Aventures du Capitaine Hatteras
CHAPITRE XVII
LA REVANCHE D'ALTAMONT
Le lendemain, le docteur et ses deux compagnons se réveillèrent après la nuit passée dans la plus parfaite tranquillité. Le froid, sans être vif, les avait un peu piqués aux approches du matin; mais, bien couverts, ils avaient dormi profondément, sous la garde des animaux paisibles.
Le temps se maintenant au beau, ils résolurent de consacrer encore cette journée à la reconnaissance du pays et à la recherche des boeufs musqués. Il fallait bien donner à Altamont la possibilité de chasser un peu, et il fut décidé que, quand ces boeufs seraient les animaux les plus naïfs du monde, il aurait le droit de les tirer. D'ailleurs, leur chair, quoique fortement imprégnée de musc, fait un aliment savoureux, et les chasseurs se réjouissaient de rapporter au Fort-Providence quelques morceaux de cette viande fraîche et réconfortante.
Le voyage n'offrit aucune particularité pendant les premières heures de la matinée; le pays, dans le nord-est, commençait à changer de physionomie; quelques ressauts de terrain, premières ondulations d'une contrée montueuse, faisaient présager un sol nouveau. Cette terre de la Nouvelle-Amérique, si elle ne formait pas un continent, devait être au moins une île importante; d'ailleurs, il n'était pas question de vérifier ce point géographique.
Duk courait au loin, et il tomba bientôt en arrêt sur des traces qui appartenaient à un troupeau de boeufs musqués; il prit alors les devants avec une extrême rapidité et ne tarda pas à disparaître aux yeux des chasseurs.
Ceux-ci se guidèrent sur ses aboiements clairs et distincts, dont la précipitation leur apprit que le fidèle chien avait enfin découvert l'objet de leur convoitise.
Ils s'élancèrent en avant, et, après une heure et demie de marche, ils se trouvèrent en présence de deux animaux d'assez forte taille et d'un aspect véritablement redoutable; ces singuliers quadrupèdes paraissaient étonnés des attaques de Duk, sans s'en effrayer d'ailleurs; ils broutaient une sorte de mousse rose qui veloutait le sol dépourvu de neige. Le docteur les reconnut facilement à leur taille moyenne, à leurs cornes très élargies et soudées à la base, à cette curieuse absence de mufle, à leur chanfrein busqué comme celui du mouton et à leur queue très courte: l'ensemble de cette structure leur a fait donner, par les naturalistes, le nom d' «ovibos», mot composé qui rappelle les deux natures d'animaux dont ils tiennent. Une bourre de poils épaisse et longue, et une sorte de soie brune et fine formaient leur pelage.
A la vue des chasseurs, les deux animaux ne tardèrent pas à prendre la fuite, et ceux-ci les poursuivirent à toutes jambes.
Mais les atteindre était difficile à des gens qu'une course soutenue d'une demi-heure essouffla complètement. Hatteras et ses compagnons s'arrêtèrent.
«Diable! fit Altamont.
—Diable est le mot, répondit le docteur, dès qu'il put reprendre haleine. Je vous donne ces ruminants-là pour des Américains, et ils ne paraissent pas avoir de vos compatriotes une idée très avantageuse.
—Cela prouve que nous sommes de bons chasseurs», répondit Altamont.
Cependant les boeufs musqués, ne se voyant plus poursuivis, s'arrêtèrent dans une posture d'étonnement. Il devenait évident qu'on ne les forcerait pas à la course; il fallait donc chercher à les cerner; le plateau qu'ils occupaient alors se prêtait à cette manoeuvre. Les chasseurs, laissant Duk harceler ces animaux, descendirent par les ravines avoisinantes, de manière à tourner le plateau. Altamont et le docteur se cachèrent à l'une de ses extrémités derrière des saillies de roc, tandis qu'Hatteras, en remontant à l'improviste par l'extrémité opposée, devait les rabattre sur eux.
Au bout d'une demi-heure, chacun avait gagné son poste.
«Vous ne vous opposez pas cette fois à ce qu'on reçoive ces quadrupèdes à coups de fusil? dit Altamont.
—Non! c'est de bonne guerre», répondit le docteur, qui, malgré sa douceur naturelle, était chasseur au fond de l'âme.
Ils causaient ainsi, quand ils virent les boeufs musqués s'ébranler, Duk à leurs talons; plus loin, Hatteras, poussant de grands cris, les chassait du côté du docteur et de l'Américain, qui s'élancèrent bientôt au-devant de cette magnifique proie.
Aussitôt, les boeufs s'arrêtèrent, et, moins effrayés de la vue d'un seul ennemi, ils revinrent sur Hatteras; celui-ci les attendit de pied ferme, coucha en joue le plus rapproché des deux quadrupèdes, fit feu, sans que sa balle, frappant l'animal en plein front, parvînt à enrayer sa marche. Le second coup de fusil d'Hatteras ne produisit d'autre effet que de rendre ces bêtes furieuses; elles se jetèrent sur le chasseur désarmé et le renversèrent en un instant.
«Il est perdu!» s'écria le docteur.
Au moment où Clawbonny prononça ces paroles avec l'accent du désespoir, Altamont fit un pas en avant pour voler au secours d'Hatteras; puis il s'arrêta, luttant contre lui-même et contre ses préjugés.
«Non! s'écria-t-il, ce serait une lâcheté!»
Il s'élança vers le théâtre du combat avec Clawbonny.
Son hésitation n'avait pas duré une demi-seconde.
Mais si le docteur vit ce qui se passait dans l'âme de l'Américain, Hatteras le comprit, lui qui se fût laissé tuer plutôt que d'implorer l'intervention de son rival. Toutefois, il eut à peine le temps de s'en rendre compte, car Altamont apparut près de lui.
Hatteras, renversé à terre, essayait de parer les coups de cornes et les coups de pieds des deux animaux; mais il ne pouvait prolonger longtemps une pareille lutte.
Il allait inévitablement être mis en pièces, quand deux coups de feu retentirent; Hatteras sentit les balles lui raser la tête.
«Hardi!» s'écria Altamont, qui rejetant loin de lui son fusil déchargé, se précipita sur les animaux irrités.
L'un des boeufs, frappé au coeur, tomba foudroyé; l'autre, au comble de la fureur, allait éventrer le malheureux capitaine lorsque Altamont, se présentant face à lui, plongea entre ses mâchoires ouvertes sa main armée du couteau à neige; de l'autre, il lui fendit la tête d'un terrible coup de hache.
Cela fut fait avec une rapidité merveilleuse, et un éclair eût illuminé toute cette scène.
Le second boeuf se courba sur ses jarrets et tomba mort.
«Hurrah! hurrah!» s'écria Clawbonny.
Hatteras était sauvé.
Il devait donc la vie à l'homme qu'il détestait le plus au monde! Que se passa-t-il dans son âme en cet instant? Quel mouvement humain s'y produisit qu'il, ne put maîtriser?
C'est là l'un de ces secrets du coeur qui échappent à toute analyse.
Quoi qu'il en soit, Hatteras, sans hésiter, s'avança vers son rival et lui dit d'une voix grave:
«Vous m'avez sauvé la vie, Altamont.
—Vous aviez sauvé la mienne», répondit l'Américain.
Il y eut un moment de silence; puis Altamont ajouta: «Nous sommes quittes, Hatteras.
—Non. Altamont, répondit le capitaine; lorsque le docteur vous a retiré de votre tombeau de glace, j'ignorais qui vous étiez, et vous m'avez sauvé au péril de vos jours, sachant qui je suis.
—Eh! vous êtes mon semblable, répondit Altamont, et quoi qu'il en ait, un Américain n'est point un lâche!
—Non, certes, s'écria le docteur, c'est un homme comme vous,
Hatteras!
—Et, comme moi, il partagera la gloire qui nous est réservée!
—La gloire d'aller au pôle Nord! dit Altamont.
—Oui! fit le capitaine avec un accent superbe.
—Je l'avais donc deviné! s'écria l'Américain. Vous avez donc osé concevoir un pareil dessein! Vous avez osé tenter d'atteindre ce point inaccessible! Ah! c'est beau, cela! Je vous le dis, moi, c'est sublime!
—Mais vous, demanda Hatteras d'une voix rapide, vous ne vous élanciez donc pas, comme nous, sur la route du pôle?»
Altamont semblait hésiter à répondre.
«Eh bien? fit le docteur.
—Eh bien, non! s'écria l'Américain. Non! la vérité avant l'amour-propre! Non! je n'ai pas eu cette grande pensée qui vous a entraînés jusqu'ici. Je cherchais à franchir, avec mon navire, le passage du nord-ouest, et voilà tout.
—Altamont, dit Hatteras en tendant la main à l'Américain, soyez donc notre compagnon de gloire, et venez avec nous découvrir le pôle Nord!»
Ces deux hommes serrèrent alors, dans une chaleureuse étreinte, leur main franche et loyale.
Quand ils se retournèrent vers le docteur, celui-ci pleurait.
«Ah! mes amis, murmura-t-il en s'essuyant les yeux, comment mon coeur peut-il contenir la joie dont vous le remplissez! Ah! mes chers compagnons, vous avez sacrifié, pour vous réunir dans un succès commun, cette misérable question de nationalité! Vous vous êtes dit que l'Angleterre et l'Amérique ne faisaient rien dans tout cela, et qu'une étroite sympathie devait nous lier contre les dangers de notre expédition! Si le pôle Nord est atteint, n'importe qui l'aura découvert! Pourquoi se rabaisser ainsi et se targuer d'être Américains ou Anglais, quand on peut se vanter d'être hommes!»
Le bon docteur pressait dans ses bras les ennemis réconciliés; il ne pouvait calmer sa joie; les deux nouveaux amis se sentaient plus rapprochés encore par l'amitié que le digne homme leur portait à tous deux. Clawbonny parlait, sans pouvoir se contenir, de la vanité des compétitions, de la folie des rivalités, et de l'accord si nécessaire entre des hommes abandonnés loin de leur pays. Ses paroles, ses larmes, ses caresses, tout venait du plus profond de son coeur.
Cependant il se calma, après avoir embrassé une vingtième fois
Hatteras et Altamont.
«Et maintenant, dit-il, à l'ouvrage, à l'ouvrage! Puisque je n'ai été bon à rien comme chasseur, utilisons mes autres talents.»
Et il se mit en train de dépecer le boeuf, qu'il appelait «le boeuf de la réconciliation», mais si adroitement, qu'il ressemblait à un chirurgien pratiquant une autopsie délicate.
Ses deux compagnons le regardaient en souriant. Au bout de quelques minutes, l'adroit praticien eut retiré du corps de l'animal une centaine de livres de chair appétissante; il en fit trois parts, dont chacun se chargea, et l'on reprit la route de Fort-Providence.
A dix heures du soir, les chasseurs, marchant dans les rayons obliques du soleil, atteignirent Doctor's-House, où Johnson et Bell leur avaient préparé un bon repas.
Mais, avant de se mettre à table, le docteur s'était écrié d'une voix triomphante, en montrant ses deux compagnons de chasse:
«Mon vieux Johnson, j'avais emmené avec moi un Anglais et un
Américain, n'est-il pas vrai?
—Oui, monsieur Clawbonny, répondit le maître d'équipage.
—Eh bien, je ramène deux frères.»
Les marins tendirent joyeusement la main à Altamont; le docteur leur raconta ce qu'avait fait le capitaine américain pour le capitaine anglais, et, cette nuit-là, la maison de neige abrita cinq hommes parfaitement heureux.
CHAPITRE XVIII
LES DERNIERS PRÉPARATIFS
Le lendemain, le temps changea; il y eut un retour au froid; la neige, la pluie et les tourbillons se succédèrent pendant plusieurs jours.
Bell avait terminé sa chaloupe; elle répondait parfaitement au but qu'elle devait remplir; pontée en partie, haute de bord, elle pouvait tenir la mer par un gros temps, avec sa misaine et son foc; sa légèreté lui permettait d'être halée sur le traîneau sans peser trop à l'attelage de chiens.
Enfin, un changement d'une haute importance pour les hiverneurs se préparait dans l'état du bassin polaire. Les glaces commençaient à s'ébranler au milieu de la baie; les plus hautes, incessamment minées par les chocs, ne demandaient qu'une tempête assez forte pour s'arracher du rivage et former des icebergs mobiles. Cependant Hatteras ne voulut pas attendre la dislocation du champ de glace pour commencer son excursion. Puisque le voyage devait se faire par terre, peu lui importait que la mer fût libre ou non; il fixa donc le départ au 25 juin; d'ici là, tous les préparatifs pouvaient être entièrement terminés. Johnson et Bell s'occupèrent de remettre le traîneau en parfait état; les châssis furent renforcés et les patins refaits à neuf. Les voyageurs comptaient profiter pour leur excursion de ces quelques semaines de beau temps que la nature accorde aux contrées hyperboréennes. Les souffrances seraient donc moins cruelles à affronter, les obstacles plus faciles à vaincre.
Quelques jours avant le départ, le 20 juin, les glaces laissèrent entre elles quelques passes libres dont on profita pour essayer la chaloupe dans une promenade jusqu'au cap Washington. La mer n'était pas absolument dégagée, il s'en fallait; mais enfin elle ne présentait plus une surface solide, et il eût été impossible de tenter à pied une excursion à travers les ice-fields rompus.
Cette demi-journée de navigation permit d'apprécier les bonnes qualités nautiques de la chaloupe.
Pendant leur retour, les navigateurs furent témoins d'un incident curieux. Ce fut la chasse d'un phoque faite par un ours gigantesque; celui-ci était heureusement trop occupé pour apercevoir la chaloupe, car il n'eût pas manqué de se mettre à sa poursuite; il se tenait à l'affût auprès d'une crevasse de l'ice-field par laquelle le phoque avait évidemment plongé. L'ours épiait donc sa réapparition avec la patience d'un chasseur ou plutôt d'un pêcheur, car il péchait véritablement. Il guettait en silence; il ne remuait pas; il ne donnait aucun signe de vie.
Mais, tout d'un coup, la surface du trou vint à s'agiter; l'amphibie remontait pour respirer; l'ours se coucha tout de son long sur le champ glacé et arrondit ses deux pattes autour de la crevasse.
Un instant après, le phoque apparut, la tête hors de l'eau; mais il n'eut pas le temps de l'y replonger; les pattes de l'ours, comme détendues par un ressort, se rejoignirent, étreignirent l'animal avec une irrésistible vigueur, et l'enlevèrent hors de son élément de prédilection.
Ce fut une lutte rapide; le phoque se débattit pendant quelques secondes et fut étouffé sur la poitrine de son gigantesque adversaire; celui-ci, l'emportant sans peine, bien qu'il fût d'une grande taille, et sautant légèrement d'un glaçon à l'autre jusqu'à la terre ferme, disparut avec sa proie.
«Bon voyage! lui cria Johnson; cet ours-là a un peu trop de pattes à sa disposition.»
La chaloupe regagna bientôt la petite anse que Bell lui avait ménagée entre les glaces.
Quatre jours séparaient encore Hatteras et ses compagnons du moment fixé pour leur départ.
Hatteras pressait les derniers préparatifs; il avait hâte de quitter cette Nouvelle-Amérique, cette terre qui n'était pas sienne et qu'il n'avait pas nommée; il ne se sentait pas chez lui.
Le 22 juin, on commença à transporter sur le traîneau les effets de campement, la tente et les provisions. Les voyageurs emportaient deux cents livres de viande salée, trois caisses de légumes et de viandes conservées, cinquante livres de saumure et de lime-juice, cinq quarters[1] de farine, des paquets de cresson et de cochléaria, fournis par les plantations du docteur; en y ajoutant deux cents livres de poudre, les instruments, les armes et les menus bagages, en y comprenant la chaloupe, l'halket-boat et le poids du traîneau, c'était une charge de près de quinze cents livres à traîner, et fort pesante pour quatre chiens; d'autant plus que, contrairement à l'habitude des Esquimaux, qui ne les font pas travailler plus de quatre jours de suite, ceux-ci, n'ayant pas de remplaçants, devaient tirer tous les jours; mais les voyageurs se promettaient de les aider au besoin, et ils ne comptaient marcher qu'à petites journées; la distance de la baie Victoria au pôle était de trois cent cinquante-cinq milles au plus[2], et, à douze milles[3] par jour, il fallait un mois pour la franchir; d'ailleurs, lorsque la terre viendrait à manquer, la chaloupe permettrait d'achever le voyage sans fatigues, ni pour les chiens, ni pour les hommes.
[1] 380 livres. [2] 150 lieues. [3] 5 lieues.
Ceux-ci se portaient bien; la santé générale était excellente; l'hiver, quoique rude, se terminait dans de suffisantes conditions de bien-être; chacun, après avoir écouté les avis du docteur, échappa aux maladies inhérentes à ces durs climats. En somme, on avait un peu maigri, ce qui ne laissait pas d'enchanter le digne Clawbonny; mais on s'était fait le corps et l'âme à cette âpre existence, et maintenant ces hommes acclimatés pouvaient affronter les plus brutales épreuves de la fatigue et du froid sans y succomber.
Et puis enfin, ils allaient marcher au but du voyage, à ce pôle inaccessible, après quoi il ne serait plus question que du retour. La sympathie qui réunissait maintenant les cinq membres de l'expédition devait les aider à réussir dans leur audacieux voyage, et pas un d'eux ne doutait du succès de l'entreprise.
En prévision d'une expédition lointaine, le docteur avait engagé ses compagnons à s'y préparer longtemps d'avance et à «s'entraîner» avec le plus grand soin.
«Mes amis, leur disait-il, je ne vous demande pas d'imiter les coureurs anglais, qui diminuent de dix-huit livres après deux jours d'entraînement, et de vingt-cinq après cinq jours; mais enfin il faut faire quelque chose afin de se placer dans les meilleures conditions possibles pour accomplir un long voyage. Or, le premier principe de l'entraînement est de supprimer la graisse chez le coureur comme chez le jockey, et cela, au moyen de purgatifs, de transpirations et d'exercices violents; ces gentlemen savent qu'ils perdront tant par médecine, et ils arrivent à des résultats d'une justesse incroyable; aussi, tel qui avant l'entraînement ne pouvait courir l'espace d'un mille sans perdre haleine, en fait facilement vingt-cinq après! On a cité un certain Townsend qui faisait cent milles en douze heures sans s'arrêter.
—Beau résultat, répondit Johnson, et bien que nous ne soyons pas très gras, s'il faut encore maigrir…
—Inutile, Johnson; mais, sans exagérer, on ne peut nier que l'entraînement n'ait de bons effets; il donne aux os plus de résistance, plus d'élasticité aux muscles, de la finesse à l'ouïe, et de la netteté à la vue; ainsi, ne l'oublions pas.»
Enfin, entraînés ou non, les voyageurs furent prêts le 23 juin; c'était un dimanche, et ce jour fut consacré à un repos absolu.
L'instant du départ approchait, et les habitants du Fort-Providence ne le voyaient pas arriver sans une certaine émotion. Cela leur faisait quelque peine au coeur de laisser cette hutte de neige, qui avait si bien rempli son rôle de maison, cette baie Victoria, cette plage hospitalière où s'étaient passés les derniers mois de l'hivernage. Retrouverait-on ces constructions au retour? Les rayons du soleil n'allaient-ils pas achever de fondre leurs fragiles murailles?
