Aventures de Monsieur Pickwick, Vol. II
Galoppait grand train sur sa jument noire.
V'là qu'un bel évêque, en robe de moire,
Se prom'nait sur le grand chemin, ohé!
V'là Turpin qui court après le carosse,
Et qui met sa têt' tout entièr' dedans;
Et l'évêqu' qui dit: «L' diable emport' ma crosse,
Si c' n'est pas Turpin qui m'fait voir ses dents!»
Si c' n'est pas Turpin qui m' fait voir ses dents!»
Avec un' sauce, mon cher, d'balles de plomb.»
Alors i' tire un pistolet d'arçon
Et lui fait entrer dans la gorge, ohé!
Le cocher, qui n'aimait pas cett' rasade,
Fouett' ses ch'vaux et part au triple galop;
Mais Turpin lui met quatre ball' dans l' dos,
Et de s'arrêter ainsi le persuade.
Et de s'arrêter ainsi le persuade.
«Je maintiens que cette chanson est personnelle à la profession, dit le gentleman au teint marbré, en l'interrompant en cet endroit. Je demande le nom de ce cocher.
—On n'a jamais pu le savoir, répliqua Sam; vu qu'il n'avait pas sa carte dans sa poche.
—Je m'oppose à l'introduction de la politique, reprit le cocher au teint marbré. Je remarque que dans la présente compagnie cette chanson est politique, et, ce qu'est à peu près la même chose, qu'elle n'est pas vraie. Je dis que ce cocher ne s'est pas sauvé, mais qu'il est mort bravement comme un des plus grands z'héros, et je ne veux pas entendre dire le contraire.»
Comme l'orateur parlait avec beaucoup d'énergie et de décision, et comme les opinions de la compagnie paraissaient divisées à ce sujet, on était menacé de nouvelles altercations, lorsque M. Weller et M. Pell arrivèrent, fort à propos.
«Tout va bien, Sammy, dit M. Weller.
—L'officier sera ici à quatre heures, ajouta M. Pell. Je suppose que vous ne vous enfuirez pas en attendant! ha! ha! ha!
—Peut-être que mon cruel papa se repentira d'ici là? balbutia Sam, avec une grimace comique.
—Non, ma foi, dit M. Weller.
—Je vous en prie, continua Sam.
—Pour rien au monde, rétorqua l'inexorable créancier.
—Je vous ferai des billets pour vous payer six pence par mois.
—Je n'en veux pas.
—Ha! ha! ha! très-bon, très-bon! s'écria M. Salomon Pell, qui s'occupait de faire sa petite note des frais. C'est un incident fort amusant, en vérité.—Benjamin, copiez cela; et M. Pell recommença à sourire, en faisant remarquer le total à M. Weller.
—Merci, merci, dit l'homme de loi en prenant les grasses bank-notes que le vieux cocher tirait de son portefeuille. Trois livres dix shillings et une livre dix shillings font cinq livres sterling. Bien obligé, monsieur Weller.... Votre fils est un jeune homme fort intéressant. Tout à fait, monsieur, c'est un trait fort honorable de la part d'un jeune homme, tout à fait, ajouta M. Pell, en souriant fort gracieusement à la ronde, et en empochant son argent».
—Une fameuse farce, dit M. Weller, avec un gros rire, un véritable enfant prodige.
—Prodigue, monsieur, enfant prodigue, suggéra doucement M. Pell.
—Ne vous tourmentez pas, monsieur, répliqua M. Weller, avec dignité. Je sais l'heure qu'il est, monsieur. Quand je ne la saurai pas, je vous la demanderai, monsieur.»
Lorsque l'officier arriva, Sam s'était rendu si populaire, que les gentlemen réunis à la taverne se déterminèrent à le conduire, en corps, à la prison. Ils se mirent donc en route; le demandeur et le défendeur marchaient bras dessus bras dessous: l'officier en tête et huit puissants cochers formaient l'arrière-garde. Après s'être arrêtés au café de Sergeant's Inn pour se rafraîchir et pour terminer tous les arrangements légaux, la procession se remit en marche.
Une légère commotion fut excitée dans Fleet-Street par l'humeur plaisante des huit gentlemen de l'arrière-garde, qui persistaient à marcher quatre de front. On décida qu'il était nécessaire de laisser en arrière le gentleman grêlé pour boxer avec un commissionnaire, et il fut convenu que ses amis le prendraient au retour. Au reste ces légers incidents furent les seuls qui arrivèrent pendant la route. Quand on fut parvenu devant la prison, la cavalcade sous la direction du demandeur, poussa trois effroyables acclamations pour le défendeur, et ne le quitta que lorsqu'il eut plusieurs fois secoué la main de chacun de ses membres.
Sam ayant été formellement remis entre les mains du gouverneur de la flotte, à l'immense surprise de Roker et du flegmatique Neddy lui-même, entra sur-le-champ dans la prison, marcha droit à la chambre de son maître, et frappa à la porte.
«Entrez, dit M. Pickwick.»
Sam parut, ôta son chapeau, et sourit.
«Ah! Sam, mon bon garçon! dit M. Pickwick, évidemment charmé de revoir son humble ami; je n'avais pas l'intention de vous blesser hier par ce que je vous ai dit, mon fidèle serviteur. Posez votre chapeau, Sam, et laissez-moi vous expliquer un peu plus longuement mes idées.
—Ça ne peut-il pas attendre à tout à l'heure, monsieur?
—Oui, certainement. Mais pourquoi pas maintenant?
—J'aimerais mieux tout à l'heure, monsieur.
—Pourquoi donc?
—Parce que..., dit Sam en hésitant.
—Parce que quoi? reprit M. Pickwick, alarmé par les manières de son domestiqua. Parlez clairement, Sam.
—Parce que... j'ai une petite affaire qu'il faut que je fasse.
—Quelle affaire? demanda M. Pickwick, surpris de l'air confus de Sam.
—Rien de bien conséquent, monsieur.
—Ah! dans ce cas, dit M. Pickwick en souriant, vous pouvez m'entendre d'abord.
—J'imagine que je terminerai d'abord mon affaire,» répliqua Sam, en hésitant encore.
M. Pickwick eut l'air surpris, mais ne répondit pas.
«Le fait est, dit Sam, en s'arrêtant court.
—Eh bien? reprit M. Pickwick, parlez donc.
—Eh bien! le fait est, répliqua Sam avec un effort désespéré, le fait est que je ferais peut-être mieux de voir après mon lit.
—Votre lit! s'écria M. Pickwick, plein d'étonnement.
—Oui, mon lit, monsieur; je suis prisonnier; j'ai été arrêté cette après-midi, pour dettes.
—Arrêté pour dettes! s'écria M. Pickwick, en se laissant tomber sur une chaise.
—Oui, monsieur, pour dettes, et l'homme qui m'a mis ici ne m'en laissera jamais sortir, tant que vous y serez vous-même.
—Que me dites vous donc là!»
—Ce que je dis, monsieur, je suis prisonnier, quand ça devrait durer quarante ans! et j'en suis fort content encore; et si vous aviez été dans Sewgate, ç'aurait été la même chose! maintenant le gros mot est lâché, sapristi! c'est une affaire finie!»
En prononçant ces mots, qu'il répéta plusieurs fois avec grande violence, Sam aplatit son chapeau sur la terre, dans un état d'excitation fort extraordinaire chez lui; puis ensuite, croisant ses bras, il regarda son maître en face et avec fermeté.
NOTES:
CHAPITRE XV.
Où l'on apprend diverses petites aventures arrivées dans la prison, ainsi que la conduite mystérieuse de M. Winkle; et où l'on voit comment le pauvre prisonnier de la chancellerie fut enfin relâché.
M. Pickwick était trop vivement touché par l'inébranlable attachement de son domestique, pour pouvoir lui témoigner quelque mécontentement de la précipitation avec laquelle il s'était fait incarcérer, pour une période indéfinie. La seule chose sur laquelle il persista à demander une explication, c'était le nom du créancier de Sam; mais celui-ci persévéra également à ne point le dire.
«Ça ne servirait de rien, monsieur, répétait-il constamment. C'est une créature malicieuse, rancunière, avaricieuse, vindicative, avec un cœur qu'il n'y a pas moyen de toucher, comme observait le vertueux vicaire au gentleman hydropique, qui aimait mieux laisser son bien à sa femme, que de bâtir une chapelle avec.
—En vérité, Sam, la somme est si petite qu'il serait fort aisé de la payer; et puisque je me suis décidé à vous garder avec moi, vous devriez faire attention que vous me seriez beaucoup plus utile si vous pouviez aller au dehors.
—Je vous suis bien obligé, monsieur, mais je ne voudrais pas.
—Qu'est-ce que vous ne voudriez pas, Sam?
—Je ne voudrais pas m'abaisser à demander une faveur à cet ennemi sans pitié.
—Mais ce n'est pas lui demander une faveur que de lui offrir son argent.
—Je vous demande pardon, monsieur, ce serait une grande faveur de le payer, et il n'en mérite pas. Voilà l'histoire, monsieur.»
En cet endroit, M. Pickwick frottant son nez avec un air de vexation, Sam jugea qu'il était prudent de changer de thème. «Monsieur, dit-il, je prends ma détermination par principe, comme vous prenez la vôtre, ce qui me rappelle l'histoire de l'homme qui s'est tué par principe. Vous le savez nécessairement, monsieur!» Ici Sam s'arrêta de parler, et du coin de l'œil gauche jeta à son maître un regard comique.
«Il n'y a pas de nécessité là-dedans, Sam, dit M. Pickwick, en se laissant aller graduellement à sourire, malgré le déplaisir que lui avait causé l'obstination de Sam. La renommée du gentleman en question n'est jamais venue à mes oreilles.
—Jamais, monsieur? Vous m'étonnez, monsieur; il était employé dans les bureaux du gouvernement.
—Ah! vraiment?
—Oui, monsieur; et c'était un gentleman fort agréable encore; un de l'espèce soigneuse et méthodique, qui fourrent leurs pieds dans leurs claques, quand il fait humide, et qui n'ont jamais d'autre ami près de leur cœur qu'une peau de lièvre. Il faisait des économies par principe; mettait une chemise blanche tous les jours, par principe; ne parlait jamais à aucun de ses parents, par principe, de peur qu'ils ne lui empruntassent de l'argent; enfin c'était réellement un caractère tout à fait agréable. Il faisait couper ses cheveux tous les quinze jours, par principe, et s'abonnait chez son tailleur, suivant le principe économique: trois vêtements par an, et renvoyer les anciens. Comme c'était un gentleman très régulier, il dînait tous les jours au même endroit, à trente-trois pence par tête, et il en prenait joliment pour ses trente-trois pence. L'hôte le disait bien ensuite, en versant de grosses larmes, sans parler de la manière dont il attisait le feu dans l'hiver, ce qui était une perte sèche de quatre pence et demi par jour, outre la vexation de le voir faire. Avec ça il était si long à lire les journaux: «Le Morning-Post après le gentleman,» disait-il tous les jours en arrivant. «Voyez pour le Times, Thomas. Apportez-moi le Morning-Herald, quand il sera libre. «N'oubliez pas de demander le Chronicle, et donnez-moi l'Advertiser.» Alors il appliquait ses yeux sur l'horloge, et il sortait un quart de minute, juste avant le temps, pour enlever le papier du soir au gamin qui l'apportait, et puis il se mettait à le lire avec tant d'intérêt et de persévérance, qu'il réduisait les autres habitués au désespoir et à la rage, surtout un petit vieux très colère, que le garçon était toujours obligé de surveiller de près, dans ces moments-là, de peur qu'il ne se porta à quelque excès avec le couteau à découper. Eh bien! monsieur, il restait là, occupant la meilleure place, pendant trois heures, et ne prenant jamais rien après son dîner qu'un petit somme; et ensuite, il s'en allait au café à côté, et il avalait une petite tasse de café et quatre crumpets[16]; après quoi il rentrait à Kensington et se mettait au lit. Une nuit il se trouve mal. Le docteur vient dans un coupé vert, avec une espèce de marchepied à la Robinson Crusoé, qu'il pouvait baisser et relever après lui quand il voulait, pour que le cocher ne soit pas obligé de descendre, et ne laisse pas voir au public qu'il n'a qu'un habit de livrée et pas de culottes pareilles. Bien. «Qu'est-ce que vous avez? dit le docteur.—Ça va très-mal, dit le patient.—Qu'est-ce que vous avez mangé? dit le docteur.—Du veau rôti, dit le patient.—Quelle est la dernière chose que vous avez dévoré? dit le docteur.—Des crumpets, dit le patient.—C'est ça, dit le docteur. Je vas vous envoyer une boîte de pilules sur-le-champ, et n'en prenez plus, dit-il.—Plus de quoi, dit le patient? des pilules?—Non pas, des crumpets, dit le docteur.—Pourquoi? dit le patient en se levant sur son séant. J'en mange quatre tous les soirs depuis quinze ans, par principe.—Vous ferez bien d'y renoncer, par principe, dit le docteur.—C'est un gâteau très-sain, monsieur dit le patient.—C'est un gâteau très-malsain, dit le docteur avec colère.—Mais ça revient si bon marché, dit le patient en baissant un peu la voix, et ça remplit si bien l'estomac pour le prix.—C'est trop cher pour vous, n'importe à quel prix, dit le docteur. Trop cher, quand on vous payerait pour en manger. Quatre crumpets par soirée! dit-il: ça ferait votre affaire en six mois.» Le patient le regarda en face, pendant quelque temps, et à la fin, il lui dit, après avoir bien ruminé: «Êtes-vous sûr de ça, monsieur?—J'en mettrais ma réputation au feu, dit le docteur.—Combien pensez-vous qu'il en faudrait pour me tuer, en une fois? dit le patient.—Je ne sais pas, dit le docteur.—Pensez-vous que si j'en mangeais pour trois francs, ça me tuerait? dit le patient.—C'est possible, dit le docteur.—Pour trois francs soixante-quinze, ça ne me manquerait pas, je suppose? dit le patient.—Certainement, dit le docteur.—Très-bien, dit le patient. Bonsoir.» Le lendemain il se lève, fait allumer son feu, envoie chercher pour trois francs soixante-quinze de crumpets, les fait rôtir toutes, les mange et se brûle la cervelle.
—Eh pourquoi fit-il cela? demanda brusquement M. Pickwick, affecté au plus haut point, par le dénoûment tragique de la narration.
—Pourquoi, monsieur? pour prouver son grand principe, que les crumpets sont une nourriture saine, et pour faire voir qu'il ne voulait se laisser mener par personne.»
C'est par de tels artifices oratoires que Sam éluda les questions de son maître, pendant le premier soir de sa résidence à la flotte. À la fin, voyant que toute remontrance était inutile M. Pickwick consentit, quoiqu'avec regret, à ce qu'il se logeât, à tant la semaine, chez un savetier chauve qui occupait une petite chambre dans l'une des galeries supérieures. Sam porta dans cet humble appartement, un matelas, une couverture et des draps loués à M. Roker, et lorsqu'il s'étendit sur ce lit improvisé, il y était aussi à son aise que s'il avait été élevé dans la prison, et que toute sa famille y eût végété depuis trois générations.
«Fumez-vous toujours après que vous êtes couché, vieux coq? demanda Sam à son hôte, lorsque l'un et l'autre se furent placés horizontalement pour la nuit.
—Oui, toujours, jeune cochinchinois, répondit le savetier.
—Voulez-vous me permettre de vous demander pourquoi vous faites votre lit sous la table?
—Parce que j'ai toujours été z'habitué à un baldaquin, avant de venir ici, et je trouve que la table fait juste le même effet.
—Vous avez un fameux caractère, monsieur[17], dit Sam.
—Je n'en sais rien, répondit le savetier, en secouant la tête; mais si vous voulez en trouver un bon, je crains que vous n'ayez de la peine dans cet établissement ici.»
Pendant ce dialogue, Sam était étendu sur son matelas, à une extrémité de la chambre, et le savetier sur le sien, à l'autre extrémité. L'appartement était illuminé par la lumière d'une chandelle, et par la pipe du savetier qui luisait sous la table comme un charbon ardent. Toute courte qu'eût été cette conversation, elle avait singulièrement prédisposé Sam en faveur de son hôte. En conséquence il se souleva sur son coude, et se mit à l'examiner plus soigneusement qu'il n'avait eu jusqu'alors le temps, ou l'envie de le faire.
C'était un homme blême, tous les savetiers le sont. Il avait une barbe rude et hérissée, tous les savetiers l'ont ainsi; son visage était un drôle de chef-d'œuvre, tout contourné, tout raboteux, mais où régnait un air de bonne humeur, et dont les yeux devaient avoir eu une fort joyeuse expression, car ils jetaient encore des étincelles. Le savetier avait soixante ans d'âge, et Dieu sait combien de prison, de sorte qu'il était assez singulier de découvrir encore en lui quelque chose qui approchât de la gaieté. C'était un petit homme; et comme il était replié dans son lit, il paraissait à peu près aussi long qu'il aurait dû l'être, s'il n'avait point eu de jambes. Il tenait dans sa bouche une grosse pipe rouge, et, tout en fumant, il envisageait la chandelle avec une béatitude véritablement digne d'envie.
«Y a-t-il longtemps que vous êtes ici? lui demanda Sam, après un silence de quelques minutes.
—Douze ans, répondit le savetier en mordant, pour parler, le bout de sa pipe.
—Pour mépris envers la cour de chancellerie?» demanda Sam.
Le savetier fit un signe affirmatif.
«Eh bien! alors, reprit Sam avec mécontentement, pourquoi vous embourbez-vous dans votre obstination, à user votre précieuse vie ici, dans cette grande fondrière? Pourquoi ne cédez-vous pas, et ne dites-vous pas au chancelier que vous êtes fâché d'avoir manqué de respect à la cour, et que vous ne le ferez plus?»
Le savetier mit sa pipe dans le coin de sa bouche, pour sourire, et la ramena ensuite à sa place, mais ne répondit rien.
«Pourquoi? reprit Sam avec plus de force.
—Ah! dit le savetier, vous n'entendez pas bien ces affaires-là. Voyons, qu'est-ce que vous supposez qui m'a ruiné?
—Eh!... fit Sam, en mouchant la chandelle, je suppose que vous avez fait des dettes pour commencer?
—Je n'ai jamais dû un liard; devinez encore.
—Eh bien! peut-être que vous avez acheté des maisons, ce qui veut dire devenir fou en langage poli; ou bien que vous vous êtes mis à bâtir, ce qu'on appelle être incurable, en langage médical.»
Le savetier secoua la tête et dit: «Essayez encore.
—J'espère que vous ne vous êtes pas amusé à plaider? poursuivit Sam, d'un air soupçonneux.
—C'est pas dans mes mœurs. Le fait est que j'ai été ruiné pour avoir fait un héritage.
—Allons! allons! ça ne prendra pas. Je voudrais bien avoir un riche ennemi qui tramerait ma destruction de cette manière-là. Je me laisserais faire.
—Ah! j'étais sûr que vous ne me croiriez pas, dit le savetier, en fumant sa pipe avec une résignation philosophique. J'en ferais autant à votre place. C'est pourtant vrai malgré ça.
—Comment ça se peut-il? demanda Sam, déjà à moitié convaincu par l'air tranquille du savetier.
—Voilà comment. Un vieux gentleman, pour qui je travaillais dans la province, et dont j'avais épousé une parente (elle est morte, grâce à Dieu! puisse-t-il la bénir!) eut une attaque et s'en alla.
—Où? demanda Sam qui, après les nombreux événements de la soirée, était un peu endormi.
—Est-ce que je puis savoir ça? répondit le savetier, en parlant à travers son nez, pour mieux jouir de sa pipe. Il mourut.
—Ah! bien! Et ensuite?
—Ensuite, il laissa cinq mille livres sterling.
—C'était bien distingué de sa part.
—Il me laissa mille livres à moi, parce que j'avais épousé une de ses parentes, voyez-vous.
—Très-bien, murmura Sam.
—Et étant entouré d'un grand nombre de nièces et de neveux, qui étaient toujours à se disputer, il me fit son exécuteur et me chargea de diviser le reste entre eux, comme fidéi-commissaire.
—Qu'est-ce que vous entendez par-là, demanda Sam, en se réveillant un peu. Si ce n'est pas de l'argent comptant, à quoi ça sert-il?
—C'est un terme de loi qui veut dire qu'il avait confiance en moi.
—Je ne crois pas ça, répartit Sam en hochant la tête; il n'y a guère de confiance dans cette boutique-là. Mais c'est égal; marchez.
—Pour lors, dit le savetier; comme j'allais faire enregistrer le testament, les nièces et les neveux, qui étaient furieux de ne pas avoir tout l'argent, s'y opposent par un caveat.
—Qu'est-ce que c'est que ça?
—Un instrument légal. Comme qui dirait: halte-là!
—Je vois; un parent du ayez sa carcasse. Ensuite?
—Ensuite, voyant qu'ils ne pouvaient pas s'entendre entre eux sur l'exécution du testament, ils retirent le caveat et je paye tous les legs. À peine si j'avais fait tout cela, quand voilà un neveu qui demande l'annulation du testament. L'affaire se plaide quelques mois après devant un vieux gentleman sourd, dans une petite chambre à côté du cimetière de Saint-Paul; et après que quatre avocats ont passé chacun une journée à embrouiller l'affaire, il passe une semaine ou deux à réfléchir sur les pièces qui faisaient six gros volumes, et il donne son jugement comme quoi le testateur n'avait pas le cerveau bien solide, et comme quoi je dois payer de nouveau tout l'argent, avec tous les frais. J'en appelle. L'affaire vient devant trois ou quatre gentlemen très-endormis, qui l'avaient déjà entendue dans l'autre cour, où ils sont des avocats sans cause. La seule différence, c'est que dans l'autre cour on les appelait les délégués, et que dans cette cour-ci, on les appelle docteurs: tâchez de comprendre ça. Bien: ils confirment très-respectueusement la décision du vieux gentleman sourd. Mon homme de loi avait eu depuis longtemps tout mon argent, tellement qu'entre le principal, comme ils appellent ça, et les frais, je suis ici pour dix mille livres sterling, et j'y resterai à raccommoder des souliers jusqu'à ce que je meure. Quelques gentlemen ont parlé de porter la question devant le parlement, et je crois bien qu'ils l'auraient fait; seulement ils n'avaient pas le temps de venir me voir, et je ne pouvais pas aller leur parler, et ils se sont ennuyés de mes longues lettres, et ils ont abandonné l'affaire, et tout ceci, c'est la vérité devant Dieu, sans un mot de suppression ni d'exagération, comme le savent très-bien cinquante personnes tant ici que dehors.»
Le savetier s'arrêta pour voir quel effet son histoire avait produit sur Sam. Il s'était endormi. Le savetier secoua la cendre de sa pipe, la posa par terre à côté de lui, soupira, tira sa couverture sur sa tête, et s'endormit aussi.
Le lendemain matin, Sam étant activement engagé à polir les souliers de son maître et à brosser ses guêtres noires, dans la chambre du savetier, M. Pickwick se trouvait seul, à déjeûner, lorsqu'un léger coup fut frappé à sa porte. Avant qu'il eût eu le temps de crier entrez! il vit apparaître une tête chevelue et une calotte de velours de coton, articles d'habillement qu'il n'eut pas de peine à reconnaître comme la propriété personnelle de M. Smangle.
«Comment ça va-t-il? demanda ce vertueux personnage, en accompagnant cette question de deux ou trois signes de tête. Attendez-vous quelqu'un ce matin? Il y a trois gentlemen, des gaillards diablement élégants, qui demandent après vous, en bas, et qui frappent à toutes les portes. Aussi ils sont joliment rembarrés par les pensionnaires qui prennent la peine de leur ouvrir.
—Mais à quoi pensent-ils donc! dit M. Pickwick, en se levant. Oui, ce sont sans doute quelques amis que j'attendais plutôt hier.
—Des amis à vous! s'écria Smangle, en saisissant M. Pickwick par la main. En voilà assez, Dieu me damne! dès ce moment ils sont mes amis, et ceux de Mivins aussi: «Diablement agréable et distingué, cet animal de Mivins, hein?» dit M. Smangle avec grande sensibilité.
—Véritablement, répondit M. Pickwick avec hésitation, je connais si peu ce gentleman que....
—Je le sais, interrompit Smangle, en lui frappant sur l'épaule. Vous le connaîtrez mieux quelque jour; vous en serez charmé. Cet homme-là, monsieur, poursuivit Smangle, avec une contenance solennelle, a des talents comiques qui feraient honneur au théâtre de Drury-Lane.
—En vérité?
—Oui, de par Jupiter! Si vous l'entendiez quand il fait les quatre chats dans un tonneau! Ce sont bien quatre chats distincts, je vous en donne ma parole d'honneur. Vous voyez comme c'est spirituel? Dieu me damne! on ne peut pas s'empêcher d'aimer un homme qui a un talent pareil. Il n'a qu'un seul défaut, cette petite faiblesse dont je vous ai prévenu, vous savez?»
Comme, en cet endroit, M. Smangle dandina sa tête d'une manière confidentielle et sympathisante, M. Pickwick sentit qu'il devait dire quelque chose: «Ah! fit-il, en conséquence, et il regarda avec impatience vers la porte.
—Ah! répéta M. Smangle, avec un profond soupir; cet homme-là, monsieur, c'est une délicieuse compagnie; je ne connais pas de meilleure compagnie. Il n'a que ce petit défaut; si l'ombre de son grand-père lui apparaissait, il ferait une lettre de change sur papier timbré, et le prierait de l'endosser.
—Pas possible! s'écria M. Pickwick
—Oui, ajouta M. Smangle; et s'il avait le pouvoir de l'évoquer une seconde fois, il l'évoquerait au bout de deux mois et trois jours, pour renouveler son billet.
