Aventures du Capitaine Hatteras
CHAPITRE XIII.
LES PROJETS D'HATTERAS.
L'apparition de ce hardi personnage fut diversement appréciée par l'équipage; les uns se rallièrent complètement à lui, par amour de l'argent ou par audace; d'autres prirent leur parti de l'aventure, qui se réservèrent le droit de protester plus tard; d'ailleurs, résister à un pareil homme paraissait difficile actuellement. Chacun revint donc à son poste. Le 20 mai était un dimanche, et fut jour de repos pour l'équipage.
Un conseil d'officiers se tint chez le capitaine; il se composa d'Hatteras, de Shandon, de Wall, de Johnson et du docteur.
«Messieurs, dit le capitaine de cette voix à la fois douce et impérieuse qui le caractérisait, vous connaissez mon projet d'aller jusqu'au pôle; je désire connaître votre opinion sur cette entreprise. Qu'en pensez-vous, Shandon?
—Je n'ai pas à penser, capitaine, répondit froidement Shandon, mais à obéir.»
Hatteras ne s'étonna pas de la réponse.
«Richard Shandon, reprit-il non moins froidement, je vous prie de vous expliquer sur nos chances de succès.
—Eh bien, capitaine, répondit Shandon, les faits répondent pour moi; les tentatives de ce genre, ont échoué jusqu'ici; je souhaite que nous soyons plus heureux.
—Nous le serons. Et vous, messieurs, qu'en pensez-vous?
—Pour mon compte, répliqua le docteur, je crois votre dessein praticable, capitaine; et comme il est évident que des navigateurs arriveront un jour ou l'autre à ce pôle boréal, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas nous.
—Et il y a des raisons pour que ce soient nous, répondit Hatteras, car nos mesures sont prises en conséquence, et nous profiterons de l'expérience de nos devanciers. Et à ce propos, Shandon, recevez mes remerciments pour les soins que vous avez apportés à l'équipement du navire; il y a bien quelques mauvaises têtes dans l'équipage, que je saurai mettre à la raison; mais, en somme, je n'ai que des éloges à vous donner.»
Shandon s'inclina froidement. Sa position à bord du Forward, qu'il croyait commander, était fausse. Hatteras le comprit, et n'insista pas davantage.
«Quant à vous, messieurs, reprit-il en s'adressant à Wall et à Johnson, je ne pouvais m'assurer le concours d'officiers plus distingués par leur courage et leur expérience.
—Ma foi, capitaine, je suis votre homme, répondit Johnson, et bien que votre entreprise me semble un peu hardie, vous pouvez compter sur moi jusqu'au bout.
—Et sur moi de même, dit James Wall.
—Quant à vous, docteur, je sais ce que vous valez…
—Eh bien, vous en savez plus que moi, répondit vivement le docteur.
—Maintenant, messieurs, reprit Hatteras, il est bon que vous appreniez sur quels faits incontestables s'appuie ma prétention d'arriver au pôle. En 1817, le Neptune, d'Aberdeen, s'éleva au nord du Spitzberg jusqu'au quatre-vingt-deuxième degré. En 1826, le célèbre Parry, après son troisième voyage dans les mers polaires, partit également de la pointe du Spitzberg, et avec des traîneaux-barques monta à cent cinquante milles vers le nord. En 1852, le capitaine Inglefield pénétra, dans l'entrée de Smith, jusque par soixante-dix-huit degrés trente-cinq minutes de latitude. Tous ces navires étaient anglais, et commandés par des Anglais, nos compatriotes.»
Ici Hatteras fit une pause.
«Je dois ajouter, reprit-il d'un air contraint, et comme si les paroles ne pouvaient quitter ses lèvres, je dois ajouter qu'en 1854 l'Américain Kane, commandant le brick l'Advance, s'éleva plus haut encore, et que son lieutenant Morton, s'étant avancé à travers les champs de glace, fit flotter le pavillon des États-Unis au delà du quatre-vingt-deuxième degré. Ceci dit, je n'y reviendrai plus. Or, ce qu'il faut savoir, c'est que les capitaines du Neptune, de l'Entreprise, de l'Isabelle, de l'Advance constatèrent qu'à partir de ces hautes latitudes il existait un bassin polaire entièrement libre de glaces.
—Libre de glaces! s'écria Shandon, en interrompant le capitaine; c'est impossible!
—Vous remarquerez, Shandon, reprit tranquillement Hatteras, dont l'oeil brilla un instant, que je vous cite des faits et des noms à l'appui. J'ajouterai que pendant la station du commandant Penny, en 1851, au bord du canal de Wellington, son lieutenant Stewart se trouva également en présence d'une mer libre, et que cette particularité fut confirmée pendant l'hivernage de sir Edward Belcher, en 1853, à la baie de Northumberland par soixante-seize degrés et cinquante-deux minutes de latitude, et quatre-vingt-dix-neuf degrés et vingt minutes de longitude; les rapports sont indiscutables, et il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas les admettre.
—Cependant, capitaine, reprit Shandon, ces faits sont si contradictoires…
—Erreur, Shandon, erreur! s'écria le docteur Clawbonny; ces faits ne contredisent aucune assertion de la science; le capitaine me permettra de vous le dire.
—Allez, docteur! répondit Hatteras.
—Eh bien, écoutez ceci, Shandon; il résulte très évidemment des faits géographiques et de l'étude des lignes isothermes que le point le plus froid du globe n'est pas au pôle même; semblable au point magnétique de la terre, il s'écarte du pôle de plusieurs degrés. Ainsi les calculs de Brewster, de Bergham et de quelques physiciens démontrent qu'il y a dans notre hémisphère deux pôles de froid: l'un serait situé en Asie par soixante-dix-neuf degrés trente minutes de latitude nord, et par cent vingt degrés de longitude est; l'autre se trouverait en Amérique par soixante dix-huit degrés de latitude nord et par quatre-vingt dix-sept degrés de longitude ouest. Ce dernier est celui qui nous occupe, et vous voyez, Shandon, qu'il se rencontre à plus de douze degrés au-dessous du pôle. Eh bien, je vous le demande, pourquoi à ce point la mer ne serait-elle pas aussi dégagée de glaces qu'elle peut l'être en été par le soixante-sixième parallèle, c'est-à-dire au sud de la baie de Baffin?
—Voilà qui est bien dit, répondit Johnson; monsieur Clawbonny parle de ces choses comme un homme du métier.
—Cela paraît possible, reprit James Wall.
—Chimères et suppositions! hypothèses pures! répliqua Shandon avec entêtement.
—Eh bien, Shandon, reprit Hatteras, considérons les deux cas: ou la mer est libre de glaces, ou elle ne l'est pas, et dans ces deux suppositions rien ne peut nous empêcher de gagner le pôle. Si elle est libre, le Forward nous y conduira sans peine; si elle est glacée, nous tenterons l'aventure sur nos traîneaux. Vous m'accorderez que cela n'est pas impraticable; une fois parvenus avec notre brick jusqu'au quatre-vingt-troisième degré, nous n'aurons pas plus de six cents milles[1] à faire pour atteindre le pôle.
[1] 278 lieues.
—Et que sont six cents milles, dit vivement le docteur, quand il est constant qu'un Cosaque, Alexis Markoff, a parcouru sur la mer Glaciale, le long de la côte septentrionale de l'empire russe, avec des traîneaux tirés par des chiens, un espace de huit cents milles en vingt-quatre jours?
—Vous l'entendez, Shandon, répondit Hatteras, et dites-moi si des
Anglais peuvent faire moins qu'un Cosaque?
—Non, certes! s'écria le bouillant docteur.
—Non, certes! répéta le maître d'équipage.
—Eh bien, Shandon? demanda le capitaine.
—Capitaine, répondit froidement Shandon, je ne puis que vous répéter mes premières paroles: j'obéirai.
—Bien. Maintenant, reprit Hatteras, songeons à notre situation actuelle; nous sommes pris par les glaces, et il me paraît impossible de nous élever cette année dans le détroit de Smith. Voici donc ce qu'il convient de faire.»
Hatteras déplia sur la table l'une de ces excellentes cartes publiées, en 1859, par ordre de l'Amirauté.
«Veuillez me suivre, je vous prie. Si le détroit de Smith nous est fermé, il n'en est pas de même du détroit de Lancastre, sur la côte ouest de la mer de Baffin; selon moi, nous devons remonter ce détroit jusqu'à celui de Barrow, et de là jusqu'à l'île Beechey; la route a été cent fois parcourue par des navires à voiles; nous ne serons donc pas embarrassés avec un brick à hélice. Une fois à l'île Beechey, nous suivrons le canal Wellington aussi avant que possible, vers le nord, jusqu'au débouché de ce chenal qui fait communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine, à l'endroit même où fut aperçue la mer libre. Or, nous ne sommes qu'au 20 mai; dans un mois, si les circonstances nous favorisent, nous aurons atteint ce point, et de là nous nous élancerons vers le pôle. Qu'en pensez-vous, messieurs?
—C'est évidemment, répondit Johnson, la seule route à prendre.
—Eh bien, nous la prendrons, et dès demain. Que ce dimanche soit consacré au repos; vous veillerez, Shandon, à ce que les lectures de la Bible soient régulièrement faites; ces pratiques religieuses ont une influence salutaire sur l'esprit des hommes, et un marin surtout doit mettre sa confiance en Dieu.
—C'est bien, capitaine, répondit Shandon, qui sortit avec le lieutenant et le maître d'équipage.
—Docteur, fit John Hatteras en montrant Shandon, voilà un homme froissé que l'orgueil a perdu; je ne peux plus compter sur lui.»
Le lendemain, le capitaine fit mettre de grand matin la pirogue à la mer; il alla reconnaître les ice-bergs du bassin, dont la largeur n'excédait pas deux cents yards[1]. Il remarqua même que par suite d'une lente pression des glaces, ce bassin menaçait de se rétrécir; il devenait donc urgent d'y pratiquer une brèche, afin que le navire ne fût pas écrasé dans cet étau de montagnes; aux moyens employés par John Hatteras, on vit bien que c'était un homme énergique.
[1] 182 mètres.
Il fit d'abord tailler des degrés dans la muraille glacée, et il parvint au sommet d'un ice-berg; il reconnut de là qu'il lui serait facile de se frayer un chemin vers le sud-ouest; d'après ses ordres, on creusa un fourneau de mine presque au centre de la montagne; ce travail, rapidement mené, fut terminé dans la journée du lundi.
Hatteras ne pouvait compter sur ses blasting-cylinders de huit à dix livres de poudre, dont l'action eût été nulle sur des masses pareilles; ils n'étaient bons qu'à briser les champs de glace; il fit donc déposer dans le fourneau mille livres de poudre, dont la direction expansive fut soigneusement calculée. Cette mine, munie d'une longue mèche entourée de gutta-percha, vint aboutir au dehors. La galerie, conduisant au fourneau, fut remplie avec de la neige et des quartiers de glaçons, auxquels le froid de la nuit suivante devait donner la dureté du granit. En effet, la température, sous l'influence du vent d'est, descendit à douze degrés (-11° cent.).
Le lendemain, à sept heures, le Forward se tenait sous vapeur, prêt à profiter de la moindre issue. Johnson fut chargé d'aller mettre le feu à la mine; la mèche avait été calculée de manière à brûler une demi-heure avant de communiquer le feu aux poudres. Johnson eut donc le temps suffisant de regagner le bord; en effet, dix minutes après avoir exécuté les ordres d'Hatteras, il revenait à son poste.
L'équipage se tenait sur le pont, par un temps sec et assez clair; la neige avait cessé de tomber; Hatteras, debout sur la dunette avec Shandon et le docteur, comptait les minutes sur son chronomètre.