En somme, de bonnes heures s'y étaient écoulées! Le docteur, au repas du soir, rappela à ses compagnons ces émouvants souvenirs, et il n'oublia pas de remercier le Ciel de sa visible protection.
Enfin l'heure du sommeil arriva. Chacun se coucha tôt pour se lever de grand matin. Ainsi s'écoula la dernière nuit passée au Fort-Providence.
CHAPITRE XIX
MARCHE AU NORD
Le lendemain, dès l'aube, Hatteras donna le signal du départ. Les chiens furent attelés au traîneau; bien nourris, bien reposés, après un hiver passé dans des conditions très confortables, ils n'avaient aucune raison pour ne pas rendre de grands services pendant l'été. Ils ne se firent donc pas prier pour revêtir leur harnachement de voyage.
Bonnes bêtes, après tout, que ces chiens groënlandais; leur sauvage nature s'était formée peu à peu; ils perdaient de leur ressemblance avec le loup, pour se rapprocher de Duk, ce modèle achevé de la race canine: en un mot, ils se civilisaient.
Duk pouvait certainement demander une part dans leur éducation; il leur avait donné des leçons de bonne compagnie et prêchait d'exemple; en sa qualité d'Anglais, très pointilleux sur la question du «cant», il fut longtemps à se familiariser avec des chiens «qui ne lui avaient pas été présentés», et, dans le principe, il ne leur parlait pas; mais, à force de partager les mêmes dangers, les mêmes privations, la même fortune, ces animaux de race différente frayèrent peu à peu ensemble. Duk, qui avait bon coeur, fit les premiers pas, et toute la gent à quatre pattes devint bientôt une troupe d'amis.
Le docteur caressait les groënlandais, et Duk voyait sans jalousie ces caresses distribuées à ses congénères.
Les hommes n'étaient pas en moins bon état que les animaux; si ceux-ci devait bien tirer, les autres se proposaient de bien marcher.
On partit à six heures du matin, par un beau temps; après avoir suivi les contours de la baie, et dépassé le cap Washington, la route fut donnée droit au nord par Hatteras; à sept heures, les voyageurs perdaient dans le sud le cône du phare et le Fort-Providence.
Le voyage s'annonçait bien, et mieux surtout que cette expédition entreprise en plein hiver à la recherche du charbon! Hatteras laissait alors derrière lui, à bord de son navire, la révolte et le désespoir, sans être certain du but vers lequel il se dirigeait; il abandonnait un équipage a demi mort de froid; il partait avec des compagnons affaiblis par les misères d'un hiver arctique; lui, l'homme du nord, il revenait vers le sud! Maintenant, au contraire, entouré d'amis vigoureux et biens portants, soutenu, encouragé, poussé, il marchait au pôle, à ce but de toute sa vie! Jamais homme n'avait été plus près d'acquérir cette gloire immense pour son pays et pour lui-même!
Songeait-il à toutes ces choses si naturellement inspirées par la situation présente? Le docteur aimait à le supposer, et n'en pouvait guère douter à le voir si ardent. Le bon Clawbonny se réjouissait de ce qui devait réjouir son ami, et, depuis la réconciliation des deux capitaines, de ses deux amis, il se trouvait le plus heureux des hommes, lui auquel ces idées de haine, d'envie, de compétition, étaient étrangères, lui la meilleure des créatures! Qu'arriverait-il, que résulterait-il de ce voyage? Il l'ignorait; mais enfin il commençait bien. C'était beaucoup.
La côte occidentale de la Nouvelle-Amérique se prolongeait dans l'ouest par une suite de baies au-delà du cap Washington; les voyageurs, pour éviter cette immense courbure, après avoir franchi les premières rampes de Bell-Mount, se dirigèrent vers le nord, en prenant par les plateaux supérieurs. C'était une notable économie de route; Hatteras voulait, à moins que des obstacles imprévus de détroit et de montagne ne s'y opposassent, tirer une ligne droite de trois cent cinquante milles depuis le Fort-Providence jusqu'au pôle.
Le voyage se faisait aisément; les plaines élevées offraient de vastes tapis blancs, sur lesquels le traîneau, garni de ses châssis soufrés, glissait sans peine, et les hommes, chaussés de leurs snow-shoes, y trouvaient une marche sûre et rapide.
Le thermomètre indiquait trente-sept degrés (+ 3° centigrades). Le temps n'était pas absolument fixé, tantôt clair, tantôt embrumé; mais ni le froid ni les tourbillons n'eussent arrêté des voyageurs si décidés à se porter en avant.
La route se relevait facilement au compas; l'aiguille devenait moins paresseuse en s'éloignant du pôle magnétique; elle n'hésitait plus; il est vrai que, le point magnétique dépassé, elle se retournait vers lui, et marquait pour ainsi dire le sud à des gens qui marchaient au nord; mais cette indication inverse ne donnait lieu à aucun calcul embarrassant.
D'ailleurs, le docteur imagina un moyen de jalonnement bien simple, qui évitait de recourir constamment à la boussole; une fois la position établie, les voyageurs relevaient, par les temps clairs, un objet exactement placé au nord et situé deux ou trois milles en avant; ils marchaient alors vers lui jusqu'à ce qu'il fût atteint; puis ils choisissaient un autre point de repère dans la même direction, et ainsi de suite. De cette façon, on s'écartait très peu du droit chemin.
Pendant les deux premiers jours du voyage, on marcha à raison de vingt milles par douze heures; le reste du temps était consacré aux repas et au repos; la tente suffisait à préserver du froid pendant les instants du sommeil.
La température tendait à s'élever; la neige fondait entièrement par endroits, suivant les caprices du sol, tandis que d'autres places conservaient leur blancheur immaculée; de grandes flaques d'eau se formaient çà et là, souvent de vrais étangs, qu'un peu d'imagination eût fait prendre pour des lacs; les voyageurs s'y enfonçaient parfois jusqu'à mi-jambes; ils en riaient, d'ailleurs; le docteur était heureux de ces bains inattendus.
«L'eau n'a pourtant pas la permission de nous mouiller dans ce pays, disait-il; cet élément n'a droit ici qu'à l'état solide et à l'état gazeux; quant à l'état liquide, c'est un abus! Glace ou vapeur, très bien; mais eau, jamais!»
La chasse n'était pas oubliée pendant la marche, car elle devait procurer une alimentation fraîche; aussi Altamont et Bell, sans trop s'écarter, battaient les ravines voisines; ils tiraient des ptarmigans, des guillemots, des oies, quelques lièvres gris; ces animaux passaient peu à peu de la confiance à la crainte, ils devenaient très fuyards et fort difficiles à approcher.
Sans Duk, les chasseurs en eussent été souvent pour leur poudre.
Hatteras leur recommandait de ne pas s'éloigner de plus d'un mille, car il n'avait ni un jour ni une heure à perdre, et ne pouvait compter que sur trois mois de beau temps.
Il fallait, d'ailleurs, que chacun fût à son poste près du traîneau, quand un endroit difficile, quelque gorge étroite, des plateaux inclinés, se présentaient à franchir; chacun alors s'attelait ou s'accotait au véhicule, le tirant, le poussant, ou le soutenant; plus d'une fois, on dut le décharger entièrement, et cela ne suffisait pas à prévenir des chocs, et par conséquent des avaries, que Bell réparait de son mieux.
Le troisième jour, le mercredi, 26 juin, les voyageurs rencontrèrent un lac de plusieurs acres d'étendue, et encore entièrement glacé par suite de son orientation à l'abri du soleil; la glace était même assez forte pour supporter le poids des voyageurs et du traîneau. Cette glace paraissait dater d'un hiver éloigné, car ce lac ne devait jamais dégeler, par suite de sa position; c'était un miroir compacte sur lequel les étés arctiques n'avaient aucune prise; ce qui semblait confirmer cette observation, c'est que ses bords étaient entourés d'une neige sèche, dont les couches inférieures appartenaient certainement aux années précédentes.
A partir de ce moment, le pays s'abaissa sensiblement, d'où le docteur conclut qu'il ne pouvait avoir une grande étendue vers le nord; d'ailleurs, il était très vraisemblable que la Nouvelle-Amérique n'était qu'une île et ne se développait pas jusqu'au pôle. Le sol s'aplanissait peu à peu; à peine dans l'ouest quelques collines nivelées par l'éloignement et baignées dans une brume bleuâtre.
Jusque-là, l'expédition se faisait sans fatigue; les voyageurs ne souffraient que de la réverbération des rayons solaires sur les neiges; cette réflexion intense pouvait leur donner des snow-blindness[1] impossibles à éviter. En tout autre temps, ils eussent voyagé la nuit, pour éviter cet inconvénient; mais alors la nuit manquait. La neige tendait heureusement à se dissoudre et perdait beaucoup de son éclat, lorsqu'elle était sur le point de se résoudre en eau.
[1] Maladie des paupières occasionnée par la réverbération des neiges.
La température s'éleva, le 28 juin, à quarante-cinq degrés au-dessus de zéro (+ 7° centigrades); cette hausse du thermomètre fut accompagnée d'une pluie abondante, que les voyageurs reçurent stoïquement, avec plaisir même; elle venait accélérer la décomposition des neiges; il fallut reprendre les mocassins de peau de daim, et changer le mode de glissage du traîneau. La marche fut retardée sans doute; mais, en l'absence d'obstacles sérieux, on avançait toujours.
Quelquefois le docteur ramassait sur son chemin des pierres arrondies ou plates, à la façon des galets usés par le remous des vagues, et alors il se croyait près du bassin polaire; cependant la plaine se déroulait sans cesse à perte de vue.
Elle n'offrait aucun vestige d'habitation, ni huttes, ni cairns, ni caches d'Esquimaux; les voyageurs étaient évidemment les premiers à fouler cette contrée nouvelle; les Groënlandais, dont les tribus hantent les terres arctiques, ne poussaient jamais aussi loin, et cependant, en ce pays, la chasse eût été fructueuse pour ces malheureux, toujours affamés; on voyait parfois des ours qui suivaient sous le vent la petite troupe, sans manifester l'intention de l'attaquer; dans le lointain, des boeufs musqués et des rennes apparaissaient par bandes nombreuses; le docteur aurait bien voulu s'emparer de ces derniers pour renforcer son attelage; mais ils étaient très fuyards et impossibles à prendre vivants.
Le 29, Bell tua un renard, et Altamont fut assez heureux pour abattre un boeuf musqué de moyenne taille, après avoir donné à ses compagnons une haute idée de son sang-froid et de son adresse; c'était vraiment un merveilleux chasseur, et le docteur, qui s'y connaissait, l'admirait fort. Le boeuf fut dépecé et fournit une nourriture fraîche et abondante.
Ces hasards de bons et succulents repas étaient toujours bien reçus; les moins gourmands ne pouvaient s'empêcher de jeter des regards de satisfaction sur les tranches de chair vive. Le docteur riait lui-même, quand il se surprenait en extase devant ces opulents morceaux.
«Ne faisons pas les petites bouches, disait-il; le repas est une chose importante dans les expéditions polaires.
—Surtout, répondit Johnson, quand il dépend d'un coup de fusil plus ou moins adroit!
—Vous avez raison, mon vieux Johnson, répliquait le docteur, et l'on songe moins à manger lorsqu'on sait le pot-au-feu en train de bouillir régulièrement sur les fourneaux de la cuisine.»
Le 30, le pays, contrairement aux prévisions, devint très accidenté, comme s'il eût été soulevé par une commotion volcanique; les cônes, les pics aigus se multiplièrent à l'infini et atteignirent de grandes hauteurs.
Une brise du sud-est se prit à souffler avec violence et dégénéra bientôt en un véritable ouragan; elle s'engouffrait à travers les rochers couronnés de neige et parmi des montagnes de glace, qui, en pleine terre, affectaient cependant des formes d'hummocks et d'icebergs; leur présence sur ces plateaux élevés demeura inexplicable, même au docteur, qui cependant expliquait tout.
A la tempête succéda un temps chaud et humide; ce fut un véritable dégel; de tous côtés retentissait le craquement des glaçons, qui se mêlait au bruit plus imposant des avalanches.
Les voyageurs évitaient avec soin de longer la base des collines, et même de parler haut, car le bruit de la voix pouvait, en agitant l'air, déterminer des catastrophes; ils étaient témoins de chutes fréquentes et terribles qu'ils n'auraient pas eu le temps de prévoir; en effet, le caractère principal des avalanches polaires est une effrayante instantanéité; elles diffèrent en cela de celles de la Suisse ou de la Norvège; là, en effet, se forme une boule, peu considérable d'abord, qui, se grossissant des neiges et des rocs de sa route, tombe avec une rapidité croissante, dévaste les forêts, renverse les villages, mais enfin emploie un temps appréciable à se précipiter; or, il n'en est pas ainsi dans les contrées frappées par le froid arctique; le déplacement du bloc de glace y est inattendu, foudroyant; sa chute n'est que l'instant de son départ, et qui le verrait osciller dans sa ligne de protection serait inévitablement écrasé par lui; le boulet de canon n'est pas plus rapide, ni la foudre plus prompte; se détacher, tomber, écraser ne fait qu'un pour l'avalanche des terres boréales, et cela avec le roulement formidable du tonnerre, et des répercussions étranges d'échos plus plaintifs que bruyants.
Aussi, aux yeux des spectateurs stupéfaits, se produisait-il parfois de véritables changements à vue; le pays se métamorphosait; la montagne devenait plaine sous l'attraction d'un brusque dégel; lorsque l'eau du ciel, infiltrée dans les fissures des grands blocs, se solidifiait au froid d'une seule nuit, elle brisait alors tout obstacle par son irrésistible expansion, plus puissante encore en se faisant glace qu'en devenant vapeur, et le phénomène s'accomplissait avec une épouvantable instantanéité.
Aucune catastrophe ne vint heureusement menacer le traîneau et ses conducteurs; les précautions prises, tout danger fut évité. D'ailleurs, ce pays hérissé de crêtes, de contreforts, de croupes, d'icebergs, n'avait pas une grande étendue, et trois jours après, le 3 juillet, les voyageurs se retrouvèrent dans les plaines plus faciles.
Mais leurs regards furent alors surpris par un nouveau phénomène, qui pendant longtemps excita les patientes recherches des savants des deux mondes; la petite troupe suivait une chaîne de collines hautes de cinquante pieds au plus, qui paraissait se prolonger sur plusieurs milles de longueur; or, son versant oriental était couvert de neige, mais d'une neige entièrement rouge.
On conçoit la surprise de chacun, et ses exclamations, et même le premier effet un peu terrifiant de ce long rideau cramoisi. Le docteur se hâta sinon de rassurer, au moins d'instruire ses compagnons; il connaissait cette particularité des neiges rouges, et les travaux d'analyse chimique faits à leur sujet par Wollaston, de Candolle et Baüer; il raconta donc que cette neige se rencontre non seulement dans les contrées arctiques, mais en Suisse, au milieu des Alpes; de Saussure en recueillit une notable quantité sur le Breven en 1760, et, depuis, les capitaines Ross, Sabine, et d'autres navigateurs en rapportèrent de leurs expéditions boréales.
Altamont interrogea le docteur sur la nature de cette substance extraordinaire, et celui-ci lui apprit que cette coloration provenait uniquement de la présence de corpuscules organiques; longtemps les chimistes se demandèrent si ces corpuscules étaient d'une nature animale ou végétale; mais ils reconnurent enfin qu'ils appartenaient à la famille des champignons microscopiques du genre «Uredo», que Baüer proposa d'appeler «Uredo nivalis».
Alors le docteur, fouillant cette neige de son bâton ferré, fit voir à ses compagnons que la couche écarlate mesurait neuf pieds de profondeur, et il leur donna à calculer ce qu'il pouvait y avoir, sur un espace de plusieurs milles, de ces champignons dont les savants comptèrent jusqu'à quarante-trois mille dans un centimètre carré.
Cette coloration, d'après la disposition du versant, devait remonter à un temps très reculé, car ces champignons ne se décomposent ni par l'évaporation ni par la fusion des neiges, et leur couleur ne s'altère pas.
Le phénomène, quoique expliqué, n'en était pas moins étrange; la couleur rouge est peu répandue par larges étendues dans la nature; la réverbération des rayons du soleil sur ce tapis de pourpre produisait des effets bizarres; elle donnait aux objets environnants, aux rochers, aux hommes, aux animaux, une teinte enflammée, comme s'ils eussent été éclairés par un brasier intérieur, et lorsque cette neige se fondait, il semblait que des ruisseaux de sang vinssent à couler jusque sous les pieds des voyageurs.
Le docteur, qui n'avait pu examiner cette substance, lorsqu'il l'aperçut sur les Crimson-cliffs de la mer de Baffin, en prit ici à son aise, et il en recueillit précieusement plusieurs bouteilles.
Ce sol rouge, ce «Champ de Sang», comme il l'appela, ne fut dépassé qu'après trois heures de marche, et le pays reprit son aspect habituel.
CHAPITRE XX
EMPREINTES SUR LA NEIGE
La journée du 4 juillet s'écoula au milieu d'un brouillard très épais. La route au nord ne put être maintenue qu'avec la plus grande difficulté; à chaque instant, il fallait la rectifier au compas. Aucun accident n'arriva heureusement pendant l'obscurité; Bell seulement perdit ses snow-shoes, qui se brisèrent contre une saillie de roc.
«Ma foi, dit Johnson, je croyais qu'après avoir fréquenté la Mersey et la Tamise on avait le droit de se montrer difficile en fait de brouillards, mais je vois que je me suis trompé!
—Eh bien, répondit Bell, nous devrions allumer des torches comme à
Londres ou à Liverpool!
—Pourquoi pas? répliqua le docteur; c'est une idée, cela; on éclairerait peu la route, mais au moins on verrait le guide, et nous nous dirigerions plus directement.
—Mais, dit Bell, comment se procurer des torches?
—Avec de l'étoupe imbibée d'esprit-de-vin et fixée au bout de nos bâtons.
—Bien trouvé, répondit Johnson, et ce ne sera pas long à établir.»
Un quart d'heure après, la petite troupe reprenait sa marche aux flambeaux au milieu de l'humide obscurité.
Mais si l'on alla plus droit, on n'alla pas plus vite, et ces ténébreuses vapeurs ne se dissipèrent pas avant le 6 juillet; la terre s'étant alors refroidie, un coup de vent du nord vint emporter tout ce brouillard comme les lambeaux d'une étoffe déchirée.
Aussitôt, le docteur releva la position et constata que les voyageurs n'avaient pas fait dans cette brume une moyenne de huit milles par jour.
Le 6, on se hâta donc de regagner le temps perdu, et l'on partit de bon matin. Altamont et Bell reprirent leur poste de marche à l'avant, sondant le terrain et éventant le gibier; Duk les accompagnait; le temps, avec son étonnante mobilité, était redevenu très clair et très sec, et, bien que les guides fussent à deux milles du traîneau, le docteur ne perdait pas de vue un seul de leurs mouvements.
Il fut donc fort étonné de les voir s'arrêter tout d'un coup et demeurer dans une posture de stupéfaction; ils semblaient regarder vivement au loin, comme des gens qui interrogent l'horizon.
