.) Combien je suis charmé de te voir! Dieu te bénisse, Arabelle.

—Là, dit Arabelle, en se penchant en avant et en tendant son visage à son frère; mais, mon cher Ben, ne me prends pas comme cela, tu me chiffonnes.»

En cet endroit de la réconciliation, M. Ben Allen se laissant vaincre par sa sensibilité, par les cigares et le porter, promena ses yeux sur tous les assistants à travers des lunettes humides.

«Est-ce qu'on ne me dira rien à moi? demanda M. Wardle en ouvrant ses bras.

—Au contraire, dit tout bas Arabelle, en recevant l'accolade et les cordiales félicitations du vieux gentlemen; vous êtes un méchant, un cruel, un monstre!

—Vous êtes une petite rebelle, répliqua Wardle du même ton; et je me verrai obligé de vous interdire ma maison. Les personnes comme vous, qui se sont mariées en dépit de tout le monde, devraient être séquestrées de la société. Mais, allons! ajouta-t-il tout haut, voici le dîner; vous vous mettrez à côté de moi.—Joe, damné garçon, comme il est éveillé!»

Au grand désespoir de son maître, le gros joufflu était effectivement dans un état de vigilance remarquable. Ses yeux se tenaient tout grands ouverts et ne paraissaient point avoir envie de se fermer. Il y avait aussi dans ses manières une vivacité également inexplicable! Chaque fois que ses regards rencontraient ceux d'Émily ou d'Arabelle, il souriait en grimaçant; et une fois Wardle aurait pu jurer qu'il l'avait vu cligner de l'œil.

Cette altération dans les manières du gros joufflu naissait du sentiment de sa nouvelle importance, et de la dignité qu'il avait acquise en se trouvant le confident des jeunes ladies. Ces sourires et ces clins d'œil étaient autant d'assurances condescendantes qu'elles pouvaient compter sur sa fidélité. Cependant comme ces signes étaient plus propres à inspirer les soupçons qu'à les apaiser, et comme ils étaient, en outre, légèrement embarrassants, Arabelle y répondait de temps en temps par un froncement de sourcils, par un geste de réprimande; mais le gros garçon ne voyant là qu'une invitation à se tenir sur ses gardes, recommençait à cligner de l'œil et à sourire avec encore plus d'assiduité, afin de prouver qu'il comprenait parfaitement.

«Joe, dit M. Wardle, après une recherche infructueuse dans toutes ses poches, ma tabatière est-elle sur le sofa?

—Non, monsieur.

—Oh! je m'en souviens; je l'ai laissée sur la toilette ce matin. Allez la chercher dans ma chambre.»

Le gros garçon alla dans la chambre voisine, et après quelques minutes d'absence revint avec la tabatière, mais aussi avec la figure la plus pâle qu'ait jamais portée un gros garçon.

«Qu'est-ce qui lui est donc arrivé? s'écria M. Wardle.

—Il ne m'est rien arrivé, répondit Joe avec inquiétude.

—Est-ce que vous avez vu des esprits? demanda le vieux gentleman.

—Ou bien est-ce que vous en avez bu? suggéra Ben Allen.

—Je pense que vous avez raison, chuchota Wardle à travers la table; il s'est grisé, j'en suis sûr.»

Ben Allen répondit qu'il le croyait; et comme il avait observé beaucoup de cas semblables, Wardle fut confirmé dans la pensée qui cherchait à s'insinuer dans son cerveau depuis une demi-heure, et arriva à la conclusion que le gros joufflu était tout à fait gris.

«Ayez l'œil sur lui pendant quelques minutes, murmura-t-il; nous verrons bientôt s'il a réellement bu.»

Le fait est que l'infortuné jeune homme avait seulement échangé une douzaine de paroles avec M. Snodgrass; que celui-ci l'avait supplié de s'adresser à quelque ami pour le faire mettre en liberté, puis l'avait poussé dehors avec la tabatière de peur qu'une absence trop prolongée n'éveillât des soupçons. Rentré dans la salle à manger, Joe était resté quelques instants à ruminer, avec une physionomie renversée, puis il avait quitté la chambre pour aller chercher Mary.

Mais Mary était retournée au Georges et Vautour, après avoir habillé sa maîtresse, et le gros joufflu était revenu, plus démonté qu'auparavant.

M. Wardle et Ben Allen échangèrent plusieurs coups d'œil.

«Joe, dit M. Wardle.

—Oui, monsieur.

—Pourquoi êtes-vous sorti?»

Le gros joufflu regarda d'un air troublé chacun des convives, et bégaya qu'il n'en savait rien.

«Oh! dit Wardle, vous n'en savez rien. Portez ce fromage à M. Pickwick.»

Or, M. Pickwick, se trouvant en parfaite santé et en parfaite humeur, s'était rendu universellement délicieux pendant tout le temps du dîner, et paraissait en ce moment, engagé dans une intéressante conversation avec Émily et M. Winkle. Courbant gracieusement sa tête du côté de ses auditeurs, et tout rayonnant de paisibles sourires, il agitait doucement sa main droite, pour donner plus de force à ses observations. Il prit un morceau de fromage sur l'assiette et allait se retourner pour continuer sa conversation, quand le gros garçon se baissant de manière à amener sa tête au même niveau que celle de M. Pickwick, dirigea son pouce par-dessus son épaule comme pour lui montrer quelque chose, et fit en même temps la grimace la plus hideuse qu'on ait jamais vue.

