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Aventures du Capitaine Hatteras

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Title: Aventures du Capitaine Hatteras

Author: Jules Verne

Release date: April 1, 2004 [eBook #11927]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by William Butcher, Carlo Traverso and the Distributed Proofreaders Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS ***
AVENTURES DU CAPITAINE HATTERAS

PAR

JULES VERNE

PREMIÈRE PARTIE

LES ANGLAIS AU PÔLE NORD

CHAPITRE PREMIER.

LE FORWARD.

«Demain, à la marée descendante, le brick le Forward, capitaine, K.Z., second, Richard Shandon, partira de New Princes Docks pour une destination inconnue.»

Voilà ce que l'on avait pu lire dans le Liverpool Herald du 5 avril 1860.

Le départ d'un brick est un événement de peu d'importance pour le port le plus commerçant de l'Angleterre. Qui s'en apercevrait au milieu des navires de tout tonnage et de toute nationalité, que deux lieues de bassins à flot ont de la peine à contenir?

Cependant, le 6 avril, dès le matin, une foule considérable couvrait les quais de New Princes Docks; l'innombrable corporation des marins de la ville semblait s'y être donné rendez-vous. Les ouvriers des warfs environnants avaient abandonné leurs travaux, les négociants leurs sombres comptoirs, les marchands leurs magasins déserts. Les omnibus multicolores, qui longent le mur extérieur des bassins, déversaient à chaque minute leur cargaison de curieux; la ville ne paraissait plus avoir qu'une seule préoccupation: assister au départ du Forward.

Le Forward était un brick de cent soixante-dix tonneaux, muni d'une hélice et d'une machine a vapeur de la force de cent vingt chevaux. On l'eût volontiers confondu avec les autres bricks du port. Mais, s'il n'offrait rien d'extraordinaire aux yeux du public, les connaisseurs remarquaient en lui certaines particularités auxquelles un marin ne pouvait se méprendre.

Aussi, à bord du Nautilus, ancré non loin, un groupe de matelots se livrait-il à mille conjectures sur la destination du Forward.

«Que penser, disait l'un, de cette mâture? il n'est pas d'usage, pourtant, que les navires à vapeur soient si largement voilés.

—Il faut, répondit un quartier-maître à large figure rouge, il faut que ce bâtiment-là compte plus sur ses mâts que sur sa machine, et s'il a donné un tel développement à ses hautes voiles, c'est sans doute parce que les basses seront souvent masquées. Ainsi donc, ce n'est pas douteux pour moi, le Forward est destiné aux mers arctiques ou antarctiques, là où les montagnes de glace arrêtent le vent plus qu'il ne convient à un brave et solide navire.

—Vous devez avoir raison, maître Cornhill, reprit un troisième matelot. Avez-vous remarqué aussi cette étrave qui tombe droit à la mer?

—Ajoute, dit maître Cornhill, qu'elle est revêtue d'un tranchant d'acier fondu affilé comme un rasoir, et capable de couper un trois-ponts en deux, si le Forward, lancé à toute vitesse, l'abordait par le travers.

—Bien sûr, répondit un pilote de la Mersey, car ce brick-là file joliment ses quatorze noeuds à l'heure avec son hélice. C'était merveille de le voir fendre le courant, quand il a fait ses essais. Croyez-moi, c'est un fin marcheur.

—Et à la voile, il n'est guère embarrassé non plus, reprit maître Cornhill; il va droit dans le vent et gouverne à la main! Voyez-vous, ce bateau-là va tâter des mers polaires, ou je ne m'appelle pas de mon nom! Et tenez, encore un détail! Avez-vous remarqué la large jaumière par laquelle passe la tête de son gouvernail?

—C'est ma foi vrai, répondirent les interlocuteurs de maître
Cornhill; mais qu'est-ce que cela prouve?

—Cela prouve, mes garçons, riposta le maître avec une dédaigneuse satisfaction, que vous ne savez ni voir ni réfléchir; cela prouve qu'on a voulu donner du jeu à la tête de ce gouvernail afin qu'il pût être facilement placé ou déplacé. Or, ignorez-vous qu'au milieu des glaces, c'est une manoeuvre qui se reproduit souvent?

—Parfaitement raisonné, répondirent les matelots du Nautilus.

—Et d'ailleurs, reprit l'un d'eux, le chargement de ce brick confirme l'opinion de maître Cornhill. Je le tiens de Clifton qui s'est bravement embarqué. Le Forward emporte des vivres pour cinq ou six ans, et du charbon en conséquence. Charbon et vivres, c'est là toute sa cargaison, avec une pacotille de vêtements de laine et de peaux de phoque.

—Eh bien, fit maître Cornhill, il n'y a plus à en douter; mais enfin l'ami, puisque tu connais Clifton, Clifton ne t'a-t-il rien dit de sa destination?

—Il n'a rien pu me dire; il l'ignore; l'équipage est engagé comme cela. Où va-t-il? Il ne le saura guère que lorsqu'il sera arrivé.

—Et encore, répondit un incrédule, s'ils vont au diable, comme cela m'en a tout l'air.

—Mais aussi quelle paye, reprit l'ami de Clifton. en s'animant, quelle haute paye! cinq fois plus forte que la paye habituelle! Ah! sans cela, Richard Shandon n'aurait trouvé personne pour s'engager dans des circonstances pareilles! Un bâtiment d'une forme étrange qui va on ne sait où, et n'a pas l'air de vouloir beaucoup revenir! Pour mon compte, cela ne m'aurait guère convenu.

—Convenu ou non, l'ami, répliqua maître Cornhill, tu n'aurais jamais pu faire partie de l'équipage du Forward.

—Et pourquoi cela?

—Parce que tu n'es pas dans les conditions requises, Je me suis laissé dire que les gens mariés en étaient exclus. Or tu es dans la grande catégorie. Donc, tu n'as pas besoin de faire la petite bouche, ce qui, de ta part d'ailleurs, serait un véritable tour de force.»

Le matelot, ainsi interpellé, se prit à rire avec ses camarades, montrant ainsi combien la plaisanterie de maître Cornhill était juste.

«Il n'y a pas jusqu'au nom de ce bâtiment, reprit Cornhill satisfait de lui-même, qui ne soit terriblement audacieux! Le Forward[1], forward jusqu'où? Sans compter qu'on ne connaît pas son capitaine, à ce brick-là?

[1] Forward, en avant.

—Mais si, on le connaît, répondit un jeune matelot de figure assez naïve.

—Comment! on le connaît?

—Sans doute.

—Petit, fit Cornhill, en es-tu à croire que Shandon soit le capitaine du Forward?

—Mais, répliqua le jeune marin…

—Sache donc que Shandon est le commander[1], pas autre chose; c'est un brave et hardi marin, un baleinier qui a fait ses preuves, un solide compère, digne en tout de commander, mais enfin il ne commande pas; il n'est pas plus capitaine que toi ou moi, sauf mon respect! Et quant à celui qui sera maître après Dieu à bord, il ne le connaît pas davantage. Lorsque le moment en sera venu, le vrai capitaine apparaîtra on ne sait comment et de je ne sais quel rivage des deux mondes, car Richard Shandon n'a pas dit et n'a pas eu la permission de dire vers quel point du globe il dirigerait son bâtiment.

[1] Second d'un bâtiment anglais.

—Cependant, maître Cornhill, reprit le jeune marin, je vous assure qu'il y a eu quelqu'un de présenté à bord, quelqu'un annoncé dans la lettre où la place de second était offerte à M. Shandon!

—Comment! riposta Cornhill en fronçant le sourcil, tu vas me soutenir que le Forward a un capitaine à bord?

—Mais oui, maître Cornhill.

—Tu me dis cela, à moi!

—Sans doute, puisque je le tiens de Johnson, le maître d'équipage.

—De maître Johnson?

—Sans doute; il me l'a dit à moi-même!

—Il te l'a dit? Johnson?

—Non-seulement il m'a dit la chose, mais il m'a montré le capitaine.

—Il te l'a montré! répliqua Cornhill stupéfait.

—Il me l'a montré.

—Et tu l'as vu?

—Vu de mes propres yeux.

—Et qui est-ce?

—C'est un chien.

—Un chien!

—Un chien à quatre pattes.

—Oui.»

La stupéfaction fut grande parmi les marins du Nautilus. En toute autre circonstance, ils eussent éclaté de rire. Un chien capitaine d'un brick de cent soixante-dix tonneaux! il y avait là de quoi étouffer! Mais, ma foi, le Forward était un bâtiment si extraordinaire, qu'il fallait y regarder à deux fois avant de rire, avant de nier. D'ailleurs, maître Cornhill lui-même ne riait pas.

«Et c'est Johnson qui t'a montré ce capitaine d'un genre si nouveau, ce chien? reprit-il en s'adressant au jeune matelot. Et tu l'as vu?…

—Comme je vous vois, sauf votre respect!

—Eh bien, qu'en pensez-vous? demandèrent les matelots à maître
Cornhill.

—Je ne pense rien, répondit brusquement ce dernier, je ne pense rien, sinon que le Forward est un vaisseau du diable, ou de fous à mettre à Bedlam!»

Les matelots continuèrent à regarder silencieusement le Forward, dont les préparatifs de départ touchaient à leur fin; et pas un ne se rencontra parmi eux à prétendre que le maître d'équipage Johnson se fût moqué du jeune marin.

Cette histoire de chien avait déjà fait son chemin dans la ville, et parmi la foule des curieux plus d'un cherchait des yeux ce captain-dog, qui n'était pas éloigné de le croire un animal surnaturel.

Depuis plusieurs mois d'ailleurs, le Forward attirait l'attention publique; ce qu'il y avait d'un peu extraordinaire dans sa construction, le mystère qui l'enveloppait, l'incognito gardé par son capitaine, la façon dont Richard Shandon reçut la proposition de diriger son armement, le choix apporté à la composition de l'équipage, cette destination inconnue à peine soupçonnée de quelques-uns, tout contribuait à donner à ce brick une allure plus qu'étrange.

Pour un penseur, un rêveur, un philosophe, au surplus, rien d'émouvant comme un bâtiment en partance; l'imagination le suit volontiers dans ses luttes avec la mer, dans ses combats livrés aux vents, dans cette course aventureuse qui ne finit pas toujours au port, et pour peu qu'un incident inaccoutumé se produise, le navire se présente sous une forme fantastique, même aux esprits rebelles en matière de fantaisie.

Ainsi du Forward. Et si le commun des spectateurs ne put faire les savantes remarques de maître Cornhill, les on dit accumulés pendant trois mois suffirent à défrayer les conversations liverpooliennes.

Le brick avait été mis en chantier à Birkenhead, véritable faubourg de la ville, situé sur la rive gauche de la Mersey, et mis en communication avec le port par le va-et-vient incessant des barques à vapeur.

Le constructeur, Scott & Co., l'un des plus habiles de l'Angleterre, avait reçu de Richard Shandon un devis et un plan détaillé, où le tonnage, les dimensions, le gabarit du brick étaient donnés avec le plus grand soin. On devinait dans ce projet la perspicacité d'un marin consommé. Shandon ayant des fonds considérables à sa disposition, les travaux commencèrent, et, suivant la recommandation du propriétaire inconnu, on alla rapidement.

Le brick fut construit avec une solidité à toute épreuve; il était évidemment appelé à résister à d'énormes pressions, car sa membrure en bois de teack, sorte de chêne des Indes remarquable par son extrême dureté, fut en outre reliée par de fortes armatures de fer. On se demandait même dans le monde des marins pourquoi la coque d'un navire établi dans ces conditions de résistance n'était pas faite de tôle, comme celle des autres bâtiments à vapeur. A cela, on répondait que l'ingénieur mystérieux avait ses raisons pour agir ainsi.

Peu à peu le brick prit figure sur le chantier, et ses qualités de force et de finesse frappèrent les connaisseurs. Ainsi que l'avaient remarqué les matelots du Nautilus, son étrave faisait un angle droit avec la quille; elle était revêtue, non d'un éperon, mais d'un tranchant d'acier fondu dans les ateliers de R. Hawthorn de Newcastle. Cette proue de métal, resplendissant au soleil, donnait un air particulier au brick, bien qu'il n'eût rien d'absolument militaire. Cependant un canon du calibre 16 fut installé sur le gaillard d'avant; monté sur pivot, il pouvait être facilement pointé dans toutes les directions; il faut ajouter qu'il en était du canon comme de l'étrave; ils avaient beau faire tous les deux, ils n'avaient rien de positivement guerrier.

Mais si le brick n'était pas un navire de guerre, ni un bâtiment de commerce, ni un yacht de plaisance, car on ne fait pas des promenades avec six ans d'approvisionnement dans sa cale, qu'était-ce donc?

Un navire destiné à la recherche de l'Erebus et du Terror, et de sir John Franklin? Pas davantage, car en 1859, l'année précédente, le commandant MacClintock était revenu des mers arctiques, rapportant la preuve certaine de la perte de cette malheureuse expédition.

Le Forward voulait-il donc tenter encore le fameux passage du Nord-Ouest? À quoi bon? le capitaine MacClure l'avait trouvé en 1853, et son lieutenant Creswel eut le premier l'honneur de contourner le continent américain du détroit de Behring au détroit de Davis.

Il était pourtant certain, indubitable pour des esprits compétents, que le Forward se préparait à affronter la région des glaces. Allait-il pousser vers le pôle Sud, plus loin que le baleinier Wedell, plus avant que le capitaine James Ross? Mais à quoi bon, et dans quel but?

On le voit, bien que le champ des conjectures fût extrêmement restreint, l'imagination trouvait encore moyen de s'y égarer.

Le lendemain du jour où le brick fut mis à flot, sa machine lui arriva, expédiée des ateliers de R. Hawthorn, de Newcastle.

Cette machine, de la force de cent vingt chevaux, à cylindres oscillants, tenait peu de place; sa force était considérable pour un navire de cent soixante-dix tonneaux, largement voilé d'ailleurs, et qui jouissait d'une marche remarquable. Ses essais ne laissèrent aucun doute à cet égard, et même le maître d'équipage Johnson avait cru convenable d'exprimer de la sorte son opinion à l'ami de Clifton:

«Lorsque le Forward se sert en même temps de ses voiles et de son hélice, c'est à la voile qu'il arrive le plus vite.»

L'ami de Clifton n'avait rien compris à cette proposition, mais il croyait tout possible de la part d'un navire commandé par un chien en personne.

Après l'installation de la machine à bord, commença l'arrimage des approvisionnements; et ce ne fut pas peu de chose, car le navire emportait pour six ans de vivres. Ceux-ci consistaient en viande salée et séchée, en poisson fumé, en biscuit et en farine; des montagnes de café et de thé furent précipitées dans les, soutes en avalanches énormes. Richard Shandon présidait à l'aménagement de cette précieuse cargaison en homme qui s'y entend; tout cela se trouvait casé, étiqueté, numéroté avec un ordre parfait; on embarqua également une très-grande provision de cette préparation indienne nommée pemmican, et qui renferme sous un petit volume beaucoup d'éléments nutritifs.

Cette nature de vivres ne laissait aucun doute sur la longueur de la croisière; mais un esprit observateur comprenait de prime saut que le Forward allait naviguer dans les mers polaires, à la vue des barils de lime-juice[1], de pastilles de chaux, des paquets de moutarde, de graines d'oseille et de cochléaria, en un mot, à l'abondance de ces puissants antiscorbutiques, dont l'influence est si nécessaire dans les navigations australes ou boréales. Shandon avait sans doute reçu avis de soigner particulièrement cette partie de la cargaison, car il s'en préoccupa fort, non moins que de la pharmacie de voyage.

[1] Jus de citron.

Si les armes ne furent pas nombreuses à bord, ce qui pouvait rassurer les esprits timides, la soute aux poudres regorgeait, détail de nature à effrayer. L'unique canon du gaillard d'avant ne pouvait avoir la prétention d'absorber cet approvisionnement. Cela donnait à penser. Il y avait également des scies gigantesques et des engins puissants, tels que leviers, masses de plomb, scies à main, haches énormes, etc., sans compter une recommandable quantité de blasting-cylinders[1], dont l'explosion eût suffi à faire sauter la douane de Liverpool. Tout cela était étrange, sinon effrayant, sans parler des fusées, signaux, artifices et fanaux de mille espèces.

[1] Sortes de pétards.

Les nombreux spectateurs des quais de New Princes Docks admiraient encore une longue baleinière en acajou, une pirogue de fer-blanc recouverte de guttapercha, et un certain nombre de halkett-boats, sortes de manteaux en caoutchouc, que l'on pouvait transformer en canots en soufflant dans leur doublure. Chacun se sentait de plus en plus intrigué, et même ému, car avec la marée descendante le Forward allait bientôt partir pour sa mystérieuse destination.

CHAPITRE II.

UNE LETTRE INATTENDUE.

Voici le texte de la lettre reçue par Richard Shandon huit mois auparavant.

«Aberdeen, 2 août 1859

«Monsieur Richard Shandon,

«Liverpool,

«Monsieur,

«La présente a pour but de vous donner avis d'une remise de seize mille livres sterling[1] qui a été faite entre les mains de MM. Marcuart & Co., banquiers à Liverpool. Ci-joint une série de mandats signés de moi, qui vous permettront de disposer sur lesdits MM. Marcuart, jusqu'à concurrence des seize mille livres susmentionnées.

[1] 400,000 francs.

  «Vous ne me connaissez pas. Peu importe. Je vous connais. Là est
  l'important.

  «Je vous offre la place de second à bord du brick le Forward pour
  une campagne qui peut être longue et périlleuse.

«Si, non, rien de fait. Si, oui, cinq cents livres[1] vous seront allouées comme traitement, et à l'expiration de chaque année, pendant toute la durée de la campagne vos appointements seront augmentés d'un dixième.

[1] 12,500 francs.

«Le brick le Forward n'existe pas. Vous aurez à le faire construire de façon qu'il puisse prendre la mer dans les premiers jours d'avril 1860 au plus tard. Ci-joint un plan détaillé avec devis. Vous vous y conformerez scrupuleusement. Le navire sera construit dans les chantiers de MM. Scott & Co., qui régleront avec vous.

«Je vous recommande particulièrement l'équipage du Forward; il sera composé d'un capitaine, moi, d'un second, vous, d'un troisième officier, d'un maître d'équipage, de deux ingénieurs[1], d'un ice-master[2], de huit matelots et de deux chauffeurs, en tout dix-huit hommes, en y comprenant le docteur Clawbonny de cette ville, qui se présentera à vous en temps opportun.

[1] Ingénieurs-mécaniciens [2] Pilote des glaces.

«Il conviendra que les gens appelés à faire la campagne du Forward soient Anglais, libres, sans famille, célibataires, sobres, car l'usage des spiritueux et de la bière même ne sera pas toléré à bord, prêts à tout entreprendre comme à tout supporter. Vous les choisirez de préférence doués d'une constitution sanguine, et par cela même portant en eux à un plus haut degré le principe générateur de la chaleur animale.

«Vous leur offrirez une paye quintuple de leur paye habituelle, avec accroissement d'un dixième par chaque année de service. A la fin de la campagne, cinq cents livres seront assurées à chacun d'eux, et deux mille livres[1] réservées à vous même. Ces fonds seront faits chez MM. Marcuart & Co., déjà nommés.

[1] 50,000 francs.

«Cette campagne sera longue et pénible, mais honorable. Vous n'avez donc pas à hésiter, monsieur Shandon.

«Réponse, poste restante, à Gotteborg (Suède), aux initiales K.Z.

«P.-S. Vous recevrez, le 15 février prochain, un chien grand danois, à lèvres pendantes, d'un fauve noirâtre, rayé transversalement de bandes noires. Vous l'installerez à bord, et vous le ferez nourrir de pain d'orge mélangé avec du bouillon de pain de suif[1]. Vous accuserez réception dudit chien à Livourne (Italie), mêmes initiales que dessus.

[1] Pain de suif ou pain de cretons très-favorable à la nourriture des chiens.

«Le capitaine du Forward se présentera et se fera reconnaître en temps utile. Au moment du départ, vous recevrez de nouvelles instructions.

«Le capitaine du Forward «K.Z.»

CHAPITRE III.

LE DOCTEUR CLAWBONNY.

Richard Shandon était un bon marin; il avait longtemps commandé les baleiniers dans les mers arctiques, avec une réputation solidement établie dans tout le Lancastre. Une pareille lettre pouvait à bon droit l'étonner; il s'étonna donc, mais avec le sang-froid d'un homme qui en a vu d'autres.

Il se trouvait d'ailleurs dans les conditions voulues; pas de femme, pas d'enfant, pas de parents: un homme libre s'il en fut. Donc, n'ayant personne à consulter, il se rendit tout droit chez MM. Marcuart & Co, banquiers.

«Si l'argent est là, se dit-il, le reste va tout seul.»

Il fut reçu dans la maison de banque avec les égards dus à un homme que seize mille livres attendent tranquillement dans une caisse; ce point vérifié, Shandon se fit donner une feuille de papier blanc, et de sa grosse écriture de marin il envoya son acceptation à l'adresse indiquée.

Le jour même, il se mit en rapport avec les constructeurs de Birkenhead, et vingt-quatre heures après, la quille du Forward s'allongeait déjà sur les tins du chantier.

Richard Shandon était un garçon d'une quarantaine d'années, robuste, énergique et brave, trois qualités pour un marin, car elles donnent la confiance, la vigueur et le sang-froid. On lui reconnaissait un caractère jaloux et difficile; aussi ne fut-il jamais aimé de ses matelots, mais craint. Cette réputation n'allait pas, d'ailleurs, jusqu'à rendre laborieuse la composition de son équipage, car on le savait habile à se tirer d'affaire.

Shandon craignait que le côté mystérieux de l'entreprise fût de nature à gêner ses mouvements.