Puis, se courbant vers le sol, ils l'examinaient avec attention et se relevaient surpris. Bell parut même vouloir se porter en avant; mais Altamont le retint de la main.
«Ah ça! que font-ils donc? dit le docteur à Johnson.
—Je les examine comme vous, monsieur Clawbonny, répondit le vieux marin, et je ne comprends rien à leurs gestes.
—Ils ont trouvé des traces d'animaux, répondit Hatteras.
—Cela ne peut être, dit le docteur.
—Pourquoi?
—Parce que Duk aboierait.
—Ce sont pourtant bien des empreintes qu'ils observent.
—Marchons, fit Hatteras; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.»
Johnson excita les chiens d'attelage, qui prirent une allure plus rapide.
Au bout de vingt minutes, les cinq voyageurs étaient réunis, et Hatteras, le docteur, Johnson partageaient la surprise de Bell et d'Altamont.
En effet, des traces d'hommes, visibles, incontestables et fraîches comme si elles eussent été faites la veille, se montraient éparses sur la neige.
«Ce sont des Esquimaux, dit Hatteras.
—En effet, répondit le docteur, voilà les empreintes de leurs raquettes.
—Vous croyez? dit Altamont.
—Cela est certain.
—Eh bien, et ce pas? reprit Altamont en montrant une autre trace plusieurs fois-répétée.
—Ce pas?
—Prétendez-vous qu'il appartienne à un Esquimau?»
Le docteur regarda attentivement et fut stupéfait; la marque d'un soulier européen, avec ses clous, sa semelle et son talon, était profondément creusée dans la neige; il n'y avait pas à en douter, un homme, un étranger, avait passé là.
«Des Européens ici! s'écria Hatteras.
—Évidemment, fit Johnson.
—Et cependant, dit le docteur, c'est tellement improbable qu'il faut y regarder à deux fois avant de se prononcer.»
Le docteur examina donc l'empreinte deux fois, trois fois, et il fut bien obligé de reconnaître son origine extraordinaire.
Le héros de Daniel de Foë ne fut pas plus stupéfait en rencontrant la marque d'un pied creusée sur le sable de son île; mais si ce qu'il éprouva fut de la crainte, ici ce fut du dépit pour Hatteras. Un Européen si près du pôle!
On marcha en avant pour reconnaître ces traces; elles se répétaient pendant un quart de mille, mêlées à d'autres vestiges de raquettes et de mocassins; puis elles s'infléchissaient vers l'ouest.
Arrivés à ce point, les voyageurs se demandèrent s'il fallait les suivre plus longtemps.
«Non, répondit Hatteras. Allons…»
Il fut interrompu par une exclamation du docteur, qui venait de ramasser sur la neige un objet plus convaincant encore et sur l'origine duquel il n'y avait pas à se méprendre. C'était l'objectif d'une lunette de poche.
«Cette fois, dit-il, on ne peut plus mettre en doute la présence d'un étranger sur cette terre!…
—En avant!» s'écria Hatteras.
Et il prononça si énergiquement cette parole, que chacun le suivit; le traîneau reprit sa marche un moment interrompue.
Chacun surveillait l'horizon avec soin, sauf Hatteras, qu'une sourde colère animait et qui ne voulait rien voir. Cependant, comme on risquait de tomber dans un détachement de voyageurs, il fallait prendre ses précautions; c'était véritablement jouer de malheur que de se voir précédé sur cette route inconnue! Le docteur, sans éprouver la colère d'Hatteras, ne pouvait se défendre d'un certain dépit, malgré sa philosophie naturelle. Altamont paraissait également vexé; Johnson et Bell grommelaient entre leurs dents des paroles menaçantes.
«Allons, dit enfin le docteur, faisons contre fortune bon coeur.
—Il faut avouer, dit Johnson, sans être entendu d'Altamont, que si nous trouvions la place prise, ce serait à dégoûter de faire un voyage au pôle!
—Et cependant, répondit Bell, il n'y a pas moyen de douter…
—Non, répliqua le docteur; j'ai beau retourner l'aventure dans mon esprit, me dire que c'est improbable, impossible, il faut bien se rendre; ce soulier ne s'est pas empreint dans la neige sans avoir été au bout d'une jambe et sans que cette jambe ait été attachée à un corps humain. Des Esquimaux, je le pardonnerais encore, mais un Européen!
—Le fait est, répondit Johnson, que si nous allions trouver les lits retenus dans l'auberge du bout du monde, ce serait vexant.
—Particulièrement vexant, répondit Altamont.
—Enfin, on verra», fit le docteur Et l'on se remit en marche.
Cette journée s'accomplit sans qu'un fait nouveau vînt confirmer la présence d'étrangers sur cette partie de la Nouvelle-Amérique, et l'on prit enfin place au campement du soir.
Un vent assez, violent ayant sauté dans le nord, il avait fallu chercher pour la tente un abri sûr au fond d'un ravin; le ciel était menaçant; des nuages allongés sillonnaient l'air avec une grande rapidité; ils rasaient le sol d'assez près, et l'on avait de la peine à les suivre dans leur course échevelée; parfois, quelques lambeaux de ces vapeurs traînaient jusqu'à terre, et la tente ne se maintenait contre l'ouragan qu'avec la plus grande difficulté.
«Une vilaine nuit qui se prépare, dit Johnson après le souper.
—Elle ne sera pas froide, mais bruyante, répondit le docteur; prenons nos précautions, et assurons la tente avec de grosses pierres.
—Vous avez raison, monsieur Clawbonny; si l'ouragan entraînait notre abri de toile, Dieu sait où nous pourrions le rattraper.»
Les précautions les plus minutieuses furent donc prises pour parer à ce danger, et les voyageurs fatigués essayèrent de dormir.
Mais cela leur fut impossible; la tempête s'était déchaînée et se précipitait du sud au nord avec une incomparable violence; les nuages s'éparpillaient dans l'espace comme la vapeur hors d'une chaudière qui vient de faire explosion; les dernières avalanches, sous les coups de l'ouragan, tombaient dans les ravines, et les échos renvoyaient en échange leurs sourdes répercussions; l'atmosphère semblait être le théâtre d'un combat à outrance entre l'air et l'eau, deux éléments formidables dans leurs colères, et le feu seul manquait à la bataille.
L'oreille surexcitée percevait dans le grondement général des bruits particuliers, non pas le brouhaha qui accompagne la chute des corps pesants, mais bien le craquement clair des corps qui se brisent; on entendait distinctement des fracas nets et francs, comme ceux de l'acier qui se rompt, au milieu des roulements allongés de la tempête.
Ces derniers s'expliquaient naturellement par les avalanches tordues dans les tourbillons, mais le docteur ne savait à quoi attribuer les autres.
Profitant de ces instants de silence anxieux, pendant lesquels l'ouragan semblait reprendre sa respiration pour souffler avec plus de violence, les voyageurs échangeaient leurs suppositions.
«Il se produit là, disait le docteur, des chocs, comme si des icebergs et des ice-fields se heurtaient.
—Oui, répondait Altamont, on dirait que l'écorce terrestre se disloque tout entière. Tenez, entendez-vous?
—Si nous étions près de la mer, reprenait le docteur, je croirais véritablement à une rupture des glaces.
—En effet, répondit Johnson, ce bruit ne peut s'expliquer autrement.
—Nous serions donc arrivés à la côte? dit Hatteras.
—Cela ne serait pas impossible, répondit le docteur; tenez, ajouta-t-il après un craquement d'une violence extrême, ne dirait-on pas un écrasement de glaçons? Nous pourrions bien être fort rapprochés de l'Océan.
—S'il en est ainsi, reprit Hatteras, je n'hésiterai pas à me lancer au travers des champs de glace.
—Oh! fit le docteur, ils ne peuvent manquer d'être brisés après une tempête pareille. Nous verrons demain; quoi qu'il en soit, s'il y a quelque troupe d'hommes à voyager par une nuit pareille, je la plains de tout mon coeur.»
L'ouragan dura pendant dix heures sans interruption, et aucun des hôtes de la tente ne put prendre un instant de sommeil; la nuit se passa dans une profonde inquiétude.
En effet, en pareilles circonstances, tout incident nouveau, une tempête, une avalanche, pouvait amener des retards graves. Le docteur aurait bien voulu aller au-dehors reconnaître l'état des choses; mais comment s'aventurer dans ces vents déchaînés?
Heureusement, l'ouragan s'apaisa dès les premières heures du jour; on put enfin quitter cette tente qui avait vaillamment résisté; le docteur, Hatteras et Johnson se dirigèrent vers une colline haute de trois cents pieds environ; ils la gravirent assez facilement.
Leurs regards s'étendirent alors sur un pays métamorphosé, fait de roches vives, d'arêtes aiguës, et entièrement dépourvu de glace. C'était l'été succédant brusquement à l'hiver chassé par la tempête; la neige, rasée par l'ouragan comme par une lame affilée, n'avait pas eu le temps de se résoudre en eau, et le sol apparaissait dans toute son âpreté primitive.
Mais où les regards d'Hatteras se portèrent rapidement, ce fut vers le nord. L'horizon y paraissait baigné dans des vapeurs noirâtres.
«Voilà qui pourrait bien être l'effet produit par l'Océan, dit le docteur.
—Vous avez raison, Fit Hatteras, la mer doit être là.
—Cette couleur est ce que nous appelons le «blink» de l'eau libre, dit Johnson.
—Précisément, reprit le docteur.
—Eh bien, au traîneau! s'écria Hatteras, et marchons à cet Océan nouveau!
—Voilà qui vous réjouit le coeur, dit Clawbonny au capitaine.
—Oui, certes, répondit celui-ci avec enthousiasme; avant peu, nous aurons atteint le pôle! Et vous, mon bon docteur, est-ce que cette perspective ne vous rend pas heureux?
—Moi! je suis toujours heureux, et surtout du bonheur des autres!»
Les trois Anglais revinrent à la ravine, et, le traîneau préparé, on leva le campement. La route fut reprise; chacun craignait de retrouver encore les traces de la veille; mais, pendant le reste du chemin, pas un vestige de pas étrangers ou indigènes ne se montra sur le sol. Trois heures après, on arrivait à la côte.
«La mer! la mer! dit-on d'une seule voix.
—Et la mer libre!» s'écria le capitaine. Il était dix heures du matin.
En effet, l'ouragan avait fait place nette dans le bassin polaire; les glaces, brisées et disloquées, s'en allaient dans toutes les directions; les plus grosses, formant des icebergs, venaient de «lever l'ancre», suivant l'expression des marins, et voguaient en pleine mer. Le champ avait subi un rude assaut de la part du vent; une grêle de lames minces, de bavures et de poussière de glace était répandue sur les rochers environnants. Le peu qui restait de l'ice-field à l'arasement du rivage paraissait pourri; sur les rocs, où déferlait le flot, s'allongeaient de larges algues marines et des touffes d'un varech décoloré.
L'Océan s'étendait au-delà de la portée du regard, sans qu'aucune île, aucune terre nouvelle, vînt en limiter l'horizon.
La côte formait dans l'est et dans l'ouest deux caps qui allaient se perdre en pente douce au milieu des vagues; la mer brisait à leur extrémité, et une légère écume s'envolait par nappes blanches sur les ailes du vent, le sol de la Nouvelle-Amérique venait ainsi mourir à l'Océan polaire, sans convulsions, tranquille et légèrement incliné; il s'arrondissait en baie très ouverte et formait une rade foraine délimitée par les deux promontoires. Au centre, un saillant du roc faisait un petit port naturel abrité sur trois points du compas: il pénétrait dans les terres par le large lit d'un ruisseau, chemin ordinaire des neiges fondues après l'hiver, et torrentueux en ce moment.
Hatteras, après s'être rendu compte de la configuration de la côte, résolut de faire ce jour même les préparatifs du départ, de lancer la chaloupe à la mer, de démonter le traîneau et de l'embarquer pour les excursions à venir.
Cela pouvait demander la fin de la journée. La tente fut donc dressée, et après un repas réconfortant, les travaux commencèrent; pendant ce temps, le docteur prit ses instruments pour aller faire son point et déterminer le relevé hydrographique d'une partie de la baie.
Hatteras pressait le travail; il avait hâte de partir; il voulait avoir quitté la terre ferme et pris les devants, au cas où quelque détachement arriverait à la mer.
A cinq heures du soir, Johnson et Bell n'avaient plus qu'à se croiser les bras. La chaloupe se balançait gracieusement dans le petit havre, son mât dressé, son foc halé bas et sa misaine sur les cargues; les provisions et les parties démontées du traîneau y avaient été transportées; il ne restait plus que la tente et quelques objets de campement à embarquer le lendemain.
Le docteur, à son retour, trouva ces apprêts terminés. En voyant la chaloupe tranquillement abritée des vents, il lui vint à l'idée de donner un nom à ce petit port, et proposa celui d'Altamont.
Cela ne fit aucune difficulté, et chacun trouva la proposition parfaitement juste.
En conséquence, le port fut appelé Altamont-Harbour.
Suivant les calculs du docteur, il se trouvait situé par 87° 05' de latitude et 118° 35' de longitude à l'orient de Greenwich, c'est-à-dire à moins de 3° du pôle.
Les voyageurs avaient franchi une distance de deux cents milles depuis la baie Victoria jusqu'au port Altamont.
CHAPITRE XXI
LA MER LIBRE
Le lendemain matin, Johnson et Bell procédèrent à l'embarquement des effets de campement. A huit heures, les préparatifs de départ étaient terminés. Au moment de quitter cette côte, le docteur se prit à songer aux voyageurs dont on avait rencontré les traces, incident qui ne laissait pas de le préoccuper.
Ces hommes voulaient-ils gagner le nord? avaient-ils à leur disposition quelque moyen de franchir l'océan polaire? Allait-on encore les rencontrer sur cette route nouvelle?
Aucun vestige n'avait, depuis trois jours, décelé la présence de ces voyageurs et certainement, quels qu'ils fussent, ils ne devaient point avoir atteint Altamont-Harbour. C'était un lieu encore vierge de tout pas humain.
Cependant, le docteur, poursuivi par ses pensées, voulut jeter un dernier coup d'oeil sur le pays, et il gravit une éminence haute d'une centaine de pieds au plus; de là, son regard pouvait parcourir tout l'horizon du sud.
Arrivé au sommet, il porta sa lunette à ses yeux. Quelle fut sa surprise de ne rien apercevoir, non pas au loin dans les plaines, mais à quelques pas de lui! Cela lui parut fort singulier; il examina de nouveau, et enfin il regarda sa lunette…. L'objectif manquait.
«L'objectif!» s'écria-t-il.
On comprend la révélation subite qui se faisait dans son esprit; il poussa un cri assez fort pour que ses compagnons l'entendissent, et leur anxiété fut grande en le voyant descendre la colline à toutes jambes.
«Bon! qu'y a-t-il encore?» demanda Johnson.
Le docteur, essoufflé, ne pouvait prononcer une parole; enfin, il fit entendre ces mots:
«Les traces… les pas… le détachement!…
—Eh bien, quoi? fit Hatteras… des étrangers ici?
—Non!… non!… reprenait le docteur… l'objectif… mon objectif… à moi….»
Et il montrait son instrument incomplet. «Ah! s'écria l'Américain… vous avez perdu?…
—Oui!
—Mais alors, ces traces…
—Les nôtres, mes amis, les nôtres! s'écria le docteur. Nous nous sommes égarés dans le brouillard! Nous avons tourné en cercle, et nous sommes retombés sur nos pas!
—Mais cette empreinte de souliers? dit Hatteras.
—Les souliers de Bell, de Bell lui-même, qui, après avoir cassé ses snow-shoes, a marché toute une journée dans la neige.
—C'est parfaitement vrai», dit Bell.
Et l'erreur fut si évidente que chacun partit d'un éclat de rire, sauf Hatteras, qui n'était cependant pas le moins heureux de cette découverte.
«Avons-nous été assez ridicules! reprit le docteur, quand l'hilarité fut calmée. Les bonnes suppositions que nous avons faites! Des étrangers sur cette côte! allons donc! Décidément, il faut réfléchir ici avant de parler. Enfin, puisque nous voilà tirés d'inquiétude à cet égard, il ne nous reste plus qu'à partir.
—En route!» dit Hatteras.
Un quart d'heure après, chacun avait pris place à bord de la chaloupe, qui, sa misaine déployée et son foc hissé, déborda rapidement d'Altamont-Harbour.
Cette traversée maritime commençait le mercredi 10 juillet; les navigateurs se trouvaient à une distance très rapprochée du pôle, exactement cent soixante-quinze milles[1]; pour peu qu'une terre fût située à ce point du globe, la navigation par mer devait être très courte.
[1] 70 lieues 1/3.
Le vent était faible, mais favorable. Le thermomètre marquait cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades); il faisait réellement chaud.
La chaloupe n'avait pas souffert du voyage sur le traîneau; elle était en parfait état, et se manoeuvrait facilement. Johnson tenait la barre; le docteur, Bell et l'Américain s'étaient accotés de leur mieux parmi les effets de voyage, disposés partie sur le pont, partie au-dessous.
Hatteras, placé à l'avant, fixait du regard ce point mystérieux vers lequel il se sentait attiré avec une insurmontable puissance, comme l'aiguille aimantée au pôle magnétique. Si quelque rivage se présentait, il voulait être le premier à le reconnaître. Cet honneur lui appartenait réellement.
Il remarquait d'ailleurs que la surface de l'Océan polaire était faite de lames courtes, telles que les mers encaissées en produisent. Il voyait là l'indice d'une terre prochaine, et le docteur partageait son opinion à cet égard.
Il est facile de comprendre pourquoi Hatteras désirait si vivement rencontrer un continent au pôle nord. Quel désappointement il eût éprouvé à voir la mer incertaine, insaisissable, s'étendre là où une portion de terre, si petite qu'elle fût, était nécessaire à ses projets! En effet, comment nominer d'un nom spécial un espace d'océan indéterminé? Comment planter en pleins flots le pavillon de son pays? Comment prendre possession au nom de Sa Gracieuse Majesté d'une partie de l'élément liquide?
Aussi, l'oeil fixe, Hatteras, sa boussole à la main, dévorait le nord de ses regards.
Rien, d'ailleurs, ne limitait l'étendue du bassin polaire jusqu'à la ligne de l'horizon; il s'en allait au loin se confondre avec le ciel pur de ces zones. Quelques montagnes de glace, fuyant au large, semblaient laisser passage à ces hardis navigateurs.
L'aspect de cette région offrait de singuliers caractères d'étrangeté. Cette impression tenait-elle à la disposition d'esprit de voyageurs très émus et supranerveux? Il est difficile de se prononcer. Cependant le docteur, dans ses notes quotidiennes, a dépeint cette physionomie bizarre de l'Océan; il en parle comme en parlait Penny, suivant lequel ces contrées présentent un aspect «offrant le contraste le plus frappant d'une mer animée par des millions de créatures vivantes.»