«Eh mais! s'écria M. Pickwick en tressaillant, voilà qui est... Eh...?» il s'arrêta court, car Joe venait de se redresser, et était ou prétendait être profondément endormi.

«Qu'est-ce qu'il y a? demanda M. Wardle.

—Votre jeune homme est si singulier, continua M. Pickwick en regardant Joe d'un air inquiet. Cela vous étonnera peut-être, mais sur ma parole, j'ai peur qu'il n'ait quelquefois l'esprit un peu dérangé.

—Oh! monsieur Pickwick ne dites point cela, s'écrièrent ensemble Émily et Arabelle.

—Je n'en répondrais pas, bien entendu, reprit le philosophe, au milieu d'un profond silence et d'une épouvante générale; mais ses manières avec moi, en ce moment, étaient vraiment alarmantes! Oh là là! cria M. Pickwick en sautant sur sa chaise. Je vous demande pardon, mesdames; mais il vient de m'enfoncer quelque chose de pointu dans la jambe.... Réellement, il est très-dangereux.

—Il est soûl! vociféra le vieux Wardle avec colère. Tirez la sonnette, appelez les garçons! il est soûl!...

—Je ne suis pas soûl! s'écria le gros bouffi en tombant à genoux, pendant que son maître le saisissait par le collet, je ne suis pas soûl!

—Alors vous êtes fou, ce qui est encore pis; appelez les garçons!

—Je ne suis pas fou, je suis très-raisonnable, répliqua Joe en commençant à pleurer.

—Alors pourquoi diable piquez-vous la jambe de M. Pickwick?

—Il ne voulait pas me regarder, j'avais quelque chose à lui dire.

—Que vouliez-vous lui dire?» demandèrent une demi-douzaine de voix à la fois.

Joe soupira, regarda la porte de la chambre à coucher, soupira encore, et essuya ses larmes avec les jointures de ses deux index.

«Qu'est-ce que vous vouliez lui dire? demanda M. Wardle en le secouant.

—Arrêtez! dit M. Pickwick, laissez-moi lui parler. Qu'est-ce que vous désiriez me communiquer, mon pauvre garçon?

—Je voulais vous parler tout bas.

—Vous vouliez lui mordre l'oreille, je suppose, interrompit M. Wardle; ne l'approchez pas, Pickwick, il est enragé. Tirez la sonnette pour qu'on l'emmène en bas.»

À l'instant où M. Winkle prenait le cordon de la sonnette, il fut arrêté par d'universelles exclamations de surprise. L'amant captif, avec un visage pourpre de confusion, était soudainement sorti de la chambre à coucher, et faisait un salut général à toute le compagnie.

«Oh! ah! s'écria M. Wardle en lâchant le collet du gros joufflu et en reculant d'un pas, qu'est-ce que cela signifie?

—Monsieur, répliqua M. Snodgrass, je suis caché dans la chambre voisine depuis votre retour.

—Émily, ma fille, dit M. Wardle d'un ton de reproche, vous savez pourtant bien que je déteste les cachoteries et les mensonges. Ceci est tout à fait indélicat et inexcusable. Je ne méritais pas cela de votre part, Émily, en vérité.

—Cher papa, dit Émily, j'ignorais qu'il était là. Arabelle peut vous le dire, et Joe aussi, et tout le monde. Auguste, au nom du ciel, expliquez-vous!»

M. Snodgrass, qui avait attendu seulement qu'on voulût bien l'entendre, raconta immédiatement comment il avait été placé dans cette position embarrassante; comment la crainte d'exciter des dissensions domestiques l'avait seule engagé à éviter la rencontre de M. Wardle; comment il voulait simplement s'en aller par une autre porte, et comment, la trouvant fermée, il avait été forcé de rester, contre sa volonté. Il termina en disant qu'il se trouvait placé dans une situation pénible; mais qu'il le regrettait moins maintenant, puisque c'était une occasion de déclarer devant leurs amis communs qu'il aimait profondément et sincèrement la fille de M. Wardle; qu'il était orgueilleux d'avouer que leur penchant était mutuel, et que, quand même il serait séparé d'elle par des milliers de lieues, quand même l'Océan roulerait entre eux ses ondes infinies, il n'oublierait jamais un seul instant cet heureux jour où, pour la première fois, etc., etc., etc.

Ayant péroré de cette manière, M. Snodgrass salua encore, regarda dans son chapeau, et se dirigea vers la porte.

«Arrêtez! s'écria M. Wardle. Pourquoi, au nom de tout ce qui est....

—Inflammable, suggéra doucement M. Pickwick, pensant qu'il allait venir quelque chose de pis.

—Eh bien! au nom de tout ce qui est inflammable, dit M. Wardle en adoptant cette variante, pourquoi ne m'avez-vous pas dit cela, à moi, en premier lieu?

—Ou pourquoi ne vous êtes-vous pas confié à moi? ajouta M. Pickwick.