A huit heures trente-cinq minutes, une explosion sourde se fit entendre, et beaucoup moins éclatante qu'on ne l'eût supposée. Le profil des montagnes fut brusquement modifié, comme dans un tremblement de terre; une fumée épaisse et blanche fusa vers le ciel à une hauteur considérable, et de longues crevasses zébrèrent les flancs de l'ice-berg, dont la partie supérieure, projetée au loin, retombait en débris autour du Forward.
Mais la passe n'était pas encore libre; d'énormes quartiers de glace, arc-boutés sur les montagnes adjacentes, demeuraient suspendus en l'air, et l'on pouvait craindre que l'enceinte ne se refermât par leur chute.
Hatteras jugea la situation d'un coup d'oeil.
«Wolsten!» s'écria-t-il.
L'armurier accourut.
«Capitaine! fit-il.
—Chargez la pièce de l'avant à triple charge, dit. Hatteras, et bourrez aussi fortement que possible.
—Nous allons donc attaquer cette montagne à boulets de canon? dit le docteur.
—Non, répondit Hatteras. C'est inutile. Pas de boulet, Wolsten, mais une triple charge de poudre. Faites vite.»
Quelques instants après, la pièce était chargée.
«Que veut-il faire sans boulet? dit Shandon entre ses dents.
—On le verra bien, répondit le docteur.
—Nous sommes parés, capitaine, s'écria Wolsten.
—Bien, répondit Hatteras. Brunton! cria-t-il à l'ingénieur, attention! Quelques tours en avant.»
Brunton ouvrit les tiroirs, et l'hélice se mit en mouvement; le
Forward s'approcha de la montagne minée.
«Visez bien à la passe,» cria le capitaine à l'armurier.
Celui-ci obéit; lorsque le brick ne fut plus qu'à une demi-encablure,
Hatteras cria:
«Feu!»
Une détonation formidable suivit son commandement, et les blocs ébranlés par la commotion atmosphérique furent précipités soudain dans la mer. Cette agitation des couches d'air avait suffi.
«A toute vapeur! Brunton, s'écria Hatteras. Droit dans la passe,
Johnson.»
Johnson tenait la barre; le brick, poussé par son hélice, qui se vissait dans les flots écumants, s'élança au milieu du passage libre alors. Il était temps. Le Forward franchissait à peine cette ouverture, que sa prison se refermait derrière lui.
Le moment fut palpitant, et il n'y avait à bord qu'un coeur ferme et tranquille: celui du capitaine. Aussi l'équipage, émerveillé de la manoeuvre, ne put retenir le cri de:
«Hourrah pour John Hatteras!»
CHAPITRE XIV.
EXPÉDITIONS A LA RECHERCHE DE FRANKLIN.
Le mercredi 23 mai, le Forward avait repris son aventureuse navigation, louvoyant adroitement au milieu des packs et des ice-bergs, grâce à sa vapeur, cette force obéissante qui manqua à tant de navigateurs des mers polaires; il semblait se jouer au milieu de ces écueils mouvants; on eût dit qu'il reconnaissait la main d'un maître expérimenté, et, comme un cheval sous un écuyer habile, il obéissait à la pensée de son capitaine.
La température remontait. Le thermomètre marqua à six heures du matin vingt-six degrés (-3° centig.), à six heures du soir vingt-neuf degrés (-2° centig.), et à minuit vingt-cinq degrés (-4° centig.); le vent soufflait légèrement du sud-est.
Le jeudi, vers les trois heures du matin, le Forward arriva en vue de la baie Possession, sur la côte d'Amérique, à l'entrée du détroit de Lancastre; bientôt le cap Burney fut entrevu. Quelques Esquimaux se dirigèrent vers le navire; mais Hatteras ne prit pas le loisir de les attendre.
Les pics de Byam-Martin qui dominent le cap Liverpool, laissés sur la gauche, se perdirent dans la brume du soir; celle-ci empêcha de relever le cap Hay, dont la pointe, très-basse d'ailleurs, se confond avec les glaces de la côte, circonstance qui rend souvent fort difficile la détermination hydrographique des mers polaires.
Les puffins, les canards, les mouettes blanches se montraient en très-grand nombre. La latitude par observation donna 74°01', et la longitude, d'après le chronomètre, 77°15'.
Les deux montagnes de Catherine et d'Elisabeth élevaient au-dessus des nuages leur chaperon de neige.
Le vendredi, à dix heures, le cap Warender fut dépassé sur la côte droite du détroit, et sur la gauche, l'Admiralty-Inlet, baie encore peu explorée par des navigateurs qui avaient hâte de se porter dans l'ouest. La mer devint assez forte, et souvent les lames balayèrent le pont du brick en y projetant des morceaux de glace. Les terres de la côte nord offraient aux regards de curieuses apparences avec leurs hautes tables presque nivelées, qui répercutaient les rayons du soleil.
Hatteras eût voulu prolonger les terres septentrionales, afin de gagner au plus tôt l'île Beechey et l'entrée du canal Wellington; mais une banquise continue l'obligeait, à son grand déplaisir, de suivre les passes du sud.
Ce fut pour cette raison que, le 26 mai, au milieu d'un brouillard sillonné de neige, le Forward se trouva par le travers du cap York; une montagne d'une grande hauteur et presque à pic le fit reconnaître; le temps s'étant un peu levé, le soleil parut un instant vers midi, et permit de faire une assez bonne observation: 74°4' de latitude, et 84°23' de longitude. Le Forward se trouvait donc à l'extrémité du détroit de Lancastre.
Hatteras montrait sur ses cartes, au docteur, la route suivie et à suivre. Or, la position du brick était intéressante en ce moment.
«J'aurais voulu, dit-il, me trouver plus au nord, mais à l'impossible nul n'est tenu; voyez, voici notre situation exacte.»
Le capitaine pointa sa carte à peu de distance du cap York.
«Nous sommes au milieu de ce carrefour ouvert à tous les vents, et formé par les débouchés du détroit de Lancastre, du détroit de Barrow, du canal de Wellington, et du passage du Régent; c'est un point auquel ont nécessairement abouti tous les navigateurs de ces mers.
—Eh bien, répondit le docteur, cela devait être embarrassant pour eux; c'est un véritable carrefour, comme vous dites, auquel viennent se croiser quatre grandes routes, et je ne vois pas de poteaux indicateurs du vrai chemin! Comment donc les Parry, les Ross, les Franklin, ont-ils fait?
—Ils n'ont pas fait, docteur, ils se sont laissé faire: ils n'avaient pas le choix, je vous assure; tantôt le détroit de Barrow se fermait pour l'un, qui, l'année suivante, s'ouvrait pour l'autre; tantôt le navire se sentait inévitablement entraîné vers le passage du Régent. Il est arrivé de tout cela, que, par la force des choses, on a foi par connaître ces mers si embrouillées.
—Quel singulier pays! fit le docteur, en considérant la carte; comme tout y est déchiqueté, déchiré, mis en morceaux, sans aucun ordre, sans aucune logique! Il semble que les terres voisines du pôle Nord ne soient ainsi morcelées que pour en rendre les approches plus difficiles, tandis que dans l'autre hémisphère elles se terminent par des pointes tranquilles et effilées comme le cap Horn, le cap de Bonne-Espérance et la péninsule Indienne! Est-ce la rapidité plus grande de l'Équateur qui a ainsi modifié les choses, tandis que les terres extrêmes, encore fluides aux premiers jours du monde, n'ont pu se condenser, s'agglomérer les unes aux autres, faute d'une rotation assez rapide?
—Cela doit être, car il y a une logique à tout ici-bas, et rien ne s'y est fait sans des motifs que Dieu permet quelquefois aux savants de découvrir; ainsi, docteur, usez de la permission.
—Je serai malheureusement discret, capitaine. Mais quel vent effroyable règne dans ce détroit? ajouta le docteur en s'encapuchonnant de son mieux.
—Oui, la brise du nord y fait rage surtout, et nous écarte de notre route.
—Elle devrait cependant repousser les glaces au sud et laisser le chemin libre.
—Elle le devrait, docteur, mais le vent ne fait pas toujours ce qu'il doit. Voyez! cette banquise paraît impénétrable. Enfin, nous essayerons d'arriver à l'île Griffith, puis de contourner l'île Cornwallis pour gagner le canal de la Reine, sans passer par le canal de Wellington. Et cependant, je veux absolument toucher à l'île Beechey, afin d'y refaire ma provision de charbon.
—Comment cela? répondit le docteur étonné.
—Sans doute; d'après l'ordre de l'Amirauté, de grandes provisions ont été déposées sur cette île, afin de pourvoir aux expéditions futures, et, quoi que le capitaine MacClintock ait pu prendre en août 1859, je vous assure qu'il en restera pour nous.
—Au fait, dit le docteur, ces parages ont été explorés pendant quinze ans, et, jusqu'au jour ou la preuve certaine de la perte de Franklin a été acquise, l'Amirauté a toujours entretenu cinq ou six navires dans ces mers. Si je ne me trompe, même, l'île Griffith, que je vois là sur la carte, presque au milieu du carrefour, est devenue le rendez-vous général des navigateurs.
—Cela est vrai, docteur, et la malheureuse expédition de Franklin a eu pour résultat de nous faire connaître ces lointaines contrées.
—C'est juste, capitaine, car les expéditions ont été nombreuses depuis 1845. Ce ne fut qu'en 1848 que l'on s'inquiéta de la disparition de l'Erebus et du Terror, les deux navires de Franklin. On voit alors le vieil ami de l'amiral, le docteur Richardson, âgé de soixante-dix ans, courir au Canada et remonter la rivière Coppermine jusqu'à la mer Polaire; de son côté, James Ross, commandant l'Entreprise et l'Investigator, appareille d'Uppernawik en 1848, et arrive au cap York où nous sommes en ce moment. Chaque jour, il jette à la mer un baril contenant des papiers destinés à faire connaître sa position; pendant la brume, il tire le canon; la nuit, il lance des fusées et brûle des feux de Bengale, ayant soin de se tenir toujours sous une petite voilure; enfin il hiverne au port Léopold de 1848 à 1849; là, il s'empare d'une grande quantité de renards blancs, fait river à leur cou des colliers de cuivre sur lesquels était gravée l'indication de la situation des navires et des dépôts de vivres, et il les fait disperser dans toutes les directions; puis au printemps, il commence à fouiller les côtes de North-Sommerset sur des traîneaux, au milieu de dangers et de privations qui rendirent presque tous ses hommes malades ou estropiés, élevant des cairns[1] dans lesquels il enfermait des cylindres de cuivre, avec les notes nécessaires pour rallier l'expédition perdue; pendant son absence, le lieutenant MacClure explorait sans résultat les côtes septentrionales du détroit de Barrow. Il est à remarquer, capitaine, que James Ross avait sous ses ordres deux officiers destinés à devenir célèbres plus tard, MacClure qui franchit le passage du nord-ouest, MacClintock qui découvrit les restes de Franklin.
[1] Petites pyramides de pierres.
—Deux bons et braves capitaines, aujourd'hui, deux braves Anglais; continuez, docteur, l'histoire de ces mers que vous possédez si bien; il y a toujours à gagner aux récits de ces tentatives audacieuses.
—Eh bien, pour en terminer avec James Ross, j'ajouterai qu'il essaya de gagner l'île Melville plus à l'ouest; mais il faillit perdre ses navires, et, pris par les glaces, il fut ramené malgré lui jusque dans la mer de Baffin.
—Ramené, fit Hatteras en fronçant le sourcil, ramené malgré lui!
