Aventures du Capitaine Hatteras
CHAPITRE XXVI.
LE DERNIER MORCEAU DE CHARBON.
Les ours paraissaient décidément imprenables; on tua quelques phoques pendant les journées des 4, 5 et 6 novembre, puis le vent venant à changer, la température s'éleva de plusieurs degrés; mais les drifts[1] de neige recommencèrent avec une incomparable violence. Il devint impossible de quitter le navire, et l'on eut fort à faire pour combattre l'humidité. A la fin de la semaine, les condensateurs recelaient plusieurs boisseaux de glace.
[1] Tourbillon.
Le temps changea de nouveau le 15 novembre, et le thermomètre, sous l'influence de certaines conditions atmosphériques, descendit à vingt-quatre degrés au-dessous de zéro (-31° centig.). Ce fut la plus basse température observée jusque-là. Ce froid eût été supportable dans une atmosphère tranquille; mais le vent soufflait alors, et semblait fait de lames aiguës qui traversaient l'air.
Le docteur regretta fort d'être ainsi captif, car la neige, raffermie par le vent, offrait un terrain solide pour la marche, et il eût pu tenter quelque lointaine excursion.
Cependant, il faut le dire, tout exercice violent par un tel froid amène vite l'essoufflement. Un homme ne peut alors produire le quart de son travail habituel; les outils de fer deviennent impossibles à manier; si la main les prend sans précaution, elle éprouve une douleur semblable à celle d'une brûlure, et des lambeaux de sa peau restent attachés à l'objet imprudemment saisi.
L'équipage, confiné dans le navire, fut donc réduit à se promener pendant deux heures par jour sur le pont recouvert, où il avait la permission de fumer, car cela était défendu dans la salle commune.
Là, dès que le feu baissait un peu, la glace envahissait les murailles et les jointures du plancher; il n'y avait pas une cheville, un clou de fer, une plaque de métal qui ne se recouvrît immédiatement d'une couche glacée.
L'instantanéité du phénomène émerveillait le docteur. L'haleine des hommes se condensait dans l'air et, sautant de l'état fluide à l'état solide, elle retomba en neige autour d'eux. A quelques pieds seulement de poêles, le froid reprenait alors toute son énergie, et les hommes se tenaient près du feu, en groupe serré.
Cependant, le docteur leur conseillait de s'aguerrir, de se familiariser avec cette température, qui n'avait certainement pas dit son dernier mot; il leur recommandait de soumettre peu à peu leur épiderme à ces cuissons intenses, et prêchait d'exemple; mais la paresse ou l'engourdissement clouait la plupart d'entre eux à leur poste; ils n'en voulaient pas bouger, et préféraient s'endormir dans cette mauvaise chaleur.
Cependant, d'après le docteur, il n'y avait aucun danger à s'exposer à un grand froid en sortant d'une salle chauffée; ces transitions brusques n'ont d'inconvénient en effet que pour les gens qui sont en moiteur; le docteur citait des exemples à l'appui de son opinion, mais ses leçons étaient perdues ou à peu près.
Quant à John Hatteras, il ne paraissait pas ressentir l'influence de cette température. Il se promenait silencieusement, ni plus ni moins vite. Le froid n'avait-il pas prise sur son énergique constitution? Possédait-il au suprême degré ce principe de chaleur naturelle qu'il recherchait chez ses matelots? Était-il cuirassé dans son idée fixe, de manière à se soustraire aux impressions extérieures? Ses hommes ne le voyaient pas sans un profond étonnement affronter ces vingt-quatre degrés au-dessous de zéro; il quittait le bord pendant des heures entières, et revenait sans que sa figure portât les marques du froid.
«Cet homme est étrange, disait le docteur à Johnson; il m'étonne moi-même! il porte en lui un foyer ardent! C'est une des plus puissantes natures que j'aie étudiées de ma vie!
—Le fait est, répondit Johnson, qu'il va, vient, circule en plein air, sans se vêtir plus chaudement qu'au mois de juin.
—Oh! la question de vêtement est peu de chose, répondait le docteur; à quoi bon vêtir chaudement celui qui ne peut produire la chaleur de lui-même? C'est essayer d'échauffer un morceau de glace en l'enveloppant dans une couverture de laine! Mais Hatteras n'a pas besoin de cela; il est ainsi bâti, et je ne serais pas étonné qu'il fît véritablement chaud a ses côtés, comme auprès d'un charbon incandescent.»
Johnson, chargé de dégager chaque matin le trou à feu, remarqua que la glace mesurait plus de dix pieds d'épaisseur.
Presque toutes les nuits, le docteur pouvait observer de magnifiques aurores boréales; de quatre heures à huit heures du soir, le ciel se colorait légèrement dans le nord; puis, cette coloration prenait la forme régulière d'une bordure jaune pâle, dont les extrémités semblaient s'arc-bouter sur le champ de glace. Peu à peu, la zone brillante s'élevait dans le ciel suivant le méridien magnétique, et apparaissait striée de bandes noirâtres; des jets d'une matière lumineuse s'élançaient, s'allongeaient alors, diminuant ou forçant leur éclat; le météore, arrivé à son zénith, se composait souvent de plusieurs arcs, qui se baignaient dans les ondes rouges, jaunes ou vertes de la lumière. C'était un éblouissement, un incomparable spectacle. Bientôt, les diverses courbes se réunissaient en un seul point, et formaient des couronnes boréales d'une opulence toute céleste. Enfin, les arcs se pressaient les uns contre les autres, la splendide aurore pâlissait, les rayons intenses se fondaient en lueurs pâles, vagues, indéterminées, indécises, et le merveilleux phénomène, affaibli, presque éteint, s'évanouissait insensiblement dans les nuages obscurcis du sud.
On ne saurait comprendre la féerie d'un tel spectacle, sous les hautes latitudes, à moins de huit degrés du pôle; les aurores boréales, entrevues dans les régions tempérées, n'en donnent aucune idée, même affaiblie; il semble que la Providence ait voulu réserver à ces climats ses plus étonnantes merveilles.
Des parasélènes nombreuses apparaissaient également pendant la durée de la lune, dont plusieurs images se présentaient alors dans le ciel, en accroissant son éclat souvent aussi, de simples halos lunaires entouraient l'astre des nuits, qui brillait au centre d'un cercle lumineux avec une splendide intensité.
Le 26 novembre, il y eut une grande marée, et l'eau s'échappa avec violence par le trou à feu; l'épaisse couche de glace fut comme ébranlée par le soulèvement de la mer, et des craquements sinistres annoncèrent la lutte sous-marine; heureusement le navire tint ferme dans son lit, et ses chaînes seules travaillèrent avec bruit; d'ailleurs, en prévision de l'événement, Hatteras les avait fait assujettir.
Les jours suivants furent encore plus froids; le ciel se couvrit d'un brouillard pénétrant; le vent enlevait la neige amoncelée; il devenait difficile de voir si ces tourbillons prenaient naissance dans le ciel ou sur les ice-fields; c'était une confusion inexprimable.
L'équipage s'occupait de divers travaux à l'intérieur, dont le principal consistait à préparer la graisse et l'huile produites par les phoques; elles se convertissaient en blocs de glace qu'il fallait travailler à la hache; on concassait cette glace en morceaux, dont la dureté égalait celle du marbre; on en recueillit ainsi la valeur d'une dizaine de barils. Comme on le voit, toute espèce de vase devenait inutile ou à peu près; d'ailleurs ils se seraient brisés sous l'effort du liquide que la température transformait.
Le 28, le thermomètre descendit à trente-deux degrés au dessous de zéro (-36° centig.); il n'y avait plus que pour dix jours de charbon, et chacun voyait arriver avec effroi le moment où ce combustible viendrait à manquer.
Hatteras, par mesure d'économie, fit éteindre le poêle de la dunette, et dès lors, Shandon, le docteur et lui durent partager la salle commune de l'équipage, Hatteras fut donc plus constamment en rapport avec ses hommes, qui jetaient sur lui des regards hébétés et farouches. Il entendait leurs récriminations, leurs reproches, leurs menaces même, et ne pouvait les punir. Du reste, il semblait sourd à toute observation. Il ne réclamait pas la place la plus rapprochée du feu. Il restait dans un coin, les bras croisés, sans mot dire.
En dépit des recommandations du docteur, Pen et ses amis se refusaient à prendre le moindre exercice; ils passaient les journées entières accoudés au poêle ou sous les couvertures de leur hamac; aussi leur santé ne tarda pas à s'altérer; ils ne purent réagir contre l'influence funeste du climat, et le terrible scorbut fit son apparition à bord.
Le docteur avait cependant commencé depuis longtemps à distribuer chaque matin le jus de citron et les pastilles de chaux; mais ces préservatifs, si efficaces d'habitude, n'eurent qu'une action insensible sur les malades, et la maladie, suivant son cours, offrit bientôt ses plus horribles symptômes.
Quel spectacle que celui de ces malheureux dont les nerfs et les muscles se contractaient sous la douleur! Leurs jambes enflaient extraordinairement et se couvraient de larges taches d'un bleu noirâtre; leurs gencives sanglantes, leurs lèvres tuméfiées, ne livraient passage qu'à des sons inarticulés; la masse du sang complètement altérée, défibrinisée, ne transmettait plus la vie aux extrémités du corps.
Clifton, le premier, fut attaqué de cette cruelle maladie; bientôt Gripper, Brunton, Strong, durent renoncer à quitter leur hamac. Ceux que la maladie épargnait encore ne pouvaient fuir le spectacle de ces souffrances: il n'y avait pas d'autre abri que la salle commune; il y fallait demeurer; aussi fut-elle promptement transformée en hôpital, car sur les dix-huit marins du Forward, treize furent en peu de jours frappés par le scorbut. Pen semblait devoir échapper à la contagion; sa vigoureuse nature l'en préservait; Shandon ressentit les premiers symptômes du mal; mais cela n'alla pas plus loin, et l'exercice parvint à le maintenir dans un état de santé suffisant.
Le docteur soignait ses malades avec le plus entier dévouement, et son coeur se serrait en face de maux qu'il ne pouvait soulager. Cependant, il faisait surgir le plus de gaieté possible du sein de cet équipage désolé; ses paroles, ses consolations, ses réflexions philosophiques, ses inventions heureuses, rompaient la monotonie de ces longs jours de douleur; il lisait à voix haute; son étonnante mémoire lui fournissait des récits amusants, tandis que les hommes, encore valides, entouraient le poêle de leur cercle pressé; mais les gémissements des malades, les plaintes, les cris de désespoir l'interrompaient parfois, et, son histoire suspendue, il redevenait le médecin attentif et dévoué.
D'ailleurs, sa santé résistait; il ne maigrissait pas; sa corpulence lui tenait lieu du meilleur vêtement, et, disait-il, il se trouvait fort bien d'être habillé comme un phoque ou une baleine, qui, grâce à leurs épaisses couches de graisse, supportent facilement les atteintes d'une atmosphère arctique.
Hatteras, lui, n'éprouvait rien, ni au physique ni au moral. Les souffrances de son équipage ne paraissaient même pas le toucher. Peut-être ne permettait-il pas à une émotion de se traduire sur sa figure; et cependant un observateur attentif eût surpris parfois un coeur d'homme à battre sous cette enveloppe de fer.
Le docteur l'analysait, l'étudiait, et ne parvenait pas à classer cette organisation étrange, ce tempérament surnaturel.
Le thermomètre baissa encore; le promenoir du pont restait désert; les chiens esquimaux l'arpentaient seuls en poussant de lamentables aboiements.
Il y avait toujours un homme de garde auprès du poêle, et qui veillait à son alimentation; il était important de ne pas le laisser s'éteindre; dès que le feu venait à baisser, le froid se glissait dans la salle, la glace s'incrustait sur les murailles, et l'humidité, subitement condensée, retombait en neige sur les infortunés habitants du brick.
Ce fut au milieu de ces tortures indicibles, que l'on atteignit le 8 décembre; ce matin-là, le docteur alla consulter, suivant son habitude, le thermomètre placé à l'extérieur. Il trouva le mercure entièrement gelé dans la cuvette.
«Quarante-quatre degrés au-dessous de zéro!» se dit-il avec effroi,
Et ce jour-là, on jeta dans le poêle le dernier morceau de charbon du bord.
CHAPITRE XXVII.
LES GRANDS FROIDS DE NOËL.
Il y eut alors un moment de désespoir. La pensée de la mort, et de la mort par le froid, apparut dans toute son horreur; ce dernier morceau de charbon brûlait avec un crépitement sinistre; le feu menaçait déjà de manquer, et la température de la salle s'abaissait sensiblement. Mais Johnson alla chercher quelques morceaux de ce nouveau combustible que lui avaient fourni les animaux marins, et il en chargea le poêle; il y ajouta de l'étoupe imprégnée d'huile gelée, et obtint bientôt une chaleur suffisante. L'odeur de cette graisse était fort insupportable; mais comment s'en débarrasser? il fallait s'y faire, Johnson convint lui-même que son expédient laissait à désirer, et n'aurait aucun succès dans les maisons bourgeoises de Liverpool.
«Et pourtant, ajouta-t-il, cette odeur fort déplaisante amènera peut-être de bons résultats.
—Et lesquels donc? demanda le charpentier.
—Elle attirera sans doute les ours de notre côté, car ils sont friands de ces émanations.
—Bon, répliqua Bell, et la nécessité d'avoir des ours?
—Ami Bell, répondit Johnson, il ne nous faut plus compter sur les phoques; ils ont disparu et pour longtemps; si les ours ne viennent pas à leur tour fournir leur part de combustible, je ne sais pas ce que nous deviendrons.
—Tu dis vrai, Johnson; notre sort est loin d'être assuré; cette situation est effrayante. Et si ce genre de chauffage vient à nous manquer… je ne vois pas trop le moyen…
—Il y en aurait encore un!…
—Encore un? répondit Bell.
—Oui, Bell! en désespoir de cause… mais jamais le capitaine… Et cependant, il faudra peut-être en venir là.»
Le vieux Johnson secoua tristement la tête, et tomba dans des réflexions silencieuses, dont Bell ne voulut pas le tirer. Il savait que ces morceaux de graisse, si péniblement acquis, ne dureraient pas huit jours, malgré la plus sévère économie.
Le maître d'équipage ne se trompait pas. Plusieurs ours, attirés par ces exhalaisons fétides, furent signalés sous le vent du Forward; les hommes valides leur donnèrent la chasse; mais ces animaux sont doués d'une vitesse remarquable et d'une finesse qui déjoue tous les stratagèmes; il fut impossible de les approcher, et les balles les plus adroites ne purent les atteindre.
L'équipage du brick fut sérieusement menacé de mourir de froid; il était incapable de résister quarante-huit heures à une température pareille, qui envahirait la salle commune. Chacun voyait venir avec terreur la fin du dernier morceau de combustible.
Or, cela arriva le 20 décembre, à trois heures du soir; le feu s'éteignit; les matelots, rangés en cercle autour du poêle, se regardaient avec des yeux hagards. Hatteras demeurait immobile dans son coin; le docteur, suivant son habitude, se promenait avec agitation; il ne savait plus à quoi s'ingénier.
La température tomba subitement dans la salle à sept degrés au-dessous de zéro. (-22° centig.)
Mais si le docteur était à bout d'imagination, s'il ne savait plus que faire, d'autres le savaient pour lui. Aussi, Shandon, froid et résolu, Pen, la colère aux yeux, et deux ou trois de leurs camarades, de ceux qui pouvaient encore se traîner, s'avancèrent vers Hatteras.
«Capitaine,» dit Shandon.
Hatteras, absorbé dans ses pensées, ne l'entendit pas.
«Capitaine!» répéta Shandon en le touchant de la main.
Hatteras se redressa.
«Monsieur, dit-il.
—Capitaine, nous n'avons plus de feu.
—Eh bien? répondit Hatteras.
—Si votre intention est que nous mourions de froid, reprit Shandon avec une terrible ironie, nous vous prions de nous en informer!
—Mon intention, répondit Hatteras d'une voix grave, est que chacun ici fasse son devoir jusqu'au bout.
—Il y a quelque chose au-dessus du devoir, capitaine, répondit le second, c'est le droit à sa propre conservation. Je vous répète que nous sommes sans feu, et si cela continue, dans deux jours, pas un de nous ne sera vivant!
—Je n'ai pas de bois, répondit sourdement Hatteras.
—Eh bien! s'écria violemment Pen, quand on n'a plus de bois, on va en couper où il en pousse!» Hatteras pâlit de colère.
«Où cela? dit-il.
—A bord, répondit insolemment le matelot.
—A bord! reprit le capitaine, les poings crispés, l'oeil étincelant.
—Sans doute, répondit Pen,, quand le navire n'est plus bon à porter son équipage, on brûle le navire!»
Au commencement de cette phrase, Hatteras avait saisi une hache; à la fin, cette hache était levée sur la tête de Pen.
«Misérable!» s'écria-t-il.
Le docteur se jeta au-devant de Pen, qu'il repoussa; la hache, retombant à terre, entailla profondément la plancher. Johnson, Bell, Simpson, groupés autour d'Hatteras, paraissaient décidés à le soutenir. Mais des voix lamentables, plaintives, douloureuses, sortirent de ces cadres transformés en lits de mort.
«Du feu! du feu!» criaient les infortunés malades, envahis par le froid sous leurs couvertures. Hatteras fit un effort sur lui-même, et, après quelques instants de silence, il prononça ces mots d'un ton calme:
«Si nous détruisons notre navire, comment regagnerons-nous l'Angleterre?
—Monsieur, répondit Johnson, on pourrait peut-être brûler sans inconvénient les parties les moins utiles, le plat-bord, les bastingages…
—Il resterait toujours les chaloupes, reprit Shandon, et, d'ailleurs, qui nous empêcherait de reconstruire un navire plus petit avec les débris de l'ancien?…
—Jamais! répondit Hatteras.
—Mais… reprirent plusieurs matelots en élevant la voix…
—Nous avons de l'esprit-de-vin en grande quantité, répondit Hatteras; brûlez-le jusqu'à la dernière goutte.
—Eh bien, va pour de l'esprit-de-vin!» répondit Johnson, avec une confiance affectée qui était loin de son coeur.
Et, à l'aide de larges mèches, trempées dans cette liqueur dont la flamme pâle léchait les parois du poêle, il put élever de quelques degrés la température de la salle.
Pendant les jours qui suivirent cette scène désolante, le vent revint dans le sud, le thermomètre remonta; la neige tourbillonna dans une atmosphère moins rigide. Quelques-uns des hommes purent quitter le navire aux heures les moins humides du jour; mais les ophthalmies et le scorbut retinrent la plupart d'entre eux à bord; d'ailleurs, ni la chasse, ni la pêche ne furent praticables.
Au reste, ce n'était qu'un répit dans les atroces violences du froid, et, le 25, après une saute de vent inattendue, le mercure gelé disparut de nouveau dans la cuvette de l'instrument; on dut alors s'en rapporter au thermomètre à esprit-de-vin, que les plus grands froids ne parviennent pas à congeler.
Le docteur, épouvanté, le trouva à soixante-six degrés au-dessous de zéro (-52° centig.). C'est à peine s'il avait jamais été donné à l'homme de supporter une telle température.
La glace s'étendait en longs miroirs ternis sur le plancher; un épais brouillard envahissait la salle; l'humidité retombait en neige épaisse; on ne se voyait plus; la chaleur humaine se retirait des extrémités du corps; les pieds et les mains devenaient bleus; la tête se cerclait de fer, et la pensée confuse, amoindrie, gelée, portait au délire. Symptôme effrayant: la langue ne pouvait plus articuler une parole.
Depuis ce jour où on le menaça de brûler son navire, Hatteras rôdait pendant de longues heures sur le pont. Il surveillait, il veillait. Ce bois, c'était sa chair à lui! On lui coupait un membre en en coupant un morceau! Il était armé et faisait bonne garde, insensible au froid, à la neige, à cette glace qui roidissait ses vêtements et l'enveloppait comme d'une cuirasse de granit. Duk, le comprenant, aboyait sur ses pas et l'accompagnait de ses hurlements.
Cependant, le 25 décembre, il descendit à la salle commune. Le docteur, profitant d'un reste d'énergie, alla droit à lui.
«Hatteras, lui dit-il, nous allons mourir faute de feu.
—Jamais! fit Hatteras, sachant bien à quelle demande il répondait ainsi.
—Il le faut, reprit doucement le docteur.
—Jamais, reprit Hatteras avec plus de force, jamais je n'y consentirai! Que l'on me désobéisse, si l'on veut!».
C'était la liberté d'agir donnée ainsi. Johnson et Bell s'élancèrent sur le pont. Hatteras entendit le bois de son brick craquer sous la hache. Il pleura.
Ce jour-là, c'était le jour de Noël, la fête de la famille, en Angleterre, la soirée des réunions enfantines! Quel souvenir amer que celui de ces enfants joyeux autour de leur arbre encore vert! Qui ne se rappelait ces longues pièces de viande rôtie que fournissait le boeuf engraissé pour cette circonstance? Et ces tourtes, ces minced-pies, où les ingrédiens de toutes sortes se trouvaient amalgamés pour ce jour si cher aux coeurs anglais? Mais ici, la douleur, le désespoir, la misère à son dernier degré, et pour bûche de Noël ces morceaux du bois d'un navire perdu au plus profond de la zone glaciale!
Cependant, sous l'influence du feu, le sentiment et la force revinrent à l'esprit des matelots; les boissons brûlantes de thé ou de café produisirent un bien-être instantané, et l'espoir est chose si tenace à l'esprit, que l'on se reprit à espérer. Ce fut dans ces alternatives que se termina cette funeste année 1860, dont le précoce hiver avait déjoué les hardis projets d'Hatteras.