—Voyons, dit Arabelle, en se chargeant de la défense, à quoi sert de faire tant de questions; maintenant surtout, quand vous savez que vous aviez choisi, dans des vues intéressées, un beau-fils beaucoup plus riche, et que vous êtes si méchant et si emporté, que tout le monde a peur de vous, excepté moi? Donnez-lui une poignée de mains, et faites-lui servir quelque chose à manger, pour l'amour du ciel! Vous voyez bien son air affamé! et, je vous en prie, faites apporter votre vin tout de suite, car vous ne serez pas supportable jusqu'à ce que vous ayez bu vos deux bouteilles, au moins.»

Le digne vieillard tira Arabelle par l'oreille, l'embrassa sans le plus léger scrupule, embrassa également sa fille avec une grande affection, et secoua cordialement la main de M. Snodgrass.

«Elle a raison sur un point, tout au moins, dit-il joyeusement; sonnez pour le vin.»

Le vin arriva, et Perker entra en même temps. M. Snodgrass fut servi sur une petite table, et quand il eut dépêché son dîner, il tira sa chaise auprès d'Émily, sans la plus légère opposition de la part du vieux gentleman.

La soirée fut charmante. Le petit Perker était tout à fait en train. Il raconta plusieurs histoires comiques, et chanta une chanson sérieuse qui parut presque aussi comique que ses anecdotes. Arabelle fut ravissante, M. Wardle jovial, M. Pickwick harmonieux, M. Ben Allen bruyant, les amants silencieux, M. Winkle bavard, et toute la société fort heureuse.




CHAPITRE XXVI.

M. Salomon Pell, assisté par un comité choisi de cochers, arrange les affaires de M. Weller senior.

«Samivel, dit M. Weller en accostant son fils, le lendemain des funérailles, je l'ai trouvé; je pensais bien qu'il était ici.

—Qu'est-ce que vous avez trouvé?

—Le testament de ta belle-mère, Sammy, qui fait ces arrangements dont je t'ai parlé, pour les fontes.

«Quoi! elle ne vous avait pas dit où il était?

—Pas un brin, Sammy. Nous étions en train d'ajuster nos petits différents, et je la remontais, et je l'engageais à se remettre sur pieds, si bien que j'ai oublié de lui parler de cela. Ensuite, je ne sais pas trop si j'en aurais parlé, quand même je m'en serais souvenu, car c'est une drôle de chose, Sammy, de tourmenter quelqu'un pour sa propriété, quand vous l'assistez dans une maladie. C'est comme si vous mettiez la main dans la poche d'un voyageur de l'impériale, qui a été jeté par terre, pendant que vous l'aidez à se relever, et que vous lui demandez, avec un soupir, comment il se porte.»

Après avoir donné cette illustration figurée de sa pensée, M. Weller ouvrit son portefeuille, et en tira une feuille de papier à lettre, passablement malpropre, et sur laquelle étaient inscrits divers caractères, amoncelés dans une remarquable confusion.

«Voilà ici le document, Sammy; je l'ai trouvé dans la petite théière noire, sur la planche de l'armoire du comptoir. C'est là qu'elle mettait ses bank-notes avant d'être mariée, Sammy; j'y en ai vu prendre bien des fois. Pauvre créature! elle aurait pu remplir de testaments toutes les théières de la maison, sans se gêner beaucoup, car elle ne prenait guère de cette boisson-là dans les derniers temps, excepté dans les soirées de tempérance, ous-ce qu'elle mettait une fondation de thé pour poser les esprits par-dessus.

—Qu'est-ce qu'il dit? demanda Sam.

—Juste ce que je t'ai raconté, mon garçon: deux cents livres sterling dans les fontes, à mon beau-fils Samivel, et tout le reste de mes propriétés de toute sorte à mon mari, M. Tony Veller, que je nomme mon seul équateur.

—Est-ce tout?

—C'est tout. Et comme c'est clair et satisfaisant pour vous et pour moi, qui sont les seules parties intéressées, je suppose que nous pourrons aussi bien mettre ce morceau de papier ici dans le feu.

—Qu'est-ce que vous allez faire, lunatique? s'écria Sam en saisissant le testament, tandis que son père attisait innocemment le feu avant de l'y jeter. Vous êtes un joli exécuteur, véritablement.

—Pourquoi pas? demanda M. Weller en se retournant d'un air sévère, avec le fourgon dans sa main.

—Pourquoi pas! Parce qu'il faut qu'il soit égalisé, et falziflé, et juré, et toutes sortes de manières de formalités.

—C'est-y sérieux tout ça? demanda M. Weller en déposant le fourgon.»

Sam boutonna soigneusement le testament dans sa poche, en intimant, par un geste, qu'il parlait fort sérieusement.

«Alors je vas te dire la chose, reprit M. Weller après une courte méditation; voilà une affaire qui regarde l'ami intime du chancelier. I faut que Pell mette son nez là dedans. C'est un fameux gaillard dans une question de loi difficile. Nous allons faire produire ça sur-le-champ devant la Cour des insolvables, Sammy.

—Je n'ai jamais vu une vieille créature aussi écervelée! s'écria Sam colériquement. Old Baileys, et la Cour des insolvables, et les alébis, et toute sorte de fariboles qui se brouillent dans sa cervelle. Vous feriez mieux de mettre votre habit du dimanche et de venir avec moi à la ville, pour arranger cette affaire ici, que de rester là à prêcher sur ce que vous n'entendez pas.

—Très-bien, Sammy, je suis tout à fait concordant à ce qui pourra expédier les affaires. Mais fais attention à ceci, mon garçon, il n'y a que Pell, il n'y a que Pell, dans une affaire législative.