«Aussi, se dit-il, le mieux est de ne rien ébruiter; il y aurait de ces chiens de mer qui voudraient connaître le parce que et le pourquoi de l'affaire, et comme je ne sais rien, je serais fort empêché de leur répondre. Ce K.Z. est à coup sûr un drôle de particulier; mais au bout du compte, il me connaît, il compte sur moi: cela suffit. Quant à son navire, il sera joliment tourné, et je ne m'appelle pas Richard Shandon, s'il n'est pas destiné à fréquenter la mer glaciale. Mais gardons cela pour moi et mes officiers.»

Sur ce, Shandon s'occupa de recruter son équipage, en se tenant dans les conditions de famille et de santé exigées par le capitaine.

Il connaissait un brave garçon très-dévoué, bon marin, du nom de James Wall. Ce Wall pouvait avoir trente ans, et n'en était pas à son premier voyage dans les mers du Nord. Shandon lui proposa la place de troisième officier, et James Wall accepta les yeux fermés; il ne demandait qu'à naviguer, et il aimait beaucoup son état. Shandon lui conta l'affaire en détail, ainsi qu'à un certain Johnson, dont il fit son maître d'équipage.

«Au petit bonheur, répondit James Wall; autant cela qu'autre chose. Si c'est pour chercher le passage du Nord-Ouest, il y en a qui en reviennent.

—Pas toujours, répondit maître Johnson; mais enfin ce n'est pas une raison pour n'y point aller.

—D'ailleurs, si nous ne nous trompons pas dans nos conjectures, reprit Shandon, il faut avouer que ce voyage s'entreprend dans de bonnes conditions. Ce sera un fin navire, ce Forward, et, muni d'une bonne machine, il pourra aller loin. Dix-huit hommes d'équipage, c'est tout ce qu'il nous faut.

—Dix-huit hommes, répliqua maître Johnson, autant que l'Américain
Kane en avait à bord, quand il a fait sa fameuse pointe vers le pôle.

—C'est toujours singulier, reprit Wall, qu'un particulier tente encore de traverser la mer du détroit de Davis au détroit de Behring. Les expéditions envoyées à la recherche de l'amiral Franklin ont déjà coûté plus de sept cent soixante mille livres[1] à l'Angleterre, sans produire aucun résultat pratique! Qui diable peut encore risquer sa fortune dans une entreprise pareille?

[1] Dix-neuf millions.

—D'abord, James, répondit Shandon, nous raisonnons sur une simple hypothèse. Irons-nous véritablement dans les mers boréales ou australes, je l'ignore, il s'agit peut-être du quelque nouvelle découverte à tenter. Au surplus, il doit se présenter un jour ou l'autre un certain docteur Clawbonny, qui en saura sans doute plus long, et sera chargé de nous instruire. Nous verrons bien.

—Attendons alors, dit maître Johnson; pour ma part, je vais me mettre en quête de solides sujets, commandant; et quant à leur principe de chaleur animale, comme dit le capitaine, je vous le garantis d'avance. Vous pouvez vous en rapporter à moi.»

Ce Johnson était un homme précieux; il connaissait la navigation des hautes latitudes, Il se trouvait en qualité de quartier-maître à bord du Phénix, qui fit partie des expéditions envoyées en 1853 à la recherche de Franklin; ce brave marin fut même témoin de la mort du lieutenant français Bellot, qu'il accompagnait dans son excursion à travers les glaces. Johnson connaissait le personnel maritime de Liverpool, et se mit immédiatement en campagne pour recruter son monde.

Shandon, Wall et lui firent si bien, que dans les premiers jours de décembre leurs hommes se trouvèrent au complet; mais ce ne fut pas sans difficultés; beaucoup se tenaient alléchés par l'appât de la haute paye, que l'avenir de l'expédition effrayait, et plus d'un s'engagea résolument, qui vint plus tard rendre sa parole et ses à-comptes, dissuadé par ses amis de tenter une pareille entreprise. Chacun d'ailleurs essayait de percer le mystère, et pressait de questions le commandant Richard. Celui-ci les renvoyait à maître Johnson.

«Que veux-tu que je te dise, mon ami? répondait invariablement ce dernier; je n'en sais pas plus long que toi. En tout cas, tu seras en bonne compagnie avec des lurons qui ne bronchent pas; c'est quelque chose, cela! ainsi donc, pas tant de réflexions: c'est à prendre ou à laisser!»

Et la plupart prenaient.

«Tu comprends bien, ajoutait parfois le maître d'équipage, je n'ai que l'embarras du choix. Une haute paye; comme on n'en a jamais vu de mémoire de marin, avec la certitude de trouver un joli capital au retour: il y a là de quoi allécher.

—Le fait est, répondaient les matelots, que cela est fort tentant! de l'aisance jusqu'à la fin de ses jours!

—Je ne te dissimulerai point, reprenait Johnson, que la campagne sera longue, pénible, périlleuse; cela est formellement dit dans nos instructions; ainsi, il faut bien savoir à quoi l'on s'engage; très-probablement à tenter tout ce qu'il est humainement possible de faire, et peut-être plus encore! Donc, si tu ne te sens pas un coeur hardi, un tempérament à toute épreuve, si tu n'as pas le diable au corps, si tu ne te dis pas que tu as vingt chances contre une d'y rester, si tu tiens en un mot à laisser ta peau dans un endroit plutôt que dans un autre, ici de préférence à là-bas, tourne-moi les talons, et cède ta place à un plus hardi compère!

—Mais au moins, maître Johnson, reprenait le matelot poussé au mur, au moins, vous connaissez le capitaine?

—Le capitaine, c'est Richard Shandon, l'ami, jusqu'à ce qu'il s'en présente un autre.»

Or, il faut le dire, c'était bien la pensée du commandant; il se laissait facilement aller à cette idée, qu'au dernier moment il recevrait ses instructions précises sur le but du voyage, et qu'il demeurerait chef à bord du Forward. Il se plaisait même à répandre cette opinion, soit en causant avec ses officiers, soit en suivant les travaux de construction du brick, dont les premières levées se dressaient sur les chantiers de Birkenhead, comme les côtes d'une baleine renversée.

Shandon et Johnson s'étaient strictement conformés à la recommandation touchant la santé des gens de l'équipage; ceux-ci avaient une mine rassurante, et ils possédaient un principe de chaleur capable de chauffer la machine du Forward; leurs membres élastiques, leur teint clair et fleuri les rendaient propres à réagir contre des froids intenses. C'étaient des hommes confiants et résolus, énergiques et solidement constitués; ils ne jouissaient pas tous d'une vigueur égale; Shandon avait même hésité à prendre quelques-uns d'entre eux, tels que les matelots Gripper et Garry, et le harponneur Simpson, qui lui semblaient un peu maigres; mais, au demeurant, la charpente était bonne, le coeur chaud, et leur admission fut signée.

Tout cet équipage appartenait à la même secte de la religion protestante; dans ces longues campagnes, la prière en commun, la lecture de la Bible doit souvent réunir des esprits divers, et les relever aux heures de découragement; il importe donc qu'une dissidence ne puisse pas se produire. Shandon connaissait par expérience l'utilité de ces pratiques, et leur influence sur le moral d'un équipage; aussi sont-elles toujours employées à bord des navires qui vont hiverner dans les mers polaires.

L'équipage composé, Shandon et ses deux officiers s'occupèrent des approvisionnements; ils suivirent strictement les instructions du capitaine, instructions nettes, précises, détaillées, dans lesquelles les moindres articles se trouvaient portés en qualité et quantité. Grâce aux mandats dont le commandant disposait, chaque article fut payé comptant, avec une bonification de 8 pour cent, que Richard porta soigneusement au crédit de K.Z.

Équipage, approvisionnements, cargaison, tout se trouvait prêt en janvier 1860; le Forward prenait déjà tournure. Shandon ne passait pas un jour sans se rendre à Birkenhead.

Le 23 janvier, un matin, suivant son habitude, il se trouvait sur l'une de ces larges barques à vapeur, qui ont un gouvernail à chaque extrémité pour éviter de virer de bord, et font incessamment le service entre les deux rives de la Mersey; il régnait alors un de ces brouillards habituels, qui obligent les marins de la rivière à se diriger au moyen de la boussole, bien que leur trajet dure à peine dix minutes.

Cependant, quelque épais que fût ce brouillard, il ne put empêcher Shandon de voir un homme de petite taille, assez gros, à figure fine et réjouie, au regard aimable, qui s'avança vers lui, prit ses deux mains, et les secoua avec une ardeur, une pétulance, une familiarité «toute méridionale,» eût dit un Français.

Mais si ce personnage n'était pas du Midi, il l'avait échappé belle; il parlait, il gesticulait avec volubilité; sa pensée devait à tout prix se faire jour au dehors, sous peine de faire éclater la machine. Ses yeux, petits comme les yeux de l'homme spirituel, sa bouche, grande et mobile, étaient autant de soupapes de sûreté qui lui permettaient de donner passage à ce trop-plein de lui-même; il parlait, il parlait tant et si allégrement, il faut l'avouer, que Shandon n'y pouvait rien comprendre.

Seulement, le second du Forward ne tarda pas à reconnaître ce petit homme qu'il n'avait jamais vu; il se fit un éclair dans son esprit, et au moment où l'autre commençait à respirer, Shandon glissa rapidement ces paroles:

«Le docteur Clawbonny?

—Lui-même, en personne, commandant! Voilà près d'un grand demi-quart d'heure que je vous cherche, que je vous demande partout et à tous! Concevez-vous mon impatience! cinq minutes de plus, et je perdais la tête! C'est donc vous, commandant Richard? vous existez réellement? vous n'êtes point un mythe? votre main, votre main! que je la serre encore une fois dans la mienne! Oui, c'est bien la main de Richard Shandon! Or, s'il y a un commandant Richard, il existe un brick le Forward qu'il commande; et s'il le commande, il partira; et, s'il part, il prendra le docteur Clawbonny à son bord.

—Eh bien, oui, docteur, je suis Richard Shandon, il y a un brick le
Forward
, et il partira!

—C'est logique, répondit le docteur, après avoir fait une large provision d'air à expirer; c'est logique. Aussi, vous me voyez en joie, je suis au comble de mes voeux! Depuis longtemps, j'attendais une pareille circonstance, et je désirais entreprendre un semblable voyage. Or, avec vous, commandant…

—Permettez,… fit Shandon.

—Avec vous, reprit Clawbonny sans l'entendre, nous sommes sûrs d'aller loin, et de ne pas reculer d'une semelle.

—Mais,… reprit Shandon.

—Car vous avez fait vos preuves, commandant, et je connais vos états de service. Ah! vous êtes un fier marin!

—Si vous voulez bien…

—Non, je ne veux pas que votre audace, votre bravoure et votre habileté soient mises un instant en doute, même par vous! Le capitaine qui vous a choisi pour second est un homme qui s'y connaît, je vous en réponds!

—Mais il ne s'agit pas de cela, fit Shandon impatienté.

—Et de quoi s'agit-il donc? Ne me faites pas languir plus longtemps!

—Vous ne me laissez pas parler, que diable! Dites-moi, s'il vous plaît, docteur, comment vous avez été amené à faire partie de l'expédition du Forward?

—Mais par une lettre, par une digne lettre que voici, lettre d'un brave capitaine, très-laconique, mais très-suffisante!»

Et ce disant, le docteur tendit à Shandon une lettre ainsi conçue:

«Inverness, 22 janvier 1860.

  «Au docteur Clawbonny,
  Liverpool.

«Si le docteur Clawbonny veut s'embarquer sur le Forward, pour une longue campagne, il peut se présenter au commander Richard Shandon, qui a reçu des instructions à son égard.

«Le capitaine du Forward,

«K.Z.»

«Et la lettre est arrivée ce matin, et me voilà prêt à prendre pied à bord du Forward.

—Mais au moins, reprit Shandon, savez-vous, docteur, quel est le but de ce voyage?

—Pas le moins du monde; mais que m'importe? pourvu que j'aille quelque part! On dit que je suis un savant; on se trompe, commandant: je ne sais rien, et si j'ai publié quelques livrés qui ne se vendent pas trop mal, j'ai eu tort; le public est bien bon de les acheter! Je ne sais rien, vous dis-je, si ce n'est que je suis an ignorant. Or, on m'offre de compléter, ou, pour mieux dire, de refaire mes connaissances en médecine, en chirurgie, en histoire, en géographie, en botanique, en minéralogie, en conchyliologie, en géodésie, en chimie, en physique, en mécanique, en hydrographie; eh bien, j'accepte, et je vous assure que je ne me fais pas prier!

—Alors, reprit Shandon désappointé, vous ne savez pas où va le
Forward
?

—Si, commandant; il va là où il y a à apprendre, à découvrir, à s'instruire, à comparer, où se rencontrent d'autres moeurs, d'autres contrées, d'autres peuples à étudier dans l'exercice de leurs fonctions; il va, en un mot, là où je ne suis jamais allé.

—Mais plus spécialement? s'écria Shandon.

—Plus spécialement, répliqua le docteur, j'ai entendu dire qu'il faisait voile vers les mers boréales. Eh bien, va pour le septentrion!

—Au moins, demanda Shandon, vous connaissez son capitaine?

—Pas le moins du monde! Mais c'est un brave, vous pouvez m'en croire.»

Le commandant et le docteur étant débarqués à Birkenhead, le premier mit le second au courant de la situation, et ce mystère enflamma l'imagination du docteur. La vue du brick lui causa des transports de joie. Depuis ce jour, il ne quitta plus Shandon, et vint chaque matin faire sa visite à la coque du Forward.

D'ailleurs, il fut spécialement chargé de surveiller l'installation de la pharmacie du bord.

Car c'était un médecin, et même un bon médecin que ce Clawbonny, mais peu pratiquant. A vingt-cinq ans docteur comme tout le monde, il fut un véritable savant à quarante; très-connu de la ville entière, il devint membre influent de la Société littéraire et philosophique de Liverpool. Sa petite fortune lui permettait de distribuer quelques conseils qui n'en valaient pas moins pour être gratuits; aimé comme doit l'être un homme éminemment aimable, il ne fit jamais de mal à personne, pas même à lui; vif et bavard, si l'on veut, mais le coeur sur la main, et la main dans celle de tout le monde.

Lorsque le bruit de son intronisation à bord du Forward se répandit dans la ville, ses amis mirent tout en oeuvre pour le retenir, ce qui l'enracina plus profondément dans son idée; or, quand le docteur s'était enraciné quelque part, bien habile qui l'eût arraché!

Depuis ce jour, les on dit, les suppositions, les appréhensions allèrent croissant; mais cela n'empêcha pas le Forward d'être lancé le 5 février 1860. Deux mois plus tard, il était prêt à prendre la mer.

Le 15 mars, comme l'annonçait la lettre du capitaine, un chien de race danoise fut expédié par le railway d'Edimbourg à Liverpool, à l'adresse de Richard Shandon. L'animal paraissait hargneux, fuyard, même un peu sinistre, avec un singulier regard. Le nom du Forward se lisait sur son collier de cuivre. Le commandant l'installa à bord le jour même, et en accusa réception à Livourne aux initiales indiquées.

Ainsi donc, sauf le capitaine, l'équipage du Forward était complet.
Il se décomposait comme suit:

     1° K.Z., capitaine.
     2° Richard Shandon, commandant.
     3° James Wall, troisième officier.
     4° Le docteur Clawbonny.
     5° Johnson, maître d'équipage.
     6° Simpson, harponneur.
     7° Bell, charpentier.
     8° Brunton, premier ingénieur.
     9° Plover, second ingénieur.
    10° Strong (nègre), cuisinier.
    11° Foker, ice-master.
    12° Wolsten, armurier.
    13° Bolton, matelot,
    14° Garry, id.
    15° Clifton, id.
    16° Gripper, id.
    17° Pen, id.
    18° Waren, chauffeur.

CHAPITRE IV

DOG-CAPTAIN.

Le jour du départ était arrivé avec le 5 avril. L'admission du docteur à bord rassurait un peu les esprits. Où le digne savant se proposait d'aller, on pouvait le suivre. Cependant la plupart des matelots ne laissaient pas d'être inquiets, et Shandon, craignant que la désertion ne fit quelques vides à son bord, souhaitait vivement d'être en mer. Les côtes hors de vue, l'équipage en prendrait son parti.

La cabine du docteur Clawbonny était située au fond de la dunette, et elle occupait tout l'arrière du navire. Les cabines du capitaine et du second, placées en retour, prenaient vue sur le pont. Celle du capitaine resta hermétiquement close, après avoir été garnie de divers instruments, de meubles, de vêtements de voyage, de livres, d'habits de rechange, et d'ustensiles indiqués dans une note détaillée. Suivant la recommandation de l'inconnu, la clef de cette cabine lui fut adressée à Lubeck; il pouvait donc seul entrer chez lui.

Ce détail contrariait Shandon, et ôtait beaucoup de chances à son commandement en chef. Quant à sa propre cabine, il l'avait parfaitement appropriée aux besoins du voyage présumé, connaissant à fond les exigences d'une expédition polaire.

La chambre du troisième officier était placée dans le faux pont, qui formait un vaste dortoir à l'usage des matelots; les hommes s'y trouvaient fort à l'aise, et ils eussent difficilement rencontré une installation aussi commode à bord de tout autre navire. On les soignait comme une cargaison de prix; un vaste poêle occupait le milieu de la salle commune.

Le docteur Clawbonny était, lui, tout à son affaire; il avait pris possession de sa cabine dès le 6 février, le lendemain même de la mise à l'eau du Forward.

«Le plus heureux des animaux, disait-il, serait un colimaçon qui pourrait se faire une coquille à son gré; je vais tâcher d'être un colimaçon intelligent.»

Et, ma foi, pour une coquille qu'il ne devait pas quitter de longtemps, sa cabine prenait bonne tournure; le docteur se donnait un plaisir de savant ou d'enfant à mettre en ordre son bagage scientifique. Ses livres, ses herbiers, ses casiers, ses instruments de précision, ses appareils de physique, sa collection de thermomètres, de baromètres, d'hygromètres, d'udomètres, de lunettes, de compas, de sextants, de cartes, de plans, les fioles, les poudres, les flacons de sa pharmacie de voyage très-complète, tout cela se classait avec un ordre qui eut fait honte au British Museum. Cet espace de six pieds carrés contenait d'incalculables richesses; le docteur n'avait qu'à étendre la main, sans se déranger, pour devenir instantanément un médecin, un mathématicien, un astronome, un géographe, un botaniste ou un conchyliologue.

Il faut l'avouer, il était fier de ces aménagements, et heureux dans son sanctuaire flottant, que trois de ses plus maigres amis eussent suffi à remplir. Ceux-ci, d'ailleurs, y affluèrent bientôt avec une abondance qui devint gênante, même pour un homme aussi facile que le docteur, et, à l'encontre de Socrate, il finit par dire:

«Ma maison est petite, mais plût au ciel qu'elle ne fût jamais pleine d'amis!»

Pour compléter la description du Forward, il suffira; de dire que la niche du grand chien danois était construite sous la fenêtre même de la cabine mystérieuse; mais son sauvage habitant préférait errer dans l'entrepont et la cale du navire; il semblait impossible à apprivoiser, et personne n'avait eu raison de son naturel bizarre; on l'entendait, pendant la nuit surtout, pousser de lamentables hurlements qui résonnaient dans les cavités du bâtiment d'une façon sinistre.

Était-ce regret de son maître absent? Était-ce instinct aux approches d'un périlleux voyage? Était-ce pressentiment des dangers à venir? Les matelots se prononçaient pour ce dernier motif, et plus d'un en plaisantait, qui prenait sérieusement ce chien-là pour un animal d'espèce diabolique.

Pen, homme fort brutal d'ailleurs, s'étant un jour élancé pour le frapper, tomba si malheureusement sur l'angle du cabestan, qu'il s'ouvrit affreusement le crâne. On pense bien que cet accident fut mis sur la conscience du fantastique animal.

Clifton, l'homme le plus superstitieux de l'équipage, fit aussi cette singulière remarque, que ce chien, lorsqu'il était sur la dunette, se promenait toujours du côté du vent; et plus tard, quand le brick fut en mer et courut des bordées, le surprenant animal changeait de place après chaque virement, et se maintenait au vent, comme l'eût fait le capitaine du Forward.

Le docteur Clawbonny, dont la douceur et les caresses auraient apprivoisé un tigre, essaya vainement de gagner les bonnes grâces de ce chien; il y perdit son temps et ses avances.

Cet animal, d'ailleurs, ne répondait à aucun des noms inscrits dans le calendrier cynégétique. Aussi les gens du bord finirent-ils par l'appeler Captain, car il paraissait parfaitement au courant des usages du bord. Ce chien-là avait évidemment navigué.

On comprend dès lors la réponse plaisante du maître l'équipage à l'ami de Clifton, et comment cette supposition ne trouva pas beaucoup d'incrédules; plus d'un la répétait, en riant, qui s'attendait à voir ce chien, reprenant un beau jour sa forme humaine, commander la manoeuvre d'une voix retentissante.

Si Richard Shandon ne ressentait pas de pareilles appréhensions, il n'était pas sans inquiétudes, et la veille du départ, le 5 avril au soir, il s'entretenait sur ce sujet avec le docteur, Wall et maître Johnson, dans le carré de la dunette.

Ces quatre personnages dégustaient alors un dixième grog, leur dernier sans doute, car, suivant les prescriptions de la lettre d'Aberdeen, tous les hommes de l'équipage, depuis le capitaine jusqu'au chauffeur, étaient teetotalers, c'est-à-dire qu'ils ne trouveraient à bord ni vin, ni bière, ni spiritueux, si ce n'est dans le cas de maladie, et par ordonnance du docteur.

Or, depuis une heure, la conversation roulait sur le départ. Si les instructions du capitaine se réalisaient jusqu'au bout, Shandon devait le lendemain même recevoir une lettre renfermant ses derniers ordres.