—Il n'avait rien découvert, reprit le docteur; ce fut à partir de cette année 1850 que les navires anglais ne cessèrent de sillonner ces mers, et qu'une prime de vingt mille livres[1] fut promise à toute personne qui découvrirait les équipages de l'Erebus et du Terror. Déjà en 1848, les capitaines Kellet et Moore, commandant l'_Hérald et le Plover, tentaient de pénétrer par le détroit de Behring. J'ajouterai que pendant les années 1850 et 1851, le capitaine Austin hiverna à l'île Cornwallis, le capitaine Penny explora sur l'Assistance et la Résolue le canal Wellington, le vieux John Ross, le héros du pôle magnétique, repartit sur son yacht le Félix à la recherche de son ami, le brick le Prince-Albert fit un premier voyage aux frais de Lady Franklin, et enfin que deux navires américains expédiés par Grinnel avec le capitaine Haven, entraînés hors du canal de Wellington, furent rejetés dans le détroit de Lancastre. Ce fut pendant cette année que MacClintock, alors lieutenant d'Austin, poussa jusqu'à l'île Melville et au cap Dundac, points extrêmes atteints par Parry en 1819, et que l'on trouva à l'île Beechey des traces de l'hivernage de Franklin en 1845.
[1] 500,000 francs.
—Oui, répondit Hatteras, trois de ses matelots y avaient été inhumés, trois hommes plus chanceux que les autres!
—De 1851 à 1852, continua le docteur, en approuvant du geste la remarque d'Hatteras, nous voyons le Prince-Albert entreprendre un second voyage avec le lieutenant français Bellot; il hiverne à Batty-Bay dans le détroit du Prince Régent, explore le sud-ouest de Sommerset, et en reconnaît la côte jusqu'au cap Walker. Pendant ce temps, l'Entreprise et l'Investigator, de retour en Angleterre, passaient sous le commandement de Collinson et de Mac Clure, et rejoignaient Kellet et Moore au détroit de Behring; tandis que Collinson revenait hiverner à Hong-Kong, MacClure marchait en avant, et, après trois hivernages, de 1850 à 1851, de 1851 à 1852, de 1852 à 1853, il découvrait le passage du nord-ouest, sans rien apprendre sur le sort de Franklin. De 1852 à 1853, une nouvelle expédition composée de trois bâtiments à voile, l'Assistance, le Résolute le North-Star, et de deux bateaux à vapeur, le Pionnier et l'Intrépide, mit à la voile sous le commandement de sir Edward Belcher, avec le capitaine Kellet pour second; sir Edward visita le canal de Wellington, hiverna à la baie de Northumberland, et parcourut la côte, tandis que Kellet, poussant jusqu'à Bridport dans l'île de Melville, explorait sans succès cette partie des terres boréales. Mais alors le bruit se répandit en Angleterre que deux navires, abandonnés au milieu des glaces, avaient été aperçus non loin des côtes de la Nouvelle-Écosse. Aussitôt, lady Franklin arme le petit steamer à hélice l'Isabelle, et le capitaine Inglefied, après avoir remonté la baie de Baffin jusqu'à la pointe Victoria par le quatre-vingtième parallèle, revient à l'île Beechey sans plus de succès. Au commencement de 1855, l'américain Grinnel fait les frais d'une nouvelle expédition, et le docteur Kane, cherchant à pénétrer jusqu'au pôle….
—Mais il ne l'a pas fait, s'écria violemment Hatteras, et Dieu en soit loué! Ce qu'il n'a pas fait, nous le ferons!
—Je le sais, capitaine, répondit le docteur, et si j'en parle, c'est que cette expédition se rattache forcément aux recherches de Franklin. D'ailleurs, elle n'eut aucun résultat. J'allais omettre de vous dire que l'Amirauté, considérant l'île Beechey comme le rendez-vous général des expéditions, chargea en 1853 le steamer le Phénix, capitaine Inglefied, d'y transporter des provisions; ce marin s'y rendit avec le lieutenant Bellot, et perdit ce brave officier qui pour la seconde fois mettait son dévouement au service de l'Angleterre; nous pouvons avoir des détails d'autant plus précis sur cette catastrophe, que Johnson, notre maître d'équipage, fut témoin de ce malheur.
—Le lieutenant Bellot était un brave Français, dit Hatteras, et sa mémoire est honorée en Angleterre.
—Alors, reprit le docteur, les navires de l'escadre Belcher commencent à revenir peu à peu; pas tous, car sir Edward dut abandonner l'Assistance en 1854, ainsi que MacClure avait fait de l'Investigator en 1853. Sur ces entrefaites, le docteur Rae, par une lettre datée du 29 juillet 1854, et adressée de Repulse-Bay où il était parvenu par l'Amérique, fit connaître que les Esquimaux de la terre du roi Guillaume possédaient différents objets provenant de l'Erebus et du Terror; pas de doute possible alors sur la destinée de l'expédition; le Phénix, le North-Star, et le navire de Collinson revinrent en Angleterre; il n'y eut plus de bâtiment anglais dans les mers arctiques. Mais si le gouvernement semblait avoir perdu tout espoir, lady Franklin espérait encore, et des débris de sa fortune elle équipa le Fox, commandé par MacClintock; il partit en 1857, hiverna dans les parages où vous nous êtes apparu, capitaine, parvint à l'île Beechey, le 11 août 1858, hiverna une seconde fois au détroit de Bellot, reprit ses recherches en février 1859, le 6 mai, découvrit le document qui ne laissa plus de doute sur la destinée de l'Erebus et du Terror, et revint en Angleterre à la fin de la même année. Voilà tout ce qui s'est passé pendant quinze ans dans ces contrées funestes, et depuis le retour du Fox, pas un navire n'est revenu tenter la fortune au milieu de ces dangereuses mers!
—Eh bien, nous la tenterons!» répondit Hatteras.
CHAPITRE XV.
LE FORWARD REJETÉ DANS LE SUD.
Le temps s'éclaircit vers le soir, et la terre se laissa distinguer clairement entre le cap Sepping et le cap Clarence, qui s'avance vers l'est, puis au sud, et est relié à la côte de l'ouest par une langue de terre assez basse. La mer était libre de glaces à l'entrée du détroit du Régent; mais, comme si elle eût voulu barrer la route du nord au Forward, elle formait une banquise impénétrable au delà du port Léopold.
Hatteras, très-contrarié sans en rien laisser paraître, dut recourir à ses pétards pour forcer l'entrée du port Léopold; il l'atteignit à midi, le dimanche, 27 mai; le brick fut solidement ancré sur de gros ice-bergs, qui avaient l'aplomb, la dureté et la solidité du roc.
Aussitôt le capitaine, suivi du docteur, de Johnson et de son chien Duk, s'élança sur la glace, et ne tarda pas à prendre terre. Duk gambadait de joie; d'ailleurs, depuis la reconnaissance du capitaine, il était devenu très-sociable et très-doux, gardant ses rancunes pour certains hommes de l'équipage, que son maître n'aimait pas plus que lui.
Le port se trouvait débloqué de ces glaces que les brises de l'est y entassent généralement; les terres coupées à pic présentaient à leur sommet de gracieuses ondulations de neige. La maison et le fanal, construits par James Ross, se trouvaient encore dans un certain état de conservation; mais les provisions paraissaient avoir été saccagées par les renards, et par les ours même, dont on distinguait des traces récentes; la main des hommes ne devait pas être étrangère à cette dévastation, car quelques restes de huttes d'Esquimaux se voyaient sur le bord de la baie.
Les six tombes, renfermant six des marins de l'Entreprise et de l'Investigator, se reconnaissaient à un léger renflement de la terre; elles avaient été respectées par toute la race nuisible, hommes ou animaux.
En mettant le pied pour la première fois sur les terres boréales, le docteur éprouva une émotion véritable; on ne saurait se figurer les sentiments dont le coeur est assailli, à la vue de ces restes de maisons, de tentes, de huttes, de magasins, que la nature conserve si précieusement dans les pays froids.
«Voilà, dit-il à ses compagnons, cette résidence que James Ross lui-même nomma le Camp du Refuge. Si l'expédition de Franklin eût atteint cet endroit, elle était sauvée. Voici la machine qui fut abandonnée ici-même, et le poêle établi sur la plate-forme, auquel l'équipage du Prince-Albert se réchauffa en 1851; les choses sont restées dans le même état, et l'on pourrait croire que Kennedy, son capitaine, a quitté d'hier ce port hospitalier. Voici la chaloupe qui l'abrita pendant quelques jours, lui et les siens, car ce Kennedy, séparé de son navire, fut véritablement sauvé par le lieutenant Bellot qui brava la température d'octobre pour le rejoindre.
—Un brave et digne officier que j'ai connu,» dit Johnson.
Pendant que le docteur recherchait avec l'enthousiasme d'un antiquaire les vestiges des précédents hivernages, Hatteras s'occupait de rassembler les provisions et le combustible qui ne se trouvaient qu'en très-petite quantité. La journée du lendemain fut employée à les transporter à bord. Le docteur parcourait le pays, sans trop s'éloigner du navire, et dessinait les points de vue les plus remarquables. La température s'élevait peu à peu; la neige amoncelée commençait à fondre. Le docteur fit une collection assez complète des oiseaux du nord, tels que la mouette, le diver, les molly-nochtes, le canard édredon, qui ressemble aux canards ordinaires, avec la poitrine et le dos blancs, le ventre bleu, le dessus de la tête bleu, le reste du plumage blanc nuancé de quelques teintes vertes; plusieurs d'entre eux avaient déjà le ventre dépouillé de ce joli édredon dont le mâle et la femelle se servent pour ouater leur nid. Le docteur aperçut aussi de gros phoques respirant à la surface de la glace, mais il ne put en tirer un seul.
Dans ses excursions, il découvrit la pierre des marées où sont gravés les signes suivants,
[E I]
1849
qui indiquent le passage de l'Entreprise et de l'Investigator; il poussa jusqu'au cap Clarence, à l'endroit même ou John et James Ross en 1833 attendaient si impatiemment la débâcle des glaces. La terre était jonchée d'ossements et de crânes d'animaux, et l'on distinguait encore les traces d'habitation d'Esquimaux.
Le docteur avait eu l'idée d'élever un cairn au port Léopold, et d'y déposer une note indiquant le passage du Forward et le but de l'expédition. Mais Hatteras s'y opposa formellement; il ne voulait pas laisser derrière lui des traces dont quelque concurrent eût pu profiter. Malgré ses bonnes raisons, le docteur fut obligé de céder à la volonté du capitaine. Shandon ne fut pas le dernier à blâmer cet entêtement, car, en cas de catastrophe, aucun navire n'aurait pu s'élancer au secours du Forward.
Hatteras ne voulut pas se rendre à ces raisons. Son chargement étant terminé le lundi soir, il tenta encore une fois de s'élever au nord en forçant la banquise, mais après de dangereux efforts, il dut se résigner à redescendre le canal du Régent; il ne voulait à aucun prix demeurer au port Léopold, qui ouvert aujourd'hui pouvait être fermé demain par un déplacement inattendu des ice-fields, phénomène très-fréquent dans ces mers et dont les navigateurs doivent particulièrement se défier.
Si Hatteras ne laissait pas percer ses inquiétudes au dehors, au dedans il les ressentait avec une extrême violence; il voulait aller au nord et se trouvait forcé de marcher au sud! où arriverait-il ainsi? allait-il reculer jusqu'à Victoria-Harbour dans le golfe Boothia, où hiverna sir John Ross en 1833? trouverait-il le détroit de Bellot libre à cette époque, et, contournant North-Sommerset, pourrait-il remonter par le détroit de Peel? Ou bien, se verrait-il capturé pendant plusieurs hivers comme ses devanciers, et obligé d'épuiser ses forces et ses approvisionnements?