—Je n'en demande pas un autre; mais êtes-vous prêt à venir?

—Attends une minute, Sammy, répliqua M. Weller en attachant son châle à l'aide d'une petite glace accrochée à la fenêtre; attends une minute, Sammy, poursuivit-il en s'efforçant d'entrer dans son habit au moyen des plus étonnantes contorsions; quand tu seras devenu aussi vieux que ton père, tu n'entreras pas dans ta veste aussi aisément qu'à présent, mon garçon.

—Si je ne pouvais pas y entrer plus aisément que cela, je veux être pendu si j'en mettais jamais une.

—Tu penses comme ça, maintenant, répliqua M. Weller avec la gravité de l'âge; mais tu t'apercevras que tu deviendras plus sage quand tu deviendras plus gros. La grosseur et la sagesse vont toujours ensemble, Sammy.»

Ayant débité cette infaillible maxime, résultat de beaucoup d'années et d'observations personnelles, M. Weller parvint, par une habile inflexion de son corps, à boutonner le premier bouton de sa lourde redingote. Ensuite, s'étant reposé quelques secondes pour reprendre haleine, il brossa son chapeau avec son coude, et déclara qu'il était prêt.

«Comme quatre têtes valent mieux que deux, Sammy, dit M. Weller en conduisant sa carriole sur la route de Londres, et comme cette propriété ici est une tentation pour un gentleman de la justice, nous prendrons deux de mes amis avec nous qui seront bientôt sur ses talons, s'il veut faire qué'que chose d'inconvenant: deux de ceux que tu as vus à la prison l'autre jour. C'est les meilleurs connaisseurs en chevaux que tu aies jamais rencontrés.

—Et en hommes d'affaires aussi?

—L'homme qui sait former un jugement judiciaire d'un cheval peut former un jugement judiciaire de n'importe quoi,» répondit M. Weller si dogmatiquement, que Sam n'osa point contester cet aphorisme.

En conséquence de cette notable résolution, M. Weller mit en réquisition les services du gentleman au teint marbré et ceux de deux autres très-gros cochers, choisis apparemment à cause de leur ampleur et de leur sagesse proportionnelle. Le quintette se rendit alors à la taverne du Portugal-Street, d'où un messager fut dépêché à la Cour des insolvables, pour requérir la présence immédiate de M. Salomon Pell.

Le messager le trouva dans la salle, occupé à prendre une petite collation froide, composée d'un biscuit et d'un cervelas. Les affaires étaient un peu languissantes en ce moment; aussi à peine le message lui eut-il été soufflé dans l'oreille qu'il fourra les restes de son déjeuner dans sa poche parmi plusieurs autres documents professionnels, et se dirigea vers ses clients avec tant de vivacité qu'il avait atteint le parloir de la taverne avant que le messager se fût dégagé de la salle d'audience.

«Gentlemen, dit M. Pell en touchant son chapeau, je vous offre mes services. Je ne dis pas cela pour vous flatter, gentlemen, mais il n'y a pas dans le monde cinq autres personnes pour qui je fusse sorti de la cour aujourd'hui.

—Fort occupé? dit Sam.

—Occupé par-dessus les épaules, comme mon ami le défunt lord chancelier me disait souvent, quand il venait d'entendre des appels dans la chambre des Lords. Il n'était pas bien robuste, et il se ressentait beaucoup de ces appels. J'ai pensé bien des fois qu'il ne pourrait pas y résister, en vérité.»

En achevant ces paroles, M. Pell branla la tête et s'arrêta. Aussitôt M. Weller, poussant du coude son voisin pour lui faire remarquer les connaissances distinguées de l'homme d'affaires, demanda à celui-ci si les fatigues en question avaient produit quelques mauvais effets permanents sur la constitution de son noble ami.

«Je ne pense pas qu'il s'en soit jamais remis, répliqua Pell. En fait, je suis sûr que non. «Pell, me disait-il souvent, comment diable pouvez-vous soutenir tout le travail que vous faites? C'est un mystère pour moi.—Ma foi, répondais-je, sur ma vie, je ne le sais pas moi-même.—Pell, ajoutait-il en soupirant et en me regardant avec un peu d'envie.... une envie amicale, comme vous voyez, gentlemen, pure envie amicale.... je n'y faisais pas attention; Pell, disait-il, vous êtes étonnant, vraiment étonnant.» Ah! vous l'auriez beaucoup, aimé si vous l'aviez connu, gentlemen. Apportez-moi pour trois pence de rhum, ma chère.»

Ayant adressé cette dernière phrase à la servante d'un ton de douleur comprimée, M. Pell soupira, regarda ses souliers, puis le plafond, but son rhum et tirant sa chaise plus près de la table: «Quoi qu'il en soit, un homme de ma profession n'a pas le droit de penser à ses amitiés privées, quand son assistance légale est requise. Par parenthèse, gentlemen, depuis la dernière fois que je vous ai vus, nous avons eu à pleurer sur une mélancolique circonstance. (M. Pell tira son mouchoir en prononçant le mot pleurer, mais il n'en fit pas d'autre usage que d'essuyer une légère goutte de rhum qui teignait sa lèvre supérieure.) J'ai vu cela dans l'Advertiser, monsieur Weller, poursuivit-il. Et dire qu'elle n'avait pas plus de cinquante-deux ans!»