«Si cette lettre, disait le commandant, ne m'indique pas le nom du capitaine, elle doit au moins nous apprendre la destination du bâtiment. Sans cela, où le diriger?

—Ma foi, répondait l'impatient docteur, à votre place, Shandon, je partirais même sans lettre; elle saurait bien courir après nous, je vous en réponds.

—Vous ne doutez de rien, docteur! Mais vers que point du globe feriez-vous voile, s'il vous plaît?

—Vers le pôle Nord, évidemment! cela va sans dire, il n'y a pas de doute possible.

—Pas de doute possible! répliqua Wall; et pourquoi pas vers le pôle
Sud?

—Le pôle Sud, s'écria le docteur, jamais! Est-ce que le capitaine aurait eu l'idée d'exposer un brick à la traversée de tout l'Atlantique! prenez donc la peine d'y réfléchir, mon cher Wall.

—Le docteur a réponse à tout, répondit ce dernier.

—Va pour le Nord, reprit Shandon. Mais, dites-moi, docteur, est-ce au Spitzberg? est-ce au Groënland? est-ce au Labrador? est-ce à la baie d'Hudson? Si les routes aboutissent toutes au même but, c'est-à-dire à la banquise infranchissable, elles n'en sont pas moins nombreuses, et je serais fort embarrassé de me décider pour l'une ou pour l'autre. Avez-vous une réponse catégorique à me faire, docteur?

—Non, répondit celui-ci, vexé de n'avoir rien à dire; mais enfin, pour conclure, si vous ne recevez pas de lettre, que ferez-vous?

—Je ne ferai rien; j'attendrai.

—Vous ne partirez pas! s'écria Clawbonny, en agitant son verre avec désespoir.

—Non, certes.

—C'est le plus sage, répondit doucement maître Johnson, tandis que le docteur se promenait autour de la table, car il ne pouvait tenir en place. Oui, c'est le plus sage; et cependant une trop longue attente peut avoir des conséquences fâcheuses: d'abord, la saison est bonne, et si Nord il y a, nous devons profiter de la débâcle pour franchir le détroit de Davis; en outre, l'équipage s'inquiète de plus en plus; les amis, les camarades de nos hommes les poussent à quitter le Forward, et leur influence pourrait nous jouer un mauvais tour.

—Il faut ajouter, reprit James Wall, que si la panique se mettait parmi nos matelots, ils déserteraient jusqu'au dernier; et je ne sais pas, commandant, si vous parviendriez à recomposer votre équipage.

—Mais que faire? s'écria Shandon.

—Ce que vous avez dit, répliqua le docteur; attendre, mais attendre jusqu'à demain avant de se désespérer. Les promesses du capitaine se sont accomplies jusqu'ici avec une régularité de bon augure; il n'y a donc aucune raison de croire que nous ne serons pas avertis de notre destination en temps utile; je ne doute pas un seul instant que demain nous ne naviguions en pleine mer d'Irlande; aussi, mes amis, je propose un dernier grog à notre heureux voyage; il commence d'une façon un peu inexplicable, mais avec des marins comme vous il a mille chances pour bien finir.»

Et tous les quatre, ils trinquèrent une dernière fois.

«Maintenant, commandant, reprit maître Johnson, si j'ai un conseil à vous donner, c'est de tout préparer pour le départ; il faut que l'équipage vous croie certain de votre fait. Demain, qu'il arrive une lettre ou non, appareillez; n'allumez pas vos fourneaux; le vent a l'air de bien tenir; rien ne sera plus facile que de descendre grand largue; que le pilote monte à bord; à l'heure de la marée, sortez des docks; allez mouiller au delà de la pointe de Birkenhead; nos hommes n'auront plus aucune communication avec la terre, et si cette lettre diabolique arrive enfin, elle nous trouvera là comme ailleurs.

—Bien parlé, mon brave Johnson! fit le docteur en tendant la main au vieux marin.

—Va comme il est dit!» répondit Shandon.

Chacun alors regagna sa cabine, et attendit dans un sommeil agité le lever du soleil.

Le lendemain, les premières distributions de lettres avaient eu lieu dans la ville, et pas une ne portait l'adresse du commandant Richard Shandon.

Néanmoins, celui-ci fit ses préparatifs de départ, le bruit s'en répandit immédiatement dans Liverpool, et, comme on l'a vu, une affluence extraordinaire de spectateurs se précipita sur les quais de New Princes Docks.

Beaucoup d'entre eux vinrent à bord du brick, qui pour embrasser une dernière fois un camarade, qui pour dissuader un ami, qui pour jeter un regard sur le navire étrange, qui pour connaître enfin le but du voyage, et l'on murmurait à voir le commandant plus taciturne et plus réservé que jamais.

Il avait bien ses raisons pour cela.

Dix heures sonnèrent. Onze heures même. Le flot devait tomber vers une heure de l'après-midi. Shandon, du haut de la dunette, jetait un coup d'oeil inquiet à la foule, cherchant à surprendre le secret de sa destinée sur un visage quelconque. Mais en vain. Les matelots du Forward exécutaient silencieusement ses ordres, ne le perdant pas des yeux, attendant toujours une communication qui ne se faisait pas.

Maître Johnson terminait les préparatifs de l'appareillage, le temps était couvert, et la houle très-forte en dehors des bassins; il ventait du sud-est avec une certaine violence, mais on pouvait facilement sortir de la Mersey.

A midi, rien encore. Le docteur Clawbonny se promenait avec agitation, lorgnant, gesticulant, impatient de la mer, comme il le disait avec une certaine élégance latine. Il se sentait ému, quoi qu'il pût faire. Shandon se mordait les lèvres jusqu'au sang.

En ce moment, Johnson s'approcha et lui dit:

«Commandant, si nous voulons profiter du flot, il ne faut pas perdre de temps; nous ne serons pas dégagés des docks avant une bonne heure.»

Shandon jeta un dernier regard autour de lui, et consulta sa montre.
L'heure de la levée de midi était passée.

«Allez! dit-il à son maître d'équipage.

—En route, vous autres!» cria celui-ci, en ordonnant aux spectateurs de vider le pont du Forward.

Il se fit alors un certain mouvement dans la foule qui se portait à la coupée du navire pour regagner le quai, tandis que les gens du brick détachaient les dernières amarres.

Or, la confusion inévitable de ces curieux que les matelots repoussaient sans beaucoup d'égards fut encore accrue par les hurlements du chien. Cet animal s'élança tout d'un coup du gaillard d'avant à travers la masse compacte des visiteurs. Il aboyait d'une voix sourde.

On s'écarta devant lui; il sauta sur la dunette, et, chose incroyable, mais que mille témoins ont pu constater, ce dog-captain tenait une lettre entre ses dents.

«Une lettre! s'écria Shandon; mais il est donc à bord?

Il y était sans doute, mais il n'y est plus, répondit Johnson en montrant le pont complètement nettoyé de cette foule incommode.

—Captain! Captain! ici!» s'écriait le docteur, en essayant de prendre la lettre que le chien écartait de sa main par des bonds violents. Il semblait ne vouloir remettre son message qu'à Shandon lui-même.

«Ici, Captain!» fit ce dernier.

Le chien s'approcha; Shandon prit la lettre sans difficulté, et Captain fit alors entendre trois aboiements clairs au milieu du silence profond qui régnait à bord et sur les quais.

Shandon tenait la lettre sans l'ouvrir.

«Mais lisez donc! lisez donc!» s'écria le docteur.

Shandon regarda. L'adresse, sans date et sans indication de lieu, portait seulement:

«Au commandant Richard Shandon, à bord du brick le Forward

Shandon ouvrit la lettre, et lut:

«Vous vous dirigerez vers le cap Farewel. Vous l'atteindrez le 20 avril. Si le capitaine ne paraît pas à bord, vous franchirez le détroit de Davis, et vous remonterez la mer de Baffin jusqu'à la baie Melville.

«Le capitaine du Forward

«K.Z.»

Shandon plia soigneusement cette lettre laconique, la mit dans sa poche et donna l'ordre du départ. Sa voix, qui retentit seule au milieu des sifflements du vent d'est, avait quelque chose de solennel.

Bientôt le Forward fut hors des bassins, et, dirigé par un pilote de Liverpool, dont le petit cotre suivait à distance, il prit le courant de la Mersey. La foule se précipita sur le quai extérieur qui longe les Docks Victoria, afin d'entrevoir une dernière fois ce navire étrange. Les deux huniers, la misaine et la brigantine furent rapidement établis, et, sous cette voilure, le Forward, digne de son nom, après avoir contourné la pointe de Birkenhead, donna à toute vitesse dans la mer d'Irlande.

CHAPITRE V.

LA PLEINE MER.

Le vent, inégal, mais favorable, précipitait avec force ses rafales d'avril. Le Forward fendait la mer rapidement, et son hélice, rendue folle, n'opposait aucun obstacle à sa marche. Vers les trois heures, il croisa le bateau à vapeur qui fait le service entre Liverpool et l'île de Man, et qui porte les trois jambes de Sicile écartelées sur ses tambours. Le capitaine le héla de son bord, dernier adieu qu'il fut donné d'entendre à l'équipage du Forward.

À cinq heures, le pilote remettait à Richard Shandon le commandement du navire, et regagnait son cotre, qui, virant au plus près, disparut bientôt dans le sud-ouest.

Vers le soir, le brick doubla le calf du Man, à l'extrémité méridionale de l'île de ce nom. Pendant la nuit, la mer fut très-houleuse; le Forward se comporta bien, laissa la pointe d'Ayr par le nord-ouest, et se dirigea vers le canal du Nord.

Johnson avait raison; en mer, l'instinct maritime des matelots reprenait le dessus; à voir la bonté du bâtiment, ils oubliaient l'étrangeté de la situation. La vie du bord s'établit régulièrement.

Le docteur aspirait avec ivresse le vent de la mer; il se promenait vigoureusement dans les rafales, et pour un savant il avait le pied assez marin.

«C'est une belle chose que la mer, dit-il à maître Johnson, en remontant sur le pont après le déjeuner. Je fais connaissance un peu tard avec elle, mais je me rattraperai.

—Vous avez raison, monsieur Clawbonny; je donnerais tous les continents du monde pour un bout d'Océan. On prétend que les marins se fatiguent vite de leur métier; voilà quarante ans que je navigue, et je m'y plais comme au premier jour.

—Quelle jouissance vraie de se sentir un bon navire sous les pieds, et, si j'en juge bien, le Forward se conduit gaillardement!

—Vous jugez bien, docteur, répondit Shandon qui rejoignit les deux interlocuteurs; c'est un bon bâtiment, et j'avoue que jamais navire destiné à une navigation dans les glaces n'aura été mieux pourvu et mieux équipé. Cela me rappelle qu'il y a trente ans passés le capitaine James Ross allant chercher le passage du Nord-Ouest…

—Montait la Victoire, dit vivement le docteur, brick d'un tonnage à peu près égal au nôtre, également muni d'une machine à vapeur…

—Comment! vous savez cela?

—Jugez-en, repartit le docteur; alors les machines étaient encore dans l'enfance de l'art, et celle de la Victoire lui causa plus d'un retard préjudiciable; le capitaine James Ross, après l'avoir réparée vainement pièce par pièce, finit par la démonter, et l'abandonna à son premier hivernage.

—Diable! fit Shandon; vous êtes au courant, je le vois.

—Que voulez-vous? reprit le docteur; à force de tire, j'ai lu les ouvrages de Parry, de Ross, de Franklin, les rapports de MacClure, de Kennedy, de Kane, de MacClintock, et il m'en est resté quelque chose. J'ajouterai même que ce MacClintock, à bord du Fox, brick à hélice dans le genre du nôtre, est allé plus facilement et plus directement à son but que tous ses devanciers.

—Cela est parfaitement vrai, répondit Shandon; c'est un hardi marin que ce MacClintock; je l'ai vu à l'oeuvre; vous pouvez ajouter que comme lui nous nous trouverons dès le mois d'avril dans le détroit de Davis, et, si nous parvenons à franchir les glaces, notre voyage sera considérablement avancé.

—A moins, repartit le docteur, qu'il ne nous arrive comme au Fox, en 1857, d'être pris dès la première année par les glaces du nord de la mer de Baffin, et d'hiverner au milieu de la banquise.

—Il faut espérer que nous serons plus heureux, monsieur Shandon, répondit maître Johnson; et si avec un bâtiment comme le Forward on ne va pas où l'on veut, il faut y renoncer à jamais.

—D'ailleurs, reprit le docteur, si le capitaine est à bord, il saura mieux que nous ce qu'il faudra faire, et d'autant plus que nous l'ignorons complètement; car sa lettre, singulièrement laconique, ne nous permet pas de deviner le but du voyage.

—C'est déjà beaucoup, répondit Shandon assez vivement, de connaître la route à suivre, et maintenant, pendant un bon mois, j'imagine, nous pouvons nous passer de l'intervention surnaturelle de cet inconnu et de ses instructions. D'ailleurs, vous savez mon opinion sur son compte.

—Hé! hé! fit le docteur; je croyais comme vous que cet homme vous laisserait le commandement du navire, et ne viendrait jamais à bord; mais….

—Mais? répliqua Shandon avec une certaine contrariété.

—Mais, depuis l'arrivée de sa seconde lettre, j'ai du modifier mes idées à cet égard.

—Et pourquoi cela, docteur?

—Parce que si cette lettre vous indique la route à suivre, elle ne vous fait pas connaître la destination du Forward; or, il faut bien savoir où l'on va. Le moyen, je vous le demande, qu'une troisième lettre vous parvienne, puisque nous voilà en pleine mer! Sur les terres du Groënland, le service de la poste doit laisser à désirer. Voyez-vous, Shandon, j'imagine que ce gaillard-là nous attend dans quelque établissement danois, à Hosteinborg ou Uppernawik; il aura été là compléter sa cargaison de peaux de phoques, acheter ses traîneaux et ses chiens, en un mot, réunir tout l'attirail que comporte un voyage dans les mers arctiques. Je serai donc peu surpris de le voir un beau matin sortir de sa cabine, et commander la manoeuvre de la façon la moins surnaturelle du monde.

—Possible, répondit Shandon d'un ton sec; mais, en attendant, le vent fraîchit, et il n'est pas prudent de risquer ses perroquets par un temps pareil.»

Shandon quitta le docteur et donna l'ordre de carguer les voiles hautes.

«Il y tient, dit le docteur au maître d'équipage.

—Oui, répondit ce dernier, et cela est fâcheux, car vous pourriez bien avoir raison, monsieur Clawbonny.»

Le samedi vers le soir, le Forward doubla le mull[1] de Galloway, dont le phare fut relevé dans le nord-est; pendant la nuit, on laissait le mull de Cantyre au nord, et à l'est le cap Fair sur la côte d'Irlande. Vers les trois heures du matin, le brick, prolongeant l'île Rathlin sur sa hanche de tribord, débouquait par le canal du Nord dans l'Océan.

[1] Promontoire.

C'était le dimanche, 8 avril; les Anglais, et surtout les matelots, sont fort observateurs de ce jour; aussi la lecture de la Bible, dont le docteur se chargea volontiers, occupa une partie de la matinée.

Le vent tournait alors à l'ouragan et tendait à rejeter le brick sur la côte d'Irlande; les vagues furent très-fortes, le roulis très-dur. Si le docteur n'eut pas le mal de mer, c'est qu'il ne voulut pas l'avoir, car rien n'était plus facile. A midi, le cap Malinhead disparaissait dans le sud; ce fut la dernière terre d'Europe que ces hardis marins dussent apercevoir, et plus d'un la regarda longtemps, qui sans doute ne devait jamais la revoir.

La latitude par observation était alors de 55°57', et la longitude, d'après les chronomètres 7°40'[1].

[1] Au méridien de Greenwich.

L'ouragan se calma vers les neuf heures du soir; le Forward, bon voilier, maintint sa route au nord-ouest. On put juger pendant cette journée de ses qualités marines; suivant la remarque des connaisseurs de Liverpool, c'était avant tout un navire à voile.

Pendant les jours suivants, le Forward gagna rapidement dans le nord-ouest; le vent passa dans le sud, et la mer fut prise d'une grosse houle. Le brick naviguait alors sous pleine voilure. Quelques pétrels et des puffins vinrent voltiger au-dessus de la dunette; le docteur tua fort adroitement l'un de ces derniers, qui tomba heureusement à bord.

Simpson, le harponneur, s'en empara, et le rapporta à son propriétaire.

«Un vilain gibier, monsieur Clawbonny, dit-il.

—Qui fera un excellent repas, au contraire, mon ami!

—Quoi! vous allez manger cela?

—Et vous en goûterez, mon brave, fit le docteur en riant.

—Pouah! répliqua Simpson; mais c'est huileux et rance comme tous les oiseaux de mer.

—Bon! répliqua le docteur; j'ai une manière à moi d'accommoder ce gibier là, et si vous le reconnaissez après pour un oiseau de mer, je consens à ne plus en tuer un seul de ma vie.

—Vous êtes donc cuisinier, monsieur Clawbonny? demanda Johnson.

—Un savant doit savoir un peu de tout.

—Alors, défie-toi, Simpson, répondit le maître d'équipage; le docteur est un habile homme, et il va nous faire prendre ce puffin pour une groose[1] du meilleur goût.»

[1] Sorte de perdrix.

Le fait est que le docteur eut complètement raison de son volatile; il enleva habilement la graisse qui est située tout entière sous la peau, principalement sur les hanches, et avec elle disparut cette rancidité et cette odeur de poisson dont on a parfaitement le droit de se plaindre dans un oiseau. Ainsi préparé, le puffin fut déclaré excellent, et par Simpson lui-même.

Pendant le dernier ouragan, Richard Shandon s'était rendu compte des qualités de son équipage; il avait analysé ses hommes un à un, comme doit le faire tout commandant qui veut parer aux dangers de l'avenir; il savait sur quoi compter.

James Wall, officier tout dévoué à Richard, comprenait bien, exécutait bien, mais il pouvait manquer d'initiative; au troisième rang, il se trouvait à sa place.

Johnson, rompu aux luttes de la mer, et vieux routier de l'océan
Arctique, n'avait rien à apprendre en fait de sang-froid et d'audace.

Simpson, le harponneur, et Bell, le charpentier, étaient des hommes sûrs, esclaves du devoir et de la discipline. L'ice-master Foker, marin d'expérience, élevé à l'école de Johnson, devait rendre d'importants services.

Des autres matelots, Garry et Bolton semblaient être les meilleurs: Bolton, une sorte de loustic, gai et causeur; Garry, un garçon de trente-cinq ans, à figure énergique, mais un peu pâle et triste.

Les trois matelots, Clifton, Gripper et Pen, semblaient moins ardents et moins résolus; ils murmuraient volontiers. Gripper même avait voulu rompre son engagement au départ du Forward; une sorte de honte le retint à bord. Si les choses marchaient bien, s'il n'y avait ni trop de dangers à courir ni trop de manoeuvres à exécuter, on pouvait compter sur ces trois hommes; mais il leur fallait une nourriture substantielle, car on peut dire qu'ils avaient le coeur au ventre. Quoique prévenus, ils s'accommodaient assez mal d'être teetotalers, et à l'heure du repas ils regrettaient le brandy ou le gin; ils se rattrapaient cependant sur le café et le thé, distribués à bord avec une certaine prodigalité.

Quant aux deux ingénieurs, Brunton et Plover, et au chauffeur Waren, ils s'étaient contentés jusqu'ici de se croiser les bras.

Shandon savait donc à quoi s'en tenir sur le compte de chacun.

Le 14 avril, le Forward vint à couper le grand courant du gulf-stream qui, après avoir remonté le long de la côte orientale de l'Amérique jusqu'au banc de Terre-Neuve, s'incline vers le nord-est et prolonge les rivages de la Norvège. On se trouvait alors par 51°37' de latitude et 22°58' de longitude, à deux cents milles de la pointe du Groënland. Le temps se refroidit; le thermomètre descendit à trente-deux degrés (0 centigrade)[1], c'est-à-dire au point de congélation.

[1] Il s'agit du thermomètre de Fahrenheit.

Le docteur, sans prendre encore le vêtement des hivers arctiques, avait revêtu son costume de mer, à l'instar des matelots et des officiers; il faisait plaisir à voir avec ses hautes bottes dans lesquelles il descendait tout d'un bloc, son vaste chapeau de toile huilée, un pantalon et une jaquette de même étoffe; par les fortes pluies et les larges vagues que le brick embarquait, le docteur ressemblait à une sorte d'animal marin, comparaison qui ne laissait pas d'exciter sa fierté.

Pendant deux jours, la mer fut extrêmement mauvaise; le vent tourna vers le nord-ouest et retarda la marche du Forward. Du 14 au 16 avril, la houle demeura très-forte; mais le lundi, il survint une violente averse qui eut pour résultat de calmer la mer presque immédiatement. Shandon fit observer cette particularité au docteur.

«Eh bien, répondit ce dernier, cela confirme les curieuses observations du baleinier Scoresby qui fit partie de la Société royale d'Edinburgh, dont j'ai l'honneur d'être membre correspondant. Vous voyez que pendant la pluie les vagues sont peu sensibles, même sous l'influence d'un vent violent. Au contraire, avec un temps sec, la mer serait plus agitée par une brise moins forte.

—Mais comment explique-t-on ce phénomène, docteur?

—C'est bien simple; on ne l'explique pas.»

En ce moment, l'ice-master, qui faisait son quart dans les barres de perroquet, signala une masse flottante par tribord, à une quinzaine de milles sous le vent.

«Une montagne de glace dans ces parages!» s'écria le docteur.

Shandon braqua sa lunette dans la direction indiquée, et confirma l'annonce du pilote.

«Voilà qui est curieux! dit le docteur.

—Cela vous étonne? fit le commandant en riant. Comment! nous serions assez heureux pour trouver quelque chose qui vous étonnât?