Or, il arriva que précisément ce premier janvier 1861 fut marqué par une découverte inattendue. Il faisait un peu moins froid; le docteur avait repris ses études accoutumées; il lisait les relations de sir Edward Belcher sur son expédition dans les mers polaires. Tout d'un coup, un passage, inaperçu jusqu'alors, le frappa d'étonnement; il relut; on ne pouvait s'y méprendre.
Sir Edward Belcher racontait qu'après être parvenu à l'extrémité du canal de la Reine il avait découvert des traces importantes du passage et du séjour des hommes.
«Ce sont, disait-il, des restes d'habitations bien supérieures à tout ce que l'on peut attribuer aux habitudes grossières des tribus errantes d'Esquimaux. Leurs murs sont bien assis dans le sol profondément creusé; l'aire de l'intérieur, recouvert d'une couche épaisse de beau gravier, a été pavée. Des ossements de rennes, de morses, de phoques, s'y voient en grande quantité. Nous y rencontrâmes du charbon.»
Aux derniers mots, une idée surgît dans l'esprit du docteur; il emporta son livre et vint le communiquer à Hatteras.
«Du charbon! s'écria ce dernier.
—Oui, Hatteras, du charbon; c'est à dire le salut pour nous!
—Du charbon! sur cette côte déserte! reprit Hatteras. Non, cela n'est pas possible!
—Pourquoi en douter, Hatteras? Belcher n'eût pas avancé un tel fait sans en être certain, sans l'avoir vu de ses propres yeux.
—Eh bien, après, docteur?
—Nous ne sommes pas à cent milles de la côte où Belcher vit ce charbon! Qu'est-ce qu'une excursion de cent milles? Rien. On a souvent fait des recherches plus longues à travers les glaces, et par des froids aussi grands. Partons donc, capitaine!
—Partons!» s'écria Hatteras, qui avait rapidement pris son parti, et, avec la mobilité de son imagination, entrevoyait des chances de salut.
Johnson fut aussitôt prévenu de cette résolution; il approuva fort le projet; il le communiqua à ses camarades; les uns y applaudirent, les autres l'accueillirent avec indifférence.
«Du charbon sur ces côtes! dit Wall, enfoui dans son lit de douleur.
—Laissons-les faire,» lui répondit mystérieusement Shandon.
Mais avant même que les préparatifs de voyage fussent commencés, Hatteras voulut reprendre avec la plus parfaite exactitude la position du Forward. On comprend aisément l'importance de ce calcul, et pourquoi cette situation devait être mathématiquement connue. Une fois loin du navire, on ne saurait le retrouver sans chiffres certains.
Hatteras monta donc sur le pont; il recueillit à divers moments plusieurs distances lunaires, et les hauteurs méridiennes des principales étoiles.
Ces observations présentaient de sérieuses difficultés, car, par cette basse température, le verre et les miroirs des instruments se couvraient d'une couche de glace au souffle d'Hatteras; plus d'une fois ses paupières furent entièrement brûlées en s'appuyant sur le cuivre des lunettes.
Cependant, il put obtenir des bases très-exactes pour ses calculs, et il revint les chiffrer dans la salle. Quand ce travail fut terminé, il releva la tête avec stupéfaction, prit sa carte, la pointa et regarda le docteur.
«Eh bien? demanda celui-ci.
—Par quelle latitude nous trouvions-nous au commencement de l'hivernage?
—Mais par soixante-dix-huit degrés, quinze minutes de latitude, et quatre-vingt-quinze degrés, trente-cinq minutes de longitude, précisément au pôle du froid.
—Eh bien, ajouta Hatteras à voix basse, notre champ de glace dérive! nous sommes de deux degrés plus au nord et plus à l'ouest, à trois cents milles au moins de votre dépôt de charbon!
—Et ces infortunés qui ignorent!… s'écria le docteur.
—Silence!» fit Hatteras en portant son doigt à ses lèvres.
CHAPITRE XXVIII.
PRÉPARATIFS DE DÉPART.
Hatteras ne voulut pas mettre son équipage au courant de cette situation nouvelle. Il avait raison. Ces malheureux, se sachant entraînés vers le nord avec une force irrésistible, se fussent livrés peut-être aux folies du désespoir. Le docteur le comprit, et approuva le silence du capitaine.
Celui-ci avait renfermé dans son coeur les impressions que lui causèrent cette découverte. Ce fut son premier instant de bonheur depuis ces longs mois passés dans sa lutte incessante contre les éléments. Il se trouvait reporté à cent cinquante milles plus au nord, à peine à huit degrés du pôle! Mais cette joie, il la cacha si profondément, que le docteur ne put pas même la soupçonner; celui-ci se demanda bien pourquoi l'oeil d'Hatteras brillait d'un éclat inaccoutumé; mais ce fut tout, et la réponse si naturelle à cette question ne lui vint même pas a l'esprit.
Le Forward, en se rapprochant du pôle, s'était éloigné de ce gisement de charbon observé par sir Edward Belcher; au lieu de cent milles, il fallait, pour le chercher, revenir de deux cent cinquante milles vers le sud. Cependant, après une courte discussion à cet égard entre Hatteras et Clawbonny, le voyage fut maintenu.
Si Belcher avait dit vrai, et l'on ne pouvait mettre sa véracité en doute, les choses devaient se trouver dans l'état où il les avait laissées. Depuis 1853, pas une expédition nouvelle ne fut dirigée vers ces continents extrêmes. On ne rencontrait que peu ou point d'Esquimaux sous cette latitude. La déconvenue arrivée à l'île Beechey ne pouvait se reproduire sur les côtes du Nouveau-Cornouailles. La basse température de ce climat conservait indéfiniment les objets abandonnés à son influence. Toutes les chances se réunissaient donc en faveur de cette excursion à travers les glaces.
On calcula que ce voyage pourrait durer quarante jours au plus, et les préparatifs furent faits par Johnson en conséquence.
Ses soins se portèrent d'abord sur le traîneau; il était de forme groënlandaise, large de trente-cinq pouces et long de vingt-quatre pieds. Les Esquimaux en construisent qui dépassent souvent cinquante pieds en longueur. Celui-ci se composait de longues planches recourbées à l'avant et à l'arrière, et tendues comme un arc par deux fortes cordes. Cette disposition lui donnait un certain ressort de nature à rendre les chocs moins dangereux. Ce traîneau courait aisément sur la glace; mais par les temps de neige, lorsque les couches blanches n'étaient pas encore durcies, on lui adaptait deux châssis verticaux juxtaposés, et, élevé de la sorte, il pouvait avancer sans accroître son tirage. D'ailleurs, en le frottant d'un mélange de soufre et de neige, suivant la méthode esquimau, il glissait avec une remarquable facilité.
Son attelage se composait de six chiens; ces animaux, robustes malgré leur maigreur, ne paraissaient pas trop souffrir de ce rude hiver; leurs harnais de peau de daim étaient en bon état; on devait compter sur un tel équipage, que les Groënlandais d'Uppernawik avaient vendu en conscience. A eux six, ces animaux pouvaient traîner un poids de deux mille livres, sans se fatiguer outre mesure.
Les effets de campement furent une tente, pour le cas où la construction d'une snow-house[1] serait impossible, une large toile de mackintosh, destinée à s'étendre sur la neige, qu'elle empêchait de fondre au contact du corps, et enfin plusieurs couvertures de laine et de peau de buffle. De plus, on emporta l'halkett-boat.
[1] Maison de neige.
Les provisions consistèrent en cinq caisses de pemmican pesant environ quatre cent cinquante livres; on comptait une livre de pemmican par homme et par chien; ceux-ci étaient au nombre de sept, en comprenant Duk; les hommes ne devaient pas être plus de quatre. On emportait aussi douze gallons d'esprit-de-vin, c'est-à-dire cent cinquante livres à peu près, du thé, du biscuit en quantité suffisante, une petite cuisine portative, avec une notable quantité de mèches et d'étoupes, de la poudre, des munitions, et quatre fusils à deux coups. Les hommes de l'expédition, d'après l'invention du capitaine Parry, devaient se ceindre de ceintures en caoutchouc, dans lesquelles la chaleur du corps et le mouvement de la marche maintenaient du café, du thé et de l'eau à l'état liquide.
Johnson soigna tout particulièrement la confection des snow-shoes[1], fixées sur des montures en bois garnies de lanières de cuir; elles servaient de patins; sur les terrains entièrement glacés et durcis, les moccassins de peau de daim les remplaçaient avec avantage; chaque voyageur dut être muni de deux paires des unes et des autres.
[1] Chaussures à neige.
Ces préparatifs, si importants, puisqu'un détail omis peut amener la perte d'une expédition, demandèrent quatre jours pleins. Chaque midi, Hatteras eut soin de relever la position de son navire; il ne dérivait plus, et il fallait cette certitude absolue pour opérer le retour.
Hatteras s'occupa de choisir les hommes qui devaient le suivre. C'était une grave décision à prendre; quelques-uns n'étaient pas bons à emmener, mais on devait aussi regarder à les laisser à bord. Cependant, le salut commun dépendant de la réussite du voyage, il parut opportun au capitaine de choisir avant tout des compagnons sûrs et éprouvés.
Shandon se trouva donc exclu; il ne manifesta, d'ailleurs, aucun regret à cet égard. James Wall, complètement alité, ne pouvait prendre part à l'expédition.
L'état des malades, au surplus, n'empirait pas; leur traitement consistait en frictions répétées et en fortes doses de jus de citron; il n'était pas difficile à suivre, et ne nécessitait aucunement la présence du docteur. Celui-ci se mit donc en tête des voyageurs, et son départ n'amena point la moindre réclamation.
Johnson eût vivement désiré accompagner le capitaine dans sa périlleuse entreprise; mais celui-ci le prit à part, et d'une voix affectueuse, presque émue:
«Johnson, lui dit-il, je n'ai de confiance qu'en vous. Vous êtes le seul officier auquel je puisse laisser mon navire. Il faut que je vous sache là pour surveiller Shandon et les autres. Ils sont enchaînés ici par l'hiver; mais qui sait les funestes résolutions dont leur méchanceté est capable? Vous serez muni de mes instructions formelles, qui remettront au besoin le commandement entre vos mains. Vous serez un autre moi-même. Notre absence durera quatre à cinq semaines au plus, et je serai tranquille, vous ayant là où je ne puis être. Il vous faut du bois, Johnson. Je le sais! mais, autant qu'il sera possible, épargnez mon pauvre navire. Vous m'entendez, Johnson?
—Je vous entends, capitaine, répondit le vieux marin, et je resterai, puisque cela vous convient ainsi.
—Merci!» dit Hatteras en serrant la main de son maître d'équipage, et il ajouta:
«Si vous ne nous voyez pas revenir, Johnson, attendez jusqu'à la débâcle prochaine, et tâchez de pousser une reconnaissance vers le pôle. Si les autres s'y opposent, ne pensez plus à nous, et ramenez le Forward en Angleterre.
—C'est votre volonté, capitaine?
—Ma volonté absolue, répondit Hatteras.
—Vos ordres seront exécutés,» dit simplement Johnson.
Cette décision prise, le docteur regretta son digne ami, mais il dut reconnaître qu'Hatteras faisait bien en agissant ainsi.
Les deux autres compagnons de voyage furent Bell, le charpentier, et Simpson. Le premier, bien portant, brave et dévoué, devait rendre de grands services pour les campements sur la neige; le second, quoique moins résolu, accepta cependant de prendre part à une expédition dans laquelle il pouvait être fort utile en sa double qualité de chasseur et de pêcheur.
Ainsi ce détachement se composa d'Hatteras, de Clawbonny, de Bell, de Simpson et du fidèle Duk, c'étaient donc quatre hommes et sept chiens à nourrir. Les approvisionnements avaient été calculés en conséquence.
Pendant les premiers jours de janvier, la température se maintint en moyenne à trente-trois degrés au-dessous de zéro (-37º centigr.). Hatteras guettait avec impatience un changement de temps; plusieurs fois il consulta le baromètre, mais il ne fallait pas s'y fier; cet instrument semble perdre sous les hautes latitudes sa justesse habituelle; la nature, dans ces climats, apporte de notables exceptions à ses lois générales: ainsi la pureté du ciel n'était pas toujours accompagnée de froid, et la neige ne ramenait pas une hausse dans la température; le baromètre restait incertain, ainsi que l'avaient déjà remarqué beaucoup de navigateurs des mers polaires; il descendait volontiers avec des vents du nord et de l'est; bas, il amenait du beau temps; haut, de la neige ou de la pluie. On ne pouvait donc compter sur ses indications.
Enfin, le 5 janvier, une brise de l'est ramena une reprise de quinze degrés; la colonne thermométrique remonta à dix-huit degrés au-dessous de zéro (-28º centigr.). Hatteras résolut de partir le lendemain; il n'y tenait plus, à voir sous ses yeux dépecer son navire; la dunette avait passé tout entière dans le poêle.
Donc, le 6 janvier, au milieu de rafales de neige, l'ordre du départ fut donné; le docteur fit ses dernières recommandations aux malades; Bell et Simpson échangèrent de silencieux serrements de main avec leurs compagnons. Hatteras voulut adresser ses adieux à haute voix, mais il se vit entouré de mauvais regards. Il crut surprendre un ironique sourire sur les lèvres de Shandon. Il se tut. Peut-être même hésita-t-il un instant à partir, en jetant les yeux sur le Forward.
Mais il n'y avait pas à revenir sur sa décision; le traîneau chargé et attelé attendait sur le champ de glace; Bell prit les devants; les autres suivirent. Johnson accompagna les voyageurs pendant un quart de mille; puis Hatteras le pria de retourner à bord, ce que le vieux marin fit après un long geste d'adieu.
En ce moment, Hatteras, se retournant une dernière fois vers le brick, vit l'extrémité de ses mâts disparaître dans les sombres neiges du ciel.
CHAPITRE XXIX.
A TRAVERS LES CHAMPS DE GLACE.
La petite troupe descendit vers le sud-est. Simpson dirigeait l'équipage du traîneau. Duk l'aidait avec zèle, ne s'étonnant pas trop du métier de ses semblables. Hatteras et le docteur marchaient derrière, tandis que Bell, chargé d'éclairer la route, s'avançait en tête, sondant les glaces du bout de son bâton ferré.
La hausse du thermomètre annonçait une neige prochaine; celle-ci ne se fit pas attendre, et tomba bientôt en épais flocons. Ces tourbillons opaques ajoutaient aux difficultés du voyage; on s'écartait de la ligne droite; on n'allait pas vite; cependant, on put compter sur une moyenne de trois milles à l'heure.
Le champ de glace, tourmenté par les pressions de la gelée, présentait une surface inégale et raboteuse; les heurts du traîneau devenaient fréquents, et, suivant les pentes de la route, il s'inclinait parfois sous des angles inquiétants; mais enfin on se tira d'affaire.
Hatteras et ses compagnons se renfermaient avec soin dans leurs vêtements de peau taillés à la mode groënlandaise; ceux-ci ne brillaient pas par la coupe, mais ils s'appropriaient aux nécessités du climat; la figure des voyageurs se trouvait encadrée dans un étroit capuchon impénétrable au vent et à la neige; la bouche, le nez, les yeux, subissaient seuls le contact de l'air, et il n'eût pas fallu les en garantir; rien d'incommode comme les hautes cravates et les cache-nez, bientôt roidis par la glace; le soir, on n'eût pu les enlever qu'à coups de hache, ce qui, même dans les mers arctiques, est une vilaine manière de se déshabiller. Il fallait au contraire laisser un libre passage à la respiration, qui devant un obstacle se fût immédiatement congelée.
L'interminable plaine se poursuivait avec une fatigante monotonie; partout des glaçons amoncelés sous des aspects uniformes, des hummoks dont l'irrégularité finissait par sembler régulière, des blocs fondus dans un même moule, et des ice-bergs entre lesquels serpentaient de tortueuses vallées; on marchait, la boussole à la main; les voyageurs parlaient peu. Dans cette froide atmosphère, ouvrir la bouche constituait une véritable souffrance; des cristaux de glace aigus se formaient soudain entre les lèvres, et la chaleur de l'haleine ne parvenait pas à les dissoudre. La marche restait silencieuse, et chacun tâtait de son bâton ce sol inconnu. Les pas de Bell s'imprégnaient dans les couches molles; on les suivait attentivement, et, là où il passait, le reste de la troupe pouvait se hasarder à son tour.
Des traces nombreuses d'ours et de renards se croisaient en tous sens; mais il fut impossible pendant cette première journée d'apercevoir un seul de ces animaux; les chasser eût été d'ailleurs dangereux et inutile: on ne pouvait encombrer le traîneau déjà lourdement chargé.
Ordinairement, dans les excursions de ce genre, les voyageurs ont soin de laisser des dépôts de vivres sur leur route; il les placent dans des cachettes de neige à l'abri des animaux, se déchargeant d'autant pour leur voyage, et, au retour, ils reprennent peu à peu ces approvisionnements qu'ils n'ont pas eu la peine de transporter.
Hatteras ne pouvait recourir à ce moyen sur un champ de glace peut-être mobile; en terre ferme, ces dépôts eussent été praticables, mais non à travers les ice-fields, et les incertitudes de la route rendaient fort problématique un retour aux endroits déjà parcourus.
A midi, Hatteras fit arrêter sa petite troupe à l'abri d'une muraille de glace; le déjeuner se composa de pemmican et de thé bouillant; les qualités revivifiantes de cette boisson produisirent un véritable bien-être, et les voyageurs ne s'en firent pas faute.
La route fut reprise après une heure de repos; vingt milles environ avaient été franchis pendant cette première journée de marche; au soir, hommes et chiens étaient épuisés.
Cependant, malgré la fatigue, il fallut construire une maison de neige pour y passer la nuit; la tente eût été insuffisante. Ce fut l'affaire d'une heure et demie. Bell se montra fort adroit; les blocs de glace, taillés au couteau, se superposèrent avec rapidité, s'arrondirent en forme de dôme, et un dernier quartier vint assurer la solidité de l'édifice, en formant clef de voûte; la neige molle servait de mortier; elle remplissait les interstices, et, bientôt durcie, elle fit un bloc unique de la construction tout entière.
Une ouverture étroite, et par laquelle on se glissait en rampant, donnait accès dans cette grotte improvisée; le docteur s'y enfourna non sans peine, et les autres le suivirent. On prépara rapidement le souper sur la cuisine à esprit-de-vin. La température intérieure de cette snow-house était fort supportable; le vent, qui faisait rage au dehors, ne pouvait y pénétrer.
«A table!» s'écria bientôt le docteur de sa voix la plus aimable.
Et ce repas, toujours le même, peu varié mais réconfortant, se prit en commun. Quand il fut terminé, on ne songea plus qu'au sommeil; les toiles de mackintosh, étendues sur la couche de neige, préservaient de toute humidité. On fit sécher à la flamme de la cuisine portative les bas et les chaussures; puis, trois des voyageurs, enveloppés dans leur couverture de laine, s'endormirent tour à tour sous la garde du quatrième; celui-là devait veiller à la sûreté de tous, et empêcher l'ouverture de la maison de se boucher, car, faute de ce soin, on risquait d'être enterré vivant.
Duk partageait la chambre commune; l'équipage de chiens demeurait au dehors, et, après avoir pris sa part de souper, il se blottit sous une neige qui lui fit bientôt une imperméable couverture.
La fatigue de cette journée amena un prompt sommeil. Le docteur prit son quart de veille à trois heures du matin; l'ouragan se déchaînait dans la nuit. Situation étrange que celle de ces gens isolés, perdus dans les neiges, enfouis dans ce tombeau dont les murailles s'épaississaient sous les rafales!
Le lendemain matin, à six heures, la marche monotone fut reprise; toujours mêmes vallées, mêmes icebergs, une uniformité qui rendait difficile le choix des points de repère. Cependant la température, s'abaissant de quelques degrés, rendit plus rapide la course des voyageurs, en glaçant les couches de neige. Souvent on rencontrait certains monticules qui ressemblaient à des cairns ou à des cachettes d'Esquimaux; le docteur en fit démolir un pour l'acquit de sa conscience, et n'y trouva qu'un simple bloc de glace.
«Qu'espérez-vous, Clawbonny? lui disait Hatteras; ne sommes-nous pas les premiers hommes à fouler cette partie du globe?
—Cela est probable, répondit le docteur, mais enfin qui sait?
—Ne perdons pas de temps en vaines recherches, reprenait le capitaine; j'ai hâte d'avoir rejoint mon navire, quand même ce combustible si désiré viendrait à nous manquer.
—A cet égard, répondit le docteur, j'ai bon espoir.
—Docteur, disait souvent Hatteras, j'ai eu tort de quitter le Forward, c'est une faute! la place d'un capitaine est à son bord, et non ailleurs.
—Johnson est là.
—Sans doute! enfin… hâtons-nous! hâtons-nous!»
L'équipage marchait rapidement; on entendait les cris de Simpson qui excitait les chiens; ceux-ci, par suite d'un curieux phénomène de phosphorescence, couraient sur un sol enflammé, et les châssis du traîneau semblaient soulever une poussière d'étincelles. Le docteur s'était porté en avant pour examiner la nature de cette neige, quand tout d'un coup, en voulant sauter un hummock, il disparut. Bell, qui se trouvait rapproché de lui, accourut aussitôt.
«Eh bien, monsieur Clawbonny, cria-t-il avec inquiétude, pendant qu'Hatteras et Simpson le rejoignaient, où êtes-vous?
—Docteur! fit le capitaine.
—Par ici! au fond d'un trou, répondit une voix rassurante; un bout de corde, et je remonte à la surface du globe.»
On tendit une corde au docteur, qui se trouvait blotti au fond d'un entonnoir creux d'une dizaine de pieds; il s'attacha par le milieu du corps, et ses trois compagnons le halèrent, non sans peine.
«Êtes-vous blessé? demanda Hatteras.
—Jamais! il n'y a pas de danger avec moi, répondit le docteur en secouant sa bonne figure toute neigeuse.
—Mais comment cela vous est-il arrivé?