—Ce sont-là des traits fort remarquables, dit M. Pickwick; mais pendant que nous causons ici, j'ai peur que mes amis ne soient fort embarrassés pour me trouver.
—Je vais les amener, répondit Smangle en se dirigeant vers la porte. Adieu, je ne vous dérangerai point pendant qu'ils seront ici.... À propos....»
En prononçant ces deux derniers mots, Smangle s'arrêta tout à coup, referma la porte, qu'il avait à moitié ouverte, et et retournant sur la pointe du pied près de M. Pickwick, lui dit tout bas à l'oreille:
«Vous ne pourriez pas, sans vous gêner, me prêter une demi-couronne jusqu'à la fin de la semaine prochaine?»
M. Pickwick put à peine s'empêcher de sourire; cependant il parvint à conserver sa gravité, tira une demi-couronne, et la plaça dans la main de M. Smangle. Celui-ci, après un grand nombre de clignements d'œil, qui impliquaient un profond mystère, disparut pour chercher les trois étrangers, avec lesquels il revint bientôt après. Alors ayant toussé trois fois, et fait à M. Pickwick autant de signes de tête, comme une assurance qu'il n'oublierait pas sa dette, il donna des poignées de main à toute la compagnie, d'une manière fort engageante, et se retira.
«Mes chers amis, dit M. Pickwick en pressant alternativement les mains de M. Tupman, de M. Winkle et de M. Snodgrass, qui étaient les trois visiteurs en question; je suis enchanté de vous voir.»
Le triumvirat était fort affecté. M. Tupman branla la tête d'un air éploré; M. Snodgrass tira son mouchoir, avec une émotion visible; M. Winkle se retira à la fenêtre, et renifla tout haut.
«Bonjour gentlemen, dit Sam, qui entrait en ce moment avec les souliers et les guêtres. Plus de mérancolie, comme disait l'écolier quand la maîtresse de pension mourut. Soyez les bienvenus à la prison, gentlemen.
—Ce fou de Sam, dit M. Pickwick en lui tapant sur la tête, pendant qu'il s'agenouillait pour boutonner les guêtres de son maître, ce fou de Sam, qui s'est fait arrêter pour rester avec moi!
—Quoi! s'écrièrent les trois amis.
—Oui, gentlemen, dit Sam, je suis.... Tenez-vous tranquille, monsieur, s'il vous plaît.... Je suis prisonnier, gentlemen. Me voilà confiné[18], comme disait la petite dame.
—Prisonnier, s'écria M. Winkle avec une véhémence inconcevable.
—Ohé, monsieur? reprit Sam, en levant la tête; qu'est-ce qu'il y a, monsieur?
—J'avais espéré Sam, que.... C'est-à-dire.... Rien, rien,» répondit M. Winkle précipitamment.
Il y avait quelque chose de si brusque et de si égaré dans les manières de M. Winkle, que M. Pickwick regarda involontairement ses deux amis, comme pour leur demander une explication.
«Nous n'en savons rien, dit M. Tupman, en réponse à ce muet appel. Il a été fort agité ces deux jours-ci, et tout à fait différent de ce qu'il est ordinairement. Nous craignions qu'il n'eût quelque chose, mais il le nie résolûment.
—Non, non, dit M. Winkle en rougissant sous le regard de M. Pickwick, je n'ai vraiment rien, je vous assure que je n'ai rien, mon cher monsieur; seulement je serai obligé de quitter la ville, pendant quelque temps, pour une affaire privée, et j'avais espéré que vous me permettriez d'emmener Sam.»
La physionomie de M. Pickwick exprima encore plus d'étonnement.
«Je pense, balbutia M. Winkle, que Sam ne s'y serait pas refusé; mais évidemment cela devient impossible, puisqu'il est prisonnier ici. Je serai donc obligé d'aller tout seul.»
Pendant que M. Winkle disait ceci, M. Pickwick sentit, avec quelque étonnement, que les doigts de Sam tremblaient en attachant ses guêtres, comme s'il avait été surpris ou ému. Quand M. Winkle eut cessé de parler, Sam leva la tête pour le regarder, et quoique le coup d'œil qu'ils échangèrent ne dura qu'un instant, ils eurent l'air de s'entendre.
«Sam, dit vivement M. Pickwick, savez-vous quelque chose de ceci?
—Non monsieur, répliqua Sam, en recommençant à boutonner avec une assiduité extraordinaire.
—En êtes-vous sûr, Sam?
—Eh! mais, monsieur, je suis bien sûr que je n'ai jamais rien entendu sur ce sujet, jusqu'à présent. Si je fais quelques conjectures là-dessus, ajouta Sam, en regardant M. Winkle, je n'ai pas le droit de dire ce que c'est, de peur de me tromper.
—Et moi je n'ai pas le droit de m'ingérer davantage dans les affaires d'un ami, quelque intime qu'il soit, reprit M. Pickwick, après un court silence. À présent je dirai seulement que je n'y comprends rien du tout. Mais en voilà assez là-dessus.»
M. Pickwick s'étant ainsi exprimé, amena la conversation sur un autre sujet, et M. Winkle parut graduellement plus à son aise, quoiqu'il fût encore loin de l'être tout à fait. Cependant nos amis avaient tant de choses à se dire, que la matinée s'écoula rapidement. Vers trois heures, Sam posa sur une petite table un gigot de mouton et un énorme pâté, sans parler de plusieurs plats de légumes et de force pots de porter, qui se promenaient sur les chaises et sur les canapés. Quoique ce repas eût été acheté et dressé dans une cuisine voisine de la prison, chacun se montra disposé à y faire honneur.
Au porter succédèrent une bouteille ou deux d'excellent vin, pour lequel M. Pickwick avait dépêché un exprès au café de la Corne, dans Doctors' Common. Pour dire la vérité, la bouteille ou deux pourraient être plus convenablement énoncées comme une bouteille ou six, car avant qu'elles fussent bues et le thé achevé, la cloche commença à sonner pour le départ des étrangers.
Si la conduite de M. Winkle avait été inexplicable dans la matinée, elle devint tout à fait surnaturelle, lorsqu'il se prépara à prendre congé de son ami, sous l'influence des bouteilles vidées. Il resta en arrière jusqu'à ce que MM. Tupman et Snodgrass eussent disparu, et alors, saisissant la main de M. Pickwick, avec une physionomie où le calme d'une résolution désespérée se mêlait effroyablement avec la quintessence de la tristesse:
«Bonsoir, mon cher monsieur, lui dit-il entre ses dents jointes.
—Dieu vous bénisse, mon cher garçon! répliqua M. Pickwick, en serrant avec chaleur la main de son jeune ami.
—Allons donc! cria M. Tupman de la galerie.
—Oui, oui, sur-le-champ, répondit M. Winkle. Bonsoir!
—Bonsoir,» dit M. Pickwick.
Un autre bonsoir fut échangé, puis un autre, puis une demi-douzaine d'autres, et cependant M. Winkle tenait encore solidement la main du philosophe, et considérait son visage avec la même expression extraordinaire.
«Vous serait-il arrivé quelque chose? lui demanda à la fin M. Pickwick, lorsqu'il eut le bras fatigué de secousses.
—Non, non.
—Eh bien! alors, bonsoir, reprit-il en essayant de dégager sa main.
—Mon ami, mon bienfaiteur, mon respectable mentor, murmura M. Winkle en le saisissant par le poignet; ne me jugez pas sévèrement, et lorsque vous apprendrez à quelles extrémités des obstacles insurmontables....
—Allons donc! dit M. Tupman, en reparaissant à la porte. Si vous ne venez pas, nous allons être enfermés ici!
--Oui, oui; je suis prêt,» répliqua M. Winkle, et par un violent effort il s'arracha de la chambre de M. Pickwick.
Notre philosophe le suivait des yeux le long du corridor, dans un muet étonnement, lorsque Sam parut au haut de l'escalier, et chuchota un instant à l'oreille de M. Winkle.
«Oh! certainement, comptez sur moi, répondit tout haut celui-ci.
—Merci, monsieur. Vous ne l'oublierez pas, monsieur?
—Non, assurément.
—Bonne chance, monsieur, dit Sam, en touchant son chapeau. J'aurais beaucoup aimé aller avec vous, monsieur; mais naturellement le gouverneur avant tout.
—Vous avez raison, cela vous fait honneur, dit M. Winkle;» et en parlant ainsi, les interlocuteurs descendaient l'escalier et disparaissaient.
«C'est très-extraordinaire! pensa M. Pickwick, en rentrant dans sa chambre et en s'asseyant près de sa table dans une attitude réfléchie. Qu'est-ce que ce jeune homme peut aller faire?»
Il y avait quelque temps qu'il ruminait sur cette idée, lorsque la voix de Roker, le guichetier, demanda s'il pouvait entrer.
«Certainement, dit M. Pickwick.
—Je vous ai apporté un traversin plus doux, monsieur, en place du provisoire que vous aviez la nuit dernière.
—Je vous remercie. Voulez-vous prendre un verre de vin?
—Vous êtes bien bon, monsieur, répliqua M. Roker en acceptant le verre. À la vôtre, monsieur.
—Bien obligé.
—Je suis fâché de vous apprendre que votre propriétaire n'est pas très-bien portant ce soir, monsieur, dit le guichetier, en inspectant la bordure de son chapeau, avant de le remettre sur sa tête.
—Quoi! le prisonnier de la chancellerie? s'écria M. Pickwick.
—Il ne sera pas longtemps prisonnier de la chancellerie, monsieur, répliqua Roker, en tournant son chapeau, de manière à pouvoir lire le nom du chapelier.
—Vous me faites frissonner, reprit M. Pickwick. Qu'est-ce que vous voulez dire!
—Il y a longtemps qu'il est poitrinaire, et il avait bien de la peine à respirer cette nuit. Depuis plus de six mois, le docteur nous dit que le changement d'air pourrait seul le sauver.
—Grand Dieu! s'écria M. Pickwick, cet homme a-t-il été lentement assassiné par la loi, durant six mois?
—Je ne sais pas ça, monsieur, repartit Roker, en pesant son chapeau par les bords dans ses deux mains; je suppose qu'il serait mort de même partout ailleurs. Il est allé à l'infirmerie ce matin. Le docteur dit qu'il faut soutenir ses forces autant que possible, et le gouverneur lui envoie du vin et du bouillon de sa maison. Ce n'est pas la faute du gouverneur, monsieur.
—Non, sans doute, répliqua promptement M. Pickwick.
—Malgré cela, reprit Roker en hochant la tête, j'ai peur que tout ne soit fini pour lui. J'ai offert à Neddy, tout à l'heure, de lui parier une pièce de vingt sous contre une de dix, qu'il n'en reviendrait pas, mais il n'a pas voulu tenir le pari, et il a bien fait. Je vous remercie, monsieur. Bonne nuit, monsieur.
—Attendez, dit M. Pickwick avec chaleur, où est l'infirmerie?
—Juste au-dessous de votre chambre, monsieur, je vais vous la montrer si vous voulez.»
M. Pickwick saisit son chapeau sans parler et suivit immédiatement le guichetier.
Celui-ci le conduisit en silence, et levant doucement le loquet de la porte de l'infirmerie, lui fit signe d'entrer. C'était une grande chambre nue, désolée, où il y avait plusieurs lits de fer; l'un d'eux contenait l'ombre d'un homme maigre, pâle, cadavéreux. Sa respiration était courte et oppressée: à chaque minute il gémissait péniblement. Au chevet du lit était assis un petit vieux, portant un tablier de savetier, et qui, à l'aide d'une paire de lunettes à monture de corne, lisait tout haut un passage de la bible. C'était l'heureux légataire.
Le malade posa sa main sur le bras du vieillard et lui fit signe de s'arrêter. Celui-ci ferma le livre et le plaça sur le lit.
«Ouvrez la fenêtre,» dit le malade.
Elle fut ouverte, et le roulement des charrettes et des carrosses, les cris des hommes et des enfants, tous les bruits affairés d'une puissante multitude, pleine de vie et d'occupations, pénétrèrent aussitôt dans la chambre, confondus en un profond murmure. Par-dessus, s'élevaient de temps en temps quelques éclats de rire joyeux ou quelques lambeaux de chansons comiques, qui se perdaient ensuite parmi le tumulte des voix et des pas, sourds mugissements des flots agités de la vie, qui roulaient pesamment au dehors.
Dans toutes les situations, ces sons confus et lointains paraissent mélancoliques à celui qui les écoute de sang-froid, mais combien plus à celui qui veille auprès d'un lit de mort!
«Il n'y a pas d'air ici, dit le malade d'une voix faible. Ces murs le corrompent. Il était frais à l'entour quand je m'y promenais, il y a bien des années, mais en entrant dans la prison il devient chaud et brûlant.... Je ne puis plus le respirer.
—Nous l'avons respiré ensemble pendant longtemps, dit le savetier. Allons, allons, patience!»
Il se fit un court silence pendant lequel les deux spectateurs s'approchèrent du lit. Le malade attira sur son lit la main de son vieux camarade de prison et la retint serrée avec affection, dans les siennes.
«J'espère, bégaya-t-il ensuite d'une voix entrecoupée et si faible que ses auditeurs se penchèrent sur son lit pour recueillir les sons à demi formés qui s'échappaient de ses lèvres livides; j'espère que mon juge plein de clémence n'oubliera pas la punition que j'ai soufferte sur terre. Vingt années, mon ami, vingt années dans cette hideuse tombe! Mon cœur s'est brisé, quand mon enfant est morte, et je n'ai pas même pu l'embrasser dans sa petite bière! Depuis lors, au milieu de tous ces bruits et de ces débauches, ma solitude a été terrible. Que Dieu me pardonne! il a vu mon agonie solitaire et prolongée!»
Après ces mots, le vieillard joignit les mains et murmura encore quelque chose, mais si bas qu'on ne pouvait l'entendre, puis il s'endormit. Il ne fit que s'endormir d'abord, car les assistants le virent sourire.
Pendant quelques minutes ils parlèrent entre eux, à voix basse, mais le guichetier s'étant courbé sur le traversin se releva précipitamment. «Ma foi! dit-il, le voilà libéré à la fin.»
Cela était vrai. Mais durant sa vie il était devenu si semblable à un mort, qu'on ne sut point dans quel instant il avait expiré.
NOTES:
[16] Gâteau anglais.
[17] Jeu de mots: caractère, en anglais, veut dire à la fois un original, et un certificat de bonne conduite.
(Note du traducteur.)
CHAPITRE XVI.
Où l'on décrit une entrevue touchante entre M. Samuel Weller et sa famille. M. Pickwick fait le tour du petit monde qu'il habite, et prend la résolution de ne s'y mêler, à l'avenir, que le moins possible.
Quelques matinées après son incarcération, Sam ayant arrangé la chambre de son maître avec tout le soin possible, et ayant laissé le philosophe confortablement assis près de ses livres et de ses papiers, se retira pour employer une heure ou deux le mieux qu'il pourrait. Comme la journée était belle, il pensa qu'une pinte de porter, en plein air, pourrait embellir son existence, aussi bien qu'aucun autre petit amusement dont il lui serait possible de se régaler.
Étant arrivé à cette conclusion, il se dirigea vers la buvette, acheta sa bière, obtint en outre un journal de l'avant-veille, se rendit à la cour du jeu de quilles, et, s'asseyant sur un banc, commença à s'amuser d'une manière très-méthodique.
D'abord il but un bon coup de bière, et levant les yeux vers une croisée, lança un coup d'œil platonique à une jeune lady qui y était occupée à peler des pommes de terre; ensuite il ouvrit le journal et le plia de manière à mettre au-dessus le compte rendu des tribunaux; mais comme ceci est une œuvre difficile, surtout quand il fait du vent, il prit un autre coup de bière aussitôt qu'il en fut venu à bout. Alors il lut deux lignes du journal, et s'arrêta pour contempler deux individus qui finissaient une partie de paume. Lorsqu'elle fut terminée, il leur cria: Très-bien, d'une manière encourageante, puis regarda tout autour de lui pour savoir si le sentiment des spectateurs coincidait avec le sien. Ceci entraînait la nécessité de regarder aussi aux fenêtres; et comme la jeune lady était encore à la sienne, ce n'était qu'un acte de pure politesse de cligner de l'œil de nouveau et de boire à sa santé, en pantomime, un autre coup de bière. Sam n'y manqua pas; puis ayant hideusement froncé ses sourcils à un petit garçon qui l'avait regardé faire avec des yeux tout grands ouverts, il se croisa les jambes, et, tenant le journal à deux mains, commença à lire sérieusement.
À peine s'était-il recueilli dans l'état d'abstraction nécessaire, quand il crut entendre qu'on l'appelait dans le lointain. Il ne s'était pas trompé, car son nom passait rapidement de bouche en bouche, et peu de secondes après l'air retentissait des cris de: Weller! Weller!
«Ici, beugla Sam, d'une voix de Stentor. Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qu'a besoin de lui? Est-ce qu'il est venu un exprès pour lui dire que sa maison de campagne est brûlée?
—On vous demande au parloir, dit un homme en s'approchant.
—Merci, mon vieux, répondit Sam. Faites un brin attention à mon journal et à mon pot ici, s'il vous plaît. Je reviens tout de suite. Dieu me pardonne! si on m'appelait à la barre du tribunal, on ne pourrait pas faire plus de bruit que cela.»
Sam accompagna ces mots d'une légère tape sur la tête du jeune gentleman ci-devant cité, lequel, ne croyant pas être si près de la personne demandée, criait Weller! de tous ses poumons; puis il traversa la cour, et, montant les marches quatre à quatre, se dirigea vers le parloir. Comme il y arrivait, la première personne qui frappa ses regards fut son cher père, assis au bout de l'escalier, tenant son chapeau dans sa main et vociférant Weller! de toutes ses forces, de demi-minute en demi-minute.
«Qu'est-ce que vous avez à rugir? demanda Sam impétueusement, quand le vieux gentleman se fut déchargé d'un autre cri. Vous voilà d'un si beau rouge que vous avez l'air d'un souffleur de bouteilles en colère; qu'est-ce qu'il y a?
—Ah! répliqua M. Weller. Je commençais à craindre que tu n'aies été faire un tour au parc, Sammy.
—Allons! reprit Sam, n'insultez pas comme cela la victime de votre avarice. Otez-vous de cette marche. Pourquoi êtes-vous assis là? Ce n'est pas mon appartement.
—Tu vas voir une fameuse farce, Sammy, dit M. Weller en se levant.
—Attendez une minute, dit Sam. Vous êtes tout blanc par derrière.
—Tu as raison, Sammy: ôte cela, répliqua M. Weller pendant que son fils l'époussetait. Ça pourrait passer pour une personnalité de se montrer ici avec un habit blanchi à la chaux[19].»
Comme M. Weller montrait, en parlant ainsi, des symptômes non équivoques d'un prochain accès de rire, Sam se hâta de l'arrêter.
«Tenez-vous tranquille, lui dit-il. Je n'ai jamais vu un grimacier comme ça. Qu'est-ce que vous avez à vous crever maintenant?
—Sammy, dit M. Weller en essuyant son front, j'ai peur qu'un de ces jours, à force de rire, je ne gagne une attaque d'apoplexie, mon garçon.
—Eh bien! alors, pourquoi riez-vous, demanda Sam. Voyons, qu'est-ce que vous avez à me dire maintenant?
—Devine qui est venu ici avec moi, Samivel? dit M. Weller en se reculant d'un pas ou deux, en pinçant ses lèvres et en relevant ses sourcils.
—M. Pell?»
M. Weller secoua la tête, et ses joues roses se gonflèrent de tous les rires qu'il s'efforçait de comprimer.
«L'homme au teint marbré peut-être?
M. Weller secoua la tête de nouveau.
«Et qui donc, alors?
—Ta belle-mère, Sammy, s'écria le gros cocher, fort heureusement pour lui, car autrement ses joues auraient nécessairement crevé, tant elles étaient distendues. Ta belle-mère, Sammy, et l'homme au nez rouge, mon garçon; et l'homme au nez rouge. Ho! ho! ho!»
En disant cela, M. Weller se laissa aller à de joyeuses convulsions, tandis que Sam le regardait avec un plaisant sourire, qui se répandait graduellement sur toute sa physionomie.
«Ils sont venus pour avoir une petite conversation sérieuse avec toi, Samivel, reprit M. Weller en essuyant ses yeux. Ne leur laisse rien suspecter sur ce créancier dénaturé.
—Comment, ils ne savent pas qui c'est?
—Pas un brin.
—Où sont-ils? reprit Sam, dont le visage répétait toutes les grimaces du vieux gentleman.
—Dans le divan, près du café. Attrape l'homme au nez rouge où ce qu'il n'y a pas de liqueurs, et tu seras malin, Samivel. Nous avons eu une agréable promenade en voiture ce matin pour venir du marché ici, poursuivit M. Weller quand il se sentit capable de parler d'une manière plus distincte. Je conduisais la vieille pie dans le petit char à bancs qu'a appartenu au premier essai de ta belle-mère. On y avait mis un fauteuil pour le berger, et je veux être pendu, Samivel, continua M. Weller avec un air de profond mépris, si on n'a pas apporté sur la route, devant not' porte un marchepied pour le faire monter!
—Bah!... C'est pas possible?
—C'est la vérité, Sammy; et je voudrais que tu l'aies vu se tenir aux côtés en montant, comme s'il avait eu peur de tomber de six pieds de haut et d'être broyé en un million de morceaux. Malgré ça, il est monté à la fin, et nous voilà partis; mais j'ai peur.... j'ai bien peur, Sam, qu'il a été un peu cahoté quand nous tournions les coins.
—Ah! je suppose que vous aurez accroché une borne ou deux?
—Je le crains, Sammy; je crains d'en avoir accroché quelques-unes, repartit M. Weller en multipliant les clins d'œil. J'en ai peur, Sammy. Il s'envolait hors du fauteuil tout le long de la route.»
Ici M. Weller roula sa tête d'une épaule à l'autre en faisant entendre une sorte de râlement enroué, accompagné d'un gonflement soudain de tous ses traits, symptômes qui n'alarmèrent pas légèrement son fils.
«Ne t'effraye pas, Sammy; ne t'effraye pas, dit-il quand, à force de se tortiller et de frapper du pied, il eut recouvré la voix. C'est seulement une espèce de rire tranquille que j'essaye.
—Eh bien! si ce n'est que ça, vous ferez bien de ne pas essayer trop souvent; vous trouveriez que c'est une invention un peu dangereuse.
—Tu ne l'admires pas, Sammy?
—Pas du tout.
—Ah! dit M. Weller avec des larmes qui coulaient encore le long de ses joues, ç'aurait été un bien grand avantage pour moi, si j'avais pu m'y habituer; ça m'aurait sauvé bien des mauvaises paroles avec ta belle-mère. Mais tu as raison: c'est trop dans le genre de l'apoplexie, beaucoup trop, Samivel.»
Cette conversation amena nos deux personnages à la porte du divan. Sam s'y arrêta un instant, jeta par-dessus son épaule un coup d'œil malin à son respectable auteur, qui ricanait derrière lui, puis il tourna le bouton et entra.
«Belle-mère, dit-il en embrassant poliment la dame, je vous suis très-obligé pour cette visite ici. Berger, comment ça vous va-t-il?
—Ah! Samuel, dit Mme Weller, ceci est épouvantable.
—Pas du tout, madame. N'est-ce pas, Berger?» répondit Sam.
M. Stiggins leva ses mains et tourna les yeux vers le ciel, de manière à n'en plus laisser voir que le blanc, ou plutôt que le jaune; mais il ne fit point de réponse vocale.
«Est-ce que ce gentilhomme se trouve mal? demanda Sam à sa belle-mère.
—L'excellent homme est peiné de vous voir ici, répliqua Mme Weller.
—Oh! c'est-il tout? En le voyant j'avais peur qu'il n'eût oublié de prendre du poivre avec les dernières concombres qu'il a mangées. Asseyez-vous, monsieur, les chaises ne se payent point, comme le roi remarqua à ses ministres, le jour où il voulait leur flanquer une semonce.
—Jeune homme, dit M. Stiggins avec ostentation, j'ai peur que vous ne soyez pas amendé par l'emprisonnement.
—Pardon, monsieur, qu'est-ce que vous aviez la bonté d'observer?
—Je crains, jeune homme, que ce châtiment ne vous ait pas adouci, répéta M. Stiggins d'une voix sonore.
—Ah! monsieur, vous êtes bien bon; j'espère bien que je ne suis pas trop doux[20]; je vous suis bien obligé, monsieur pour vot' bonne opinion.»
À cet endroit de la conversation, un son, qui approchait indécemment d'un éclat de rire, se fit entendre du côté où était assis M. Weller, et sa moitié, ayant rapidement considéré le cas, crut devoir se payer graduellement une attaque de nerfs.
«Weller, s'écria-t-elle, venez ici! (Le vieux gentleman était assis dans un coin.)
—Bien obligé, ma chère; je suis tout à fait bien où je suis.»
À cette réponse Mme Weller fondit en larmes.
«Qu'est-ce qu'il y a, maman? lui demanda Sam.
—Oh! Samuel, répliqua-t-elle, votre père me rend bien malheureuse! il n'est donc sensible à rien?
—Entendez-vous cela? dit Sam. Madame demande si vous n'êtes sensible à rien.
—Bien obligé de sa politesse, Sammy. Je pense que je serais très-sensible au don d'une pipe de sa part. Puis-je en avoir une, mon garçon?»
En entendant ces mots, Mme Weller redoubla ses pleurs, et M. Stiggins poussa un gémissement.
«Ohé! voilà l'infortuné gentleman qui est retombé, dit Sam en se retournant. Où ça vous fait-il mal, monsieur?
—Au même endroit, jeune homme, au même endroit.
—Où cela peut-il être, monsieur? demanda Sam, avec une grande simplicité extérieure.