Ces craintes fermentaient dans sa tête; mais il fallait prendre un parti; il vira de bord, et s'enfonça vers le sud.
Le canal du prince Régent conserve une largeur à peu près uniforme depuis le port Léopold jusqu'à la baie Adélaïde. Le Forward marchait rapidement au milieu des glaçons, plus favorisé que les navires précédents, dont la plupart mirent un grand mois à descendre ce canal, même dans une saison meilleure; il est vrai que ces navires, sauf le Fox, n'ayant pas la vapeur à leur disposition, subissaient les caprices d'un vent incertain et souvent contraire.
L'équipage se montrait généralement enchanté de quitter les régions boréales; il paraissait peu goûter ce projet d'atteindre le pôle; il s'effrayait volontiers des résolutions d'Hatteras, dont la réputation d'audace n'avait rien de rassurant. Hatteras cherchait à profiter de toutes les occasions d'aller en avant, quelles qu'en fussent les conséquences. Et cependant dans les mers boréales, avancer c'est bien, mais il faut encore conserver sa position, et ne pas se mettre en danger de la perdre.
Le Forward filait à toute vapeur; sa fumée noire allait se contourner en spirales sur les pointes éclatantes des ice-bergs; le temps variait sans cesse, passant d'un froid sec à des brouillards de neige avec une extrême rapidité. Le brick, d'un faible tirant d'eau, rangeait de près la côte de l'ouest; Hatteras ne voulait pas manquer l'entrée du détroit de Bellot, car le golfe de Boothia n'a d'autre sortie au sud que le détroit mal connu de la Fury et de l'Hécla; ce golfe devenait donc une impasse, si le détroit de Bellot était manqué ou devenait impraticable.
Le soir, le Forward fut en vue de la baie d'Elwin, que l'on reconnut à ses hautes roches perpendiculaires; le mardi matin, on aperçut la baie Batty, où, le 10 septembre 1851, le Prince-Albert s'ancra pour un long hivernage. Le docteur, sa lunette aux yeux, observait la côte avec intérêt. De ce point rayonnèrent les expéditions qui établirent la configuration géographique de North-Sommerset. Le temps était clair et permettait de distinguer les profondes ravines dont la baie est entourée.
Le docteur et maître Johnson, seuls peut-être, s'intéressaient à ces contrées désertes. Hatteras, toujours courbé sur ses cartes, causait peu; sa taciturnité s'accroissait avec la marche du brick vers le sud; il montait souvent sur la dunette, et là, les bras croisés, l'oeil perdu dans l'espace, il demeurait souvent des heures entières à fixer l'horizon. Ses ordres, s'il en donnait, étaient brefs et rudes. Shandon gardait un silence froid, et peu à peu se retirant en lui-même, il n'eut plus avec Hatteras que les relations exigées par les besoins du service; James Wall restait dévoué à Shandon, et modelait sa conduite sur la sienne. Le reste de l'équipage attendait les événements, prêt à en profiter dans son propre intérêt. Il n'y avait plus à bord cette unité de pensées, cette communion d'idées si nécessaire pour l'accomplissement des grandes choses. Hatteras le savait bien.
On vit pendant la journée deux baleines filer rapidement vers le sud; on aperçut également un ours blanc qui fut salué de quelques coups de fusil sans succès apparent. Le capitaine connaissait le prix d'une heure dans ces circonstances, et ne permit pas de poursuivre l'animal.
Le mercredi matin, l'extrémité du canal du Régent fut dépassée; l'angle de la côte ouest était suivi d'une profonde courbure de la terre. En consultant sa carte, le docteur reconnut la pointe de Sommerset-House ou pointe Fury.
«Voilà, dit-il à son interlocuteur habituel, l'endroit même où se perdit le premier navire anglais envoyé dans ces mers en 1815, pendant le troisième voyage que Parry faisait au pôle; la Fury fut tellement maltraitée par les glaces à son second hivernage, que l'équipage dut l'abandonner et revenir en Angleterre sur sa conserve l'Hécla.
—Avantage évident d'avoir un second navire, répondit Johnson; c'est une précaution que les navigateurs polaires ne doivent pas négliger; mais le capitaine Hatteras n'était pas homme à s'embarrasser d'un compagnon!
—Est-ce que vous le trouvez imprudent, Johnson? demanda le docteur.
—Moi? je ne trouve rien, monsieur Clawbonny. Tenez, voyez sur la côte ces pieux qui soutiennent encore quelques lambeaux d'une tente à demi pourrie.
—Oui, Johnson; c'est là que Parry débarqua tous les approvisionnements de son navire, et, si ma mémoire est fidèle, le toit de la maison qu'il construisit était fait d'un hunier recouvert par les manoeuvres courantes de la Fury.
—Cela a dû bien changer depuis 1825.
—Mais pas trop, Johnson. En 1829, John Ross trouva la santé et le salut de son équipage dans cette fragile demeure. En 1851, lorsque le prince Albert y envoya une expédition, cette maison subsistait encore; le capitaine Kennedy la fit réparer, il y a neuf ans de cela. Il serait intéressant pour nous de la visiter, mais Hatteras n'est pas d'humeur à s'arrêter!
—Et il a sans doute raison, monsieur Clawbonny; si le temps est l'argent en Angleterre, ici c'est le salut, et pour un jour de retard, une heure même, on s'expose à compromettre tout un voyage. Laissons-le donc agir à sa guise.»
Pendant la journée du jeudi 1er juin, la baie qui porte le nom de baie Creswell, fut coupée diagonalement par le Forward; depuis la pointe de la Fury, la côte s'élevait vers le nord en rochers perpendiculaires de trois cents pieds de hauteur; au sud, elle tendait à s'abaisser; quelques sommets neigeux présentaient aux regards des tables nettement coupées, tandis que les autres, affectant des formes bizarres, projetaient dans la brume leurs pyramides aiguës.
Le temps se radoucit pendant cette journée, mais au détriment de sa clarté; on perdit la terre de vue; le thermomètre remonta à trente-deux degrés (0 centig.) quelques gelinottes voletaient ça et là, et des troupes d'oies sauvages pointaient vers le nord; l'équipage dut se débarrasser d'une partie de ses vêtements; on sentait l'influence de la saison d'été dans ces contrées arctiques.
Vers le soir, le Forward doubla le cap Garry à un quart de mille du rivage par un fond de dix à douze brasses, et dès lors il rangea la côte de près jusqu'à la baie Brentford. C'était sous cette latitude que devait se rencontrer le détroit de Bellot, détroit que sir John Ross ne soupçonna même pas dans son expédition de 1828; ses cartes indiquent une côte non interrompue, dont il a noté et nommé les moindres irrégularités avec le plus grand soin; il faut donc admettre qu'à l'époque de son exploration l'entrée du détroit, complètement fermée par les glaces, ne pouvait en aucune façon se distinguer de la terre elle-même.
Ce détroit fut réellement découvert par le capitaine Kennedy dans une excursion faite en avril 1852; il lui donna le nom du lieutenant Bellot, «juste tribut,» dit-il, «aux importants services rendus à notre expédition par l'officier français.»
CHAPITRE XVI.
LE PÔLE MAGNÉTIQUE
Hatteras, en s'approchant de ce détroit, sentit redoubler ses inquiétudes; en effet, le sort de son voyage allait se décider; jusqu'ici il avait fait plus que ses prédécesseurs, dont le plus heureux, MacClintock, mit quinze mois à atteindre cette partie des mers polaires; mais c'était peu, et rien même, s'il ne parvenait à franchir le détroit de Bellot; ne pouvant revenir sur ses pas, il se voyait bloqué jusqu'à l'année suivante.
Aussi il ne voulut s'en rapporter qu'à lui-même du soin d'examiner la côte; il monta dans le nid de pie, et il y passa plusieurs heures de la matinée du samedi.
L'équipage se rendait parfaitement compte de la situation du navire; un profond silence régnait à bord; la machine ralentit ses mouvements; le Forward se tint aussi près de terre que possible; la côte était hérissée de ces glaces que les plus chauds étés ne parviennent pas à dissoudre; il fallait un oeil habile pour démêler une entrée au milieu d'elles.
Hatteras comparait ses cartes et la terre. Le soleil s'étant montré un instant vers midi, il fit prendre par Shandon et Wall une observation assez exacte qui lui fut transmise à voix haute.
Il y eut là une demi-journée d'anxiété pour tous les esprits. Mais soudain, vers deux heures, ces paroles retentissantes tombèrent du haut du mât de misaine:
«Le cap à l'ouest, et forcez de vapeur.»
Le brick obéit instantanément; il tourna sa proue vers le point indiqué; la mer écuma sous les branches de l'hélice, et le Forward s'élança à toute vitesse entre deux ice-streams convulsionnés.
Le chemin était trouvé; Hatteras redescendit sur la dunette, et l'ice-master remonta à son poste.
«Eh bien, capitaine, dit le docteur, nous sommes donc enfin entrés dans ce fameux détroit?
—Oui, répondit Hatteras en baissant la voix; mais ce n'est pas tout que d'y entrer, il faut encore en sortir.»
Et sur cette parole, il regagna sa cabine.
«Il a raison, se dit le docteur; nous sommes là comme dans une souricière, sans grand espace pour manoeuvrer, et s'il fallait hiverner dans ce détroit!… Bon! nous ne serions pas les premiers à qui pareille aventure arriverait, et où d'autres se sont tirés d'embarras nous saurions bien nous tirer d'affaire!»
Le docteur ne se trompait pas. C'est à cette place même, dans un petit port abrité nommé port Kennedy par MacClintock lui-même, que le Fox hiverna en 1858. En ce moment, on pouvait reconnaître les hautes chaînes granitiques et les falaises escarpées des deux rivages.
Le détroit de Bellot, d'un mille de large sur dix-sept milles de long, avec un courant de six à sept noeuds, est encaissé dans des montagnes dont l'altitude est estimée à seize cents pieds; il sépare North-Sommerset de la terre Boothia; les navires, on le comprend, n'y ont pas leurs coudées franches. Le Forward avançait avec précaution, mais il avançait; les tempêtes sont fréquentes dans cet espace resserré, et le brick n'échappa pas à leur violence habituelle; par ordre d'Hatteras, les vergues des perroquets et des huniers furent envoyées en bas, les mâts dépassés; malgré tout, le navire fatigua énormément; les coups de mer arrivaient par paquets dans les rafales de pluie; la fumée s'enfuyait vers l'est avec une étonnante rapidité; on marchait un peu à l'aventure au milieu des glaces en mouvement; le baromètre tomba à vingt-neuf pouces; il était difficile de se maintenir sur le pont; aussi la plupart des hommes demeuraient dans le poste pour ne pas souffrir inutilement,
Hatteras, Johnson, Shandon restèrent sur la dunette, en dépit des tourbillons de neige et de pluie; et il faut ajouter le docteur, qui, s'étant demandé ce qui lui serait le plus désagréable de faire en ce moment, monta immédiatement sur le pont; on ne pouvait s'entendre, et à peine se voir; aussi garda-t-il pour lui ses réflexions.
Hatteras essayait de percer le rideau de brume, car, d'après son estime, il devait se trouver à l'extrémité du détroit vers les six heures du soir; alors toute issue parut fermée; Hatteras fut donc forcé de s'arrêter et s'ancra solidement à un ice-berg; mais il resta en pression toute la nuit.