—Eh! c'est la faute de la réfraction! répondit-il en riant, toujours la réfraction! j'ai cru franchir un intervalle large d'un pied, et je suis tombé dans un trou profond de dix! Ah! les illusions d'optique! ce sont les seules illusions qui me restent, mes amis, mais j'aurai de la peine à les perdre! Que cela vous apprenne à ne jamais faire un pas sans avoir sondé le terrain, car il ne faut pas compter sur ses sens! ici les oreilles entendent de travers et les yeux voient faux! C'est vraiment un pays de prédilection.
—Pouvons-nous continuer notre route? demanda le capitaine.
—Continuons, Hatteras, continuons! cette petite chute m'a fait plus de bien que de mal.»
La route au sud-est fut reprise, et, le soir venu, les voyageurs s'arrêtaient, après avoir franchi une distance de vingt-cinq milles; ils étaient harassés, ce qui n'empêcha pas le docteur de gravir une montagne de glace pendant la construction de la maison de neige.
La lune, presque pleine encore, brillait d'un éclat extraordinaire dans le ciel pur; les étoiles jetaient des rayons d'une intensité surprenante; du sommet de l'ice-berg la vue s'étendait sur l'immense plaine, hérissée de monticules aux formes étranges; à les voir épars, resplendissant sous les faisceaux lunaires, découpant leurs profils nets sur les ombres avoisinantes, semblables à des colonnes debout, à des fûts renversés, à des pierres tumulaires, on eût dit un vaste cimetière sans arbres, triste, silencieux, infini, dans lequel vingt générations du monde entier se fussent couchées à l'aise pour le sommeil éternel.
Malgré le froid et la fatigue, le docteur demeura dans une longue contemplation dont ses compagnons eurent beaucoup de peine à l'arracher; mais il fallait songer au repos; la hutte de neige était préparée: les quatre voyageurs s'y blottirent comme des taupes et ne tardèrent pas à s'endormir.
Le lendemain et les jours suivants se passèrent sans amener aucun incident particulier; le voyage se faisait facilement ou difficilement, avec rapidité ou lenteur, suivant les caprices de la température, tantôt âpre et glaciale, tantôt humide et pénétrante; il fallait, selon la nature du sol, employer soit les moccassins, soit les chaussures à neige.
On atteignit ainsi le 15 janvier; la lune, dans son dernier quartier, restait peu de temps visible; le soleil, quoique toujours caché sous l'horizon, donnait déjà six heures d'une sorte de crépuscule, insuffisant encore pour éclairer la route; il fallait la jalonner d'après la direction donnée par le compas. Puis Bell prenait la tête; Hatteras marchait en ligne droite derrière lui; Simpson et le docteur, les relevant l'un par l'autre, de manière à n'apercevoir qu'Hatteras, cherchaient ainsi à se maintenir dans la ligne droite; et cependant, malgré leurs soins, ils s'en écartaient parfois de trente et quarante degrés; il fallait alors recommencer le travail des jalons.
Le 15 janvier, le dimanche, Hatteras estimait avoir fait à peu près cent milles dans le sud; cette matinée fut consacrée à la réparation de divers objets de toilette et de campement; la lecture du service divin ne fut pas oubliée.
A midi, l'on se remit en marche; la température était froide; le thermomètre marquait seulement trente-deux degrés au-dessous de zéro (-36° centigr.), dans une atmosphère très-pure.
Tout à coup, et sans que rien pût faire présager ce changement soudain, il s'éleva de terre une vapeur dans un état complet de congélation; elle atteignit une hauteur de quatre-vingt-dix pieds environ, et resta immobile; on ne se voyait plus à un pas de distance; cette vapeur s'attachait aux vêtements qu'elle hérissait de longs prismes aigus.
Les voyageurs, surpris par ce phénomène du frost-rime[1], n'eurent qu'une pensée d'abord, celle de se réunir; aussitôt ces divers appels se firent entendre:
[1] Fumée-gelée.
«Oh! Simpson!
—Bell! par ici!
—Monsieur Clawbonny!
—Docteur!
—Capitaine! où êtes-vous?»
Les quatre compagnons de route se cherchaient, les bras étendus dans ce brouillard intense, qui ne laissait aucune perception au regard. Mais ce qui devait les inquiéter, c'est qu'aucune réponse ne leur parvenait; on eût dit cette vapeur impropre à transmettre les sons.
Chacun eut donc l'idée de décharger ses armes, afin de se donner un signal de ralliement. Mais, si le son de la voix paraissait trop faible, les détonations des armes à feu étaient trop fortes, car les échos s'en emparèrent, et, repercutées dans toutes les directions, elles produisaient un roulement confus, sans direction appréciable.
Chacun agit alors suivant ses instincts. Hatteras s'arrêta, et, se croisant les bras, attendit. Simpson se contenta, non sans peine, de retenir son traîneau. Bell revint sur ses pas, dont il rechercha soigneusement les marques avec la main. Le docteur, se heurtant aux blocs de glace, tombant et se relevant, alla de droite et de gauche, coupant ses traces et s'égarant de plus en plus.
Au bout de cinq minutes, il se dit:
«Cela ne peut pas durer! Singulier climat! Un peu trop d'imprévu, par exemple! On ne sait sur quoi compter, sans parler de ces prismes aigus qui vous déchirent la figure. Aho! aho! capitaine!» cria-t-il de nouveau.
Mais il n'obtint pas de réponse; à tout hasard, il rechargea son fusil, et malgré ses gants épais le froid du canon lui brûlait les mains. Pendant cette opération, il lui sembla entrevoir une masse confuse qui se mouvait à quelques pas de lui.
«Enfin! dit-il, Hatteras! Bell! Simpson! Est-ce vous? Voyons, répondez!»
Un sourd grognement se fit entendre.
«Haï! pensa le bon docteur, qu'est cela?»
La masse se rapprochait; en perdant leur dimension première, ses contours s'accusaient davantage. Une pensée terrible se fit jour à l'esprit du docteur.
«Un ours!» se dit-il.
En effet, ce devait être un ours de grande dimension; égaré dans le brouillard, il allait, venait, retournait sur ses pas, au risque de heurter ces voyageurs dont certainement il ne soupçonnait pas la présence.
«Cela se complique!» pensa le docteur en restant immobile.
Tantôt il sentait le souffle de l'animal, qui peu après se perdait dans ce frost-rime; tantôt il entrevoyait les pattes énormes du monstre, battant l'air, et elles passaient si près de lui que ses vêtements furent plus d'une fois déchirés par des griffes aiguës; il sautait en arrière, et alors la masse en mouvement s'évanouissait à la façon des spectres fantasmagoriques.
Mais en reculant ainsi le docteur sentit le sol s'élever sous ses pas; s'aidant des mains, se cramponnant aux arêtes des glaçons, il gravit un bloc, puis deux; il tâta du bout de son bâton.
«Un ice-berg! se dit-il; si j'arrive au sommet, je suis sauvé.»
Et, ce disant, il grimpa avec une agilité surprenante à quatre-vingts pieds d'élévation environ; il dépassait de la tête le brouillard gelé, dont la partie supérieure se tranchait nettement!
«Bon!» se dit-il, et, portant ses regards autour de lui, il aperçut ses trois compagnons émergeant de ce fluide dense.
«Hatteras!
—Monsieur Clawbonny!
—Bell!
—Simpson!»
Ces quatre cris partirent presque en même temps; le ciel, allumé par un magnifique halo, jetait des rayons pâles qui coloraient le frost-rime à la façon des nuages, et le sommet des ice-bergs semblait sortir d'une masse d'argent liquide. Les voyageurs se trouvaient circonscrits dans un cercle de moins de cent pieds de diamètre. Grâce à la pureté des couches d'air supérieures, par une température très-froide, leurs paroles s'entendaient avec une extrême facilité, et ils purent converser du haut de leur glaçon. Après les premiers coups de fusil, chacun d'eux n'entendant pas de réponse n'avait eu rien de mieux à faire que de s'élever au-dessus du brouillard.
«Le traîneau! cria le capitaine.
—A quatre-vingts pieds au-dessous de nous, répondit Simpson.
—En bon état?
—En bon état.
—Et l'ours? demanda le docteur.
—Quel ours? répondit Bell.
—L'ours que j'ai rencontré, qui a failli me briser le crâne.
—Un ours! fit Hatteras; descendons alors.
—Mais non! répliqua le docteur, nous nous perdrions encore, et ce serait à recommencer.
—Et si cet animal se jette sur nos chiens?…» dit Hatteras.
En ce moment, les aboiements de Duk retentirent; ils sortaient du brouillard, et ils arrivaient facilement aux oreilles des voyageurs.
«C'est Duk! s'écria Hatteras! Il y a certainement quelque chose. Je descends.»
Des hurlements de toute espèce sortaient alors de la masse, comme un concert effrayant; Duk et les chiens donnaient avec rage. Tout ce bruit ressemblait à un bourdonnement formidable, mais sans éclat, ainsi qu'il arrive à des sons produits dans une salle capitonnée. On sentait qu'il se passait là, au fond de cette brume épaisse, quelque combat invisible, et la vapeur s'agitait parfois comme la mer pendant la lutte des monstres marins.
«Duk! Duk, s'écria le capitaine en se disposant à rentrer dans le frost-rime.
—Attendez! Hatteras, attendez! répondit le docteur; il me semble que le brouillard se dissipe.»
Il ne se dissipait pas, mais il baissait comme l'eau d'un étang qui se vide peu à peu; il paraissait rentrer dans le sol où il avait pris naissance; les sommets resplendissants des ice-bergs grandissaient au-dessus de lui; d'autres, immergés jusqu'alors, sortaient comme des îles nouvelles; par une illusion d'optique facile à concevoir, les voyageurs, accrochés à leurs cônes de glace, croyaient s'élever dans l'atmosphère, tandis que le niveau supérieur du brouillard s'abaissait au-dessous d'eux.
Bientôt le haut du traîneau apparut, puis les chiens d'attelage, puis d'autres animaux au nombre d'une trentaine, puis de grosses masses s'agitant, et Duk sautant, dont la tête sortait de la couche gelée et s'y replongeait tour à tour.
«Des renards! s'écria Bell,
—Des ours, répondit le docteur! un! trois! cinq!
—Nos chiens! nos provisions!» fit Simpson.
Une bande de renards et d'ours, ayant rejoint le traîneau, faisait une large brèche aux provisions. L'instinct du pillage les réunissait dans un parfait accord; les chiens aboyaient avec fureur, mais la troupe n'y prenait pas garde; et la scène de destruction se poursuivait avec acharnement.
«Feu!» s'écria le capitaine en déchargeant son fusil.
Ses compagnons l'imitèrent. Mais à cette quadruple détonation les ours, relevant la tête et poussant un grognement comique, donnèrent le signal du départ; ils prirent un petit trot que le galop d'un cheval n'eût pas égalé, et, suivis de la bande de renards, ils disparurent bientôt au milieu des glaçons du nord.
CHAPITRE XXX.
LE CAIRN.
La durée de ce phénomène particulier aux climats polaires avait été de trois quarts d'heure environ; les ours et les renards eurent le temps d'en prendre à leur aise; ces provisions arrivaient à point pour remettre ces animaux, affamés pendant ce rude hiver; la bâche du traîneau déchirée par des griffas puissantes, les caisses de pemmican ouvertes et défoncées, les sacs de biscuit pillés, les provisions de thé répandues sur la neige, un tonnelet d'esprit-de-vin aux douves disjointes et vide de son précieux liquide, les effets de campement dispersés, saccagés, tout témoignait de l'acharnement de ces bêtes sauvages, de leur avidité famélique, de leur insatiable voracité.
«Voilà un malheur, dit Bell en contemplant cette scène de désolation.
—Et probablement irréparable, répondit Simpson.
—Évaluons d'abord le dégât, reprit le docteur, et nous en parlerons après.»
Hatteras, sans mot dire, recueillait déjà les caisses et les sacs épars; on ramassa le pemmican et les biscuits encore mangeables; la perte d'une partie de l'esprit-de-vin était une chose fâcheuse; sans lui, plus de boisson chaude, plus de thé, plus de café. En faisant l'inventaire des provisions épargnées, le docteur constata la disparition de deux cents livres de pemmican, et de cent cinquante livres de biscuit; si le voyage continuait, il devenait nécessaire aux voyageurs de se mettre à demi-ration.
On discuta donc le parti à prendre dans ces circonstances. Devait-on retourner au navire, et recommencer cette expédition? Mais comment se décider à perdre ces cent cinquante milles déjà franchis? Revenir sans ce combustible si nécessaire serait d'un effet désastreux sur l'esprit de l'équipage! Trouverait-on encore des gens déterminés à reprendre cette course à travers les glaces?
Évidemment, le mieux était de se porter en avant, même au prix des privations les plus dures.
Le docteur, Hatteras et Bell étaient pour ce dernier parti; Simpson poussait au retour; les fatigues du voyage avaient altéré sa santé; il s'affaiblissait visiblement; mais enfin, se voyant seul de son avis, il reprit sa place en tête du traîneau, et la petite caravane continua sa route au sud.
Pendant les trois jours suivants, du 15 au 17 janvier, les incidents monotones du voyage se reproduisirent; on avançait plus lentement; les voyageurs se fatiguaient; la lassitude les prenait aux jambes; les chiens de l'attelage tiraient péniblement; cette nourriture insuffisante n'était pas faite pour réconforter bêtes et gens. Le temps variait avec sa mobilité accoutumée, sautant d'un froid intense à des brouillards humides et pénétrants.
Le 18 janvier, l'aspect des champs de glace changea soudain; un grand nombre de pics, semblables à des pyramides terminées par une pointe aiguë, et d'une grande élévation, se dressèrent à l'horizon; le sol, à certaines places, perçait la couche de neige; il semblait formé de gneiss, de schiste et de quartz avec quelque apparence de roches calcaires. Les voyageurs foulaient enfin la terre ferme, et cette terre devait être, d'après l'estimation, ce continent appelé le Nouveau-Cornouailles.
Le docteur ne put s'empêcher de frapper d'un pied satisfait ce terrain solide; les voyageurs n'avaient plus que cent milles à franchir pour atteindre le cap Belcher; mais leurs fatigues allaient singulièrement s'accroître sur ce sol tourmenté, semé de roches aiguës, de ressauts dangereux, de crevasses et de précipices; il fallait s'enfoncer dans l'intérieur des terres, et gravir les hautes falaises de la côte, à travers des gorges étroites dans lesquelles les neiges s'amoncelaient sur une hauteur de trente à quarante pieds.
Les voyageurs vinrent à regretter promptement le chemin à peu près uni, presque facile, des ice-fields si propices au glissage du traîneau; maintenant, il fallait tirer avec force; les chiens éreintés n'y suffisaient plus; les hommes, forcés de s'atteler près d'eux, s'épuisaient à les soulager; plusieurs fois, il devint nécessaire de décharger entièrement les provisions pour franchir des monticules extrêmement roides, dont les surfaces glacées ne donnaient aucune prise; tel passage de dix pieds demanda des heures entières; aussi, pendant cette première journée, on gagna cinq milles à peine sur cette terre de Cornouailles, bien nommée assurément, car elle présentait les aspérités, les pointes aiguës, les arêtes vives, les roches convulsionnées de l'extrémité sud-ouest de l'Angleterre.
Le lendemain, le traîneau atteignit la partie supérieure des falaises; les voyageurs, à bout de forces, ne pouvant construire leur maison de neige, durent passer la nuit sous la tente, enveloppés dans les peaux de buffle, et réchauffant leurs bas mouillés sur leur poitrine. On comprend les conséquences inévitables d'une pareille hygiène; le thermomètre, pendant cette nuit, descendit plus bas que quarante-quatre degrés (-42° centigr.), et le mercure gela.
La santé de Simpson s'altérait d'une façon inquiétante; un rhume de poitrine opiniâtre, des rhumatismes violents, des douleurs intolérables, l'obligeaient à se coucher sur le traîneau qu'il ne pouvait plus guider. Bell le remplaça; il souffrait, mais ses souffrances n'étaient pas de nature à l'aliter. Le docteur ressentait aussi l'influence de cette excursion par un hiver terrible; cependant il ne laissait pas une plainte s'échapper de sa poitrine; il marchait en avant, appuyé sur son bâton; il éclairait la route, il aidait à tout. Hatteras, impassible, impénétrable, insensible, valide comme au premier jour avec son tempérament de fer, suivait silencieusement le traîneau.
Le 20 janvier, la température fut si rude, que le moindre effort amenait immédiatement une prostration complète. Cependant les difficultés du sol devinrent telles que le docteur, Hatteras et Bell, s'attelèrent près des chiens; des chocs inattendus avaient brisé le devant du traîneau; on dut le raccommoder. Ces causes de retard se reproduisaient plusieurs fois par jour.
Les voyageurs suivaient une profonde ravine, engagés dans la neige jusqu'à mi-corps, et suant au milieu d'un froid violent. Ils ne disaient mot. Tout à coup, Bell, placé près du docteur, se prend à regarder celui-ci avec effroi; puis, sans prononcer une parole, il ramasse une poignée de neige, et en frotte vigoureusement la figure de son compagnon.
«Eh bien, Bell!» faisait le docteur en se débattant.
Mais Bell continuait et frottait de son mieux.
«Voyons! Bell, reprit le docteur, la bouche, le nez, les yeux pleins de neige, êtes-vous fou? Qu'y a-t-il donc?
—Il y a, répondit Bell, que si vous possédez encore un nez, c'est à moi que vous le devrez!
—Un nez! répliqua vivement le docteur en portant la main à son visage.
—Oui, monsieur Clawbonny, vous étiez complètement frost-bitten; votre nez était tout blanc quand je vous ai regardé, et sans mon traitement énergique vous seriez privé de cet ornement, incommode en voyage, mais nécessaire dans l'existence.»
En effet, un peu plus le docteur avait le nez gelé; la circulation du sang s'étant heureusement refaite à propos, grâce aux vigoureuses frictions de Bell, tout danger disparut.
«Merci! Bell, dit le docteur, et à charge de revanche.
—J'y compte, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier, et plût au ciel que nous n'eussions jamais de plus grands malheurs à redouter!
—Hélas, Bell! reprit le docteur, vous faites allusion à Simpson; le pauvre garçon est en proie à de terribles souffrances.
—Craignez-vous pour lui? demanda vivement Hatteras
—Oui, capitaine, reprit le docteur.
—Et que craignez-vous?
—Une violente attaque de scorbut; ses jambes enflent déjà et ses gencives se prennent; le malheureux est là, couché sous les couvertures du traîneau, à demi gelé, et les chocs ravivent à chaque instant ses douleurs; je le plains, Hatteras, et je ne puis rien pour le soulager!
—Pauvre Simpson! murmura Bell.
—Peut-être faudrait-il nous arrêter un jour ou deux, reprit le docteur.
—S'arrêter! s'écria Hatteras, quand la vie de dix-huit hommes tient à notre retour!
—Cependant… fit le docteur.
—Clawbonny, Bell, écoutez-moi, reprit Hatteras; il ne nous reste pas pour vingt jours de vivres! Voyez si nous pouvons perdre un instant!»
Ni le docteur, ni Bell, ne répondirent un seul mot, et le traîneau reprit sa marche un moment interrompue.
Le soir, on s'arrêta au pied d'un monticule de glace dans lequel Bell tailla promptement une caverne; les voyageurs s'y réfugièrent; le docteur passa la nuit à soigner Simpson; le scorbut exerçait déjà sur le malheureux ses affreux ravages, et les souffrances amenaient une plainte continuelle sur ses lèvres tuméfiées.
«Ah! monsieur Clawbonny!
—Du courage, mon garçon! disait le docteur.
—Je n'en reviendrai pas! je le sens! je n'en puis plus! j'aime mieux mourir!»
A ces paroles désespérées, le docteur répondait par des soins incessants; quoique brisé lui-même des fatigues du jour, il employait la nuit à composer quelque potion calmante pour le malade; mais déjà le lime-juice restait sans action, et les frictions n'empêchaient pas le scorbut de s'étendre peu à peu.
Le lendemain, il fallait replacer cet infortuné sur le traîneau, quoiqu'il demandât à rester seul, abandonné, et qu'on le laissât mourir en paix; puis on reprenait cette marche effroyable au milieu de difficultés sans cesse accumulées.
Les brumes glacées pénétraient ces trois hommes jusqu'aux os; la neige, le grésil, leur fouettaient le visage; ils faisaient le métier de bête de somme, et n'avaient plus une nourriture suffisante.
Duk, semblable à son maître, allait et venait, bravant les fatigues, toujours alerte, découvrant de lui-même la meilleure route à suivre; on s'en remettait à son merveilleux instinct.
Pendant la matinée du 23 janvier, au milieu d'une obscurité presque complète, car la lune était nouvelle Duk avait pris les devants; durant plusieurs heures on le perdit de vue; l'inquiétude prit Hatteras, d'autant plus que de nombreuses traces d'ours sillonnaient le sol; il ne savait trop quel parti prendre, quand des aboiements se firent entendre avec force.
Hatteras hâta la marche du traîneau, et bientôt il rejoignit le fidèle animal au fond d'une ravine.
Duk, en arrêt, immobile comme s'il eût été pétrifié, aboyait devant une sorte de cairn, fait de quelques pierres à chaux recouvertes d'un ciment de glace.
«Cette fois, dit le docteur en détachant ses courroies, c'est un cairn, il n'y a pas à s'y tromper.
—Que nous importe? répondit Hatteras.
—Hatteras, si c'est un cairn, il peut contenir un document précieux pour nous; il renferme peut-être un dépôt de provisions, et cela vaut la peine d'y regarder.
—Et quel Européen aurait poussé jusqu'ici? fit Hatteras en haussant les épaules.
—Mais à défaut d'Européens, répliqua le docteur, les Esquimaux n'ont-ils pu faire une cache en cet endroit, et y déposer les produits de leur pêche ou de leur chasse? c'est assez leur habitude, ce me semble,
—Eh bien! voyez, Clawbonny, répondit Hatteras; mais je crains bien que vous n'en soyez pour vos peines.»