La plaine liquide, colorée des nuances les plus vagues de l'outre-mer, se montrait également transparente et douée d'un incroyable pouvoir dispersif, comme si elle eût été faite de carbure de soufre. Cette diaphanéité permettait de la fouiller du regard jusqu'à des profondeurs incommensurables; il semblait que le bassin polaire fût éclairé par-dessous à la façon d'un immense aquarium; quelque phénomène électrique, produit au fond des mers, en illuminait sans doute les couches les plus reculées. Aussi la chaloupe semblait suspendue sur un abîme sans fond.
A la surface de ces eaux étonnantes, les oiseaux volaient en bandes innombrables, pareilles à des nuages épais et gros de tempêtes. Oiseaux de passage, oiseaux de rivage, oiseaux rameurs, ils offraient dans leur ensemble tous les spécimens de la grande famille aquatique, depuis l'albatros, si commun aux contrées australes jusqu'au pingouin des mers arctiques, mais avec des proportions gigantesques. Leurs cris produisaient un assourdissement continuel. A les considérer, le docteur perdait sa science de naturaliste; les noms de ces espèces prodigieuses lui échappaient, et il se surprenait à courber la tête, quand leurs ailes battaient l'air avec une indescriptible puissance.
Quelques-uns de ces monstres aériens déployaient jusqu'à vingt pieds d'envergure; ils couvraient entièrement la chaloupe sous leur vol, et il y avait là par légions de ces oiseaux dont la nomenclature ne parut jamais dans l'«Index Ornithologus» de Londres.
Le docteur était abasourdi, et, en somme, stupéfait de trouver sa science en défaut.
Puis, lorsque son regard, quittant les merveilles du ciel, glissait à la surface de cet océan paisible, il rencontrait des productions non moins étonnantes du règne animal, et, entre autres, des méduses dont la largeur atteignait jusqu'à trente pieds; elles servaient à la nourriture générale de la gent aérienne, et flottaient comme de véritables îlots au milieu d'algues et de varechs gigantesques. Quel sujet d'étonnement! Quelle différence avec ces autres méduses microscopiques observées par Scoresby dans les mers du Groënland, et dont ce navigateur évalua le nombre à vingt-trois trilliards huit cent quatre-vingt-huit billiards de milliards dans un espace de deux milles carrés[1]!
[1] Ce nombre échappant à toute appréciation de l'esprit, le baleinier anglais, afin de le rendre plus compréhensible, disait qu'à le compter quatre-vingt mille individus auraient été occupés jour et nuit depuis la création du monde.
Enfin, lorsqu'au-delà de la superficie liquide le regard plongeait dans les eaux transparentes, le spectacle n'était pas moins surnaturel de cet élément sillonné par des milliers de poissons de toutes les espèces; tantôt ces animaux s'enfonçaient rapidement au plus profond de la masse liquide, et l'oeil les voyait diminuer peu à peu, décroître, s'effacer à la façon des spectres fantasmagoriques; tantôt, quittant les profondeurs de l'Océan, ils remontaient en grandissant à la surface des flots. Les monstres marins ne paraissaient aucunement effrayés de la présence de la chaloupe; ils la caressaient au passage de leurs nageoires énormes; là où des baleiniers de profession se fussent à bon droit épouvantés, les navigateurs n'avaient pas même la conscience d'un danger couru, et cependant quelques-uns de ces habitants de la mer atteignaient à de formidables proportions.
Les jeunes veaux marins se jouaient entre eux; le narwal, fantastique comme la licorne, armé de sa défense longue, étroite et conique, outil merveilleux qui lui sert à scier les champs de glace, poursuivait les cétacés plus craintifs; des baleines innombrables, chassant par leurs évents des colonnes d'eau et de mucilage, remplissaient l'air d'un sifflement particulier, le nord-caper à la queue déliée, aux larges nageoires caudales, fendait la vague avec une incommensurable vitesse, se nourrissant dans sa course d'animaux rapides comme lui, de gades ou de scombres, tandis que la baleine blanche, plus paresseuse, engloutissait paisiblement des mollusques tranquilles et indolents comme elle.
Plus au fond, les baleinoptères au museau pointu, les anarnacks groënlandais allongés et noirâtres, les cachalots géants, espèce répandue au sein de toutes les mers, nageaient au milieu des bancs d'ambre gris, ou se livraient des batailles homériques qui rougissaient l'Océan sur une surface de plusieurs milles; les physales cylindriques, le gros tegusik du Labrador, les dauphins à dorsale en lame de sabre, toute la famille des phoques et des morses, les chiens, les chevaux, les ours marins, les lions, les éléphants de mer semblaient paître les humides pâturages de l'Océan, et le docteur admirait ces animaux innombrables aussi facilement qu'il eût fait des crustacés et des poissons à travers les bassins de cristal du Zoological-Garden.
Quelle beauté, quelle variété, quelle puissance dans la nature! Comme tout paraissait étrange et prodigieux au sein de ces régions circumpolaires!
L'atmosphère acquérait une surnaturelle pureté; on l'eût dite surchargée d'oxygène; les navigateurs aspiraient avec délices cet air qui leur versait une vie plus ardente; sans se rendre compte de ce résultat, ils étaient en proie à une véritable combustion, dont on ne peut donner une idée, même affaiblie; leurs fonctions passionnelles, digestives, respiratoires, s'accomplissaient avec une énergie surhumaine; les idées, surexcitées dans leur cerveau, se développaient jusqu'au grandiose: en une heure, ils vivaient la vie d'un jour entier.
Au milieu de ces étonnements et de ces merveilles, la chaloupe voguait paisiblement au souffle d'un vent modéré que les grands albatros activaient parfois de leurs vastes ailes.
Vers le soir, Hatteras et ses compagnons perdirent de vue la côte de la Nouvelle-Amérique. Les heures de la nuit sonnaient pour les zones tempérées comme pour les zones équinoxiales; mais ici, le soleil, élargissant ses spirales, traçait un cercle rigoureusement parallèle à celui de l'Océan. La chaloupe, baignée dans ses rayons obliques, ne pouvait quitter ce centre lumineux qui se déplaçait avec elle.
Les êtres animés des régions hyperboréennes sentirent pourtant venir le soir, comme si l'astre radieux se fût dérobé derrière l'horizon. Les oiseaux, les poissons, les cétacés disparurent. Où? Au plus profond du ciel? Au plus profond de la mer? Qui l'eût pu dire? Mais, à leurs cris, à leurs sifflements, au frémissement des vagues agitées par la respiration des monstres marins, succéda bientôt la silencieuse immobilité; les flots s'endormirent dans une insensible ondulation, et la nuit reprit sa paisible influence sous les regards étincelants du soleil.
Depuis le départ d'Altamont-Harbour, la chaloupe avait gagné un degré dans le nord; le lendemain, rien ne paraissait encore à l'horizon, ni ces hauts pics qui signalent de loin les terres, ni ces signes particuliers auxquels un marin pressent l'approche des îles ou des continents.
Le vent tenait bon sans être fort; la mer était peu houleuse; le cortège des oiseaux et des poissons revint aussi nombreux que la veille; le docteur, penché sur les flots, put voir les cétacés quitter leur profonde retraite et monter peu à peu à la surface de la mer; quelques icebergs, et çà et là des glaçons épars, rompaient seuls l'immense monotonie de l'Océan.
Mais, en somme, les glaces étaient rares, et elles n'auraient pu gêner la marche d'un navire. Il faut remarquer que la chaloupe se trouvait alors à dix degrés au-dessus du pôle du froid, et, au point de vue des parallèles de température, c'est comme si elle eût été à dix degrés au-dessous. Rien d'étonnant, dès lors, que la mer fût libre à cette époque, comme elle le devait être par le travers de la baie de Disko, dans la mer de Baffin. Ainsi donc, un bâtiment aurait eu là ses coudées franches pendant les mois d'été.
Cette observation a une grande importance pratique; en effet, si jamais les baleiniers peuvent s'élever dans le bassin polaire, soit par les mers du nord de l'Amérique, soit par les mers du nord de l'Asie, ils sont assurés d'y faire rapidement leur cargaison, car cette partie de l'Océan paraît être le vivier universel, le réservoir général des baleines, des phoques et de tous les animaux marins.
A midi, la ligne d'eau se confondait encore avec la ligne du ciel; le docteur commençait à douter de l'existence d'un continent sous ces latitudes élevées.
Cependant, en réfléchissant, il était forcément conduit à croire à l'existence d'un continent boréal; en effet, aux premiers jours du monde, après le refroidissement de la croûte terrestre, les eaux, formées par la condensation des vapeurs atmosphériques, durent obéir à la force centrifuge, s'élancer vers les zones équatoriales et abandonner les extrémités immobiles du globe. De là l'émersion nécessaire des contrées voisines du pôle. Le docteur trouvait ce raisonnement fort juste.
Et il semblait tel à Hatteras.
Aussi les regards du capitaine essayaient de percer les brumes de l'horizon. Sa lunette ne quittait pas ses yeux. Il cherchait dans la couleur des eaux, dans la forme des vagues, dans le souffle du vent, les indices l'une terre prochaine. Son front se penchait en avant, et qui n'eût pas connu ses pensées l'eût admiré, cependant, tant il y avait dans son attitude d'énergiques désirs et d'anxieuses interrogations.
CHAPITRE XXII
LES APPROCHES DU PÔLE
Le temps s'écoulait au milieu de cette incertitude. Rien ne se montrait à cette circonférence si nettement arrêtée. Pas un point qui ne fût ciel ou mer. Pas même à la surface des flots, un brin de ces herbes terrestres qui firent tressaillir le coeur de Christophe Colomb marchant à la découverte de l'Amérique.
Hatteras regardait toujours.
Enfin, vers six heures du soir, une vapeur de forme indécise, mais sensiblement élevée, apparut au-dessus du niveau de la mer; on eût dit un panache de fumée; le ciel était parfaitement pur: donc cette vapeur ne pouvait s'expliquer par un nuage; elle disparaissait par instants, et reparaissait, comme agitée.
Hatteras fut le premier à observer ce phénomène; ce point indécis, cette vapeur inexplicable, il l'encadra dans le champ de sa lunette, et pendant une heure encore il l'examina sans relâche.
Tout à coup, quelque indice, certain apparemment, lui vint au regard, car il étendit le bras vers l'horizon, et d'une voix éclatante il s'écria:
«Terre! terre!»
A ces mots, chacun se leva comme mû par une commotion électrique.
Une sorte de fumée s'élevait sensiblement au-dessus de la mer.
«Je vois! je vois! s'écria le docteur.
—Oui! certes… oui, fit Johnson.
—C'est un nuage, dit Altamont.
—Terre! terre!» répondit Hatteras avec une inébranlable conviction.
Les cinq navigateurs examinèrent encore avec la plus grande attention.
Mais, comme il arrive souvent aux objets que leur éloignement rend indécis, le point observé semblait avoir disparu. Enfin les regards le saisirent de nouveau, et le docteur crut même surprendre une lueur rapide à vingt ou vingt-cinq milles dans le nord.
«C'est un volcan! s'écria-t-il.
—Un volcan? fit Altamont.
—Sans doute.
—Sous une latitude si élevée!
—Et pourquoi pas? reprit le docteur; l'Islande n'est-elle pas une terre volcanique et pour ainsi dire faite de volcans?
—Oui! l'Islande, reprit l'Américain; mais si près du pôle!
—Eh bien, notre illustre compatriote, le commodore James Ross, n'a-t-il pas constaté, sur le continent austral, l'existence de l'Erebus et du Terror, deux monts ignivomes en pleine activité par cent soixante-dix degrés de longitude et soixante-dix-huit degrés, de latitude? Pourquoi donc des volcans n'existeraient-ils pas au pôle Nord?
—Cela est possible, en effet, répondit Altamont.
—Ah! s'écria le docteur, je le vois distinctement: c'est un volcan!
—Eh bien, fit Hatteras, courons droit dessus.
—Le vent commence à venir de bout, dit Johnson.
—Bordez la misaine, et au plus près.»
Mais cette manoeuvre eut pour résultat d'éloigner la chaloupe du point observé, et les plus attentifs regards ne purent le reprendre.
Cependant on ne pouvait plus douter de la proximité de la côte. C'était donc là le but du voyage entrevu, sinon atteint, et vingt-quatre heures ne se passeraient pas, sans doute, sans que ce nouveau sol fût foulé par un pied humain. La Providence, après leur avoir permis de s'en approcher de si près, ne voudrait pas empêcher ces audacieux marins d'y atterrir.
Cependant, dans les circonstances actuelles, personne ne manifesta la joie qu'une semblable découverte devait produire; chacun se renfermait en lui-même et se demandait ce que pouvait être cette terre du pôle. Les animaux semblaient la fuir; à l'heure du soir, les oiseaux, au lieu d'y chercher un refuge, s'envolaient dans le sud à tire-d'ailes! Était-elle donc si inhospitalière qu'une mouette ou un ptarmigan n'y pussent trouver asile? Les poissons eux-mêmes, les grands cétacés, fuyaient rapidement cette côte à travers les eaux transparentes. D'où venait ce sentiment de répulsion, sinon de terreur, commun à tous les êtres animés qui hantaient cette partie du globe?
Les navigateurs avaient subi l'impression générale; ils se laissaient aller aux sentiments de leur situation, et, peu à peu, chacun d'eux sentit le sommeil alourdir ses paupières.
Le quart revenait à Hatteras! Il prit la barre; le docteur, Altamont, Johnson et Bell, étendus sur les bancs, s'endormirent l'un après l'autre, et bientôt ils furent plongés dans le monde des rêves.
Hatteras essaya de résister au sommeil; il ne voulait rien perdre de ce temps précieux; mais le mouvement lent de la chaloupe le berçait insensiblement, et il tomba malgré lui dans une irrésistible somnolence.
Cependant l'embarcation marchait à peine; le vent ne parvenait pas à gonfler sa voile détendue. Au loin, quelques glaçons immobiles dans l'ouest réfléchissaient les rayons lumineux et formaient des plaques incandescentes en plein Océan.
Hatteras se prit à rêver. Sa pensée rapide erra sur toute son existence; il remonta le cours de sa vie avec cette vitesse particulière aux songes, qu'aucun savant n'a encore pu calculer; il fit un retour sur ses jours écoulés; il revit son hivernage, la baie Victoria, le Fort-Providence, la Maison-du-Docteur, la rencontre de l'Américain sous les glaces.
Alors il retourna plus loin dans le passé; il rêva de son navire, du Forward incendié, de ses compagnons, des traîtres qui l'avaient abandonné. Qu'étaient-ils devenus? Il pensa à Shandon, à Wall, au brutal Pen. Où étaient-ils? Avaient-ils pu gagner la mer de Baffin à travers les glaces?
Puis, son imagination de rêveur plana plus haut encore, et il se retrouva à son départ d'Angleterre, à ses voyages précédents, à ses tentatives avortées, à ses malheurs. Alors il oublia sa situation présente, sa réussite prochaine, ses espérances à demi réalisées. De la joie son rêve le rejeta dans les angoisses.
Pendant deux heures ce fut ainsi; puis, sa pensée reprit un nouveau cours; elle le ramena vers le pôle; il se vit posant enfin le pied sur ce continent anglais, et déployant le pavillon du Royaume-Uni.
Tandis qu'il sommeillait ainsi, un nuage énorme, de couleur olivâtre, montait sur l'horizon et assombrissait l'Océan.
On ne peut se figurer avec quelle foudroyante rapidité les ouragans envahissent les mers arctiques. Les vapeurs engendrées dans les contrées équatoriales viennent se condenser au-dessus des immenses glaciers du nord, et appellent avec une irrésistible violence des masses d'air pour les remplacer. C'est ce qui peut expliquer l'énergie des tempêtes boréales.
Au premier choc du vent, le capitaine et ses compagnons s'étaient arrachés à leur sommeil, prêts à manoeuvrer.
La mer se soulevait en lames hautes, à base peu développée; la chaloupe, ballottée par une violente houle, plongeait dans des gouffres profonds, ou oscillait sur la pointe d'une vague aiguë, en s'inclinant sous des angles de plus de quarante-cinq degrés.
Hatteras avait repris d'une main ferme la barre, qui jouait avec bruit dans la tête du gouvernail; quelquefois, cette barre, violemment prise dans une embardée, le repoussait et le courbait malgré lui. Johnson et Bell s'occupaient sans relâche à vider l'eau embarquée dans les plongeons de la chaloupe.
«Voilà une tempête sur laquelle nous ne comptions guère, dit Altamont en se cramponnant à son banc.
—Il faut s'attendre à tout ici», répondit le docteur.
Ces paroles s'échangeaient au milieu des sifflements de l'air et du fracas des flots, que la violence du vent réduisait à une impalpable poussière liquide; il devenait presque impossible de s'entendre.
Le nord était difficile à tenir; les embruns épais ne laissaient pas entrevoir la mer au-delà de quelques toises; tout point de repère avait disparu.
Cette tempête subite, au moment où le but allait être atteint, semblait renfermer de sévères avertissements; elle apparaissait à des esprits surexcités comme une défense d'aller plus loin. La nature voulait-elle donc interdire l'accès du pôle? Ce point du globe était-il entouré d'une fortification d'ouragans et d'orages qui ne permettait pas d'en approcher?
Cependant, à voir la figure énergique de ces hommes, on eût compris qu'ils ne céderaient ni au vent ni aux flots, et qu'ils iraient jusqu'au bout.
Ils luttèrent ainsi pendant toute la journée, bravant la mort à chaque instant, ne gagnant rien dans le nord, mais ne perdant pas, trempés sous une pluie tiède, et mouillés par les paquets de mer que la tempête leur jetait au visage; aux sifflements de l'air se mêlaient parfois de sinistres cris d'oiseaux.
Mais au milieu même d'une recrudescence du courroux des flots, vers six heures du soir, il se fit une accalmie subite. Le vent se tut miraculeusement. La mer se montra calme et unie, comme si la houle ne l'eût pas soulevée pendant douze heures. L'ouragan semblait avoir respecté cette partie de l'Océan polaire.
Que se passait-il donc? Un phénomène extraordinaire, inexplicable, et dont le capitaine Sabine fut témoin pendant ses voyages aux mers groënlandaises.
Le brouillard, sans se lever, s'était fait étrangement lumineux.
La chaloupe naviguait dans une zone de lumière électrique, un immense feu Saint-Elme resplendissait, mais sans chaleur. Le mât, la voile, les agrès se dessinaient en noir sur le fond phosphorescent du ciel avec une incomparable netteté; les navigateurs demeuraient plongés dans un bain de rayons transparents, et leurs figures se coloraient de reflets enflammés.
L'accalmie soudaine de cette portion de l'Océan provenait sans doute du mouvement ascendant des colonnes d'air, tandis que la tempête, appartenant au genre des cyclones[1], tournait avec rapidité autour de ce centre paisible.
[1] Tempêtes tournantes.
Mais cette atmosphère en feu fit venir une pensée à l'esprit d'Hatteras.
«Le volcan! s'écria-t-il.
—Est-ce possible? fit Bell.
—Non! non! répondit le docteur; nous serions étouffés si ses flammes s'étendaient jusqu'à nous.
—C'est peut-être son reflet dans le brouillard, fit Altamont.
—Pas davantage. Il faudrait admettre que nous fussions près de terre, et, dans ce cas, nous entendrions les fracas de l'éruption.