«Dans mon sein, jeune homme,» répondit M. Stiggins, en appuyant son parapluie sur son gilet.
À cette réponse touchante, Mme Weller incapable de contenir son émotion, sanglota encore plus bruyamment, en affirmant que l'homme au nez rouge était un saint.
«Maman, dit Sam, j'ai peur que ce gentleman, avec le tic dans sa physolomie, ne soit un peu altéré par le mélancolique spectacle qu'il a sous les yeux. C'est-il le cas, maman?»
La digne lady regarda M. Stiggins pour avoir une réponse, et celui-ci, avec de nombreux roulements d'yeux, serra son gosier de sa main droite, et imita l'acte d'avaler, pour exprimer qu'il avait soif.
«Samuel, dit Mme Weller d'une voix dolente, je crains en vérité que ces émotions ne l'aient altéré.
—Qu'est-ce que vous buvez ordinairement, monsieur? demanda Sam.
—Oh! mon cher jeune ami, toutes les boissons ne sont que vanités!
—Ce n'est que trop vrai, ce n'est que trop vrai! murmura Mme Weller, avec un gémissement et un signe de tête approbatif.
—Eh bien! je le crois, dit Sam; mais quelle est votre vanité particulière, monsieur? Quelle vanité aimez-vous le mieux?
—Oh, mon cher jeune ami, je les méprise toutes. Pourtant, s'il en est une moins odieuse que les autres, c'est la liqueur que l'on appelle rhum; chaude, mon cher jeune ami avec trois morceaux de sucre par verre.
—J'en suis très-fâché, monsieur; mais on ne permet pas de vendre cette vanité-là dans l'établissement.
—Oh! les cœurs endurcis, les cœurs endurcis! s'écria M. Stiggins. Oh! la cruauté maudite de ces persécuteurs inhumains!»
Ayant dit ces mots, l'homme de Dieu recommença à tourner ses yeux, en frappant sa poitrine de son parapluie; et pour lui rendre justice, nous devons dire que son indignation ne paraissait ni feinte, ni légère.
Lorsque Mme Weller et le révérend gentleman eurent vigoureusement déblatéré contre cette règle barbare, et lancé contre ses auteurs un grand nombre de pieuses exécrations, M. Stiggins recommanda une bouteille de vin de Porto, mêlée avec un peu d'eau chaude, d'épices et de sucre, comme étant un mélange agréable à l'estomac et moins rempli de vanité que beaucoup d'autres compositions.
Pendant qu'on préparait cette célèbre mixture, l'homme au nez rouge et Mme Weller s'occupaient à contempler M. Weller, tout en poussant des gémissements.
«Eh bien! Sammy, dit celui-ci; j'espère que tu te trouveras ragaillardi par cette aimable visite? Une conversation très-gaie et très-instructive, n'est-ce pas?
—Vous êtes un réprouvé, dit Sam; et je vous prie de ne plus m'adresser vos observations impies.»
Bien loin d'être édifié par cette réplique, pleine de convenance, M. Weller retomba sur nouveaux frais dans ses ricanements, et cette conduite impénitente ayant induit la vertueuse dame et M. Stiggins à fermer les yeux et à se balancer sur leur chaise comme s'ils avaient eu la colique, le jovial cocher se permit, en outre, divers actes de pantomime, indiquant le désir de ramollir la tête et de tirer le nez du révérend personnage. Mais il s'en fallut de peu qu'il ne fût découvert, car M. Stiggins ayant tressailli à l'arrivée du vin chaud, amena sa tête en violent contact avec le poing fermé de M. Weller, qui depuis quelques minutes décrivait autour des oreilles de révérend homme un feu d'artifice imaginaire.
«Vous aviez bien besoin d'avancer la main, comme un sauvage pour prendre le verre? s'écria Sam, avec une grande présence d'esprit. Ne voyez-vous pas que vous avez attrapé 1e gentleman?
—Je ne l'ai pas fait exprès, Sammy, répondit M. Weller, un peu démonté par cet incident inattendu.
—Monsieur, dit Sam au révérend Stiggins, qui frottait sa tête d'un air dolent, essayez une application intérieure. Comment trouvez-vous cela pour une vanité, monsieur?»
M. Stiggins ne fit pas de réponse verbale, mais ses manières étaient expressives: il goûta le contenu du verre que Sam avait placé devant lui, posa son parapluie par terre, sirota de nouveau un peu de liqueur, en passant doucement la main sur son estomac; puis enfin, avala tout le reste, d'un seul trait, et faisant claquer ses lèvres, tendit son verre pour en avoir une nouvelle dose.
Mme Weller se tarda pas non plus à rendre justice au vin chaud. La bonne dame avait commencé par protester qu'elle ne pouvait pas en prendre une goutte; ensuite elle avait accepté une petite goutte; puis une grosse goutte; puis un grand nombre de gouttes; et comme sa sensibilité était, apparemment, de la nature de ces substances qui se dissolvent dans l'esprit de vin, à chaque goutte de liqueur elle versait une larme; si bien qu'à la fin elle arriva à un degré de misère tout à fait pathétique.
M. Weller manifestait un profond dégoût, en observant ces symptômes, et quand, après un second bol, M. Stiggins commença à soupirer d'une terrible manière, l'illustre cocher ne put s'empêcher d'exprimer sa désapprobation, en murmurant des phrases incohérentes, parmi lesquelles une colérique répétition du mot blague était seule perceptible à l'oreille.
«Samivel, mon garçon, chuchota-t-il enfin à son fils, après une longue contemplation de sa femme, et de l'homme au nez rouge, je vas te dire ce qui en est: faut qu'il y ait quelque chose de décroché dans l'intérieur de ta belle-mère et dans celui de M. Stiggins.
—Qu'est-ce que vous voulez dire?
—Je veux dire que tout ce qu'ils boivent, n'a pas l'air de les nourrir. Ça se change en eau chaude tout de suite, et ça vient couler par les yeux. Crois-moi, Sammy, c'est une infirmité constitutionnaire.»
M. Weller confirma cette opinion scientifique par un grand nombre de clins d'œil, et de signes de tête qui furent malheureusement remarqués par Mme Weller. Cette aimable dame, concluant qu'ils devaient renfermer quelque signification outrageante, soit pour M. Stiggins, soit pour elle-même, soit pour tous les deux, allait se trouver infiniment plus mal, lorsque le révérend, se mettant sur ses pieds aussi bien qu'il put, commença à débiter un touchant discours pour le bénéfice de la compagnie, et principalement de Samuel Weller. Il l'adjura, en termes édifiants, de se tenir sur ses gardes, dans ce puits d'iniquités où il était tombé. Il le conjura de s'abstenir de toute hypocrisie et de tout orgueil, et, pour cela, de prendre exactement modèle sur lui-même (M. Stiggins). Bientôt alors, il arriverait à l'agréable conclusion qu'il serait, comme lui, essentiellement estimable et vertueux, tandis que toutes ses connaissances et amis ne seraient que de misérables débauchés abandonnés de Dieu, et sans nulle espérance de salut; ce qui, ajouta M. Stiggins, est une grande consolation.
Il le supplia en outre d'éviter par-dessus toutes choses le vice d'ivrognerie, qu'il comparait aux dégoûtantes habitudes des pourceaux, ou bien à ces drogues malfaisantes qui détruisent la mémoire de celui qui les mâche. Malheureusement, à cet endroit de son discours, le révérend gentleman devint singulièrement incohérent; et comme il était près de perdre l'équilibre à cause des grands mouvements de son éloquence, il fut obligé de se rattraper au dos d'une chaise, afin de maintenir sa perpendiculaire.
M. Stiggins n'engagea pas ses auditeurs à se défier de ces faux prophètes, de ces hypocrites marchands de religion, qui n'ayant pas le sens nécessaire pour en exposer les plus simples doctrines, ni le cœur assez bien fait pour en sentir les premiers principes, sont, pour la société, bien plus dangereux que les criminels ordinaires: car ils entraînent dans l'erreur ses membres les plus ignorants et les plus faibles, appellent le mépris surtout ce qui devrait être le plus sacré, et font rejaillir, jusqu'à un certain point, la défiance et le dédain sur plus d'une secte vertueuse et honorable. Cependant comme M. Stiggins resta pendant fort longtemps appuyé sur le dos de sa chaise, tenant un de ses yeux fermé et clignant perpétuellement de l'autre, il est présumable qu'il pensa tout cela, mais qu'il le garda pour lui.
Mme Weller pleurait à chaudes larmes, pendant le débit de cette oraison, et sanglotait à la fin de chaque paragraphe. Sam s'étant mis à cheval sur une chaise, les bras appuyés sur le dossier, regardait le prédicateur avec une physionomie pleine de douceur et de componction, se contentant de jeter de temps en temps vers son père un regard d'intelligence. Enfin le vieux gentleman, qui avait paru enchanté au commencement, se mit à dormir vers le milieu.
«Bravo! Bravo! très-joli! dit Sam lorsque M. Stiggins, ayant cessé de méditer, commença à mettre ses gants percés par le bout, et à les tirer si bien qu'ils laissaient passer à peu près la moitié de chaque doigt.
—J'espère que cela vous fera du bien, Samuel, dit mistress Weller solennellement.
—Je l'espère, maman, répondit Sam.
—Je désirerais bien que cela en fît aussi à votre père.
—Merci, ma chère, dit M. Weller. Comment vous trouvez-vous à présent, mon amour?
—Impie!
—Homme égaré, dit le révérend.
—Ma digne créature, répondit M. Weller; si je ne trouve pas de meilleure lumière que votre petit clair de lune, il est probable que je continuerai à voyager dans la nuit, jusqu'à ce que je sois mis à pied tout à fait. Mais voyez-vous, madame Weller, si la pie, ma chère jument, demeure plus longtemps à l'écurie, elle ne restera pas tranquille quand nous retournerons, et elle pourrait bien envoyer le fauteuil dans quelque haie avec le berger dedans.»
En entendant cette supposition, le révérend M. Stiggins, avec une consternation évidente, ramassa son chapeau et son parapluie, et proposa de partir sur-le-champ. Mme Weller y consentit, et Sam les ayant accompagnés jusqu'à la porte, prit un congé respectueux.
«Adiou, Sam, dit le vieux cocher.
—Qu'est-ce que c'est ça, adiou demanda Sam.
—Bonsoir, alors.
—Ah! très-bien, j'y suis, répliqua Sam. Bonsoir, vieux réprouvé.
—Sammy, reprit tout bas M. Weller, en regardant soigneusement autour de lui, mes devoirs à ton gouverneur, et dis-y que s'il fait des réflexions sur cette affaire ici, qu'il me le fasse savoir. Moi, et un ébéniste, j'ai fait un plan pour le tirer de là. Un piano, Sammy, un piano, dit M. Weller, en frappant de sa main la poitrine de son fils, et en se reculant d'un pas ou deux, pour mieux juger l'effet de sa communication.
—Qu'est-ce que vous voulez dire?
—Un piano forcé, Samivel, répliqua M. Weller d'une manière encore plus mystérieuse. Un qu'il peut louer, mais qui ne jouera pas.
—Et à quoi servira-t-il, alors?
—Il fera dire à mon ami, l'ébéniste, de le remporter; y es-tu?
—Non.
—Y n'y a pas de machine dedans; il y tiendra aisément avec son chapeau et ses souliers, et il respirera par les pieds, qui sont creux. Vous avez un passage tout prêt pour la Mérique... Le gouvernement des Méricains ne le livrera jamais, tant qu'il aura de l'argent à dépenser. Le gouverneur n'a qu'à rester là jusqu'à ce que Mme Bardell soit morte, ou que MM. Dodson et Fogg soient pendus, ce qu'est le plus probable des deux événements, et ensuite il revient et écrit un livre sur les Méricains, qui payera toutes ses dépenses, et plus, s'il les mécanise suffisamment.»
M. Weller débita ce rapide sommaire de son complot, avec une grande véhémence de chuchotements, et ensuite, comme s'il avait peur d'affaiblir par d'autres discours l'effet de cette prodigieuse annonce, il fit le salut du cocher et s'enfuit.
Sam avait à peine recouvré sa gravité ordinaire, grandement troublée par la communication secrète de son respectable parent, lorsque M. Pickwick l'accosta.
«Sam, lui dit-il.
—Monsieur?
—Je vais faire le tour de la prison, et je désire que vous me suiviez. Sam, ajouta l'excellent homme en souriant, voilà un prisonnier de votre connaissance qui vient par là.
—Lequel, monsieur? Le gentleman velu, où bien l'intéressant captif avec les bas bleus?
—Ni l'un ni l'autre. C'est un de vos plus anciens amis.
—De mes amis!
—Je suis sûr que vous vous le rappelez très-bien; ou vous auriez moins de mémoire pour vos vieilles connaissances que je ne vous en croyais. Chut! pas un mot, pas une syllabe, Sam! Le voici.»
Pendant ce colloque M. Jingle s'approchait. Il n'avait plus l'air aussi misérable, et portait des vêtements à demi usés, retirés, grâce à M. Pickwick, des griffes du prêteur sur gages. Ses cheveux avaient été coupés, il portait du linge blanc; mais il était encore très-pâle et très-maigre. Il se traînait lentement, en s'appuyant sur un bâton, et l'on voyait sans peine qu'il avait été rudement éprouvé par la maladie et par le besoin. Il ôta son chapeau lorsque M. Pickwick le salua, et parut fort troublé et tout honteux en apercevant Sam.
Derrière lui, presque sur ses talons, venait M. Job Trotter, qui, du moins, ne comptait pas dans le catalogue de ses vices le manque d'attachement à son compagnon. Il était encore déguenillé et malpropre, mais son visage n'était plus tout à fait aussi creux que lors de sa première rencontre avec M. Pickwick. En ôtant son chapeau à notre bienveillant ami, il murmura quelques expressions entrecoupées de reconnaissance, ajoutant que sans M. Pickwick ils seraient morts de faim.
«Bien, bien! dit M. Pickwick en l'interrompant avec impatience. Restez derrière avec Sam. Je veux vous parler, monsieur Jingle. Pouvez-vous marcher sans son bras?
—Certainement, monsieur, à vos ordres. Pas trop vite, jambes vacillantes, tête ahurie, sorte de tremblement de terre.
—Allons, donnez-moi votre bras, dit M. Pickwick.
—Non, non, je ne veux pas, j'aime mieux marcher seul.
—Folie! Appuyez-vous sur moi, je le veux.»
Voyant que Jingle était confus, agité, et ne savait que faire, M. Pickwick coupa court à ses incertitudes, en tirant sous son bras celui de l'ex-comédien, et en l'emmenant avec lui, sans ajouter une autre parole.
Durant tout ce temps la contenance de M. Samuel Weller exprimait l'étonnement le plus monstrueux, le plus stupéfiant qu'il soit possible d'imaginer. Après avoir promené ses yeux de Job à Jingle, et de Jingle à Job, dans un profond silence, il murmura entre ses dents: Pas possible! pas possible! et répéta ces mots une douzaine de fois; après quoi il parut complètement privé de la parole, et recommença à contempler tantôt l'un, tantôt l'autre, dans une muette perplexité.
«Allons, Sam, dit M. Pickwick en regardant derrière lui.
—Voilà, monsieur,» répliqua Sam en suivant machinalement son maître, mais sans ôter ses yeux de dessus M. Job Trotter, qui trottait à côté de lui.
Pendant quelque temps Job tint ses regards fixés sur la terre, tandis que Sam, les yeux rivés sur lui, se heurtait contre les passants, tombait sur les petits enfants, s'accrochait aux marches et aux barrières sans paraître s'en apercevoir, lorsque Job, le regardant à la dérobée, lui dit:
«Comment vous portez-vous, monsieur Weller?
—C'est lui! s'écria Sam, et ayant établi avec certitude l'identité de Job, il frappa ses mains, sur ses cuisses, et exhala son émotion en une sorte de sifflement long et aigu.
—Les choses ont bien changé pour moi, monsieur Weller.
—Ça m'en a l'air, répondit Sam en examinant avec une évidente surprise les haillons de son compagnon. Mais c'est un changement en mal, comme dit le gentleman, quand il reçut de la mauvaise monnaie pour une bonne demi-couronne.
—Vous avez bien raison, répliqua Job en secouant la tête; il n'y a pas de déception maintenant, monsieur Weller. Les larmes, ajouta-t-il avec une expression de malice momentanée, les larmes ne sont pas les seules preuves de l'infortune, ni les meilleures.
—C'est vrai, répliqua Sam, d'un ton expressif.
—Elles peuvent être commandées, monsieur Weller.
—Je le sais. Il y a des personnes qui les ont toujours toutes prêtes, et qui lâchent la bonde quand elles veulent.
—Oui, mais voici des choses qui ne sont pas aisément contrefaites, monsieur Weller; et pour y arriver, le procédé est long et pénible.»
En parlant ainsi, Job montrait ses joues creuses, et, relevant la manche de son habit, découvrait son bras si frêle et si décharné, qu'il semblait pouvoir être brisé par le moindre choc.
«Qu'est-ce que vous avez donc fait? s'écria Sam en reculant.
—Rien.
—Rien?
—Il y a plusieurs semaines que je ne fais rien, et que je ne mange guère davantage.»
Sam embrassa d'un coup d'œil la figure maigre de M. Trotter et son costume misérable, puis, le saisissant par le bras, il commença à l'entraîner de vive force.
«Où allez-vous, monsieur Weller? s'écria Job en se débattant vainement sous la main puissante de son ancien ennemi.
—Venez, venez! répondit Sam sans daigner lui donner d'autre explication, jusqu'au moment où ils atteignirent la buvette, et où il demanda un pot de porter, qui fut promptement apporté.
—Maintenant, dit Sam, buvez-moi ça jusqu'à la dernière goutte, et ensuite retournez le pot sens dessus dessous, pour me faire voir que vous avez pris la médecine tout entière.
—Mais, mon cher monsieur Weller....
—Avalez-moi ça,» reprit Sam d'un ton péremptoire.
Ainsi admonesté, M. Trotter porta le pot à ses lèvres et en éleva le fond lentement, et d'une manière presque imperceptible. Une fois, seulement, il s'arrêta pour respirer longuement, mais sans retirer son visage du vase; et quelques moments après, lorsqu'il le tint à bras tendus, avec le fond en haut, rien ne tomba à terre, si ce n'est trois ou quatre flocons de mousse, qui se détachèrent lentement du bord.
«Bien opéré, dit Sam. Comment vous trouvez-vous, après ça?
—Mieux, monsieur, beaucoup mieux, je pense.
—Nécessairement; c'est comme quand on met du gaz dans un ballon. Vous devenez plus gros à vue d'œil. Qu'est-ce que vous dites d'un autre verre de la même tisane?
—J'en ai suffisamment, monsieur; je vous remercie bien, mais j'en ai assez.
—Eh bien! alors, qu'est-ce que vous dites, de quelque chose de plus solide?
—Grâce à votre digne gouverneur, nous avons, à trois heures, un demi-gigot cuit au four, et garni de pommes de terre.
—Quoi! c'est lui qui vous donne des provisions? s'écria Sam avec un accent emphatique.
—Oui, monsieur. Et plus que cela, monsieur Weller, comme mon maître était fort malade, il a loué une chambre pour nous. Nous étions dans un chenil auparavant. Il est venu nous y voir la nuit, quand personne ne pouvait s'en douter. Monsieur Weller, continua Job, avec des larmes réelles cette fois, je serais capable de servir cet homme-là, jusqu'à ce que je tombe mort à ses pieds.
—Dites donc, mon ami, pas de ça, s'il vous plaît!» s'écria Sam.
Job Trotter le regarda d'un air étonné.
«Je vous dis que je n'entends pas cela, mon garçon, poursuivit Sam, avec fermeté. Personne ne le servira, excepté moi; et puisque nous en sommes là-dessus, continua-t-il, en payant sa bière, je vas vous apprendre un autre secret. Je n'ai jamais entendu dire, ni lu dans aucun livre d'histoire, ni vu dans aucun tableau, un ange avec une culotte et des guêtres; non, pas même au spectacle, quoique ça ait pu se faire; mais voyez-vous, Job, malgré ça, je vous dis que c'est un véritable ange, pur sang; et montrez-moi l'homme qui osera me soutenir le contraire!»
Ayant proféré cette provocation, qu'il confirma par de nombreux gestes et signes de tête, Sam empocha sa monnaie et se mit en quête de l'objet de son panégyrique.
M. Pickwick était encore avec Jingle, et lui parlait vivement, sans jeter un coup d'œil sur les groupes variés et curieux qui l'entouraient.
«Bien, disait-il, lorsque Sam et son compagnon s'approchèrent: vous verrez comment vous irez, et en attendant, vous réfléchirez à cela. Quand vous vous trouverez assez fort, vous me le direz, et nous en causerons. Maintenant, retournez dans votre chambre, vous avez l'air fatigué, et vous n'êtes pas assez vigoureux pour demeurer longtemps dehors.»
M. Alfred Jingle, à qui il ne restait plus une étincelle de son ancienne vivacité, ni même de la sombre gaieté qu'il avait feinte, le premier jour où M. Pickwick l'avait rencontré dans sa misère, salua fort bas, sans parler, et s'éloigna avec lenteur, après avoir fait signe à Job de ne pas le suivre immédiatement.
«Sam, dit M. Pickwick en regardant autour de lui avec bonne humeur. Ne voilà-t-il pas une curieuse scène?
—Tout à fait, monsieur, répondit Sam; et il ajouta, en se partant à lui-même: «Les miracles ne sont pas finis. Voilà-t-il pas ce Jingle qui se met aussi à faire jouer les pompes!»
Dans la partie de la prison où se trouvait alors M. Pickwick, l'espace circonscrit par les murs, était assez étendu pour former un bon jeu de paume; un des côtés de la cour était fermé, cela va sans dire, par le mur même, et l'autre par cette partie de la prison qui avait vue sur Saint-Paul; ou, plutôt, qui aurait eu vue sur cette cathédrale si on avait pu voir à travers la muraille. Là se montraient un grand nombre de débiteurs, en mouvement ou en repos dans toutes les attitudes possibles d'une inquiète fainéantise. La plupart attendaient le moment de comparaître devant la cour des insolvables; les autres étaient renvoyés en prison pour un certain temps, qu'ils s'efforçaient de passer de leur mieux. Quelques-uns avaient l'air misérable, d'autres ne manquaient point de recherche; le plus grand nombre étaient crasseux; le petit nombre moins malpropres. Mais tous en flânant, en se traînant, en baguenaudant, semblaient y mettre aussi peu d'intérêt, aussi peu d'animation, que les animaux qui vont et viennent derrière les barreaux d'une ménagerie.
D'autres prisonniers passaient leur temps aux fenêtres qui donnaient sur les promenades; et, parmi ceux-ci, les uns conversaient bruyamment avec les individus de leur connaissance qui se trouvaient en bas; les autres jouaient à la balle avec quelques aventureux personnages, qui les servaient du dehors; d'autres enfin regardaient les joueurs de paume, ou écoutaient les garçons qui criaient le jeu.
Des femmes malpropres passaient et repassaient avec des savates pour se rendre à la cuisine, qui était dans un coin de la cour. Dans un autre coin, des enfants criaient, jouaient, et se battaient. Le fracas des quilles et les cris des joueurs se mêlaient perpétuellement à ces mille bruits divers; tout était mouvement et tumulte, excepté à quelques pas de là, dans un misérable petit hangar où gisait, pâle et immobile, le corps du prisonnier de la chancellerie, décédé la nuit précédente, et attendant la comédie d'une enquête. Le corps! c'est le terme légal pour exprimer cette masse turbulente de soins, d'anxiétés, d'affections, d'espérances, de douleurs, qui composent l'homme vivant. La loi possédait le corps du prisonnier; il était là, témoin effrayant des tendres soins de cette bonne mère.
«Voulez-vous voir une boutique sifflante[21], monsieur? demanda Job à M. Pickwick.
—Qu'est-ce que vous voulez dire? répondit celui-ci.
—Une boutique chifflante, monsieur, fit observer Sam.
—Qu'est-ce que c'est que cela, Sam? Une boutique d'oiseleur?
—Du tout! monsieur, reprit Job; c'est où l'on vend des liqueurs. Il expliqua alors brièvement, qu'il était défendu d'introduire dans la prison des débiteurs des boissons spiritueuses; mais que cet article y étant singulièrement apprécié, quelques geôliers spéculateurs, déterminés par certaines considérations lucratives, s'étaient avisés de permettre à deux ou trois prisonniers de débiter, dans leurs chambres, le régal favori des ladies et des gentlemen confinés dans la prison. Cet usage, continua Job, a été introduit graduellement dans toutes les prisons pour dettes.
—Et il est fort avantageux, interrompit Sam; car les guichetiers ont bien soin de faire saisir tous ceux qui font la fraude, et qui ne les payent point; et quand ça arrive, ils sont loués dans les journaux pour leur vigilance; de manière que ça fait d'une pierre deux coups; ça empêche les autres de faire le commerce, et ça relève leur réputation.
—Voilà la chose, ajouta Job.
—Mais, dit M. Pickwick, est-ce qu'on ne visite jamais ces chambres pour savoir si elles contiennent des spiritueux?
—Si, certainement, monsieur; mais les guichetiers le savent d'avance; ils préviennent les siffleurs, et alors va-t'en voir s'ils viennent, Jean! L'inspecteur ne trouve rien.»
Tandis que Sam achevait ces explications, Job frappait à une porte qui fut immédiatement ouverte par un gentleman mal peigné, puis soigneusement refermée au verrou, quand la compagnie fut entrée; après quoi le gentleman siffleur regarda les nouveaux venus en riant; là-dessus Job se mit aussi à rire, autant en fit Sam; et M. Pickwick, pensant qu'on en attendait sans doute autant de lui, prit un visage souriant, jusqu'à la fin de l'entrevue.