—Cela m'étonne sans m'étonner, répondit en souriant le docteur, puisque le brick Ann de Poole, de Greenspond, fut pris en 1813 dans de véritables champs de glace par le quarante-quatrième degré de latitude nord, et que Dayement, son capitaine, les compta par centaines!

—Bon! fit Shandon, vous avez encore à nous en apprendre là-dessus!

—Oh! peu de chose, répondit modestement l'aimable Clawbonny, si ce n'est que l'on a trouvé des glaces sous des latitudes encore plus basses.

—Cela, vous ne me l'apprenez pas, mon cher docteur, car, étant mousse à bord du sloop de guerre le Fly

—En 1818, continua le docteur, à la fin de mars, comme qui dirait avril, vous avez passé entre deux grandes îles de glaces flottantes, par le quarante-deuxième degré de latitude.

—Ah! c'est trop fort! s'écria Shandon.

—Mais c'est vrai; je n'ai donc pas lieu de m'étonner, puisque nous sommes deux degrés plus au nord, de rencontrer une montagne flottante par le travers du Forward.

—Vous êtes un puits, docteur, répondit le commandant, et avec vous il n'y a qu'à tirer le seau.

—Bon! je tarirai plus vite que vous ne pensez; et maintenant, si nous pouvons observer de près ce curieux phénomène, Shandon, je serai le plus heureux des docteurs.

—Justement. Johnson, fit Shandon en appelant son maître d'équipage, la brise, il me semble, a une tendance à fraîchir.

—Oui, commandant, répondit Johnson; nous gagnons peu, et les courants du détroit de Davis vont bientôt se faire sentir.

—Vous avez raison, Johnson, et si nous voulons être le 20 avril en vue du cap Farewel, il faut marcher à la vapeur, ou bien nous serons jetés sur les côtes du Labrador. Monsieur Wall, veuillez donner l'ordre d'allumer les fourneaux.»

Les ordres du commandant furent exécutés; une heure après, la vapeur avait acquis une pression suffisante; les voiles furent serrées, et l'hélice, tordant les flots sous ses branches, poussa violemment le Forward contre le vent du nord-ouest.

CHAPITRE VI.

LE GRAND COURANT POLAIRE.

Bientôt des bandes d'oiseaux de plus en plus nombreux, des pétrels, des puffins, des contre-maîtres, habitants de ces parages désolés, signalèrent l'approche du Groënland. Le Forward gagnait rapidement dans le nord, en laissant sous le vent une longue traînée de fumée noire.

Le mardi 17 avril, vers les onze heures du matin, l'ice-master signala la première vue du blink de la glace[1]. Il se trouvait à vingt milles au moins dans la nord-nord-ouest. Cette bande d'un blanc éblouissant éclairait vivement, malgré la présence de nuages assez épais, toute la partie de l'atmosphère voisine de l'horizon. Les gens d'expérience du bord ne purent se méprendre sur ce phénomène, et ils reconnurent à sa blancheur que ce blink devait venir d'un vaste champ de glace situé à une trentaine de milles au delà de la portée de la vue, et provenait de la réflexion des rayons lumineux.

[1] Couleur particulière et brillante que prend l'atmosphère au dessus d'une grande étendue de glace.

Vers le soir, le, vent retomba dans le sud, et devint favorable; Shandon put établir une bonne voilure, et, par mesure d'économie, il éteignit ses fourneaux. Le Forward, sous ses huniers, son foc et sa misaine, se dirigea vers le cap Farewel.

Le 18, à trois heures, un ice-stream fut reconnu à une ligne blanche peu épaisse, mais de couleur éclatante, qui tranchait vivement entre les lignes de la mer et du ciel. Il dérivait évidemment de la côte est du Groënland plutôt que du détroit de Davis, car les glaces se tiennent de préférence sur le bord occidental de la mer de Baffin. Une heure après, le Forward passait au milieu des pièces isolées du ice-stream, et, dans la partie la plus compacte, les glaces, quoique soudées entre elles, obéissaient au mouvement de la houle.

Le lendemain, au point du jour, la vigie signala un navire: c'était le Valkyrien, corvette danoise qui courait à contre-bord du Forward et se dirigeait vers le banc de Terre-Neuve. Le courant du détroit se faisait sentir, et Shandon dut forcer de voile pour le remonter.

En ce moment, le commandant, le docteur, James Wall et Johnson se trouvaient réunis sur la dunette, examinant la direction et la force de ce courant. Le docteur demanda s'il était avéré que ce courant existât uniformément dans la mer de Baffin.

«Sans doute, répondit Shandon, et les bâtiments à voile ont beaucoup de peine à le refouler.

—D'autant plus, ajouta James Wall, qu'on le rencontre aussi bien sur la côte orientale de l'Amérique que sur la côte occidentale du Groënland.

—Eh bien! fit le docteur, voilà qui donne singulièrement raison aux chercheurs du passage du Nord-Ouest! Ce courant marche avec une vitesse de cinq milles à l'heure environ, et il est difficile de supposer qu'il prenne naissance au fond d'un golfe.

—Ceci est d'autant mieux raisonné, docteur, reprit Shandon, que, si ce courant va du nord au sud, on trouve dans le détroit de Behring un courant contraire qui coule du sud au nord, et doit être l'origine de celui-ci.

—D'après cela, messieurs, dit le docteur, il faut admettre que l'Amérique est complètement détachée des terres polaires, et que les eaux du Pacifique se rendent, en contournant ses côtes, jusque dans l'Atlantique. D'ailleurs, la plus grande élévation des eaux du premier donne encore raison à leur écoulement vers les mers d'Europe.

—Mais, reprit Shandon, il doit y avoir des faits à l'appui de cette théorie; et s'il y en a, ajouta-t-il avec une certaine ironie, notre savant universel doit les connaître.

—Ma foi, répliqua ce dernier avec une aimable satisfaction, si cela peut vous intéresser, je vous dirai que des baleines, blessées dans le détroit de Davis, ont été prises quelque temps après dans le voisinage de la Tartarie, portant encore à leur flanc le harpon européen.

—Et à moins qu'elles n'aient doublé le cap Horn ou le cap de Bonne-Espérance, répondit Shandon, il faut nécessairement qu'elles aient contourné les côtes septentrionales de l'Amérique. Voilà qui est indiscutable, docteur.

—Si cependant vous n'étiez pas convaincu, mon brave Shandon, fit le docteur en souriant, je pourrais produire encore d'autres faits, tels que ces bois flottés dont le détroit de Davis est rempli, mélèzes, trembles et autres essences tropicales. Or, nous savons que le gulf-stream empêcherait ces bois d'entrer dans le détroit; si donc ils en sortent, ils n'ont pu y pénétrer que par le détroit de Behring.

—Je suis convaincu, docteur, et j'avoue qu'il serait difficile avec vous de demeurer incrédule.

—Ma foi, dit Johnson, voilà qui vient à propos pour éclairer la discussion. J'aperçois au large une pièce de bois d'une jolie dimension; si le commandant veut le permettre, nous allons pêcher ce tronc d'arbre, le hisser à bord, et lui demander le nom de son pays.

—C'est cela, fit le docteur! l'exemple après la règle.»

Shandon donna les ordres nécessaires; le brick se dirigea vers la pièce de bois signalée, et, bientôt après, l'équipage la hissait sur le pont, non sans peine.

C'était un tronc d'acajou, rongé par les vers jusqu'à son centre, circonstance sans laquelle il n'eût pas pu flotter.

«Voilà qui est triomphant, s'écria le docteur avec enthousiasme, car, puisque les courants de l'Atlantique n'ont pu le porter dans le détroit de Davis, puisqu'il n'a pu être chassé dans le bassin polaire par les fleuves de l'Amérique septentrionale, attendu que cet arbre-là croît sous l'Équateur, il est évident qu'il arrive en droite ligne de Behring. Et tenez, messieurs, voyez ces vers de mer qui l'ont rongé; ils appartiennent aux espèces des pays chauds.

—Il est certain, reprit Hall, que cela donne tort aux détracteurs du fameux passage.

—Mais cela les tue tout bonnement, répondit le docteur. Tenez, je vais vous faire l'itinéraire de ce bois d'acajou: il a été charrié vers l'océan Pacifique par quelque rivière de l'isthme de Panama ou du Guatemala; de là, le courant l'a traîné le long des côtes d'Amérique jusqu'au détroit de Behring, et, bon gré, mal gré, il a dû entrer dans les mers polaires; il n'est ni tellement vieux ni tellement imbibé qu'on ne puisse assigner une date récente à son départ; il aura heureusement franchi les obstacles de cette longue suite de détroits qui aboutit à la mer de Baffin, et, vivement saisi par le courant boréal, il est venu par le détroit de Davis se faire prendre à bord du Forward pour la plus grande joie du docteur Clawbonny, qui demande au commandant la permission d'en garder un échantillon.

—Faites donc, reprit Shandon; mais permettez-moi à mon tour de vous apprendre que vous ne serez pas le seul possesseur d'une épave pareille. Le gouverneur Danois de l'île de Disko….

—Sur la côte du Groënland, continua le docteur, possède une table d'acajou faite avec un tronc pêché dans les mêmes circonstances; je le sais, mon cher Shandon; eh bien, je ne lui envie pas sa table, car, si ce n'était l'embarras, j'aurais là de quoi me faire toute une chambre à coucher.»

Pendant la nuit du mercredi au jeudi, le vent souffla avec une extrême violence; le drift wood[1] se montra plus fréquemment; l'approche de la côte offrait des dangers à une époque où les montagnes de glace sont fort nombreuses; le commandant fit donc diminuer de voiles, et le Forward courut seulement sous sa misaine et sa trinquette.

[1] Bois flotté.

Le thermomètre descendit au-dessous du point de congélation. Shandon fit distribuer à l'équipage des vêtements convenables, une jaquette et un pantalon de laine, une chemise de flanelle, des bas de wadmel, comme en portent les paysans norvégiens. Chaque homme fut également muni d'une paire de bottes de mer parfaitement imperméables.

Quant à Captain, il se contentait de sa fourrure naturelle; il paraissait peu sensible aux changements de température; il devait avoir passé par plus d'une épreuve de ce genre, et, d'ailleurs, un danois n'avait pas le droit de se montrer difficile. On ne le voyait guère, et il se tenait presque toujours caché dans les parties les plus sombres du bâtiment.

Vers le soir, à travers une éclaircie de brouillard, la côte du Groënland se laissa entrevoir par 37°2'7" de longitude; le docteur, armé de sa lunette, put un instant distinguer une suite de pics sillonnés par de larges glaciers; mais le brouillard se referma rapidement sur cette vision, comme le rideau d'un théâtre qui tombe au moment le plus intéressant de la pièce.

Le Forward se trouva, le 20 avril au matin, en vue d'un ice-berg haut de cent-cinquante pieds, échoué en cet endroit de temps immémorial; les dégels n'ont pas prise sur lui, et respectent ses formes étranges. Snow l'a vu; James Ross, en 1829, en prit un dessin exact, et en 1851, le lieutenant français Bellot, à bord du Prince Albert, le remarqua parfaitement. Naturellement le docteur voulut conserver l'image de cette montagne célèbre, et il en fit une esquisse très réussie.

Il n'est pas surprenant que de semblables masses soient échouées, et par conséquent s'attachent invinciblement au sol; pour un pied hors de l'eau, elles ont à peu près deux au-dessous, ce qui donnerait à celle-ci quatre-vingts brasses environ de profondeur.[1]

[1] Quatre cents pieds.

Enfin, par une température qui ne fut à midi que de 12° (-11° centig.), sous un ciel de neige et de brouillards, on aperçut le cap Farewel. Le Forward arrivait au jour fixé; le capitaine inconnu, s'il lui plaisait de venir relever sa position par ce temps diabolique, n'aurait pas à se plaindre.

«Voilà donc, se dit le docteur, ce cap célèbre, ce cap si bien nommé![1] Beaucoup l'ont franchi comme nous, qui ne devaient jamais le revoir! Est-ce donc un adieu éternel dit à ses amis d'Europe? Vous avez passé là, Frobisher, Knight, Barlow, Vaugham, Scroggs, Barentz, Hudson, Blosseville, Franklin, Crozier, Bellot, pour ne jamais revenir au foyer domestique, et ce cap a bien été pour vous le cap des Adieux!»

[1] Farewel signifie adieu.

Ce fut vers l'an 970 que des navigateurs partis de l'Islande[1] découvrirent le Groënland. Sébastien Cabot, en 1498, s'éleva jusqu'au 56e degré de latitude; Gaspard et Michel Cotréal, de 1500 à 1502, parvinrent au 60e, et Martin Frobisher, en 1576, arriva jusqu'à la baie qui porte son nom.

[1] Île des glaces.

A Jean Davis appartient l'honneur d'avoir découvert le détroit en 1585, et, deux ans plus tard, dans un troisième voyage, ce hardi navigateur, ce grand pêcheur de baleines, atteignit le soixante-treizième parallèle, à vingt-sept degrés du pôle.

Barentz en 1596, Weymouth en 1602, James Hall en 1605 et 1607, Hudson, dont le nom fut attribué à cette vaste baie qui échancre si profondément les terres d'Amérique, James Poole en 1611, s'avancèrent plus ou moins dans le détroit, à la recherche de ce passage du nord-ouest, dont la découverte eût singulièrement abrégé les voies de communication entre les deux mondes.

Baffin, en 1616, trouva dans la mer de ce nom le détroit de Lancastre; il fut suivi en 1619 par James Munk, et en 1719 par Knight, Barlows, Waugham et Scrows, dont on n'a jamais eu de nouvelles.

En 1776, le lieutenant Pickersgill, envoyé à la rencontre du capitaine Cook, qui tentait de remonter par le détroit de Behring, pointa jusqu'au 68e degré; l'année suivante, Young s'éleva dans le même but jusqu'à l'île des Femmes.

Vint alors James Ross qui fit en 1818 le tour des côtes de la mer de
Baffin, et corrigea les erreurs hydrographiques de ses devanciers.

Enfin en 1819 et 1820, le célèbre Parry s'élance dans le détroit de Lancastre, parvient à travers d'innombrables difficultés jusqu'à l'île Melville, et gagne la prime de cinq mille livres[1] promise par acte du parlement aux matelots anglais qui couperaient le cent-soixante-dixième méridien par une latitude plus élevés que le soixante-dix-septième parallèle.

[1] 125,000 francs

En 1826, Becchey touche à l'île Chamisso, James Ross hiverne, de 1829 à 1833, dans le détroit du Prince Régent, et fait, entre autres travaux importants, la découverte du pôle magnétique.

Pendant ce temps, Franklin, par la voie de terre, reconnaissait les côtes septentrionales de l'Amérique, de la rivière Mackensie à la pointe Turnagain; le capitaine Back marchait sur ses traces de 1823 à 1835, et ces explorations étaient complétées en 1839 par MM. Dease, Simpson et le docteur Rae.

Enfin, sir John Franklin, jaloux de découvrir le passage du nord-ouest, quitta l'Angleterre en 1845 sur l'Erebus et le Terror; il pénétra dans la mer de Baffin, et depuis son passage à l'île Disko, on n'eut plus aucune nouvelle de son expédition.

Cette disparition détermina les nombreuses recherches qui ont amené la découverte du passage, et la reconnaissance de ces continents polaires si profondément déchiquetés; les plus intrépides marins de l'Angleterre, de la France, des États-Unis, s'élancèrent vers ces terribles parages, et, grâce à leurs efforts, la carte si tourmentée, si difficile de ce pays, put figurer enfin aux archives de la Société royale géographique de Londres.

La curieuse histoire de ces contrées se présentait ainsi à l'imagination du docteur, tandis qu'appuyé sur la lisse, il suivait du regard le long sillage du brick. Les noms de ces hardis navigateurs se pressaient dans son souvenir, et il croyait entrevoir sous les arceaux glacés de la banquise les pâles fantômes de ceux qui ne revinrent pas.

CHAPITRE VII.

L'ENTRÉE DU DÉTROIT DE DAVIS.

Pendant cette journée, le Forward se fraya un chemin facile parmi les glaces à demi brisées; le vent était bon, mais la température très-basse; les courants d'air, en se promenant sur les ice-fields[1], rapportaient leurs froides pénétrations.

[1] Champs de glace.

La nuit exigea la plus sévère attention; les montagnes flottantes se resserraient dans cette passe étroite; on en comptait souvent une centaine à l'horizon; elles se détachaient des côtes élevées, sous la dent des vagues rongeantes et l'influence de la saison d'avril, pour aller se fondre ou s'abîmer dans les profondeurs de l'Océan. On rencontrait aussi de longs trains de bois dont il fallait éviter le choc; aussi le crow's-nest[1] fut mis en place au sommet du mât de misaine; il consistait en un tonneau à fond mobile, dans lequel l'ice-master, en partie abrité contre le vent, surveillait la mer, signalait les glaces en vue, et même, au besoin, commandait la manoeuvre.

[1] Littéralement nid de pie.

Les nuits étaient courtes; le soleil avait reparu depuis le 31 janvier par suite de la réfraction, et tendait à se maintenir de plus en plus au-dessus de l'horizon. Mais la neige arrêtait la vue, et, si elle n'amenait pas l'obscurité, rendait cette navigation pénible.

Le 21 avril, le cap Désolation apparut au milieu des brumes; la manoeuvre fatiguait l'équipage; depuis l'entrée du brick au milieu des glaces, les matelots n'avaient pas eu un instant de repos; il fallut bientôt recourir à la vapeur pour se frayer un chemin au milieu de ces blocs amoncelés.

Le docteur et maître Johnson causaient ensemble sur l'arrière, pendant que Shandon prenait quelques heures de sommeil dans sa cabine. Clawbonny recherchait la conversation du vieux marin, auquel ses nombreux voyages avaient fait une éducation intéressante et sensée. Le docteur le prenait en grande amitié, et le maître d'équipage ne demeurait pas en reste avec lui.

«Voyez-vous, monsieur Clawbonny, disait Johnson, ce pays-ci n'est pas comme tous les autres; on l'a nommé la Terre-Verte,[1] mais il n'y a pas beaucoup de semaines dans l'année où il justifie son nom!

[1] Green Land.

—Qui sait, mon brave Johnson, répondit le docteur, si, au dixième siècle, cette terre n'avait pas le droit d'être appelée ainsi? Plus d'une révolution de ce genre s'est produite dans notre globe, et je vous étonnerais beaucoup en vous disant que, suivant les chroniqueurs islandais, deux cents villages florissaient sur ce continent, il y a huit ou neuf cents ans!

—Vous m'étonneriez tellement, monsieur Clawbonny, que je ne pourrais pas vous croire, car c'est un triste pays.

—Bon! si triste qu'il soit, il offre encore une retraite suffisante à des habitants, et même à des Européens civilisés.

—Sans doute! A Disko, à Uppernawik, nous rencontrerons des hommes qui consentent à vivre sous de pareils climats; mais j'ai toujours pensé qu'ils y demeuraient par force, non par goût.

—Je le crois volontiers; cependant l'homme s'habitue à tout, et ces Groënlandais ne me paraissent pas être aussi à plaindre que les ouvriers de nos grandes villes; ils peuvent être malheureux, mais, à coup sur, ils ne sont point misérables; encore, je dis malheureux, et ce mot ne rend pas ma pensée; en effet, s'ils n'ont pas le bien-être des pays tempérés, ces gens-là, faits à ce rude climat, y trouvent évidemment des jouissances qu'il ne nous est pas donné de concevoir!

—Il faut le penser, monsieur Clawbonny, puisque le ciel est juste; mais bien des voyages m'ont amené sur ces côtes, et mon coeur s'est toujours serré à la vue de ces tristes solitudes; on aurait dû, par exemple, égayer les caps, les promontoires, les baies par des noms plus engageants, car le cap des Adieux et le cap Désolation ne sont pas faits pour attirer les navigateurs!

—J'ai fait également cette remarque, répondit le docteur; mais ces noms ont un intérêt géographique qu'il ne faut pas méconnaître; ils décrivent les aventures de ceux qui les ont donnés; auprès des noms des Davis, des Baffin, des Hudson, des Ross, des Parry, des Franklin, des Bellot, si je rencontre le cap Désolation, je trouve bientôt la baie de la Mercy; le cap Providence fait pendant au port Anxiety, la baie Repulse[1] me ramène du cap Éden, et, quittant la pointe Turnagain,[2] je vais me reposer dans la baie du Refuge; j'ai là, sous les yeux, cette incessante succession de périls, d'échecs d'obstacles, de succès, de désespoirs, de réussites, mêlés aux grands noms de mon pays, et, comme une série de médailles antiques, cette nomenclature me retrace toute l'histoire de ces mers.

[1] Baie qu'on ne peut atteindre. [2] Cap du retour forcé.

—Justement raisonné, monsieur Clawbonny, et puissions-nous, dans notre voyage, rencontrer plus de baies du Succès que de caps du Désespoir!

—Je le souhaite, Johnson; mais, dites-moi, l'équipage est-il un peu revenu de ses terreurs?

—Un peu, monsieur; et cependant, pour tout dire, depuis notre entrée dans le détroit, on recommence à se préoccuper du capitaine fantastique; plus d'un s'attendait à le voir apparaître à l'extrémité du Groënland; et jusqu'ici, rien. Voyons, monsieur Clawbonny, entre nous, est-ce que cela ne vous étonne pas an peu?

—Si fait, Johnson.

—Croyez-vous à l'existence de ce capitaine?

—Sans doute.

—Mais quelles raisons ont pu le pousser à agir de la sorte?

—S'il faut dire toute ma pensée, Johnson, je crois que cet homme aura voulu entraîner l'équipage assez loin pour qu'il n'y eût plus à revenir. Or, s'il avait paru à son bord au moment du départ, chacun voulant connaître la destination du navire, il aurait pu être embarrassé.

—Et pourquoi cela?