Le temps fut épouvantable. Le Forward menaçait à chaque instant de rompre ses chaînes; on pouvait craindre que la montagne, arrachée de sa base sous les violences du vent d'ouest, ne s'en allât à la dérive avec le brick. Les officiers furent constamment sur le qui-vive et dans des appréhensions extrêmes; aux trombes de neige se joignait une véritable grêle ramassée par l'ouragan sur la surface dégelée des bancs de glace; c'étaient autant de flèches aiguës qui hérissaient l'atmosphère.
La température s'éleva singulièrement pendant cette nuit terrible; le thermomètre marqua cinquante-sept degrés (14° centig.), et le docteur, à son grand étonnement, crut surprendre dans le sud quelques éclairs suivis d'un tonnerre très-éloigné. Cela semblait corroborer le témoignage du baleinier Scoresby, qui observa un pareil phénomène au delà du soixante-cinquième parallèle. Le capitaine Parry fut également témoin de cette singularité météorologique en 1821.
Vers les cinq heures du matin, le temps changea avec une rapidité surprenante; la température retourna subitement au point de congélation; le vent passa au nord et se calma. On pouvait apercevoir l'ouverture occidentale du détroit, mais entièrement obstruée. Hatteras promenait un regard avide sur la côte, se demandant si le passage existait réellement.
Cependant le brick appareilla, et se glissa lentement entre les ice-streams, tandis que les glaces s'écrasaient avec bruit sur son bordage; les packs à cette époque mesuraient encore six à sept pieds d'épaisseur; il fallait éviter leur pression avec soin, car au cas où le navire y eût résisté, il aurait couru le risque d'être soulevé et jeté sur le flanc.
A midi, et pour la première fois, on put admirer un magnifique phénomène solaire, un halo avec deux parhélies; le docteur l'observa et en prit les dimensions exactes; l'arc extérieur n'était visible que sur une étendue de trente degrés de chaque côté du diamètre horizontal; les deux images du soleil se distinguaient remarquablement; les couleurs aperçues dans les arcs lumineux étaient du dedans au dehors, le rouge, le jaune, le vert, un bleuâtre très-faible, enfin de la lumière blanche sans limite extérieure assignable.
Le docteur se souvint de l'ingénieuse théorie de Thomas Young sur ces météores; ce physicien suppose que certains nuages composés de prismes de glace sont suspendus dans l'atmosphère; les rayons du soleil qui tombent sur ces prismes sont décomposés sous des angles de soixante et quatre-vingt-dix degrés. Les halos ne peuvent donc se former par des ciels sereins.
Le docteur trouvait cette explication fort ingénieuse.
Les marins, habitués aux mers boréales, considèrent généralement ce phénomène comme précurseur d'une neige abondante. Si cette observation se réalisait, la situation du Forward devenait fort difficile. Hatteras résolut donc de se porter en avant; pendant le reste de cette journée et la nuit suivante, il ne prit pas un instant de repos, lorgnant l'horizon, s'élançant dans les enfléchures, ne perdant pas une occasion de se rapprocher de l'issue du détroit.
Mais, au matin, il dut s'arrêter devant l'infranchissable banquise. Le docteur le rejoignit sur la dunette. Hatteras l'emmena tout à fait à l'arrière, et ils purent causer sans crainte d'être entendus.
«Nous sommes pris, dit Hatteras. Impossible d'aller plus loin.
—Impossible? fit le docteur.
—Impossible! Toute la poudre du Forward ne nous ferait pas gagner un quart de mille!
—Que faire alors? dit le docteur.
—Que sais-je? Maudite soit cette funeste année qui se présente sous des auspices aussi défavorables!
—Eh bien, capitaine, s'il faut hiverner, nous hivernerons! Autant vaut cet endroit qu'un autre!
—Sans doute, fit Hatteras à voix basse; mais il ne faudrait pas hiverner, surtout au mois de juin. L'hivernage est plein de dangers physiques et moraux. L'esprit d'un équipage se laisse vite abattre par ce long repos au milieu de véritables souffrances. Aussi, je comptais bien n'hiverner que sous une latitude plus rapprochée du pôle!
—Oui, mais la fatalité a voulu que la baie de Baffin fût fermée.
—Elle qui s'est trouvée ouverte pour un autre, s'écria Hatteras avec colère, pour cet Américain, ce….
—Voyons, Hatteras, dit le docteur, en l'interrompant à dessein; nous ne sommes encore qu'au 5 juin; ne nous désespérons pas; un passage soudain peut s'ouvrir devant nous; vous savez que la glace a une tendance à se séparer en plusieurs blocs, même dans les temps calmes, comme si une force répulsive agissait entre les différentes masses qui la composent; nous pouvons donc d'une heure à l'autre trouver la mer libre.
—Eh bien, qu'elle se présente, et nous la franchirons! Il est très-possible qu'au delà du détroit de Bellot nous ayons la facilité de remonter vers le nord par le détroit de Peel ou le canal de MacClintock, et alors…
—Capitaine, vint dire en ce moment James Wall, nous risquons d'être démontés de notre gouvernail par les glaces.
—Eh bien, répondit Hatteras, risquons-le; je ne consentirai pas à le faire enlever; je veux être prêt à toute heure de jour ou de nuit. Veillez, monsieur Wall, à ce qu'on le protège autant que possible, en écartant les glaçons; mais qu'il reste en place, vous m'entendez.
—Cependant, ajouta Wall…
—Je n'ai pas d'observations à recevoir, monsieur, dit sévèrement
Hatteras. Allez.»
Wall retourna vers son poste.
«Ah! fit Hatteras avec un mouvement de colère, je donnerais cinq ans de ma vie pour me trouver au nord! Je ne connais pas de passage plus dangereux; pour surcroît de difficulté, à cette distance rapprochée du pôle magnétique, le compas dort, l'aiguille devient paresseuse ou affolée, et change constamment de direction.
—J'avoue, répondit le docteur, que c'est une périlleuse navigation; mais enfin, ceux qui l'ont entreprise s'attendaient à ses dangers, et il n'y a rien là qui doive les surprendre.
—Ah! docteur! mon équipage est bien changé, et vous venez de le voir, les officiers en sont déjà aux observations. Les avantages pécuniaires offerts aux marins étaient de nature à décider leur engagement; mais ils ont leur mauvais côté, puisque après le départ ils font désirer plus vivement le retour! Docteur, je ne suis pas secondé dans mon entreprise, et si j'échoue, ce ne sera pas par la faute de tel ou tel matelot dont on peut avoir raison, mais par le mauvais vouloir de certains officiers… Ah! ils le payeront cher!
—Vous exagérez, Hatteras.
—Je n'exagère rien! Croyez-vous que l'équipage soit fâché des obstacles que je rencontre sur mon chemin? Au contraire! On espère qu'ils me feront abandonner mes projets! Aussi, ces gens ne murmurent pas, et tant que le Forward aura le cap au sud, il en sera de même. Les fous! ils s'imaginent qu'ils se rapprochent de l'Angleterre! Mais si je parviens à remonter au nord, vous verrez les choses changer! Je jure Dieu pourtant, que pas un être vivant ne me fera dévier de ma ligne de conduite! Un passage, une ouverture, de quoi glisser mon brick, quand je devrais y laisser le cuivre de son doublage, et j'aurai raison de tout.»
Les désirs du capitaine devaient être satisfaits dans une certaine proportion. Suivant les prévisions du docteur, il y eut un changement soudain pendant la soirée; sous une influence quelconque de vent, de courant ou de température, les ice-fields vinrent à se séparer; le Forward se lança hardiment, brisant de sa proue d'acier les glaçons flottants; il navigua toute la nuit, et le mardi, vers les six heures, il débouqua du détroit de Bellot.
Mais quelle fut la sourde irritation d'Hatteras en trouvant le chemin du nord obstinément barré! Il eut assez de force d'âme pour contenir son désespoir, et, comme si la seule route ouverte eût été la route préférée, il laissa le Forward redescendre le détroit de Franklin; ne pouvant remonter par le détroit de Peel, il résolut de contourner la terre du Prince de Galles, pour gagner le canal de MacClintock. Mais il sentait bien que Shandon et Wall ne pouvaient s'y tromper, et savaient à quoi s'en tenir sur son espérance déçue.
La journée du 6 juin ne présenta aucun incident; le ciel était neigeux, et les pronostics du halo s'accomplissaient.
Pendant trente-six heures, le Forward suivit les sinuosités de la côte de Boothia, sans parvenir à se rapprocher de la terre du Prince de Galles; Hatteras forçait de vapeur, brûlant son charbon avec prodigalité; il comptait toujours refaire son approvisionnement à l'île Beechey; il arriva le jeudi à l'extrémité du détroit de Franklin, et trouva encore le chemin du nord infranchissable.
C'était à le désespérer; il ne pouvait plus même revenir sur ses pas; les glaces le poussaient en avant, et il voyait sa route se refermer incessamment derrière lui, comme s'il n'eût jamais existé de mer libre là où il venait de passer une heure auparavant.
Ainsi, non-seulement le Forward ne pouvait gagner au nord, mais il ne devait pas s'arrêter un instant, sous peine d'être pris, et il fuyait devant les glaces, comme un navire fuit devant l'orage.
Le vendredi, 8 juin, il arriva près de la côte de Boothia, à l'entrée du détroit de James Ross, qu'il fallait éviter à tout prix, car il n'a d'issue qu'à l'ouest, et aboutit directement aux terres d'Amérique.
Les observations, faites à midi sur ce point, donnèrent 70°5'17" pour la latitude, et 96°46'45" pour 1s longitude; lorsque le docteur connut ces chiffres, il les rapporta à sa carte, et vit qu'il se trouvait enfin au pôle magnétique, à l'endroit même où James Ross, le neveu de sir John, vint déterminer cette curieuse situation.
La terre était basse près de la côte, et se relevait d'une soixantaine de pieds seulement en s'écartant de la mer de la distance d'un mille.
La chaudière du Forward ayant besoin d'être nettoyée, le capitaine fit ancrer son navire à un champ de glace, et permit au docteur d'aller à terre en compagnie du maître d'équipage. Pour lui, insensible à tout ce qui ne se rattachait pas à ses projets, il se renferma dans sa cabine, dévorant du regard la carte du pôle.
Le docteur et son compagnon parvinrent facilement à terre; le premier portait un compas destiné à ses expériences; il voulait contrôler les travaux de James Ross; il découvrit aisément le monticule de pierres à chaux élevé par ce dernier; il y courut; une ouverture permettait d'apercevoir à l'intérieur la caisse d'étain dans laquelle James Ross déposa le procès-verbal de sa découverte. Pas un être vivant ne paraissait avoir visité depuis trente ans cette côte désolée.
En cet endroit, une aiguille aimantée, suspendue le plus délicatement possible, se plaçait aussitôt dans une position à peu près verticale sous l'influence magnétique; le centre d'attraction se trouvait donc à une très-faible distance, sinon immédiatement au-dessous de l'aiguille.
Le docteur fit son expérience avec soin. Mais si James Ross, à cause de l'imperfection de ses instruments, ne put trouver pour son aiguille verticale qu'une inclinaison de 89°59', c'est que le véritable point magnétique se trouvait réellement à une minute de cet endroit. Le docteur Clawbonny fut plus heureux, et à quelque distance de là il eut l'extrême satisfaction de voir son inclinaison de 90 degrés.
«Voilà donc exactement le pôle magnétique du monde! s'écria-t-il en frappant la terre du pied.
—C'est bien ici? demanda maître Johnson.
—Ici même, mon ami.