Ces exclamations d'un esprit pensif étaient adressées à l'homme au teint marbré, dont M. Pell avait fortuitement rencontré le regard. Malheureusement, la conception de celui-ci était, en général, d'une nature fort nuageuse. Il s'agita d'un air inquiet sur sa chaise en déclarant qu'en vérité.... quant à cela.... il n'y avait pas moyen de dire comment les choses en étaient venues là: proposition subtile, difficile à détruire par des arguments, et qui, en conséquence, ne fut controversée par personne.

«J'ai entendu dire que c'était une bien belle femme, monsieur Weller, ajouta-t-il d'un air de sympathie.

—Oui, monsieur, c'est vrai, répliqua le cocher, quoiqu'il n'aimât pas trop cette manière d'entamer le sujet; mais il pensait que l'homme d'affaires, vu sa longue intimité avec le défunt lord chancelier, devait se connaître mieux que lui en politesse et en bonnes manières. Elle était fort belle femme quand je l'ai connue, monsieur; elle était veuve alors.

—Voilà qui est curieux, dit Pell, en regardant les assistants avec un douloureux sourire; Mme Pell, aussi, était une veuve.

—C'est un fait fort extraordinaire, fit observer l'homme au teint marbré.

—Oui, c'est une singulière coïncidence, reprit Pell.

—Pas du tout reprit M. Weller d'un ton bourru, il a y plus de veuves que de filles qui se marient.

—Très-bien, très-bien, répondit Pell, vous avez tout à fait raison, monsieur Weller. Mme Pell était une femme élégante et accomplie; ses manières faisaient l'admiration générale du voisinage. J'étais orgueilleux quand je la voyais danser. Il y avait quelque chose de si ferme, de si noble, et cependant de si naturel dans son maintien! Sa tournure, gentlemen, était la simplicité même.... Ah! hélas!—Permettez-moi cette question, monsieur Samuel, poursuivit l'avoué d'une voix plus basse, votre belle-mère était-elle grande?

—Pas trop.

—Mme Pell était grande; c'était une femme superbe, d'une magnifique figure, et dont le nez, gentlemen, avait été fait pour commander. Elle m'était fort attachée, fort! Elle avait de plus une famille distinguée: le frère de sa mère, gentlemen, avait fait une faillite de huit cents livres sterling comme Law stationer[24].

—Maintenant, interrompit M. Weller, qui s'était montré inquiet et agité pendant cette discussion, maintenant, pour parler d'affaires....»

Ces paroles furent une délicieuse musique aux oreilles de M. Pell. Il cherchait depuis longtemps à deviner s'il y avait quelque affaire à traiter, ou s'il avait été simplement invité pour prendre sa part d'un bol de punch ou de grog; et le doute se trouvait résolu sans qu'il eût témoigné aucun empressement capable de le compromettre. Il posa son chapeau sur la table et ses yeux brillaient en disant:

«Quelle est l'affaire sur laquelle.... hum?—Y a-t-il un de ces gentlemen qui désire passer devant la cour? Nous avons besoin d'une arrestation: une arrestation amicale fera l'affaire. Nous sommes tous amis ici, je suppose?

—Donne-moi le document Sammy, dit M. Weller à son fils, qui paraissait jouir étonnamment de cette scène. Ce que nous désirons, mossieu, c'est vétrification de ceci.

—Une vérification, mon cher monsieur; vérification, fit observer Pell.

—C'est bien, mossieu, reprit M. Weller aigrement; vérification, ou vétrification, c'est toujours la même chose. Si vous ne me comprenez pas, j'espère que je trouverai quelqu'un qui me comprendra.

—Il n'y a pas d'offense, monsieur Weller, répondit Pell d'un ton doux. Vous êtes l'exécuteur à ce que je vois, ajouta-t-il en jetant les yeux sur le papier.

—Oui, mossieu.

—Ces autres gentlemen sont légataires, à ce que je présume? demanda Pell avec un sourire congratulatoire.

—Sammy est locataire, répliqua M. Weller. Ces autres gentlemen sont de mes amis, venus avec moi pour voir que tout se passe comme il faut, des espèces d'arbitres.

—Oh! très-bien; je n'ai aucune raison pour m'opposer à cela, assurément. Je vous demanderai la légère somme de cinq livres sterling[25] avant de commencer, ha! ha! ha!»

Le comité ayant décidé que les cinq livres sterling pouvaient être avancées, M. Weller produisit cette somme. Ensuite on tint, à propos de rien, une longue consultation, dans laquelle M. Pell démontra, à la parfaite satisfaction des arbitres, que si le soin de cette affaire avait été confié à tout autre qu'à lui, elle aurait tourné de travers pour des raisons qu'il n'expliquait pas clairement, mais qui étaient, sans aucun doute, satisfaisantes. Ce point important dépêché, l'homme de loi prit pour se restaurer trois côtelettes, arrosées de bière et d'eau-de-vie, puis ensuite toute la troupe se dirigea vers Doctor's Commons.