—Ma foi, s'il veut tenter quelque entreprise surhumaine, s'il veut pénétrer là où tant d'autres n'ont pu parvenir, croyez-vous qu'il eût recruté son équipage? Tandis qu'une fois en route, on peut aller si loin, que marcher en avant devienne ensuite une nécessité.

—C'est possible, monsieur Clawbonny; j'ai connu plus d'un intrépide aventurier dont le nom seul épouvantait, et qui n'eût trouvé personne pour l'accompagner dans ses périlleuses expéditions…

—Sauf moi, fit le docteur.

—Et moi après vous, répondit Johnson, et pour vous suivre! Je dis donc que notre capitaine est sans doute du nombre de ces aventuriers-là. Enfin, nous verrons bien; je suppose que du côté d'Uppernawik ou de la baie Melville, ce brave inconnu viendra s'installer tranquillement à bord, et nous apprendra jusqu'où sa fantaisie compte entraîner le navire.

—Je le crois comme vous, Johnson; mais la difficulté sera de s'élever jusqu'à cette baie Melville! voyez comme les glaces nous entourent de toutes parts! c'est à peine si elles laissent passage au Forward. Tenez, examinez cette plaine immense!

—Dans notre langage de baleiniers, monsieur Clawbonny, nous appelons cela un ice-field, c'est-à-dire une surface continue de glace dont on n'aperçoit pas les limites.

—Et de ce côté, ce champ brisé, ces longues pièces plus ou moins réunies par leurs bords?

—Ceci est un pack; s'il a une forme circulaire, nous l'appelons palch, et stream, quand cette forme est allongée.

—Et là, ces glaces flottantes?

—Ce sont des drift-ice; avec un peu plus de hauteur, ce seraient des ice-bergs ou montagnes; leur contact est dangereux aux navires, et il faut les éviter avec soin. Tenez, voici là-bas, sur cet ice-field, une protubérance produite par la pression des glaces; nous appelons cela un hummock; si cette protubérance était submergée à sa base, nous la nommerions un calf; il a bien fallu donner des noms à tout cela pour s'y reconnaître.

—Ah! c'est véritablement un spectacle curieux, s'écria le docteur en contemplant ces merveilles des mers boréales, et l'imagination est vivement frappée par ces tableaux divers!

—Sans doute, répondit Johnson; les glaçons prennent parfois des formes fantastiques, et nos hommes ne sont pas embarrassés pour les expliquer à leur façon,

—Tenez, Johnson, admirez cet ensemble de blocs de glace! ne dirait-on pas une ville étrange, une ville d'Orient avec ses minarets et ses mosquées sous la pâle lumière de la lune? Voici plus loin une longue suite d'arceaux gothiques qui nous rappellent la chapelle d'Henry VII ou le palais du Parlement[1].

[1] Édifices de Londres.

—Vraiment, monsieur Clawbonny, il y en a pour tous les goûts; mais ce sont des villes ou des églises dangereuses à habiter, et il ne faut pas les ranger de trop près. Il y a de ces minarets-là qui chancellent sur leur base, et dont le moindre écraserait un navire comme le Forward.

—Et l'on a osé s'aventurer dans ces mers, reprit le docteur, sans avoir la vapeur à ses ordres! Comment croire qu'un navire à voile ait pu se diriger au milieu de ces écueils mouvants?

—On l'a fait cependant, monsieur Clawbonny; lorsque le vent devenait contraire, et cela m'est arrivé plus d'une fois, à moi qui vous parle, on s'ancrait patiemment à l'un de ces blocs; on dérivait plus ou moins avec lui; mais enfin on attendait l'heure favorable pour se remettre en route; il est vrai de dire qu'à cette manière de voyager on mettait des mois, là où, avec un peu de bonheur, nous ne mettrons que quelques jours.

—Il me semble, dit le docteur, que la température tend encore à s'abaisser.

—Ce serait fâcheux, répondit Johnson, car il faut du dégel pour que ces masses se divisent et aillent se perdre dans l'Atlantique; elles sont d'ailleurs plus nombreuses dans le détroit de Davis, parce que les terres se rapprochent sensiblement entre le cap Walsingham et Holsteinborg; mais au delà du soixante-septième degré, nous trouverons pendant la saison de mai et de juin des mers plus navigables.

—Oui; mais il faut passer d'abord.

—Il faut passer, Monsieur Clawbonny; en juin et juillet, nous eussions trouvé le passage libre, comme il arrive aux baleiniers; mais les ordres étaient précis; on devait se trouver ici en avril. Aussi je me trompe fort, ou notre capitaine est un gaillard solidement trempé, qui a une idée; il n'est parti de si bonne heure que pour aller loin. Enfin qui vivra, verra.»

Le docteur avait eu raison de constater un abaissement dans la température; le thermomètre à midi n'indiquait plus que six degrés (-14° centig.), et il régnait une brise du nord-ouest qui, tout en éclaircissant le ciel, aidait le courant à précipiter les glaces flottantes sur le chemin du Forward. Toutes n'obéissaient pas d'ailleurs à la même impulsion; il n'était pas rare d'en rencontrer, et des plus hautes, qui, prises à leur base par un courant sous-marin, dérivaient dans un sens opposé.

On comprend alors les difficultés de cette navigation; les ingénieurs n'avaient pas un instant de repos; la manoeuvre de la vapeur se faisait sur le pont même, au moyen de leviers qui l'ouvraient, l'arrêtaient, la renversaient instantanément, suivant l'ordre de l'officier de quart. Tantôt il fallait se hâter de prendre par une ouverture de champs de glace, tantôt lutter de vitesse avec un iceberg qui menaçait de fermer la seule issue praticable; ou bien quelque bloc, se renversant à l'improviste, obligeait le brick à reculer subitement pour ne pas être écrasé. Cet amas de glaces entraînées, amoncelées, amalgamées par le grand courant du nord, se pressait dans la passe, et si la gelée venait à les saisir, elles pouvaient opposer au Forward une infranchissable barrière.

Les oiseaux se trouvaient en quantités innombrables dans ces parages; les pétrels et les contre-maîtres voltigeaient ça et là, avec des cris assourdissants; on comptait aussi un grand nombre de mouettes à tête grosse, à cou court, à bec comprimé, qui déployaient leurs longues ailes, et bravaient en se jouant les neiges fouettées par l'ouragan. Cet entrain de la gent ailée ranimait le paysage.

De nombreuses pièces de bois allaient à la dérive, se heurtant avec bruit; quelques cachalots à têtes énormes et renflées s'approchèrent du navire; mais il ne fut pas question de leur donner la chasse, bien que l'envie n'en manquât pas à Simpson le harponneur. Vers le soir, on vit également plusieurs phoques, qui, le nez au-dessus de l'eau, nageaient entre les grands blocs.

Le 22, la température s'abaissait encore; le Forward forçait de vapeur pour gagner les passes favorables; le vent s'était décidément fixé dans le nord-ouest; les voiles furent serrées.

Pendant cette journée du dimanche, les matelots eurent peu à manoeuvrer. Après la lecture de l'office divin, qui fut faite par Shandon, l'équipage se livra à la chasse des guilleminots, dont il prit un grand nombre. Ces oiseaux, convenablement préparés suivant la méthode clawbonnyenne, fournirent un agréable surcroît de provisions à la table des officiers et de l'équipage.

A trois heures du soir, le Forward avait le Kin de Sael est-quart-nord-est, et la montagne de Sukkertop sud-est-quart-d'est-demi-est; la mer était fort houleuse; de temps en temps, un vaste brouillard tombait inopinément du ciel gris. Cependant, à midi, une observation exacte put être faite. Le navire se trouvait par 65°20' de latitude et 54°22' de longitude. Il fallait gagner encore deux degrés pour rencontrer une navigation meilleure sur une mer plus libre.

Pendant les trois jours suivants, les 24, 25 et 26 avril, ce fut une lutte continuelle avec les glaces; la manoeuvre de la machine devint très-fatigante; à chaque minute, la vapeur était subitement interrompue ou renversée, et s'échappait en sifflant par les soupapes.

Dans la brume épaisse, l'approche des ice-bergs se reconnaissait seulement à de sourdes détonations produites par les avalanches; le navire virait alors immédiatement; on risquait de se heurter à des masses de glace d'eau douce, remarquables par la transparence de leur cristal, et qui ont la dureté du roc. Richard Shandon ne manqua pas de compléter sa provision d'eau en embarquant chaque jour plusieurs tonnes de cette glace.

Le docteur ne pouvait s'habituer aux illusions d'optique que la réfraction produisait dans ces parages; en effet tel ice-berg lui apparaissait comme une petite masse blanche fort rapprochée, qui se trouvait à dix ou douze milles du brick; il tâchait d'accoutumer ses regards à ce singulier phénomène, afin de pouvoir rapidement corriger plus tard l'erreur de ses yeux.

Enfin, soit par le halage du navire le long des champs de glace, soit par l'écartement des blocs les plus menaçants à l'aide de longues perches, l'équipage fut bientôt rompu de fatigues, et cependant, le vendredi 27 avril, le Forward était encore retenu sur la limite infranchissable du cercle polaire.

CHAPITRE VIII.

PROPOS DE L'ÉQUIPAGE.

Cependant le Forward parvint, en se glissant adroitement dans les passes, à gagner quelques minutes au nord; mais, au lieu d'éviter l'ennemi, il faudrait bientôt l'attaquer; les ice-fields de plusieurs milles d'étendue se rapprochaient, et comme ces masses en mouvement représentent souvent une pression de plus de dix millions de tonnes, on devait se garer avec soin de leurs étreintes. Des scies à glace furent donc installées à l'extérieur du navire, de manière à pouvoir être mises immédiatement en usage.

Une partie de l'équipage acceptait philosophiquement ces durs travaux,
mais l'autre se plaignait, si elle ne refusait pas encore d'obéir.
Tout en procédant à l'installation des instruments, Garry, Bolton,
Pen, Gripper, échangeaient leurs différentes manières de voir.

«Par le diable, disait gaiement Bolton, je ne sais pourquoi il me vient à la pensée que dans Water-Street, il y a une jolie taverne où l'on ne s'accote pas trop mal entre un verre de gin et une bouteille de porter. Tu vois cela d'ici, Gripper?

—A te dire vrai, riposta le matelot interpellé, qui faisait généralement profession de mauvaise humeur, je t'assure que je ne vois pas cela d'ici.

—C'est une manière de parler, Gripper; il est évident que dans ces villes de neige, qui font l'admiration de monsieur Clawbonny, il n'y a pas le plus mince cabaret où un brave matelot puisse s'humecter d'une ou deux demi-pintes de brandy.

—Pour cela, tu peux en être certain, Bolton; et tu ferais bien d'ajouter qu'il n'y a même pas ici de quoi se rafraîchir proprement. Une drôle d'idée, de priver de tout spiritueux les gens qui voyagent dans les mers du nord!

—Bon! répondit Garry; as-tu donc oublié, Gripper, ce que t'a dit le docteur? Il faut être sobre de toute boisson excitante, si l'on veut braver le scorbut, se bien porter et aller loin.

—Mais je ne demande pas à aller loin, Garry; et je trouve que c'est déjà beau d'être venu jusqu'ici, et de s'obstiner à passer là où le diable ne veut pas qu'on passe.

—Eh bien, on ne passera pas! répliqua Pen. Quand je pense que j'ai déjà oublié le goût du gin!

—Mais, fit Bolton, rappelle-toi ce que t'a dit le docteur.

—Oh! répliqua Pen avec sa grosse voix brutale, pour le dire, on le dit. Reste à savoir si, sous prétexte de santé, on ne s'amuse pas à faire l'économie du liquide.

—Ce diable de Pen a peut-être raison, répondit Gripper.

—Allons donc! riposta Bolton, il a le nez trop rouge pour cela; et s'il perd un peu de sa couleur à naviguer sous un pareil régime, Pen n'aura pas trop à se plaindre.

—Qu'est-ce que mon nez t'a fait? répondit brusquement le matelot attaqué à son endroit sensible. Mon nez n'a pas besoin de tes conseils; il ne te les demande pas; mêle-toi donc de ce qui regarde le tien!

—Allons! ne te fâche pas. Pen, je ne te croyais pas le nez si susceptible. Hé! je ne déteste pas plus qu'un autre un bon verre de wisky, surtout par une température pareille; mais si, au bout du compte, cela fait plus de mal que de bien, je m'en passe volontiers.

—Tu t'en passes, dit le chauffeur Waren qui prit part à la conversation; eh bien, tout le monde ne s'en passe peut-être pas à bord!

—Que veux-tu dire, Waren? reprit Garry en le regardant fixement.

—Je veux dire que, pour une raison ou pour une autre, il y a des liqueurs à bord, et j'imagine qu'on ne s'en prive pas beaucoup à l'arrière.

—Et qu'en sais-tu?» demanda Garry.

Waren ne sut trop que répondre; il parlait pour parler, comme on dit.

«Tu vois bien, Garry, reprit Bolton, que Waren n'en sait rien.

—Eh bien, dit Pen, nous demanderons une ration de gin au commandant; nous l'avons bien gagnée, et nous verrons ce qu'il répondra.

—Je vous engage à n'en rien faire, répondit Garry.

—Et pourquoi? s'écrièrent Pen et Gripper.

—Parce que le commandant vous refusera. Vous saviez quel était le régime du bord, quand vous vous êtes embarqués; il fallait y réfléchir à ce moment-là.

—D'ailleurs, répondit Bolton qui prenait volontiers le parti de Garry dont le caractère lui plaisait, Richard Shandon n'est pas le maître à bord; il obéit tout comme nous autres.

—Et à qui donc? demanda Pen.

—Au capitaine.

—Ah! toujours ce capitaine de malheur! s'écria Pen. Et ne voyez-vous pas qu'il n'y a pas plus de capitaine que de taverne sur ces bancs de glace? C'est une façon de nous refuser poliment ce que nous avons le droit d'exiger.

—Mais si, il y a un capitaine, reprit Bolton; et je parierais deux mois de ma paye que nous le verrons avant peu.

—C'est bon, fit Pen; en voilà un à qui je voudrais bien dire deux mots en face!

—Qui parle du capitaine?» dit en ce moment un nouvel interlocuteur.

C'était le matelot Clifton, passablement superstitieux et envieux à la fois.

«Est-ce que l'on sait quelque chose de nouveau sur le capitaine? demanda-t-il.

—Non, lui fut-il répondu d'une seule voix.

—Eh bien, je m'attends à le trouver installé un beau matin dans sa cabine, sans que personne ne sache ni comment, ni par où il sera arrivé.

—Allons donc! répondit Bolton; tu te figures, Clifton, que ce gaillard-là est un farfadet, un lutin comme il en court dans les hautes terres d'Écosse!

—Ris tant que tu voudras, Bolton; cela ne changera pas mon opinion. Tous les jours, en passant devant la cabine, je jette un regard par le trou de la serrure, et l'un de ces matins je viendrai vous raconter à qui ce capitaine ressemble, et comment il est fait.

—Eh, par le diable, fit Pen, il sera bâti comme tout le monde, ton capitaine! Et si c'est un gaillard qui veut nous mener où cela ne nous plaît pas, on lui dira son fait.

—Bon, fit Bolton, voilà Pen qui ne le connaît même pas, et qui veut déjà lui chercher dispute!

—Qui ne le connaît pas, répliqua Clifton de l'air d'un homme qui en sait long; c'est à savoir, s'il ne le connaît pas!

—Que diable veux-tu dire? demanda Gripper.

—Je m'entends.

—Mais nous ne t'entendons pas!

—Eh bien, est-ce que Pen n'a pas eu déjà des désagréments avec lui?

—Avec le capitaine?

—Oui, le dog-captain; car c'est exactement la même chose.»

Les matelots se regardèrent sans trop oser répondre. «Homme ou chien, fit Pen entre ses dents, je vous affirme que cet animal-là aura son compte un de ces jours.

—Voyons, Clifton, demanda sérieusement Bolton, prétends-tu, comme l'a dit Johnson en se moquant, que ce chien-là est le vrai capitaine?

—Certes, répondit Clifton avec conviction; et si vous étiez des observateurs comme moi, vous auriez remarqué les allures étranges de cet animal.

—Lesquelles? voyons, parle!

—Est-ce que vous n'avez pas vu la façon dont il se promène sur là dunette avec un air d'autorité, regardant la voilure du navire, comme s'il était de quart?

—C'est vrai, fit Gripper; et même un soir je l'ai positivement surpris les pattes appuyées sur la roue du gouvernail.

—Pas possible! fit Bolton.

—Et maintenant, reprit Clifton, est-ce que, la nuit, il ne quitte pas le bord pour aller se promener seul sur les champs de glace, sans se soucier ni des ours ni du froid?

—C'est toujours vrai, fit Bolton.

—Est-ce que vous voyez cet animal-là, comme un honnête chien, rechercher la compagnie des hommes, rôder du côté de la cuisine, et couver des yeux maître Strong quand il apporte quelque bon morceau au commandant? Est-ce que vous ne l'entendez pas, la nuit, quand il s'en va à deux ou trois milles du navire, hurler de façon à vous donner froid dans le dos, ce qui n'est pourtant pas facile à ressentir par une pareille température? Enfin, est-ce que vous avez jamais vu ce chien-là se nourrir? Il ne prend rien de personne; sa pâtée est toujours intacte, et, à moins qu'une main ne le nourrisse secrètement à bord, j'ai le droit de dire que cet animal vit sans manger, Or, si celui-là n'est pas fantastique, je ne suis qu'une bête.

—Ma foi, répondit Bell le charpentier, qui avait entendu toute l'argumentation de Clifton, ma foi, cela pourrait bien être!»

Cependant les autres matelots se taisaient.

«Eh bien, moi, reprit Clifton, je vous dis que si vous faites les incrédules, il y a à bord des gens plus savants que vous qui ne paraissent pas si rassurés.

—Veux-tu parler du commandant? demanda Bolton.

—Oui, du commandant et du docteur.

—Et tu prétends qu'ils sont de ton avis?

—Je les ai entendus discuter la chose, et j'affirme qu'ils n'y comprenaient rien; ils faisaient mille suppositions qui ne les avançaient guère.

—Et ils parlaient du chien comme tu le fais, Clifton? demanda le charpentier.

—S'ils ne parlaient pas du chien, répondit Clifton mis au pied du mur, ils parlaient du capitaine, ce qui est la même chose, et ils avouaient que tout cela n'est pas naturel.

—Eh bien, mes amis, reprit Bell, voulez-vous avoir mon opinion?

—Parlez! parlez! fit-on de toutes parts.

—C'est qu'il n'y a pas et qu'il n'y aura pas d'autre capitaine que
Richard Shandon.

—Et la lettre? fit Clifton.

—La lettre existe réellement, répondit Bell; il est parfaitement exact qu'un inconnu a armé le Forward pour un voyage dans les glaces; mais le navire une fois parti, personne ne viendra plus à bord.

—Enfin, demanda Bolton, où ira-t-il, le navire?

—Je n'en sais rien; à un moment donné, Richard Shandon recevra le complément de ses instructions.

—Mais par qui?

—Par qui?

—Oui, comment? dit Bolton qui devenait pressant.

—Allons, Bell, une réponse, dirent les autres matelots.

—Par qui? comment? Eh! je n'en sais rien, répliqua le charpentier, embarrassé à son tour.

—Eh, par le captain-dog! s'écria Clifton. Il a déjà écrit une première fois, il peut bien écrire une seconde. Oh! si je savais seulement la moitié de ce que sait cet animal-là, je ne serais pas embarrassé d'être premier lord de l'Amirauté.

—Ainsi, reprit Bolton pour conclure, tu t'en tiens à ton dire, que ce chien-là est le capitaine?

—Oui, comme je l'ai dit.

—Eh bien, dit Pen d'une voix sourde, si cet animal-là ne veut pas crever dans la peau d'un chien, il n'a qu'à se dépêcher de devenir un homme; car, foi de Pen, je lui ferai son affaire.

—Et pourquoi cela? demanda Garry.

—Parce que cela me plaît, répondit brutalement Pen; et je n'ai de compte à rendre à personne.

—Assez causé, les enfants, cria maître Johnson en intervenant au moment où la conversation semblait devoir mal tourner; à l'ouvrage, et que ces scies soient installées plus vite que cela! Il faut franchir la banquise!

—Bon! un vendredi! répondit Clifton en haussant les épaules. Vous verrez qu'on ne passe pas si facilement le cercle polaire!»

Quoi qu'il en soit, les efforts de l'équipage furent à peu près impuissants pendant cette journée. Le Forward, lancé à toute vapeur contre les ice-fields, ne parvint pas à les séparer; on fut obligé de s'ancrer pendant la nuit.

Le samedi, la température s'abaissa encore sous l'influence d'un vent de l'est; le temps se mit au clair, et le regard put s'étendre au loin sur ces plaines blanches que la réflexion des rayons solaires rendait éblouissantes. A sept heures du matin, le thermomètre accusait huit degrés au-dessus de zéro (-22° centig.).

Le docteur était tenté de rester tranquillement dans sa cabine à relire des voyages arctiques; mais il se demanda, suivant son habitude, ce qu'il lui serait le plus désagréable à faire en ce moment. Il se répondit que monter sur le pont par cette température, et aider les hommes dans la manoeuvre, n'avait rien de très-réjouissant. Donc, fidèle à sa règle de conduite, il quitta sa cabine si bien chauffée et vint contribuer au halage du navire. Il avait bonne figure avec les lunettes vertes au moyen desquelles il préservait ses yeux contre la morsure des rayons réfléchis, et dans ses observations futures il eut toujours soin de se servir de snow-spectacles[1] pour éviter les ophthalmies très-fréquentes sous cette latitude élevée.

[1] Lunettes à neige.