—Eh bien, alors, reprit le maître d'équipage, il faut abandonner toute supposition de montagne d'aimant ou de masse aimantée,
—Oui, mon brave Johnson, répondit le docteur en riant, ce sont les hypothèses de la crédulité! Comme vous le voyez, il n'y a pas la moindre montagne capable d'attirer les vaisseaux, de leur arracher leur fer, ancre par ancre, clou par clou! et vos souliers eux-mêmes sont aussi libres qu'en tout autre point du globe.
—Alors comment expliquer?…
—On ne l'explique pas, Johnson; nous ne sommes pas encore assez savants pour cela. Mais ce qui est certain, exact, mathématique, c'est que le pôle magnétique est ici même, à cette place!
—Ah! monsieur Clawbonny, que le capitaine serait heureux de pouvoir en dire autant du pôle boréal!
—Il le dira, Johnson, il le dira.
—Dieu le veuille!» répondit ce dernier.
Le docteur et son compagnon élevèrent un cairn sur l'endroit précis où l'expérience avait eu lieu, et le signal de revenir leur ayant été fait, ils retournèrent à bord à cinq heures du soir.
CHAPITRE XVII.
LA CATASTROPHE DE SIR JOHN FRANKLIN.
Le Forward parvint à couper directement le détroit de James Ross, mais ce ne fut pas sans peine; il fallut employer la scie et les pétards; l'équipage éprouva une fatigue extrême. La température était heureusement fort supportable, et supérieure de trente degrés à celle que trouva James Ross à pareille époque. Le thermomètre marquait trente-quatre degrés (-2° centigr.).
Le samedi, on doubla le cap Félix, à l'extrémité nord de la terre du roi Guillaume, l'une des îles moyennes de ces mers boréales.
L'équipage éprouvait alors une impression forte et douloureuse; il jetait des regards curieux, mais tristes, sur cette île dont il prolongeait la côte.
En effet, il se trouvait en présence de cette terre du roi Guillaume, théâtre du plus terrible drame des temps modernes! à quelques milles dans l'ouest s'étaient à jamais perdus l'Erebus et le Terror.
Les matelots du Forward connaissaient bien les tentatives faites pour retrouver l'amiral Franklin et le résultat obtenu, mais ils ignoraient les affligeants détails de cette catastrophe. Or, tandis que le docteur suivait sur sa carte la marche du navire, plusieurs d'entre eux, Bell, Bolton, Simpson, s'approchèrent de lui et se mêlèrent à sa conversation. Bientôt leurs camarades les suivirent, mus par une curiosité particulière; pendant ce temps, le brick filait avec une vitesse extrême, et les baies, les caps, les pointes de la côte passaient devant le regard comme un panorama gigantesque.
Hatteras arpentait la dunette d'un pas rapide; le docteur, établi sur le pont, se vit entouré de la plupart des hommes de l'équipage; il comprit l'intérêt de cette situation, et la puissance d'un récit fait dans de pareilles circonstances; il reprit donc en ces termes la conversation commencée avec Johnson:
«Vous savez, mes amis, quels furent les débuts de Franklin; il fut mousse comme Cook et Nelson; après avoir employé sa jeunesse à de grandes expéditions maritimes, il résolut en 1845 de s'élancer à la recherche du passage du nord-ouest; il commandait l'Erebus et le Terror, deux navires éprouvés qui venaient de faire avec James Ross, en 1840, une campagne au pôle antarctique. L'Erebus, monté par Franklin, portait soixante-dix hommes d'équipage, tant officiers que matelots, avec Fitz-James pour capitaine, Gore, Le Vesconte, pour lieutenants, Des Voeux, Sargent, Couch, pour maîtres d'équipage, et Stanley pour chirurgien. Le Terror comptait soixante-huit hommes, capitaine Crozier, lieutenants, Little Hogdson et Irving, maîtres d'équipage, Horesby et Thomas, chirurgien, Peddie. Vous pouvez lire aux baies, aux caps, aux détroits, aux pointes, aux canaux, aux îles de ces parages, le nom de la plupart de ces infortunés dont pas un n'a revu son pays! En tout cent trente-huit hommes! Nous savons que les dernières lettres de Franklin sont adressées de l'île Disko et datées du 12 juillet 1845. «J'espère, disait-il, appareiller cette nuit pour le détroit de Lancastre.» Que s'est-il passé depuis son départ de la baie de Disko? Les capitaines des baleiniers le Prince de Galles et l'Entreprise aperçurent une dernière fois les deux navires dans la baie Melville, et, depuis ce jour, on n'entendit plus parler d'eux. Cependant nous pouvons suivre Franklin dans sa marche vers l'ouest; il s'engage par les détroits de Lancastre et de Barrow, arrive à l'île Beechey où il passe l'hiver de 1845 à 1846.
—Mais comment a-t-on connu ces détails? demanda Bell, le charpentier.
—Par trois tombes qu'en 1850 l'expédition Austin découvrit sur l'île. Dans ces tombes étaient inhumés trois des matelots de Franklin; puis ensuite, à l'aide du document trouvé par le lieutenant Hobson du Fox, et qui porte la date du 25 avril 1848. Nous savons donc qu'après leur hivernage, l'Erebus et le Terror remontèrent le détroit de Wellington jusqu'au soixante-dix-septième parallèle; mais au lieu de continuer leur route au nord, route qui n'était sans doute pas praticable, ils revinrent vers le sud…
—Et ce fut leur perte! dit une voix grave. Le salut était au nord.»
Chacun se retourna. Hatteras, accoudé sur la balustrade de la dunette, venait de lancer à son équipage cette terrible observation.
«Sans doute, reprit le docteur, l'intention de Franklin était de rejoindre la côte américaine; mais les tempêtes l'assaillirent sur cette route funeste, et le 12 septembre 1846, les deux navires furent saisis par les glaces, à quelques milles d'ici, au nord-ouest du cap Félix; ils furent entraînés encore jusqu'au nord-nord-ouest de la pointe Victory; là-même, fit le docteur en désignant un point de la mer. Or, ajouta-t-il, les navires ne furent abandonnés que le 22 avril 1848. Que s'est-il donc passé pendant ces dix-neuf mois? qu'ont-ils fait, ces malheureux? Sans doute, ils ont exploré les terres environnantes, tenté tout pour leur salut, car l'amiral était un homme énergique! et, s'il n'a pas réussi…
—C'est que ses équipages l'ont trahi,» dit Hatteras d'une voix sourde.
Les matelots n'osèrent pas lever les yeux; ces paroles pesaient sur eux.
«Bref, le fatal document nous l'apprend encore, sir John Franklin succombe à ses fatigues, le 11 juin 1847. Honneur à sa mémoire!» dit le docteur en se découvrant.
Ses auditeurs l'imitèrent en silence.
«Que devinrent ces malheureux privés de leur chef, pendant dix mois? ils demeurèrent à bord de leurs navires, et ne se décidèrent à les abandonner qu'en avril 1848; cent cinq hommes restaient encore sur cent trente-huit. Trente-trois étaient morts! Alors les capitaines Crozier et Fitz-James élèvent un cairn à la pointe Victory, et ils y déposent leur dernier document. Voyez, mes amis, nous passons devant cette pointe! Vous pouvez encore apercevoir les restes de ce cairn, placé pour ainsi dire au point extrême que John Ross atteignit en 1831! Voici le cap Jane Franklin! voici la pointe Franklin! voici la pointe Le Vesconte! voici la baie de l'Erebus, où l'on trouva la chaloupe faite avec les débris de l'un des navires, et posée sur un traîneau! Là furent découverts des cuillers d'argent, des munitions en abondance, du chocolat, du thé, des livres de religion! Car les cent cinq survivants, sous la conduite du capitaine Crozier, se mirent en route pour Great-Fish-River! Jusqu'où ont-ils pu parvenir? ont-ils réussi à gagner la baie d'Hudson? quelques-uns survivent-ils? que sont-ils devenus depuis ce dernier départ?…
—Ce qu'ils sont devenus, je vais vous l'apprendre dit John Hatteras d'une voix forte. Oui, ils ont tâché d'arriver à la baie d'Hudson, et se sont fractionnés en plusieurs troupes! Oui, ils ont pris la route du sud! Oui, en 1854, une lettre du docteur Rae apprit qu'en 1850 les Esquimaux avaient rencontré sur cette terre du roi Guillaume un détachement de quarante hommes, chassant le veau marin, voyageant sur la glace, traînant un bateau, maigris, hâves, exténués de fatigues et de douleurs. Et plus tard, ils découvraient trente cadavres sur le continent, et cinq sur une île voisine, les uns à demi enterrés, les autres abandonnés sans sépulture, ceux-ci sous un bateau renversé, ceux-là sous les débris d'une tente, ici un officier, son télescope à l'épaule et son fusil chargé près de lui, plus loin des chaudières avec les restes d'un repas horrible! A ces nouvelles, l'Amirauté pria la Compagnie de la baie d'Hudson d'envoyer ses agents les plus habiles sur le théâtre de l'événement. Ils descendirent la rivière de Back jusqu'à son embouchure. Ils visitèrent les îles de Montréal, Maconochie, pointe Ogle. Mais rien! Tous ces infortunés étaient morts de misère, morts de souffrance, morts de faim, en essayant de prolonger leur existence par les ressources épouvantables du cannibalisme! Voilà ce qu'ils sont devenus le long de cette route du sud jonchée de leurs cadavres mutilés! Eh bien! voulez-vous encore marcher sur leurs traces?»
La voix vibrante, les gestes passionnés, la physionomie ardente d'Hatteras, produisirent un effet indescriptible. L'équipage, surexcité par l'émotion en présence de ces terres funestes, s'écria tout d'une voix:
«Au nord! au nord!
—Eh bien! au nord! le salut et la gloire sont là! an nord! Le ciel se déclare pour nous! le vent change! la passe est libre! pare à virer!»
Les matelots se précipitèrent à leur poste de manoeuvre; les ice-streams se dégageaient peu à peu; le Forward évolua rapidement et se dirigea en forçant de vapeur vers le canal de Mac-Clintock.
Hatteras avait eu raison de compter sur une mer plus libre; il suivait en la remontant la route présumée de Franklin; il longeait la côte orientale de la terre du Prince de Galles, suffisamment déterminée alors, tandis que la rive opposée est encore inconnue. Évidemment la débâcle des glaces vers le sud s'était faite par les pertuis de l'est, car ce détroit paraissait être entièrement dégagé; aussi le Forward fut-il en mesure de regagner le temps perdu; il força de vapeur, si bien que le 14 juin il dépassait la baie Osborne et les points extrêmes atteints dans les expéditions de 1851. Les glaces étaient encore nombreuses dans le détroit, mais la mer ne menaçait plus de manquer à la quille du Forward.
CHAPITRE XVIII
LA ROUTE AU NORD.
L'équipage paraissait avoir repris ses habitudes de discipline et d'obéissance. Les manoeuvres, rares et peu fatigantes, lui laissaient de nombreux loisirs. La température se maintenait au-dessus du point de congélation, et le dégel devait avoir raison des plus grands obstacles de cette navigation.
Duk, familier et sociable, avait noué des relations d'une amitié sincère avec le docteur Clawbonny. Ils étaient au mieux. Mais comme en amitié il y a toujours un ami sacrifié à l'autre, il faut avouer que le docteur n'était pas l'autre. Duk faisait de lui tout ce qu'il voulait. Le docteur obéissait comme un chien à son maître. Duk, d'ailleurs, se montrait aimable envers la plupart des matelots et des officiers du bord; seulement, par instinct sans doute, il fuyait la société de Shandon; il avait aussi conservé une dent, et quelle dent! contre Pen et Foker; sa haine pour eux se traduisait en grognements mal contenus à leur approche. Ceux-ci, d'ailleurs, n'osaient plus s'attaquer au chien du capitaine, «à son génie familier,» comme le disait Clifton.