—Mais alors?… demanda le capitaine.
—C'est un phénomène cosmique, répondit le docteur, phénomène peu observé jusqu'ici!… Si nous continuons notre route, nous ne tarderons pas à sortir de cette sphère lumineuse pour retrouver l'obscurité et la tempête.
—Quoi qu'il en soit, en avant! répondit Hatteras.
—En avant!» s'écrièrent ses compagnons, qui ne songèrent même pas à reprendre haleine dans ce bassin tranquille.
La voile, avec ses plis de feu, pendait le long du mât étincelant; les avirons plongèrent dans les vagues ardentes et parurent soulever des flots d'étincelles faites de gouttes d'eau vivement éclairées.
Hatteras, la boussole à la main, reprit la route du nord; peu à peu le brouillard perdit de sa lumière, puis de sa transparence; le vent fit entendre ses rugissements à quelques toises, et bientôt la chaloupe, se couchant sous une violente rafale, rentra dans la zone des tempêtes.
Mais l'ouragan avait heureusement tourné d'un point vers le sud, et l'embarcation put courir vent arrière, allant droit au pôle, risquant de sombrer, mais se précipitant avec une vitesse insensée; recueil, rocher ou glaçon, pouvait surgir à chaque instant des flots, et elle s'y fût infailliblement mise en pièces.
Cependant, pas un de ces hommes n'élevait une objection; pas un ne faisait entendre la voix de la prudence. Ils étaient pris de la folie du danger. La soif de l'inconnu les envahissait. Ils allaient ainsi non pas aveugles, mais aveuglés, trouvant l'effroyable rapidité de cette course trop faible au gré de leur impatience. Hatteras maintenait sa barre dans son imperturbable direction, au milieu des vagues écumant sous le fouet de la tempête.
Cependant l'approche de la côte se faisait sentir; il y avait dans l'air des symptômes étranges.
Tout à coup le brouillard se fendit comme un rideau déchiré par le vent, et, pendant un laps de temps rapide comme l'éclair, on put voir à l'horizon un immense panache de flammes se dresser vers le ciel.
«Le volcan! le volcan!…»
Ce fut le mot qui s'échappa de toutes les bouches; mais la fantastique vision avait disparu; le vent, sautant dans le sud-est, prit l'embarcation par le travers et l'obligea de fuir encore cette terre inabordable.
«Malédiction! fit Hatteras en bordant sa misaine; nous n'étions pas à trois milles de la côte!»
Hatteras ne pouvait résister à la violence de la tempête; mais, sans lui céder, il biaisa dans le vent, qui se déchaînait avec un emportement indescriptible. Par instants, la chaloupe se renversait sur le côté, à faire craindre que sa quille n'émergeât tout entière; cependant elle finissait par se relever sous l'action du gouvernail, comme un coursier dont les jarrets fléchissent et que son cavalier relève de la bride et de l'éperon.
Hatteras, échevelé, la main soudée à sa barre, semblait être l'âme de cette barque et ne faire qu'un avec elle, ainsi que l'homme et le cheval au temps des centaures.
Soudain, un spectacle épouvantable s'offrit à ses regards.
A moins de dix toises, un glaçon se balançait sur la cime houleuse des vagues; il descendait et montait comme la chaloupe; il la menaçait de sa chute, et l'eût écrasée à la toucher seulement.
Mais, avec ce danger d'être précipité dans l'abîme, s'en présentait un autre non moins terrible; car ce glaçon, courant à l'aventure, était chargé d'ours blancs, serrés les uns contre les autres, et fous de terreur.
«Des ours! des ours!» s'écria Bell d'une voix étranglée.
Et chacun, terrifié, vit ce qu'il voyait.
Le glaçon faisait d'effrayantes embardées; quelquefois il s'inclinait sous des angles si aigus, que les animaux roulaient pêle-mêle les uns sur les autres. Alors ils poussaient des grognements qui luttaient avec les fracas de la tempête, et un formidable concert s'échappait de cette ménagerie flottante.
Que ce radeau de glace vînt à culbuter, et les ours, se précipitant vers l'embarcation, en eussent tenté l'abordage.
Pendant un quart d'heure, long comme un siècle, la chaloupe et le glaçon naviguèrent de conserve, tantôt écartés de vingt toises, tantôt prêts à se heurter; parfois l'un dominait l'autre, et les monstres n'avaient qu'à se laisser choir. Les chiens groënlandais tremblaient d'épouvante. Duk restait immobile.
Hatteras et ses compagnons étaient muets; il ne leur venait pas même à l'idée de mettre la barre dessous pour s'écarter de ce redoutable voisinage, et ils se maintenaient dans leur route avec une inflexible rigueur. Un sentiment vague, qui tenait plus de l'étonnement que de la terreur, s'emparait de leur cerveau; ils admiraient, et ce terrifiant spectacle complétait la lutte des éléments.
Enfin, le glaçon s'éloigna peu à peu, poussé par le vent auquel résistait la chaloupe avec sa misaine bordée à plat, et il disparut au milieu du brouillard, signalant de temps en temps sa présence par les grognements éloignés de son monstrueux équipage.
En ce moment, il y eut redoublement de la tempête, ce fut un déchaînement sans nom des ondes atmosphériques; l'embarcation, soulevée hors des flots, se prit à tournoyer avec une vitesse vertigineuse; sa misaine arrachée s'enfuit dans l'ombre comme un grand oiseau blanc; un trou circulaire, un nouveau Maëlstroem, se forma dans le remous des vagues, les navigateurs, enlacés dans ce tourbillon, coururent avec une rapidité telle que ses lignes d'eau leur semblaient immobiles, malgré leur incalculable rapidité. Ils s'enfonçaient peu à peu. Au fond du gouffre, une aspiration puissante, une succion irrésistible se faisait, qui les attirait et les engloutissait vivants.
Ils s'étaient levés tous les cinq. Ils regardaient d'un regard effaré. Le vertige les prenait. Ils avaient en eux ce sentiment indéfinissable de l'abîme!
Mais, tout d'un coup, la chaloupe se releva perpendiculairement. Son avant domina les lignes du tourbillon; la vitesse dont elle était douée la projeta hors du centre d'attraction, et, s'échappant par la tangente de cette circonférence qui faisait plus de mille tours à la seconde, elle fut lancée au-dehors avec la vitesse d'un boulet de canon.
Altamont, le docteur, Johnson, Bell furent renversés sur leurs bancs.
Quand ils se relevèrent, Hatteras avait disparu.
Il était deux heures du matin.
CHAPITRE XXIII
LE PAVILLON D'ANGLETERRE
Un cri, parti de quatre poitrines, succéda au premier instant de stupeur.
«Hatteras? dit le docteur.
—Disparu! firent Johnson et Bell.
—Perdu!»
Ils regardèrent autour d'eux. Rien n'apparaissait sur cette mer houleuse. Duk aboyait avec un accent désespéré; il voulait se précipiter au milieu des flots, et Bell parvenait à peine à le retenir.
«Prenez place au gouvernail, Altamont, dit le docteur, et tentons tout au monde pour retrouver notre infortuné capitaine!»
Johnson et Bell reprirent leurs bancs. Altamont saisit la barre, et la chaloupe errante revint au vent.
Johnson et Bell se mirent à nager vigoureusement; pendant une heure, on ne quitta pas le lieu de la catastrophe. On chercha, mais en vain! Le malheureux Hatteras, emporté par l'ouragan, était perdu.
Perdu! si près du pôle! si près de ce but qu'il n'avait fait qu'entrevoir!
Le docteur appela, cria, fit feu de ses armes; Duk joignit ses lamentables aboiements à sa voix; mais rien ne répondit aux deux amis du capitaine. Alors une profonde douleur s'empara de Clawbonny; sa tête retomba sur ses mains, et ses compagnons l'entendirent pleurer.
En effet, à cette distance de la terre, sans un aviron, sans un morceau de bois pour se soutenir, Hatteras ne pouvait avoir gagné vivant la côte, et si quelque chose de lui touchait enfin cette terre désirée, ce serait son cadavre tuméfié et meurtri.
Après une heure de recherche, il fallut reprendre la route au nord et lutter contre les dernières fureurs de la tempête.
A cinq heures du matin, le 11 juillet, le vent s'apaisa; la houle tomba peu à peu; le ciel reprit sa clarté polaire, et, à moins de trois milles, la terre s'offrit dans toute sa splendeur.
Ce continent nouveau n'était qu'une île, ou plutôt un volcan dressé comme un phare au pôle boréal du monde.»
La montagne, en pleine éruption, vomissait une masse de pierres brûlantes et de quartiers de rocs incandescents; elle semblait s'agiter sous des secousses réitérées comme une respiration de géant; les masses projetées montaient dans les airs à une grande hauteur, au milieu des jets d'une flamme intense, et des coulées de lave se déroulaient sur ses flancs en torrents impétueux; ici, des serpents embrasés se faufilaient entre les roches fumantes; là, des cascades ardentes retombaient au milieu d'une vapeur pourpre, et plus bas, un fleuve de feu, formé de mille rivières ignées, se jetaient à la mer par une embouchure bouillonnante.
Le volcan paraissait n'avoir qu'un cratère unique d'où s'échappait la colonne de feu, zébrée d'éclairs transversaux; on eût dit que l'électricité jouait un rôle dans ce magnifique phénomène.
Au-dessus des flammes haletantes ondoyait un immense panache de fumée, rouge à sa base, noir à son sommet. Il s'élevait avec une incomparable majesté et se déroulait largement en épaisses volutes.
Le ciel, à une grande hauteur, revêtait une couleur cendrée; l'obscurité éprouvée pendant la tempête, et dont le docteur n'avait pu se rendre compte, venait évidemment des colonnes de cendres déployées devant le soleil comme un impénétrable rideau. Il se souvint alors d'un fait semblable survenu en 1812, à l'île de la Barbade, qui, en plein midi, fut plongée dans les ténèbres profondes, par la masse des cendres rejetées du cratère de l'île Saint-Vincent.
Cet énorme rocher ignivome, poussé en plein Océan, mesurait mille toises de hauteur, à peu près l'altitude de l'Hécla.
La ligne menée de son sommet à sa base formait avec l'horizon un angle de onze degrés environ.
Il semblait sortir peu à peu du sein des flots, à mesure que la chaloupe s'en approchait. Il ne présentait aucune trace de végétation. Le rivage même lui faisait défaut, et ses flancs tombaient à pic dans la mer.
«Pourrons-nous atterrir? dit le docteur.
—Le vent nous porte, répondit Altamont.
—Mais je ne vois pas un bout de plage sur lequel, nous puissions prendre pied!
—Cela paraît ainsi de loin, répondit Johnson; mais nous trouverons bien de quoi loger notre embarcation; c'est tout ce qu'il nous faut.
—Allons donc!» répondit tristement Clawbonny. Le docteur n'avait plus de regards pour cet étrange continent qui se dressait devant lui. La terre du pôle était bien là, mais non l'homme qui l'avait découverte!
A cinq cents pas des rocs, la mer bouillonnait sous l'action des feux souterrains. L'île qu'elle entourait pouvait avoir huit à dix milles de circonférence, pas davantage, et, d'après l'estime, elle se trouvait très près du pôle, si même l'axe du monde n'y passait pas exactement.
Aux approches de l'île, les navigateurs remarquèrent un petit fiord en miniature suffisant pour abriter leur embarcation; ils s'y dirigèrent aussitôt, avec la crainte de trouver le corps du capitaine rejeté à la côte par la tempête!
Cependant, il semblait difficile qu'un cadavre s'y reposât; il n'y avait pas de plage, et la mer déferlait sur des rocs abrupts; une cendre épaisse et vierge de toute trace humaine recouvrait leur surface au-delà de la portée des vagues.
Enfin la chaloupe se glissa par une ouverture étroite entre deux brisants à fleur d'eau, et là elle se trouva parfaitement abritée contre le ressac.
Alors les hurlements lamentables de Duk redoublèrent; le pauvre animal appelait le capitaine dans son langage ému, il le redemandait à cette mer sans pitié, à ces rochers sans écho. Il aboyait en vain, et le docteur le caressait de la main sans pouvoir le calmer, quand le fidèle chien, comme s'il eût voulu remplacer son maître, fit un bond prodigieux et s'élança le premier sur les rocs, au milieu d'une poussière de cendre qui vola en nuage autour de lui.
«Duk! ici, Duk!» fit le docteur.
Mais Duk ne l'entendit pas et disparut. On procéda alors au débarquement; Clawbonny et ses trois compagnons prirent terre, et la chaloupe fut solidement amarrée.
Altamont se disposait à gravir un énorme amas de pierres, quand les aboiements de Duk retentirent à quelque distance avec une énergie inaccoutumée; ils exprimaient non la colère, mais la douleur.
«Écoutez, fit le docteur.
—Quelque animal dépisté? dit le maître d'équipage.
—Non! non! répondit le docteur en tressaillant, c'est de la plainte! ce sont des pleurs! le corps d'Hatteras est là.»
A ces paroles, les quatre hommes s'élancèrent sur les traces de Duk, au milieu des cendres qui les aveuglaient; ils arrivèrent au fond d'un fiord, à un espace de dix pieds sur lequel les vagues venaient mourir insensiblement.
Là, Duk aboyait auprès d'un cadavre enveloppé dans le pavillon d'Angleterre.
«Hatteras! Hatteras!» s'écria le docteur en se précipitant sur le corps de son ami.
Mais aussitôt il poussa une exclamation impossible à rendre.
Ce corps ensanglanté, inanimé en apparence, venait de palpiter sous sa main.
«Vivant! vivant! s'écria-t-il.
—Oui, dit une voix faible, vivant sur la terre du pôle où m'a jeté la tempête, vivant sur l'île de la Reine!
—Hurrah pour l'Angleterre! s'écrièrent les cinq hommes d'un commun accord.
—Et pour l'Amérique!» reprit le docteur en tendant une main à
Hatteras et l'autre à l'Américain.
Duk, lui aussi, criait hurrah à sa manière, qui en valait bien une autre.
Pendant les premiers instants, ces braves gens furent tout entiers au bonheur de revoir leur capitaine; ils sentaient leurs yeux inondés de larmes.
Le docteur s'assura de l'état d'Hatteras. Celui-ci n'était pas grièvement blessé. Le vent l'avait porté jusqu'à la côte, où l'abordage fut fort périlleux; le hardi marin, plusieurs fois rejeté au large, parvint enfin, à force d'énergie, à se cramponner à un morceau de roc, et il réussit à se hisser au-dessus des flots.
Là, il perdit connaissance, après s'être roulé dans son pavillon, et il ne revint au sentiment que sous les caresses de Duk et au bruit de ses aboiements.
Après les premiers soins, Hatteras put se lever et reprendre, au bras du docteur, le chemin de la chaloupe.
«Le pôle! le pôle Nord! répétait-il en marchant.
—Vous êtes heureux! lui disait le docteur.
—Oui, heureux! Et vous, mon ami, ne sentez-vous pas ce bonheur, cette joie de se trouver ici? Cette terre que nous foulons, c'est la terre du pôle! Cette mer que nous avons traversée, c'est la mer du pôle! Cet air que nous respirons, c'est l'air du pôle! Oh! le pôle Nord! le pôle Nord!»
En parlant ainsi, Hatteras était en proie à une exaltation violente, à une sorte de fièvre, et le docteur essayait en vain de le calmer. Ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire, et ses pensées bouillonnaient dans son cerveau. Clawbonny attribua cet état de surexcitation aux épouvantables périls que le capitaine venait de traverser.
Hatteras avait évidemment besoin de repos, et l'on s'occupa de chercher un lieu de campement.
Altamont trouva bientôt une grotte faite de rochers que leur chute avait arrangés en forme de caverne; Johnson et Bell y apportèrent les provisions et lâchèrent les chiens groënlandais.
Vers onze heures, tout fut préparé pour un repas; la toile de la tente servait de nappe; le déjeuner, composé de pemmican, de viande salée, de thé et de café, s'étalait à terre et ne demandait qu'à se laisser dévorer.
Mais auparavant, Hatteras exigea que le relevé de l'île fût fait; il voulait savoir exactement à quoi s'en tenir sur sa position.
Le docteur et Altamont prirent alors leurs instruments, et, après observation, ils obtinrent, pour la position précise de la grotte, 89° 59' 15" de latitude. La longitude, à cette hauteur, n'avait plus aucune importance, car tous les méridiens se confondaient à quelques centaines de pieds plus haut.
Donc, en réalité, l'île se trouvait située au pôle Nord, et le quatre-vingt-dixième degré de latitude n'était qu'à quarante-cinq secondes de là, exactement à trois quarts de mille[1], c'est-à-dire vers le sommet du volcan.
[1] 1,237 mètres.
Quand Hatteras connut ce résultat, il demanda qu'il fût consigné dans un procès-verbal fait en double, qui devait être déposé dans un cairn sur la côte.
Donc, séance tenante, le docteur prit la plume et rédigea le document suivant, dont l'un des exemplaires figure maintenant aux archives de la Société royale géographique de Londres.
«Ce 11 juillet 1861, par 89° 59' 15" de latitude septentrionale, a été découverte «l'île de la Reine», au pôle Nord, par le capitaine Hatteras, commandant le brick le Forward, de Liverpool, qui a signé, ainsi que ses compagnons.
«Quiconque trouvera ce document est prié de le faire parvenir à l'Amirauté.
«Signé: John HATTERAS, commandant du Forward; docteur CLAWBONNY; ALTAMONT, commandant du Porpoise; JOHNSON, maître d'équipage; BELL, charpentier.»
«Et maintenant, mes amis, à table!» dit gaiement le docteur.
CHAPITRE XXIV
COURS DE COSMOGRAPHIE POLAIRE
Il va sans dire que, pour se mettre à table, on s'asseyait à terre.
«Mais, disait Clawbonny, qui ne donnerait toutes les tables et toutes les salles à manger du monde pour dîner par 89° 59' et 15" de latitude boréale!»
Les pensées de chacun se rapportaient en effet à la situation présente; les esprits étaient en proie à cette prédominante idée du pôle Nord. Dangers bravés pour l'atteindre, périls à vaincre pour en revenir, s'oubliaient dans ce succès sans précédent. Ce que ni les anciens, ni les modernes, ce que ni les Européens, ni les Américains, ni les Asiatiques n'avaient pu faire jusqu'ici, venait d'être accompli.
Aussi le docteur fut-il bien écouté de ses compagnons quand il raconta tout ce que sa science et son inépuisable mémoire purent lui fournir à propos de la situation actuelle.
Ce fut avec un véritable enthousiasme qu'il proposa de porter tout d'abord un toast au capitaine.
«A John Hatteras! dit-il.
—A John Hatteras! firent ses compagnons d'une seule voix.
—Au pôle Nord!» répondit le capitaine, avec un accent étrange, chez cet être jusque-là si froid, si contenu, et maintenant en proie à une impérieuse surexcitation.
Les tasses se choquèrent, et les toasts furent suivis de chaleureuses poignées de main.
«Voilà donc, dit le docteur, le fait géographique le plus important de notre époque! Qui eût dit que cette découverte précéderait celles du centre de l'Afrique ou de l'Australie! Vraiment, Hatteras, vous êtes au-dessus des Sturt et des Livingstone, des Burton et des Barth! Honneur à vous!