Le gentleman mal peigné parut comprendre parfaitement cette silencieuse manière d'entrer en affaires. Il aveignit de dessous son lit une bouteille de grès plate, qui pouvait contenir environ une couple de pintes, et remplit de genièvre trois verres, que Job et Sam dépêchèrent habilement.
«En voulez-vous encore, dit le gentleman siffleur.
—Non, merci, dit Job Trotter.»
M. Pickwick paya, la porte fut déverrouillée, et comme M. Roker passait en ce moment, le gentleman mal peigné lui fit un signe de tête amical.
En sortant de là, M. Pickwick erra dans les escaliers et le long des galeries, puis il fit encore une fois le tour de la maison.
À chaque pas, dans chaque personne, il lui semblait voir Mivins et Smangle, et le vicaire, et le boucher, car toute la population paraissait composée d'individus d'une seule espèce. C'était la même malpropreté, le même tumulte, le même remue-ménage, les mêmes symptômes caractéristiques dans tous les coins, dans les meilleurs comme dans les pires. Il y avait partout quelque chose de turbulent et d'inquiet, et l'on voyait toutes sortes de gens se rassembler et se séparer, comme on voit passer des ombres dans les rêves d'une nuit agitée.
«J'en ai vu assez, dit M. Pickwick en se jetant sur une chaise dans sa petite chambre. Ma tête est fatiguée de ces scènes bruyantes, et mon cœur aussi. Dorénavant je serai prisonnier dans ma propre chambre.»
M. Pickwick se tînt parole. Durant trois longs mois il resta enfermé tout le jour, ne sortant qu'à la nuit pour respirer l'air, quand la plus grande partie des autres prisonniers étaient dans leur lit, ou se régalaient dans leur chambre. Sa santé commençait évidemment à souffrir de la rigueur de cette réclusion, mais ni les fréquentes supplications de ses amis et de M. Perker, ni les avertissements encore plus fréquents de Sam, ne pouvaient le décider à changer un iota à son inflexible résolution.
NOTES:
[19] En argot, être blanchi à la chaux, veut dire avoir obtenu un certificat d'insolvabilité.
[20] Soft, veut dire doux ou sot.
CHAPITRE XVII
Où l'on rapporte un acte touchant de délicatesse accompli par MM. Dodson et Fogg, non sans une certaine dose de plaisanterie.
Vers la fin du mois du juillet, un cabriolet de place dont le numéro n'est point spécifié, s'avançait d'un pas rapide vers Goswell-Street, trois personnes y étaient entassées, outre le conducteur, placé, comme à l'ordinaire, dans son petit siége de coté. Sur le tablier pendaient deux châles, appartenant, selon toute apparence, à deux dames à l'air revêche, assises sous ledit tablier. Enfin un gentleman, d'une tournure épaisse et soumise, était soigneusement comprimé entre les deux ladies, par l'une ou par l'autre desquelles il était immédiatement rabroué lorsqu'il s'aventurait à faire quelque légère observation. Ces trois personnages donnaient en même temps au cocher des instructions contradictoires, tendant toutes au même but, qui était d'arrêter à la porte de Mme Bardell; mais tandis que l'épais gentleman prétendait que cette porte était verte, les deux ladies revêches soutenaient qu'elle était jaune.
«Cocher, disait le gentleman, arrêtez à la porte verte.
—Quel être insupportable! s'écria l'une des dames. Cocher, arrêtez à la maison qui a la porte jaune.»
Pour arrêter à la porte verte, le cocher avait retenu son cheval si brusquement qu'il l'avait presque fait reculer dans le cabriolet; mais à cette nouvelle indication, il le laissa retomber sur ses jambes de devant, en disant: «Arrangez ça entre vous. Moi ça m'est égal.»
La dispute recommença alors avec une nouvelle violence; et comme le cheval était tourmenté par une mouche qui lui piquait le nez, le cocher employa humainement son loisir à lui donner des coups de fouet sur les oreilles, suivant le système médical des révulsions.
«C'est la majorité qui l'emporte, dit à la fin l'une des dames revêches. Cocher, la porte jaune.» Mais lorsque le cabriolet fut arrivé d'une manière brillante devant la porte jaune, faisant réellement plus de bruit qu'un carrosse bourgeois (comme le fit remarquer l'une des ladies), et lorsque le cocher fut descendu pour assister les dames, la petite tête ronde de Master Bardell se fit voir à la fenêtre d'une maison qui avait une porte rouge, quelques numéros plus loin.
«Être assommant! s'écria la dame ci-dessus mentionnée, en lançant à l'épais gentleman un regard capable de le réduire en poudre.
—Mais ma chère, ce n'est pas ma faute.
—Taisez-vous imbécile! La maison à la porte rouge, cocher. Oh! Si jamais pauvre femme a été z'unie avec une créature qui prend plaisir à la tourner en ridicule devant les étrangers, je puis me vanter d'être cette femme!
—Vous devriez mourir de honte, Raddle, dit la seconde petite femme qui n'était autre que Mme Cluppins.
—Dites-moi donc au moins ce que j'ai fait?
—Taisez-vous, brute, de peur de me faire oublier de quelle école je suis, et que je ne m'abaisse à vous gifler!»
Pendant ce petit dialogue matrimonial, le cocher conduisait ignominieusement le cheval par la bride, et s'arrêtait devant la porte rouge que Master Bardell avait déjà ouverte. Quelle manière plate et commune de se présenter devant la porte d'une amie! au lieu d'arriver avec tout le feu, toute la furie du noble coursier; au lieu de faire frapper à la porte par le cocher; au lieu d'ouvrir le tablier avec bruit, et juste au dernier moment, de peur de rester dans un courant d'air, au lieu de se faire tendre son châle comme si on avait un domestique à soi! Tout le zeste de la chose était perdu; c'était plus vulgaire que de venir à pied.
«Eh ben! Tommy, dit Mme Cluppins; comment va c'te pauv' chère femme de mère?
—Oh! elle va très-bien. Elle est dans le parloir de devant, toute prête. Je suis tout prêt aussi, moi. En parlant ainsi, Master Bardell fourrait ses mains dans ses poches et s'amusait à sauter de la première marche du perron sur le trottoir, et vice versa.
—Y a-t-il encore quelqu'un qui vient avec nous? reprit Mme Cluppins, en arrangeant sa pèlerine.
—Mme Sanders y va aussi; et moi aussi, j'y vas aussi, moi.
—Peste soit du moutard, il ne pense qu'à lui seul. Dites donc, Tommy, mon petit homme?
—Hein?
—Qu'est-ce qui vient encore, mon amour? continua Mme Cluppins d'une manière insinuante.
—Oh! Mme Rogers, elle vient aussi, elle, répondit Master Bardell, en ouvrant ses yeux de toutes ses forces.
—Quoi! la dame qui a loué le logement?» s'écria Mme Cluppins.
Master Bardell enfonça ses mains plus profondément dans ses poches, et baissa la tête trente-cinq fois, ni plus ni moins, pour exprimer qu'il s'agissait bien de la dame du logement.
«Ah ça! continua Mme Cluppins; c'est une vraie noce.
—Qu'est-ce que vous diriez donc, si vous saviez ce qu'il y a dans le buffet? ajouta Master Bardell.
—Qu'est-ce qu'il y a donc, Tommy? reprit Mme Cluppins d'un air séduisant. Je suis sûre que vous allez me le dire.
—Non, je ne veux pas; rétorqua l'intéressant héritier, en secouant sa tête un nombre indéterminé de fois, et en recommençant à sauter sur l'escalier.
—Quel petit mâtin embêtant murmura Mme Cluppins. Allons, Tommy, contez la chose à votre chère Cluppy.
—Maman ne veut pas. Si je ne dis rien, j'en aurai, moi, j'en aurai, moi!» Réjoui par cette agréable perspective, le jeune prodige s'appliqua avec une nouvelle vigueur à son manège enfantin.
Cette espèce d'interrogatoire avait lieu tandis que M. Raddle, Mme Raddle et le cocher se disputaient sur le prix de la course. L'altercation s'étant terminée à l'avantage de l'automédon, Mme Raddle entra dans la maison, affreusement agitée.
«Ciel qu'avez-vous donc, Mary-Ann? demanda Mme Cluppins.
—Ah! Betsy! j'en suis encore toute tremblante! Raddle n'est pas un homme; il me laisse tout sur le dos.»
Cette attaque contre la virilité de pauvre Raddle, était à peine loyale: car, dès le commencement de la dispute, il avait été mis de coté par son aimable épouse, et avait reçu l'ordre péremptoire de tenir son bec. Quoi qu'il en soit, il n'eut pas le loisir de se défendre, car il devenait évident que Mme Raddle allait s'évanouir. Dès qu'on s'en aperçut, de la fenêtre du parloir, Mme Bardell, mistress Sanders, la locataire et la servante de la locataire, sortirent précipitamment, et portèrent l'intéressante lady dans l'appartement, parlant toutes à la fois, et l'accablant d'expressions de condoléances et de pitié, comme si elle était la personne la plus malheureuse de la terre. Elle fut déposée sur un sofa du parloir, et la dame du premier étage ayant couru chercher un flacon de sel volatil, prit Mme Raddle par le cou, et le lui appliqua sous le nez, avec toute la sollicitude compatissante du beau sexe. Après de nombreux plongeons, après s'être bien débattue, la dame évanouie fut enfin obligée de déclarer qu'elle se trouvait mieux.
«Ah! pauvre créature! s'écria Mme Rogers; je conçois ce qu'elle éprouve, hélas! je le sais trop bien.
—Ah! pauvre créature! Et moi aussi je le sais, répéta Mme Sanders, et alors toutes les dames commencèrent à gémir à l'unisson, en disant qu'elles aussi savaient ce qu'il en était, et la plaignaient de tout leur cœur. La petite servante elle-même, haute de trois pieds, et âgée de treize ans, manifestait sa profonde sympathie.
—Mais qu'est-ce qui est arrivé? demanda Mme Bardell.
—Oui, ajouta Mme Rogers, qu'est-ce qui vous a mis dans cet état, madame?
—J'ai été contrariée, répondit Mme Raddle d'un ton de reproche. Toutes les dames jetèrent aussitôt à M. Raddle des regards pleins d'indignation.
—Le fait est, dit ce malheureux gentleman, en s'avançant, le fait est que, quand nous sommes descendus à la porte, nous avons eu une dispute avec le conducteur du cabriolet.» Un cri aigu de sa femme, à la mention de ce nom, rendit toute autre explication impossible.
«Raddle, dit Mme Cluppins, vous feriez bien de nous laisser seules avec elle, pour la faire revenir. Elle ne se remettra jamais tant que vous serez là.»
Toutes les dames étant de la même opinion, M. Raddle fut poussé hors de la chambre, et engagé à prendre l'air dans la cour. Il s'y promenait depuis environ un quart d'heure, lorsque Mme Bardell vint lui annoncer, avec un visage solennel, qu'il pouvait rentrer maintenant; mais qu'il devait faire bien attention à la manière dont il se conduirait avec sa femme. Mme Bardell savait bien qu'il n'avait pas de mauvaises intentions, mais Mary-Ann n'était pas forte, et s'il n'y prenait pas garde, il pourrait la perdre au moment où il s'y attendrait le moins; ce qui serait pour lui un terrible sujet de remords, dans la suite.
M. Raddle entendit tout cela et bien d'autres choses encore, avec grande soumission, et entra enfin dans le parloir, doux comme un agneau.
«Mon Dieu, madame Rogers, dit Mme Bardell, personne ne vous a été présenté!—M. Raddle, madame; Mme Cluppins, madame; Mme Raddle, madame....
—Sœur de Mme Cluppins, fit observer Mme Sanders.
—Ah! vraiment? dit mistress Rogers gracieusement; car elle était locataire, et c'est sa servante qui devait servir, et, en vertu de sa position, elle devait être plus gracieuse qu'intime. Ah! vraiment!»
Mme Raddle sourit agréablement, M. Raddle salua, et Mme Cluppins déclara qu'elle se trouvait bien heureuse d'avoir l'honneur de faire la connaissance d'une personne dont elle avait entendu dire autant de choses avantageuses. Ce compliment bien tourné fut reçu par la lady du premier étage avec une condescendance parfaite.
«Savez-vous, monsieur Raddle, dit Mme Bardell, que vous devez vous trouver fort honoré de ce que vous et Tommy, vous êtes les seuls gentlemen chargés d'escorter tant de dames au Jardin Espagnol à Hampstead. N'est-ce pas votre avis, madame Rogers?
—Oh! certainement, madame, répondit Mme Rogers; après quoi les autres dames répétèrent: Oh certainement!
—Sans aucun doute, madame, je sens cela, dit M. Raddle en se frottant les mains, et en laissant apercevoir une légère tendance à la gaieté. Et même, je disais à Mme Raddle, pendant que nous venions dans le cabriolet...»
En entendant ce mot, qui réveillait tant de souvenirs pénibles, Mme Raddle appliqua de nouveau son mouchoir à ses yeux, et ne put s'empêcher de pousser un cri étouffé; Mme Bardell fronça le sourcil, en regardant M. Raddle, pour lui faire comprendre qu'il ferait beaucoup mieux de se taire; puis, avec un air de dignité, elle pria la domestique de Mme Rogers de mettre le vin sur la table.
À ce signal, les trésors cachés du buffet furent apportés, en l'honneur de la locataire, et donnèrent à tous les assistants une satisfaction sans limite. C'étaient plusieurs plats d'oranges et de biscuits, une bouteille de vieux porto, à trente-quatre pence, puis une autre bouteille du célèbre xérès des Indes orientales, à quatorze pence. Mais alors, à la grande consternation de Mme Cluppins, Tommy parut sur le point de raconter comment il avait été interrogé par elle, concernant le contenu du buffet. Heureusement que, tout en parlant, il avala de travers un verre de porto, ce qui mit sa vie en danger pendant quelques minutes, et étouffa son récit dans son germe.
Après ce petit incident, la compagnie alla chercher la voiture de Hampstead, et au bout de deux heures elle était arrivée, saine et sauve, au Jardin Espagnol. Mais là le premier acte du malheureux M. Raddle faillit occasionner une rechute de sa tendre épouse; car n'alla-t-il pas s'aviser de demander du thé pour sept, tandis que, comme toutes les dames le firent remarquer à la fois, rien n'était plus facile que de faire boire Tommy dans la tasse de quelqu'un, ou dans celle de tout le monde, quand le garçon aurait eu le dos tourné, ce qui aurait épargné du thé pour un, sans qu'il en fût moins bon pour cela?
Quoi qu'il en soit, il n'y avait plus de ressources, et le thé arriva avec sept tasses, sept soucoupes, et du pain et du beurre sur la même échelle. Mme Bardell fut élevée au fauteuil à l'unanimité; Mme Rogers se plaça à sa droite, Mme Raddle à sa gauche, et la collation chemina avec beaucoup de gaieté et de succès.
«Que la campagne est jolie, soupira mistress Rogers; je souhaiterais vraiment y vivre toujours!
—Oh! vous ne l'aimeriez pas longtemps, madame, répliqua Mme Bardell avec précipitation; car il n'était pas à propos d'encourager de semblables idées chez sa locataire.
—Je suis sûre, madame, reprit la petite Mme Cluppins, que vous ne vous en contenteriez pas quinze jours; vous êtes trop gaie et trop recherchée à la ville.
—Cela se peut, madame.... cela se peut, murmura doucement la locataire du premier étage.
—La campagne, fit observer M. Raddle, en retrouvant un peu d'assurance et de gaieté, la campagne est très-bonne pour les personnes seules, qui n'ont personne qui se soucisse d'elles, ou pour les personnes qui ont eu des peines de cœur, et toutes ces sortes de choses. La campagne pour une âme blessée, dit le poëte....»
Or, de toutes les paroles que pouvait proférer le malheureux gentleman, celles-ci étaient indubitablement les plus mal trouvées. En effet, à cette citation, Mme Bardell ne manqua pas de fondre en larmes, et voulut quitter la table sur-le-champ; ce que voyant, son tendre fils se mit à pousser des cris affreux.
«Est-il possible, s'écria Mme Raddle, en se tournant avec fureur vers la locataire du premier étage, est-il possible qu'une femme soit mariée à un être aussi insupportable, qui se fait un jeu de blesser sa sensibilité à chaque instant de la journée.
—Ma chère, dit M. Raddle d'une voix plaintive, je n'avais pas la moindre pensée....
—Vous n'aviez pas la moindre pensée, répéta Mme Raddle avec un noble dédain. Allez-vous-en; je ne puis plus vous voir; vous êtes une brute.
—Ne vous tourmentez pas, Mary-Ann, interrompit mistress Cluppins. Il faut vraiment faire attention à votre santé ma chère, vous n'y songez pas assez. Allez-vous-en, Raddle, comme une bonne âme. Elle est toujours plus mal quand elle vous Voit.
—Oui, oui, dit Mme Rogers, en appliquant sur nouveaux frais son flacon, vous ferez bien de prendre votre thé tout seul, monsieur.»
Mme Sanders qui, suivant sa coutume, était fort occupée du pain et du beurre, exprima la même opinion, et Raddle se retira sans souffler mot.
Après cela, les dames s'empressèrent d'élever Master Bardell dans les bras de sa mère, mais comme il était un peu grand pour cette manœuvre enfantine, ses bottines s'embarrassèrent dans la table à thé, et occasionnèrent quelque confusion parmi les tasses et les soucoupes. Heureusement que cette espèce d'attaque, qui est contagieuse chez les dames, dure rarement longtemps: aussi, après avoir bien embrassé son bambin, après avoir pleuré sur ses cheveux, Mme Bardell revint à elle, le remit par terre, s'étonna d'avoir été si peu raisonnable, et se versa une autre tasse de thé.
En ce moment, on entendit le roulement d'un carrosse qui s'approchait, et les dames, en levant les yeux, virent une voiture de place s'arrêter à la porte du jardin.
«Encore du monde, dit Mme Sanders.
—C'est un gentleman, reprit Mme Raddle.
—Eh mais! s'écria Mme Bardell, c'est M. Jackson, le jeune homme de chez Dodson et Fogg. Est-ce que M. Pickwick aurait payé les dommages?
—Ou offert le mariage, suggéra Mme Cluppins.
—Comme le gentleman est long à venir! dit Mme Rogers. Pourquoi donc ne se dépêche-t-il pas?»
Cependant, M. Jackson, après avoir adressé quelques observations à un homme en habit noir râpé, qui venait de descendre du fiacre, et qui tenait un gros bâton de frêne, se dirigea vers l'endroit où les dames étaient assises, tout en tortillant ses cheveux autour du bord de son chapeau.
«Qu'est-ce qu'il y a de nouveau, monsieur Jackson? demanda Mme Bardell avec anxiété.
—Rien du tout, madame, répondit Jackson. Comment ça va-t-il, madame? Je vous demande pardon, madame, de vous déranger, mais la loi, madame, la loi....» En proférant cette apologie, M. Jackson sourit, fit un salut commun à toutes les dames, et donna à ses cheveux un autre tour. Mme Rogers chuchota à Mme Raddle que c'était réellement un jeune homme bien élégant.
«Je suis allé chez vous, reprit Jakson, et en apprenant que vous étiez ici, j'ai pris une voiture et je suis venu. Nous avons besoin de vous sur-le-champ, madame Bardell.
—Besoin de moi! s'écria la dame, que la soudaineté de cette communication avait fait tressaillir.
—Oui, dit Jackson en se mordant les lèvres, c'est une affaire très-importante, très-pressante, et qui ne peut pas être remise. Dodson me l'a dit expressément et Fogg aussi. Tellement que j'ai gardé la voiture pour vous remmener.
—Quelle drôle de chose!» s'écria Mme Bardell.
Toutes les dames convinrent que c'était fort drôle, mais elles furent unanimement d'avis que ce devait être fort important; sans quoi Dodson et Fogg n'auraient pas envoyé à Hampstead. Enfin elles ajoutèrent que, puisque l'affaire était importante, Mme Bardell ferait bien de se rendre sur-le-champ à l'étude.
Lorsqu'on est demandé avec une hâte si monstrueuse par son homme d'affaires, cela donne un certain degré de relief, qui n'était nullement désagréable à Mme Bardell. En effet, elle pouvait raisonnablement espérer que cela la rehausserait dans l'opinion de sa locataire, elle fit quelques minauderies, affecta beaucoup de vexation et d'hésitation, mais elle conclut, à la fin, qu'elle ferait bien de s'en aller. Ensuite elle ajouta d'une voix persuasive: «Vous vous rafraîchirez bien un peu après votre course, monsieur Jackson?
—Réellement, il n'y a pas beaucoup de temps à perdre; et puis j'ai là un ami, répondit Jackson en montrant l'homme au bâton de frêne.
—Oh! mais, monsieur, faites entrer votre ami.
—Mais.... je vous remercie, répliqua Jackson avec quelque embarras. Il n'est pas habitué à la société des dames, et cela le rend tout timide. Si vous voulez ordonner au garçon de lui porter quelque chose, je ne suis pas bien sûr qu'il le boive, mais vous pouvez essayer.» Vers la fin de ce discours, les doigts de M. Jackson se jouaient plaisamment autour de son nez, pour avertir ses auditeurs qu'il parlait ironiquement.
Le garçon fut immédiatement dépêché vers le gentleman timide, qui consentit à prendre quelque chose. M. Jackson prit aussi quelque chose, et les dames en firent autant, par pur esprit d'hospitalité. M. Jackson ayant alors déclaré qu'il était temps de partir, Mme Sanders, Mme Cluppins et Tommy grimpèrent dans la voiture, laissant les autres dames sous la protection de M. Raddle. Mme Bardell monta la dernière.
«Isaac, dit alors Jackson, en regardant son ami qui était assis sur le siége, et fumait un cigare.
—Eh bien?
—Voilà madame Bardell.
—Oh! il y a longtemps que je le savais.»
Mme Bardell étant entrée dans le carrosse, M. Jackson s'y plaça après elle, et les chevaux partirent. Chemin faisant, Mme Bardell admirait la perspicacité de l'ami de M. Jackson, «Que ces hommes de loi sont malins! pensait-elle; comme ils reconnaissent les gens!»
Au bout de peu de temps Mme Cluppins et Mme Sanders s'étant endormies, M. Jackson dit à la veuve du douanier: «Savez-vous que les frais de votre affaire sont bien lourds?
—Je suis fâchée que vous ne puissiez pas les faire payer, répondit celle-ci. Mais dame! puisque vous entreprenez les choses par spéculation, il faut bien que vous buviez un bouillon de temps en temps.
—On m'a dit qu'après le procès, vous aviez donné à Dodson et Fogg un cognovit pour le montant des frais.
—Oui, simple affaire de forme.
—Sans doute, répliqua Jackson d'un ton sec. Simple affaire de forme, comme vous dites.»
On continuait à rouler, et Mme Bardell s'endormit. Elle se réveilla au bout de quelque temps, lorsque la voiture s'arrêta.
«Comment! s'écria-t-elle. Sommes-nous déjà à Freeman's Court?
—Nous n'allons pas tout à fait jusque-là, repartit Jackson. Voulez-vous avoir la bonté de descendre?»
Mme Bardell obéit machinalement, car elle n'était pas encore complètement réveillée. Elle se trouvait dans un drôle d'endroit: un grand mur avec une grille au milieu; et, à l'intérieur d'un vestibule, un bec de gaz qui brûlait.
—Allons, mesdames! dit l'homme au bâton de frêne en regardant dans la voiture et en secouant Mme Sanders pour la réveiller, descendons.»
Mme Sanders ayant poussé son amie, elles descendirent, et Mme Bardell, appuyée sur le bras de M. Jackson et conduisant Tommy par la main, était déjà entrée sous le porche.
La chambre où les trois dames pénétrèrent ensuite était encore plus singulière que l'entrée du bâtiment. Il s'y trouvait tant d'hommes debout, et ils regardaient si fixement les ladies!
«Qu'est-ce que c'est donc que cet endroit? demanda Mme Bardell, en s'arrêtant.
—C'est une de nos administrations publiques, répondit Jackson, en lui faisant passer une porte. Puis se retournant pour voir si les autres femmes le suivaient: Attention, Isaac! s'écria-t-il.
—N'ayez pas peur, répondit l'homme au bâton de frêne. La porte se referma pesamment sur eux, et ils descendirent un escalier de quelques marches.
—Enfin, nous y voilà! s'écria Jackson en regardant d'un air triomphant autour de lui, sains et saufs, hein! madame Bardell?
—Qu'est-ce que vous voulez dire? demanda la dame dont le cœur palpitait sans qu'elle sût pourquoi.
—Voilà, répondit Jackson en la tirant un peu de côté. Ne vous effrayez pas, madame Bardell. Il n'y a jamais eu d'homme plus délicat que Dodson, madame, ni plus humain que Fogg. C'était leur devoir, comme hommes d'affaires, de vous faire mettre à l'ombre pour ces frais; mais ils tenaient beaucoup à ménager votre sensibilité, autant que possible. Quelle consolation pour vous de penser comment cela s'est fait! Vous êtes dans la prison pour dettes, madame. Je vous souhaite une bonne nuit, madame Bardell. Bonsoir, Tommy.»
Ayant dit ces mots, Jackson s'éloigna rapidement avec l'homme au bâton de frêne. Un autre individu, qui se trouvait là avec des clefs à la main, emmena Mme Bardell, tout éperdue, à un corridor du second étage. La malheureuse veuve poussa un cri de désespoir, Tommy l'accompagna d'un grognement, Mme Cluppins resta pétrifiée; quant à Mme Sanders, elle s'enfuit, sans plus de façon, car M. Pickwick, l'homme innocent et opprimé, était là, prenant sa pitance d'air quotidienne, et près de lui se tenait Sam Weller qui, en apercevant Mme Bardell, ôta son chapeau avec une politesse moqueuse, tandis que son maître indigné faisait une pirouette sur le talon.