Vers le soir, le Forward avait gagné plusieurs milles dans le nord, grâce à l'activité des hommes et à l'habileté de Shandon, adroit à profiter de toutes les circonstances favorables; à minuit, il dépassait le soixante-sixième parallèle, et la sonde ayant rapporté vingt-trois brasses de profondeur, Shandon reconnut qu'il se trouvait sur le bas-fond où toucha le Victory, vaisseau de Sa Majesté. La terre s'approchait à trente milles dans l'est.

Mais alors la masse des glaces, immobile jusqu'alors, se divisa et se mit en mouvement; les ice-bergs semblaient surgir de tous les points de l'horizon; le brick se trouvait engagé dans une série d'écueils mouvants dont la force d'écrasement est irrésistible; la manoeuvre devint assez difficile pour que Garry, le meilleur timonier, prît la barre; les montagnes tendaient à se refermer derrière le brick; il fut donc nécessaire de traverser cette flotte de glaces, et la prudence autant que le devoir commandait de se porter en avant. Les difficultés s'accroissaient de l'impossibilité où se trouvait Shandon de constater la direction du navire au milieu de ces points changeants, qui se déplaçaient et n'offraient aucune perspective stable.

Les hommes de l'équipage furent divisés en deux bordées de tribord et de bâbord; chacun d'eux, armé d'une longue perche garnie d'une pointe de fer, repoussait les glaçons trop menaçants. Bientôt le Forward entra dans une passe si étroite, entre deux blocs élevés, que l'extrémité de ses vergues froissa ces murailles aussi dures que le roc; peu à peu il s'engagea dans une vallée sinueuse remplie du tourbillon des neiges, tandis que les glaces flottantes se heurtaient et se brisaient avec de sinistres craquements.

Mais il fut bientôt constant que cette gorge était sans issue; un énorme bloc, engagé dans ce chenal, dérivait rapidement sur le Forward; il parut impossible de l'éviter, impossible également de revenir en arrière sur un chemin déjà obstrué.

Shandon, Johnson, debout à l'avant du brick, considéraient leur position. Shandon, de la main droite, indiquait au timonier la direction à suivre, et de la main gauche il transmettait à James Wall, posté près de l'ingénieur, ses ordres pour manoeuvrer la machine.

«Comment cela va-t-il finir? demanda le docteur à Johnson.

—Comme il plaira à Dieu,» répondit le maître d'équipage.

Le bloc de glace, haut de cent pieds, ne se trouvait plus qu'à une encablure du Forward, et menaçait de le broyer sous lui.

«Malheur et malédiction! s'écria Pen avec un effroyable juron.

—Silence!» s'écria une voix qu'il fut impossible de distinguer au milieu de l'ouragan.

Le bloc parut se précipiter sur le brick, et il y eut un indéfinissable moment d'angoisses; les hommes, abandonnant leurs perches, refluèrent sur l'arrière en dépit des ordres de Shandon.

Soudain un bruit effroyable se fit entendre; une véritable trombe d'eau tomba sur le pont du navire, que soulevait une vague énorme. L'équipage jeta un cri de terreur, tandis que Garry, ferme à sa barre, maintint le Forward en bonne voie, malgré son effrayante embardée.

Et lorsque les regards épouvantés se portèrent vers la montagne de glace, celle-ci avait disparu; la passe était libre, et au delà, un long canal, éclairé par les rayons obliques du soleil, permettait au brick de poursuivre sa route.

«Eh bien, monsieur Clawbonny, dit Johnson, m'expliquerez-vous ce phénomène?

—Il est bien simple, mon ami, répondit le docteur, et il se reproduit souvent; lorsque ces masses flottantes se détachent les unes des autres à l'époque du dégel, elles voguent isolées et dans un équilibre parfait; mais peu à peu, elles arrivent vers le sud, où l'eau est relativement plus chaude; leur base, ébranlée par le choc des autres glaçons, commence à fondre, à se miner; il vient donc un moment où le centre de gravité de ces masses se trouve déplacé, et alors elles se culbutent. Seulement, si cet ice-berg se fût retourné deux minutes plus tard, il se précipitait sur le brick et l'écrasait dans sa chute.»

CHAPITRE IX.

UNE NOUVELLE LETTRE.

Le cercle polaire était enfin franchi; le Forward passait le 30 avril, à midi, par le travers d'Holsteinborg; des montagnes pittoresques s'élevèrent dans l'horizon de l'est. La mer paraissait pour ainsi dire libre de glaces, ou plutôt ces glaces pouvaient être facilement évitées. Le vent sauta dans le sud-est, et le brick, sous sa misaine, sa brigantine, ses huniers et ses perroquets, remonta la mer de Baffin.

Cette journée fut particulièrement calme, et l'équipage put prendre un peu de repos; de nombreux oiseaux nageaient et voltigeaient autour du navire; le docteur remarqua, entre autres, des alca-alla, presque semblables à la sarcelle, avec le cou, les ailes et le dos noirs et la poitrine blanche; ils plongeaient avec vivacité, et leur immersion se prolongeait souvent au delà de quarante secondes.

Cette journée n'eût été marquée par aucun incident nouveau, si le fait suivant, quelque extraordinaire qu'il paraisse, ne se fût pas produit à bord.

Le matin, à six heures, en rentrant dans sa cabine après son quart,
Richard Shandon trouva sur sa table une lettre avec cette suscription:

«Au commandant Richard Shandon, à bord du Forward.

«Mer de Baffin.»

Shandon ne put en croire ses yeux; mais avant de prendre connaissance de cette étrange correspondance, il fit appeler le docteur, James Wall, le maître d'équipage, et il leur montra cette lettre.

«Cela devient particulier, fit Johnson.

—C'est charmant! pensa le docteur.

—Enfin, s'écria Shandon, nous connaîtrons donc ce secret…»

D'une main rapide, il déchira l'enveloppe, et lut ce qui suit:

«Commandant,

«Le capitaine du Forward est content du sang-froid, de l'habileté et du courage que vos hommes, vos officiers et vous, vous avez montré dans les dernières circonstances; il vous prie d'en témoigner sa reconnaissance à l'équipage.

«Veuillez vous diriger droit au nord vers la baie Melville, et de là vous tenterez de pénétrer dans le détroit de Smith.

«Le capitaine du Forward,

«K.-Z.

«Ce lundi, 30 avril, par le travers du cap Walsingham.»

«Et c'est tout? s'écria le docteur.

—C'est tout,» répondit Shandon.

La lettre lui tomba des mains.

«Eh bien, dit Wall, ce capitaine chimérique ne parle même plus de venir à bord; j'en conclus qu'il n'y viendra jamais.

—Mais cette lettre, fit Johnson, comment est-elle arrivée?»

Shandon se taisait.

«Monsieur Wall a raison, répondit le docteur, qui, ayant ramassé la lettre, la retournait dans tous les sens; le capitaine ne viendra pas à bord, par une excellente raison…

—Et laquelle? demanda vivement Shandon.

—C'est qu'il y est déjà, répondit simplement le docteur.

—Déjà! s'écria Shandon; que voulez-vous dire?

—Comment expliquer sans cela l'arrivée de cette lettre?»

Johnson hochait la tête en signe d'approbation.

«Ce n'est pas possible! fit Shandon avec énergie, je connais tous les hommes de l'équipage; il faudrait donc supposer qu'il se trouvât parmi eux depuis le départ du navire? Ce n'est pas possible, vous dis-je! Depuis plus de deux ans, il n'en est pas un que je n'aie vu cent fois à Liverpool; votre supposition, docteur, est inadmissible!

—Alors, qu'admettez-vous, Shandon?

—Tout, excepté cela. J'admets que ce capitaine, ou un homme à lui, que sais-je? a pu profiter de l'obscurité, du brouillard, de tout ce que vous voudrez, pour se glisser à bord; nous ne sommes pas éloignés de la terre; il y a des kaïaks d'Esquimaux qui passent inaperçus entre les glaçons; on peut donc être venu jusqu'au navire, avoir remis cette lettre… le brouillard a été assez intense pour favoriser ce plan…

—Et pour empêcher de voir le brick, répondit le docteur; si nous n'avons pas vu, nous, un intrus se glisser à bord, comment, lui, aurait-il pu découvrir le Forward au milieu du brouillard?

—C'est évident, fit Johnson.

—J'en reviens donc à mon hypothèse, dit le docteur. Qu'en pensez-vous, Shandon?

—Tout ce que vous voudrez, répondit Shandon avec feu, excepté la supposition que cet homme soit à mon bord.

—Peut-être, ajouta Wall, se trouve-t-il dans l'équipage un homme à lui, qui a reçu ses instructions.

—Peut-être, fit le docteur.

—Mais qui? demanda Shandon. Je connais tous mes hommes, vous dis-je, et depuis longtemps.

—En tout cas, reprit Johnson, si ce capitaine se présente, homme ou diable, on le recevra; mais il y a un autre enseignement, ou plutôt un autre renseignement à tirer de cette lettre.

—Et lequel? demanda Shandon.

—C'est que nous devons nous diriger non-seulement vers la baie
Melville, mais encore dans le détroit de Smith.

—Vous avez raison, répondit le docteur.

—Le détroit de Smith, répliqua machinalement Richard Shandon.

—Il est donc évident, reprit Johnson, que la destination du Forward n'est pas de rechercher le passage du nord-ouest, puisque nous laisserons sur notre gauche la seule entrée qui y conduise, c'est-à-dire le détroit de Lancastre. Voilà qui nous présage une navigation difficile dans des mers inconnues.

—Oui, le détroit de Smith, répondit Shandon; c'est la route que l'Américain Kane a suivie en 1853, et au prix de quels dangers! Longtemps on l'a cru perdu sous ces latitudes effrayantes! Enfin, puisqu'il faut y aller, on ira! mais jusqu'où? Est-ce au pôle?

—Et pourquoi pas?» s'écria le docteur.

La supposition de cette tentative insensée fit hausser les épaules au maître d'équipage.

«Enfin, reprit James Wall, pour en revenir au capitaine, s'il existe, je ne vois guère, sur la côte du Groënland, que les établissements de Disko ou d'Uppernawik où il puisse nous attendre; dans quelques jours, nous saurons donc à quoi nous en tenir.

—Mais, demanda le docteur à Shandon, n'allez-vous pas faire connaître cette lettre à l'équipage?

—Avec la permission du commandant, répondit Johnson, je n'en ferais rien.

—Et pourquoi cela? demanda Shandon.

—Parce que tout cet extraordinaire, ce fantastique, est de nature à décourager nos hommes; ils sont déjà fort inquiets sur le sort d'une expédition qui se présente ainsi. Or, si on les pousse dans le surnaturel, cela peut produire de fâcheux effets, et au moment critique nous ne pourrions plus compter sur eux. Qu'en dites-vous, commandant?

—Et vous, docteur, qu'en pensez-vous? demanda Shandon.

—Maître Johnson, répondit le docteur, me paraît sagement raisonner.

—Et vous, James?

—Sauf meilleur avis, répondit Wall, je me range à l'opinion de ces messieurs.»

Shandon se prit à réfléchir pendant quelques instants; il relut attentivement la lettre.

«Messieurs, dit-il, votre opinion est certainement fort bonne; mais je ne puis l'adopter.

—Et pourquoi cela, Shandon? demanda le docteur.

—Parce que les instructions de cette lettre sont formelles; elles commandent de porter à la connaissance de l'équipage les félicitations du capitaine; or, jusqu'ici, j'ai toujours obéi aveuglément à ses ordres, de quelque façon qu'ils me fussent transmis, et je ne puis…

—Cependant…, reprit Johnson qui redoutait justement l'effet de semblables communications sur l'esprit des matelots.

—Mon brave Johnson, repartit Shandon, je comprends votre insistance; vos raisons sont excellentes, mais lisez:

«Il vous prie d'en témoigner sa reconnaissance à l'équipage.»

—Agissez donc en conséquence, reprit Johnson, qui était d'ailleurs un strict observateur de la discipline. Faut-il rassembler l'équipage sur le pont?

—Faites,» répondit Shandon.

La nouvelle d'une communication du capitaine se répandit immédiatement à bord. Les matelots arrivèrent sans retard à leur poste de revue, et le commandant lut à haute voix la lettre mystérieuse.

Un morne silence accueillit cette lecture; l'équipage se sépara en proie à mille suppositions; Clifton eut de quoi se livrer à toutes les divagations de son imagination superstitieuse; la part qu'il attribua dans cet événement à Captain-dog fut considérable, et il ne manqua plus de le saluer, quand par hasard il le rencontrait sut son passage.

«Quand je vous disais, répétait-il aux matelots, que cet animal savait écrire!»

On ne répliqua rien à cette observation, et lui-même, Bell, le charpentier, eût été fort empêché d'y répondre.

Cependant, il fut constant pour chacun qu'à défaut du capitaine son ombre ou son esprit veillait à bord; les plus sages se gardèrent désormais d'échanger entre eux leurs suppositions.

Le 1er mai, à midi, l'observation donna 68° pour la latitude, et 56°32' pour la longitude. La température s'était relevée, et le thermomètre marquait vingt-cinq degrés au-dessus de zéro (-4° cent.)

Le docteur put s'amuser à suivre les ébats d'une ourse blanche et de ses deux oursons sur le bord d'un pack qui prolongeait la terre. Accompagné de Wall et de Simpson, il essaya de lui donner la chasse dans le canot; mais l'animal, d'humeur peu belliqueuse, entraîna rapidement sa progéniture avec lui, et le docteur dut renoncer à le poursuivre.

Le cap Chidley fut doublé pendant la nuit sous l'influence d'un vent favorable, et bientôt les hautes montagnes de Disko se dressèrent à l'horizon; la baie de Godavhn, résidence du gouverneur général des établissements danois, fut laissée sur la droite. Shandon ne jugea pas à propos de s'arrêter, et dépassa bientôt les pirogues d'Esquimaux qui cherchaient à l'atteindre.

L'île Disko porte également le nom d'île de la Baleine; c'est de ce point que le 12 juillet 1845 sir John Franklin écrivit pour la dernière fois à l'amirauté, et c'est à cette île aussi que, le 27 août 1859, le capitaine MacClintock toucha à son retour, rapportant les preuves trop certaines de la perte de cette expédition.

La coïncidence de ces deux faits devait être remarquée par le docteur; ce triste rapprochement était fécond en souvenirs, mais bientôt les hauteurs de Disko disparurent à ses yeux.

Il y avait alors de nombreux ice-bergs sur les côtes, de ceux que les plus forts dégels ne parviennent pas à détacher; cette suite continue de crêtes se prêtait aux formes étranges et inattendues.

Le lendemain, vers les trois heures, on releva au nord-est Sanderson-Hope; la terre fut laissée à une distance de quinze milles sur tribord; les montagnes paraissaient teintes d'un bistre rougeâtre. Pendant la soirée, plusieurs baleines de l'espèce des finners, qui ont des nageoires sur le dos, vinrent se jouer au milieu des trains de glace, rejetant l'air et l'eau par leurs évents.

Ce fut pendant la nuit du 3 au 4 mai que le docteur put voir pour la première fois le soleil raser le bord de l'horizon sans y plonger son disque lumineux; depuis le 31 janvier, ses orbes s'allongeaient chaque jour, et il régnait maintenant une clarté continuelle.

Pour des spectateurs inhabitués, cette persistance du jour est sans cesse un sujet d'étonnement, et même de fatigue; on ne saurait croire à quel point l'obscurité de la nuit est nécessaire à la santé des yeux; le docteur éprouvait une douleur véritable pour se faire à cette lumière continue, rendue plus mordante encore par la réflexion des rayons sur les plaines de glace.

Le 5 mai, le Forward dépassa le soixante-deuxième parallèle. Deux mois plus tard, il eût rencontré de nombreux baleiniers se livrant à la pêche sous ces latitudes élevées; mais le détroit n'était pas encore assez libre pour permettre à ces bâtiments de pénétrer dans la mer de Baffin.

Le lendemain, le brick, après avoir dépassé l'île des Femmes, arriva en vue d'Uppernawik, l'établissement le plus septentrional que possède le Danemark sur ces côtes.

CHAPITRE X.

PÉRILLEUSE NAVIGATION.

Shandon, le docteur Clawbonny, Johnson, Foker et Strong, le cuisinier, descendirent dans la baleinière et se rendirent au rivage.

Le gouverneur, sa femme et ses cinq enfants, tous de race esquimau, vinrent poliment au-devant des visiteurs. Le docteur, en sa qualité de philologue, possédait un peu de danois qui suffit à établir des relations fort amicales; d'ailleurs, Foker, interprète de l'expédition en même temps qu'ice-master, savait une vingtaine de mots de la langue groënlandaise, et avec vingt mots on va loin, si l'on n'est pas ambitieux.

Le gouverneur est né à l'île Disko, et n'a jamais quitté son pays natal; il fit les honneurs de sa ville, qui se compose de trois maisons de bois, pour lui et le ministre luthérien, d'une école, et de magasins dont les navires naufragés se chargent de faire l'approvisionnement. Le reste consiste en huttes de neige dans lesquelles les Esquimaux entrent en rampant par une ouverture unique.

Une grande partie de la population s'était portée au-devant du Forward, et plus d'un naturel s'avança jusqu'au milieu de la baie dans son kaïak, long de quinze pieds, et large de deux au plus.

Le docteur savait que le mot esquimau signifie mangeur de poissons crus; mais il savait aussi que ce nom est considéré comme une injure dans le pays; aussi ne se fit-il pas faute de traiter les habitants de Groënlandais.

Et, cependant, à leurs vêtements huileux de peaux de phoques, à leurs bottes de même nature, à tout cet ensemble graisseux et infect qui ne permet pas de distinguer les hommes des femmes, il était facile de reconnaître de quelle nourriture ces gens-là faisaient usage; d'ailleurs, comme chez tous les peuples ichthyophages, la lèpre les rongeait en partie, mais ils ne s'en portaient pas plus mal pour cela.

Le ministre luthérien et sa femme, avec lesquels le docteur se promettait de causer plus spécialement, se trouvaient en tournée du côté de Proven, au sud d'Uppernawik; il fut donc réduit à s'entretenir avec le gouverneur. Ce premier magistrat ne paraissait pas fort lettré; un peu moins, c'était un âne; un peu plus, il savait lire.

Cependant le docteur l'interrogea sur le commerce, les habitudes, les moeurs des Esquimaux, et il apprit, dans la langue des gestes, que les phoques valaient environ quarante livres[1] rendus à Copenhague; une peau d'ours se payait quarante dollars danois, une peau de renard bleu, quatre, et de renard blanc, deux ou trois dollars.

[1] 1,000 francs.

Le docteur voulut aussi, dans le but de compléter son instruction personnelle, visiter une hutte d'Esquimaux; on ne se figure pas de quoi est capable un savant qui veut savoir; heureusement l'ouverture de ces cahutes était trop étroite, et l'enragé ne put y passer. Il l'échappa belle, car rien de plus repoussant que cet entassement de choses mortes ou vivantes, viande de phoque ou chair d'Esquimaux, poissons pourris et vêtements infects, qui meublent une cabane groënlandaise; pas une fenêtre pour renouveler cet air irrespirable; un trou seulement au sommet de la hutte, qui donne passage à la fumée, mais ne permet pas à la puanteur de sortir.

Foker donna ces détails au docteur, et ce digne savant n'en maudit pas moins sa corpulence. Il eût voulu juger par lui-même de ces émanations sui generis.

«Je suis sûr, dit-il, que l'on s'y fait à la longue.»

A la longue peint d'un seul mot le digne Clawbonny.

Pendant les études ethnographiques de ce dernier, Shandon s'occupait, suivant ses instructions, de se procurer des moyens de transport sur les glaces; il dut payer quatre livres un traîneau et six chiens, et encore les naturels firent des difficultés pour s'en dessaisir.

Shandon eût également voulu engager Hans Christian, l'habile conducteur de chiens, qui fit partie de l'expédition du capitaine MacClintock; mais ce Hans se trouvait alors dans le Groënland méridional.

Vint alors la grande question à l'ordre du jour; se trouvait-il à Uppernawik un Européen attendant le passage du Forward? Le gouverneur avait-il connaissance de ce fait, qu'un étranger, vraisemblablement un Anglais, se fût fixé dans ces parages? A quelle époque remontaient ses dernières relations avec des navires baleiniers ou autres?

A ces questions, le gouverneur répondit que pas un étranger n'avait débarqué sur cette partie de la côte depuis plus de dix mois.

Shandon se fit donner le nom des baleiniers arrivés en dernier lieu; il n'en reconnut aucun. C'était désespérant.

«Vous m'avouerez, docteur, que c'est à n'y rien comprendre, dit-il à son compagnon. Rien au cap Farewel! Rien à l'île Disko! Rien à Uppernawik!

—Répétez-moi encore dans quelques jours: Rien à la baie de Melville, mon cher Shandon, et je vous saluerai comme l'unique capitaine du Forward

La baleinière revint au brick vers le soir, en ramenant les visiteurs; Strong, en fait d'aliments nouveaux, s'était procuré plusieurs douzaines d'oeufs d'eider-ducks[1], deux fois gros comme des oeufs de poule et d'une couleur verdâtre. C'était peu, mais enfin très-rafraîchissant pour un équipage soumis au régime de la viande salée.

[1] Canard, édredon.

Le vent devint favorable le lendemain, et cependant Shandon n'ordonna pas l'appareillage; il voulut attendre encore un jour, et, par acquit de conscience, laisser le temps à tout être quelconque appartenant à la race humaine de rejoindre le Forward; il fit même tirer, d'heure en heure, la pièce de 16 qui tonnait avec fracas au milieu des ice-bergs; mais il ne réussit qu'à épouvanter des nuées de molly-mokes[1] et de rotches[2]. Pendant la nuit, plusieurs fusées furent lancées dans l'air. Mais en vain. Il fallut se décider à partir.

[1] Oiseaux des mers boréales. [2] Sortes de perdrix de rochers.