—Vous avez raison, docteur, répondit Altamont; il semble que, par les difficultés de l'entreprise, le pôle Nord devait être le dernier point de la terre à découvrir. Le jour où un gouvernement eût absolument voulu connaître le centre de l'Afrique, il y eût réussi inévitablement à prix d'hommes et d'argent; mais ici, rien de moins certain que le succès, et il pouvait se présenter des obstacles absolument infranchissables.
—Infranchissables! s'écria Hatteras avec véhémence, il n'y a pas d'obstacles infranchissables, il y a des volontés plus ou moins énergiques, voilà tout!
—Enfin, dit Johnson, nous y sommes, c'est bien. Mais enfin, monsieur Clawbonny, me direz-vous une bonne fois ce que ce pôle a de particulier?
—Ce qu'il a, mon brave Johnson, il a qu'il est le seul point du globe immobile pendant que tous les autres points tournent avec une extrême rapidité.
—Mais je ne m'aperçois guère, répondit Johnson, que nous soyons plus immobiles ici qu'à Liverpool!
—Pas plus qu'à Liverpool vous ne vous apercevez de votre mouvement; cela tient à ce que, dans ces deux cas, vous participez vous-même à ce mouvement ou à ce repos! Mais le fait n'en est pas moins certain. La terre est douée d'un mouvement de rotation qui s'accomplit en vingt-quatre heures, et ce mouvement est supposé s'opérer sur un axe dont les extrémités passent au pôle Nord et au pôle Sud. Eh bien! nous sommes à l'une des extrémités de cet axe nécessairement immobile.
—Ainsi, dit Bell, quand nos compatriotes tournent rapidement, nous restons en repos?
—A peu près, car nous ne sommes pas absolument au pôle!
—Vous avez raison, docteur! dit Hatteras d'un ton grave et en secouant la tête, il s'en faut encore de quarante-cinq secondes que nous ne soyons arrivés au point précis!
—C'est peu de chose, répondit Altamont, et nous pouvons nous considérer comme immobiles.
—Oui, reprit le docteur, tandis que les habitants de chaque point de l'équateur font trois cent quatre-vingt-seize lieues par heure!
—Et cela sans en être plus fatigués! fit Bell.
—Justement! répondit le docteur.
—Mais, reprit Johnson, indépendamment de ce mouvement de rotation, la terre n'est-elle pas douée d'un autre mouvement autour du soleil?
—Oui, un mouvement de translation qu'elle accomplit en un an.
—Est-il plus rapide que l'autre? demanda Bell.
—Infiniment plus, et je dois dire que, quoique nous soyons au pôle, il nous entraîne comme tous les habitants de la terre. Ainsi donc, notre prétendue immobilité n'est qu'une chimère: immobiles par rapport aux autres points du globe, oui; mais par rapport au soleil, non.
—Bon! dit Bell avec un accent de regret comique, moi qui me croyais si tranquille! il faut renoncer à cette illusion! On ne peut décidément pas avoir un instant de repos en ce monde.
—Comme tu dis, Bell, répliqua Johnson; et nous apprendrez-vous, monsieur Clawbonny, quelle est la vitesse de ce mouvement de translation?
—Elle est considérable, répondit le docteur; la terre marche autour du soleil soixante-seize fois plus vite qu'un boulet de vingt-quatre, qui fait cependant cent quatre-vingt-quinze toises par seconde. Sa vitesse de translation est donc de sept lieues six dixièmes par seconde; vous le voyez, c'est bien autre chose que le déplacement des points de l'équateur.
—Diable! fit Bell, c'est à ne pas vous croire, monsieur Clawbonny! Plus de sept lieues par seconde, et cela quand il eût été si facile de rester immobiles, si Dieu l'avait voulu!
—Bon! fit Altamont, y pensez-vous, Bell! Alors, plus de jour, plus de nuit, plus de printemps, plus d'automne, plus d'été, plus d'hiver!
—Sans compter un résultat tout simplement épouvantable! reprit le docteur.
—Et lequel donc? dit Johnson.
—C'est que nous serions tombés sur le soleil!
—Tombés sur le soleil! répliqua Bell avec surprise.
—Sans doute. Si ce mouvement de translation venait à s'arrêter, la terre serait précipitée sur le soleil en soixante-quatre jours et demi.
—Une chute de soixante-quatre jours! répliqua Johnson.
—Ni plus ni moins, répondit le docteur; car il y a une distance de trente-huit millions de lieues à parcourir.
—Quel est donc le poids du globe terrestre? demanda Altamont.
—Il est de cinq mille huit cent quatre-vingt-un quadrillions de tonneaux.
—Bon! fit Johnson, voilà des nombres qui ne disent rien à l'oreille! on ne les comprend plus!
—Aussi, mon digne Johnson, je vais vous donner deux termes de comparaison qui vous resteront dans l'esprit: rappelez-vous qu'il faut soixante-quinze lunes pour faire le poids de la terre et trois cent cinquante mille terres pour faire le poids du soleil.
—Tout cela est écrasant! fit Altamont.
—Écrasant, c'est le mot, répondit le docteur; mais je reviens au pôle, puisque jamais leçon de cosmographie sur cette partie de la terre n'aura été plus opportune, si toutefois cela ne vous ennuie pas.
—Allez, docteur, allez! fit Altamont.
—Je vous ai dit, reprit le docteur, qui avait autant de plaisir à enseigner que ses compagnons en éprouvaient à s'instruire, je vous ai dit que le pôle était un point immobile par rapport aux autres points de la terre. Eh bien, ce n'est pas tout à fait vrai.
—Comment! dit Bell, il faut encore en rabattre?
—Oui, Bell, le pôle n'occupe pas toujours la même place exactement; autrefois, l'étoile polaire était plus éloignée du pôle céleste qu'elle ne l'est maintenant. Notre pôle est donc doué d'un certain mouvement; il décrit un cercle en vingt-six mille ans environ. Cela vient de la précession des équinoxes, dont je vous parlerai tout à l'heure.
—Mais, dit Altamont, ne pourrait-il se faire que le pôle se déplaçât un jour d'une plus grande quantité?
—Eh! mon cher Altamont, répondit le docteur, vous touchez à une grande question que les savants débattirent longtemps à la suite d'une singulière découverte.
—Laquelle donc?
—Voici. En 1771, on découvrit le cadavre d'un rhinocéros sur les bords de la mer Glaciale, et, en 1799, celui d'un éléphant sur les côtes de la Sibérie. Comment ces quadrupèdes des pays chauds se rencontraient-ils sous une pareille latitude? De là, étrange rumeur parmi les géologues, qui n'étaient pas aussi savants que le fut depuis un Français, M. Elie de Beaumont, lequel démontra que ces animaux vivaient sous des latitudes déjà élevées, et que les torrents et les fleuves avaient tout bonnement amené leurs cadavres là où on les avait trouvés. Mais, comme cette explication n'était pas encore émise, devinez ce qu'inventa l'imagination des savants?
—Les savants sont capables de tout, dit Altamont en riant.
—Oui, de tout pour expliquer un fait; eh bien, ils supposèrent que le pôle de la terre avait été autrefois à l'équateur, et l'équateur au pôle.
—Bah!
—Comme je vous le dis, et sérieusement; or, s'il en eût été ainsi, comme la terre est aplatie au pôle de plus de cinq lieues, les mers, transportées au nouvel équateur par la force centrifuge, auraient recouvert des montagnes deux fois hautes comme l'Himalaya; tous les pays qui avoisinent le cercle polaire, la Suède, la Norvège, la Russie, la Sibérie, le Groënland, la Nouvelle-Bretagne, eussent été ensevelis sous cinq lieues d'eau, tandis que les régions équatoriales, rejetées au pôle, auraient formé des plateaux élevés de cinq lieues.
—Quel changement! fit Johnson.
—Oh! cela n'effrayait guère les savants.
—Et comment expliquaient-ils ce bouleversement? demanda Altamont.
—Par le choc d'une comète. La comète est le «Deus es machina»; toutes les fois qu'on est embarrassé en cosmographie, on appelle une comète à son secours. C'est l'astre le plus complaisant que je connaisse, et, au moindre signe d'un savant, il se dérange pour tout arranger!
—Alors, dit Johnson, selon vous, monsieur Clawbonny, ce bouleversement est impossible?
—Impossible!
—Et s'il arrivait?
—S'il arrivait, l'équateur serait gelé en vingt-quatre heures!
—Bon! s'il se produisait maintenant, dit Bell, on serait capable de dire que nous ne sommes pas allés au pôle.
—Rassurez-vous, Bell. Pour en revenir à l'immobilité de l'axe terrestre, il en résulte donc ceci: c'est que si nous étions pendant l'hiver à cette place, nous verrions les étoiles décrire un cercle parfait autour de nous. Quant au soleil, le jour de l'équinoxe du printemps, le 23 mars, il nous paraîtrait (je ne tiens pas compte de la réfraction), il nous paraîtrait exactement coupé en deux par l'horizon, et monterait peu à peu en formant des courbes très allongées; mais ici, il y a cela de remarquable que, dès qu'il a paru, il ne se couche plus; il reste visible pendant six mois; puis son disque vient raser de nouveau l'horizon à l'équinoxe d'automne, au 22 septembre, et, dès qu'il s'est couché, on ne le revoit plus de tout l'hiver.
—Vous parliez tout à l'heure de l'aplatissement de la terre aux pôles, dit Johnson; veuillez donc m'expliquer cela, monsieur Clawbonny.
—Voici, Johnson. La terre étant fluide aux premiers jours du monde, vous comprenez qu'alors son mouvement de rotation dut repousser une partie de sa masse mobile à l'équateur, où la force centrifuge se faisait plus vivement sentir. Si la terre eût été immobile, elle fût restée une sphère parfaite; mais, par suite du phénomène que je viens de vous décrire, elle présente une forme, ellipsoïdale, et les points du pôle sont plus rapprochés du centre que les points de l'équateur de cinq lieues un tiers environ.
—Ainsi, dit Johnson, si notre capitaine voulait nous emmener au centre de la terre, nous aurions cinq lieues de moins à faire pour y arriver?
—Comme vous le dites, mon ami.
—Eh bien, capitaine, c'est autant de chemin de fait! Voilà une occasion dont il faut profiter…»
Hatteras ne répondit pas. Évidemment, il n'était pas à la conversation, ou bien il l'écoutait sans l'entendre.
«Ma foi! répondit le docteur, au dire de certains savants, ce serait peut-être le cas de tenter cette expédition.
—Ah! vraiment! fit Johnson.
—Mais laissez-moi finir, reprit le docteur; je vous raconterai cela plus tard; je veux vous apprendre d'abord comment l'aplatissement des pôles est la cause de la précession des équinoxes, c'est-à-dire pourquoi, chaque année, l'équinoxe du printemps arrive un jour plus tôt qu'il ne le ferait, si la terre était parfaitement ronde. Cela vient tout simplement de ce que l'attraction du soleil s'opère d'une façon différente sur la partie renflée du globe située à l'équateur, qui éprouve alors un mouvement rétrograde. Subséquemment, c'est ce qui déplace un peu ce pôle, comme je vous l'ai dit plus haut. Mais, indépendamment de cet effet, l'aplatissement devrait en avoir un plus curieux et plus personnel, dont nous nous apercevrions si nous étions doués d'une sensibilité mathématique.
—Que voulez-vous dire? demanda Bell.
—C'est que nous sommes plus lourds ici qu'à Liverpool.
—Plus lourds?
—Oui! nous, nos chiens, nos fusils, nos instruments!
—Est-il possible?
—Certes, et par deux raisons: la première, c'est que nous sommes plus rapprochés du centre du globe, qui, par conséquent, nous attire davantage: or, cette force attractive n'est autre chose que la pesanteur. La seconde, c'est que la force de rotation, nulle au pôle, étant très marquée à l'équateur, les objets ont là une tendance à s'écarter de la terre; ils y sont donc moins pesants.
—Comment! dit Johnson, sérieusement, nous n'avons donc pas le même poids en tous lieux?
—Non, Johnson; suivant la loi de Newton, les corps s'attirent en raison directe des masses, et en raison inverse du carré des distances. Ici, je pèse plus parce que je suis plus près du centre d'attraction, et, sur une autre planète, je pèserais plus ou moins, suivant la masse de la planète.
—Quoi! fit Bell, dans la lune?…
—Dans la lune, mon poids, qui est de deux cents livres à Liverpool, ne serait plus que de trente-deux.
—Et dans le soleil?
—Oh! dans le soleil, je pèserais plus de cinq mille livres!
—Grand Dieu! fit Bell, il faudrait un cric alors pour soulever vos jambes?
—Probablement! répondit le docteur, en riant de l'ébahissement de Bell; mais ici la différence n'est pas sensible, et, en déployant un effort égal des muscles du jarret, Bell sautera aussi haut que sur les quais de la Mersey.
—Oui! mais dans le soleil? répétait Bell, qui n'en revenait pas.
—Mon ami, lui répondit le docteur, la conséquence de tout ceci est que nous sommes bien où nous sommes, et qu'il est inutile de courir ailleurs.
—Vous disiez tout à l'heure, reprit Altamont, que ce serait peut-être le cas de tenter une excursion au centre de la terre! Est-ce qu'on a jamais pensé à entreprendre un pareil voyage?
—Oui, et cela termine ce que j'ai à vous dire relativement au pôle. Il n'y a pas de point du monde qui ait donné lieu à plus d'hypothèses et de chimères. Les anciens, fort ignorants en cosmographie, y plaçaient le jardin des Hespérides. Au Moyen Age, on supposa que la terre était supportée par des tourillons placés aux pôles, sur lesquels elle tournait; mais, quand on vit les comètes se mouvoir librement dans les régions circumpolaires, il fallut renoncer à ce genre de support. Plus tard, il se rencontra un astronome français, Bailly, qui soutint que le peuple policé et perdu dont parle Platon, les Atlantides, vivait ici même. Enfin, de nos jours, on a prétendu qu'il existait aux pôles une immense ouverture, d'où se dégageait la lumière des aurores boréales, et par laquelle on pourrait pénétrer dans l'intérieur du globe; puis, dans la sphère creuse, on imagina l'existence de deux planètes, Pluton et Proserpine, et un air lumineux par suite de la forte pression qu'il éprouvait.
—On a dit tout cela? demanda Altamont.
—Et on l'a écrit, et très sérieusement. Le capitaine Synness, un de nos compatriotes, proposa à Humphry Davy, Humboldt et Arago de tenter le voyage! Mais ces savants refusèrent.
—Et ils firent bien.
—Je le crois. Quoi qu'il en soit, vous voyez, mes amis, que l'imagination s'est donné libre carrière à l'endroit du pôle, et qu'il faut tôt ou tard en revenir à la simple réalité.
—D'ailleurs, nous verrons bien, dit Johnson, qui n'abandonnait pas son idée.
—Alors, à demain les excursions, dit le docteur, souriant de voir le vieux marin peu convaincu, et, s'il y a une ouverture particulière pour aller au centre de la terre, nous irons ensemble!»
CHAPITRE XXV
LE MONT HATTERAS
Après cette conversation substantielle, chacun, s'arrangeant de son mieux dans la grotte, y trouva le sommeil.
Chacun, sauf Hatteras. Pourquoi cet homme extraordinaire ne dormit-il pas?
Le but de sa vie n'était-il pas atteint? N'avait-il pas accompli les hardis projets qui lui tenaient au coeur? Pourquoi le calme ne succédait-il pas à l'agitation dans cette âme ardente? Ne devait-on pas croire que, ses projets accomplis, Hatteras retomberait dans une sorte d'abattement, et que ses nerfs détendus aspireraient au repos? Après le succès, il semblait même naturel qu'il fût pris de ce sentiment de tristesse qui suit toujours les désirs satisfaits.
Mais non. Il se montrait plus surexcité. Ce n'était cependant pas la pensée du retour qui l'agitait ainsi. Voulait-il aller plus loin encore? Son ambition de voyageur n'avait-elle donc aucune limite, et trouvait-il le monde trop petit, parce qu'il en avait fait le tour?
Quoi qu'il en soit, il ne put dormir. Et cependant cette première nuit passée au pôle du monde fut pure et tranquille. L'île était absolument inhabitée. Pas un oiseau dans son atmosphère enflammée, pas un animal sur son sol de cendres, pas un poisson sous ses eaux bouillonnantes. Seulement au loin, les sourds ronflements de la montagne à la tête de laquelle s'échevelaient des panaches de fumée incandescente.
Lorsque Bell, Johnson, Altamont et le docteur se réveillèrent, ils ne trouvèrent plus Hatteras auprès d'eux. Inquiets, ils quittèrent la grotte, et ils aperçurent le capitaine debout sur un roc. Son regard demeurait invariablement fixé sur le sommet du volcan. Il tenait à la main ses instruments; il venait évidemment de faire le relevé exact de la montagne.
Le docteur alla vers lui et lui adressa plusieurs fois la parole avant de le tirer de sa contemplation. Enfin, le capitaine parut le comprendre.
«En route! lui dit le docteur, qui l'examinait d'un oeil attentif, en route; allons faire le tour de notre île; nous voilà prêts pour notre dernière excursion.
—La dernière, fit Hatteras avec cette intonation de la voix des gens qui rêvent tout haut; oui, la dernière, en effet. Mais aussi, reprit-il avec une grande animation, la plus merveilleuse!»
Il parlait ainsi, en passant ses deux mains sur son front pour en calmer les bouillonnements intérieurs.
En ce moment, Altamont, Johnson et Bell le rejoignirent; Hatteras parut alors sortir de son état d'hallucination.
«Mes amis, dit-il d'une voix émue, merci pour votre courage, merci pour votre persévérance, merci pour vos efforts surhumains qui nous ont permis de mettre le pied sur cette terre!
—Capitaine, dit Johnson, nous n'avons fait qu'obéir, et c'est à vous seul qu'en revient l'honneur.
—Non! non! reprit Hatteras avec une violente effusion, à vous tous comme à moi! à Altamont comme à nous tous! comme au docteur lui-même! Oh! laissez mon coeur faire explosion entre vos mains! Il ne peut plus contenir sa joie et sa reconnaissance!»
Hatteras serrait dans ses mains celles des braves compagnons qui l'entouraient. Il allait, il venait, il n'était plus maître de lui.
«Nous n'avons fait que notre devoir d'Anglais, disait Bell.
—Notre devoir d'amis, répondit le docteur.
—Oui, reprit Hatteras, mais ce devoir, tous n'ont pas su le remplir.
Quelques-uns ont succombé! Pourtant, il faut leur pardonner, à ceux
qui ont trahi comme à ceux qui se sont laissé entraîner à la trahison!
Pauvres gens! je leur pardonne. Vous m'entendez, docteur!
—Oui, répondit le docteur, que l'exaltation d'Hatteras inquiétait sérieusement.
—Aussi, reprit le capitaine, je ne veux pas que cette petite fortune qu'ils étaient venus chercher si loin, ils la perdent. Non! rien ne sera changé à mes dispositions, et ils seront riches… s'ils revoient jamais l'Angleterre!»
Il eût été difficile de ne pas être ému de l'accent avec lequel
Hatteras prononça ces paroles.