Le lendemain, on fit une autre visite à Doctors' Commons, mais les attestations nécessaires furent un peu enrayées par un palfrenier ivre, qui se refusait obstinément à jurer autre chose que des jurons profanes, au grand scandale d'un procureur et d'un délégué du lord chancelier. La semaine suivante, il fallut faire encore d'autres visites à Doctor's Commons, puis au bureau des droits d'héritage; puis il fallut rédiger au contrat pour la vente de l'auberge, ratifier ledit contrat, dresser des inventaires, accumuler des masses de papier, expédier des déjeuners, avaler des dîners, et faire enfin une foule d'autres choses également nécessaires et profitables. Aussi M. Salomon Pell, et son garçon, et son sac bleu par-dessus le marché, se remplumèrent-ils si bien qu'on aurait eu infiniment de peine à les reconnaître pour le même homme, le même garçon et le même sac, qui flânaient à vide, quelques jours auparavant, dans Portugal-Street.

À la fin, toutes ces importantes affaires ayant été arrangées, un jour fut fixé pour la vente et le transfert en rentes qui devais être fait par les soins de Wilkins Flasher, esquire[26], agent de change, demeurant aux environs de la Banque, lequel avait été recommandé par M. Salomon Pell.

C'était une sorte de jour de fête, et nos amis n'avaient pas manqué de se costumer en conséquence. Les bottes de M. Weller étaient fraîchement cirées et ses vêtements arrangés avec un soin particulier. Le gentleman au teint marbré portait à la boutonnière de son habit un énorme dalhia garni de quelques feuilles, et les habits de ses deux amis étaient ornés de bouquets de laurier et d'autres arbres verts. Tous les trois avaient mis leur costume de fête, c'est-à-dire qu'ils étaient enveloppés jusqu'au menton, et portaient la plus grande quantité possible de vêtements; ce qui a toujours été le nec-plus-ultra de la toilette pour les cochers de voitures publiques, depuis que les voitures publiques ont été inventées.

M. Pell les attendait à l'heure désignée, dans le lieu de réunion ordinaire. Lui aussi avait mis une paire de gants et une chemise blanche, malheureusement éraillée au col et aux poignets par de trop fréquents lavages.

«Deux heures moins un quart, dit-il en regardant l'horloge de la salle. Le meilleur moment pour aller chez M. Flasher c'est deux heures un quart.

—Que pensez-vous d'une goutte de bière, gentlemen? suggéra l'homme au teint marbré.

—Et d'un petit morceau de bœuf froid? dit le second cocher.

—Écoutez! écoutez! cria Pell.

—Ou bien d'une huître? ajouta le troisième cocher, qui était un gentleman enroué, supporté par des piliers énormes.

—Afin de féliciter monsieur Weller sur sa nouvelle propriété, continua l'habile homme d'affaires. Eh! ha! hi! hi! hi!

—J'y suis tout à fait consentant, gentlemen, répondit M. Weller. Sammy, tirez la sonnette.»

Sam obéit, et le porter, le bœuf froid et les huîtres ayant été promptement apportés, furent aussi promptement dépêchés. Dans une opération où chacun prit une part si active, il serait peut-être inconvenant de signaler quelque distinction; pourtant, si un individu montra plus de capacités qu'un autre, ce fut le cocher à la voix enrouée, car il prit une pinte de vinaigre avec ses huîtres sans trahir la moindre émotion.

Lorsque les coquilles d'huîtres eurent été emportées, un verre d'eau et d'eau-de-vie fut placé devant chacun des gentlemen.

«Monsieur Pell, dit M. Weller en remuant son grog, c'était mon intention de proposer un toast en l'honneur des fontes dans cette occasion; mais Samivel m'a soufflé tout bas (ici M. Samuel Weller qui, jusqu'alors avait mangé ses huîtres avec de tranquilles sourires, cria tout à coup d'une voix sonore: Écoutez!) m'a soufflé tout bas qu'il vaudrait mieux dévouer la liqueur à vous souhaiter toutes sortes de succès et de prospérité, et à vous remercier de la manière dont vous avez conduit mon affaire. À vot'santé, mossieu.

—Arrêtez un instant, s'écria le gentleman au teint marbré avec une énergie soudaine; regardez-moi, gentlemen!»

En parlant ainsi, le gentleman au teint marbré se leva, et ses compagnons en firent autant. Il promena ses regards sur toute la compagnie, puis il leva lentement sa main, et en même temps chaque gentleman présent prit une longue haleine et porta son verre à sa bouche. Au bout d'un instant, le coryphée abaissa la main, et chaque verre fut déposé sur la table complétement vide. Il est impossible de décrire l'effet électrique de cette imposante cérémonie. À la fois simple, frappante et pleine de dignité, elle combinait tous les éléments de grandeur.

«Eh bien! gentlemen, fit alors M. Pell, tout ce que je puis dire, c'est que de telles marques de confiance sont bien honorables pour un homme d'affaires. Je ne voudrais point avoir l'air d'un égoïste, gentlemen; mais je suis charmé, dans votre propre intérêt, que vous vous soyez adressés à moi: voilà tout. Si vous étiez tombés entre les griffes de quelques membres infimes de la profession, vous vous seriez trouvés depuis longtemps dans la rue des enfoncés. Plût à Dieu que mon noble ami eût été vivant pour voir comment j'ai conduit cette affaire! Je ne dis pas cela par amour-propre, mais je pense... mais non, gentlemen, je ne vous fatiguerai pas de mon opinion à cet égard. On me trouve généralement ici, gentlemen; mais si je ne suis pas ici, au bien de l'autre côté de la rue, voilà mon adresse. Vous trouverez mes prix fort modérés et fort raisonnables. Il n'y a pas d'homme qui s'occupe plus que moi de ses clients, et je me flatte, en outre, de connaître suffisamment ma profession. Si vous pouvez me recommander à vos amis, gentlemen, je vous en serai très-obligé, et ils vous seront obligés aussi quand ils me connaîtront. À votre santé, gentlemen.»