Clawbonny et Bell, armés de pioches, se dirigèrent vers le cairn. Duk continuait d'aboyer avec fureur. Les pierres à chaux étaient fortement cimentées par la glace; mais quelques coups ne tardèrent pas à les éparpiller sur le sol.
«Il y a évidemment quelque chose, dit le docteur.
—Je le crois,» répondit Bell.
Ils démolirent le cairn avec rapidité. Bientôt une cachette fut découverte; dans cette cachette se trouvait un papier tout humide. Le docteur s'en empara, le coeur palpitant. Hatteras accourut, prit le document et lut:
«Altam…, Porpoise, 13 déc… 1860, 12..° long… «8..°35' lat…»
«Le Porpoise, dit le docteur.
—Le Porpoise, répéta Hatteras! Je ne connais pas de navire de ce nom à fréquenter ces mers.
—Il est évident, reprit le docteur, que des navigateurs, des naufragés peut-être, ont passé là depuis moins de deux mois.
—Cela est certain, répondit Bell,
—Qu'allons-nous faire? demanda le docteur.
—Continuer notre route, répondit froidement Hatteras. Je ne sais ce qu'est ce navire le Porpoise, mais je sais que le brick le Forward attend notre retour.
CHAPITRE XXXI
LA MORT DE SIMPSON.
Le voyage fut repris; l'esprit de chacun s'emplissait d'idëes nouvelles et inattendues, car une rencontre dans ces terres boréales est l'événement le plus grave qui puisse se produire. Hatteras fronçait le sourcil avec inquiétude.
«Le Porpoise! se demandait-il; qu'est-ce que ce navire? Et que vient-il faire si près du pôle?»
A cette pensée, un frisson le prenait en dépit de la température. Le docteur et Bell, eux, ne songeaient qu'aux deux résultats que pouvait amener la découverte de ce document: sauver leurs semblables ou être sauvés par eux.
Mais les difficultés, les obstacles, les fatigues revinrent bientôt, et ils ne durent songer qu'à leur propre situation, si dangereuse alors.
La situation de Simpson empirait; les symptômes d'une mort prochaine ne purent être méconnus par le docteur. Celui-ci n'y pouvait rien; il souffrait cruellement lui-même d'une ophthalmie douloureuse qui pouvait aller jusqu'à la cécité, s'il n'y prenait garde. Le crépuscule donnait alors une quantité suffisante de lumière, et cette lumière, réfléchie par les neiges, brûlait les yeux; il était difficile de se protéger contre cette réflexion, car les verres des lunettes, se couvrant d'une croûte glacée, devenaient opaques et interceptaient la vue. Or, il fallait veiller avec soin aux moindres accidents de la route et les relever du plus loin possible; force était donc de braver les dangers de l'ophthalmie; cependant le docteur et Bell, se couvrant les yeux, laissaient tour à tour à chacun d'eux le soin de diriger le traîneau.
Celui-ci glissait mal sur ses châssis usés; le tirage devenait de plus en plus pénible; les difficultés du terrain ne diminuaient pas; on avait affaire à un continent de nature volcanique, hérissé et sillonné de crêtes vives; les voyageurs avaient dû, peu à peu, s'élever à une hauteur de quinze cents pieds pour franchir le sommet des montagnes. La température était là plus âpre; les rafales et les tourbillons s'y déchaînaient avec une violence sans égale, et c'était un triste spectacle que celui de ces infortunés se traînant sur ces cimes désolées.
Ils étaient pris aussi du mal de la blancheur; cet éclat uniforme écoeurait; il enivrait, il donnait le vertige; le sol semblait manquer et n'offrir aucun point fixe sur cette immense nappe blanche; le gentiment éprouvé était celui du roulis, pendant lequel le pont du navire fuit sous le pied du marin; les voyageurs ne pouvaient s'habituer à cet effet, et la continuité de cette sensation leur portait à la tête. La torpeur s'emparait de leurs membres, la somnolence de leur esprit, et souvent ils marchaient comme des hommes à peu près endormis; alors un chaos, un heurt inattendu, une chute même, les tirait de cette inertie, qui les reprenait quelques instants plus tard.
Le 25 janvier, ils commencèrent à descendre des pentes abruptes; leurs fatigues s'accrurent encore sur ces déclivités glacées; un faux pas, bien difficile à éviter, pouvait les précipiter dans des ravins profonds, et, là, ils eussent été perdus sans ressource.
Vers le soir, une tempête d'une violence extrême balaya les sommets neigeux; on ne pouvait résister à la violence de l'ouragan; il fallait se coucher à terre; mais la température étant fort basse, on risquait de se faire geler instantanément.
Bell, aidé d'Hatteras, construisit avec beaucoup de peine une snow-house, dans laquelle les malheureux cherchèrent un abri; là, on prit quelques pincées de pemmican et un peu de thé chaud; il ne restait pas quatre gallons d'esprit-de-vin; or il était nécessaire d'en user pour satisfaire la soif, car il ne faut pas croire que la neige puisse être absorbée sous sa forme naturelle; on est forcé de la faire fondre. Dans les pays tempérés, où le froid descend à peine au-dessous du point de congélation, elle ne peut être malfaisante; mais au delà du cercle polaire il en est tout autrement; elle atteint une température si basse, qu'il n'est pas plus possible de la saisir avec la main qu'un morceau de fer rougi à blanc, et cela, quoiqu'elle conduise très-mal la chaleur; il y a donc entre elle et l'estomac une différence de température telle, que son absorption produirait une suffocation véritable. Les Esquimaux préfèrent endurer les plus longs tourments à se désaltérer de cette neige, qui ne peut aucunement remplacer l'eau et augmente la soif au lieu de l'apaiser. Les voyageurs ne pouvaient donc étancher la leur qu'à la condition de fondre la neige en brûlant l'esprit-de-vin.
A trois heures du matin, au plus fort de la tempête, le docteur prit le quart de veille; il était accoudé dans un coin de la maison, quand une plainte lamentable de Simpson appela son attention; il se leva pour lui donner ses soins, mais en se levant il se heurta fortement la tête à la voûte de glace; sans se préoccuper autrement de cet incident, il se courba sur Simpson et se mit à lui frictionner ses jambes enflées et bleuâtres; après un quart d'heure de ce traitement, il voulut se relever, et se heurta la tête une seconde fois, bien qu'il fût agenouillé alors.
«Voilà qui est bizarre,» se dit-il.
Il porta la main au-dessus de sa tête: la voûte baissait sensiblement.
«Grand Dieu! s'écria-t-il. Alerte, mes amis!»
A ses cris, Hatteras et Bell se relevèrent vivement, et se heurtèrent à leur tour; ils étaient dans une obscurité profonde.
«Nous allons être écrasés! dit le docteur; au dehors! au dehors!»
Et tous les trois, traînant Simpson à travers l'ouverture, ils quittèrent cette dangereuse retraite; il était temps, car les blocs de glace, mal assujettis, s'effondrèrent avec fracas.
Les infortunés se trouvaient alors sans abri au milieu de la tempête, saisis par un froid d'une rigueur extrême. Hatteras se hâta de dresser la tente; on ne put la maintenir contre la violence de l'ouragan, et il fallut s'abriter sous les plis de la toile, qui fut bientôt chargée d'une couche épaisse de neige; mais au moins cette neige, empêchant la chaleur de rayonner au dehors, préserva les voyageurs du danger d'être gelés vivants.
Les rafales ne cessèrent pas avant le lendemain; en attelant les chiens insuffisamment nourris, Bell s'aperçut que trois d'entre eux avaient commencé à ronger leurs courroies de cuir; deux paraissaient fort malades et ne pouvaient aller loin.
Cependant la caravane reprit sa marche tant bien que mal; il restait encore soixante milles à franchir avant d'atteindre le point indiqué.
Le 26, Bell, qui allait en avant, appela tout à coup ses compagnons. Ceux-ci accoururent, et il leur montra d'un air stupéfait un fusil appuyé sur un glaçon.
«Un fusil!» s'écria le docteur.
Hatteras le prit; il était en bon état et chargé.
«Les hommes du Porpoise ne peuvent être loin,» dit le docteur.
Hatteras, en examinant l'arme, remarqua qu'elle était d'origine américaine; ses mains se crispèrent sur le canon glacé.
«En route! en route!» dit-il d'une voix sourde.
On continua de descendre la pente des montagnes. Simpson paraissait privé de tout sentiment; il ne se plaignait plus; la force lui manquait.
La tempête ne discontinuait pas; la marche du traîneau devenait de plus en plus lente; on gagnait à peine quelques milles par vingt-quatre heures, et, malgré l'économie la plus stricte, les vivres diminuaient sensiblement; mais, tant qu'il en restait au delà de la quantité nécessaire au retour, Hatteras marchait en avant.
Le 27, on trouva presque enfoui sous la neige un sextant, puis une gourde; celle-ci contenait de l'eau-de-vie, ou plutôt un morceau de glace, au centre duquel tout l'esprit de cette liqueur s'était réfugié sous la forme d'une boule de neige; elle ne pouvait plus servir.
Évidemment Hatteras suivait sans le vouloir les traces d'une grande catastrophe; il s'avançait par le seul chemin praticable, ramassant les épaves de quelque naufrage horrible. Le docteur examinait avec soin si de nouveaux cairns ne s'offriraient pas à sa vue; mais en vain.
De tristes pensées lui venaient à l'esprit: en effet, s'il découvrait ces infortunés, quels secours pourrait-il leur apporter? Ses compagnons et lui commençaient à manquer de tout; leurs vêtements se déchiraient, leurs vivres devenaient rares. Que ces naufragés fussent nombreux, et ils périssaient tous de faim. Hatteras semblait porté à les fuir! N'avait-il pas raison, lui sur qui reposait le salut de son équipage? Devait-il, en ramenant des étrangers à bord, compromettre la sûreté de tous?
Mais ces étrangers, c'étaient des hommes, leurs semblables, peut-être des compatriotes! Si faible que fût leur chance de salut, devait-on la leur enlever? Le docteur voulut connaître la pensée de Bell à cet égard. Bell ne répondit pas. Ses propres souffrances lui endurcissaient le coeur. Clawbonny n'osa pas interroger Hatteras: il s'en rapporta donc à la Providence.
Le 27 janvier, vers le soir, Simpson parut être à toute extrémité; ses membres déjà roidis et glacés, sa respiration haletante qui formait un brouillard autour de sa tête, des soubresauts convulsifs, annonçaient sa dernière heure. L'expression de son visage était terrible, désespérée, avec des regards de colère impuissante adressés au capitaine. Il y avait là toute une accusation, toute une suite de reproches muets, mais significatifs, mérités peut-être!
Hatteras ne s'approchait pas du mourant. Il l'évitait, il le fuyait, plus taciturne, plus concentré, plus rejeté en lui-même que jamais!
La nuit suivante fut épouvantable; la tempête redoublait de violence; trois fois la tente fut arrachée, et le drift de neige s'abattit sur ces infortunés, les aveuglant, les glaçant, les perçant de dards aigus arrachés aux glaçons environnants. Les chiens hurlaient lamentablement; Simpson restait exposé à cette cruelle température. Bell parvint à rétablir le misérable abri de toile, qui, s'il ne défendait pas du froid, protégeait au moins contre la neige. Mais une rafale, plus rapide, l'enleva une quatrième fois, et l'entraîna dans son tourbillon au milieu d'épouvantables sifflements.
«Ah! c'est trop souffrir! s'écria Bell.
—Du courage! du courage!» répondit le docteur en s'accrochant à lui pour ne pas être roulé dans les ravins.
Simpson râlait. Tout à coup, par un dernier effort, il se releva à demi, tendit son poing fermé vers Hatteras, qui le regardait de ses yeux fixes, poussa un cri déchirant et retomba mort au milieu de sa menace inachevée.
«Mort! s'écria le docteur.
—Mort!» répéta Bell.
Hatteras, qui s'avançait vers le cadavre, recula sous la violence du vent.
C'était donc le premier de cet équipage qui tombait frappé par ce climat meurtrier, le premier à ne jamais revenir au port, le premier à payer de sa vie, après d'incalculables souffrances, l'entêtement intraitable du capitaine. Ce mort l'avait traité d'assassin, mais Hatteras ne courba pas la tête sous l'accusation. Cependant, une larme, glissant de sa paupière, vint se congeler sur sa joue pâle.
Le docteur et Bell le regardaient avec une sorte de terreur. Arc-bouté sur son long bâton, il apparaissait comme le génie de ces régions hyperboréennes, droit au milieu des rafales surexcitées, et sinistre dans son effrayante immobilité.
Il demeura debout, sans bouger, jusqu'aux premières lueurs du crépuscule, hardi, tenace, indomptable, et semblant défier la tempête qui mugisssait autour de lui.
CHAPITRE XXXII.
LE RETOUR AU FORWARD.
Le vent se calma vers six heures du matin, et, passant subitement dans le nord, il chassa les nuages du ciel; le thermomètre marquait trente-trois degrés au dessous de zéro (-37° centigr.). Les premières lueurs du crépuscule argentaient cet horizon qu'elles devaient dorer quelques jours plus tard.
Hatteras vint auprès de ses deux compagnons abattus, et d'une voix douce et triste il leur dit:
«Mes amis, plus de soixante milles nous séparent encore du point signalé par sir Edward Belcher. Nous n'avons que le strict nécessaire de vivres pour rejoindre le navire. Aller plus loin, ce serait nous exposer à une mort certaine, sans profit pour personne. Nous allons retourner sur nos pas.
—C'est là une bonne résolution, Hatteras, répondit le docteur; je vous aurais suivi jusqu'où il vous eût plut de me mener, mais notre santé s'affaiblit de jour en jour; à peine pouvons-nous mettre un pied devant l'autre; j'approuve complètement ce projet de retour.
—Est-ce également votre avis, Bell? demanda Hatteras.
—Oui, capitaine, répondit le charpentier.
—Eh bien, reprit Hatteras, nous allons prendre deux jours de repos. Ce n'est pas trop. Le traîneau a besoin de réparations importantes. Je pense donc que nous devons construire une maison de neige, dans laquelle puissent se refaire nos forces.
Ce point décidé, les trois hommes se mirent à l'ouvrage avec ardeur; Bell prit les précautions nécessaires pour assurer la solidité de sa construction, et bientôt une retraite suffisante s'éleva au fond de la ravine où la dernière halte avait eu lieu.
Hatteras s'était fait sans doute une violence extrême pour interrompre son voyage! tant de peines, de fatigues perdues! une excursion inutile, payée de la mort d'un homme! Revenir à bord sans un morceau de charbon! qu'allait devenir l'équipage? qu'allait-il faire sous l'inspiration de Richard Shandon? Mais Hatteras ne pouvait lutter davantage.
Tous ses soins se reportèrent alors sur les préparatifs du retour; le traîneau fut réparé, sa charge avait bien diminué d'ailleurs, et ne pesait pas deux cents livres. On raccommoda les vêtements usés, déchirés, imprégnés de neige et durcis par la gelée; des moccassins et des snow-shoes nouveaux remplacèrent les anciens mis hors d'usage. Ces travaux prirent la journée du 29 et la matinée du 30; d'ailleurs, les trois voyageurs se reposaient de leur mieux et se réconfortaient pour l'avenir.
Pendant ces trente-six heures passées dans la maison de neige et sur les glaçons de la ravine, le docteur avait observé Duk, dont les singulières allures ne lui semblaient pas naturelles; l'animal tournait sans cesse en faisant mille circuits imprévus qui paraissaient avoir entre eux un centre commun; c'était une sorte d'élévation, de renflement du sol produit par différentes couches de glaces superposées; Duk, en contournant ce point, aboyait à petit bruit, remuant sa queue avec impatience, regardant son maître et semblant l'interroger.
Le docteur, après avoir réfléchi, attribua cet état d'inquiétude à la présence du cadavre de Simpson, que ses compagnons n'avaient pas encore eu le temps d'enterrer.
Il résolut donc de procéder à cette triste cérémonie le jour même; on devait repartir le lendemain matin des le crépuscule.
Bell et le docteur se munirent de pioches et se dirigèrent vers le fond de la ravine; l'éminence signalée par Duk offrait un emplacement favorable pour y déposer le cadavre; il fallait l'inhumer profondément pour le soustraire à la griffe des ours.
Le docteur et Bell commencèrent par enlever la couche superficielle de neige molle, puis ils attaquèrent la glace durcie; au troisième coup de pioche, le docteur rencontra un corps dur qui se brisa; il en retira les morceaux, et reconnut les restes d'une bouteille de verre.
De son côté, Bell mettait à jour un sac racorni, et dans lequel se trouvaient des miettes de biscuit parfaitement conservé.
«Hein? fit le docteur.
—Qu'est-ce que cela veut dire?» demanda Bell en suspendant son travail.
Le docteur appela Hatteras, qui vint aussitôt.
Duk aboyait avec force, et, de ses pattes, il essayait de creuser l'épaisse couche de glace.
«Est-ce que nous aurions mis la main sur un dépôt de provisions? dit le docteur.
—Cela y ressemble, répondit Bell.
—Continuez!» fit Hatteras.
Quelques débris d'aliments furent encore retirés, et une caisse au quart pleine de pemmican.
«Si c'est une cache, dit Hatteras, les ours l'ont certainement visitée avant nous. Voyez, ces provisions ne sont pas intactes.
—Cela est à craindre, répondit le docteur, car…»
Il n'acheva pas sa phrase; un cri de Bell venait de l'interrompre: ce dernier, écartant un bloc assez fort, montrait une jambe roide et glacée qui sortait par l'interstice des glaçons.
«Un cadavre! s'écria le docteur.
—Ce n'est pas une cache, répondit Hatteras, c'est une tombe.»
Le cadavre, mis à l'air, était celui d'un matelot d'une trentaine d'années, dans un état parfait de conservation; il avait le vêtement des navigateurs arctiques; le docteur ne put dire à quelle époque remontait sa mort.
Mais après ce cadavre Bell en découvrit un second, celui d'un homme de cinquante ans, portant encore sur sa figure la trace des souffrances qui l'avaient tué.
«Ce ne sont pas des corps enterrés, s'écria le docteur; ces malheureux ont été surpris par la mort, tels que nous les trouvons.
—Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répondit Bell.
—Continuez! continuez!» disait Hatteras.
Bell osait à peine. Qui pouvait dire ce que ce monticule de glace renfermait de cadavres humains!
«Ces gens ont été victimes de l'accident qui a failli nous arriver à nous-mêmes, dit le docteur; leur maison de neige s'est affaissée. Voyons si quelqu'un d'eux ne respire pas encore!»
La place fut déblayée avec rapidité, et Bell ramena un troisième corps, celui d'un homme de quarante ans; il n'avait pas l'apparence cadavérique des autres; le docteur se baissa sur lui, et crut surprendre encore quelques symptômes d'existence.
«Il vit! il vit! s'écria-t-il.
Bell et lui transportèrent ce corps dans la maison de neige, tandis qu'Hatteras, immobile, considérait la demeure écroulée.
Le docteur dépouilla entièrement le malheureux exhumé; il ne trouva sur lui aucune trace de blessure; aidé de Bell, il le frictionna vigoureusement avec des étoupes imbibées d'esprit-de-vin, et il sentit peu à peu la vie renaître; mais l'infortuné était dans un état de prostration absolue, et complètement privé de la parole; sa langue adhérait à son palais, comme gelée.
Le docteur chercha dans les poches de ses vêtements; elles étaient vides. Donc pas de document. Il laissa Bell continuer ses frictions et revint vers Hatteras.
Celui-ci, descendu dans les cavités de la maison de neige, avait fouillé le sol avec soin, et remontait en tenant à la main un fragment à demi brûlé d'une enveloppe de lettre. On pouvait encore y lire ces mots:
… tamont, …. orpoise w-Yorck,
«Altamont, s'écria le docteur! du navire le Porpoise! de New-York!
—Un Américain! fit Hatteras en tressaillant.
—Je le sauverai! dit le docteur, j'en réponds, et nous saurons le mot de cette épouvantable énigme.»
Il retourna près du corps d'Altamont, tandis qu'Hatteras demeurait pensif. Grâce à ses soins, le docteur parvint à rappeler l'infortuné à la vie, mais non au sentiment; il ne voyait, ni n'entendait, ni ne parlait, mais enfin il vivait!
Le lendemain matin, Hatteras dit au docteur
«Il faut cependant que nous partions.
—Partons, Hatteras! le traîneau n'est pas chargé; nous y transporterons ce malheureux, et nous le ramènerons au navire.
—Faites, dit Hatteras. Mais auparavant ensevelissons ces cadavres.»
Les deux matelots inconnus furent replacés sous les débris de la maison de neige; le cadavre de Simpson vint remplacer le corps d'Altamont.
Les trois voyageurs donnèrent, sous forme de prière, un dernier souvenir à leur compagnon, et, à sept heures du matin, ils reprirent leur marche vers le navire.
Deux des chiens d'attelage étant morts, Duk vint de lui-même s'offrir pour tirer le traîneau, et il le fit avec la conscience et la résolution d'un groënlandais.
Pendant vingt jours, du 31 janvier au 19 février, le retour présenta à peu près les mêmes péripéties que l'aller. Seulement, dans ce mois de février, le plus froid de l'hiver, la glace offrit partout une surface résistante; les voyageurs souffrirent terriblement de la température, mais non des tourbillons et du vent.
Le soleil avait reparu pour la première fois depuis le 31 janvier; chaque jour il se maintenait davantage au-dessus de l'horizon. Bell et le docteur étaient au bout de leurs forces, presque aveugles et à demi écloppés; le charpentier ne pouvait marcher sans béquilles.