En fin de compte, l'équipage avait repris confiance et se tenait bien.
«Il semble, dit un jour James Wall à Bichard Shandon, que nos hommes aient pris au sérieux les discours du capitaine; ils ont l'air de ne plus douter du succès.
—Ils ont tort, répondit Shandon; s'ils réfléchissaient, s'ils examinaient la situation, ils comprendraient que nous marchons d'imprudence en imprudence.
—Cependant, reprit Wall, nous voici dans une mer plus libre; nous revenons vers des routes déjà reconnues; n'exagérez-vous pas, Shandon?
—Je n'exagère rien, Wall; la haine, la jalousie, si vous le voulez, que m'inspire Hatteras, ne m'aveuglent pas. Répondez-moi, avez-vous visité les soutes au charbon?
—Non, répondit Wall.
—Eh bien! descendez-y, et vous verrez avec quelle rapidité nos approvisionnements diminuent. Dans le principe, on aurait dû naviguer surtout à la voile, l'hélice étant réservée pour remonter les courants ou les vents contraires; notre combustible ne devait être employé qu'avec la plus sévère économie; car, qui peut dire en quel endroit de ces mers et pour combien d'années nous pouvons être retenus? Mais Hatteras, poussé par cette frénésie d'aller en avant, de remonter jusqu'à ce pôle inaccessible, ne se préoccupe plus d'un pareil détail. Que le vent soit contraire ou non, il marche à toute vapeur, et, pour peu que cela continue, nous risquons d'être fort embarrassés, sinon perdus.
—Dites-vous vrai, Shandon? cela est grave alors!
—Oui, Wall, grave; non-seulement pour la machine qui, faute de combustible, ne nous serait d'aucune utilité dans une circonstance critique, mais grave aussi, au point de vue d'un hivernage auquel il faudra tôt ou tard arriver. Or, il faut un peu songer au froid dans un pays où le mercure se gèle fréquemment dans le thermomètre[1].
[1] Le mercure se gèle à 42° centigrades au-dessous de 0.
—Mais, si je ne me trompe, Shandon, le capitaine compte renouveler son approvisionnement à l'île Beechey; il doit y trouver du charbon en grande quantité.
—Va-t-on où l'on veut dans ces mers, Wall? peut-on compter trouver tel détroit libre de glace? Et s'il manque l'île Beechey, et s'il ne peut y parvenir, que deviendrons-nous?
—Vous avez raison, Shandon; Hatteras me paraît imprudent; mais pourquoi ne lui faites-vous pas quelques observations à ce sujet?
—Non, Wall, répondit Shandon avec une amertume mal déguisée; j'ai résolu de me taire; je n'ai plus la responsabilité du navire; j'attendrai les événements; on me commande, j'obéis, et je ne donne pas d'opinion.
—Permettez-moi de vous dire que vous avez tort, Shandon, puisqu'il s'agit d'un intérêt commun, et que ces imprudences du capitaine peuvent nous coûter fort cher à tous.
—Et si je lui parlais, Wall, m'écouterait-il?»
Wall n'osa répondre affirmativement.
«Mais, ajouta-t-il, il écouterait peut-être les représentations de l'équipage.
—L'équipage, fit Shandon en haussant les épaules; mais, mon pauvre Wall, vous ne l'avez donc pas observé? il est animé de tout autre sentiment que celui de son salut! il sait qu'il s'avance vers le soixante-douzième parallèle, et qu'une somme de mille livres lui est acquise par chaque degré gagné au delà de cette latitude.
—Vous avez raison, Shandon, répondit Wall, et le capitaine a pris là le meilleur moyen de tenir ses hommes.
—Sans doute, répondit Shandon, pour le présent du moins.
—Que voulez-vous dire?
—Je veux dire qu'en l'absence de dangers ou de fatigues, par une mer libre, cela ira tout seul; Hatteras les a pris par l'argent; mais ce que l'on fait pour l'argent, on le fait mal. Viennent donc les circonstances difficiles, les dangers, la misère, la maladie, le découragement, le froid, au-devant duquel nous nous précipitons en insensés, et vous verrez si ces gens-là se souviennent encore d'une prime à gagner!
—Alors, selon vous, Shandon, Hatteras ne réussira pas?
—Non, Wall, il ne réussira pas; dans une pareille entreprise, il faut entre les chefs une parfaite communauté d'idées, une sympathie qui n'existe pas. J'ajoute qu'Hatteras est un fou; son passé tout entier le prouve! Enfin, nous verrons! il peut arriver des circonstances telles, que l'on soit forcé de donner le commandement du navire à un capitaine moins aventureux….
—Cependant, dit Wall, en secouant la tête d'un air de doute, Hatteras aura toujours pour lui….
—Il aura, répliqua Shandon en interrompant l'officier, il aura le docteur Clawbonny, un savant qui ne pense qu'à savoir, Johnson, un marin esclave de la discipline, et qui ne prend pas la peine de raisonner, peut-être un ou deux hommes encore, comme Bell, le charpentier, quatre au plus, et nous sommes dix-huit à bord! Non, Wall, Hatteras n'a pas la confiance de l'équipage, il le sait bien, il l'amorce par l'argent; il a profité habilement de la catastrophe de Franklin pour opérer un revirement dans ces esprits mobiles; mais cela ne durera pas, vous dis-je; et s'il ne parvient pas à atterrir à l'île Beechey, il est perdu!
—Si l'équipage pouvait se douter…
—Je vous engage, répondit vivement Shandon, à ne pas lui communiquer ces observations; il les fera de lui-même. En ce moment, d'ailleurs, il est bon de continuer à suivre la route du nord. Mais qui sait si ce qu'Hatteras croit être une marche vers le pôle n'est pas un retour sur ses pas? Au bout du canal MacClintock est la baie Melville, et là débouche cette suite de détroits qui ramènent à la baie de Baffin. Qu'Hatteras y prenne garde! le chemin de l'ouest est plus facile que le chemin du nord.»
On voit par ces paroles quelles étaient les dispositions de Shandon, et combien le capitaine avait droit de pressentir un traître en lui.
Shandon raisonnait juste d'ailleurs, quand il attribuait la satisfaction actuelle de l'équipage à cette perspective de dépasser bientôt le soixante-douzième pararallèle. Cet appétit d'argent s'empara des moins audacieux du bord. Clifton avait fait le compte de chacun avec une grande exactitude. En retranchant le capitaine et le docteur, qui ne pouvaient être admis à partager la prime, il restait seize hommes sur le Forward. La prime étant de mille livres, cela donnait une somme de soixante-deux livres et demie[1] par tête et par degré. Si jamais on parvenait au pôle, les dix-huit degrés à franchir réservaient à chacun une somme de onze cent vingt-cinq livres[2], c'est-à-dire une fortune. Cette fantaisie-là coûterait dix-huit mille livres[3] au capitaine; mais il était assez riche pour se payer pareille promenade au pôle.
[1] 1,362 fr. 50 c. [2] 23,123 fr. [3] 450,000 fr.
Ces calculs enflammèrent singulièrement l'avidité de l'équipage, comme on peut le croire, et plus d'un aspirait à dépasser cette latitude dorée, qui, quinze jours auparavant, se réjouissait de descendre vers le sud.
Le Forward, dans la journée du 16 juin, rangea le cap Aworth. Le mont Rawlinson dressait ses pics blancs vers le ciel; la neige et la brume le faisaient paraître colossal en exagérant sa distance; la température se maintenait à quelques degrés au-dessus de glace; des cascades et des cataractes improvisées se développaient sur les flancs de la montagne; les avalanches se précipitaient avec une détonation semblable aux décharges continues de la grosse artillerie. Les glaciers, étalés en longues nappes blanches, projetaient une immense réverbération dans l'espace. La nature boréale aux prises avec le dégel offrait aux yeux un splendide spectacle. Le brick rasait la côte de fort près; on apercevait sur quelques rocs abrités de rares bruyères dont les fleurs roses sortaient timidement entre les neiges, des lichens maigres d'une couleur rougeâtre, et les pousses d'une espèce de saule nain, qui rampaient sur le sol.
Enfin, le 19 juin, parce fameux soixante-douzième degré de latitude, on doubla la pointe Minto, qui forme l'une des extrémités de la baie Ommaney; le brick entra dans la baie Melville, surnommée la mer d'Argent par Bolton; ce joyeux marin se livra sur ce sujet à mille facéties dont le bon Clawbonny rit de grand coeur.
La navigation du Forward, malgré une forte brise du nord-est, fut assez facile pour que, le 23 juin, il dépassât le soixante-quatorzième degré de latitude. Il se trouvait au milieu du bassin de Melville, l'une des mers les plus considérables de ces régions. Cette mer fut traversée pour la première fois par le capitaine Parry dans sa grande expédition de 1819, et ce fut là que son équipage gagna la prime de cinq mille livres promise par acte du gouvernement.
Clifton se contenta de remarquer qu'il y avait deux degrés du soixante-douzième au soixante-quatorzième: cela faisait déjà cent vingt-cinq livres à son crédit. Mais on lui fit observer que la fortune dans ces parages était peu de chose, qu'on ne pouvait se dire riche qu'à la condition de boire sa richesse; il semblait donc convenable d'attendre le moment où l'on roulerait sous la table d'une taverne de Liverpool, pour se réjouir et se frotter les mains.
CHAPITRE XIX.
UNE BALEINE EN VUE.
Le bassin de Melville, quoique aisément navigable, n'était pas dépourvu de glaces; on apercevait d'immenses ice-fields prolongés jusqu'aux limites de l'horizon; ça et là apparaissaient quelques ice-bergs, mais immobiles et comme ancrés au milieu des champs glacés. Le Forward suivait à toute vapeur de larges passes où ses évolutions devenaient faciles. Le vent changeait fréquemment, sautant avec brusquerie d'un point du compas à l'autre.
La variabilité du vent dans les mers arctiques est un fait remarquable, et souvent quelques minutes à peine séparent un calme plat d'une tempête désordonnée. C'est ce qu'Hatteras éprouva le 23 juin, au milieu même de l'immense baie.
Les vents les plus constants soufflent généralement de la banquise à la mer libre, et sont très-froids. Ce jour-là, le thermomètre descendit de quelques degrés; le vent sauta dans le sud, et d'immenses rafales passant au-dessus des champs de glace, vinrent se débarrasser de leur humidité sous la forme d'une neige épaisse, Hatteras fit immédiatement carguer les voiles dont il aidait l'hélice, mais pas si vite cependant que son petit perroquet ne fût emporté en un clin d'oeil.
Hatteras commanda ses manoeuvres avec le plus grand sang-froid, et ne quitta pas le pont pendant la tempête; il fut obligé de fuir devant le temps et de remonter dans l'ouest. Le vent soulevait des vagues énormes au milieu desquelles se balançaient des glaçons de toutes formes arrachés aux ice-fields environnants; le brick était secoué comme un jouet d'enfant, et les débris des packs se précipitaient sur sa coque; par moment, il s'élevait perpendiculairement au sommet d'une montagne liquide; sa proue d'acier, ramassant la lumière diffuse, étincelait comme une barre de métal en fusion; puis il descendait dans un abîme, donnant de la tête au milieu des tourbillons de sa fumée, tandis que son hélice, hors de l'eau, tournait à vide avec un bruit sinistre et frappait l'air de ses branches émergées. La pluie, mêlée à la neige, tombait à torrent.