Ayant ainsi exprimé ses sentiments, M. Salomon Pell plaça trois petites cartes devant les amis de M. Weller, et regardant de nouveau l'horloge, manifesta la crainte qu'il ne fût temps de partir. Comprenant cette insinuation, M. Weller paya les frais; puis l'exécuteur, le légataire, l'homme d'affaires et les arbitres, dirigèrent leurs pas vers la cité.

Le bureau de Wilkins Flasher, esquire, agent de change, était au premier étage, dans une cour, derrière la Banque d'Angleterre; la maison de Wilkins Flasher, esquire, était à Brixton, Surrey; le cheval et le stanhope de Wilkins Flasher, esquire, étaient dans une écurie et une remise adjacente; le groom de Wilkins Flasher, esquire, était en route vers le West-End pour y porter du gibier; le clerc de Wilkins Flasher, esquire, était allé dîner; et ainsi ce fut Wilkins Flasher lui-même qui cria: Entrez! lorsque M. Pell et ses compagnons frappèrent à la porte de son bureau.

«Bonjour, monsieur, dit Pell en saluant obséquieusement. Nous désirerions faire un petit transfert, s'il vous plaît.

—Bien, bien, entrez, répondit M. Flasher. Asseyez-vous une minute, je suis à vous sur-le-champ.

—Merci, monsieur, reprit Pell; il n'y a pas de presse.—Prenez une chaise, monsieur Weller.»

M. Weller prit une chaise, et Sam prit une boîte, et les arbitres prirent ce qu'ils purent trouver, et se mirent à contempler un almanach et deux ou trois papiers, collés sur le mur, avec d'aussi grands yeux et autant de révérence que si ç'avaient été les plus belles productions des anciens maîtres.

«Eh bien! voulez-vous parier une demi-douzaine de vin de Bordeaux,» dit Wilkins Flasher, esquire, en reprenant la conversation que l'entrée de M. Pell et de ses compagnons, avait interrompue un instant.

Ceci s'adressait à un jeune gentleman fort élégant, qui portait son chapeau sur son favori droit, et qui, nonchalamment appuyé sur un bureau, s'occupait à tuer des mouches avec une règle. Wilkins Flasher, esquire, se balançait sur deux des pieds d'un tabouret fort élevé, frappant avec grande dextérité, de la pointe d'un canif, le contre d'un petit pain à cacheter rouge, collé sur une boîte de carton. Les deux gentlemen avaient des gilets très-ouverts et des collets très-rabattus, de très-petites bottes et de très-gros anneaux, de très-petites montres et de très-grosses chaînes, des pantalons très-symétriques et des mouchoirs parfumés.

«Je ne parie jamais une demi-douzaine. Une douzaine, si vous voulez?

—Tenu. Simmery, tenu!

—Première qualité.

—Naturellement, répliqua Wilkins Flasher, esquire; et il inscrivit le pari sur un petit carnet, avec un porte crayon d'or. L'autre gentleman l'inscrivit également, sur un autre petit carnet, avec un autre porte crayon d'or.

—J'ai lu ce matin un avis concernant Boffer, dit ensuite M. Simmery. Pauvre diable! il est exécuté.

—Je vous parie dix guinées contre cinq, qu'il se coupe la gorge.

—Tenu.

—Attendez! Je me ravise, reprit Wilkins Flasher d'un air pensif. Il se pendra peut-être.

—Très-bien! répliqua M. Simmery, en tirant le porte crayon d'or. Je consens à cela. Disons qu'il se détruira.

—Qu'il se suicidera.

—Précisément. Flasher, dix guinées contre cinq; Boffer se suicidera. Dans quel espace de temps dirons-nous?

—Une quinzaine.

—Non pas! répliqua M. Simmery, en s'arrêtant un instant pour tuer une mouche. Disons une semaine.

—Partageons la différence; mettons dix jours.

—Bien dix jours.»

Ainsi il fut enregistré sur le petit carnet, que Boffer devait se suicider dans l'espace de dix jours; sans quoi Wilkins Flasher, esquire, payerait à Frank Simmery, esquire, la somme de dix guinées; mais que si Boffer se suicidait dans cet intervalle, Frank Simmery, esquire, payerait cinq guinées à Wilkins Flasher, esquire.

«Je suis très-fâché qu'il ait sauté, reprit Wilkins Flasher, esquire. Quels fameux dîners il donnait.

—Quel bon porter il avait! J'envoie demain notre maître d'hôtel à la vente, pour acheter quelques bouteilles de son soixante-quatre.

—Diantre! mon homme doit y aller aussi. Cinq guinées que mon homme couvre l'enchère du votre.

—Tenu.»

Une autre inscription fut faite sur les petits carnets, et M. Simmery, ayant tués toutes les mouches et tenu tous les paris, se dandina jusqu'à la Bourse, pour voir ce qui s'y passait.