Altamont vivait toujours, mais dans un état d'insensibilité complète; parfois on désespérait de lui, mais des soins intelligents le ramenaient à l'existence! Et cependant le brave docteur aurait eu grand besoin de se soigner lui-même, car sa santé s'en allait avec les fatigues.
Hatteras songeait au Forward! à son brick! Dans quel état allait-il le retrouver? Que se serait-il passé à bord? Johnson aurait-il pu résister à Shandon et aux siens? Le froid avait été terrible! Avait-on brûlé le malheureux navire? ses mâts, sa carène, étaient-ils respectés?
En pensant à tout cela, Hatteras marchait en avant, comme s'il eût voulu voir son Forward de plus loin.
Le 24 février, au matin, il s'arrêta subitement. A trois cents pas devant lui, une lueur rougeâtre apparaissait, au-dessus de laquelle se balançait une immense colonne de fumée noirâtre qui se perdait dans les brumes grises du ciel!
«Cette fumée!» s'écria-t-il.
Son coeur battit à se briser.
—Voyez! là-bas! cette fumée! dit-il à ses deux compagnons qui l'avaient rejoint; mon navire brûle!
—Mais nous sommes encore à plus de trois milles de lui, repartit
Bell. Ce ne peut être le Forward!
—Si, répondit le docteur, c'est lui; il se produit un phénomène de mirage qui le fait paraître plus rapproché de nous!
—Courons!» s'écria Hatteras en devançant ses compagnons.
Ceux-ci, abandonnant le traîneau à la garde de Duk, s'élancèrent rapidement sur les traces du capitaine.
Une heure après, ils arrivaient en vue du navire. Spectacle horrible! le brick brûlait au milieu des glaces qui se fondaient autour de lui; les flammes enveloppaient sa coque, et la brise du sud rapportait à l'oreille d'Hatteras des craquements inaccoutumés.
A cinq cents pas, un homme levait les bras avec désespoir; il restait là, impuissant, en face de cet incendie qui tordait le Forward dans ses flammes.
Cet homme était seul, et cet homme, c'était le vieux Johnson.
Hatteras courut à lui.
«Mon navire! mon navire! demanda-t-il d'une voix altérée.
—Vous! capitaine! répondit Johnson, vous! arrêtez! pas un pas de plus!
—Eh bien? demanda Hatteras avec un terrible accent de menace.
—Les misérables! répondit Johnson; partis depuis quarante-huit heures, après avoir incendié le navire;
—Malédiction!» s'écria Hatteras.
Alors une explosion formidable se produisit; la terre trembla; les ice-bergs se couchèrent sur le champ de glace; une colonne de fumée alla s'enrouler dans les nuages, et le Forward, éclatant sous l'effort de sa poudrière enflammée, se perdit dans un abîme de feu.
Le docteur et Bell arrivaient en ce moment auprès d'Hatteras.
Celui-ci, abîmé dans son désespoir, se releva tout d'un coup.
«Mes amis, dit-il d'une voix énergique, les lâches ont pris la fuite! les forts réussiront! Johnson, Bell, vous avez le courage; docteur, vous avez la science; moi, j'ai la foi! le pôle nord est là-bas! à l'oeuvre donc, à l'oeuvre!»
Les compagnons d'Hatteras se sentirent renaître à ces mâles paroles.
Et cependant, la situation était terrible pour ces quatre hommes et ce mourant, abandonnés sans ressource, perdus, seuls, sous le quatre-vingtième degré de latitude, au plus profond des régions polaires!
SECONDE PARTIE
LE DÉSERT DE GLACE
CHAPITRE I
L'INVENTAIRE DU DOCTEUR
C'était un hardi dessein qu'avait eu le capitaine Hatteras de s'élever jusqu'au nord, et de réserver à l'Angleterre, sa patrie, la gloire de découvrir le pôle boréal du monde. Cet audacieux marin venait de faire tout ce qui était dans la limite des forces humaines. Après avoir lutté pendant neuf mois contre les courants, contre les tempêtes, après avoir brisé les montagnes de glace et rompu les banquises, après avoir lutté contre les froids d'un hiver sans précédent dans les régions hyperboréennes, après avoir résumé dans son expédition les travaux de ses devanciers, contrôlé et refait pour ainsi dire l'histoire des découvertes polaires, après avoir poussé son brick le Forward au-delà des mers connues, enfin, après avoir accompli la moitié de la tâche, il voyait ses grands projets subitement anéantis! La trahison ou plutôt le découragement de son équipage usé par les épreuves, la folie criminelle de quelques meneurs, le laissaient dans une épouvantable situation: des dix-huit hommes embarqués à bord du brick, il en restait quatre, abandonnés sans ressource, sans navire, à plus de deux mille cinq cents milles de leur pays!
L'explosion du Forward, qui venait de sauter devant eux, leur enlevait les derniers moyens d'existence.
Cependant, le courage d'Hatteras ne faiblit pas en présence de cette terrible catastrophe. Les compagnons qui lui restaient, c'étaient les meilleurs de son équipage, des gens héroïques. Il avait fait appel à l'énergie, à la science du docteur Clawbonny. au dévouement de Johnson et de Bell, à sa propre foi dans son entreprise, il osa parler d'espoir dans cette situation désespérée; il fut entendu de ses vaillants camarades, et le passé d'hommes aussi résolus répondait de leur courage à venir.
Le docteur, après les énergiques paroles du capitaine, voulut se rendre un compte exact de la situation, et, quittant ses compagnons arrêtés à cinq cents pas du bâtiment, il se dirigea vers le théâtre de la catastrophe.
Du Forward, de ce navire construit avec tant de soin, de ce brick si cher, il ne restait plus rien; des glaces convulsionnées, des débris informes, noircis, calcinés, des barres de fer tordues, des morceaux de câbles brûlant encore comme des boutefeux d'artillerie, et, au loin, quelques spirales de fumée rampant çà et là sur l'ice-field, témoignaient de la violence de l'explosion. Le canon du gaillard d'avant, rejeté à plusieurs toises, s'allongeait sur un glaçon semblable à un affût. Le sol était jonché de fragments de toute nature dans un rayon de cent toises; la quille du brick gisait sous un amas de glaces; les icebergs, en partie fondus à la chaleur de l'incendie, avaient déjà recouvré leur dureté de granit.
Le docteur se prit à songer alors à sa cabine dévastée, à ses collections perdues, à ses instruments précieux mis en pièces, à ses livres lacérés, réduits en cendre. Tant de richesses anéanties! Il contemplait d'un oeil humide cet immense désastre, pensant, non pas à l'avenir, mais à cet irréparable malheur qui le frappait si directement.
Il fut bientôt rejoint par Johnson; la figure du vieux marin portait la trace de ses dernières souffrances; il avait dû lutter contre ses compagnons révoltés, en défendant le navire confié à sa garde.
Le docteur lui tendit une main que le maître d'équipage serra tristement.
«Qu'allons-nous devenir, mon ami? dit le docteur.
—Qui peut le prévoir? répondit Johnson.
—Avant tout, reprit le docteur, ne nous abandonnons pas au désespoir, et soyons hommes!
—Oui, monsieur Clawbonny, répondit le vieux marin, vous avez raison; c'est au moment des grands désastres qu'il faut prendre les grandes résolutions; nous sommes dans une vilaine passe; songeons à nous en tirer.
—Pauvre navire! dit en soupirant le docteur; je m'étais attaché à lui; je l'aimais comme on aime son foyer domestique, comme la maison où l'on a passé sa vie entière, et il n'en reste pas un morceau reconnaissable!
—Qui croirait, monsieur Clawbonny, que cet assemblage de poutres et de planches pût ainsi nous tenir au coeur!
—Et la chaloupe? reprit le docteur en cherchant du regard autour de lui, elle n'a même pas échappé à la destruction?
—Si, monsieur Clawbonny, Shandon et les siens, qui nous ont abandonnés, l'ont emmenée avec eux!
—Et la pirogue?
—Brisée en mille pièces! tenez, ces quelques plaques de fer-blanc encore chaudes, voilà tout ce qu'il en reste.
—Nous n'avons plus alors que l'halkett-boat[1]?
[1] Canot de caoutchouc, fait en forme de vêtement, et qui se gonfle à volonté.
—Oui, grâce à l'idée que vous avez eue de l'emporter dans votre excursion.
—C'est peu, dit le docteur.
—Les misérables traîtres qui ont fui! s'écria Johnson. Puisse le ciel les punir comme ils le méritent!
—Johnson, répondit doucement le docteur, il ne faut pas oublier que la souffrance les a durement éprouvés! Les meilleurs seuls savent rester bons dans le malheur, là où les faibles succombent! Plaignons nos compagnons d'infortune, et ne les maudissons pas!»
Après ces paroles, le docteur demeura pendant quelques instants silencieux, et promena des regards inquiets sur le pays.
«Qu'est devenu le traîneau? demanda Johnson.
—Il est resté à un mille en arrière.
—Sous la garde de Simpson?
—Non! mon ami. Simpson, le pauvre Simpson a succombé à la fatigue.
—Mort! s'écria le maître d'équipage.
—Mort! répondit le docteur.
—L'infortuné! dit Johnson, et qui sait, pourtant, si nous ne devrions pas envier son sort!
—Mais, pour un mort que nous avons laissé, reprit le docteur, nous rapportons un mourant.
—Un mourant?
—Oui! le capitaine Altamont.»
Le docteur fit en quelques mots au maître d'équipage le récit de leur rencontre.
«Un Américain! dit Johnson en réfléchissant.
—Oui, tout nous porte à croire que cet homme est citoyen de l'Union. Mais qu'est-ce que ce navire le Porpoise évidemment naufragé, et que venait-il faire dans ces régions?
—Il venait y périr, répondit Johnson; il entraînait son équipage à la mort, comme tous ceux que leur audace conduit sous de pareils cieux! Mais, au moins, monsieur Clawbonny, le but de votre excursion a-t-il été atteint?
—Ce gisement de charbon! répondit le docteur.
—Oui», fit Johnson.
Le docteur secoua tristement la tête.
«Rien? dit le vieux marin.
—Rien! les vivres nous ont manqué, la fatigue nous a brisés en route!
Nous n'avons pas même gagné la côte signalée par Edward Belcher!
—Ainsi, reprit le vieux marin, pas de combustible?
—Non!
—Pas de vivres?
—Non!
—Et plus de navire pour regagner l'Angleterre!»
Le docteur et Johnson se turent. Il fallait un fier courage pour envisager en face cette terrible situation.
«Enfin, reprit le maître d'équipage, notre position est franche, au moins! nous savons à quoi nous en tenir! Mais allons au plus pressé; la température est glaciale; il faut construire une maison de neige.
—Oui, répondit le docteur, avec l'aide de Bell, ce sera facile; puis nous irons chercher le traîneau, nous ramènerons l'Américain, et nous tiendrons conseil avec Hatteras.
—Pauvre capitaine! fit Johnson, qui trouvait moyen de s'oublier lui-même, il doit bien souffrir!»
Le docteur et le maître d'équipage revinrent vers leurs compagnons.
Hatteras était debout, immobile, les bras croisés suivant son habitude, muet et regardant l'avenir dans l'espace. Sa figure avait repris sa fermeté habituelle. A quoi pensait cet homme extraordinaire? Se préoccupait-il de sa situation désespérée ou de ses projets anéantis? Songeait-il enfin à revenir en arrière puisque les hommes, les éléments, tout conspirait contre sa tentative?
Personne n'eût pu connaître sa pensée. Elle ne se trahissait pas au-dehors. Son fidèle Duk demeurait près de lui, bravant à ses côtés une température tombée à trente-deux degrés au-dessous de zéro (-36° centigrades).
Bell, étendu sur la glace, ne faisait aucun mouvement; il semblait inanimé; son insensibilité pouvait lui coûter la vie; il risquait de se faire geler tout d'un bloc.
Johnson le secoua vigoureusement, le frotta de neige, et parvint non sans peine à le tirer de sa torpeur.
«Allons, Bell, du courage! lui dit-il; ne te laisse pas abattre; relève-toi; nous avons à causer ensemble de la situation, et il nous faut un abri! As-tu donc oublié comment se fait une maison de neige? Viens m'aider, Bell! Voilà un iceberg qui ne demande qu'à se laisser creuser! Travaillons! Cela nous redonnera ce qui ne doit pas manquer ici, du courage et du coeur!»
Bell, un peu remis à ces paroles, se laissa diriger par le vieux marin.
«Pendant ce temps, reprit celui-ci, monsieur Clawbonny prendra la peine d'aller jusqu'au traîneau et le ramènera avec les chiens.
—Je suis prêt à partir, répondit le docteur; dans une heure, je serai de retour.
—L'accompagnez-vous, capitaine?» ajouta Johnson en se dirigeant vers
Hatteras.
Celui-ci, quoique plongé dans ses réflexions, avait entendu la proposition du maître d'équipage, car il lui répondit d'une voix douce:
«Non, mon ami, si le docteur veut bien se charger de ce soin…. Il faut qu'avant la fin de la journée une résolution soit prise, et j'ai besoin d'être seul pour réfléchir. Allez. Faites ce que vous jugerez convenable pour le présent. Je songe à l'avenir.»
Johnson revint vers le docteur.
«C'est singulier, lui dit-il, le capitaine semble avoir oublié toute colère; jamais sa voix ne m'a paru si affable.
—Bien! répondit le docteur; il a repris son sang-froid. Croyez-moi,
Johnson, cet homme-là est capable de nous sauver!»
Ces paroles dites, le docteur s'encapuchonna de son mieux, et, le bâton ferré à la main, il reprit le chemin du traîneau, au milieu de cette brume que la lune rendait presque lumineuse.
Johnson et Bell se mirent immédiatement à l'ouvrage; le vieux marin excitait par ses paroles le charpentier, qui travaillait en silence; il n'y avait pas à bâtir, mais à creuser seulement un grand bloc; la glace, très dure, rendait pénible l'emploi du couteau; mais, en revanche, cette dureté assurait la solidité de la demeure; bientôt Johnson et Bell purent travailler à couvert dans leur cavité, rejetant au-dehors ce qu'ils enlevaient à la masse compacte.
Hatteras marchait de temps en temps, et s'arrêtait court; évidemment, il ne voulait pas aller jusqu'à l'emplacement de son malheureux brick.
Ainsi qu'il l'avait promis, le docteur fut bientôt de retour; il ramenait Altamont étendu sur le traîneau et enveloppé des plis de la tente; les chiens groënlandais, maigris, épuisés, affamés, tiraient à peine, et rongeaient leurs courroies; il était temps que toute cette troupe, bêtes et gens, prît nourriture et repos.
Pendant que la maison se creusait plus profondément, le docteur, en furetant de côté et d'autre, eut le bonheur de trouver un petit poêle que l'explosion avait à peu près respecté et dont le tuyau déformé put être redressé facilement; le docteur l'apporta d'un air triomphant. Au bout de trois heures, la maison de glace était logeable; on y installa le poêle; on le bourra avec les éclats de bois; il ronfla bientôt, et répandit une bienfaisante chaleur.
L'Américain fut introduit dans la demeure et couché au fond sur les couvertures; les quatre Anglais prirent place au feu. Les dernières provisions du traîneau, un peu de biscuit et du thé brûlant, vinrent les réconforter tant bien que mal. Hatteras ne parlait pas, chacun respecta son silence.
Quand ce repas fut terminé, le docteur fit signe à Johnson de le suivre au-dehors.
«Maintenant, lui dit-il, nous allons faire l'inventaire de ce qui nous reste. Il faut que nous connaissions exactement l'état de nos richesses; elles sont répandues ça et là; il s'agit de les rassembler; la neige peut tomber d'un moment à l'autre, et il nous serait impossible de retrouver ensuite la moindre épave du navire.
—Ne perdons pas de temps alors, répondit Johnson; vivres et bois, voilà ce qui a pour nous une importance immédiate.
—Eh bien, cherchons chacun de notre côté, répondit le docteur, de manière à parcourir tout le rayon de l'explosion; commençons par le centre, puis nous gagnerons la circonférence.»
Les deux compagnons se rendirent immédiatement au lit de glace qu'avait occupé le Forward; chacun examina avec soin, à la lumière douteuse de la lune, les débris du navire. Ce fut une véritable chasse. Le docteur y apporta la passion, pour ne pas dire le plaisir d'un chasseur, et le coeur lui battait fort quand il découvrait quelque caisse à peu près intacte; mais la plupart étaient vides, et leurs débris jonchaient le champ de glace.
La violence de l'explosion avait été considérable. Un grand nombre d'objets n'étaient plus que cendre et poussière. Les grosses pièces de la machine gisaient çà et là, tordues ou brisées; les branches rompues de l'hélice, lancées à vingt toises du navire, pénétraient profondément dans la neige durcie; les cylindres faussés avaient été arrachés de leurs tourillons; la cheminée, fendue sur toute sa longueur et à laquelle pendaient encore des bouts de chaînes, apparaissait à demi écrasée sous un énorme glaçon; les clous, les crochets, les capes de mouton, les ferrures du gouvernail, les feuilles du doublage, tout le métal du brick s'était éparpillé au loin comme une véritable mitraille.
Mais ce fer, qui eût fait la fortune d'une tribu d'Esquimaux, n'avait aucune utilité dans la circonstance actuelle; ce qu'il fallait rechercher, avant tout, c'étaient les vivres, et le docteur faisait peu de trouvailles en ce genre.
«Cela va mal, se disait-il; il est évident que la cambuse, située près de la soute aux poudres, a dû être entièrement anéantie par l'explosion; ce qui n'a pas brûlé doit être réduit en miettes. C'est grave, et si Johnson ne fait pas meilleure chasse que moi, je ne vois pas trop ce que nous deviendrons.»
Cependant, en élargissant le cercle de ses recherches, le docteur parvint à recueillir quelques restes de pemmican[1], une quinzaine de livres environ, et quatre bouteilles de grès qui, lancées au loin sur une neige encore molle, avaient échappé à la destruction et renfermaient cinq ou six pintes d'eau-de-vie.
[1] Préparation de viande condensée.
Plus loin, il ramassa deux paquets de graines de chochlearia; cela venait à propos pour compenser la perte du lime-juice, si propre à combattre le scorbut.
Au bout de deux heures, le docteur et Johnson se rejoignirent. Ils se firent part de leurs découvertes; elles étaient malheureusement peu importantes sous le rapport des vivres: à peine quelques pièces de viande salée, une cinquantaine de livres de pemmican, trois sacs de biscuit, une petite réserve de chocolat, de l'eau-de-vie et environ deux livres de café récolté grain à grain sur la glace.
Ni couvertures, ni hamacs, ni vêtements, ne purent être retrouvés; évidemment l'incendie les avait dévorés.
En somme, le docteur et le maître d'équipage recueillirent des vivres pour trois semaines au plus du strict nécessaire; c'était peu pour refaire des gens épuisés. Ainsi, par suite de circonstances désastreuses, après avoir manqué de charbon, Hatteras se voyait à la veille de manquer d'aliments.
Quant au combustible fourni par les épaves du navire, les morceaux de ses mâts et de sa carène, il pouvait durer trois semaines environ; mais encore le docteur, avant de l'employer au chauffage de la maison de glace, voulut savoir de Johnson si, de ces débris informes, on ne saurait pas reconstruire un petit navire, ou tout au moins une chaloupe.
«Non, monsieur Clawbonny, lui répondit le maître d'équipage, il n'y faut pas songer; il n'y a pas une pièce de bois intacte dont on puisse tirer parti; tout cela n'est bon qu'à nous chauffer pendant quelques jours, et après….
—Après? dit le docteur.
—A la grâce de Dieu!» répondit le brave marin.
Cet inventaire terminé, le docteur et Johnson revinrent chercher le traîneau; ils y attelèrent, bon gré, mal gré, les pauvres chiens fatigués, retournèrent sur le théâtre de l'explosion, chargèrent ces restes de la cargaison si rares, mais si précieux, et les rapportèrent auprès de la maison de glace; puis, à demi gelés, ils prirent place auprès de leurs compagnons d'infortune.
CHAPITRE II
LES PREMIÈRES PAROLES D'ALTAMONT
Vers les huit heures du soir, le ciel se dégagea pendant quelques instants de ses brumes neigeuses; les constellations brillèrent d'un vif éclat dans une atmosphère plus refroidie.
Hatteras profita de ce changement pour aller prendre la hauteur de quelques étoiles. Il sortit sans mot dire, en emportant ses instruments. Il voulait relever la position et savoir si l'ice-field n'avait pas encore dérivé.
Au bout d'une demi-heure, il rentra, se coucha dans un angle de la maison, et resta plongé dans une immobilité profonde qui ne devait pas être celle du sommeil.
Le lendemain, la neige se reprit à tomber avec une grande abondance; le docteur dut se féliciter d'avoir entrepris ses recherches dès la veille, car un vaste rideau blanc recouvrit bientôt le champ de glace, et toute trace de l'explosion disparut sous un linceul de trois pieds d'épaisseur.
Pendant cette journée, il ne fut pas possible de mettre le pied dehors; heureusement, l'habitation était confortable, ou tout au moins paraissait telle à ces voyageurs harassés. Le petit poêle allait bien, si ce n'est par de violentes rafales qui repoussaient parfois la fumée à l'intérieur; sa chaleur procurait en outre des boissons brûlantes de thé ou de café, dont l'influence est si merveilleuse par ces basses températures.
Les naufragés, car on peut véritablement leur donner ce nom, éprouvaient un bien-être auquel ils n'étaient plus accoutumés depuis longtemps; aussi ne songeaient-ils qu'à ce présent, à cette bienfaisante chaleur, à ce repos momentané, oubliant et défiant presque l'avenir, qui les menaçait d'une mort si prochaine.
L'Américain souffrait moins et revenait peu à peu à la vie; il ouvrait les yeux, mais il ne parlait pas encore; ses lèvres portaient les traces du scorbut et ne pouvaient formuler un son; cependant, il entendait, et fut mis au courant de la situation. Il remua la tête en signe de remerciement; il se voyait sauvé de son ensevelissement sous la neige, et le docteur eut la sagesse de ne pas lui apprendre de quel court espace de temps sa mort était retardée, car enfin, dans quinze jours, dans trois semaines au plus, les vivres manqueraient absolument.