«Mais, capitaine, dit Johnson en essayant de plaisanter, on dirait que vous faites votre testament.
—Peut-être, répondit gravement Hatteras.
—Cependant, vous avez devant vous une belle et longue existence de gloire, reprit le vieux marin.
—Qui sait?» fit Hatteras.
Ces mots furent suivis d'un assez long silence. Le docteur n'osait interpréter le sens de ces dernières paroles.
Mais Hatteras se fit bientôt comprendre, car d'une voix précipitée, qu'il contenait à peine, il reprit:
«Mes amis, écoutez-moi. Nous avons fait beaucoup jusqu'ici, et cependant il reste beaucoup à faire.»
Les compagnons du capitaine se regardèrent avec un profond étonnement.
«Oui, nous sommes à la terre du pôle, mais nous ne sommes pas au pôle même!
—Comment cela? fit Altamont.
—Par exemple! s'écria le docteur, qui craignait de deviner.
—Oui! reprit Hatteras avec force, j'ai dit qu'un Anglais mettrait le pied sur le pôle du monde; je l'ai dit, et un Anglais le fera.
—Quoi?… répondit le docteur.
—Nous sommes encore à quarante-cinq secondes du point inconnu, reprit
Hatteras avec une animation croissante, et là où il est, j'irai!
—Mais c'est le sommet de ce volcan! dit le docteur.
—J'irai.
—C'est un cône inaccessible!
—J'irai.
—C'est un cratère béant, enflammé!
—J'irai.»
L'énergique conviction avec laquelle Hatteras prononça ces derniers mots ne peut se rendre. Ses amis étaient stupéfaits; ils regardaient avec terreur la montagne qui balançait dans l'air son panache de flammes.
Le docteur reprit alors la parole; il insista; il pressa Hatteras de renoncer à son projet; il dit tout ce que son coeur put imaginer, depuis l'humble prière jusqu'aux menaces amicales; mais il n'obtint rien sur l'âme nerveuse du capitaine, pris d'une sorte de folie qu'on pourrait nommer «la folie polaire».
Il n'y avait plus que les moyens violents pour arrêter cet insensé, qui courait à sa perte. Mais, prévoyant qu'ils amèneraient des désordres graves, le docteur ne voulut les employer qu'à la dernière extrémité.
Il espérait d'ailleurs que des impossibilités physiques, des obstacles infranchissables, arrêteraient Hatteras dans l'exécution de son projet.
«Puisqu'il en est ainsi, dit-il, nous vous suivrons.
—Oui, répondit le capitaine, jusqu'à mi-côte de la montagne! Pas plus loin! Ne faut-il pas que vous rapportiez en Angleterre le double du procès-verbal qui atteste notre découverte, si…?
—Pourtant!…
—C'est décidé, répondit Hatteras d'un ton inébranlable, et, puisque les prières de l'ami ne suffisent pas, le capitaine commande.»
Le docteur ne voulut pas insister plus longtemps, et quelques instants après, la petite troupe, équipée pour une ascension difficile, et précédée de Duk, se mit en marche.
Le ciel resplendissait. Le thermomètre marquait cinquante-deux degrés (+ 11° centigrades). L'atmosphère s'imprégnait largement de la clarté particulière à ce haut degré de latitude. Il était huit heures du matin.
Hatteras prit les devants avec son brave chien; Bell et Altamont, le docteur et Johnson le suivirent de près.
«J'ai peur, dit Johnson.
—Non, non, il n'y a rien à craindre, répondit le docteur, nous sommes là.»
Quel singulier îlot, et comment rendre sa physionomie particulière, qui était l'imprévu, la nouveauté, la jeunesse! Ce volcan ne paraissait pas vieux, et des géologues auraient pu indiquer une date récente à sa formation.
Les rochers, cramponnés les uns aux autres, ne se maintenaient que par un miracle d'équilibre. La montagne n'était, à vrai dire, qu'un amoncellement de pierres tombées de haut. Pas de terre, pas la moindre mousse, pas le plus maigre lichen, pas de trace de végétation. L'acide carbonique, vomi par le cratère, n'avait encore eu le temps de s'unir ni à l'hydrogène de l'eau, ni à l'ammoniaque des nuages, pour former, sous l'action de la lumière, les matières organisées.
Cette île, perdue en mer, n'était due qu'à l'agrégation successive des déjections volcaniques; c'est ainsi que plusieurs montagnes du globe se sont formées; ce qu'elles ont rejeté de leur sein a suffi à les construire. Tel l'Etna, qui a déjà vomi un volume de lave plus considérable que sa masse elle-même; tel encore le Monte-Nuovo, près de Naples, engendré par des scories dans le court espace de quarante-huit heures.
Cet amas de roches dont se composait l'île de la Reine était évidemment sorti des entrailles de la terre; il avait au plus haut degré le caractère plutonien. A sa place s'étendait autrefois la mer immense, formée, dès les premiers jours, par la condensation des vapeurs d'eau sur le globe refroidi; mais, à mesure que les volcans de l'ancien et du nouveau monde s'éteignirent ou, pour mieux dire, se bouchèrent, ils durent être remplacés par de nouveaux cratères ignivomes.
En effet, on peut assimiler la terre à une vaste chaudière sphéroïdale. Là, sous l'influence du feu central, s'engendrent des quantités immenses de vapeurs emmagasinées à une tension de milliers d'atmosphères, et qui feraient sauter le globe sans les soupapes de sûreté ménagées à l'extérieur.
Ces soupapes sont les volcans; quand l'une se ferme, l'autre s'ouvre, et, à l'endroit des pôles, où, sans doute par suite de l'aplatissement, l'écorce terrestre est moins épaisse, il n'est pas étonnant qu'un volcan se soit inopinément formé par le soulèvement du massif au-dessus des flots.
Le docteur, tout en suivant Hatteras, remarquait ces étranges particularités; son pied foulait un tuf volcanique et des dépôts ponceux faits de scories, de cendres, de roches éruptives, semblables aux syénites et aux granits de l'Islande.
Mais, s'il attribuait à l'îlot une origine presque moderne, c'est que le terrain sédimentaire n'avait pas encore eu le temps de s'y former.
L'eau manquait aussi. Si l'île de la Reine eût compté plusieurs siècles d'existence, des sources thermales auraient jailli de son sein, comme aux environs des volcans. Or, non seulement on n'y trouvait pas une molécule liquide, mais les vapeurs qui s'élevaient des ruisseaux de laves semblaient être absolument anhydres.
Ainsi, cette île était de formation récente, et telle elle apparut un jour, telle elle pouvait disparaître un autre, et s'immerger de nouveau au fond de l'Océan.
A mesure que l'on s'élevait, l'ascension devenait de plus en plus difficile; les flancs de la montagne se rapprochaient de la perpendiculaire, et il fallait prendre de grandes précautions pour éviter les éboulements. Souvent des colonnes de cendres se tordaient autour des voyageurs et menaçaient de les asphyxier, ou des torrents de lave leur barraient le passage. Sur quelques surfaces horizontales, les ruisseaux, refroidis et solidifiés à la partie supérieure, laissaient sous leur croûte durcie la lave s'écouler en bouillonnant. Chacun devait donc sonder pour éviter d'être plongé tout à coup dans ces matières en fusion.
De temps en temps, le cratère vomissait des quartiers de roches rongies au sein des gaz enflammés; quelques-unes de ces masses éclataient dans l'air comme des bombes, et leurs débris se dispersaient dans toutes les directions à d'énormes distances.
On conçoit de quels dangers innombrables cette ascension de la montagne était entourée, et combien il fallait être fou pour la tenter.
Cependant Hatteras montait avec une agilité surprenante, et, dédaignant le secours de son bâton ferré, il gravissait sans hésiter les pentes les plus raides.
Il arriva bientôt à un rocher circulaire, sorte de plateau de dix pieds de largeur environ; un fleuve incandescent l'entourait, après s'être bifurqué à l'arête d'un roc supérieur, et ne laissait qu'un passage étroit par lequel Hatteras se glissa audacieusement.
Là, il s'arrêta, et ses compagnons purent le rejoindre. Alors il sembla mesurer du regard l'intervalle qui lui restait à franchir; horizontalement, il ne se trouvait pas à plus de cent toises du cratère, c'est-à-dire du point mathématique du pôle; mais, verticalement, c'était encore plus de quinze cents pieds à gravir.
L'ascension durait déjà depuis trois heures; Hatteras ne semblait pas fatigué; ses compagnons se trouvaient au bout de leurs forces.
Le sommet du volcan paraissait être inaccessible. Le docteur résolut d'empêcher à tout prix Hatteras de s'élever plus haut. Il essaya d'abord de le prendre par la douceur, mais l'exaltation du capitaine allait jusqu'au délire; pendant la route, il avait donné tous les signes d'une folie croissante, et qui l'a connu, qui l'a suivi dans les phases diverses de son existence, ne peut en être surpris. A mesure qu'Hatteras s'élevait au-dessus de l'Océan, sa surexcitation s'accroissait; il ne vivait plus dans la région des hommes; il croyait grandir avec la montagne elle-même.
«Hatteras, lui dit le docteur, assez! nous n'en pouvons plus.
—Demeurez donc, répondit le capitaine d'une voix étrange; j'irai plus haut!
—Non! ce que vous faites est inutile! vous êtes ici au pôle du monde!
—Non! non! plus haut!
—Mon ami! c'est moi qui vous parle, le docteur Clawbonny. Ne me reconnaissez-vous pas?
—Plus haut! plus haut! répétait l'insensé.
—Eh bien, non! nous ne souffrirons pas…»
Le docteur n'avait pas achevé ces mots qu'Hatteras, par un effort surhumain, franchit le fleuve de lave et se trouva hors de la portée de ses compagnons.
Ceux-ci poussèrent un cri; ils croyaient Hatteras abîmé dans le torrent de feu; mais le capitaine était retombé de l'autre côté, suivi par son chien Duk, qui ne voulait pas le quitter.
Il disparut derrière un rideau de fumée, et l'on entendit sa voix qui décroissait dans l'éloignement.
«Au nord! au nord! criait-il. Au sommet du mont Hatteras!
Souvenez-vous du mont Hatteras!»
On ne pouvait songer à rejoindre le capitaine; il y avait vingt chances pour rester là où il avait passé avec ce bonheur et cette adresse particulière aux fous; il était impossible de franchir ce torrent de feu, impossible également de le tourner. Altamont tenta vainement de passer; il faillit périr en voulant traverser le fleuve de lave; ses compagnons durent le retenir malgré lui.
«Hatteras! Hatteras!» s'écriait le docteur.
Mais le capitaine ne répondit pas, et les aboiements à peine distincts de Duk retentirent seuls dans la montagne.
Cependant Hatteras se laissait voir par intervalles à travers les colonnes de fumée et sous les pluies de cendre. Tantôt son bras, tantôt sa tête sortaient du tourbillon. Puis il disparaissait et se montrait plus haut accroché aux rocs. Sa taille diminuait avec cette rapidité fantastique des objets qui s'élèvent dans l'air. Une demi-heure après, il semblait déjà rapetissé de moitié.
L'atmosphère s'emplissait des bruits sourds du volcan; la montagne résonnait et ronflait comme une chaudière bouillante; on sentait ses flancs frissonner. Hatteras montait toujours. Duk le suivait.
De temps en temps, un éboulement se produisait derrière eux, et quelque roc énorme, pris d'une vitesse croissante et rebondissant sur les crêtes, allait s'engouffrer jusqu'au fond du bassin polaire.
Hatteras ne se retournait même pas. Il s'était servi, de son bâton comme d'une hampe pour y attacher le pavillon anglais. Ses compagnons épouvantés ne perdaient pas un de ses mouvements. Ses dimensions devenaient peu à peu microscopiques, et Duk paraissait réduit à la taille d'un gros rat.
Il y eut un moment où le vent rabattit sur eux un vaste rideau de flamme. Le docteur poussa un cri d'angoisse; mais Hatteras réapparut, debout, agitant son drapeau.
Le spectacle de cette effrayante ascension dura plus d'une heure. Une heure de lutte avec les rocs vacillants, avec les fondrières de cendre dans lesquelles ce héros de l'impossible disparaissait jusqu'à mi-corps. Tantôt il se hissait, en s'arc-boutant des genoux et des reins contre les anfractuosités de la montagne, et tantôt, suspendu par les mains à quelque arête vive, il oscillait au vent comme une touffe desséchée.
Enfin il arriva au sommet du volcan, à l'orifice même du cratère. Le docteur eut alors l'espoir que le malheureux, parvenu à son but, en reviendrait peut-être, et n'aurait plus que les dangers du retour à subir. Il poussa un dernier cri:
«Hatteras! Hatteras!»
L'appel du docteur fut tel qu'il remua l'Américain jusqu'au fond de l'âme.
«Je le sauverai!» s'écria Altamont.
Puis, d'un bond, franchissant le torrent de feu au risque d'y tomber, il disparut au milieu des roches.
Clawbonny n'avait pas eu le temps de l'arrêter.
Cependant Hatteras, parvenu à la cime de la montagne, s'avançait au-dessus du gouffre sur un roc qui surplombait. Les pierres pleuvaient autour de lui. Duk le suivait toujours. Le pauvre animal semblait déjà saisi par l'attraction vertigineuse de l'abîme, Hatteras agitait son pavillon, qui s'éclairait de reflets incandescents, et le fond rouge de l'étamine se développait en longs plis au souffle du cratère.
Hatteras le balançait d'une main. De l'autre, il montrait au zénith le pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe et sur lequel, dans son entêtement sublime, il voulait poser le pied.
Tout d'un coup le rocher manqua sous lui. Il disparut. Un cri terrible de ses compagnons monta jusqu'au sommet de la montagne. Une seconde, un siècle! s'écoula. Clawbonny crut son ami perdu et enseveli à jamais dans les profondeurs du volcan. Mais Altamont était là, Duk aussi. L'homme et le chien avaient saisi le malheureux au moment où il disparaissait dans l'abîme. Hatteras était sauvé, sauvé malgré lui, et, une demi-heure plus tard, le capitaine du Forward, privé de tout sentiment, reposait entre les bras de ses compagnons désespérés.
Quand il revint à lui, le docteur interrogea son regard dans une muette angoisse. Mais ce regard inconscient, comme celui de l'aveugle qui regarde sans voir, ne lui répondit pas.
«Grand Dieu! dit Johnson, il est aveugle!
—Non! répondit Clawbonny, non! Mes pauvres amis, nous n'avons sauvé que le corps d'Hatteras! Son âme est restée au sommet de ce volcan! Sa raison est morte!
—Fou! s'écrièrent Johnson et Altamont consternés.
—Fou!» répondit le docteur.
Et de grosses larmes coulèrent de ses yeux.
CHAPITRE XXVI
RETOUR AU SUD
Trois heures après ce triste dénouement des aventures du capitaine Hatteras, Clawbonny, Altamont et les deux matelots se trouvaient réunis dans la grotte au pied du volcan.
Là, Clawbonny fut prié de donner son opinion sur ce qu'il convenait de faire.
«Mes amis, dit-il, nous ne pouvons prolonger notre séjour à l'île de la Reine; la mer est libre devant nous; nos provisions sont en quantité suffisante; il faut repartir et regagner en toute hâte le Fort-Providence, où nous hivernerons jusqu'à l'été prochain.
—C'est aussi mon avis, répondit Altamont; le vent est bon, et dès demain nous reprendrons la mer.»
La journée se passa dans un profond abattement. La folie du capitaine était d'un présage funeste, et, quand Johnson, Bell, Altamont reportaient leurs idées vers le retour, ils s'effrayaient de leur abandon, ils s'épouvantaient de leur éloignement. L'âme intrépide d'Hatteras leur faisait défaut.
Cependant, en hommes énergiques, ils s'apprêtèrent à lutter de nouveau contre les éléments, et contre eux-mêmes, si jamais ils se sentaient faiblir.
Le lendemain samedi, 13 juillet, les effets de campement furent embarqués, et bientôt tout fut prêt pour le départ.
Mais avant de quitter ce rocher pour ne jamais le revoir, le docteur, suivant les intentions d'Hatteras, fit élever un cairn au point même où le capitaine avait abordé l'île; ce cairn fut fait de gros blocs superposés, de façon à former un amer parfaitement visible, si toutefois les hasards de l'éruption le respectaient.
Sur une des pierres latérales, Bell grava au ciseau cette simple inscription:
JOHN HATTERAS 1861
Le double du document fut déposé à l'intérieur du cairn dans un cylindre de fer-blanc parfaitement clos, et le témoignage de la grande découverte demeura ainsi abandonné sur ces rochers déserts.
Alors les quatre hommes et le capitaine—un pauvre corps sans âme—, et son fidèle Duk, triste et plaintif, s'embarquèrent pour le voyage du retour. Il était dix heures du matin. Une nouvelle voile fut établie avec les toiles de la tente. La chaloupe, filant vent arrière, quitta l'île de la Reine, et le soir, le docteur, debout sur son banc, lança un dernier adieu au mont Hatteras, qui flamboyait à l'horizon.
La traversée fut très rapide; la mer, constamment libre, offrit une navigation facile, et il semblait vraiment qu'il fût plus aisé de fuir le pôle que d'en approcher.
Mais Hatteras n'était pas en état de comprendre ce qui se passait autour de lui; il demeurait étendu dans la chaloupe, la bouche muette, le regard éteint, les bras croisés sur la poitrine, Duk couché à ses pieds. Vainement le docteur lui adressait la parole. Hatteras ne l'entendait pas.
Pendant quarante-huit heures, la brise fut favorable et la mer peu houleuse. Clawbonny et ses compagnons laissaient faire le vent du nord.
Le 15 juillet, ils eurent connaissance d'Altamont-Harbour dans le sud; mais, comme l'Océan polaire était dégagé sur toute la côte, au lieu de traverser en traîneau la terre de la Nouvelle-Amérique, ils résolurent de la contourner et de gagner par mer la baie Victoria.
Le trajet était plus rapide et plus facile. En effet, cet espace que les voyageurs avaient mis quinze jours à passer avec leur traîneau, ils en mirent huit à peine à le franchir en naviguant, et, après avoir suivi les sinuosités d'une côte frangée de fiords nombreux dont ils déterminèrent la configuration, ils arrivèrent le lundi soir, 23 juillet, à la baie Victoria.
La chaloupe fut solidement ancrée au rivage, et chacun s'élança vers le Fort-Providence. Mais quelle dévastation! La Maison-du-Docteur, les magasins, la poudrière, les fortifications, tout s'en était allé en eau sous l'action des rayons solaires, et les provisions avaient été saccagées par les animaux carnassiers.
Triste et décevant spectacle!
Les navigateurs touchaient presque à la fin de leurs provisions, et ils comptaient les refaire au Fort-Providence. L'impossibilité d'y passer l'hiver devint évidente. En gens habitués à prendre rapidement leur parti, ils se décidèrent donc à gagner la mer de Baffin par le plus court.
«Nous n'avons pas d'autre parti à suivre, dit le docteur; la mer de Baffin n'est pas à six cents milles; nous pouvons naviguer tant que l'eau ne manquera pas à notre chaloupe, gagner le détroit de Jones, et de là des établissements danois.