«Ne la tracassez pas, cette pauvre femme, dit le guichetier à Sam Weller, elle ne fait que d'arriver.
—Prisonnière! s'écria Sam en remettant son chapeau avec vivacité. À la requête de qui? Pourquoi? Parlez donc, vieux!
—Dodson et Fogg, répondit l'homme. En vertu d'un cognovit pour des frais.
—Ici, Job! Job! vociféra Sam en se précipitant le long du corridor, courez chez M. Perker, Job; j'ai besoin de lui sur-le-champ. Voilà une bonne affaire pour nous, j'espère. Ah! la bonne farce! Hourra! Où est le gouverneur?»
Mais personne ne
répondit à ces questions, car aussitôt que Job
avait
appris de quoi il s'agissait, il était parti comme un furieux,
et Mme
Bardell s'était évanouie pour tout de bon.
CHAPITRE XVIII.
Principalement dévoué à des affaires d'intérêt et à l'avantage temporel de Dodson et Fogg. Réapparition de M. Winkle dans des circonstances extraordinaires. La bienveillance de M. Pickwick se montre plus forte que son obstination.
Job Trotter, sans rien diminuer de sa rapidité, courut tout le long d'Holborn. Il s'ouvrait un passage tantôt au milieu de la rue, tantôt sur le trottoir, tantôt dans le ruisseau, suivant l'endroit où il voyait le plus de chances d'avancer à travers la foule de voitures, d'hommes, de femmes et d'enfants qui encombraient cette longue rue, et sans se soucier d'aucune espèce d'obstacle. Il ne s'arrêta pas une seule seconde, tant qu'il n'eut pas atteint la porte de Gray's Inn. Cependant, malgré toute sa diligence, il y avait une bonne demi-heure qu'elle était fermée; lorsqu'il y arriva, et avant qu'il eût découvert la femme de ménage de M. Perker, laquelle vivait avec une de ses filles, mariée à un garçon de bureau, non résident, qui demeurait à un certain numéro, dans une certaine rue, tout auprès d'une certaine brasserie, quelque part derrière Gray's Inn Lane, il ne s'en fallait plus que de quinze minutes que la prison fût fermée pour la nuit. Il était encore nécessaire de déterrer M. Lowten dans l'arrière-parloir de la Pie et la Souche, et Job lui avait à peine communiqué le message de Sam, lorsque l'horloge sonna dix heures.
«Ah! ah! dit Lowten; vous ne pourrez pas rentrer cette nuit, il est trop tard. Vous avez pris la clef des champs, mon ami.
—Ne vous occupez pas de moi, répliqua Job. Je puis dormir n'importe où; mais ne serait-il pas bon de voir M. Perker ce soir pour qu'il puisse faire notre affaire demain, dès le matin.
—Voyez-vous, répondit Lowten après avoir réfléchi pendant quelques instants; si c'était pour tout autre personne, Perker ne serait pas bien charmé que j'allasse le relancer chez lui; mais comme c'est pour M. Pickwick, je pense que je puis me permettre le cabriolet aux frais de l'étude, pour l'aller trouver.»
S'étant décidé à suivre cette marche, M. Lowten prit son chapeau, pria la compagnie de faire occuper le fauteuil par un vice-président, durant son absence temporaire, conduisit Job à la place de voitures la plus voisine, et choisissant la plus rapide en apparence, donna au cocher cette adresse: Montague-Place, Russell-Square.
M. Perker avait eu du monde à dîner, comme le témoignaient les lumières qu'on apercevait aux fenêtres, le son d'un piano carré perfectionné et d'une voix de salon perfectionnable, qui s'échappaient des mêmes fenêtres, et l'odeur, un peu trop forte de victuaille, qui remplissait les escaliers. Le fait est qu'une couple d'excellents agents d'affaires de province, étant venus à Londres, en même temps, M. Perker avait réuni, pour les recevoir, une agréable société. C'étaient M. Snicks, le secrétaire du bureau d'assurances sur la vie; M. Prosant, le célèbre avocat; trois avoués, un commissaire des banqueroutes, un avocat spécial du Temple, et son élève, petit jeune homme à l'air décidé, qui avait écrit sur les lois mortuaires un livre fort amusant, embelli d'un grand nombre de notes marginales; enfin, divers autres personnages aussi aimables et aussi distingués. Telle était la réunion que quitta le petit Perker, lorsqu'on lui eut annoncé à voix basse que son clerc demandait à lui parler. Arrivé dans la salle à manger, il y trouva M. Lowten avec Job. Une chandelle de cuisine, posée sur la table, éclairait médiocrement les deux visiteurs, car le gentleman qui, pour un salaire trimestriel, consentait à porter une culotte de peluche, entretenait pour le clerc et pour toute la boutique un mépris bien naturel, et n'avait pas daigné leur donner d'autres luminaires.
«Eh bien! Lowten, dit le petit Perker en fermant la porte, qu'est-ce qu'il y a de nouveau? Quelque lettre importante arrivée dans un paquet?
—Non, monsieur; mais voilà un messager de M. Pickwick.
—De Pickwick, eh? dit le petit homme, et se tournant vivement vers Job. Eh bien! qu'est-ce qu'il y a?
—Dodson et Fogg ont fait coffrer Mme Bardell pour les frais de son affaire, monsieur.
—Pas possible! s'écria Perker, en mettant ses mains dans ses poches et en s'appuyant sur le buffet.
—Il paraît qu'ils se sont fait donner par elle un cognovit aussitôt après le jugement.
—Par Jupiter! s'écria Perker en retirant ses mains de ses poches et en frappant emphatiquement le dos de la droite dans la paume de la gauche: Par Jupiter! ce sont les gaillards les plus habiles que j'aie jamais rencontrés.
—Et les plus rusés que j'aie jamais connus, monsieur, ajouta Lowten.
—Je le crois bien, fit Perker; on ne sait par où les prendre.
—C'est très-vrai, monsieur, répondit Lowten. Et tous les deux, alors, clerc et avoué, demeurèrent silencieux, pendant quelques minutes, avec une physionomie animée, comme s'ils avaient été occupés à réfléchir sur l'une des plus belles découvertes qui aient jamais enorgueilli l'esprit humain. Lorsqu'ils furent revenus de ce transport d'admiration, Job Trotter se déchargea du reste de sa commission. Perker hocha la tête d'un air pensif, et tirant sa montre:
«Demain à dix heures précises, j'y serai, dit-il, Sam a tout à fait raison: dites-le-lui de ma part. Voulez-vous prendre un verre de vin, Lowten?
—Non, monsieur, je vous remercie.
—Vous voulez dire oui, je pense? a reprit le petit homme en prenant une bouteille et des verres.
Comme effectivement Lowten voulait dire oui, il n'ajouta rien sur le même sujet, mais, s'adressant à Job, il lui demanda à voix basse, assez haut cependant pour être entendu de Perker, si son portrait, qui était pendu à côté de la cheminée, n'était pas étonnant de ressemblance? Nécessairement Job répondit que oui; puis, le vin étant versé, Lowten but à la santé de mistress Perker et des enfants, et Job à celle de M. Perker. Cependant le gentleman aux culottes de peluche, ne regardant pas comme une partie de son devoir de reconduire les gens de l'étude, et ne daignant pas répondre à la sonnette, nos deux messagers se reconduisirent eux-mêmes. L'avoué rentra dans son salon, le clerc dans sa taverne et Job dans le marché de Covent-Garden, pour y passer la nuit, dans un panier à légumes.
Le lendemain matin, ponctuel à l'heure dite, le brave petit avoué frappa à la porte de M. Pickwick. Sam l'ouvrit avec empressement. «Monsieur Perker, dit-il à M. Pickwick, qui était assis près de la fenêtre, dans une attitude pensive; puis il ajouta: Je suis bien content, monsieur, que vous soyez venu par hasard. J'imagine que le gouverneur a quelque chose à vous dire.»
Perker fit comprendre à Sam, par un coup d'œil d'intelligence, qu'il ne parlerait pas de son message, et lui ayant fait signe de s'approcher, il lui chuchota quelques mots à l'oreille.
«Vraiment, monsieur? c'est-il possible!» s'écria Sam en reculant de surprise.
Perker sourit et fit un geste affirmatif. Sam regarda le petit avoué, puis M. Pickwick, puis le plafond, puis le petit avoué sur nouveaux frais; il sourit, il éclata de rire tout à fait, et finalement, ramassant son chapeau, il disparut sans autre explication.
«Qu'est-ce que tout cela signifie? demanda M. Pickwick en regardant Perker avec étonnement. Qu'est-ce qui a mis Sam dans un état aussi extraordinaire?
—Oh! rien, rien, répliqua le petit homme; mais, mon cher monsieur, approchez votre chaise de la table, je vous prie, car j'ai beaucoup de choses à vous dire.
—Quels sont ces papiers? demanda M. Pickwick en voyant l'avoué déposer sur la table une liasse attachée avec de la ficelle rouge.
—Les papiers de Bardell et Pickwick,» répliqua Perker en dénouant la ficelle avec ses dents.
Le philosophe fit grincer les pieds de sa chaise sur le carreau, se renversa sur le dossier, croisa ses bras et regarda son avoué avec un air sévère, si tant est que M. Pickwick pût prendre un air sévère.
«Vous n'aimez pas à entendre parler de cette affaire? poursuivit le petit homme, toujours occupé de son nœud.
—Non, en vérité.
—J'en suis fâché, car ce sera le sujet de notre conversation, et....
—Perker, interrompit précipitamment M. Pickwick, j'aimerais beaucoup mieux que ce sujet ne fût jamais mentionné entre nous.
—Bah! bah! mon cher monsieur, répliqua l'avoué en défaisant sa liasse et en regardant son client du coin de l'œil; il est nécessaire que nous en parlions. Je suis venu ici exprès pour cela. Êtes-vous prêt à entendre ce que j'ai à vous dire, mon cher monsieur? Ne vous pressez pas: si vous n'êtes pas encore disposé, je puis attendre. J'ai apporté un journal, je serai à vos ordres quand vous voudrez. Voilà. En parlant ainsi, le petit homme croisa ses jambes, et parut commencer à lire le Times avec beaucoup de tranquillité et d'application.
—Allons, dit M. Pickwick avec un soupir, qui pourtant se termina en un sourire; dites tout ce que vous voudrez. C'est encore la vieille rengaine, je suppose?
—Avec une différence, mon cher monsieur, répliqua Perker en fermant soigneusement le journal et en le remettant dans sa poche. Mme Bardell, la demanderesse, est dans ces murs, monsieur.
—Je le sais.
—Très-bien, et vous savez comment elle est venue, je suppose? Je veux dire pour quelle cause et à la requête de qui?
—Oui!... c'est-à-dire que j'ai entendu la version de Sam à ce sujet, répondit M. Pickwick avec une indifférence affectée.
—Je suis persuadé que la version de Sam était parfaitement correcte Eh bien! maintenant, mon cher monsieur, voici la première question que j'aie à vous adresser. Cette femme doit-elle rester ici?
—Rester ici! répéta M. Pickwick.
—Rester ici, mon cher monsieur, répliqua Perker en s'appuyant sur le dos de la chaise et en regardant fixement son client.
—Pourquoi me demander cela à moi? Cela dépend de Dodson et Fogg, vous le savez très-bien.
—Je ne le sais pas du tout, rétorqua M. Perker avec fermeté. Cela ne dépend pas de Dodson ni de Fogg; vous connaissez les personnages aussi bien que moi, mon cher monsieur. Cela dépend entièrement et uniquement de vous.
—De moi! s'écria M. Pickwick en se levant par un mouvement nerveux, et en se rasseyant à l'instant même.
Le petit homme frappa deux fois sur le couvercle de sa tabatière, l'ouvrit, prit une grosse pincée de tabac, referma la boîte et articula ces paroles: «de vous seul.»
«Je dis, mon cher monsieur, poursuivit l'avoué, à qui sa prise semblait donner, plus de confiance, je dis que sa libération prochaine, ou son éternelle réclusion, dépendent de vous, et de vous seul. Écoutez-moi jusqu'au bout, s'il vous plaît, mon cher monsieur; et ne dépensez pas tant d'énergie, car cela n'est bon à rien du tout, qu'à vous mettre en transpiration. Je dis, continua le petit homme, en établissant chaque proposition sur chacun de ses doigts; je dis qu'il n'y a que vous qui puissiez la retirer de cet abîme de misère, et que vous ne pouvez faire cela qu'en payant les frais du procès, ceux de la demanderesse et ceux du défendeur, entre les mains de ces requins de Freeman's Court. Allons, mon cher monsieur, soyez calme, je vous en prie.»
Pendant ce discours, le visage de M. Pickwick avait subi les changements les plus extraordinaires, et il était évidemment sur le point de laisser éclater sa foudroyante indignation. Cependant il calma sa rage comme il put, et Perker, renforçant son argumentation par une autre prise de tabac, poursuivit ainsi qu'il suit:
«J'ai vu cette femme ce matin. En payant les frais, vous pouvez obtenir une décharge pleine et entière des dommages, et ce qui sera pour vous, j'en suis sûr, un motif beaucoup plus puissant, une confession volontaire, écrite par elle, sous la forme d'une lettre à moi adressée, et déclarant que, dès le commencement, cette affaire a été imaginée, fomentée, et poursuivie par ces individus, Dodson et Fogg; qu'elle regrette profondément d'avoir servi d'instrument pour vous tourmenter, et qu'elle me prie d'intercéder auprès de vous pour obtenir que vous lui pardonniez.
—.... Si je paye les frais pour elle, s'écria M. Pickwick avec indignation. Un merveilleux document, en vérité!
—Il n'y a point de si dans l'affaire, mon cher monsieur, reprit Perker d'un air triomphant. Voici la lettre même dont je parle. Elle a été apportée à mon étude ce matin, à neuf heures, par une autre femme, avant que j'eusse mis le pied dans la prison; avant que j'eusse eu aucune communication avec Mme Bardell; sur mon honneur! Le petit avoué choisit alors dans ses papiers la lettre en question, la posa devant M. Pickwick, et se bourra le nez de tabac, durant deux minutes consécutives.
—Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, demanda doucement M. Pickwick.
—Pas tout à fait. Je ne puis pas dire encore si la contexture du cognovit, et les preuves que nous pourrons réunir sur la conduite de toute l'affaire, seront suffisantes pour justifier une accusation de captation contre les deux avoués. Je ne l'espère pas, mon cher monsieur; ils sont sans doute trop habiles pour cela; mais je dirai du moins que ces faits, pris ensemble, seront suffisants pour vous justifier aux yeux de tout homme raisonnable. Et maintenant, mon cher monsieur, voilà mon raisonnement: ces cent cinquante livres sterling en nombre rond, ne sont rien pour vous. Les jurés ont décidé contre vous.... Oui, leur verdict est erroné, je le sais; mais cependant ils ont décidé, selon leur conscience et contre vous. Or, il se présente une occasion de vous placer dans une position bien plus avantageuse que vous ne le pourriez faire en restent ici. Car, croyez-moi, mon cher monsieur, pour les gens qui ne vous connaissent pas, votre fermeté ne serait qu'une obstination brutale, qu'un entêtement criminel. Pouvez-vous donc hésiter à profiter d'une circonstance qui vous rend votre liberté, votre santé, vos amis, vos occupations, vos amusements; qui délivre votre fidèle serviteur d'une réclusion égale à la durée de votre vie, et par-dessus tout qui vous permet de vous venger d'une manière magnanime, et tout à fait selon votre cœur, en faisant sortir cette femme d'un réceptacle de misère et de débauche, où jamais aucun homme ne serait renfermé, si j'en avais le pouvoir, mais où l'on ne peut confiner une femme sans une effroyable barbarie. Eh bien! mon cher monsieur, je vous le demande non pas comme votre homme d'affaires, mais comme votre véritable ami, laisserez-vous échapper l'occasion de faire tant de bien, pour cette misérable considération que quelques livres sterling passeront dans la poche d'une couple de fripons, pour qui cela ne fait aucune sorte de différence, si ce n'est que plus ils en auront gagné de cette manière, plus ils chercheront à en gagner encore, et par conséquent plus tôt ils seront entraînés dans quelque coquinerie, qui finira par une culbute. Je vous ai soumis ces observations, mon cher monsieur, très-faiblement, très-imparfaitement, mais je vous prie d'y réfléchir. Retournez-les dans votre esprit aussi longtemps qu'il vous plaira, j'attendrai patiemment votre réponse.»
Avant que M. Pickwick eût pu répliquer, avant que Perker eût pris la vingtième partie de tabac qu'exigeait impérativement un si long discours, ils entendirent dans le corridor un léger chuchotement, suivi d'un coup frappé avec hésitation à la porte.
«Quel ennui! quel tourment! s'écria M. Pickwick, qui avait été évidemment ému par le discours de son ami. Qui est là?...
«Moi, monsieur, répondit Sam, en faisant voir sa tête.
—Je ne puis pas vous parler dans ce moment, Sam; je suis en affaire.
—Je vous demande pardon, monsieur, mais il y a ici une dame qui prétend qu'elle a quelque chose de très-urgent à vous dire.
—Je ne puis pas la voir, répliqua M. Pickwick, dont l'esprit était rempli de visions de Mme Bardell.
—Je ne crois pas ça, reprit Sam en secouant la tête. Si vous saviez qu'est-ce qu'est là, j'imagine que vous changeriez de note, comme disait le milan en entendant le rouge-gorge chanter dans la haie.
—Qui est-ce donc? demanda M. Pickwick.
—Voulez-vous la voir, monsieur? rétorqua Sam, en tenant la porte entr'ouverte, comme s'il avait amené de l'autre côté quelque animal curieux.
—Il le faut bien, je suppose, dit le philosophe en regardant, Perker.
—Eh bien! alors, ça va commencer! s'écria Sam. En avant la grosse caisse, tirez le rideau. Entrez les deux conspirateurs.»
En parlant ainsi, Sam ouvrit entièrement la porte, et l'on vit apparaître M. Nathaniel Winkle conduisant par la main la jeune lady qui, à Dingley-Dell, avait porté les brodequins fourrés, et qui maintenant formait un séduisant composé de confusion, de dentelles, de rougeur, et de soie lilas.
«Miss Arabelle Allen! s'écria M. Pickwick en se levant de sa chaise.
—Non, mon cher ami, madame Winkle, répondit le jeune homme, en tombant sur ses genoux. Pardonnez-nous, mon respectable ami, pardonnez-nous.»
M. Pickwick pouvait à peine en croire l'évidence de ses sens, et peut-être ne s'en serait-il pas contenté, si leur témoignage n'avait pas été corroboré par la physionomie souriante de M. Perker et par la présence corporelle de Sam et de la jolie femme de chambre qui, dans le fond du tableau, paraissaient contempler avec la plus vive satisfaction la scène du premier plan.
«O monsieur Pickwick, dit Arabelle d'une voix tremblante, et comme alarmée de son silence. Pouvez-vous me pardonner mon imprudence?»
M. Pickwick ne fit pas de réponse verbale à cette demande, mais il ôta précipitamment ses lunettes, et saisissant les deux mains de la jeune lady dans les siennes, il l'embrassa un grand nombre de fois (un plus grand nombre de fois peut-être qu'il n'était absolument nécessaire); ensuite, retenant toujours ses deux mains, il dit à M. Winkle qu'il était un coquin bien audacieux, et lui ordonna de se lever. M. Winkle, qui depuis quelques minutes grattait son nez avec le bord de son chapeau, d'une manière très-repentante, se remit alors sur les pieds; et M. Pickwick, après lui avoir tapé plusieurs fois sur le dos, donna une poignée de main pleine de chaleur au petit avoué. De son côté, pour ne pas rester en arrière dans les compliments qu'exigeait la circonstance, le petit homme embrassa de fort bon cœur la mariée et la jolie femme de chambre, puis après avoir secoué cordialement la main de M. Winkle, compléta sa démonstration de joie en prenant une quantité de tabac suffisante pour faire éternuer, durant le reste de leur vie, une demi-douzaine de nez ordinaires.
«Eh bien, ma chère enfant, dit M. Pickwick, comment tout cela s'est-il passé? Allons, asseyez-vous et racontez-moi votre histoire. Comme elle est jolie, Perker! continua l'excellent homme, en examinant le visage d'Arabelle, avec autant de plaisir et d'orgueil que si elle avait été sa propre fille.
—Délicieuse, mon cher monsieur! Si je n'étais pas marié moi-même, je vous porterais envie, heureux coquin, dit Perker en bourrant dans les côtes de M. Winkle un coup de poing, que ce gentleman lui rendit immédiatement. Après quoi l'un et l'autre se mirent à rire aux éclats, mais non pas aussi fort que Sam Weller, car il venait de calmer son émotion en embrassant la jolie femme de chambre, derrière la porte d'une armoire.
—Sam, dit Arabelle avec le plus doux sourire imaginable, je ne pourrai jamais assez vous témoigner ma reconnaissance. Je me souviendrai toujours de vos bons services dans le jardin de Clifton.
—Faut pas parler de ça, madame, répondit Sam; je n'ai fait qu'aider la nature, comme dit le docteur à la mère de l'enfant qui était mort d'une saignée.
—Mary, ma chère, asseyez-vous, dit M. Pickwick en coupant court à ces compliments. Et maintenant, combien y a-t-il de temps que vous êtes mariés, hein?»
Arabelle regarda d'un air confus son seigneur et maître qui répondit: «Seulement trois jours.
—Seulement trois jours! Et qu'est-ce que vous avez donc fait pendant ces trois mois-ci?
—Ah, oui! voilà la question! interrompit M. Perker. Comment pouvez-vous excuser tant de lenteur? Vous voyez bien que le seul étonnement de Pickwick c'est que cela ne se soit pas fait plus tôt.
—Le fait est, répliqua M. Winkle en regardant la jeune femme qui rougissait; le fait est que j'ai été longtemps avant de pouvoir persuader à Bella de s'enfuir avec moi; et lorsque je suis parvenu à la persuader, il s'est passé longtemps avant que nous pussions trouver une occasion. D'ailleurs, Mary était obligée de prévenir un mois d'avance, avant de quitter sa place, et nous ne pouvions guère nous passer de son assistance.
—Sur ma parole, s'écria M. Pickwick, qui avait remis ses lunettes et qui contemplait tour à tour Arabelle et M. Winkle, avec l'air le plus épanoui que puissent donner à une physionomie humaine la bienveillance et le contentement; sur ma parole, vous avez agi d'une manière très-systématique. Et votre frère est-il instruit de tout ceci, ma chère?
—Oh! non, non! répondit Arabelle en changeant de couleur. Cher monsieur Pickwick, c'est de vous seul qu'il doit l'apprendre. Il est si violent, si prévenu, et il a été si.... si partial pour son ami M. Sawyer, que je redoute affreusement les conséquences.
—Ah! sans aucun doute, ajouta Perker gravement. Il faut que vous vous chargiez de cette affaire-là, mon cher monsieur. Ces jeunes gens vous respecteront, mais ils n'écouteraient nulle autre personne. Vous seul pouvez prévenir un malheur. Des têtes chaudes! des têtes chaudes!» Et le petit homme prit une prise de tabac menaçante, en faisant une grimace pleine de doute et d'anxiété.
«Mais, mon ange, dit M. Pickwick d'une voix douce, vous oubliez que je suis prisonnier?
—Oh! non, en vérité, je ne l'oublie pas! je ne l'ai jamais oublié; je n'ai jamais cessé de penser combien vos souffrances devaient être grandes, en cet horrible séjour. Mais j'espérais que vous consentiriez à faire, pour notre bonheur, ce que vous ne vouliez pas faire pour vous-même. Si mon frère apprend cette nouvelle de votre bouche, je suis sûre que nous serons réconciliés. C'est le seul parent que j'aie au monde, monsieur Pickwick, et si vous ne plaidez pas ma cause, je crains bien de perdre même ce dernier parent. J'ai eu tort, très-grand tort, je le sais....» Ici la pauvre Arabelle cacha son visage dans son mouchoir, et se prit à pleurer amèrement.
Le bon naturel de M. Pickwick avait bien de la peine à résister à ces larmes; mais quand Mme Winkle, séchant ses yeux, se mit à le câliner, à le supplier, avec les accents les plus doux de sa douce voix, il devint tout à fait indécis et mal à son aise, comme il le laissait voir suffisamment en frottant avec un mouvement nerveux les verres de ses lunettes, son nez, ses guêtres, sa tête et sa culotte.
Prenant avantage de ces symptômes d'indécision, M. Perker, chez qui le jeune couple était débarqué dans la matinée, rappela, avec l'habileté d'un homme d'affaires, que M. Winkle senior n'avait pas encore appris l'importante démarche que son fils avait faite; que le bien-être futur dudit fils dépendait entièrement de l'affection que continuerait à lui porter ledit M. Winkle senior; et que cette affection serait fort probablement endommagée si on lui cachait davantage ce grand événement; que M. Pickwick, en se rendant à Bristol pour voir M. Allen, pourrait également aller à Birmingham pour voir M. Winkle senior; enfin que M. Winkle senior pouvant à juste titre regarder M. Pickwick comme le mentor et pour ainsi dire le tuteur de son fils, M. Pickwick se devait à lui-même de l'informer personnellement de toutes les circonstances de l'affaire, et de la part qu'il y avait prise.
M. Tupman et M. Snodgrass arrivèrent fort à propos dans cet endroit de la plaidoirie; car comme il fallait bien leur apprendre ce qui était arrivé, avec les diverses raisons, pour et contre, la totalité des arguments fut passée en revue sur nouveaux frais; après quoi chaque personne présente répéta à son tour, à sa manière et à son aise, tous les raisonnements qu'elle put imaginer. À la fin M. Pickwick supplié, raisonné, de manière à renverser ses résolutions, et presque à troubler sa raison, prit Arabelle dans ses bras, déclara qu'elle était une charmante créature, que dès qu'il l'avait vue il avait eu de l'affection pour elle, et ajouta enfin qu'il n'avait pas le courage de s'opposer au bonheur de deux jeunes gens, et qu'ils pouvaient faire de lui tout ce qu'ils voudraient.