Vers midi, Hatteras sortit de son immobilité; il se rapprocha du docteur, de Johnson et de Bell.
«Mes amis, leur dit-il, nous allons prendre ensemble une résolution définitive sur ce qui nous reste à faire. Auparavant, je prierai Johnson de me dire dans quelles circonstances cet acte de trahison qui nous perd a été accompli.
—A quoi bon le savoir? répondit le docteur; le fait est certain, il n'y faut plus penser.
—J'y pense, au contraire, répondit Hatteras. Mais, après le récit de
Johnson, je n'y penserai plus.
—Voici donc ce qui est arrivé, répondit le maître d'équipage. J'ai tout fait pour empêcher ce crime….
—J'en suis sûr, Johnson, et j'ajouterai que les meneurs avaient depuis longtemps l'idée d'en arriver là.
—C'est mon opinion, dit le docteur.
—C'est aussi la mienne, reprit Johnson; car presque aussitôt après votre départ, capitaine, dès le lendemain, Shandon, aigri contre vous, Shandon, devenu mauvais, et, d'ailleurs, soutenu par les autres, prit le commandement du navire; je voulus résister, mais en vain. Depuis lors, chacun fit à peu près à sa guise; Shandon laissait agir; il voulait montrer à l'équipage que le temps des fatigues et des privations était passé. Aussi, plus d'économie d'aucune sorte; on fit grand feu dans le poêle; on brûlait à même le brick. Les provisions furent mises à la discrétion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour des gens privés depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous laisse à penser quel abus ils en firent! Ce fut ainsi depuis le 7 jusqu'au 15 janvier.
—Ainsi, dit Hatteras d'une voix grave, ce fut Shandon qui poussa l'équipage à la révolte?
—Oui, capitaine.
—Qu'il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.
—Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l'on forma le projet d'abandonner le navire. On résolut de gagner la côte occidentale de la mer de Baffin; de là, avec la chaloupe, on devait courir à la recherche des baleiniers, ou même atteindre les établissements groënlandais de la côte orientale. Les provisions étaient abondantes; les malades, excités par l'espérance du retour, allaient mieux. On commença donc les préparatifs du départ; un traîneau fut construit, propre à transporter les vivres, le combustible et la chaloupe; les hommes devaient s'y atteler. Cela prit jusqu'au 15 février. J'espérais toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre présence; vous n'auriez rien obtenu de l'équipage, qui vous eût plutôt massacré que de rester à bord. C'était comme une folie de liberté. Je pris tous mes compagnons les uns après les autres; je leur parlai, je les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d'une pareille expédition, en même temps que cette lâcheté de vous abandonner! Je ne pus rien obtenir, même des meilleurs! Le départ fut fixé au 22 février. Shandon était impatient. On entassa sur le traîneau et dans la chaloupe tout ce qu'ils purent contenir de provisions et de liqueurs; on fit un chargement considérable de bois; déjà la muraille de tribord était démolie jusqu'à sa ligne de flottaison. Enfin, le dernier jour fut un jour d'orgie; on pilla, on saccagea, et ce fut au milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu au navire. Je me battis contre eux, je luttai; on me renversa, on me frappa; puis ces misérables, Shandon en tête, prirent par l'est et disparurent à mes regards! Je restai seul; que pouvais-je faire contre cet incendie qui gagnait le navire tout entier? Le trou à feu était obstrué par la glace; je n'avais pas une goutte d'eau. Le Forward, pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le reste.»
Ce récit terminé, un assez long silence régna dans la maison de glace; ce sombre tableau de l'incendie du navire, la perte de ce brick si précieux, se présentèrent plus vivement à l'esprit des naufragés; ils se sentirent en présence de l'impossible; et l'impossible, c'était le retour en Angleterre. Ils n'osaient se regarder, de crainte de surprendre sur la figure de l'un d'eux les traces d'un désespoir absolu. On entendait seulement la respiration pressée de l'Américain.
Enfin, Hatteras prit la parole.
«Johnson, dit-il, je vous remercie; vous avez tout fait pour sauver mon navire; mais, seul, vous ne pouviez résister. Encore une fois, je vous remercie, et ne parlons plus de cette catastrophe. Réunissons nos efforts pour le salut commun. Nous sommes ici quatre compagnons, quatre amis, et la vie de l'un vaut la vie de l'autre. Que chacun donne donc son opinion sur ce qu'il convient de faire.
—Interrogez-nous, Hatteras, répondit le docteur; nous vous sommes tout dévoués, nos paroles viendront du coeur. Et d'abord, avez-vous une idée?
—Moi seul, je ne saurais en avoir, dit Hatteras avec tristesse. Mon opinion pourrait paraître intéressée. Je veux donc connaître avant tout votre avis.
—Capitaine, dit Johnson, avant de nous prononcer dans des circonstances si graves, j'aurai une importante question à vous faire.
—Parlez, Johnson.
—Vous êtes allé hier relever notre position; eh bien, le champ de glace a-t-il encore dérivé, ou se trouve-t-il à la même place?
—Il n'a pas bougé, répondit Hatteras. J'ai trouvé, comme avant notre départ, quatre-vingts degrés quinze minutes pour la latitude, et quatre-vingt-dix-sept degrés trente-cinq minutes pour la longitude.
—Et, dit Johnson, à quelle distance sommes-nous de la mer la plus rapprochée dans l'ouest?
—A six cents milles environ[1], répondit Hatteras.
[1] Deux cent quarante-sept lieues environ.
—Et cette mer, c'est…?
—Le détroit de Smith.
—Celui-là même que nous n'avons pu franchir au mois d'avril dernier?
—Celui-là même.
—Bien, capitaine, notre situation est connue maintenant, et nous pouvons prendre une résolution en connaissance de cause.
—Parlez donc», dit Hatteras, qui laissa sa tête retomber sur ses deux mains.
Il pouvait écouter ainsi ses compagnons sans les regarder.
«Voyons, Bell, dit le docteur, quel est, suivant vous, le meilleur parti à suivre?
—Il n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps, répondit le charpentier: il faut revenir, sans perdre ni un jour, ni une heure, soit au sud, soit à l'ouest, et gagner la côte la plus prochaine… quand nous devrions employer deux mois au voyage!
—Nous n'avons que pour trois semaines de vivres, répondit Hatteras sans relever la tête.
—Eh bien, reprit Johnson, c'est en trois semaines qu'il faut faire ce trajet, puisque là est notre seule chance de salut; dussions-nous, en approchant de la côte, ramper sur nos genoux, il faut partir et arriver en vingt-cinq jours.
—Cette partie du continent boréal n'est pas connue, répondit Hatteras. Nous pouvons rencontrer des obstacles, des montagnes, des glaciers qui barreront complètement notre route.
—Je ne vois pas là, répondit le docteur, une raison suffisante pour ne pas tenter le voyage; nous souffrirons, et beaucoup, c'est évident; nous devrons restreindre notre nourriture au strict nécessaire, à moins que les hasards de la chasse…
—Il ne reste plus qu'une demi-livre de poudre, répondit Hatteras.
—Voyons, Hatteras, reprit le docteur, je connais toute la valeur de vos objections, et je ne me berce pas d'un vain espoir. Mais je crois lire dans votre pensée; avez-vous un projet praticable?
—Non, répondit le capitaine, après quelques instants d'hésitation.
—Vous ne doutez pas de notre courage, reprit le docteur; nous sommes gens à vous suivre jusqu'au bout, vous le savez; mais ne faut-il pas en ce moment abandonner toute espérance de nous élever au pôle? La trahison a brisé vos plans; vous avez pu lutter contre les obstacles de la nature et les renverser, non contre la perfidie et la faiblesse des hommes; vous avez fait tout ce qu'il était humainement possible de faire, et vous auriez réussi, j'en suis certain; mais dans la situation actuelle, n'êtes-vous pas forcé de remettre vos projets, et même, pour les reprendre un jour, ne chercherez-vous pas à regagner l'Angleterre?
—Eh bien, capitaine!» demanda Johnson à Hatteras, qui resta longtemps sans répondre.
Enfin, le capitaine releva la tête et dit d'une voix contrainte:
«Vous croyez-vous donc assurés d'atteindre la côte du détroit, fatigués comme vous l'êtes, et presque sans nourriture?
—Non, répondit le docteur, mais à coup sûr la côte ne viendra pas à nous; il faut l'aller chercher. Peut-être trouverons-nous plus au sud des tribus d'Esquimaux avec lesquelles nous pourrons entrer facilement en relation.
—D'ailleurs, reprit Johnson, ne peut-on rencontrer dans le détroit quelque bâtiment forcé d'hiverner?
—Et au besoin, répondit le docteur, puisque le détroit est pris, ne pouvons-nous en le traversant atteindre la côte occidentale du Groënland, et de là, soit de la terre Prudhoë, soit du cap York, gagner quelque établissement danois? Enfin, Hatteras, rien de tout cela ne se trouve sur ce champ de glace! La route de l'Angleterre est là-bas, au sud, et non ici, au nord!
—Oui, dit Bell, M. Clawbonny a raison, il faut partir, et partir sans retard. Jusqu'ici, nous avons trop oublié notre pays et ceux qui nous sont chers!
—C'est votre avis, Johnson! demanda encore une fois Hatteras.
—Oui, capitaine.
—Et le vôtre, docteur?
—Oui, Hatteras.»
Hatteras restait encore silencieux; sa figure, malgré lui, reproduisait toutes ses agitations intérieures. Avec la décision qu'il allait prendre se jouait le sort de sa vie entière; s'il revenait sur ses pas, c'en était fait à jamais de ses hardis desseins; il ne fallait plus espérer renouveler une quatrième tentative de ce genre.
Le docteur, voyant que le capitaine se taisait, reprit la parole:
«J'ajouterai, Hatteras, dit-il, que nous ne devons pas perdre un instant; il faut charger le traîneau de toutes nos provisions, et emporter le plus de bois possible. Une route de six cents milles dans ces conditions est longue, j'en conviens, mais non infranchissable; nous pouvons, ou plutôt, nous devrons faire vingt milles[1] par jour, ce qui en un mois nous permettra d'atteindre la côte, c'est-à-dire vers le 25 mars…
[1] Environ huit lieues.
—Mais, dit Hatteras, ne peut-on attendre quelques jours?
—Qu'espérez-vous? répondit Johnson.
—Que sais-je? Qui peut prévoir l'avenir? Quelques jours encore! C'est d'ailleurs à peine de quoi réparer vos forces épuisées! Vous n'aurez pas fourni deux étapes, que vous tomberez de fatigue, sans une maison de neige pour vous abriter!
—Mais une mort horrible nous attend ici! s'écria Bell.
—Mes amis, reprit Hatteras d'une voix presque suppliante, vous vous désespérez avant l'heure! Je vous proposerais de chercher au nord la route du salut, que vous refuseriez de me suivre! Et pourtant, n'existe-t-il pas près du pôle des tribus d'Esquimaux comme au détroit de Smith? Cette mer libre, dont l'existence est pourtant certaine, doit baigner des continents. La nature est logique en tout ce qu'elle fait. Eh bien, on doit croire que la végétation reprend son empire là où cessent les grands froids. N'est-ce pas une terre promise qui nous attend au nord, et que vous voulez fuir sans retour?»
Hatteras s'animait en parlant; son esprit surexcité évoquait les tableaux enchanteurs de ces contrées d'une existence si problématique.
«Encore un jour, répétait-il, encore une heure!»
Le docteur Clawbonny, avec son caractère aventureux et son ardente imagination, se sentait émouvoir peu à peu; il allait céder; mais Johnson, plus sage et plus froid, le rappela à la raison et au devoir.
«Allons. Bell, dit-il, au traîneau!
—Allons!» répondit Bell.
Les deux marins se dirigèrent vers l'ouverture de la maison de neige.
«Oh! Johnson! vous! vous! s'écria Hatteras. Eh bien! partez, je resterai! je resterai!
—Capitaine! fit Johnson, s'arrêtant malgré lui.
—Je resterai, vous dis-je! Partez! abandonnez-moi comme les autres!
Partez… Viens, Duk, nous resterons tous les deux!»
Le brave chien se rangea près de son maître en aboyant. Johnson regarda le docteur. Celui-ci ne savait que faire; le meilleur parti était de calmer Hatteras et de sacrifier un jour à ses idées. Le docteur allait s'y résoudre, quand il se sentit toucher le bras.
Il se retourna. L'Américain venait de quitter ses couvertures; il rampa sur le sol; il se redressa enfin sur ses genoux, et de ses lèvres malades il fit entendre des sons inarticulés.
Le docteur, étonné, presque effrayé, le regardait en silence. Hatteras, lui, s'approcha de l'Américain et l'examina attentivement. Il essayait de surprendre des paroles que le malheureux ne pouvait prononcer. Enfin, après cinq minutes d'efforts, celui-ci fit entendre ce mot: «Porpoise.
—Le Porpoise!» s'écria le capitaine.
L'Américain fit un signe affirmatif.
«Dans ces mers?» demanda Hatteras, le coeur palpitant.
Même signe du malade.
«Au nord?
—Oui! fit l'infortuné.
—Et vous savez sa position?
—Oui!
—Exacte?
—Oui!» dit encore Altamont.
Il se fit un moment de silence. Les spectateurs de cette scène imprévue étaient palpitants.
«Écoutez bien, dit enfin Hatteras au malade; il nous faut connaître la situation de ce navire! Je vais compter les degrés à voix haute, vous m'arrêterez par un signe.»
L'Américain remua la tête en signe d'acquiescement.
«Voyons, dit Hatteras, il s'agit des degrés de longitude.—Cent cinq?
Non.—Cent six? Cent sept? Cent huit?—C'est bien à l'ouest?
—Oui, fit l'Américain.
—Continuons.—Cent neuf? Cent dix? Cent douze? Cent quatorze? Cent seize? Cent dix-huit? Cent dix-neuf? Cent vingt…?
—Oui, répondit Altamont.
—Cent vingt degrés de longitude? fit Hatteras. Et combien de minutes?
—Je compte…»
Hatteras commença au numéro un. Au nombre quinze, Altamont lui fit signe de s'arrêter.
«Bon! dit Hatteras.—Passons à la latitude. Vous m'entendez?—Quatre-vingts? Quatre-vingt-un? Quatre-vingt-deux? Quatre-vingt-trois?»
L'Américain l'arrêta du geste.
«Bien!—Et les minutes? Cinq? Dix? Quinze? Vingt? Vingt-cinq? Trente?
Trente-cinq?»
Nouveau signe d'Altamont, qui sourit faiblement.
«Ainsi, reprit Hatteras d'une voix grave, le Porpoise se trouve par cent vingt degrés et quinze minutes de longitude, et quatre-vingt-trois degrés et trente-cinq minutes de latitude?
—Oui!» fit une dernière fois l'Américain en retombant sans mouvement dans les bras du docteur?
Cet effort l'avait brisé.
«Mes amis, s'écria Hatteras, vous voyez bien que le salut est au nord, toujours au nord! Nous serons sauvés!»
Mais, après ces premières paroles de joie, Hatteras parut subitement frappé d'une idée terrible. Sa figure s'altéra, et il se sentit mordre au coeur par le serpent de la jalousie.
Un autre, un Américain, l'avait dépassé de trois degrés sur la route du pôle! Pourquoi? Dans quel but?
CHAPITRE III
DIX-SEPT JOURS DE MARCHE
Cet incident nouveau, ces premières paroles prononcées par Altamont, avaient complètement changé la situation des naufragés; auparavant, ils se trouvaient hors de tout secours possible, sans espoir sérieux de gagner la mer de Baffin, menacés de manquer de vivres pendant une route trop longue pour leurs corps fatigués, et maintenant, à moins de quatre cents milles[1] de leur maison de neige, un navire existait qui leur offrait de vastes ressources, et peut-être les moyens de continuer leur audacieuse marche vers le pôle. Hatteras, le docteur, Johnson, Bell se reprirent à espérer, après avoir été si près du désespoir; ce fut de la joie, presque du délire.
[1] Cent soixante lieues.
Mais les renseignements d'Altamont étaient encore incomplets, et après quelques minutes de repos, le docteur reprit avec lui cette précieuse conversation; il lui présenta ses questions sous une forme qui ne demandait pour toute réponse qu'un simple signe de tête, ou un mouvement des yeux.
Bientôt il sut que le Porpoise était un trois-mâts américain, de New York, naufragé au milieu des glaces, avec des vivres et des combustibles en grande quantité; quoique couché sur le flanc, il devait avoir résisté, et il serait possible de sauver sa cargaison.
Altamont et son équipage l'avaient abandonné depuis deux mois, emmenant la chaloupe sur un traîneau; ils voulaient gagner le détroit de Smith, atteindre quelque baleinier, et se faire rapatrier en Amérique; mais peu à peu les fatigues, les maladies frappèrent ces infortunés, et ils tombèrent un à un sur la route. Enfin, le capitaine et deux matelots restèrent seuls d'un équipage de trente hommes, et si lui, Altamont, survivait, c'était véritablement par un miracle de la Providence.
Hatteras voulut savoir de l'Américain pourquoi le Porpoise se trouvait engagé sous une latitude aussi élevée.
Altamont fit comprendre qu'il avait été entraîné par les glaces sans pouvoir leur résister.
Hatteras, anxieux, l'interrogea sur le but de son voyage.
Altamont prétendit avoir tenté de franchir le passage du nord-ouest.
Hatteras n'insista pas davantage, et ne posa plus aucune question de ce genre.
Le docteur prit alors la parole:
«Maintenant, dit-il, tous nos efforts doivent tendre à retrouver le Porpoise; au lieu de nous aventurer vers la mer de Baffin, nous pouvons gagner par une route moins longue d'un tiers un navire qui nous offrira toutes les ressources nécessaires à un hivernage.
—Il n'y a pas d'autre parti à prendre, répondit Bell.
—J'ajouterai, dit le maître d'équipage, que nous ne devons pas perdre un instant; il faut calculer la durée de notre voyage sur la durée de nos provisions, contrairement à ce qui se fait généralement, et nous mettre en route au plus tôt.
—Vous avez raison, Johnson, répondit le docteur; en partant demain, mardi 26 février, nous devons arriver le 15 mars au Porpoise, sous peine de mourir de faim. Qu'en pensez-vous, Hatteras?
—Faisons nos préparatifs immédiatement, dit le capitaine, et partons.
Peut-être la route sera-t-elle plus longue que nous ne le supposons.
—Pourquoi cela? répliqua le docteur. Cet homme paraît être certain de la situation de son navire.
—Mais, répondit Hatteras, si le Porpoise a dérivé sur son champ de glace, comme a fait le Forward?
—En effet, dit le docteur, cela a pu arriver!»
Johnson et Bell ne répliquèrent rien à la possibilité d'une dérive, dont eux-mêmes ils avaient été victimes.
Mais Altamont, attentif à cette conversation, fit comprendre au docteur qu'il voulait parler. Celui-ci se rendit au désir de l'Américain, et après un grand quart d'heure de circonlocutions et d'hésitations, il acquit cette certitude que le Porpoise, échoué près d'une côte, ne pouvait pas avoir quitté son lit de rochers.
Cette nouvelle rendit la tranquillité aux quatre Anglais; cependant elle leur enlevait tout espoir de revenir en Europe, à moins que Bell ne parvînt à construire un petit navire avec les morceaux du Porpoise. Quoi qu'il en soit, le plus pressé était de se rendre sur le lieu même du naufrage.
Le docteur fit encore une dernière question à l'Américain: celui-ci avait-il rencontré la mer libre sous cette latitude de quatre-vingt-trois degrés?
«Non», répondit Altamont.
La conversation en resta là. Aussitôt les préparatifs de départ furent commencés; Bell et Johnson s'occupèrent d'abord du traîneau; il avait besoin d'une réparation complète; le bois ne manquant pas, ses montants furent établis d'une façon plus solide; on profitait de l'expérience acquise pendant l'excursion au sud; on savait le côté faible de ce mode de transport, et comme il fallait compter sur des neiges abondantes et épaisses, les châssis de glissage furent rehaussés.
A l'intérieur, Bell disposa une sorte de couchette recouverte par la toile de la tente et destinée à l'Américain; les provisions, malheureusement peu considérables, ne devaient pas accroître beaucoup le poids du traîneau; mais en revanche, on compléta la charge avec tout le bois que l'on put emporter.
Le docteur, en arrangeant les provisions, les inventoria avec la plus scrupuleuse exactitude; de ses calculs il résulta que chaque voyageur devait se réduire à trois quarts de ration pour un voyage de trois semaines. On réserva ration entière aux quatre chiens d'attelage. Si Duk tirait avec eux, il aurait droit à sa ration complète.
Ces préparatifs furent interrompus par le besoin de sommeil et de repos qui se fit impérieusement sentir dés sept heures du soir; mais, avant de se coucher, les naufragés se réunirent autour du poêle, dans lequel on n'épargna pas le combustible; les pauvres gens se donnaient un luxe de chaleur auquel ils n'étaient plus habitués depuis longtemps; du pemmican, quelques biscuits et plusieurs tasses de café ne tardèrent pas à les mettre en belle humeur, de compte à demi avec l'espérance qui leur revenait si vite et de si loin.
A sept heures du matin, les travaux furent repris, et se trouvèrent entièrement terminés vers les trois heures du soir.
L'obscurité se taisait déjà; le soleil avait reparu au-dessus de l'horizon depuis le 31 janvier, mais il ne donnait encore qu'une lumière faible et courte; heureusement, la lune devait se lever à six heures et demie, et, par ce ciel pur, ses rayons suffiraient à éclairer la route. La température, qui s'abaissait sensiblement depuis quelques jours, atteignit enfin trente-trois degrés au-dessous de zéro (—37° centigrades).