Wilkins Flasher, esquire, condescendit alors à recevoir les instructions de M. Salomon Pell, et, ayant rempli quelques imprimés, engagea la société à le suivre à la Banque. Durant le chemin, M. Weller et ses amis ouvraient de grands yeux, pleins d'étonnement, à tout ce qu'ils voyaient, tandis que Sam examinait toutes choses avec un sang froid que rien ne pouvait troubler.

Ayant traversé une cour remplie de mouvement et de bruit, et passé près de deux portiers qui paraissaient habillés pour rivaliser avec la pompe à incendie peinte en rouge et reléguée dans un coin, nos personnages arrivèrent dans le bureau où leur affaire devait être expédiée, et où Pell et Flasher les laissèrent quelques instants, pour monter au bureau des testaments.

«Qu'est-ce que c'est donc que cet endroit-ci? murmura l'homme au teint marbré à l'oreille de M. Weller senior.

—Le bureau des consolidés, répliqua tout bas l'exécuteur testamentaire.

—Qu'est-ce que c'est que ces gentlemen qui s'tiennent derrière les comptoirs? demanda le cocher enroué.

—Des consolidés réduits, je suppose, répondit M. Weller. C'est-t'il pas des consolidés réduits, Samivel?

—Comment? vous ne supposez pas que les consolidés sont vivants? dit Sam avec quelque dédain.

—Est-ce que je sais, moi, reprit M. Weller. Qu'est-ce que c'est alors?

—Des employés, répondit Sam.

—Pourquoi donc qu'ils mangent tous des sandwiches au jambon?

—Parce que c'est dans leur devoir, je suppose. C'est une partie du système. Ils ne font que ça toute la journée.»

M. Weller et ses amis eurent à peine un moment pour réfléchir sur cette singulière particularité du système financier de l'Angleterre, car ils furent rejoints aussitôt par Pell et par Wilkins Flasher, esquire, qui les conduisirent vers la partie du comptoir au-dessus de laquelle un gros W était inscrit sur son écriteau noir.

«Pourquoi c'est-il, cela? demanda M. Weller à M. Pell, en dirigeant son attention vers l'écriteau en question.

—La première lettre du nom de la défunte, répliqua l'homme d'affaires.

—Ça ne peut pas marcher comme ça, dit M. Weller en se tournant vers les arbitres. Il y a quelque chose qui ne va pas bien. V est notre lettre. Ça ne peut pas aller comme ça.»

Les arbitres, interpellés, donnèrent immédiatement leur opinion que l'affaire ne pouvait pas être légalement terminée sous la lettre W; et, suivant toutes les probabilités, elle aurait été retardée d'un jour, au moins, si Sam n'avait pas pris sur-le-champ un parti peu respectueux, en apparence, mais décisif. Saisissant son père par le collet de son habit, il le tira vers le comptoir et l'y tint cloué jusqu'à ce qu'il eût apposé sa signature sur une couple d'instruments; ce qui n'était pas une petite affaire, vu l'habitude qu'avait M. Weller de n'écrire qu'en lettres moulées. Aussi, pendant cette opération, l'employé eut-il le temps de couper et de peler trois pommes de reinette.

Comme M. Weller insistait pour vendre sa portion, sur-le-champ, toute la bande se rendit de la Banque à la porte de la Bourse.

Après une courte absence, Wilkins Flasher, esquire, revint vers nos amis, apportant, sur Smith Payne et Smith, un mandat de cinq cent trente livres sterling, lesquelles cinq cent trente livres sterling représentaient, au cours du jour, la portion des rentes de la seconde madame Weller, afférente à M. Weller senior.

Les deux cents livres sterling de Sam restèrent inscrites en son nom, et Wilkins Flasher, esquire, ayant reçu sa commission, la laissa tomber nonchalamment dans sa poche et se dandina vers son bureau.

M. Weller était d'abord obstinément décidé à ne toucher son mandat qu'en souverains; mais les arbitres lui ayant représenté qu'il serait obligé de faire la dépense d'un sac, pour les emporter, il consentit à recevoir la somme en billets de cinq livres sterling.

«Mon fils et moi, dit-il en sortant de chez le banquier, mon fils et moi nous avons un engagement très-particulier pour cette après-dîner, et je voudrais bien enfoncer cette affaire ici complètement. Ainsi, allons-nous-en tout droit quelque part pour finir nos comptes.»

Une salle tranquille ayant été trouvée dans le voisinage, les comptes furent produits et examinés. Le mémoire de M. Pell fut taxé par Sam, et quelques-uns des articles ne furent pas alloués par les arbitres; mais quoique M. Pell leur eût déclaré, avec de solennelles assurances, qu'ils étaient trop durs pour lui, ce fut certainement l'opération la plus profitable qu'il eût jamais faite, et elle servit à défrayer pendant plus de six mois son logement, sa nourriture et son blanchissage.

Les arbitres ayant pris la goutte, donnèrent des poignées de main et partirent, car ils devaient conduire le soir même. M. Salomon voyant qu'il n'y avait plus rien à boire ni à manger, prit congé de la manière la plus amicale, et Sam fut laissé seul avec son père.

«Mon garçon, dit M. Weller, en mettant son portefeuille dans sa poche de côté, il y a là onze cent quatre-vingts livres sterling, y compris les billets pour la cession du bail et le reste. Maintenant Samivel, tournez la tête du cheval du côté du George et Vautour

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