Aussitôt que Sam eut entendu cette concession, il s'empressa de dépêcher Job Trotter à l'illustre M. Pell, pour lui demander la décharge dont M. Weller avait eu soin de le munir dans la prévision que quelque circonstance inattendue pourrait la rendre immédiatement nécessaire. Sam échangea ensuite tout ce qu'il avait d'argent comptant contre vingt-cinq gallons de porter, qu'il distribua lui-même dans le jeu de paume, à tous ceux qui en voulurent tâter; puis enfin il parcourut la prison en poussant des hourras, jusqu'à ce qu'il en eût perdu la voix, après quoi il retomba dans ses habitudes calmes et philosophiques.
À trois heures de l'après-midi, M. Pickwick quitta pour toujours sa petite chambre, et traversa avec quelque peine la foule des débiteurs qui se pressaient autour de lui, pour lui donner des poignées de main. Quand il fut arrivé aux marches de la loge, il se retourna et ses yeux brillèrent d'un éclat céleste, car dans cette foule de visages hâves et amaigris, il n'en voyait pas un seul qui n'eût été plus malheureux encore, sans sa sympathie et sa charité.
«Perker, dit-il au petit avoué, en faisant signe à un jeune homme de s'approcher: voici M. Jingle dont je vous ai parlé.
—Très-bien, mon cher monsieur, répondit l'homme d'affaires en regardant Jingle d'un œil scrutateur. Vous me reverrez demain, jeune homme, et j'espère que vous vous rappellerez, durant toute votre vie, ce que je vous communiquerai.»
L'ex-comédien salua respectueusement, prit d'une main tremblante la main que lui offrait M. Pickwick, et se retira.
«Vous connaissez Job? je pense, reprit notre philosophe en le présentant à M. Perker.
—Oui, je connais le coquin, répondit celui-ci d'un ton de bonne humeur. Allez voir votre ami, et trouvez-vous ici demain à une heure, entendez-vous. Vous n'avez plus rien à me dire, Pickwick?
—Rien du tout. Sam, vous avez donné à votre hôte le petit paquet que je vous ai remis pour lui?
—Oui, monsieur, il s'est mis à pleurer, et il a dit que vous étiez bien bon et bien généreux, mais qu'il souhaiterait plutôt que vous puissiez lui faire inoculer une bonne apoplexie, vu que son vieil ami, avec qui il avait vécu si longtemps, est mort, et qu'il n'en trouvera plus jamais d'autre.
—Pauvre homme! dit M. Pickwick: pauvre homme! Que Dieu vous bénisse, mes amis!»
Lorsque l'excellent homme eut ainsi fait ses adieux, la foule poussa une acclamation bruyante, et beaucoup d'individus se précipitaient vers lui pour serrer de nouveau ses mains; mais il passa son bras sous celui de Perker et s'empressa de sortir de la maison, infiniment plus triste en cet instant que lorsqu'il y était entré. Hélas! combien d'êtres infortunés restaient là après lui; et combien y sont encore enchaînés!
Ce fut une heureuse soirée, du moins pour la compagnie qui s'était rassemblée à l'hôtel de George et Vautour; et le lendemain matin il sortit de cette demeure hospitalière deux cœurs légers et joyeux, dont les propriétaires étaient M. Pickwick et Sam Weller. Le premier fut bientôt après déposé dans l'intérieur d'une bonne chaise de poste, et le second monta légèrement sur le petit siége de derrière.
«Monsieur, cria le valet à son maître.
—Eh! bien, Sam? répondit M. Pickwick en mettant la tête à la portière.
—Je voudrais bien que ces chevaux-là soient restés trois mois en prison, monsieur.
—Et pourquoi cela, Sam?
—Ma foi, monsieur,
s'écria Sam en se frottant les mains c'est qu'ils
détaleraient d'un fameux train!»
CHAPITRE XIX.
Où l'on raconte comment M. Pickwick, avec l'assistance de Sam, essaya d'amollir le cœur de M. Benjamin Allen, et d'adoucir la rage de M. Robert Sawyer.
M. Ben Allen et M. Bob Sawyer, assis en tête à tête dans leur arrière-boutique, s'occupaient activement à dévorer un hachis de veau et à faire des projets d'avenir, lorsque le discours tomba, assez naturellement, sur la clientèle acquise par le susdit Bob, et sur ses chances actuelles d'obtenir un revenu suffisant au moyen de l'honorable profession à laquelle il s'était dévoué.
«Je les crois légèrement douteuses, dit l'estimable jeune homme, en suivant le fil de la conversation.
—Légèrement douteuses? répéta M. Ben Allen; et, après avoir aiguisé son intelligence au moyen d'un verre de bière, il ajouta: Qu'est-ce donc que vous trouvez légèrement douteux?
—Les chances que j'ai de faire fortune.
—Je l'avais oublié, Bob. La bière vient de me faire souvenir que je l'avais oublié! C'est vrai, elles sont douteuses.
—C'est étonnant comme les pauvres gens me patronnent, reprit Bob d'un ton réfléchi. Ils frappent à ma porte à toutes les heures de la nuit, prennent une quantité fabuleuse de médecines, mettent des vésicatoires et des sangsues, avec une persévérance digne d'un meilleur sort, et augmentent leur famille d'une manière véritablement hyperbolique. Six de ces petites lettres de change, échéant toutes le même jour, et toutes confiées à mes soins, Ben!
—C'est une chose fort consolante, répondit M. Ben Allen en approchant son assiette du plat de hachis.
—Oh! certainement. Seulement j'aimerais autant avoir la confiance de patients qui pourraient se priver d'un ou deux shillings. Cette clientèle-ci était parfaitement décrite dans l'annonce; c'est une clientèle..., une clientèle très étendue, et rien de plus!
—Bob, dit M. Ben Allen en posant son couteau et sa fourchette, et en fixant ses yeux sur le visage de son ami; Bob, je vais vous dire ce qu'il faut faire.
—Voyons.
—Il faut vous rendre maître, aussi vite que possible, des mille livres sterling (25 000 fr.) d'Arabelle.
—Trois pour cent consolidés, actuellement inscrits, en son nom, sur le livre du gouverneur et de la compagnie de la banque d'Angleterre, ajouta Bob Sawyer avec la phraséologie légale.
—Exactement. Elle en jouira à sa majorité, ou lorsqu'elle sera mariée. Il s'en faut d'un an qu'elle ne soit majeure; et si vous aviez du toupet, il ne s'en faudrait pas d'un mois qu'elle ne fût mariée.
—C'est une créature charmante, délicieuse, Ben, et elle n'a qu'un seul et unique défaut, mais malheureusement cette légère tache est un manque de goût. Elle ne m'aime pas.
—Je crois qu'elle ne sait pas qui elle aime, répliqua M. Ben Allen d'un ton dédaigneux.
—C'est possible: mais je crois qu'elle sait qui elle n'aime pas, et cela est encore plus grave.
—Je voudrais, s'écria M. Ben Allen en serrant ses dents, et en parlant comme un guerrier sauvage qui dévore la chair crue d'un loup, après l'avoir déchiré avec ses ongles, plutôt que comme un jeune gentleman civilisé, qui mange un hachis de veau avec un couteau et une fourchette; je voudrais savoir s'il y a réellement quelque misérable qui ait essayé de gagner ses affections. Je crois que je l'assassinerais, Bob.
—Si je le rencontrais, répondit M. Sawyer en s'arrêtant au milieu d'une longue gorgée de porter, et en regardant d'un air farouche par-dessus le pot; si je le rencontrais, je lui mettrais une balle de plomb dans le ventre; et si cela ne suffisait pas, je le tuerais en l'en extrayant.»
Benjamin regarda pensivement et silencieusement son ami, pendant quelques minutes, puis il lui dit:
«Vous ne lui avez jamais fait de propositions directes, Bob?
—Non, parce que je savais que cela ne servirait à rien.
—Vous lui en ferez avant qu'il se passe vingt-quatre heures; reprit Ben, avec le calme du désespoir. Elle vous épousera ou.... elle dira pourquoi. J'emploierai toute mon autorité.
—Eh bien! nous verrons.
—Oui, mon ami, nous verrons! répéta Ben Allen d'un ton féroce. Il se tut pendant quelques secondes, et ajouta d'une voix saccadée par l'émotion: Vous l'avez aimée dès son enfance, mon ami; vous l'aimiez quand nous étions à l'école ensemble, et dès lors elle faisait la bégueule et dédaignait votre jeune tendresse. Vous rappelez-vous qu'un jour, avec toute la chaleur d'un amour enfantin, vous la pressiez d'accepter une pomme et deux petits biscuits anisés, proprement enveloppés dans le titre d'un de vos cahiers d'écriture?
—Oui, je me le rappelle.
—Elle vous refusa, n'est-ce pas?
—Oui, elle me dit que j'avais gardé le paquet dans la poche de mon pantalon, pendant si longtemps, que la pomme avait acquis une chaleur désagréable.
—Je m'en souviens, reprit M. Allen d'un air sombre. Et là dessus, nous la mangeâmes nous-mêmes, en y mordant alternativement.»
Bob Sawyer indiqua par le mélancolique froncement de ses sourcils qu'il se rappelait encore cette dernière circonstance; et les deux amis restèrent, durant quelques minutes, absorbés dans leurs méditations.
Tandis que ces réflexions étaient échangées entre M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen, et tandis que le jeune garçon en livrée grise, s'étonnant de la longueur inaccoutumée du dîner, et ressentant de tristes pressentiments, relativement à la quantité de veau haché qui lui resterait, jetait de temps en temps vers la porte vitrée un regard plein d'anxiété, une voiture bourgeoise roulait pacifiquement à travers les rues de Bristol. C'était une espèce de coupé, peint d'une triste couleur verte, tiré par une espèce de cheval fourbu et conduit par un homme à l'air rechigné, dont les jambes étaient couvertes comme celles d'un groom, pendant que son corps était revêtu d'un habit de cocher. Ces apparences sont communes à beaucoup de voitures entretenues par de vieilles dames économes; et en effet, dans cette voiture, était assise une vieille dame, qui se vantait d'en être propriétaire.
«Martin? dit la vieille dame en appelant l'homme rechigné par la glace de devant.
—Eh bien? répondit l'homme rechigné en touchant son chapeau.
—Chez M. Sawyer.
—J'y allais.»
La vieille dame fit un signe de satisfaction à cette preuve d'intelligence de son domestique; et l'homme rechigné, donnant un bon coup de fouet au cheval fourbu, ils arrivèrent, tous ensemble, devant la maison de M. Bob Sawyer.
«Martin, dit la vieille dame quand la voiture fut arrêtée à la porte de M. Bob Sawyer, successeur de Nockemorf.
—De de quoi?
—Dites au garçon de faire attention au cheval.
—J'y ferai ben attention moi-même, répondit le cocher-groom en posant son fouet sur l'impériale du coupé.
—Non, cela ne se peut pas: votre témoignage sera très-important, et je vous emmènerai avec moi dans la maison. Vous ne bougerez pas de mon côté pendant toute l'entrevue, entendez-vous?
—J'entends.
—Eh bien! qu'est-ce qui vous arrête?
—Rien.»
En proférant ce monosyllabe, l'homme rechigné descendit posément de la roue, où il se balançait sur le gros orteil de son pied droit, appela le garçon en livrée grise, ouvrit la portière, abaissa le marchepied, et, étendant sa main enveloppée d'un gant de daim de couleur sombre, aveignit la vieille dame, d'un air aussi peu attentif que s'il s'était agi d'un paquet de linge.
«Hélas! s'écria-t-elle; maintenant que me voilà ici, je suis si agitée, que j'en suis toute tremblante.»
M. Martin toussa derrière son gant de daim, mais ne donna pas d'autres signes de sympathie. En conséquence, la vieille dame se calma, et, suivie de son domestique, monta les marches de M. Bob Sawyer. Aussitôt qu'elle fut entrée dans l'officine, MM. Ben Allen et Bob Sawyer, qui s'étaient empressés de faire disparaître les liqueurs et de répandre des drogues nauséabondes, pour dissimuler l'odeur du tabac, sortirent au-devant d'elle, avec des transports de plaisir et d'affection.
«Ma chère tante, s'écria Benjamin; que vous êtes bonne d'être venue nous voir! Monsieur Sawyer, ma tante.... Mon ami, monsieur Bob Sawyer, dont je vous ai parlé.... ici, M. Ben Allen, qui n'était pas tout à fait à jeun, ajouta le mot Arabelle, d'un ton de voix qu'il croyait être un murmure, mais qui, en réalité, était si distinct et si élevé que personne n'aurait pu s'empêcher de l'entendre, même en y mettant toute la bonne volonté du monde.
—Mon cher Benjamin, dit la vieille dame qui s'efforçait de reprendre haleine, et qui tremblait de la tête aux pieds, ne vous alarmez pas, mon cher enfant.... Mais je crois que je ferai mieux de parler à monsieur Sawyer en particulier, pour un instant, pour un seul instant.
—Bob, dit M. Allen, voulez-vous emmener ma tante dans le laboratoire?
—Certainement, répondit Bob d'une voix professionnelle. Passez par ici, ma chère dame. N'ayez pas peur, madame, je suis persuadé que nous remédierons à tout cela, en fort peu de temps. Ici, ma chère dame, je vous écoute.»
En parlant ainsi, M. Bob Sawyer conduisait la vieille lady vers son fauteuil, fermait la porte, tirait une chaise auprès d'elle et attendait qu'il lui plût de détailler les symptômes de quelque maladie, dont il calculait déjà les profits probables.
La première chose que fit la vieille dame fut de branler la tête un grand nombre de fois et de se mettre à pleurer.
«Les nerfs agités, dit le chirurgien avec complaisance. Julep de camphre, trois fois par jour, et, le soir, potion calmante.
—Je ne sais par où commencer, monsieur Sawyer. C'est si pénible, si désolant....
—Ne vous tourmentez pas, madame; je devine tout ce que vous voudriez dire. La tête est malade.
—Je serais bien désespérée de croire que c'est le cœur, répondit la dame avec un profond soupir.
—Il n'y a pas le plus petit danger, madame. L'estomac est la cause primitive.
—Monsieur Sawyer! s'écria la vieille dame en tressaillant.
—Ce n'est pas douteux, madame; poursuivit Bob, d'un air prodigieusement savant. Une médecine, en temps utile, aurait prévenu tout cela.
—Monsieur Sawyer! s'écria la vieille dame plus agitée qu'auparavant; cette conduite est une impertinence, à moins qu'elle ne provienne de ce que vous ne comprenez pas l'objet de ma visite. S'il avait été au pouvoir de la médecine, ou de la prudence humaine, de prévenir ce qui est arrivé, je ne l'aurais pas souffert, assurément. Mais je ferais mieux de parler à mon neveu, ajouta la vieille dame, en tortillant avec indignation son ridicule, et en se levant tout d'une pièce.
—Attendez un moment, madame; j'ai peur de ne vous avoir pas bien comprise. De quoi s'agit-il? madame.
—Ma nièce, monsieur Sawyer, la sœur de votre ami....
—Oui, madame, interrompit Bob plein d'impatience; car la vieille lady, quoique extrêmement agitée, parlait avec la lenteur la plus tantalisante, comme le font volontiers les vieilles ladies. Oui madame.
—A quitté ma maison, monsieur Sawyer, il y a quatre jours, sous prétexte d'aller faire une visite à ma sœur, qui est aussi sa tante, et qui tient une grande pension de demoiselles, près de la borne du troisième mille, où il y a un grand ébénier et une porte de chêne. En cet endroit, la vieille dame s'arrêta pour essuyer ses yeux.
—Eh! que le diable emporte l'ébénier, s'écria Bob, à qui son anxiété faisait oublier sa dignité médicale. Allez un peu plus vite, je vous en supplie.
—Ce matin, continua la vieille dame avec lenteur, ce matin elle....
—Elle est revenue, je suppose, interrompit Bob vivement. Est-elle revenue?
—Non, elle n'est pas revenue; elle a écrit.
—Et que dit-elle? demanda Bob avec impatience.
—Elle dit, monsieur Sawyer, et c'est à cela que je vous prie de préparer l'esprit de Benjamin, lentement et par degrés, monsieur Sawyer. Elle dit qu'elle est.... J'ai la lettre dans ma poche, mais j'ai laissé mes lunettes dans la voiture, et sans elles je ne ferais que perdre du temps, en essayant de vous montrer le passage. En un mot, elle dit qu'elle est mariée.
—Quoi? dit ou plutôt beugla M. Bob Sawyer.
—Mariée!» répéta la vieille dame.
Bob n'en écouta pas davantage, mais, s'élançant du laboratoire dans la boutique, il s'écria d'une voix de stentor: «Ben, mon garçon, elle a décampé.»
M. Ben Allen, dont les genoux s'élevaient à un demi-pied environ plus haut que la tête, était en train de sommeiller derrière le comptoir. Aussitôt qu'il eut entendu cette effrayante communication, il se précipita sur Martin, et entortillant sa main dans la cravate de ce taciturne serviteur, il exprima l'intention obligeante de l'étrangler sur place; ce qu'il commençait, effectivement, à exécuter avec cette promptitude que produit souvent le désespoir, et qui dénotait beaucoup de vigueur et d'adresse chirurgicale.
M. Martin, qui n'était pas un homme verbeux, et qui comptait peu sur ses talents oratoires, se soumit durant quelques secondes à cette opération, avec une physionomie très-calme et très-agréable. Cependant, s'apercevant qu'elle devait en peu de temps le mettre hors d'état de jamais réclamer ses gages, il murmura quelques représentations inarticulées, et, d'un coup de poing, il étendit M. Benjamin Allen sur la terre; mais il fut immédiatement obligé de l'y suivre, car le tempérant jeune homme n'avait pas lâché sa cravate. Ils étaient donc là, tous les deux, en train de se débattre, lorsque la porte de la boutique s'ouvrit et laissa entrer deux personnages inattendus, M. Pickwick et Sam Weller.
En voyant ce spectacle, la première impression produite sur l'esprit de Sam, fut que Martin était payé par l'établissement de Sawyer, successeur de Nockemorf, pour prendre quelque violent remède; ou pour avoir des attaques et se soumettre à des expériences, ou pour avaler de temps en temps du poison, afin d'attester l'efficacité de quelque nouvel antidote, ou pour faire n'importe quoi, dans l'intérêt de la science médicale, et pour satisfaire l'ardent désir d'instruction qui brûlait dans le sein des deux jeunes professeurs. Ainsi, sans se permettre la moindre intervention, Sam resta parfaitement calme, attendant, avec l'air du plus profond intérêt, le résultat de l'expérience; mais il n'en fut pas de même de M. Pickwick: il se précipita, avec son énergie accoutumée, entre les combattants étonnés et engagea à grands cris les assistante à les séparer.
Ceci réveilla M. Sawyer qui, jusque-là, était resté comme paralysé par la frénésie de son compagnon. Avec son assistance, M. Pickwick remit Ben Allen sur ses pieds: quant à Martin, se trouvant tout seul sur le plancher, il se releva, et regarda autour de lui.
«Monsieur Allen, dit M. Pickwick, qu'est-il donc arrivé?
—Cela me regarde, monsieur, répliqua Benjamin, avec une hauteur provoquante.
—Qu'est-ce qu'il y a, demanda M. Pickwick en se tournant vers Bob. Est-ce qu'il serait indisposé?»
Avant que le pharmacien eût pu répliquer, Ben Allen saisit M. Pickwick par la main et murmura d'une voix dolente: «Ma sœur! mon cher monsieur, ma sœur!
—Oh! est-ce là tout? répondit M. Pickwick. Nous arrangerons aisément cette affaire, à ce que j'espère. Votre sœur est en sûreté et bien portante, mon cher monsieur, je suis ici pour....
—Demande pardon, monsieur, interrompit Sam, qui venait de regarder par la porte vitrée, fâché de faire quelque chose qui puisse déranger ces agréables opérations, comme dit le roi en mettant le parlement à la porte, mais il y a une autre expérience qui se fait là-dedans, une vénérable vieille qui est étendue sur le tapis, et qui attend pour être disséquée, ou galvanisée, ou quelque autre invention ressuscitante et scientifique.
—Je l'avais oubliée! s'écria M. Allen; c'est ma tante.
—Bonté divine! dit M. Pickwick. Pauvre dame! Doucement, Sam, doucement.
—Une drôle de situation pour un membre de la famille, fit observer Sam, en hissant la tante sur une chaise. Maintenant apprenti carabin, apportez les volatils.»
Cette dernière phrase était adressée au garçon en livrée grise, qui avait confié le coupé à un watchman, et était rentré pour voir ce que signifiait tant de bruit. Grâce à ses soins, à ceux de M. Bob Sawyer, et à ceux de M. Ben Allen, qui étant cause par sa violence de l'évanouissement de sa tante, se montrait plein d'une tendre sollicitude pour la faire revenir, la vieille dame fut à la fin rendue à la vie, et alors l'affectionné neveu se tournant vers M. Pickwick avec une physionomie tout ahurie, lui demanda ce qu'il allait dire lorsqu'il avait été interrompu d'une manière si alarmante.
«Il n'y a ici que des amis, je présume?» dit M. Pickwick en toussant pour éclaircir sa voix et en regardant l'homme au visage rechigné.
Ceci rappela à Bob Sawyer que le garçon en livrée grise était là, ouvrant de grands yeux, et des oreilles encore plus grandes. Il l'enleva par le collet de son habit, et l'ayant jeté de l'autre côté, il engagea M. Pickwick à parler sans réserve.
«Votre sœur, mon cher monsieur, dit le philosophe, en se retournant vers Ben Allen, est à Londres, bien portante et heureuse.
—Son bonheur n'est pas le but que je me propose, monsieur, répondit l'aimable frère, en faisant un geste dédaigneux de la main.
—Son mari sera un but pour moi, monsieur! s'écria Bob; il sera un but pour moi, à douze pas, et j'en ferai un crible de ce lâche coquin!»
C'était là un joli défi et fort magnanime; mais le pharmacien en affaiblit légèrement l'effet, en y ajoutant quelques observations générales sur les têtes ramollies, et sur les yeux au beurre noir, lesquelles n'étaient que des lieux communs en comparaison.
—Arrêtez, monsieur! interrompit M. Pickwick; et avant d'appliquer ces épithètes au gentleman en question, considérez de sang-froid l'étendue de sa faute, et surtout rappelez-vous qu'il est mon ami.
—Quoi! s'écria M. Bob Sawyer.
—Son nom? vociféra Ben Allen, son nom?
—M. Nathaniel Winkle,» répliqua M. Pickwick avec fermeté.
À ce nom, Benjamin écrasa soigneusement ses lunettes sous le talon de sa botte, en releva les morceaux qu'il plaça dans trois poches différentes, se croisa les bras, se mordit les lèvres, et lança des regards menaçants sur la physionomie calme et douce de M. Pickwick. À la fin rompant le silence:
«C'est donc vous, monsieur, qui avez encouragé et fabriqué ce mariage?
—Et je suppose, interrompit la vieille dame, je suppose que c'est le domestique de monsieur qu'on a vu rôder autour de ma maison, pour essayer de corrompre mes gens. Martin?
—De de quoi? dit l'homme rechigné en s'avançant.
—Est-ce là le jeune homme que vous avez vu dans la ruelle, et dont vous m'avez parlé ce matin?»
M. Martin, qui était un homme laconique, comme on l'a déjà vu, s'approcha de Sam, fit un signe de tête et grommela: «C'est l'homme.» Sam, qui n'était jamais fier, lui adressa un sourire de connaissance et confessa, en termes polis, qu'il avait déjà vu cette boule-là quelque part.
«Et moi, s'écria Benjamin, moi qui ai manqué d'étrangler ce fidèle serviteur! Monsieur Pickwick, comment avez-vous osé permettre à cet individu de participer à l'enlèvement de ma sœur? Je vous prie de m'expliquer cela, monsieur.
—Oui, monsieur, ajouta Bob avec violence, expliquez cela!
—C'est une conspiration! reprit Ben.
—Une véritable souricière, continua Bob.
—C'est une honteuse ruse, poursuivit la vieille dame.
—On vous a mis dedans, fit observer M. Martin.
—Écoutez-moi, je vous en prie, dit M. Pickwick, tandis que M. Ben Allen, humectant copieusement son mouchoir, se laissait tomber dans le fauteuil où l'on saignait les malades. Je ne suis pour rien dans tout ceci, si ce n'est que j'ai voulu être présent à une entrevue des deux jeunes gens, que je ne pouvais pas empêcher, et dont je pensais écarter ainsi tout reproche d'inconvenance. C'est là toute la part que j'ai eue dans cette affaire, et même à cette époque, je ne me doutais pas que l'on pensât à un mariage immédiat. Cependant remarquez bien, ajouta M. Pickwick sur-le-champ, remarquez bien que je ne dis point que je l'eusse empêché si je l'avais su.
—Vous entendez cela? reprit M. Benjamin Allen; vous l'entendez tous?
—J'y compte bien, poursuivit paisiblement le philosophe, en regardant autour de lui; et j'espère qu'ils entendront ce qui me reste à dire, ajouta-t-il, d'une voix plus élevée et avec un visage plus coloré: c'est que vous aviez grand tort de vouloir forcer les inclinations de votre sœur, et que vous auriez dû plutôt, par votre tendresse et par votre complaisance, lui tenir lieu des parents qu'elle a perdus dès son enfance. Quant à ce qui regarde mon jeune ami, je dirai seulement que, sous le rapport de la fortune, il est dans une position au moins égale à la vôtre, si ce n'est supérieure, et que je refuse positivement de rien entendre davantage sur ce point, à moins que l'on ne s'exprime avec la modération convenable.