Le moment du départ arriva. Altamont accueillit avec joie l'idée de se mettre en route, bien que les cahots dussent accroître ses souffrances; il avait fait comprendre au docteur que celui-ci trouverait à bord du Porpoise les antiscorbutiques si nécessaires à sa guérison.
On le transporta donc sur le traîneau; il y fut installé aussi commodément que possible; les chiens, y compris Duk, furent attelés; les voyageurs jetèrent alors un dernier regard sur ce lit de glace, où fut le Forward. Les traits d'Hatteras parurent empreints un instant d'une violente pensée de colère, mais il redevint maître de lui-même, et la petite troupe, par un temps très sec, s'enfonça dans la brume du nord-nord-ouest.
Chacun reprit sa place accoutumée, Bell en tête, indiquant la route, le docteur et le maître d'équipage aux côtés du traîneau, veillant et poussant au besoin, Hatteras à l'arrière, rectifiant la route et maintenant l'équipage dans la ligne de Bell.
La marche fut assez rapide; par cette température très basse, la glace offrait une dureté et un poli favorables au glissage; les cinq chiens enlevaient facilement cette charge, qui ne dépassait pas neuf cents livres. Cependant hommes et bêtes s'essoufflaient rapidement et durent s'arrêter souvent pour reprendre haleine.
Vers les sept heures du soir, la lune dégagea son disque rougeâtre des brumes de l'horizon. Ses calmes rayons se firent jour à travers l'atmosphère et jetèrent quelque éclat que les glaces réfléchirent avec pureté; l'ice-field présentait vers le nord-ouest une immense plaine blanche d'une horizontalité parfaite. Pas un pack, pas un hummock. Cette partie de la mer semblait s'être glacée tranquillement comme un lac paisible.
C'était un immense désert, plat et monotone.
Telle est l'impression que ce spectacle fit naître dans l'esprit du docteur, et il la communiqua à son compagnon.
«Vous avez raison, monsieur Clawbonny, répondit Johnson; c'est un désert, mais nous n'avons pas la crainte d'y mourir de soif!
—Avantage évident, reprit le docteur; cependant cette immensité me prouve une chose: c'est que nous devons être fort éloignés de toute terre; en général, l'approche des côtes est signalée par une multitude de montagnes de glaces, et pas un iceberg n'est visible autour de nous.
—L'horizon est fort restreint par la brume, répondit Johnson.
—Sans doute, mais depuis notre départ nous avons foulé un champ plat qui menace de ne pas finir.
—Savez-vous, monsieur Clawbonny, que c'est une dangereuse promenade que la nôtre? On s'y habitue, on n'y pense pas, mais enfin, cette surface glacée sur laquelle nous marchons ainsi recouvre des gouffres sans fond!
—Vous avez raison, mon ami, mais nous n'avons pas à craindre d'être engloutis; la résistance de cette blanche écorce par ces froids de trente-trois degrés est considérable! Remarquez qu'elle tend de plus en plus à s'accroître, car, sous ces latitudes, la neige tombe neuf jours sur dix, même en avril, même en mai, même en juin, et j'estime que sa plus forte épaisseur ne doit pas être éloignée de mesurer trente ou quarante pieds.
—Cela est rassurant, répondit Johnson.
—En effet, nous ne sommes pas comme ces patineurs de la Serpentine-river[1] qui craignent à chaque instant de sentir le sol fragile manquer sous leurs pas: nous n'avons pas un pareil danger à redouter.
[1] Rivière de Hyde-Park, à Londres.
—Connaît-on la force de résistance de la glace? demanda le vieux marin, toujours avide de s'instruire dans la compagnie du docteur.
—Parfaitement, répondit ce dernier; qu'ignore-t-on maintenant de ce qui peut se mesurer dans le monde, sauf l'ambition humaine! N'est-ce pas elle, en effet, qui nous précipite vers ce pôle boréal que l'homme veut enfin connaître? Mais, pour en revenir à votre question, voici ce que je puis vous répondre. A l'épaisseur de deux pouces, la glace supporte un homme; à l'épaisseur de trois pouces et demi, un cheval et son cavalier; à cinq pouces, une pièce de huit; à huit pouces, de l'artillerie de campagne tout attelée, et enfin, à dix pouces, une armée, une foule innombrable! Où nous marchons en ce moment, on bâtirait la douane de Liverpool ou le palais du parlement de Londres.
—On a de la peine à concevoir une pareille résistance, dit Johnson; mais tout à l'heure, monsieur Clawbonny, vous parliez de la neige qui tombe neuf jours sur dix en moyenne dans ces contrées; c'est un fait évident; aussi je ne le conteste pas; mais d'où vient toute cette neige, car, les mers étant prises, je ne vois pas trop comment elles peuvent donner naissance à cette immense quantité de vapeur qui forme les nuages.
—Votre observation est juste, Johnson: aussi, suivant moi, la plus grande partie de la neige ou de la pluie que nous recevons dans ces régions polaires est faite de l'eau des mers des zones tempérées; il y a tel flocon qui, simple goutte d'eau d'un fleuve de l'Europe, s'est élevé dans l'air sous forme de vapeur, s'est formé en nuage, et est enfin venu se condenser jusqu'ici: il n'est donc pas impossible qu'en la buvant, cette neige, nous nous désaltérions aux fleuves mêmes de notre pays.
—C'est toujours cela», répondit le maître d'équipage.
En ce moment, la voix d'Hatteras, rectifiant les erreurs de la route, se fit entendre et interrompit la conversation. La brume s'épaisissait et rendait la ligne droite difficile à garder.
Enfin la petite troupe s'arrêta vers les huit heures du soir, après avoir franchi quinze milles; le temps se maintenait au sec; la tente fut dressée; on alluma le poêle; on soupa, et la nuit se passa paisiblement.
Hatteras et ses compagnons étaient réellement favorisés par le temps. Leur voyage se fit sans difficultés pendant les jours suivants, quoique le froid devînt extrêmement violent et que le mercure demeurât gelé dans le thermomètre. Si le vent s'en fût mêlé, pas un des voyageurs n'eût pu supporter une semblable température. Le docteur constata dans cette occasion la justesse des observations de Parry, pendant son excursion à l'île Melville. Ce célèbre marin rapporte qu'un homme convenablement vêtu peut se promener impunément à l'air libre par les grands froids, pourvu que l'atmosphère soit tranquille; mais, dès que le plus léger vent vient à souffler, on éprouve à la figure une douleur cuisante et un mal de tête d'une violence extrême qui bientôt est suivi de mort. Le docteur ne laissait donc pas d'être inquiet, car un simple coup de vent les eût tous glacés jusqu'à la moelle des os.
Le 5 mars, il fut témoin d'un phénomène particulier à cette latitude: le ciel étant parfaitement serein et brillant d'étoiles, une neige épaisse vint à tomber sans qu'il y eût apparence de nuage; les constellations resplendissaient à travers les flocons qui s'abattaient sur le champ de glace avec une élégante régularité. Cette neige dura deux heures environ, et s'arrêta sans que le docteur eût trouvé une explication suffisante de sa chute.
Le dernier quartier de la lune s'était alors évanoui; l'obscurité restait profonde pendant dix-sept heures sur vingt-quatre; les voyageurs durent se lier entre eux au moyen d'une longue corde, afin de ne pas se séparer les uns des autres; la rectitude de la route devenait presque impossible à garder.
Cependant, ces hommes courageux, quoique soutenus par une volonté de fer, commençaient à se fatiguer; les haltes devenaient plus fréquentes, et pourtant il ne fallait pas perdre une heure, car les provisions diminuaient sensiblement.
Hatteras relevait souvent la position à l'aide d'observations lunaires et stellaires. En voyant les jours se succéder et le but du voyage fuir indéfiniment, il se demandait parfois si le Porpoise existait réellement, si cet Américain n'avait pas le cerveau dérangé par les souffrances, ou même si, par haine des Anglais, et se voyant perdu sans ressource, il ne voulait pas les entraîner avec lui à une mort certaine.
Il communiqua ses suppositions au docteur; celui-ci les rejeta absolument, mais il comprit qu'une fâcheuse rivalité existait déjà entre le capitaine anglais et le capitaine américain.
«Ce seront deux hommes difficiles à maintenir en bonne relation», se dit-il.
Le 14 mars, après seize jours de marche, les voyageurs ne se trouvaient encore qu'au quatre-vingt-deuxième degré de latitude; leurs forces étaient épuisées, et ils étaient encore à cent milles du navire; pour surcroît de souffrances, il fallut réduire les hommes au quart de ration, pour conserver aux chiens leur ration entière.
On ne pouvait malheureusement pas compter sur les ressources de la chasse, car il ne restait plus alors que sept charges de poudre et six balles; en vain avait-on tiré sur quelques lièvres blancs et des renards, très rares d'ailleurs: aucun d'eux ne fut atteint.
Cependant, le vendredi 13, le docteur fut assez heureux pour surprendre un phoque étendu sur la glace; il le blessa de plusieurs balles; l'animal, ne pouvant s'échapper par son trou déjà fermé, fut bientôt pris et assommé: il était de forte taille; Johnson le dépeça adroitement, mais l'extrême maigreur de cet amphibie offrit peu de profit à des gens qui ne pouvaient se résoudre à boire son huile, à la manière des Esquimaux.
Cependant, le docteur essaya courageusement d'absorber cette visqueuse liqueur: malgré sa bonne volonté, il ne put y parvenir. Il conserva la peau de l'animal, sans trop savoir pourquoi, par instinct de chasseur, et la chargea sur le traîneau.
Le lendemain, 16, on aperçut quelques icebergs et des monticules de glace à l'horizon. Était-ce l'indice d'une côte prochaine, ou seulement un bouleversement de l'ice-field? Il était difficile de savoir à quoi s'en tenir.
Arrivés à l'un de ces hummocks, les voyageurs en profitèrent pour s'y creuser une retraite plus confortable que la tente, à l'aide du couteau à neige[1], et, après trois heures d'un travail opiniâtre, ils purent s'étendre enfin autour du poêle allumé.
[1] Large coutelas disposé pour tailler les blocs de glace.
CHAPITRE IV
LA DERNIÈRE CHARGE DE POUDRE
Johnson avait dû donner asile dans la maison de glace aux chiens harassés de fatigue: lorsque la neige tombe abondamment, elle peut servir de couverture aux animaux, dont elle conserve la chaleur naturelle. Mais, à l'air, par ces froids secs de quarante degrés, les pauvres bêtes eussent été gelées en peu de temps.
Johnson, qui faisait un excellent dog driver[1], essaya de nourrir ses chiens avec cette viande noirâtre du phoque que les voyageurs ne pouvaient absorber, et, à son grand étonnement, l'attelage s'en fit un véritable régal; le vieux marin, tout joyeux, apprit cette particularité au docteur.
[1] Dresseur de chiens.
Celui-ci n'en fut aucunement surpris; il savait que dans le nord de l'Amérique les chevaux font du poisson leur principale nourriture, et de ce qui suffisait à un cheval herbivore, un chien omnivore pouvait se contenter à plus forte raison.
Avant de s'endormir, bien que le sommeil devînt une impérieuse nécessité pour des gens qui s'étaient traînés pendant quinze milles sur les glaces, le docteur voulut entretenir ses compagnons de la situation actuelle, sans en atténuer la gravité.
«Nous ne sommes encore qu'au quatre-vingt-deuxième parallèle, dit-il, et les vivres menacent déjà de nous manquer!
—C'est une raison pour ne pas perdre un instant, répondit Hatteras!
Il faut marcher! les plus forts traîneront les plus faibles.
—Trouverons-nous seulement un navire à l'endroit indiqué? répondit
Bell, que les fatigues de la route abattaient malgré lui.
—Pourquoi en douter? répondit Johnson; le salut de l'Américain répond du nôtre.»
Le docteur, pour plus de sûreté, voulut encore interroger de nouveau Altamont. Celui-ci parlait assez facilement, quoique d'une voix faible; il confirma tous les détails précédemment donnés; il répéta que le navire, échoué sur des roches de granit, n'avait pu bouger, et qu'il se trouvait par 126° 15' de longitude et 83° 35' de latitude.
«Nous ne pouvons douter de cette affirmation, reprit alors le docteur; la difficulté n'est pas de trouver le Porpoise, mais d'y arriver.
—Que reste-t-il de nourriture? demanda Hatteras.
—De quoi vivre pendant trois jours au plus, répondit le docteur.
—Eh bien, il faut arriver en trois jours! dit énergiquement le capitaine.
—Il le faut, en effet, reprit le docteur, et si nous réussissons, nous ne devrons pas nous plaindre, car nous aurons été favorisés par un temps exceptionnel. La neige nous a laissé quinze jours de répit, et le traîneau a pu glisser facilement sur la glace durcie. Ah! que ne porte-t-il deux cents livres d'aliments! nos braves chiens auraient eu facilement raison de cette charge! Enfin, puisqu'il en est autrement, nous n'y pouvons rien.
—Avec un peu de chance et d'adresse, répondit Johnson, ne pourrait-on pas utiliser les quelques charges de poudre qui restent? Si un ours tombait en notre pouvoir, nous serions approvisionnés de nourriture pour le reste du voyage.
—Sans doute, répliqua le docteur, mais ces animaux sont rares et fuyards; et puis, il suffit de songer à l'importance du coup de fusil pour que l'oeil se trouble et que la main tremble.
—Vous êtes pourtant un habile tireur, dit Bell.
—Oui, quand le dîner de quatre personnes ne dépend pas de mon adresse; cependant, vienne l'occasion, je ferai de mon mieux. En attendant, mes amis, contentons-nous de ce maigre souper de miettes de pemmican, tâchons de dormir, et dès le matin nous reprendrons notre route.»
Quelques instants plus tard, l'excès de la fatigue l'emportant sur toute autre considération, chacun dormait d'un sommeil assez profond.
Le samedi, de bonne heure, Johnson réveilla ses compagnons; les chiens furent attelés au traîneau, et celui-ci reprit sa marche vers le nord.
Le ciel était magnifique, l'atmosphère d'une extrême pureté, la température très basse; quand le soleil parut au-dessus de l'horizon, il avait la forme d'une ellipse allongée; son diamètre horizontal, par suite de la réfraction, semblait être double de son diamètre vertical; il lança son faisceau de rayons clairs, mais froids, sur l'immense plaine glacée. Ce retour à la lumière, sinon à la chaleur, faisait plaisir.
Le docteur, son fusil à la main, s'écarta d'un mille ou deux, bravant le froid et la solitude; avant de s'éloigner, il avait mesuré exactement ses munitions; il lui restait quatre charges de poudre seulement et trois balles, pas davantage. C'était peu, quand on considère qu'un animal fort et vivace comme l'ours polaire ne tombe souvent qu'au dixième ou au douzième coup de fusil.
Aussi l'ambition du brave docteur n'allait-elle pas jusqu'à rechercher un si terrible gibier; quelques lièvres, deux ou trois renards eussent fait son affaire et produit un surcroît de provisions très suffisant.
Mais pendant cette journée, s'il aperçut un de ces animaux, ou il ne put pas l'approcher, ou, trompé par la réfraction, il perdit son coup de fusil. Cette journée lui coûta inutilement une charge de poudre et une balle.
Ses compagnons, qui avaient tressailli d'espoir à la détonation de son arme, le virent revenir la tête basse. Ils ne dirent rien. Le soir, on se coucha comme d'habitude, après avoir mis de côté les deux quarts de ration réservés pour les deux jours suivants.
Le lendemain, la route parut être de plus en plus pénible. On ne marchait pas on se traînait; les chiens avaient dévoré jusqu'aux entrailles du phoque, et ils commençaient à ronger leurs courroies.
Quelques renards passèrent au large du traîneau, et le docteur, ayant encore perdu un coup de fusil en les poursuivant, n'osa plus risquer sa dernière balle et son avant-dernière charge de poudre.
Le soir, on fit halte de meilleure heure; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l'autre, et, quoique la route fût éclairée par une magnifique aurore boréale, ils durent s'arrêter.
Ce dernier repas, pris le dimanche soir, sous la tente glacée, fut bien triste. Si le Ciel ne venait pas au secours de ces infortunés, ils étaient perdus.
Hatteras ne parlait pas, Bell ne pensait plus, Johnson réfléchissait sans mot dire, mais le docteur ne se désespérait pas encore.
Johnson eût l'idée de creuser quelques trappes pendant la nuit; n'ayant pas d'appât à y mettre, il comptait peu sur le succès de son invention, et il avait raison, car le matin, en allant reconnaître ses trappes, il vit bien des traces de renards, mais pas un de ces animaux ne s'était laissé prendre au piège.
Il revenait donc fort désappointé, quand il aperçut un ours de taille colossale qui flairait les émanations du traîneau à moins de cinquante toises. Le vieux marin eut l'idée que la Providence lui adressait cet animal inattendu pour le tuer; sans réveiller ses compagnons, il s'élança sur le fusil du docteur et gagna du côté de l'ours.
Arrivé à bonne distance, il le mit en joue; mais, au moment de presser la détente, il sentit son bras trembler; ses gros gants de peau le gênaient. Il les ôta rapidement et saisit son fusil d'une main plus assurée.
Soudain, un cri de douleur lui échappa. La peau de ses doigts, brûlée par le froid du canon, y restait adhérente, tandis que l'arme tombait à terre et partait au choc, en lançant sa dernière balle dans l'espace.
Au bruit de la détonation, le docteur accourut; il comprit tout. Il vit l'animal s'enfuir tranquillement; Johnson se désespérait et ne pensait plus à ses souffrances.
«Je suis une véritable femmelette! s'écriait-il, un enfant qui ne sait pas supporter une douleur! Moi! moi! à mon âge!
Voyons, rentrez, Johnson, lui dit le docteur, vous allez vous faire geler; tenez, vos mains sont déjà blanches; venez! venez!
—Je suis indigne de vos soins, monsieur Clawbonny! répondait le maître d'équipage. Laissez-moi!
—Mais venez donc, entêté! venez donc! il sera bientôt trop tard!»
Et le docteur, entraînant le vieux marin sous la tente lui fit mettre les deux mains dans une jatte d'eau que la chaleur du poêle avait maintenue liquide, quoique froide; mais à peine les mains de Johnson y furent-elles plongées que l'eau se congela immédiatement à leur contact.
«Vous le voyez, dit le docteur, il était temps de rentrer, sans quoi j'aurais été obligé d'en venir à l'amputation.»
Grâce à ses soins, tout danger disparut au bout d'une heure, mais non sans peine, et il fallut des frictions réitérées pour rappeler la circulation du sang dans les doigts du vieux marin. Le docteur lui recommanda surtout d'éloigner ses mains du poêle, dont la chaleur eût amené de graves accidents.
Ce matin-là, on dut se priver de déjeuner; du pemmican, de la viande salée, il ne restait rien. Pas une miette de biscuit; à peine une demi-livre de café; il fallut se contenter de cette boisson brûlante, et on se remit en marche.
«Plus de ressources! dit Bell à Johnson, avec un indicible accent de désespoir.
—Ayons confiance en Dieu, dit le vieux marin; il est tout-puissant pour nous sauver!
—Ah! ce capitaine Hatteras! reprit Bell, il a pu revenir de ses premières expéditions, l'insensé! mais de celle-ci il ne reviendra jamais, et nous ne reverrons plus notre pays!
—Courage, Bell! J'avoue que le capitaine est un homme audacieux, mais auprès de lui il se rencontre un autre homme habile en expédients.
—Le docteur Clawbonny? dit Bell.
—Lui-même! répondit Johnson.
—Que peut-il dans une situation pareille? répliqua Bell en haussant les épaules. Changera-t-il ces glaçons en morceaux de viande? Est-ce un dieu, pour faire des miracles?
—Qui sait! répondit le maître d'équipage aux doutes de son compagnon.
J'ai confiance en lui.»
Bell hocha la tête et retomba dans ce mutisme complet pendant lequel il ne pensait même plus.
Cette journée fut de trois milles à peine: le soir, on ne mangea pas; les chiens menaçaient de se dévorer entre eux: les hommes ressentaient avec violence les douleurs de la faim.
On ne vit pas un seul animal. D'ailleurs, à quoi bon? on ne pouvait chasser au couteau. Seulement Johnson crut reconnaître, à un mille sous le vent, l'ours gigantesque qui suivait la malheureuse troupe.
«Il nous guette! pensa-t-il: il voit en nous une proie assurée!»
Mais Johnson ne dit rien à ses compagnons: le soir, on lit la halte habituelle, et le souper ne se composa que de café. Les infortunés sentaient leurs veux devenir hagards, leur cerveau se prendre, et, torturés par la faim, ils ne pouvaient trouver une heure de sommeil; des rêves étranges et des plus douloureux s'emparaient de leur esprit.
Sous une latitude où le corps demande impérieusement à se réconforter, les malheureux n'avaient pas mangé depuis trente-six heures, quand le matin du mardi arriva. Cependant, animés par un courage, une volonté surhumaine, ils reprirent leur route, poussant le traîneau que les chiens ne pouvaient tirer.
Au bout de deux heures, ils tombèrent épuisés.
Hatteras voulait aller plus loin encore. Lui, toujours énergique, il employa les supplications, les prières, pour décider ses compagnons à se relever: c'était demander l'impossible!
Alors, aidé de Johnson, il tailla une maison de glace dans un iceberg. Ces deux hommes, travaillant ainsi, avaient l'air de creuser leur tombe.
«Je veux bien mourir de faim, disait Hatteras, mais non de froid.»
Après de cruelles fatigues, la maison fut prête, et toute la troupe s'y blottit.
Ainsi se passa la journée. Le soir, pendant que ses compagnons demeuraient sans mouvement, Johnson eut une sorte d'hallucination; il rêva d'ours gigantesque.
Ce mot, souvent répété par lui, attira l'attention du docteur, qui, tiré de son engourdissement, demanda au vieux marin pourquoi il parlait d'ours, et de quel ours il s'agissait.