Le 8 mai, à six heures du matin, le Forward, sous ses huniers, sa misaine et son grand perroquet, perdait de vue l'établissement d'Uppernawik et ces perches hideuses auxquelles pendent, le long du rivage, des intestins de phoques et des panses de daims.

Le vent soufflait du sud-est, et la température remonta à trente-deux degrés (0 centig.). Le soleil perçait le brouillard, et les glaces se desserraient un peu sous son action dissolvante.

Cependant la réflexion de ces rayons blancs produisit un effet fâcheux sur la vue de plusieurs hommes de l'équipage. Wolsten, l'armurier, Gripper, Clifton et Bell furent atteints de snow-blindness, sorte de maladie des yeux très-commune au printemps, et qui détermine chez les Esquimaux de nombreux cas de cécité. Le docteur conseilla aux malades en particulier, et à tous ses compagnons en général, de se couvrir la figure d'un voile de gaze verte, et il fut le premier lui-même à suivre sa propre ordonnance.

Les chiens achetés par Shandon à Uppernawik étaient d'une nature assez sauvage; cependant ils s'acclimatèrent à bord, et Captain ne prit pas trop mal avec ses nouveaux camarades; il semblait connaître leurs habitudes. Clifton ne fut pas le dernier à faire cette remarque, que Captain devait avoir eu déjà des rapports avec ses congénères du Groënland. Ceux-ci, toujours affamés et réduits à une nourriture incomplète à terre, ne pensaient qu'à se refaire avec le régime du bord.

Le 9 mai, le Forward rasa à quelques encablures la plus occidentale des îles Baffin. Le docteur remarqua plusieurs roches de la baie entre les îles et la terre, de celles que l'on nomme crimson cliffs; elles étaient recouvertes d'une neige rouge comme du beau carmin, à laquelle le docteur Kane donne un origine purement végétale; Clawbonny eût voulu considérer de plus près ce singulier phénomène, mais la glace ne permit pas de s'approcher de la côte; quoique la température tendît à s'élever, il était facile de voir que les ice-bergs et les ice-streams s'accumulaient vers le nord de la mer de Baffin.

Depuis Uppernawik, la terre offrait un aspect différent, et d'immenses glaciers se profilaient à l'horizon sur un ciel grisâtre. Le 10, le Forward laissait sur la droite la baie de Hingston près du soixante-quatorzième degré de latitude; le canal de Lancastre s'ouvrait dans la mer à plusieurs centaines de milles dans l'ouest.

Mais alors cette immense étendue d'eau disparaissait sous de vastes champs, sur lesquels s'élevaient des hummoks réguliers comme la cristallisation d'une même substance. Shandon fit allumer ses fourneaux, et jusqu'au 11 mai le Forward serpenta dans les pertuis sinueux, traçant avec sa noire fumée sur le ciel la route qu'il suivait sur la mer.

Mais de nouveaux obstacles ne tardèrent pas à se présenter; les passes se fermaient par suite de l'incessant déplacement des masses flottantes; l'eau menaçait à chaque instant de manquer devant la proue du Forward, et s'il venait à être nipped[1], il lui serait difficile de s'en tirer. Chacun le savait, chacun y pensait.

[1] Pincé.

Aussi, à bord de ce navire sans but, sans destination connue, qui cherchait follement à s'élever vers le nord, quelques symptômes d'hésitation se manifestèrent; parmi ces gens habitués à une existence de dangers, beaucoup, oubliant les avantages offerts, regrettaient de s'être aventurés si loin. Il régnait déjà dans les esprits une certaine démoralisation, accrue encore par les frayeurs de Clifton, et les propos de deux ou trois meneurs, tels que Pen, Gripper, Waren et Wolsten.

Aux inquiétudes morales de l'équipage se joignaient alors des fatigues accablantes, car, le 12 mai, le brick se trouvait enfermé de toutes parts; sa vapeur était impuissante. Il fallut s'ouvrir un chemin à travers les champs de glace. La manoeuvre des scies était fort pénible dans ces floes[1] qui mesuraient jusqu'à six et sept pieds d'épaisseur; lorsque deux entailles parallèles divisaient la glace sur une longueur d'une centaine de pieds, il fallait casser la partie intérieure à coups de hache et d'anspect; alors on élongeait des ancres fixées dans un trou fait au moyen d'une grosse tarière; puis la manoeuvre du cabestan commençait, et on halait le navire à bras; la plus grande difficulté consistait à faire rentrer sous les floes les morceaux brisés, afin de livrer passage au bâtiment, et l'on devait les repousser au moyen de pôles, longues perches munies d'une pointe en fer.

[1] Glaçons.

Enfin, manoeuvre de la scie, manoeuvre du halage, manoeuvre du cabestan, manoeuvre des pôles, manoeuvres incessantes, obligées, périlleuses, au milieu du brouillard ou des neiges épaisses, température relativement basse, souffrances ophthalmiques, inquiétudes morales, tout contribuait à affaiblir l'équipage du Forward et à réagir sur son imagination.

Lorsque les matelots ont affaire à un homme énergique, audacieux, convaincu, qui sait ce qu'il veut, où il va, à quel but il tend, la confiance les soutient en dépit d'eux-mêmes; ils sont unis de coeur avec leur chef, forts de sa propre force, et tranquilles de sa propre tranquillité. Mais à bord du brick, on sentait que le commandant n'était pas rassuré, qu'il hésitait devant ce but et cette destination inconnus. Malgré l'énergie de son caractère, sa défaillance se traduisait à son insu par des changements d'ordres, des manoeuvres incomplètes, des réflexions intempestives, mille détails qui ne pouvaient échapper à son équipage.

Et puis, Shandon n'était pas le capitaine de navire, le maître après Dieu; raison suffisante pour qu'on en arrivât à discuter ses ordres: or, de la discussion au refus d'obéir, le pas est rapidement franchi.

Les mécontents rallièrent bientôt à leurs idées le premier ingénieur, qui jusqu'ici restait esclave du devoir.

Le 16 mai, six jours après l'arrivée du Forward à la banquise, Shandon n'avait pas gagné deux milles dans le nord. On était menacé d'être pris par les glaces jusqu'à la saison prochaine. Cela devenait fort grave.

Vers les huit heures du soir, Shandon et le docteur, accompagnés du matelot Garry, allèrent à la découverte au milieu des plaines immenses; ils eurent soin de ne pas trop s'éloigner du navire, car il devenait difficile de se créer des points de repère dans ces solitudes blanches, dont les aspects changeaient incessamment. La réfraction produisait d'étranges effets; le docteur en demeurait étonné; là où il croyait n'avoir qu'un saut d'un pied à faire, c'était cinq ou six pieds à franchir; ou bien le contraire arrivait, et dans les deux cas le résultat était une chute, sinon dangereuse, du moins fort pénible, sur ces éclats de glace durs et acérés comme du verre.

Shandon et ses deux compagnons allaient à la recherche de passes praticables; à trois milles du navire, ils parvinrent non sans peine à gravir un ice-berg qui pouvait mesurer trois cents pieds de hauteur. De là, leur vue s'étendit sur cet amas désolé, semblable aux ruines d'une ville gigantesque, avec ses obélisques abattus, ses clochers renversés, ses palais culbutés tout d'une pièce. Un véritable chaos. Le soleil traînait péniblement ses orbes autour d'un horizon hérissé, et jetait de longs rayons obliques d'une lumière sans chaleur, comme si des substances athermanes se fussent placées entre lui et ce pays dévasté.

La mer paraissait entièrement prise jusqu'aux limites les plus reculées du regard.

«Comment passerons-nous? dit le docteur.

—Je l'ignore, répondit Shandon, mais nous passerons, dût-on employer la poudre à faire sauter ces montagnes; je ne me laisserai certainement pas saisir par les glaces jusqu'au printemps prochain.

—Comme cela cependant arriva au Fox, à peu près dans ces parages.
Bah! fit le docteur, nous passerons… avec un peu de philosophie.
Vous verrez, cela vaut toutes les machines du monde!

—Il faut avouer, répondit Shandon, que cette année ne se présente pas sous une apparence favorable.

—Cela n'est pas contestable, Shandon, et je remarque que la mer de
Baffin tend à se retrouver dans l'état où elle était avant 1817.

—Est-ce que vous pensez, docteur, que ce qui est maintenant n'a pas toujours été?

—Non, mon cher Shandon; il y a, de temps en temps de vastes débâcles que les savants n'expliquent guère; ainsi, jusqu'en 1817, cette mer demeurait constamment obstruée, lorsqu'un immense cataclysme eut lieu, et rejeta dans l'Océan ces ice-bergs, dont la plus grande partie vint s'échouer sur le banc de Terre-Neuve. A partir de ce moment, la baie de Baffin fut à peu près libre, et devint le rendez-vous de nombreux baleiniers.

—Ainsi, demanda Shandon, depuis cette époque les voyages au nord furent plus faciles?

—Incomparablement; mais on remarque que depuis quelques années la baie tend à se reprendre encore, et menace de se fermer, pour longtemps peut-être, aux investigations des navigateurs. Raison de plus, donc, pour pousser aussi avant qu'il nous sera possible. Et cependant nous avons un peu l'air de gens qui s'avancent dans des galeries inconnues, dont les portes se referment sans cesse derrière eux.

—Me conseilleriez-vous de reculer! demanda Shandon en essayant de lire au plus profond des yeux du docteur.

—Moi! je n'ai jamais su mettre un pied derrière l'autre, et, dût-on ne jamais revenir, je dis qu'il faut marcher. Seulement, je tiens à établir que si nous faisons des imprudences, nous savons parfaitement à quoi nous nous exposons.

—Et vous, Garry, qu'en pensez-vous? demanda Shandon au matelot.

—Moi, commandant, j'irais tout droit; je pense comme monsieur Clawbonny; d'ailleurs, vous ferez ce qu'il vous plaira; commandez, nous obéirons.

—Tous ne parlent pas comme vous, Garry, reprit Shandon; tous ne sont pas d'humeur à obéir! Et s'ils refusent d'exécuter mes ordres?

—Je vous ai donné mon avis, commandant, répondit Garry d'un air froid, parce que vous me l'avez demandé; mais vous n'êtes pas obligé de le suivre.»

Shandon ne répondit pas; il examina attentivement l'horizon, et redescendit avec ses deux compagnons sur les champs de glace.

CHAPITRE XI

LE POUCE-DU-DIABLE.

Pendant l'absence du commandant, les hommes avaient exécuté divers travaux, de façon à permettre au navire d'éviter la pression des ice-fields. Pen, Clifton, Bolton, Gripper, Simson, 'occupaient de cette manoeuvre pénible; le chauffeur et les deux mécaniciens durent même venir en aide à leurs camarades, car, du moment que le service de la machine n'exigeait plus leur présence, ils redevenaient matelots, et comme tels, ils pouvaient être employés à tous les services du bord. Mais cela ne se faisait pas sans grande irritation. «Je déclare en avoir assez, dit Pen, et si dans trois jours la débâcle n'est pas arrivée, je jure Dieu que je me croise les bras!

—Te croiser les bras, répondit Plower; il vaut mieux les employer à revenir en arrière! Est-ce que tu crois que nous sommes d'humeur à hiverner ici jusqu'à l'année prochaine?

—En vérité, ce serait un triste hiver, repartit Plower, car le navire est exposé de toutes parts!

—Et qui sait, dit Brunton, si même au printemps prochain la mer sera plus libre qu'elle ne l'est aujourd'hui?

—Il ne s'agit pas de printemps prochain, répliqua Pen; nous sommes au jeudi; si dimanche, au matin, la route n'est pas libre, nous revenons dans le sud.

—Bien parlé! dit Clifton.

—Ça vous va-t-il? demanda Pen.

—Ça nous va, répondirent ses camarades.

—Et c'est juste, reprit Waren; car si nous devons travailler de la sorte et haler le navire à force de bras, je suis d'avis de le ramener en arrière.

—Nous verrons cela dimanche, fit Wolsten.

—Qu'on m'en donne l'ordre, reprit Brunton, et mes fourneaux seront bientôt allumés.

—Eh, reprit Clifton, nous les allumerons bien nous-mêmes.

—Si quelque officier, répondit Pen, veut se donner le plaisir d'hiverner ici, libre à lui; on l'y laissera tranquillement; il ne sera pas embarrassé de se construire une hutte de neige pour y vivre en véritable Esquimau.

—Pas de ça, Pen, répliqua vivement Brunton; nous n'avons personne à abandonner; entendez-vous bien, vous autres? Je crois, d'ailleurs, que le commandant ne sera pas difficile à décider; il m'a l'air fort inquiet déjà, et en lui proposant doucement la chose…

—À savoir, reprit Plover; Richard Shandon est un homme dur et entêté quelquefois; il faudrait le tâter adroitement.

—Quand je pense, reprit Bolton avec un soupir de convoitise, que dans un mois nous pouvons être de retour à Liverpool! Nous aurons rapidement franchi la ligne des glaces dans le sud! la passe du détroit de Davis sera ouverte au commencement de juin, et nous n'aurons plus qu'à nous laisser dériver dans l'Atlantique.

—Sans compter, répondit le prudent Clifton, qu'en ramenant le commandant avec nous, en agissant sous sa responsabilité, nos parts et nos gratifications nous seront acquises; or, si nous revenions seuls, nous ne serions pas certains de l'affaire.

—Bien raisonné, dit Plover; ce diable de Clifton s'exprime comme un comptable! Tâchons de ne rien avoir à débrouiller avec ces messieurs de l'Amirauté, c'est plus sûr, et n'abandonnons personne.

—Mais si les officiers refusent de nous suivre?» reprit Pen, qui voulait pousser ses camarades à bout.

On fut assez embarrassé pour répondre à une question posée aussi directement.

«Nous verrons cela, quand le moment en sera venu, répliqua Bolton; il nous suffira d'ailleurs de gagner Richard Shandon à notre cause, et j'imagine que cela ne sera pas difficile.

—Il y a pourtant quelqu'un que je laisserai ici, fit Pen avec d'énormes jurons, quand il devrait me manger un bras!

—Ah! ce chien, dit Plover.

—Oui, ce chien! et je lui ferai son affaire avant peu!

—D'autant mieux, répliqua Clifton, revenant à sa thèse favorite, que ce chien-là est la cause de tous nos malheurs.

—C'est lui qui nous a jeté un sort, dit Plover.

—C'est lui qui nous a entraînés dans la banquise, répondit Gripper.

—C'est lui qui a ramassé sur notre route, réplique Walsten, plus de glaces qu'on n'en vit jamais à pareille époque!

—Il m'a donné ces maux d'yeux, dit Brunton.

—Il a supprimé le gin et le brandy, répliqua Pen.

—Il est cause de tout! s'écria l'assemblée en se montant l'imagination.

—Sans compter, répliqua Clifton, qu'il est le capitaine.

—Eh bien, capitaine de malheur, s'écria Pen, dont la fureur sans raison s'accroissait avec ses propres paroles, tu as voulu venir ici, et tu y resteras!

—Mais comment le prendre? fit Plover.

—Eh! l'occasion est bonne, répondit Clifton; le commandant n'est pas à bord; le lieutenant dort dans sa cabine; le brouillard est assez épais pour que Johnson ne puisse nous apercevoir…

—Mais le chien? s'écria Pen.

—Captain dort en ce moment près de la soute au charbon, répondit
Clifton, et si quelqu'un veut…

—Je m'en charge, répondit Pen avec fureur.

—Prends garde, Pen; il a des dents à briser une barre de fer!

—S'il bouge, je l'éventre,» répliqua Pen, en prenant son couteau d'une main.

Et il s'élança dans l'entre-pont, suivi de Waren, qui voulut l'aider dans son entreprise.

Bientôt ils revinrent tous les deux, portant l'animal dans leurs bras, le museau et les pattes fortement attachés; ils l'avaient surpris pendant son sommeil, et le malheureux chien ne pouvait parvenir à leur échapper.

«Hurrah pour Pen! s'écria Plover.

—Et maintenant, qu'en vas-tu faire? demanda Clifton.

—Le noyer, et s'il en revient jamais…» répliqua Pen avec un affreux sourire de satisfaction.

Il y avait à deux cents pas du navire un trou de phoques, sorte de crevasse circulaire faite avec les dents de cet amphibie, et toujours creusée de l'intérieur à l'extérieur; c'est par là que le phoque vient respirer à la surface de la glace; mais il doit prendre soin d'empêcher celle-ci de se refermer à l'orifice, car la disposition de sa mâchoire ne lui permet pas de refaire ce trou de l'extérieur à l'intérieur, et au moment du danger, il ne pourrait échapper à ses ennemis.

Pen et Waren se dirigèrent vers cette crevasse, et là, malgré ses efforts énergiques, le chien fut impitoyablement précipité dans la mer; un énorme glaçon repoussé ensuite sur cette ouverture ferma toute issue à l'animal, ainsi muré dans sa prison liquide.

«Bon voyage, capitaine!» s'écria le brutal matelot.

Peu d'instants après, Pen et Waren rentraient à bord. Johnson n'avait rien vu de cette exécution; le brouillard s'épaississait autour du navire, et la neige commençait à tomber avec violence.

Une heure après, Richard Shandon, le docteur et Garry regagnaient le
Forward
.

Shandon avait remarqué dans la direction du nord-est une passe dont il résolut de profiter. Il donna ses ordres en conséquence; l'équipage obéit avec une certaine activité; il voulait faire comprendre à Shandon l'impossibilité d'aller plus avant, et d'ailleurs il lui restait encore trois jours d'obéissance.

Pendant une partie de la nuit et du jour suivant, les manoeuvres des scies et de halage furent menées avec ardeur; le Forward gagna près de deux milles dans le nord. Le 18, il se trouvait en vue de terre, à cinq ou six encablures d'un pic singulier, auquel sa forme étrange a fait donner le nom de Pouce-du-Diable.

A cette même place, le Prince-Albert en 1851, l'Advance avec Kane en 1835, furent obstinément pris par les glaces pendant plusieurs semaines.

La forme bizarre du Pouce-du-Diable, les environs déserts et désolés, de vastes cirques d'ice-bergs dont quelques-uns dépassaient trois cents pieds de hauteur, les craquements des glaçons que l'écho reproduisait d'une façon sinistre, tout rendait effroyablement triste la position du Forward. Shandon comprit qu'il fallait le tirer de là et le conduire plus loin; vingt-quatre heures après, suivant son estime, il avait pu s'écarter de cette côte funeste de deux milles environ. Mais ce n'était pas assez. Shandon se sentait envahir par la crainte, et la situation fausse où il se trouvait paralysait son énergie; pour obéir à ses instructions et se porter en avant, il avait jeté son navire dans une situation excessivement périlleuse; le halage mettait les hommes sur les dents; il fallait plus de trois heures pour creuser un canal de vingt pieds de long dans une glace qui avait communément de quatre à cinq pieds d'épaisseur; la santé de l'équipage menaçait déjà de s'altérer. Shandon s'étonnait du silence de ses hommes et de leur dévouement inaccoutumé; mais il craignait que ce calme ne précédât quelque orage prochain.

On peut donc juger de la pénible surprise, du désappointement, du désespoir même qui s'empara de son esprit, quand il s'aperçut que, par suite d'un mouvement insensible de l'ice-field, le Forward reperdait pendant la nuit du 18 au 19 tout ce qu'il avait gagné au prix de tant de fatigues; le samedi matin, il se retrouvait en face du Pouce-du-Diable, toujours menaçant, et dans une situation plus critique encore; les ice-bergs se multipliaient et passaient comme des fantômes dans le brouillard.

Shandon fut complètement démoralisé; il faut dire que l'effroi passa dans le coeur de cet homme intrépide et dans celui de son équipage. Shandon avait entendu parler de la disparition du chien; mais il n'osa pas punir les coupables; il eût craint de provoquer une révolte.

Le temps fut horrible pendant cette journée; la neige, soulevée en épais tourbillons, enveloppait le brick d'un voile impénétrable; parfois, sous l'action de l'ouragan, le brouillard se déchirait, et l'oeil effrayé apercevait du côté de la terre ce Pouce-du-Diable dressé comme un spectre.

Le Forward ancré sur un immense glaçon, il n'y avait plus rien à faire, rien à tenter; l'obscurité s'accroissait, et l'homme de la barre n'eût pas aperçu James Wall qui faisait son quart à l'avant.

Shandon se retira dans sa cabine en proie à d'incessantes inquiétudes; le docteur mettait en ordre ses notes de voyage; des hommes de l'équipage, moitié restait sur le pont, et moitié dans la salle commune.

A un moment où l'ouragan redoubla de violence, le Pouce-du-Diable sembla se dresser démesurément au milieu du brouillard déchiré.

«Grand Dieu! s'écria Simpson en reculant avec effroi.

—Qu'est-ce donc?» dit Foker.

Aussitôt les exclamations s'élevèrent de toutes parts.

«Il va nous écraser!

—Nous sommes perdus!

—Monsieur Wall! monsieur Wall!

—C'est fait de nous!

—Commandant! commandant!»

Ces cris étaient simultanément proférés par les hommes de quart.

Wall se précipita vers le gaillard d'arrière; Shandon, suivi du docteur, s'élança sur le pont, et regarda.

Au milieu du brouillard entr'ouvert, le Pouce-du-Diable paraissait s'être subitement rapproché du brick; il semblait avoir grandi d'une façon fantastique; à son sommet se dressait un second cône renversé et pivotant sur sa pointe; il menaçait d'écraser le navire de sa masse énorme; il oscillait, prêt à s'abattre. C'était un spectacle effrayant. Chacun recula instinctivement, et plusieurs matelots, se jetant sur la glace, abandonnèrent le navire.

«Que personne ne bouge! s'écria le commandant d'une voix sévère; chacun à son poste!

—Eh, mes amis, ne craignez rien, dit le docteur; il n'y a pas de danger! Voyez, commandant, voyez, monsieur Wall, c'est un effet de mirage, et pas autre chose!

—Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répliqua maître Johnson; ces ignorants se sont laissé intimider par une ombre.»

Après les paroles du docteur, la plupart des matelots s'étaient rapprochés, et de la crainte passaient à l'admiration de ce merveilleux phénomène, qui ne tarda pas à s'effacer.

«Ils appellent cela du mirage, dit Clifton; eh bien, le diable est pour quelque chose là dedans, vous pouvez m'en croire!

—C'est sûr,» lui répondit Gripper.

Mais le brouillard, en s'entr'ouvrant, avait montré aux yeux du commandant une passe immense et libre qu'il ne soupçonnait pas; elle tendait à l'écarter de la côte; il résolut de profiter sans délai de cette chance favorable; les hommes furent disposés de chaque côté du chenal; des aussières leurs furent tendues, et ils commencèrent à remorquer le navire dans la direction du nord.

Pendant de longues heures cette manoeuvre fut exécutée avec ardeur, quoique en silence; Shandon avait fait rallumer les fourneaux pour profiter de ce chenal si merveilleusement découvert.

«C'est un hasard providentiel, dit-il à Johnson, et si nous pouvons gagner seulement quelques milles, peut-être serons-nous à bout de nos peines! Monsieur Brunton, activez le feu; dès que la pression sera suffisante, vous me ferez prévenir. En attendant, que nos hommes redoublent de courage; ce sera autant de gagné. Ils ont hâte de s'éloigner du Pouce-du-Diable! eh bien! nous profiterons de leurs bonnes dispositions.»

Tout d'un coup, la marche du brick fut brusquement suspendue.

«Qu'y-a-t-il, demanda Shandon? Wall, est-ce que nous avons cassé nos remorques?

—Mais non, commandant, répondit Wall, en se penchant au-dessus du bastingage! hé! voilà les hommes qui rebroussent chemin; ils grimpent sur le navire; ils ont l'air en proie à une étrange frayeur!

—Qu'est-ce donc? s'écria Shandon, en se précipitant à l'avant du brick.

—A bord! à bord!» s'écriaient les matelots avec l'accent de la plus vive terreur.

Shandon regarda dans la direction du nord, et frissonna malgré lui.

Un animal étrange, aux mouvements effrayants, dont la langue fumante sortait d'une gueule énorme, bondissait à une encablure de navire; il paraissait avoir plus de vingt pieds de haut; ses poils se hérissaient; il poursuivait les matelots, se mettant en arrêt sur eux, tandis que sa queue formidable, longue de dix pieds, balayait la neige et la soulevait en épais tourbillons. La vue d'un pareil monstre glaça d'effroi les plus intrépides.

«C'est un ours énorme, disait l'un.

—C'est la bête du Gévaudan!

—C'est le lion de l'Apocalypse!»

Shandon courut dans sa cabine prendre un fusil toujours chargé; le docteur sauta sur ses armes, et se tint prêt à faire feu sur cet animal qui par ses dimensions rappelait les quadrupèdes antédiluviens.

Il approchait, en faisant des bonds immenses; Shandon et le docteur firent feu en même temps, et soudain, la détonation de leur armes, ébranlant les couches de l'atmosphère, produisit un effet inattendu.

Le docteur regarda avec attention, et ne put s'empêcher d'éclater de rire.

«La réfraction! dit-il.

—La réfraction!» s'écria Shandon.

Mais une exclamation terrible de l'équipage les interrompit.

«Le chien! fit Clifton.

—Le dog-captain! répétèrent ses camarades.

—Lui! s'écria Pen, toujours lui!»

En effet, c'était lui qui, brisant ses liens, avait pu revenir à la surface du champ par une autre crevasse. En ce moment la réfraction, par un phénomène commun sous ces latitudes, lui donnait des dimensions formidables, que l'ébranlement de l'air avait dissipées; mais l'effet fâcheux n'en était pas moins produit sur l'esprit des matelots, peu disposés à admettre l'explication du fait par des raisons purement physiques. L'aventure du Pouce-du-Diable, la réapparition du chien dans ces circonstances fantastiques, achevèrent d'égarer leur moral, et les murmures éclatèrent de toutes parts.

CHAPITRE XII.

LE CAPITAINE HATTERAS.

Le Forward avançait rapidement sous vapeur entre les ice-fields et les montagnes de glace. Johnson tenait lui-même la barre. Shandon examinait l'horizon avec son snow-spectacle; mais sa joie fut de courte durée, car il reconnut bientôt que la passe aboutissait à un cirque de montagnes.

Cependant, aux difficultés de revenir sur ses pas il préféra les chances de poursuivre sa marche en avant.

Le chien suivait le brick en courant sur la plaine, mais il se tenait à une distance assez grande. Seulement, s'il restait en arrière, on entendait un sifflement singulier qui le rappelait aussitôt.

La première fois que ce sifflement se produisit, les matelots regardèrent autour d'eux; ils étaient seuls sur le pont, réunis en conciliabule; pas un étranger, pas un inconnu; et cependant ce sifflement se fit encore entendre à plusieurs reprises.

Clifton s'en alarma le premier.

«Entendez-vous? dit-il, et voyez-vous comme cet animal bondit quand il s'entend siffler?

—C'est à ne pas y croire, répondit Gripper.

—C'est fini! s'écria Pen; je ne vais pas plus loin.

—Pen a raison, répliqua Brunton; c'est tenter Dieu.

—Tenter le diable, répondit Clifton. J'aime mieux perdre toute ma part de bénéfice que de faire un pas de plus.

—Nous n'en reviendrons pas,» fit Bollon avec abattement.

L'équipage en était arrivé au plus haut point de démoralisation.

«Pas un pas de plus! s'écria Wolsten; est-ce votre avis?

—Oui, oui! répondirent les matelots. Eh bien, dit Bolton, allons trouver le commandant; je me charge de lui parler.»

Les matelots, en groupe serré, se dirigèrent vers la dunette. Le Forward pénétrait alors dans un vaste cirque qui pouvait mesurer huit cents pieds de diamètre; il était complètement fermé, à l'exception d'une seule issue, par laquelle arrivait le navire.

Shandon comprit qu'il venait s'emprisonner lui-même. Mais que faire? Comment revenir sur ses pas? Il sentit toute sa responsabilité; sa main se crispait sur sa lunette.

Le docteur regardait en se croisant les bras, et sans mot dire; il contemplait les murailles de glace, dont l'altitude moyenne pouvait dépasser trois cents pieds. Un dôme de brouillard demeurait suspendu au-dessus de ce gouffre.

Ce fut en ce moment que Bolton adressa la parole au commandant:

«Commandant, lui dit-il d'une voix émue, nous ne pouvons pas aller plus loin.

—Vous dites? répondit Shandon, à qui le sentiment de son autorité méconnue fit monter la colère au visage.

—Nous disons, commandant, reprit Bolton, que nous avons assez fait pour ce capitaine invisible, et nous sommes décidés à ne pas aller plus avant.

—Vous êtes décidés?… s'écria Shandon. Vous parlez ainsi, Bolton! prenez garde!

—Vos menaces n'y feront rien, répondit brutalement Pen; nous n'irons pas plus loin!»

Shandon s'avançait vers ses matelots révoltés, lorsque le maître d'équipage vint lui dire à voix basse:

«Commandant, si nous voulons sortir d'ici, nous n'avons pas une minute à perdre. Voilà un ice-berg qui s'avance dans la passe; il peut boucher toute issue, et nous retenir prisonniers.»

Shandon revint examiner la situation.

«Vous me rendrez compte de votre conduite plus tard, vous autres, dit-il en s'adressant aux mutins. En attendant, vire de bord!»

Les marins se précipitèrent à leur poste. Le Forward évolua rapidement; les fourneaux furent chargés de charbon; il fallait gagner de vitesse sur la montagne flottante. C'était une lutte entre le brick et l'ice-berg; le premier courait vers le sud pour passer, le second dérivait vers le nord, prêt à fermer tout passage.

«Chauffez! chauffez! s'écria Shandon, à toute vapeur! Brunton, m'entendez-vous?»

Le Forward glissait comme un oiseau au milieu des glaçons épars que sa proue tranchait vivement; sous l'action de l'hélice, la coque du navire frémissait, et le manomètre indiquait une tension prodigieuse de la vapeur; celle-ci sifflait avec un bruit assourdissant.

«Chargez les soupapes!» s'écria Shandon.

Et l'ingénieur obéit, au risque de faire sauter le bâtiment.

Mais ces efforts désespérés devaient être vains; l'ice-berg, saisi par un courant sous-marin, marchait rapidement vers la passe; le brick s'en trouvait encore éloigné de trois encâblures, quand la montagne, entrant comme un coin dans l'intervalle libre, adhéra fortement à ses voisines et ferma toute issue.

«Nous sommes perdus! s'écria Shandon, qui ne put retenir cette imprudente parole.

—Perdus! répéta l'équipage.

—Sauve qui peut! dirent les uns.

—A la mer les embarcations! dirent les autres.

—A la cambuse! s'écrièrent Pen et quelques-uns de sa bande, et s'il faut nous noyer, noyons-nous dans le gin!»

Le désordre arriva à son comble parmi ces hommes qui rompaient tout frein. Shandon se sentit débordé; il voulut commander; il balbutia, il hésita; sa pensée ne put se faire jour à travers ses paroles. Le docteur se promenait avec agitation. Johnson se croisait les bras stoïquement et se taisait.

Tout d'un coup une voix forte, énergique, impérieuse, se fit entendre et prononça ces paroles:

«Tout le monde à son poste! pare à virer!»

Johnson tressaillit, et, sans s'en rendre compte, il fit rapidement tourner la roue du gouvernail.

Il était temps; le brick, lancé à toute vitesse, allait se briser sur les murs de sa prison.

Mais tandis que Johnson obéissait instinctivement, Shandon, Clawbonny, l'équipage, tous, jusqu'au chauffeur Waren qui abandonna ses foyers, jusqu'au noir Strong qui laissa ses fourneaux, tous se trouvèrent réunis sur le pont, et tous virent sortir de cette cabine, dont il avait seul la clef, un homme…

Cet homme, c'était le matelot Garry.

«Monsieur! s'écria Shandon en pâlissant. Garry.., vous… de quel droit commandez-vous ici?…

—Duk,» fit Garry en reproduisant ce sifflement qui avait tant surpris l'équipage.

Le chien, à l'appel de son vrai nom, sauta d'un bond sur la dunette, et vint se coucher tranquillement aux pieds de son maître.

L'équipage ne disait mot. Cette clef que devait posséder seul le capitaine du Forward, ce chien envoyé par lui et qui venait pour ainsi dire constater son identité, cet accent de commandement auquel il était impossible de se méprendre, tout cela agit fortement sur l'esprit des matelots, et suffit à établir l'autorité de Garry.

D'ailleurs, Garry n'était plus reconnaissable; il avait abattu les larges favoris qui encadraient son visage, et sa figure ressortait plus impassible encore, plus énergique, plus impérieuse; revêtu des habits de son rang déposés dans sa cabine, il apparaissait avec les insignes du commandement.

Aussi, avec cette mobilité naturelle, l'équipage du Forward, emporté malgré lui-même, s'écria d'une seule voix:

«Hurrah! hurrah! hurrah pour le capitaine!

«Shandon, dit celui-ci à son second, faites ranger l'équipage; je vais le passer en revue.»

Shandon obéit, et donna ses ordres d'une voix altérée. Le capitaine s'avança au-devant de ses officiers et de ses matelots, disant à chacun ce qu'il convenait de lui dire, et le traitant selon sa conduite passée.

Quand il eut fini son inspection, il remonta sur la dunette, et d'une voix calme, il prononça les paroles suivantes:

«Officiers et matelots, je suis un Anglais, comme vous, et ma devise est celle de l'amiral Nelson:

«L'Angleterre attend que chacun fasse son devoir[1].

[1] «England expects every one to make his duty.»

«Comme Anglais, je ne veux pas, nous ne voulons pas que de plus hardis aillent là où nous n'aurions pas été. Comme Anglais, je ne souffrirai pas, nous ne souffrirons pas que d'autres aient la gloire de s'élever plus au nord. Si jamais pied humain doit fouler la terre du pôle, il faut que ce soit le pied d'un Anglais! Voici le pavillon de notre pays. J'ai armé ce navire, j'ai consacré ma fortune à cette entreprise, j'y consacrerai ma vie et la vôtre, mais ce pavillon flottera sur le pôle boréal du monde. Ayez confiance. Une somme de mille livres sterling[1] vous sera acquise par chaque degré que nous gagnerons dans le nord à partir de ce jour. Or, nous sommes par le soixante-douzième, et il y en a quatre-vingt-dix. Comptez. Mon nom d'ailleurs vous répondra de moi. Il signifie énergie et patriotisme. Je suis le capitaine Hatteras!

[1] 25,000 francs.

—Le capitaine Hatteras!» s'écria Shandon.

Et ce nom, bien connu du marin anglais, courut sourdement parmi l'équipage.

«Maintenant, reprit Hatteras, que le brick soit ancré sur les glaçons; que les fourneaux s'éteignent, et que chacun retourne à ses travaux habituels. Shandon, j'ai à vous entretenir des affaires du bord. Vous me rejoindrez dans ma cabine, avec le docteur, Wall et le maître d'équipage. Johnson, faites rompre les rangs.»

Hatteras, calme et froid, quitta tranquillement la dunette, pendant que Shandon faisait assurer le brick sur ses ancres.

Qu'était donc cet Hatteras, et pourquoi son nom faisait-il une si terrible impression sur l'équipage?

John Hatteras, le fils unique d'un brasseur de Londres, mort six fois millionnaire en 1852, embrassa, jeune encore, la carrière maritime, malgré la brillante fortune qui l'attendait. Non qu'il fût poussé à cela par la vocation du commerce, mais l'instinct des découvertes géographiques le tenait au coeur; il rêva toujours de poser le pied là où personne ne l'eût posé encore.

A vingt ans déjà, il possédait la constitution vigoureuse des hommes maigres et sanguins: une figure énergique, à lignes géométriquement arrêtées, un front élevé et perpendiculaire au plan des yeux, ceux-ci beaux, mais froids, des lèvres minces dessinant une bouche avare de paroles, une taille moyenne, des membres solidement articulés et mus par des muscles de fer, formaient l'ensemble d'un homme doué d'un tempérament à toute épreuve. A le voir, on le sentait audacieux, à l'entendre, froidement passionné; c'était un caractère à ne jamais reculer, et prêt à jouer la vie des autres avec autant de conviction que la sienne. Il fallait donc y regarder à deux fois avant de le suivre dans ses entreprises.

John Hatteras portait haut la fierté anglaise, et ce fut lui qui fit un jour à un Français cette orgueilleuse réponse:

Le Français disait devant lui avec ce qu'il supposait être de la politesse, et même de l'amabilité:

«Si je n'étais Français, je voudrais être Anglais.

—Si je n'étais Anglais, moi, répondit Hatteras, je voudrais être
Anglais!»

On peut juger l'homme par la réponse.

Il eût voulu par-dessus tout réserver à ses compatriotes le monopole des découvertes géographiques; mais, à son grand désespoir, ceux-ci avaient peu fait, pendant les siècles précédents, dans la voie des découvertes.

L'Amérique était due au Génois Christophe Colomb, les Indes au Portugais Vasco de Gama, la Chine au Portugais Fernand d'Andrada, la Terre de feu au Portugais Magellan, le Canada au Français Jacques Cartier, les îles de la Sonde, le Labrador, le Brésil, le cap de Bonne-Espérance, les Açores, Madère, Terre-Neuve, la Guinée, le Congo, le Mexique, le cap Blanc, le Groënland, l'Islande, la mer du Sud, la Californie, le Japon, le Cambodje, le Pérou, le Kamtchatka, les Philippines, le Spitzberg, le cap Horn, le détroit de Behring, la Tasmanie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle-Bretagne, la Nouvelle-Hollande, la Louisiade, l'île de Jean-Mayen, à des Islandais, à des Scandinaves, à des Français, à des Russes, à des Portugais, à des Danois, à des Espagnols, à des Génois, à des Hollandais, mais pas un Anglais ne figurait parmi eux, et c'était un désespoir pour Hatteras de voir les siens exclus de cette glorieuse phalange des navigateurs qui firent les grandes découvertes des XVe et XVIe siècles.

Hatteras se consolait un peu en se reportant aux temps modernes; les
Anglais prenaient leur revanche avec Sturt, Donall Stuart, Burcke,
Wills, King, Gray, en Australie, avec Palliser en Amérique, avec
Haouran en Syrie, avec Cyril Graham, Wadington, Cummingham dans
l'Inde, avec Barth, Burton, Speke, Grant, Livingston en Afrique.

Mais cela ne suffisait pas; pour Hatteras, ces hardis voyageurs étaient plutôt des perfectionneurs que des inventeurs; il fallait donc trouver mieux, et John eût inventé un pays pour avoir l'honneur de le découvrir.

Or, il avait remarqué que si les Anglais ne formaient pas majorité parmi les découvreurs anciens, que s'il fallait remonter à Cook pour obtenir la Nouvelle-Calédonie en 1774, et les îles Sandwich où il périt en 1778, il existait néanmoins un coin du globe sur lequel ils semblaient avoir réuni tous leurs efforts.

C'étaient précisément les terres et les mers boréales du nord de l'Amérique.

En effet, le tableau des découvertes polaires se présente ainsi:

  La Nouvelle-Zemble, découverte par Willoughby en 1553.
  L'île de Weigatz — Barrough — 1556.
  La côte ouest du Groënland — Davis — 1585.
  Le détroit de Davis — Davis — 1587.
  Le Spitzberg — Willoughby — 1596.
  La baie d'Hudson — Hudson — 1610.
  La baie de Baffin — Baffin — 1616.

Pendant ces dernières années, Hearne, Mackensie, John Ross, Parry,
Franklin, Richardson, Beechey, James Ross, Back, Dease, Sompson, Rae,
Inglefield, Belcher, Austin, Kellet, Moore, Mac Clure, Kennedy,
MacClintock, fouillèrent sans interruption ces terres inconnues.

On avait bien délimité les côtes septentrionales de l'Amérique, à peu près découvert le passage du nord-ouest, mais ce n'était pas assez; il y avait mieux à faire, et ce mieux, John Hatteras l'avait deux fois tenté en armant deux navires à ses frais; il voulait arriver au pôle même, et couronner ainsi la série des découvertes anglaises par une tentative du plus grand éclat.

Parvenir au pôle, c'était le but de sa vie.

Après d'assez beaux voyages dans les mers du sud, Hatteras essaya pour la première fois en 1846 de s'élever au nord par la mer de Baffin; mais il ne put dépasser le soixante-quatorzième degré de latitude; il montait le sloop l'Halifax; son équipage eut à souffrir des tourments atroces, et John Hatteras poussa si loin son aventureuse audace, que désormais les marins furent peu tentés de recommencer de semblables expéditions sous un pareil chef.

Cependant, en 1850, Hatteras parvint à enrôler sur la goëlette le Farewel une vingtaine d'hommes déterminés, mais déterminés surtout par le haut prix offert à leur audace. Ce fut dans cette occasion que le docteur Clawbonny entra en correspondance avec John Hatteras, qu'il ne connaissait pas, et demanda à faire partie de l'expédition; mais la place de médecin était prise, et ce fut heureux pour le docteur.

Le Farewel, en suivant la route prise par le Neptune, d'Aberdeen, en 1817, s'éleva au nord du Spitzberg jusqu'au soixante-seizième degré de latitude. Là, il fallut hiverner; mais les souffrances furent telles et le froid si intense, que pas un homme de l'équipage ne revit l'Angleterre, à l'exception du seul Hatteras, rapatrié par un baleinier danois, après une marche de plus de deux cents milles à travers les glaces.

La sensation produite par ce retour d'un seul homme fut immense; qui oserait désormais suivre Hatteras dans ses audacieuses tentatives? Cependant il ne désespéra pas de recommencer. Son père, le brasseur, mourut, et il devint possesseur d'une fortune de nabab.

Sur ces entrefaites, un fait géographique se produisit, qui porta le coup le plus sensible à John Hatteras.

Un brick, l'Advance, monté par dix-sept hommes, armé par le négociant Grinnel, commandé par le docteur Kane, et envoyé à la recherche de sir John Franklin, s'éleva, en 1853, par la mer de Baffin et le détroit de Smith, jusqu'au delà du 82e degré de latitude boréale, plus près du pôle qu'aucun de ses devanciers.

Or, ce navire était Américain, ce Grinnel était Américain, ce Kane était Américain!

On comprendra facilement que le dédain de l'Anglais pour le Yankee se changea en haine dans le coeur d'Hatteras; il résolut de dépasser à tout prix son audacieux concurrent, et d'arriver au pôle même.

Depuis deux ans, il vivait incognito à Liverpool. Il passait pour un matelot, il reconnut dans Richard Shandon l'homme dont il avait besoin; il lui fit ses propositions par lettre anonyme, ainsi qu'au docteur Clawbonny. Le Forward fut construit, armé, équipé. Hatteras se garda bien de faire connaître son nom; il n'eût pas trouvé un seul homme pour l'accompagner. Il résolut de ne prendre le commandement du brick que dans des conjonctures impérieuses, et lorsque son équipage serait engagé assez avant pour ne pas reculer; il avait en réserve, comme on l'a vu, des offres d'argent à faire à ses hommes, telles que pas un ne refuserait de le suivre jusqu'au bout du monde.

Et c'était bien au bout du monde, en effet, qu'il voulait aller.

Or, les circonstances étant devenues critiques, John Hatteras n'hésita plus à se déclarer.

Son chien, son fidèle Duk, le compagnon de ses traversées, fut le premier à le reconnaître, et heureusement pour les braves, malheureusement pour les timides, il fut bien et dûment établi que le capitaine du Forward était John Hatteras.

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