—Je désirerais ajouter quelques observations à ce qui a été dit par le gentleman qui vient de quitter la tribune, dit alors Sam, en s'avançant. Voici ce que c'est: une personne de l'honorable société m'a appelé individu....
—Cela n'a aucun rapport à la question, Sam, interrompit M. Pickwick. Retenez votre langue, s'il vous plaît.
—Je ne veux rien dire sur ce sujet, monsieur. Mais voilà la chose: Peut-être que l'autre gentleman pense qu'il y avait un attachement antérieur; mais il n'y a rien de cette espèce-là, car la jeune lady a déclaré, dès le commencement, qu'elle ne pouvait pas le souffrir. Ainsi personne ne lui a fait du tort, et il ne serait pas plus avancé si la jeune lady n'avait jamais vu M. Winkle. Voilà ce que je désirais observer, monsieur, et maintenant j'espère que j'ai tranquillisé le gentleman.»
Une courte pause suivit cette consolante remarque, après quoi M. Ben Allen se levant de son fauteuil protesta qu'il ne reverrait jamais le visage d'Arabelle, tandis que M. Bob, en dépit des assurances flatteuses de Sam, continuait à jurer qu'il tirerait une affreuse vengeance de l'heureux marié.
Mais précisément à l'instant où les affaires avaient pris cette tournure menaçante, M. Pickwick trouva un allié inattendu et puissant, dans la vieille dame qui avait été vivement frappée de la manière dont il avait plaidé la cause de sa nièce. Elle s'approcha donc de Ben Allen, et se hasarda à lui adresser quelques réflexions consolantes, dont les principales étaient, qu'après tout il était heureux que la chose ne fût pas encore pire; que moins on parlerait, mieux cela vaudrait; qu'au bout du compte, il n'était pas prouvé que ce fût un si grand malheur; que ce qui est fait est fait, et qu'il faut savoir souffrir ce qu'on ne peut empêcher, avec différents autres apophthegmes aussi nouveaux et aussi réconfortants.
À tout cela, M. Benjamin Allen répliquait qu'il n'entendait pas manquer de respect à sa tante, ni à aucune personne présente, mais que, si cela leur était égal, et si on voulait lui permettre d'agir à sa fantaisie, il préférerait avoir le plaisir de haïr sa sœur jusqu'à la mort, et par de là.
À la fin, quand cette détermination eut été annoncée une cinquantaine de fois, la vieille dame se redressant tout à coup, et prenant un air fort majestueux, demanda ce qu'elle avait fait pour n'obtenir aucun respect à son âge, et pour être obligée de supplier ainsi son propre neveu, dont elle pouvait raconter l'histoire environ vingt-cinq ans avant sa naissance, et qu'elle avait connu personnellement avant qu'il eût une seule dent dans la bouche; sans parler de ce qu'elle avait été présente la première fois qu'on lui avait coupé les cheveux, et avait également assisté à nombre d'autres cérémonies de son enfance, toutes suffisamment importantes pour mériter à jamais son affection, son obéissance, sa vénération.
Tandis que la bonne dame exorcisait ainsi M. Ben Allen, M. Pickwick s'était retiré dans le laboratoire avec M. Bob Sawyer; et celui-ci, durant leur conversation, avait appliqué plusieurs fois à sa bouche une certaine bouteille noire, sous l'influence de laquelle ses traits avaient pris graduellement une expression tranquille et même joviale. À la fin, il sortit de la pièce, bouteille en main, et faisant observer qu'il était très-fâché de s'être conduit comme un fou, il proposa de boire à la santé et au bonheur de M. et de Mme Winkle, dont il voyait la félicité avec si peu d'envie, qu'il serait le premier à les congratuler. En entendant ceci, M. Ben Allen se leva soudainement de son fauteuil, saisit la bouteille noire, et but le toast de si bon cœur, que son visage en devint presque aussi noir que la bouteille elle-même, car la liqueur était forte. Finalement la bouteille noire fut passée à la ronde jusqu'à ce qu'elle se trouva vide, et il y eut tant de poignées de main données, tant de compliments échangés, que le visage glacé de M. Martin lui-même condescendit à sourire.
«Et maintenant, dit Bob en se frottant les mains, nous allons terminer joyeusement la soirée.
—Je suis bien fâché d'être obligé de retourner à mon hôtel, répondit M. Pickwick; mais depuis quelque temps je ne suis plus accoutumé au mouvement, et mon voyage m'a excessivement fatigué.
—Vous prendrez au moins un peu de thé, monsieur Pickwick, dit la vieille lady avec une douceur indescriptible.
—Je vous suis bien obligé, madame, cela me serait impossible.»
Le fait est que l'admiration visiblement croissante de la vieille dame était la principale raison qui engageait M. Pickwick à se retirer; il pensait à Mme Bardell, et chaque regard de l'aimable tante lui donnait une sueur froide.
M. Pickwick ayant absolument refusé de rester, il fut convenu, sur sa proposition, que M. Ben Allen l'accompagnerait dans son voyage auprès du père de M. Winkle, et que la voiture serait à la porte le lendemain matin, à neuf heures. Il prit alors congé, et suivi de Sam, il se rendit à l'hôtel du Buisson. C'est une chose digne de remarque que le visage de M. Martin éprouva d'horribles convulsions lorsqu'il secoua la main de Sam en le quittant, et qu'il lâcha à la fois un juron et un sourire. Les personnes les mieux instruites des manières de ce gentleman ont conclu de ces symptômes, qu'il était enchanté de la société de Sam, et qu'il exprimait le désir de faire connaissance avec lui.
«Voulez-vous un salon particulier, monsieur? demanda Sam à son maître, lorsqu'ils furent arrivés à l'hôtel.
—Ma foi, répondit celui-ci, comme j'ai dîné dans la salle du café et que je me coucherai bientôt, ce n'en est guère la peine. Voyez quelles sont les personnes qui se trouvent dans la salle des voyageurs?»
Sam revint bientôt dire qu'il n'y avait qu'un gentleman borgne, qui buvait un bol de bishop avec l'hôte.
«C'est bon, je vais les aller trouver.
—C'est un drôle de gaillard, monsieur, que ce borgne, dit Sam en conduisant M. Pickwick. Il en fait avaler de toutes les couleurs au maître de l'hôtel, si bien que le pauvre homme ne sait plus s'il se tient sur la semelle de ses souliers ou sur la forme de son chapeau.»
Lorsque M. Pickwick entra dans la salle, l'individu à qui s'appliquait cette observation était en train de fumer une énorme pipe hollandaise, et tenait son œil unique constamment fixé sur le visage arrondi de l'aubergiste. Il venait apparemment de raconter au jovial vieillard quelque histoire étonnante, car celui-ci laissait encore échapper de ses lèvres des exclamations de surprise. «Eh bien, je n'aurais pas cru ça! c'est la plus étrange chose que j'aie jamais entendu dire! Je ne pensais pas que ce fut possible!»
«Serviteur, monsieur, dit le borgne à M. Pickwick; une jolie soirée, monsieur.
—Très-belle,» répondit le philosophe; et il s'occupa à mélanger l'eau-de-vie et l'eau chaude que le garçon avait placées devant lui. Le borgne le regardait avec attention et lui dit enfin:
«Je crois que je vous ai déjà rencontré.
—Je ne m'en souviens pas.
—Cela ne m'étonne pas, vous ne me connaissiez pas. Mais moi je connaissais deux de vos amis qui restaient au Paon d'argent à Eatanswill, à l'époque des élections.
—Oh! en vérité.
—Oui; Je leur ai raconté une petite aventure qui était arrivée à un de mes amis nommé Tom Smart. Peut-être que vous leur en aurez entendu parler?
—Souvent, dit M. Pickwick en souriant. Il était votre oncle, je pense.
—Non, non, seulement un ami de mon oncle.
—Malgré ça, c'était un homme bien étonnant que votre oncle, dit l'aubergiste en branlant la tête.
—Eh! eh! je le crois bien, répliqua le borgne. Je pourrais vous rapporter une histoire de ce même oncle, qui vous étonnerait peut-être un peu, gentlemen.
—Racontez-la nous, je vous en supplie, dit M. Pickwick avec empressement.»
Le borgne tira du bol un
verre de vin chaud et le but; prit une bonne
bouffée de fumée dans la pipe hollandaise, et voyant que
Sam lanternait
autour de la porte, lui dit qu'il pouvait rester s'il voulait, et qu'il
n'y avait rien de secret dans son histoire. Enfin, fixant son œil
unique sur l'aubergiste, il commença dans les termes du chapitre
suivant.
CHAPITRE XX
Contenant l'histoire de l'oncle du commis-voyageur.
Mon oncle, gentlemen, dit le commis-voyageur, était le gaillard le plus jovial, le plus plaisant, le plus malin qui ait jamais existé. Je voudrais que vous l'eussiez connu, gentlemen.... Mais non, en y réfléchissant, je ne le voudrais point; car, suivant le cours de la nature, si vous l'aviez connu, vous seriez ou morts ou si près de l'être, que vous auriez renoncé à courir le monde, ce qui me priverait de l'inestimable plaisir de vous parler en ce moment. Gentlemen, je voudrais que vos pères et vos mères eussent connu mon oncle, il leur aurait plu étonnamment, principalement à vos respectables mères. J'en suis sûr et certain. Si parmi ses nombreuses vertus il y en avait deux qui prédominaient, j'oserais dire que c'était son punch et ses chansons à boire. Pardonnez-moi de me laisser aller ainsi au mélancolique souvenir du mérite qui n'est plus; vous ne verrez pas tous les jours de la semaine un homme comme mon oncle, gentlemen.
J'ai toujours regardé comme fort honorable pour mon oncle d'avoir été compagnon et ami intime de Tom Smart, de la grande maison de Bilson et Slum, Cateaton-Street, City. Mon oncle voyageait pour Tiggin et Welps; mais, pendant longtemps, il fit à peu près la même tournée que Tom. Le premier soir où ils se rencontrèrent, mon oncle se prit d'une fantaisie pour Tom, et Tom se prit d'une fantaisie pour mon oncle. Ils ne se connaissaient pas depuis une demi-heure, lorsqu'ils parièrent à qui ferait le meilleur bol de punch, et le boirait le plus vite. On jugea que mon oncle avait gagné, pour la façon; mais pour ce qui est de boire, Tom l'emporta environ d'une demi-cuiller à sel. Ils prirent alors un autre bol chacun, pour boire mutuellement à leur santé, et furent toujours amis dévoués, depuis lors. Il y a une destinée dans ces sorte de choses, gentlemen; c'est plus fort que nous.
En apparence personnelle, mon oncle était une idée plus court que la taille moyenne, il était aussi une idée plus gros; et peut-être que son visage était une idée plus rouge que les visages ordinaires. Il avait la face la plus joviale que vous ayez jamais vue, gentlemen. Quelque chose qui tenait de polichinelle, avec un nez et un menton beaucoup plus avantageux. Ses yeux étincelaient toujours de gaieté, et sur sa figure s'épanouissait perpétuellement un sourire; non pas un de vos ricanements insignifiants, bêtes, vulgaires, mais un vrai sourire, joyeux, satisfait, malin. Une fois il fut lancé hors de son cab, et se cogna la tête contre une borne. Il resta là, étourdi, et le visage si abîmé par le sable, que, pour me servir de son expression énergique, si sa pauvre mère avait pu revenir sur la terre, elle ne l'aurait pas reconnu. En y réfléchissant, gentlemen, je puis vous en donner ma parole d'honneur, car lorsqu'elle mourut, mon oncle n'avait que deux ans et sept mois; et, sans parler des écorchures, ses bottes à revers auraient sans doute singulièrement embarrassé la bonne dame, pour ne rien dire non plus de son nez et de sa face rubiconde. N'importe: il était là, étendu, et j'ai souvent entendu dire qu'il souriait aussi agréablement que s'il était tombé par partie de plaisir, et qu'après avoir été saigné, aussitôt qu'il s'était senti revivre, il avait commencé par se dresser dans son lit, éclater de rire, embrasser la jeune fille qui tenait la palette, après quoi il avait demandé sur-le-champ une côtelette de mouton et des noix marinées. Il était fort amateur de noix marinées, gentlemen; il disait que, prises sans vinaigre, elles faisaient trouver la bière meilleure.
La grande tournée de mon oncle avait lieu à la chute des feuilles. C'est alors qu'il faisait rentrer les fonds, et prenait les commissions dans le Nord. Il allait de Londres à Édimbourg, d'Édimbourg à Glascow; de Glascow il revenait à Édimbourg, et enfin à Londres, par le paquebot. Il faut que vous sachiez que cette seconde visite à Édimbourg était pour son propre plaisir; il avait l'habitude d'y revenir pour une semaine, juste le temps de voir ses vieux amis; et comme il déjeunait avec celui-ci, goûtait avec celui-là, dînait avec un troisième et soupait avec un autre, il passait une jolie petite semaine, pas mal occupée. Je ne sais pas si quelqu'un de vous, gentlemen, a jamais tâté d'un solide déjeuner écossais, substantiel, abondant, puis est allé ensuite faire un petit goûter d'un baril d'huîtres et d'une douzaine de bouteilles d'ale, avec un ou deux flacons de whiskey, pour terminer. Si cela vous est arrivé, vous conviendrez avec moi qu'il faut avoir la tête un peu solide pour faire honneur, après cela, au dîner et au souper.
Mais que Dieu vous bénisse tant cela n'était rien pour mon oncle. Il y était si bien fait, que ce n'était pour lui qu'un jeu d'enfant. Je lui ai entendu dire qu'il pouvait tenir tête aux gens de Dundee, et revenir chez lui sans trébucher; et cependant, gentlemen, les gens de Dundee ont des têtes et du punch aussi forts que vous pouvez en rencontrer entre les deux pôles. J'ai entendu parler d'un homme de Dundee et d'un autre de Glasgow, qui burent ensemble pendant quinze heures consécutives. Autant qu'on put s'en assurer, ils furent suffoqués à peu près au même instant: mais à cela près, gentlemen, ils ne s'en trouvèrent pas plus mal.
Un soir, vingt-quatre heures avant l'époque qu'il avait fixée pour son embarquement, mon oncle soupa chez un de ses plus anciens amis, qui restait dans la vieille ville d'Édimbourg. Un Mac quelque chose, avec quatre syllabes après. Il y avait la femme du bailli, et les trois filles du bailli, et le grand-fils du bailli, et trois ou quatre gros Écossais madrés, à sourcils épais, que le bailli avait rassemblés pour faire honneur à mon oncle, et pour aider à chasser la mélancolie. Ce fut un glorieux souper. On y mangea du saumon mariné, des merluches fumées, une tête d'agneau, et un boudin, un haggis, célèbre plat écossais, qui faisait toujours à mon oncle l'effet de l'estomac d'un petit amour. 11 y avait bien d'autres choses encore, dont j'ai oublié les noms, mais de bonnes choses néanmoins. Les jeunes filles étaient agréables, la femme du bailli paraissait une des meilleures créatures qui aient jamais existé, et mon oncle se montra d'une humeur charmante. Aussi, pendant toute la soirée, fallait-il voir les jeunes filles sourire en dessous, et la vieille dame éclater de rire, et les joyeux compagnons pouffer si joliment que leur large face en devenait écarlate. Je ne me rappelle pas, au juste, combien de verres de grog au whiskey chacun d'eux but, après souper; mais ce que je sais, c'est que, vers une heure du matin, le grand fils du bailli perdit connaissance au moment où il entamait pour la vingtième fois un couplet de la chanson de Burns: Oh! Wilie brassa un picotin d'orge. Comme depuis une demi-heure environ c'était le seul convive que mon oncle pût voir au-dessus de la table, il s'avisa qu'il était bientôt temps de s'en aller, afin qu'il pût rentrer chez lui à une heure décente, d'autant plus qu'on avait commencé à boire à sept heures du soir. Croyant néanmoins qu'il ne serait pas poli de partir sans dire gare, mon oncle se vota au fauteuil, mélangea un autre verre de grog, se leva pour proposer sa santé, s'adressa un discours bien tourné et très flatteur, et but le toast avec enthousiasme. Cependant personne ne se réveillait. Mon oncle but encore une petite goutte pure, cette fois, de peur que le punch ne lui fît mal, et finalement, empoignant son chapeau, sortit dans la rue.
Il faisait beaucoup de vent, lorsque mon oncle ferma la porte du bailli. Il enfonça solidement son chapeau sur sa tête, fourra ses mains dans ses poches, et regardant en l'air, passa rapidement en revue l'état de l'atmosphère. Des nuages passaient sur la lune avec la plus folle vitesse, tantôt l'obscurcissant tout à fait, tantôt lui permettant de répandre toute sa splendeur sur les objets environnants, puis passant de nouveau sur elle avec une rapidité incroyable. «Réellement, dit mon oncle en s'adressant au temps comme s'il s'était senti personnellement offensé, ça ne peut pas aller comme cela. Ce n'est pas là du tout le temps qu'il me faut pour mon voyage. Je n'en veux pas à aucun prix» dit mon oncle d'une voix imposante. Après avoir répété cela plusieurs fois, et après avoir recouvré son équilibre, car il était un peu étourdi d'avoir regardé si longtemps en l'air, il se remit gaiement en marche.
La maison du bailli était dans Canongate, et mon oncle allait à l'autre bout du Leithwalk; un peu plus d'un mille de distance. À sa droite et à sa gauche, s'élevaient vers les cieux de grandes maisons isolées, hautes, décharnées, dont les façades étaient noircies par l'âge, dont les fenêtres, comme les yeux des vieillards, semblaient être ternes et creusées par les années. Six, sept, huit étages, s'empilaient comme des châteaux de cartes, les uns au-dessus des autres, jetant leur ombre épaisse sur la route pavée de pierres raboteuses, en rendant la nuit encore plus noire. Un petit nombre de lanternes étaient éparpillées à de grandes distances; mais elles servaient seulement à marquer l'entrée malpropre de quelques étroits culs-de-sac, ou de quelques escaliers conduisant par des méandres roides et compliqués aux divers étages supérieurs. Regardant toutes ces choses de l'air de quelqu'un qui les a vues trop souvent pour s'en soucier beaucoup, mon oncle marchait au milieu de la rue, avec son pouce dans chacune des poches de son gilet, modulant de temps en temps la chansonnette avec tant de chaleur que les honnêtes habitants du voisinage, réveillés en sursaut de leur premier sommeil, restaient tremblante dans leur lit, jusqu'à ce que le son s'éteignit en s'éloignant, et convaincus alors que c'était quelque propret à rien d'ivrogne qui regagnait sa maison, ce recouvraient chaudement et s'endormaient de nouveau.
Gentlemen, je vous raconte minutieusement comment mon oncle marchait au milieu de la rue, avec ses pouces dans les poches de son gilet, parce que, comme il le disait souvent et avec raison, il n'y a rien du tout d'extraordinaire dans cette histoire, si vous ne voyez pas bien distinctement, dès le commencement, qu'il n'avait pas du tout l'esprit tourné au merveilleux, ni au romantique.
Mon oncle marchait donc, avec ses pouces dans les poches de son gilet, occupant le milieu de la rue à lui tout seul, et chantant tantôt un refrain d'amour, tantôt un refrain bachique; puis, quand il était fatigué de l'amour et du Bacchus, sifflant mélodieusement; lorsqu'il atteignit le pont du Nord, qui, en cet endroit, réunit la vieille ville d'Édimbourg à la ville nouvelle. Il s'y arrêta, pendant une minute, à considérer l'amas étrange et irrégulier de lumières, empilées si haut dans les airs, qu'on croirait voir des étoiles briller, d'un côté, sur les mures de la forteresse, et de l'autre sur Calton-Hill, pour illuminer des châteaux aériens. À leur pied, l'antique et pittoresque cité dormait pesamment dans son obscurité majestueuse, tandis que le vieux trône d'Arthur, qui s'élevait imposant et sombre, comme un puissant génie, semblait garder et protéger le château et la chapelle d'Holyrood. Je dis, gentlemen, que mon oncle s'arrête là une minute ou deux, pour regarder autour de lui. Ensuite faisant un doigt de compliment au temps qui s'était un peu éclairci, quoique la lune fut sur son déclin, il se remit à marcher aussi royalement qu'auparavant, occupant le milieu de la route, avec une grande dignité, et comme quelqu'un qui voudrait bien voir qu'on lui en disputât la possession. Pourtant, comme il ne se trouvait là personne qui fût disposé à ouvrir une contestation à ce sujet, il continua de marcher, avec les pouces dans les poches de son gilet, aussi paisible qu'un agneau. Quand mon oncle eut atteint la fin de Leith-Walk, il lui fallut traverser un grand terrain vague, au bout duquel, en ce temps-là, se trouvait un enclos, appartenant à un charron, qui rachetait à l'administration des postes les voitures hors de service. Mon oncle était grand amateur de voitures, vieilles, jeunes ou d'âge moyen, et il lui prit fantaisie de se déranger de sa route, sans autre but que d'aller lorgner, entre les palissades, une douzaine d'antiques malles-postes, qu'il se rappelait avoir vues la, en fort mauvais état et toutes démantibulées. Mon oncle, gentlemen, était d'un caractère décidé, et avait la tête chaude: ne pouvant pas voir à son aise à travers les pieux, il grimpa par-dessus, et, s'asseyant tranquillement sur un vieux timon, il commença à considérer les débris des carrosses avec une gravité remarquable.
Il y en avait peut-être une douzaine, ou même davantage; mon oncle n'était pas bien sûr de cela, et comme c'était un homme fort scrupuleux à propos de chiffres, il n'aimait point à en citer à la légère. Enfin ils étaient là tous, pêle-mêle, dans un état de désolation inimaginable. Les portières avaient été arrachées de leurs gonds, les garnitures enlevées; seulement de distance en distance, une loque pendait encore à un clou rouillé. Les lanternes étaient parties, les timons évanouis depuis longtemps, les ressorts brisés, les boiseries dépouillées de peinture. Le vent sifflait à travers les crevasses, et la pluie, qui s'était amassée sur les impériales, tombait goutte à goutte dans l'intérieur, avec un son lugubre et sourd: c'étaient enfin les squelettes des malles-postes décédées; et dans cette place solitaire, à cette heure de la mort, elles avaient quelque chose de lugubre et d'horrible.
Mon oncle appuya sa tête sur ses mains, et se mit à penser aux gens actifs, affairés, qui avaient roulé autrefois dans ces vieilles voitures, et qui maintenant étaient aussi silencieux et aussi changés qu'elles-mêmes. Il pensa aux nombreux individus à qui ces carcasses vermoulues avaient apporté, pendant des années, à travers toutes les saisons, tant de nouvelles, impatiemment attendues: nouvelles d'heureux voyage et de bonne santé; envoi de lettres de change et d'argent. Le marchand, l'amant, l'épouse, la veuve, la mère, l'écolier, le bambin même qui se traînait à la porte, en entendant frapper le facteur; avec quelle anxiété chacun d'eux avait attendu l'arrivée de cette vieille malle-poste! Et maintenant, qu'étaient-ils tous devenus? Gentlemen, mon oncle disait qu'il avait pensé à tout cela; mais je soupçonne plutôt qu'il l'avait lu depuis dans quelque livre, car il déclarait positivement que, tout en regardant ces squelettes de voitures, il était tombé dans une espèce d'assoupissement, dont il avait été réveillé soudain par une cloche voisine qui sonnait deux heures. Or, mon oncle n'a jamais été distingué pour penser vite, et s'il avait réellement songé à toutes ces choses, je suis convaincu que cela l'aurait tenu, pour le moins, jusqu'à deux heures et demie. Je crois donc pouvoir affirmer que mon oncle tomba dans cette espèce d'assoupissement, sans avoir pensé à rien du tout.
Quoi qu'il en soit, l'horloge de l'église sonna deux heures. Mon oncle s'éveilla, frotta ses yeux, et sauta sur ses pieds, d'étonnement.
En un instant, dès que l'horloge eut sonné deux heures, cet endroit désert et abandonné devint plein de vie et d'activité. Les portières furent remises sur leurs gonds, les garnitures restaurées, les boiseries repeintes, les lampes allumées. Dos coussins, des houppelandes étaient placés sur chaque siége; les porteurs fourraient des paquets dans chaque coffre; les gardes rangeaient les sacs de lettres; les palefreniers jetaient des seaux d'eau sur les roues renouvelées; une quantité d'hommes se précipitaient de toutes parts, fixant des timons à chaque voiture. Les passagers arrivaient; les porte manteaux étaient emballés; les chevaux attelés; enfin il devenait évident que chaque malle allait partir sans retard. Gentlemen, mon oncle ouvrait de si grands yeux, en voyant tout cela, que jusqu'au dernier moment de sa vie, il ne pouvait s'expliquer comment il avait jamais été capable de les refermer.
«Allons, allons! dit une voix à côté de mon oncle, en même temps qu'il sentait une main se poser sur son épaule; vous êtes inscrit pour un intérieur, il est temps de monter.
—Moi inscrit! s'écria mon oncle en se retournant.
—Oui, certainement.»
Mon oncle, gentlemen ne put rien dire, tant il était étonné. La plus drôle de chose était que, quoiqu'il y eût là un si grand nombre de personnes, et quoique de nouveaux visages arrivassent à chaque instant, on ne pouvait pas dire d'où ils venaient; ils semblaient sortir mystérieusement de sous terre ou de l'air, et disparaître de la même manière. Dès qu'un commissionnaire avait mis son bagage dans la voiture et reçu son pourboire, il se retournait, et crac, il avait disparu! Avant que mon oncle eût eu le temps de s'inquiéter de ce qu'il était devenu, une demi-douzaine d'autres apparaissaient, chancelant sous le poids de paquets qui paraissaient assez gros pour les écraser. Une autre singularité, c'est que les voyageurs étaient tous habillés d'une manière étrange. Ils avaient de grands habits brodés, avec de larges basques, d'énormes parements, et pas de collets: enfin ils portaient de vastes perruques, avec un sac par derrière. Mon oncle n'y pouvait rien comprendre.