«L'ours qui nous suit, répondit Johnson.
—L'ours qui nous suit? répéta le docteur.
—Oui, depuis deux jours!
—Depuis deux jours! Vous l'avez vu?
—Oui, il se tient à un mille sous le vent.
—Et vous ne m'avez pas prévenu, Johnson?
—A quoi bon?
—C'est juste, fit le docteur; nous n'avons pas une seule balle à lui envoyer.
—Ni même un lingot, un morceau de fer, un clou quelconque!» répondit le vieux marin.
Le docteur se tut et se prit à réfléchir. Bientôt il dit au maître d'équipage:
«Vous êtes certain que cet animal nous suit?
—Oui, monsieur Clawbonny. il compte sur un repas de chair humaine! il sait que nous ne pouvons pas lui échapper!
—Johnson! fit le docteur, ému de l'accent désespéré de son compagnon.
—Sa nourriture est assurée, à lui! répliqua le malheureux, que le délire prenait; il doit être affamé, et je ne sais pas pourquoi nous le faisons attendre!
—Johnson, calmez-vous!
—Non, monsieur Clawbonny; puisque nous devons y passer, pourquoi prolonger les souffrances de cet animal? Il a faim comme nous; il n'a pas de phoque à dévorer! Le Ciel lui envoie des hommes! eh bien, tant mieux pour lui!»
Le vieux Johnson devenait fou; il voulait quitter la maison de glace. Le docteur eut beaucoup de peine à le contenir, et, s'il y parvint, ce fut moins par la force que parce qu'il prononça les paroles suivantes avec un accent de profonde conviction:
«Demain, dit-il, je tuerai cet ours!
—Demain! fit Johnson, qui semblait sortir d'un mauvais rêve.
—Demain!
—Vous n'avez pas de balle!
—J'en ferai.
—Vous n'avez pas de plomb!
—Non, mais j'ai du mercure!»
Et, cela dit, le docteur prit le thermomètre; il marquait à l'intérieur cinquante degrés au-dessus de zéro (+ 10° centigrades). Le docteur sortit, plaça l'instrument sur un glaçon et rentra bientôt. La température extérieure était de cinquante degrés au-dessous de zéro (-47° centigrades).
«A demain, dit-il au vieux marin; dormez, et attendons le lever du soleil.»
La nuit se passa dans les souffrances de la faim; seul, le maître d'équipage et le docteur purent les tempérer par un peu d'espoir.
Le lendemain, aux premiers rayons du jour, le docteur, suivi de Johnson, se précipita dehors et courut au thermomètre; tout le mercure s'était réfugié dans la cuvette, sous la forme d'un cylindre compact. Le docteur brisa l'instrument et en retira de ses doigts, prudemment gantés, un véritable morceau de métal très peu malléable et d'une grande dureté. C'était un vrai lingot.
«Ah! monsieur Clawbonny, s'écria le maître d'équipage, voilà qui est merveilleux! Vous êtes un fier homme!
—Non, mon ami, répondit le docteur, je suis seulement un homme doué d'une bonne mémoire et qui a beaucoup lu.
—Que voulez-vous dire?
—Je me suis souvenu à propos d'un fait relaté par le capitaine Ross dans la relation de son voyage: il dit avoir percé une planche d'un pouce d'épaisseur avec un fusil chargé d'une balle de mercure gelé; si j'avais eu de l'huile à ma disposition, c'eût été presque la même chose, car il raconte également qu'une balle d'huile d'amande douce, tirée contre un poteau, le fendit et rebondit à terre sans avoir été cassée.
—Cela n'est pas croyable!
—Mais cela est, Johnson; voici donc un morceau de métal qui peut nous sauver la vie; laissons-le à l'air avant de nous en servir, et voyons si l'ours ne nous a pas abandonnés.»
En ce moment, Hatteras sortit de la hutte; le docteur lui montra le lingot et lui fit part de son projet; le capitaine lui serra la main, et les trois chasseurs se mirent à observer l'horizon.
Le temps était clair. Hatteras, s'étant porté en avant de ses compagnons découvrit l'ours à moins de six cents toises.
L'animal, assis sur son derrière, balançait tranquillement la tête, en aspirant les émanations de ces hôtes inaccoutumés.
«Le voilà! s'écria le capitaine.
—Silence!» fit le docteur.
Mais l'énorme quadrupède, lorsqu'il aperçut les chasseurs, ne bougea pas. Il les regardait sans frayeur ni colère. Cependant il devait être fort difficile de l'approcher.
«Mes amis, dit Hatteras, il ne s'agit pas ici d'un vain plaisir, mais de notre existence à sauver. Agissons en hommes prudents.
—Oui, répondit le docteur, nous n'avons qu'un seul coup de fusil à notre disposition. Il ne faut pas manquer l'animal; s'il s'enfuyait, il serait perdu pour nous, car il dépasse un lévrier à la course.
—Eh bien, il faut aller droit à lui, répondit Johnson; on risque sa vie! qu'importe? je demande à risquer la mienne.
—Ce sera moi! s'écria le docteur.
—Moi! répondit simplement Hatteras.
—Mais, s'écria Johnson, n'êtes-vous pas plus utile au salut de tous qu'un vieux bonhomme de mon âge?
—Non, Johnson, reprit le capitaine, laissez-moi faire; je ne risquerai pas ma vie plus qu'il ne faudra; il sera possible, au surplus, que je vous appelle à mon aide.
—Hatteras, demanda le docteur, allez-vous donc marcher vers cet ours?
—Si j'étais certain de l'abattre, dût-il m'ouvrir le crâne, je le ferais, docteur, mais à mon approche il pourrait s'enfuir. C'est un être plein de ruse; tâchons d'être plus rusés que lui.
—Que comptez-vous faire?
—M'avancer jusqu'à dix pas sans qu'il soupçonne ma présence.
—Et comment cela?
—Mon moyen est hasardeux, mais simple. Vous avez conservé la peau du phoque que vous avez tué?
—Elle est sur le traîneau.
—Bien! regagnons notre maison de glace, pendant que Johnson restera en observation.»
Le maître d'équipage se glissa derrière un hummock qui le dérobait entièrement à la vue de l'ours.
Celui-ci, toujours à la même place, continuait ses singuliers balancements en reniflant l'air.
CHAPITRE V
LE PHOQUE ET L'OURS
Hatteras et le docteur rentrèrent dans la maison.
«Vous savez, dit le premier, que les ours du pôle chassent les phoques, dont ils font principalement leur nourriture. Ils les guettent au bord des crevasses pendant des journées entières et les étouffent dans leurs pattes dès qu'ils apparaissent à la surface des glaces. Un ours ne peut donc s'effrayer de la présence d'un phoque. Au contraire.
—Je crois comprendre votre projet, dit le docteur; il est dangereux.
—Mais il offre des chances de succès, répondit le capitaine: il faut donc l'employer. Je vais revêtir cette peau de phoque et me glisser sur le champ de glace. Ne perdons pas de temps. Chargez votre fusil et donnez-le moi.»
Le docteur n'avait rien à répondre: il eût fait lui-même ce que son compagnon allait tenter; il quitta la maison, en emportant deux haches, l'une pour Johnson, l'autre pour lui; puis, accompagné d'Hatteras, il se dirigea vers le traîneau.
Là, Hatteras fit sa toilette de phoque et se glissa dans cette peau, qui le couvrait presque tout entier.
Pendant ce temps, le docteur chargea son fusil avec sa dernière charge de poudre, puis il glissa dans le canon le lingot de mercure qui avait la dureté du fer et la pesanteur du plomb. Cela fait, il remit l'arme à Hatteras, qui la fit disparaître sous la peau du phoque.
«Allez, dit-il au docteur, rejoignez Johnson; je vais attendre quelques instants pour dérouter mon adversaire.
—Courage, Hatteras! dit le docteur.
—Soyez tranquille, et surtout ne vous montrez pas avant mon coup de feu.»
Le docteur gagna rapidement l'hummock derrière lequel se tenait
Johnson.
«Eh bien? dit celui-ci.
—Eh bien, attendons! Hatteras se dévoue pour nous sauver.»
Le docteur était ému; il regarda l'ours, qui donnait des signes d'une agitation plus violente, comme s'il se fût senti menacé d'un danger prochain.
Au bout d'un quart d'heure, le phoque rampait sur la glace; il avait fait un détour à l'abri des gros blocs pour mieux tromper l'ours; il se trouvait alors à cinquante toises de lui. Celui-ci l'aperçut et se ramassa sur lui-même, cherchant pour ainsi dire à se dérober.
Hatteras imitait avec une profonde habileté les mouvements du phoque, et, s'il n'eût été prévenu, le docteur s'y fût certainement laissé prendre.
«C'est cela! c'est bien cela!» disait Johnson à voix basse.
L'amphibie, tout en gagnant du côté de l'animal, ne semblait pas l'apercevoir: il paraissait chercher une crevasse pour se replonger dans son élément.
L'ours, de son côté, tournant les glaçons, se dirigeait vers lui avec une prudence extrême; ses yeux enflammés respiraient la plus ardente convoitise; depuis un mois, deux mois peut-être, il jeûnait, et le hasard lui envoyait une proie assurée.
Le phoque ne fut bientôt plus qu'à dix pas de son ennemi; celui-ci se développa tout d'un coup, fit un bond gigantesque, et, stupéfait, épouvanté, s'arrêta à trois pas d'Hatteras, qui, rejetant en arrière sa peau de phoque, un genou en terre, le visait au coeur.
Le coup partit, et l'ours roula sur la glace.
«En avant! en avant!» s'écria le docteur.
Et, suivi de Johnson, il se précipita sur le théâtre du combat.
L'énorme bête s'était redressée, frappant l'air d'une patte, tandis que de l'autre elle arrachait une poignée de neige dont elle bouchait sa blessure.
Hatteras n'avait pas bronché: il attendait, son couteau à la main. Mais il avait bien visé, et frappé d'une balle sûre, avec une main qui ne tremblait pas; avant l'arrivée de ses compagnons, son couteau était plongé tout entier dans la gorge de l'animal, qui tombait pour ne plus se relever.
«Victoire! s'écria Johnson.
—Hurrah! Hatteras! hurrah!» fit le docteur.
Hatteras, nullement ému, regardait le corps gigantesque en se croisant les bras.
«A mon tour d'agir, dit Johnson; c'est bien d'avoir abattu ce gibier, mais il ne faut pas attendre que le froid l'ait durci comme une pierre; nos dents et nos couteaux n'y pourraient rien ensuite.»
Johnson alors commença par écorcher cette bête monstrueuse dont les dimensions atteignaient presque celles d'un boeuf; elle mesurait neuf pieds de longueur, sur six pieds de circonférence; deux énormes crocs longs de trois pouces sortaient de ses gencives.
Johnson l'ouvrit et ne trouva que de l'eau dans son estomac; l'ours n'avait évidemment pas mangé depuis longtemps; cependant il était fort gras et pesait plus de quinze cents livres; il fut divisé en quatre quartiers, dont chacun donna deux cents livres de viande, et les chasseurs traînèrent toute cette chair jusqu'à la maison de neige, sans oublier le coeur de l'animal, qui, trois heures après, battait encore avec force.
Les compagnons du docteur se seraient volontiers jetés sur cette viande crue, mais celui-ci les retint et demanda le temps de la faire griller.
Clawbonny, en rentrant dans la maison, avait été frappé du froid qui y régnait; il s'approcha du poêle et le trouva complètement éteint; les occupations de la matinée, les émotions mêmes, avaient fait oublier à Johnson ce soin dont il était habituellement chargé.
Le docteur se mit en devoir de rallumer le feu, mais il ne rencontra pas une seule étincelle parmi les cendres déjà refroidies.
«Allons, un peu de patience!» se dit-il.
Il revint au traîneau chercher de l'amadou, et demanda son briquet à
Johnson.
«Le poêle est éteint, lui dit-il.
—C'est de ma faute», répondit Johnson.
Et il chercha son briquet dans la poche où il avait l'habitude de le serrer; il fut surpris de ne pas l'y trouver.
Il tâta ses autres poches, sans plus de succès; il rentra dans la maison de neige, retourna en tous sens la couverture sur laquelle il avait passé la nuit, et ne fut pas plus heureux.
«Eh bien?» lui criait le docteur.
Johnson revint et regarda ses compagnons.
«Le briquet, ne l'avez-vous pas, monsieur Clawbonny? dit-il.
—Non. Johnson.
—Ni vous, capitaine?
—Non, répondit Hatteras.
—Il a toujours été en votre possession, reprit le docteur.
—Eh bien, je ne l'ai plus… murmura le vieux marin en pâlissant.
—Plus!» s'écria le docteur, qui ne put s'empêcher de tressaillir.
Il n'existait pas d'autre briquet, et cette perte pouvait amener des conséquences terribles.
«Cherchez bien, Johnson», dit le docteur.
Celui-ci courut vers le glaçon derrière lequel il avait guetté l'ours, puis au lieu même du combat où il l'avait dépecé; mais il ne trouva rien. Il revint désespéré. Hatteras le regarda sans lui faire un seul reproche.
«Cela est grave, dit-il au docteur.
—Oui, répondit ce dernier.
—Nous n'avons pas même un instrument, une lunette dont nous puissions enlever la lentille pour nous procurer du feu.
—Je le sais, répondit le docteur, et cela est malheureux, car les rayons du soleil auraient eu assez de force pour allumer de l'amadou.
—Eh bien, répondit Hatteras, il faut apaiser notre faim avec cette viande crue; puis nous reprendrons notre marche, et nous tâcherons d'arriver au navire.
—Oui! disait le docteur, plongé dans ses réflexions, oui, cela serait possible à la rigueur. Pourquoi pas? On pourrait essayer…
—A quoi songez-vous? demanda Hatteras.
—Une idée qui me vient…
—Une idée! s'écria Johnson. Une idée de vous! Nous sommes sauvés alors!
—Réussira-t-elle, répondit le docteur, c'est une question!
—Quel est votre projet? dit Hatteras.
—Nous n'avons pas de lentille, eh bien, nous en ferons une.
—Comment? demanda Johnson.
—Avec un morceau de glace que nous taillerons.
—Quoi? vous croyez?…
—Pourquoi pas? il s'agit de faire converger les rayons du soleil vers un foyer commun, et la glace peut nous servir à cela comme le meilleur cristal.
—Est-il possible? fit Johnson.
—Oui, seulement je préférerais de la glace d'eau douce à la glace d'eau salée; elle est plus transparente et plus dure.
—Mais, si je ne me trompe, dit Johnson en indiquant un hummock à cent pas à peine, ce bloc d'aspect presque noirâtre et cette couleur verte indiquent…
—Vous avez raison; venez, mes amis; prenez votre hache, Johnson.»
Les trois hommes se dirigèrent vers le bloc signalé, qui se trouvait effectivement formé de glace d'eau douce.
Le docteur en fit détacher un morceau d'un pied de diamètre, et il commença à le tailler grossièrement avec la hache; puis il en rendit la surface plus égale au moyen de son couteau; enfin il le polit peu à peu avec sa main, et il obtint bientôt une lentille transparente comme si elle eût été faite du plus magnifique cristal.
Alors il revint à l'entrée de la maison de neige; là, il prit un morceau d'amadou et commença son expérience.
Le soleil brillait alors d'un assez vif éclat; le docteur exposa sa lentille de glace aux rayons qu'il rencontra sur l'amadou.
Celui-ci prit feu en quelques secondes.
«Hurrah! hurrah! s'écria Johnson, qui ne pouvait en croire ses yeux.
Ah! monsieur Clawbonny! monsieur Clawbonny!»
Le vieux marin ne pouvait contenir sa joie; il allait et venait comme un fou.
Le docteur était rentré dans la maison; quelques minutes plus tard, le poêle ronflait, et bientôt une savoureuse odeur de grillade tirait Bell de sa torpeur.
On devine combien ce repas fut fêté; cependant le docteur conseilla à ses compagnons de se modérer; il leur prêcha d'exemple, et, tout en mangeant, il reprit la parole.
«Nous sommes aujourd'hui dans un jour de bonheur, dit-il; nous avons des provisions assurées pour le reste de notre voyage. Pourtant il ne faut pas nous endormir dans les délices de Capoue, et nous ferons bien de nous remettre en chemin.
—Nous ne devons pas être éloignés de plus de quarante-huit heures du Porpoise, dit Altamont, dont la parole redevenait presque libre.
—J'espère, dit en riant le docteur, que nous y trouverons de quoi faire du feu?
—Oui, répondit l'Américain.
—Car, si ma lentille de glace est bonne, reprit le docteur, elle laisserait à désirer les jours où il n'y a pas de soleil, et ces jours-là sont nombreux à moins de quatre degrés du pôle!
—En effet, répondit Altamont avec un soupir; à moins de quatre degrés! mon navire est allé là, où jamais bâtiment ne s'était aventuré avant lui!
—En route! commanda Hatteras d'une voix brève.
—En route!» répéta le docteur en jetant un regard inquiet sur les deux capitaines.
Les forces des voyageurs s'étaient promptement refaites; les chiens avaient eu large part des débris de l'ours, et l'on reprit rapidement le chemin du nord.
Pendant la route, le docteur voulut tirer d'Altamont quelques éclaircissements sur les raisons qui l'avaient amené si loin, mais l'Américain répondit évasivement.
«Deux hommes à surveiller, dit le docteur à l'oreille du vieux maître d'équipage.
—Oui! répondit Johnson.
—Hatteras n'adresse jamais la parole à l'Américain, et celui-ci paraît peu disposé à se montrer reconnaissant! Heureusement, je suis là.
—Monsieur Clawbonny, répondit Johnson, depuis que ce Yankee revient à la vie, sa physionomie ne me va pas beaucoup.
—Ou je me trompe fort, répondit le docteur, ou il doit soupçonner les projets d'Hatteras!
—Croyez-vous donc que cet étranger ait eu les mêmes desseins que lui?
—Qui sait, Johnson? Les Américains sont hardis et audacieux; ce qu'un
Anglais a voulu faire, un Américain a pu le tenter aussi!
—Vous pensez qu'Altamont?…
—Je ne pense rien, répondit le docteur, mais la situation de son bâtiment sur la route du pôle donne à réfléchir.
—Cependant, Altamont dit avoir été entraîné malgré lui!
—Il le dit! oui, mais j'ai cru surprendre un singulier sourire sur ses lèvres.
—Diable! monsieur Clawbonny, ce serait une fâcheuse circonstance qu'une rivalité entre deux hommes de cette trempe.
—Fasse le Ciel que je me trompe, Johnson, car cette situation pourrait amener des complications graves, sinon une catastrophe!
—J'espère qu'Altamont n'oubliera pas que nous lui avons sauvé la vie!
—Ne va-t-il pas sauver la nôtre à son tour? J'avoue que sans nous il n'existerait plus; mais sans lui, sans son navire, sans ces ressources qu'il contient, que deviendrions-nous?
—Enfin, monsieur Clawbonny, vous êtes là, et j'espère qu'avec votre aide tout ira bien.
—Je l'espère aussi, Johnson.»
Le voyage se poursuivit sans incident; la viande d'ours ne manquait pas, et on en fit des repas copieux; il régnait même une certaine bonne humeur dans la petite troupe, grâce aux saillies du docteur et à son aimable philosophie; ce digne homme trouvait toujours dans son bissac de savant quelque enseignement à tirer des faits et des choses. Sa santé continuait d'être bonne; il n'avait pas trop maigri, malgré les fatigues et les privations; ses amis de Liverpool l'eussent reconnu sans peine, surtout à sa belle et inaltérable humeur.
Pendant la matinée du samedi, la nature de l'immense plaine de glace vint à se modifier sensiblement; les glaçons convulsionnés, les packs plus fréquents, les hummocks entassés démontraient que l'ice-field subissait une grande pression; évidemment, quelque continent inconnu, quelque île nouvelle, en rétrécissant les passes, avait dû produire ce bouleversement. Des blocs de glace d'eau douce, plus fréquents et plus considérables, indiquaient une côte prochaine.
Il existait donc à peu de distance une terre nouvelle, et le docteur brûlait du désir d'en enrichir les cartes de l'hémisphère boréal. On ne peut se figurer ce plaisir de relever des côtes inconnues et d'en former le tracé de la pointe du crayon; c'était le but du docteur, si celui d'Hatteras était de fouler de son pied le pôle même, et il se réjouissait d'avance en songeant aux noms dont il baptiserait les mers, les détroits, les baies, les moindres sinuosités de ces nouveaux continents. Certes, dans cette glorieuse nomenclature, il n'omettait ni ses compagnons, ni ses amis, ni «Sa Gracieuse Majesté», ni la famille royale; mais il ne s'oubliait pas lui-même, et il entrevoyait un certain «cap Clawbonny» avec une légitime satisfaction.
Ces pensées l'occupèrent toute la journée. On disposa le campement du soir, suivant l'habitude, et chacun veilla à tour de rôle pendant cette nuit passée près de terres inconnues.
Le lendemain, le dimanche, après un fort déjeuner fourni par les pattes de l'ours, et qui fut excellent, les voyageurs se dirigèrent au nord, en inclinant un peu vers l'ouest; le chemin devenait plus difficile; on marchait vite cependant.
Altamont, du haut du traîneau, observait l'horizon avec une attention fébrile; ses compagnons étaient en proie à une inquiétude involontaire. Les dernières observations solaires avaient donné pour latitude exacte 83° 35' et pour longitude 120° 15'; c'était la situation assignée au navire américain; la question de vie ou de mort allait donc recevoir sa solution pendant cette journée.
Enfin, vers les deux heures de l'après-midi, Altamont, se dressant tout debout, arrêta la petite troupe par un cri retentissant, et, montrant du doigt une masse blanche que tout autre regard eût confondue avec les icebergs environnants, il s'écria d'une voix forte:
«Le Porpoise!»