—Oui, répondit Altamont, réunissons ce qui nous reste de provisions, et partons.»
En cherchant bien, on trouva quelques caisses de pemmican éparses ça et là, et deux barils de viande conservée, qui avaient échappé à la destruction. En somme, un approvisionnement pour six semaines et de la poudre en suffisante quantité. Tout cela fut promptement rassemblé; on profita de la journée pour calfater la chaloupe, la remettre en état, et le lendemain, 24 juillet, la mer fut reprise.
Le continent, vers le quatre-vingt-troisième degré de latitude, s'infléchissait dans l'est. Il était possible qu'il rejoignît ces terres connues sous le nom de terres Grinnel, Ellesmere et le Lincoln-Septentrional, qui forment la ligne côtière de la mer de Baffin. On pouvait donc tenir pour certain que le détroit de Jones s'ouvrait sur les mers intérieures, à l'imitation du détroit de Lancastre.
La chaloupe navigua dès lors sans grandes difficultés; elle évitait facilement les glaces flottantes. Le docteur, en prévision de retards possibles, réduisit ses compagnons à demi-ration de vivres; mais, en somme, ceux-ci ne se fatiguaient pas beaucoup, et leur santé se maintint en bon état.
D'ailleurs, ils n'étaient pas sans tirer quelques coups de fusil; ils tuèrent des canards, des oies, des guillemets, qui leur fournirent une alimentation fraîche et saine. Quant à leur réserve liquide, ils la refaisaient facilement aux glaçons d'eau douce qu'ils rencontraient sur la route, car ils avaient toujours soin de ne pas s'écarter des côtes, la chaloupe ne leur permettant pas d'affronter la pleine mer.
A cette époque de l'année, le thermomètre se tenait déjà constamment au-dessous du point de congélation; le temps, après avoir été souvent pluvieux, se mit à la neige et devint sombre; le soleil commençait à raser de près l'horizon, et son disque s'y laissait échancrer chaque jour davantage. Le 30 juillet, les voyageurs le perdirent de vue pour la première fois, c'est-à-dire qu'ils eurent une nuit de quelques minutes.
Cependant la chaloupe filait bien, et fournissait quelquefois des courses de soixante à soixante-cinq milles par vingt-quatre heures; on ne s'arrêtait pas un instant; on savait quelles fatigues à supporter, quels obstacles à franchir la route de terre présenterait, s'il fallait la prendre, et ces mers resserrées ne pouvaient tarder à se rejoindre; il y avait des jeunes glaces reformées ça et là. L'hiver succède inopinément à l'été sous les hautes latitudes; il n'y a ni printemps ni automne; les saisons intermédiaires manquent. Il fallait donc se hâter.
Le 31 juillet, le ciel étant pur au coucher du soleil, on aperçut les premières étoiles dans les constellations du zénith. A partir de ce jour, un brouillard régna sans cesse, qui gêna considérablement la navigation.
Le docteur, en voyant multiplier les symptômes de l'hiver, devint très inquiet; il savait quelles difficultés Sir John Ross éprouva pour gagner la mer de Baffin, après l'abandon de son navire; et même, le passage des glaces tenté une première fois, cet audacieux marin fut forcé de revenir à son navire et d'hiverner une quatrième année; mais au moins il avait un abri pour la mauvaise saison, des provisions et du combustible. Si pareil malheur arrivait aux survivants du Forward, s'il leur fallait s'arrêter ou revenir sur leurs pas, ils étaient perdus; le docteur ne dit rien de ses inquiétudes à ses compagnons, mais il les pressa de gagner le plus possible dans l'est.
Enfin, le 15 août, après trente jours d'une navigation assez rapide, après avoir lutté depuis quarante-huit heures contre les glaces qui s'accumulaient dans les passes, après avoir risqué cent fois leur frêle chaloupe, les navigateurs se virent absolument arrêtés, sans pouvoir aller plus loin; la mer était prise de toutes parts, et le thermomètre ne marquait plus en moyenne que quinze degrés au-dessus de zéro (-9° centigrades).
D'ailleurs, dans tout le nord et l'est, il fut facile de reconnaître la proximité d'une côte à ces petites pierres plates et arrondies, que les flots usent sur le rivage; la glace d'eau douce se rencontrait aussi plus fréquemment.
Altamont Fit ses relevés avec une scrupuleuse exactitude, et il obtint 77° 15' de latitude et 85° 02' de longitude.
«Ainsi donc, dit le docteur, voici notre position exacte; nous avons atteint le Lincoln-Septentrional, précisément au cap Eden; nous entrons dans le détroit de Jones; avec un peu plus de bonheur, nous l'aurions trouvé libre jusqu'à la mer de Baffin. Mais il ne faut pas nous plaindre. Si mon pauvre Hatteras eût rencontré d'abord une mer si facile, il fût arrivé rapidement au pôle. Ses compagnons ne l'eussent pas abandonné, et sa tête ne se serait pas perdue sous l'excès des plus terribles angoisses!
—Alors, dit Altamont, nous n'avons plus qu'un parti à prendre: abandonner la chaloupe et rejoindre en traîneau la côte orientale du Lincoln.
—Abandonner la chaloupe et rejoindre le traîneau, bien, répondit le docteur; mais, au lieu de traverser le Lincoln, je propose de franchir le détroit de Jones sur les glaces et de gagner le Devon-Septentrional.
—Et pourquoi? demanda Altamont.
—Parce que plus nous nous approcherons du détroit de Lancastre, plus nous aurons de chances d'y rencontrer des baleiniers.
—Vous avez raison, docteur; mais je crains bien que les glaces ne soient pas encore assez unies pour nous offrir un passage praticable.
—Nous essaierons», répondit Clawbonny. La chaloupe fut déchargée; Bell et Johnson reconstruisirent le traîneau; toutes ses pièces étaient en bon état; le lendemain, les chiens y furent attelés, et l'on prit le long de la côte pour gagner l'ice-field.
Alors recommença ce voyage tant de fois décrit, fatigant et peu rapide; Altamont avait eu raison de se défier de l'état de la glace; on ne put traverser le détroit de Jones, et il fallut suivre la côte du Lincoln.
Le 21 août, les voyageurs, en coupant de biais, arrivèrent à l'entrée du détroit du Glacier; là, ils s'aventurèrent sur l'ice-field, et le lendemain ils atteignirent l'île Cobourg, qu'ils traversèrent en moins de deux jours au milieu des bourrasques de neige.
Ils purent alors reprendre la route plus facile des champs de glace, et enfin, le 24 août, ils mirent le pied sur le Devon-Septentrional.
«Maintenant, dit le docteur, il ne nous reste plus qu'à traverser cette terre et à gagner le cap Warender à l'entrée du détroit de Lancastre.»
Mais le temps devint affreux et très froid; les rafales de neige, les tourbillons reprirent leur violence hivernale; les voyageurs se sentaient à bout de forces. Les provisions s'épuisaient, et chacun dut se réduire au tiers de ration, afin de conserver aux chiens une nourriture proportionnée à leur travail.
La nature du sol ajoutait beaucoup aux fatigues du voyage; cette terre du Devon-Septentrional était extrêmement accidentée; il fallut franchir les monts Trauter par des gorges impraticables, en luttant contre tous les éléments déchaînés. Le traîneau, les hommes et les chiens faillirent y rester, et, plus d'une fois, le désespoir s'empara de cette petite troupe, si aguerrie cependant et si faite aux fatigues d'une expédition polaire. Mais, sans qu'ils s'en rendissent compte, ces pauvres gens étaient usés moralement et physiquement; on ne supporte pas impunément dix-huit mois d'incessantes fatigues et une succession énervante d'espérances et de désespoirs. D'ailleurs, il faut le remarquer, l'aller se fait avec un entraînement, une conviction, une foi qui manquent au retour. Aussi, les malheureux se traînaient avec peine; on peut dire qu'ils marchaient par habitude, par un reste d'énergie animale presque indépendante de leur volonté.
Ce ne fut que le 30 août qu'ils sortirent enfin de ce chaos de montagnes, dont l'orographie des zones basses ne peut donner aucune idée, mais ils en sortirent meurtris et à demi gelés. Le docteur ne suffisait plus à soutenir ses compagnons, et il se sentait défaillir lui-même.
Les monts Trauter venaient aboutir à une plaine convulsionnée par le soulèvement primitif de la montagne.
Là, il fallut absolument prendre quelques jours de repos; les voyageurs ne pouvaient plus mettre un pied devant l'autre; deux des chiens d'attelage étaient morts d'épuisement.
On s'abrita donc derrière un glaçon, par un froid de deux degrés au-dessous de zéro (-19° centigrades); personne n'eut le courage de dresser la tente.
Les provisions étaient fort réduites, et, malgré l'extrême parcimonie mise dans les rations, celles-ci ne pouvaient durer plus de huit jours; le gibier devenait rare et regagnait pour l'hiver de moins rudes climats. La mort par la faim se dressait donc menaçante devant ses victimes épuisées.
Altamont, qui montrait un grand dévouement et une véritable abnégation, profita d'un reste de force et résolut de procurer par la chasse quelque nourriture à ses compagnons.
Il prit son fusil, appela Duk et s'engagea dans les plaines du nord; le docteur, Johnson et Bell le virent s'éloigner presque indifféremment. Pendant une heure, ils n'entendirent pas une seule fois la détonation de son fusil, et ils le virent revenir sans qu'un seul coup eût été tiré; mais l'Américain accourait comme un homme épouvanté.
«Qu'y a-t-il? lui demanda le docteur.
—Là-bas! sous la neige! répondit Altamont avec un accent d'effroi en montrant un point de l'horizon.
—Quoi?
—Toute une troupe d'hommes!…
—Vivants?
—Morts… gelés… et même…»
L'Américain n'osa achever sa pensée, mais sa physionomie exprimait la plus indicible horreur.
Le docteur, Johnson, Bell, ranimés par cet incident, trouvèrent le moyen de se relever et se traînèrent sur les traces d'Altamont, vers cette partie de la plaine qu'il indiquait du geste.
Ils arrivèrent bientôt à un espace resserré, au fond d'une ravine profonde, et là, quel spectacle s'offrit à leur vue!
Des cadavres déjà raidis, à demi enterrés sous ce linceul blanc, sortaient ça et là de la couche de neige; ici un bras, là une jambe, plus loin des mains crispées, des têtes conservant encore leur physionomie menaçante et désespérée!
Le docteur s'approcha, puis il recula, pâle, les traits décomposés, pendant que Duk aboyait avec une sinistre épouvante.
«Horreur! horreur! fit-il.
—Eh bien? demanda le maître d'équipage.
—Vous ne les avez pas reconnus? fit le docteur d'une voix altérée.
—Que voulez-vous dire?
—Regardez!»
Cette ravine avait été naguère le théâtre d'une dernière lutte des hommes contre le climat, contre le désespoir, contre la faim même, car, à certains restes horribles, on comprit que les malheureux s'étaient repus de cadavres humains, peut-être d'une chair encore palpitante, et, parmi eux, le docteur avait reconnu Shandon, Pen, le misérable équipage du Forward; les forces firent défaut, les vivres manquèrent à ces infortunés; leur chaloupe fut brisée probablement par les avalanches ou précipitée dans un gouffre, et ils ne purent profiter de la mer libre; on peut supposer aussi qu'ils s'égarèrent au milieu de ces continents inconnus. D'ailleurs, des gens partis sous l'excitation de la révolte ne pouvaient être longtemps unis entre eux de cette union qui permet d'accomplir les grandes choses. Un chef de révoltés n'a jamais qu'une puissance douteuse entre les mains. Et, sans doute, Shandon fut promptement débordé.
Quoi qu'il en soit, cet équipage passa évidemment par mille tortures, mille désespoirs, pour en arriver à cette épouvantable catastrophe; mais le secret de leurs misères est enseveli avec eux pour toujours dans les neiges du pôle.
«Fuyons! fuyons!» s'écria le docteur.
Et il entraîna ses compagnons loin du lieu de ce désastre. L'horreur leur rendit une énergie momentanée. Ils se remirent en marche.
CHAPITRE XXVII
CONCLUSION
A quoi bon s'appesantir sur les maux qui frappèrent sans relâche les survivants de l'expédition? Eux-mêmes, ils ne purent jamais retrouver dans leur mémoire le souvenir détaillé des huit jours qui s'écoulèrent après l'horrible découverte des restes de l'équipage.
Cependant, le 9 septembre, par un miracle d'énergie, ils se trouvèrent au cap Horsburg, à l'extrémité du Devon-Septentrional.
Ils mouraient de faim; ils n'avaient pas mangé depuis quarante-huit heures, et leur dernier repas fut fait de la chair de leur dernier chien esquimau. Bell ne pouvait aller plus loin, et le vieux Johnson se sentait mourir.
Ils étaient sur le rivage de la mer de Baffin, prise en partie, c'est-à-dire sur le chemin de l'Europe. A trois milles de la côte, les flots libres déferlaient avec bruit sur les vives arêtes du champ de glace.
Il fallait attendre le passage problématique d'un baleinier, et combien de jours encore?…
Mais le ciel prit ces malheureux en pitié, car, le lendemain, Altamont aperçut distinctement une voile à l'horizon.
On sait quelles angoisses accompagnent ces apparitions de navires, quelles craintes d'une espérance déçue! Le bâtiment semble s'approcher et s'éloigner tour à tour. Ce sont des alternatives horribles d'espoir et de désespoir, et trop souvent, au moment où les naufragés se croient sauvés, la voile entrevue s'éloigne et s'efface à l'horizon.
Le docteur et ses compagnons passèrent par toutes ces épreuves; ils étaient arrivés à la limite occidentale du champ de glace, se portant, se poussant les uns les autres, et ils voyaient disparaître peu à peu ce navire, sans qu'il eût remarqué leur présence. Ils l'appelaient, mais en vain!
Ce fut alors que le docteur eut une dernière inspiration de cet industrieux génie qui l'avait si bien servi jusqu'alors.
Un glaçon, pris par le courant, vint se heurter contre l'ice-field.
«Ce glaçon!» fit-il, en le montrant de la main.
On ne le comprit pas.
«Embarquons! embarquons!» s'écria-t-il.
Ce fut un éclair dans l'esprit de tous.
«Ah! monsieur Clawbonny, monsieur Clawbonny!» répétait Johnson en embrassant les mains du docteur.
Bell, aidé d'Altamont, courut au traîneau; il en rapporta l'un des montants, le planta dans le glaçon comme un mât et le soutint avec des cordes; la tente fut déchirée pour former tant bien que mal une voile. Le vent était favorable; les malheureux abandonnés se précipitèrent sur le fragile radeau et prirent le large.
Deux heures plus tard, après des efforts inouïs, les derniers hommes du Forward étaient recueillis à bord du Hans Christien, baleinier danois, qui regagnait le détroit de Davis.
Le capitaine reçut en homme de coeur ces spectres qui n'avaient plus d'apparence humaine; à la vue de leurs souffrances, il comprit leur histoire; il leur prodigua les soins les plus attentifs, et il parvint à les conserver à la vie.
Dix jours après; Clawbonny, Johnson, Bell, Altamont et le capitaine Hatteras débarquèrent à Korsoeur, dans le Seeland, en Danemark; un bateau à vapeur les conduisit à Kiel; de là, par Altona et Hambourg, ils gagnèrent Londres, où ils arrivèrent le 13 du même mois, à peine remis de leurs longues épreuves.
Le premier soin du docteur fut de demander à la Société royale géographique de Londres la faveur de lui faire une communication; il fut admis à la séance du 15 juillet.
Que l'on s'imagine l'étonnement de cette savante assemblée, et ses hurrahs enthousiastes après la lecture du document d'Hatteras.
Ce voyage, unique dans son espèce, sans précédent dans les fastes de l'histoire, résumait toutes les découvertes antérieures faites au sein des régions circumpolaires; il reliait entre elles les expéditions des Parry, des Ross, des Franklin, des Mac Clure; il complétait, entre le centième et le cent quinzième méridien, la carte des contrées hyperboréennes, et enfin il aboutissait à ce point du globe inaccessible jusqu'alors, au pôle même.
Jamais, non, jamais nouvelle aussi inattendue n'éclata au sein de l'Angleterre stupéfaite!
Les Anglais sont passionnés pour ces grands faits géographiques; ils se sentirent émus et fiers, depuis le lord jusqu'au cokney, depuis le prince-merchant jusqu'à l'ouvrier des docks.
La nouvelle de la grande découverte courut sur tous les fils télégraphiques du Royaume-Uni avec la rapidité de la foudre; les journaux inscrivirent le nom d'Hatteras en tête de leurs colonnes comme celui d'un martyr, et l'Angleterre tressaillit d'orgueil.
On fêta le docteur et ses compagnons, qui furent présentés à Sa
Gracieuse Majesté par le Lord Grand-Chancelier en audience solennelle.
Le gouvernement confirma les noms d'île de la Reine, pour le rocher du pôle Nord, de mont Hatteras, décerné au volcan lui-même, et d'Altamont-Harbour, donné au port de la Nouvelle-Amérique.
Altamont ne se sépara plus de ses compagnons de misère et de gloire, devenus ses amis; il suivit le docteur, Bell et Johnson à Liverpool, qui les acclama à leur retour, après les avoir si longtemps crus morts et ensevelis dans les glaces éternelles.
Mais cette gloire, le docteur Clawbonny la rapporta sans cesse à celui qui la méritait entre tous. Dans la relation de son voyage, intitulée: «The English at the North-Pole», publiée l'année suivante par les soins de la Société royale de géographie, il fit de John Hatteras l'égal des plus grands voyageurs, l'émule de ces hommes audacieux qui se sacrifient tout entiers aux progrès de la science.
Cependant, cette triste victime d'une sublime passion vivait paisiblement dans la maison de santé de Sten-Cottage, près de Liverpool, où son ami le docteur l'avait installé lui-même. Sa folie était douce, mais il ne parlait pas, il ne comprenait plus, et sa parole semblait s'être en allée avec sa raison. Un seul sentiment le rattachait au monde extérieur, son amitié pour Duk, dont on n'avait pas voulu le séparer.
Cette maladie, cette «folie polaire», suivait donc tranquillement son cours et ne présentait aucun symptôme particulier, quand, un jour, le docteur Clawbonny, qui visitait son pauvre malade, fut frappé de son allure.
Depuis quelque temps, le capitaine Hatteras, suivi de son fidèle chien qui le regardait d'un oeil doux et triste, se promenait chaque jour pendant de longues heures; mais sa promenade s'accomplissait invariablement suivant un sens déterminé et dans la direction d'une certaine allée de Sten-Cottage. Le capitaine, une fois arrivé à l'extrémité de l'allée, revenait à reculons. Quelqu'un l'arrêtait-il? il montrait du doigt un point fixe dans le ciel. Voulait-on l'obliger à se retourner? il s'irritait, et Duk, partageant sa colère, aboyait avec fureur.
Le docteur observa attentivement une manie si bizarre, et il comprit bientôt le motif de cette obstination singulière; il devina pourquoi cette promenade s'accomplissait dans une direction constante, et, pour ainsi dire, sous l'influence d'une force magnétique.
Le capitaine John Hatteras marchait invariablement vers le Nord.