«Eh bien! allons-nous monter?» dit l'individu qui s'était déjà adressé à mon oncle.
Il était habillé comme un courrier de malle-poste, mais il avait une perruque sur la tête, et de prodigieux parements à ses manches. D'une main il tenait une lanterne, et de l'autre une grosse espingole.
«En finirez-vous de monter, Jack Martin? répéta le garde en approchant sa lanterne du visage de mon oncle.
—Par exemple! s'écria mon oncle en reculant d'un pas ou deux, voilà qui est familier.
—C'est comme cela sur la feuille de route, répliqua le courrier.
—Est-ce qu'il n'y a pas un monsieur devant? demanda mon oncle; car il trouvait qu'un conducteur, qu'il ne connaissait pas, et qui l'appelait Jack Martin, tout court, prenait une liberté que l'administration de la poste n'aurait pas approuvée, si elle en avait été instruite.
—Non, il n'y en a pas, rétorqua le conducteur froidement.
—La place est-elle payée? demanda mon oncle.
—Bien entendu.
—Ah! ah! Eh bien, allons. Quelle voiture?
—Celle-ci, répondit le garde en montrant une malle-poste gothique, dont la portière était ouverte, le marchepied abaissé, et qui faisait le service d'Édimbourg à Londres.
—Attendez, voici d'autres voyageurs: laissez-les monter d'abord.»
Tandis qu'il parlait, mon oncle vit tout à coup apparaître en face de lui un jeune gentilhomme, avec une perruque poudrée et un habit bleu, brodé d'argent, dont les basques doublées de bougran étaient étonnamment carrées. Tiggin et Welps étaient dans les nouveautés, gentlemen, si bien que mon oncle reconnut du premier coup d'œil ces étoffes. L'étranger avait, en outre, une culotte de soie, des bas de soie et des souliers à boucles. Il portait à ses poignets des manchettes, sur sa tête un chapeau à trois cornes, et à son côté une épée très-mince. Les pans de son gilet couvraient à moitié ses cuisses, et les bouts de sa cravate descendaient jusqu'à sa ceinture. Il s'avança gravement vers la portière de la voiture, ôta son chapeau et le tint à bras tendu au-dessus de sa tête, arrondissant en même temps son petit doigt, comme le font quelques personnes maniérées, en prenant une tasse de thé. Puis il plaça ses pieds à la troisième position, fit un profond salut, et enfin tendit sa main gauche. Mon oncle allait s'avancer et la secouer cordialement, quand il s'aperçût que ces civilités n'étaient pas pour lui, mais pour une jeune lady, qui parut en ce moment au bas du marchepied. Elle avait une robe de velours vert, d'une coupe antique, avec une longue taille et un corsage lacé. Elle était coiffée en cheveux, et portait sur la tête un capuchon de soie noire. Elle se retourna un instant, et découvrit à mon oncle le plus beau visage qu'il eût jamais vu, même en peinture. Quand elle monta dans la voiture, elle releva sa robe d'une main, et, comme le disait mon oncle, avec un juron, chaque fois qu'il racontait cette histoire, il n'aurait jamais cru que des pieds et des jambes pussent atteindre cette perfection, s'il ne l'avait pas vu de ses propres yeux.
Cependant mon oncle s'était aperçu que la jeune dame paraissait épouvantée, et qu'elle avait jeté vers lui un regard suppliant. Il remarqua aussi que le jeune homme à la perruque poudrée, malgré toutes ses apparences de respect et de galanterie, lui avait étroitement serré le poignet, pour la faire monter, et l'avait suivie immédiatement. Un autre individu, de fort mauvaise mine, était avec eux. Il avait une petite perruque brune, un habit raisin de Corinthe, une énorme rapière à large coquille, et des bottes qui lui montaient jusqu'aux hanches. Quand il s'assit auprès de la charmante lady, elle se renfonça d'un air craintif, dans son coin, et mon oncle fut confirmé dans son idée première, qu'il allait se passer quelque drame sombre et mystérieux; ou, comme il le disait lui-même, qu'il y avait quelque chose qui clochait. En un clin d'œil, il se décida à secourir la jeune dame, si elle avait besoin d'assistance.
«Sang et tonnerre!» s'écria le jeune gentilhomme en mettant la main sur son épée lorsque mon oncle entra dans la voiture.
—«Mort et enfer!» vociféra l'autre individu en tirant sa rapière et en se fendant sur mon oncle, sans plus de cérémonies.
Mon oncle n'avait pas d'armes; mais, avec une grande dextérité, il enleva le chapeau à trois cornes de son adversaire, et recevant la pointe de l'épée juste au milieu de la forme, serra les deux cotés et empoigna solidement la lame.
—Piquez-le par derrière, s'écria l'homme de mauvaise mine à son compagnon, tout en s'efforçant de rattraper son épée.
—Qu'il ne s'en avise pas, s'écria mon oncle en relevant d'une manière menaçante le talon d'un de ses souliers ferrés, je lui ferais sauter la cervelle, s'il en a, ou s'il n'en a pas je lui briserais le crâne! Employant en même temps toute sa vigueur, il arracha l'épée de son adversaire et la jeta bravement par la portière.
—Sang et tonnerre!» cria sur nouveaux frais le jeune gentilhomme en mettant encore la main sur le pommeau de son épée, mais sans la tirer. Peut-être, comme le disait mon oncle avec un sourire, peut-être avait-il peur d'effrayer la jeune dame.
«Maintenant, gentlemen, dit mon oncle en prenant tranquillement sa place, il est inutile de parler de mort avec ou sans enfer, devant une dame, et nous avons eu assez de sang et de tonnerre pour notre voyage. Ainsi, s'il vous plaît, nous nous assiérons pacifiquement à nos places comme de paisibles voyageurs. Ici, conducteur! ramassez le couteau à découper de ce gentleman.»
«Mon oncle n'avait pas achevé ces mots, lorsque le conducteur parut à la portière avec l'épée. En la passant dans l'intérieur, il leva sa lanterne et regarda fixement mon oncle, qui, à sa grande surprise, aperçut autour de la voiture une fourmilière de conducteurs ayant tous les yeux rivés sur lui. Jamais, dans toute sa vie, il n'avait vu un si grand nombre de visages pâles, d'habits rouges et de regards fixes.
«Voilà la chose la plus étrange qui me soit arrivée jusqu'à ce jour, pensa mon oncle. Permettez-moi de vous rendre votre chapeau, monsieur.»
L'individu de mauvaise mine reçut en silence le chapeau à trois cornes, regarda attentivement le trou qui se trouvait au milieu, et, finalement, le plaça sur le sommet de sa perruque, avec une solennité dont l'effet fut cependant légèrement diminué par un violent éternuement qui fit retomber son tricorne sur ses genoux.
«En route!» cria la conducteur armé de la lanterne, en montant par derrière sur son petit siége. La voiture partit. Mon oncle, en sortant de la cour, regarda à travers les glaces, et vit que les autres malles, avec les cochers, les gardes, les chevaux et les voyageurs, tournaient en rond, au petit trot, avec une vitesse d'environ cinq milles à l'heure. Mon oncle bouillait d'indignation, gentlemen. Comme négociant il trouvait qu'on ne devait pas badiner avec les dépêches, et il résolut d'en écrire à la direction des postes aussitôt après son retour à Londres.
Bientôt cependant toutes ses pensées se concentrèrent sur la jeune dame, qui était assise à l'autre coin de l'intérieur, le visage soigneusement enveloppé dans son capuchon. Le gentilhomme à l'habit bleu se trouvait en face d'elle, et à côté d'elle, l'autre individu en habit raisin de Corinthe. Tous les deux la surveillaient attentivement. Si elle faisait frôler les plis de son capuchon, mon oncle entendait l'homme de mauvaise mine mettre la main sur sa rapière, et il était sûr, par la respiration du jeune matamore (car la nuit était trop noire pour distinguer les visages), qu'il lui faisait une moue et des yeux comme s'il avait voulu l'avaler. Ce manège irrita mon oncle de plus en plus, et il résolut d'en voir la fin à tout prix. Il avait une grande admiration pour les yeux brillants et pour les jolis visages, pour les pieds mignons et pour les jolies jambes; en un mot, il était passionné pour le sexe tout entier. Cela court dans le sang de la famille, gentlemen, je suis comme lui.
Mon oncle employa bien des subterfuges pour attirer l'attention de la jeune dame, ou tout au moins pour engager la conversation avec ses mystérieux compagnons, mais ce fut en vain. Les gentlemen ne voulaient pas parler, et la jeune dame ne l'osait pas. De temps en temps mon oncle mettait la tête à la portière et demandait à haute voix pourquoi on n'allait pas plus vite; mais il avait beau s'enrouer à crier, personne ne faisait attention à lui. Il se renfonçait alors dans son coin et pensait au joli visage, au pied mignon, à la jambe fine de sa compagne de voyage; ceci réussissait à lui faire passer le temps, et l'empêchait de s'inquiéter de l'étrange situation où il se trouvait, allant toujours sans savoir où. Il est vrai que cela ne l'aurait pas beaucoup tourmenté de toute manière; car mon oncle, gentlemen, était un gaillard entreprenant, nomade, sans peur et sans souci.
Tout d'un coup la voiture s'arrêta:
«Ohé! cria mon onde, qu'est-ce qui nous arrive maintenant;
—Descendez ici, dit le conducteur en abattant le marchepied.
—Ici! fit mon oncle.
—Ici répéta le garde.
—Je n'en ferai rien.
—À la bonne heure, alors, restez où vous êtes.
—C'est mon intention.
—C'est bien.»
Les autres voyageurs avaient écouté ce colloque fort attentivement. Voyant que mon onde était déterminé à rester, le jeune gentilhomme passa devant lui, pour faire descendre la dame. Dans ce moment, l'homme de mauvaise mine inspectait minutieusement le trou qui déshonorait le fond de son tricorne. La jeune dame, en passant, laissa tomber son gant dans la main de mon oncle, et, approchant les lèvres de son visage, si près qu'il sentit sur son nez une tiède haleine, lui murmura tout bas ces deux mots:«Secourez-moi monsieur.» Mon oncle s'élança à bas de la voiture avec tant de violence qu'il la fit bondir sur ses ressorts.
«Ah! vous vous ravisez?» a dit le conducteur, quand il vit mon oncle sur ses jambes.
Mon oncle le regarda pendant quelques secondes, incertain s'il devait lui arracher son espingole, la tirer au visage du matamore, casser la tête du reste de la compagnie avec la crosse, saisir la jeune dame et disparaître au milieu de la fumée. En y réfléchissant, toutefois, il abandonna ce plan, comme d'une exécution un peu mélodramatique, et il se contenta de suivre les deux hommes mystérieux dans une vieille maison devant laquelle la voiture s'était arrêtée. Conduisant entre eux la jeune dame, ils tournèrent dans le corridor, et mon oncle s'y enfonça à leur suite.
De tous les endroits ruinés et désolés que mon oncle avait rencontrés dans sa vie, celui-ci était le plus désolé et le plus ruiné. On voyait que ç'avait été autrefois un vaste hôtel, mais le toit était ouvert dans plusieurs endroits, et les escaliers étaient raboteux et défoncés. Dans la chambre où les voyageurs entrèrent, il y avait une vaste cheminée, toute noire de fumée, quoiqu'elle ne fût égayée par aucun feu. La cendre blanchâtre du bois brûlé était encore répandue sur l'âtre, mais le foyer était froid, et tout paraissait sombre et triste.
«Voilà du joli, dit mon oncle en regardant autour de lui; une malle qui fait six milles et demi à l'heure, et qui s'arrête indéfiniment dans un trou comme celui-ci! C'est un peu fort! mais ça sera connu; j'en écrirai aux journaux.»
Mon oncle dit cela d'une voix assez élevée et d'une manière ouverte et sans réserve, pour tâcher d'engager la conversation avec les deux étrangers; mais ils se contentèrent de chuchoter entre eux, en lui lançant des regards farouches. La dame était à l'autre bout de la chambre, et elle s'aventura, une fois, à agiter sa main, comme pour demander l'assistance de mon oncle.
À la fin les deux étrangers s'avancèrent un peu, et la conversation commença.
«Mon brave homme, dit le gentilhomme en habit bleu, vous ne savez pas, je suppose, que ceci est une chambre particulière.
—Non, mon brave homme; je n'en sais rien, rétorqua mon oncle. Seulement si ceci est une chambre particulière, préparée exprès, j'imagine que la salle publique doit être joliment confortable!»
En disant cela, mon oncle s'établit dans un grand fauteuil et mesura de l'œil les deux gentlemen, si exactement, que Tiggin et Welps auraient pu leur fournir l'étoffe d'un habit, sans y mettre un pouce de plus ni de moins.
«Quittez cette chambre! dirent les deux hommes ensemble, en saisissant leurs épées.
—Hein? fit mon oncle, sans avoir l'air de comprendre ce qu'ils voulaient dire.
—Quittez cette chambre, ou vous êtes mort! dit l'homme de mauvaise mine, en mettant sa grande flamberge au vent, et en la faisant voltiger au-dessus de sa tête.
—Tue! tue! s'écria l'homme à l'habit bleu, en dégainant aussi son épée et en reculant deux ou trois pas. Tue! tue!»
La dame jeta un grand cri. Mon oncle, gentlemen, était remarquable pour sa hardiesse et pour sa présence d'esprit. Pendant tout le temps qu'il avait paru si indifférent à ce qui se passait, il était occupé à chercher, sans en faire semblant, quelques projectiles ou quelque arme défensive; et au moment même où les épées furent tirées, il aperçut, dans le coin de la cheminée, une vieille rapière à coquille, avec un fourreau rouillé. D'un seul bond, mon oncle l'atteignit, la tira, la fit tourner rapidement au-dessus de sa tête, cria à la jeune dame de se retirer dans un coin, lança le fourreau à l'homme de mauvaise mine, jeta une chaise au gentilhomme en habit bleu, et prenant avantage de leur confusion, tomba sur tous les deux, pêle-mêle.
Il y a une vieille histoire, qui n'en est pas moins bonne pour être vieille, concernant un jeune gentleman irlandais, à qui l'on demandait s'il jouait du violon: «Je n'en sais rien, répondit-il; car je n'ai jamais essayé.» Ceci pourrait fort bien s'appliquer à mon oncle et à son escrime. Il n'avait jamais tenu une épée dans sa main, si ce n'est une fois, en jouant Richard III sur un théâtre d'amateurs; et encore, dans cette occasion, il avait été convenu que Richmond le tuerait par derrière, sans faire le simulacre du combat; mais ici, voilà qu'il faisait assaut avec deux habiles tireurs, poussant de tierce et de quarte, parant, se fendant, et combattant enfin de la manière la plus courageuse et la plus adroite, quoique jusqu'à ce moment il ne se fût pas douté qu'il eût la plus légère notion de la science de l'escrime. Cela montra la vérité de ce vieux proverbe, qu'un homme ne sait pas ce qu'il peut faire tant qu'il ne l'a pas essayé.
Le bruit du combat était terrible. Les trois champions juraient comme des troupiers, et leurs épées faisaient un cliquetis plus bruyant que ne pourraient faire tous les couteaux et toutes les mécaniques à affiler du marché de Newport, s'entrechoquant en mesure. Au moment le plus animé, la jeune dame, sans doute pour encourager mon oncle, retira entièrement son chaperon, et lui fit voir une si éblouissante beauté qu'il aurait combattu contre cinquante démons pour obtenir d'elle un sourire, et mourir au même instant. Il avait fait des merveilles jusque-là, mais il commença alors à se détacher comme un géant enragé.
Le gentilhomme en habit bleu aperçut en se retournant que la jeune dame avait découvert son visage; il poussa une exclamation de rage et de jalousie, et, tournant son épée vers elle, il lui lança un coup de pointe, qui fit pousser à mon oncle un rugissement d'appréhension. Mais la jeune dame sauta légèrement de côté, et saisissant l'épée du jeune homme avant qu'il se fût redressé, la lui arracha, le poussa vers le mur, et lui passant l'épée en travers du corps, jusqu'à la garde, le cloua solidement dans la boiserie. C'était d'un magnifique exemple. Mon oncle, avec un cri de triomphe et une vigueur irrésistible, fit reculer son adversaire dans la même direction, et plongeant la vieille rapière juste au centre d'une des fleurs de son gilet, le cloua à côté de son ami. Ils étaient là tous les deux gentlemen, gigotant des bras et des jambes dans leur agonie, comme les pantins de carton que les enfants font mouvoir avec un fil. Mon oncle répétait souvent, dans la suite, que c'était là la manière la plus sûre de se débarrasser d'un ennemi, et qu'elle ne présentait qu'un seul inconvénient, c'était la dépense qu'elle entraînait, puisqu'il fallait perdre une épée pour chaque homme mis hors de combat.
«La malle! la malle! cria la jeune dame, en se précipitant vers mon oncle, et en lui jetant ses beaux bras autour du cou; nous pouvons encore nous sauver!
—Vraiment, ma chère, dit mon oncle, cala ne me paraît guère douteux. Il me semble qu'il n'y a plus personne à tuer.»
Mon oncle était un peu désappointé, gentlemen; car il pensait qu'un petit intermède d'amour eût été fort agréable après ce massacre, quand ce n'eût été qu'à cause du contraste.
«Nous n'avons pas un instant à perdre ici, reprit la jeune lady. Celui-ci (montrant le gentilhomme en habit bleu) est le fils du puissant marquis de Filleteville.
—Eh bien! ma chère, j'ai peur qu'il n'en porte jamais le titre, répondit mon oncle, en regardant froidement le jeune homme, qui était piqué contre le mur comme un papillon. Vous avez éteint le majorat, mon amour.
—J'ai été enlevée à ma famille, à mes amis, par ce scélérat, s'écria la jeune dame, dont le regard brillait d'indignation. Ce misérable m'aurait épousée de force avant une heure.
—L'impudent coquin! dit mon oncle en jetant un coup d'œil méprisant à l'héritier moribond des Filleteville.
—Comme vous pouvez en juger par ce que vous avez vu, leurs complices sont prêts à m'assassiner, si vous invoquez l'assistance de quelqu'un. S'ils nous trouvent ici, nous sommes perdus! Dans deux minutes il sera peut-être trop tard pour fuir. La malle! la malle!»
En prononçant ces mots, la jeune dame, épuisée par son émotion et par l'effort qu'elle avait fait en embrochant le marquis de Filleteville, se laissa tomber dans les bras de mon oncle, qui l'emporta aussitôt devant la porte de la maison. La malle était là, attelée de quatre chevaux noirs à tout crin, mais sans cocher, sans conducteur, et même sans palefrenier à la tête des chevaux.
Gentlemen, j'espère que ne je fais pas tort à la mémoire de mon oncle en disant que, quoique garçon, il avait tenu, avant ce moment-là, quelques dames dans ses bras. Je crois même qu'il avait l'habitude d'embrasser les filles d'auberge, et je sais que deux ou trois fois il a été vu par des témoins dignes de foi déposant un baiser sur le cou d'une maîtresse d'hôtel d'une manière très perceptible. Je mentionne ces circonstances afin que vous jugiez combien la beauté de cette jeune lady devait être incomparable pour affecter mon oncle comme elle le fit: il disait souvent qu'en voyant ses longs cheveux noirs flotter sur son bras et ses beaux yeux noirs se tourner vers lui, lorsqu'elle revint à elle, il s'était senti si agité, si drôle, que ses jambes en tremblaient sous lui. Mais qui peut regarder une paire de jolis yeux noirs sans se sentir tout drôle? Pour moi, je ne le puis, gentlemen, et je connais certains yeux que je n'oserais pas regarder, parole d'honneur!
«Vous ne me quitterez jamais, murmura la jeune dame.
—Jamais! répondit mon oncle. Et il le pensait comme il le disait.
—Mon brave libérateur, mon excellent, mon cher libérateur!
—Ne me dites donc pas de ces choses-là!
—Pourquoi pas?
—Parce que votre bouche est si séduisante quand vous parlez que j'ai peur d'être assez impertinent pour la baiser.»
La jeune femme leva sa main comme pour avertir mon oncle de n'en rien faire et dit... non, elle ne dit rien, elle sourit. Quand vous regardez une paire de lèvres les plus délicieuses du monde, et quand elles s'épanouissent doucement en un sourire fripon, si vous êtes assez près d'elles et sans témoin, vous ne pouvez mieux témoigner votre admiration de leur forme et de leur couleur charmante qu'en les baisant: c'est ce que fit mon oncle, et je l'honore pour cela.
«Écoutez, s'écria la jeune dame en tressaillant, entendez-vous le bruit des roues et des chevaux?
—C'est vrai,» dit mon oncle en se baissant.
Il avait l'oreille fine et était habitué à reconnaître le roulement des voitures; mais celles qui s'approchaient vers eux paraissaient si nombreuses et faisaient tant de fracas qu'il lui fut impossible d'en deviner le nombre. Il semblait qu'il y eût cinquante carrosses emportés chacun par six chevaux.
«Nous sommes poursuivis! s'écria la jeune dame en tordant ses mains. Nous sommes poursuivis! Je n'ai plus d'espoir qu'en vous seul!»
Il y avait une telle expression de terreur sur son charmant visage que mon oncle se décida tout d'un coup. Il la porta dans la voiture, lui dit de ne pas s'effrayer, pressa encore uns fois ses lèvres sur les siennes, et l'ayant engagée à lever les glaces pour sa préserver du froid, monta sur le siége.
«Attendez, mon sauveur, dit la jeune lady.
—Qu'est-ce qu'il y a? demanda mon oncle de son siége.
—Je voudrais vous parler. Un mot, un seul mot, mon chéri!
—Faut-il que je descende?» demanda mon oncle.
La jeune dame ne fit pas de réponse, mais elle sourit encore, et d'un si joli sourire, gentlemen, qu'il enfonçait l'autre complétement. Mon oncle fut par terre en un clin d'œil.
«Qu'est-ce qu'il y a ma chère?» dit-il en mettant la tête à la portière.
La dame s'y penchait en même temps par hasard, et elle lui parut plus belle que jamais. Il était fort près d'elle dans ce moment-là; ainsi il ne pouvait pas se tromper.
«Qu'est-ce qu'il y a, ma chère? demanda mon oncle.
—Vous n'aimerez jamais d'autre femme que moi? Vous n'en épouserez jamais d'autre?»
Mon oncle jura ses grands dieux qu'il n'épouserait jamais une autre femme, et la jeune lady retira sa tête et releva la glace. Mon oncle s'élança de nouveau sur le siége, équarrit ses coudes, ajusta les rênes, prit le fouet sur l'impériale, le fit claquer savamment, et en route! Les quatre chevaux noirs à tout crin s'élancèrent avec la vieille malle derrière eux, dévorant quinze bons milles en une heure. Brrr! brrrr! comme ils galopaient!
Pourtant le bruit des voitures devenait plus fort par derrière. Le vieux carrosse avait beau aller vite, ceux qui le poursuivaient allaient plus vite encore. Les hommes, les chevaux, les chiens, semblaient ligués pour l'atteindre; le fracas était épouvantable, mais par-dessus tout s'élevait la voix de la jeune dame, excitant mon oncle, et lui criant: «Plus vite! plus vite! plus vite!»
Ils volaient comme l'éclair. Les arbres sombres, les meules de foin, les maisons, les églises, tous les objets fuyaient à droite et à gauche, comme des brins de paille emportés par un ouragan. Leurs roues retentissaient comme un torrent qui déchire ses digues, et pourtant le bruit de la poursuite devenait plus fort, et mon oncle entendait encore la jeune lady crier d'une voix déchirante: «Plus vite! plus vite! plus vite!»
Mon oncle employait le fouet et les rênes, et les chevaux détalaient avec tant de rapidité, qu'ils étaient tout blancs d'écume, et cependant la jeune dame criait encore: «Plus vite! plus vite!» Dans l'excitation du moment, mon oncle donna un violent coup sur le marchepied avec le talon de sa botte... et il s'aperçut que l'aube blanchissait, et qu'il était assis sur le siége d'une vieille malle d'Édimbourg, dans l'enclos du carrossier, grelottant de froid et d'humidité, et frappant ses pieds pour les réchauffer. Il descendit avec empressement, et chercha la charmante jeune lady dans l'intérieur.... Hélas! il n'y avait ni portière, ni coussin à la voiture, c'était une simple carcasse.
Mon oncle vit bien qu'il y avait là-dessous quelque mystère, et que tout s'était passé exactement comme il avait coutume de le raconter. Il resta fidèle au serment qu'il avait fait à la jeune dame, refusa, pour l'amour d'elle, plusieurs maîtresses d'auberge, fort désirables, et mourut garçon à la fin. Il faisait souvent remarquer quelle drôle de chose c'était qu'il eût découvert, en montant tout bonnement par-dessus cette palissade, que les ombres des malles, des chevaux, des gardes, des cochers et des voyageurs, eussent l'habitude de faire des voyages régulièrement chaque nuit. Il ajoutait qu'il croyait être le seul individu vivant qu'on eût jamais pris comme passager dans une de ces excursions. Je crois effectivement qu'il avait raison, gentlemen, ou du moins je n'ai jamais entendu parler d'aucun autre.
«Je ne comprends pas ce que ces ombres de malles-postes peuvent porter dans leurs sacs?... dit l'hôte, qui avait écouté l'histoire avec une profonde attention.
—Parbleu, les lettres mortes.[22]
—Oh! ah! c'est juste. Je n'y avais pas pensé.»