Le docteur ne pouvait manquer une occasion pareille de se faire tremper jusqu'aux os; il demeura sur le pont, en proie à toute cette émouvante admiration qu'un savant sait extraire d'un tel spectacle. Son plus proche voisin n'aurait pu entendre sa voix; il se taisait donc et regardait; mais en regardant, il fut témoin d'un phénomène bizarre et particulier aux régions hyperboréennes.
La tempête était circonscrite dans un espace restreint et ne s'étendait pas à plus de trois ou quatre milles; en effet, le vent qui passe sur les champs de glace perd beaucoup de sa force, et ne peut porter loin ses violences désastreuses; le docteur apercevait de temps à autre, par quelque embellie, un ciel serein et une mer tranquille au delà des ice-fields; il suffisait donc au Forward de se diriger à travers les passes pour retrouver une navigation paisible; seulement, il courait risque d'être jeté sur ces bancs mobiles qui obéissaient au mouvement de la houle. Cependant, Hatteras parvint au bout de quelques heures à conduire son navire en mer calme, tandis que la violence de l'ouragan, faisant rage à l'horizon, venait expirer à quelques encâblures du Forward.
Le bassin de Melville ne présentait plus alors le même aspect; sous l'influence des vagues et des vents, un grand nombre de montagnes, détachées des côtes, dérivaient vers le nord, se croisant et se heurtant dans toutes les directions. On pouvait en compter plusieurs centaines; mais la baie est fort large, et le brick les évita facilement. Le spectacle était magnifique de ces masses flottantes, qui, douées de vitesses inégales, semblaient lutter entre elles sur ce vaste champ de course.
Le docteur en était à l'enthousiasme, quand Simpson, le harponneur, s'approcha et lui fit remarquer les teintes changeantes de la mer; ces teintes variaient du bleu intense jusqu'au vert olive; de longues bandes s'allongeaient du nord au sud avec des arêtes si vivement tranchées, que l'on pouvait suivre jusqu'à perte de vue leur ligne de démarcation. Parfois aussi, des nappes transparentes prolongeaient d'autres nappes entièrement opaques.
«Eh bien, monsieur Clawbonny, que pensez-vous de cette particularité? dit Simpson.
—Je pense, mon ami, répondit le docteur, ce que pensait le baleinier Scoresby sur la nature de ces eaux diversement colorées: c'est que les eaux bleues sont dépourvues de ces milliards d'animalcules et de méduses dont sont chargées les eaux vertes; il a fait diverses expériences à ce sujet, et je l'en crois volontiers.
—Oh! monsieur, il y a un autre enseignement à tirer de la coloration de la mer.
—Vraiment?
—Oui, monsieur Clawbonny, et, foi de harponneur, si le Forward était seulement un baleinier, je crois que nous aurions beau jeu.
—Cependant, répondit le docteur, je n'aperçois pas la moindre baleine.
—Bon! nous ne tarderons pas à en voir, je vous le promets. C'est une fameuse chance pour un pécheur de rencontrer ces bandes vertes sous cette latitude.
—Et pourquoi? demanda le docteur, que ces remarques faites par des gens du métier intéressaient vivement.
—Parce que c'est dans ces eaux vertes, répondit Simpson, que l'on pêche les baleines en plus grande quantité.
—Et la raison, Simpson?
—C'est qu'elles y trouvent une nourriture plus abondante.
—Vous êtes certain de ce fait?
—Oh! je l'ai expérimenté cent fois, monsieur Clawbonny, dans la mer de Baffin; je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de même dans la baie Melville.
—Vous devez avoir raison, Simpson.
—Et tenez, répondit celui-ci en se penchant au-dessus du bastingage, regardez, monsieur Clawbonny.
—Tiens, répondit le docteur, on dirait le sillage d'un navire!
—Eh bien, répondit Simpson, c'est une substance graisseuse que la baleine laisse après elle. Croyez-moi, l'animal qui l'a produite ne doit pas être loin!»
En effet, l'atmosphère était imprégnée d'une forte odeur de fraichin. Le docteur se prit donc à considérer attentivement la surface de la mer, et la prédiction du harponneur ne tarda pas à se vérifier. La voix de Foker se fit entendre au haut du mât.
«Une baleine, cria-t-il, sous le vent à nous!»
Tous les regards se portèrent dans la direction indiquée; une trombe peu élevée qui jaillissait de la mer fut aperçue à un mille du brick.
«La voilà! la voilà! s'écria Simpson que son expérience ne pouvait tromper.
—Elle a disparu, répondit le docteur.
—On saurait bien la retrouver, si cela était nécessaire,» dit Simpson avec un accent de regret.
Mais à son grand étonnement, et bien que personne n'eût osé le demander, Hatteras donna l'ordre d'armer la baleinière; il n'était pas fâché de procurer cette distraction à son équipage, et même de recueillir quelques barils d'huile. Cette permission de chasse fut donc accueillie avec satisfaction.
Quatre matelots prirent place dans la baleinière; Johnson, à l'arrière, fut chargé de la diriger; Simpson se tint à l'avant, le harpon à la main. On ne put empêcher le docteur de se joindre à l'expédition. La mer était assez calme. La baleinière déborda rapidement, et, dix minutes après, elle se trouvait à un mille du brick.
La baleine, munie d'une nouvelle provision d'air, avait plongé de nouveau; mais elle revint bientôt à la surface et lança à une quinzaine de pieds ce mélange de vapeurs et de mucosités qui s'échappe de ses évents.
«Là! là!» fit Simpson, en indiquant un point à huit cents yards de la chaloupe.
Celle-ci se dirigea rapidement vers l'animal; et le brick, l'ayant aperçu de son côté, se rapprocha en se tenant sous petite vapeur.
L'énorme cétacé paraissait et reparaissait au gré des vagues, montrant son dos noirâtre, semblable à un écueil échoué en pleine mer; une baleine ne nage pas vite, lorsqu'elle n'est pas poursuivie, et celle-ci se laissait bercer indolemment.
La chaloupe s'approchait silencieusement en suivant ces eaux vertes dont l'opacité empêchait l'animal de voir son ennemi. C'est un spectacle toujours émouvant que celui d'une barque fragile s'attaquant à ces monstres; celui-ci pouvait mesurer cent trente pieds environ, et il n'est pas rare de rencontrer entre le soixante-douzième et le quatre-vingtième degré des baleines dont la taille dépasse cent quatre-vingts pieds; d'anciens, écrivains ont même parlé d'animaux longs de plus de sept cents pieds; mais il faut les ranger dans les espèces dites d'imagination.
Bientôt la chaloupe se trouva près de la baleine. Simpson fit un signe de la main, les rames s'arrêtèrent, et, brandissant son harpon, l'adroit marin le lança avec force; cet engin, armé de javelines barbelées, s'enfonça dans l'épaisse couche de graisse. La baleine blessée rejeta sa queue en arrière et plongea. Aussitôt les quatre avirons furent relevés perpendiculairement; la corde, attachée au harpon et disposée à l'avant se déroula avec une rapidité extrême, et la chaloupe fut entraînée, pendant que Johnson la dirigeait adroitement.
La baleine dans sa course s'éloignait du brick et s'avançait vers les ice-bergs en mouvement; pendant une demi-heure, elle fila ainsi; il fallait mouiller la corde du harpon pour qu'elle ne prît pas feu par le frottement. Lorsque la vitesse de l'animal parut se ralentir, la corde fut retirée peu à peu et soigneusement roulée sur elle-même; la baleine reparut bientôt à la surface de la mer qu'elle battait de sa queue formidable; de véritables trombes d'eau soulevées par elle retombaient en pluie violente sur la chaloupe. Celle-ci se rapprocha rapidement; Simpson avait saisi une longue lance, et s'apprêtait à combattre l'animal corps à corps.
Mais celui-ci prit à toute vitesse par une passe que deux montagnes de glace laissaient entre elles. La poursuivre devenait alors extrêmement dangereux.
«Diable, fit Johnson.
—En avant! en avant! Ferme, mes amis, s'écriait Simpson possédé de la furie de la chasse; la baleine est à nous!
—Mais nous ne pouvons la suivre dans les ice-bergs, répondit Johnson en maintenant la chaloupe.
—Si! si! criait Simpson.
—Non, non, firent quelques matelots.
—Oui,» s'écriaient les autres.
Pendant la discussion, la baleine s'était engagée entre deux montagnes flottantes que la houle et le vent tendaient à réunir.
La chaloupe remorquée menaçait d'être entraînée dans cette passe dangereuse, quand Johnson s'élançant à l'avant, une hache à la main, coupa la corde.
Il était temps; les deux montagnes se rejoignaient avec une irrésistible puissance, écrasant entre elles le malheureux animal.
«Perdu! s'écria Simpson.
—Sauvés! répondit Johnson.
—Ma foi, fit le docteur qui n'avait pas sourcillé, cela valait la peine d'être vu!»
La force d'écrasement de ces montagnes est énorme. La baleine venait d'être victime d'un accident souvent répété dans ces mers. Scoresby raconte que dans le cours d'un seul été trente baleiniers ont ainsi péri dans la baie de Baffin; il vit un trois-mâts aplati en une minute entre deux immenses murailles de glace, qui, se rapprochant avec une effroyable rapidité, le firent disparaître corps et biens. Deux autres navires, sous ses yeux, furent percés de part en part, comme à coups de lance, par des glaçons aigus de plus de cent pieds de longueur, qui se rejoignirent à travers les bordages.
Quelques instants après, la chaloupe accostait le brick, et reprenait sur le pont sa place accoutumée.
«C'est une leçon, dit Shandon à haute voix, pour les imprudents qui s'aventurent dans les passes!»
CHAPITRE XX.
L'ÎLE BEECHEY.
Le 25 juin, le Forward arrivait en vue du cap Dundas, à l'extrémité nord-ouest de la terre du Prince de Galles. Là, les difficultés s'accrurent au milieu des glaces plus nombreuses. La mer se rétrécit en cet endroit, et la ligne des îles Crozier, Young, Day, Lowther, Carret, rangées comme des forts au-devant d'une rade, obligent les ice-streams à s'accumuler dans le détroit. Ce que le brick en toute autre circonstance eût fait en une tournée lui prit du 25 au 30 juin; il s'arrêtait, revenait sur ses pas, attendait l'occasion favorable pour ne pas manquer l'île Beechey, dépensant beaucoup de charbon, se contentant de modérer son feu pendant ses haltes, mais sans jamais l'éteindre, afin d'être en pression à toute heure de jour et de nuit.
Hatteras connaissait aussi bien que Shandon l'état de son approvisionnement; mais, certain de trouver du combustible à l'île Beechey, il ne voulait pas perdre une minute par mesure d'économie; il était fort retardé par suite de son détour dans le sud; et, s'il avait pris la précaution de quitter l'Angleterre dès le mois d'avril, il ne se trouvait pas plus avancé maintenant que les expéditions précédentes à pareille époque.
Le 30, on releva le cap Walker, à l'extrémité nord-est de la terre du
Prince de Galles; c'est le point extrême que Kennedy et Bellot
aperçurent le 3 mai 1852, après une excursion à travers tout le
North-Sommerset. Déjà en 1851, le capitaine Ommaney, de l'expédition
Austin, avait eu le bonheur de pouvoir y ravitailler son détachement.
Ce cap, fort élevé, est remarquable par sa couleur d'un rouge brun; de là, dans les temps clairs, la vue peut s'étendre jusqu'à l'entrée du canal Wellington. Vers le soir, on vit le cap Bellot séparé du cap Walker par la baie de Mac-Leon. Le cap Bellot fut ainsi nommé en présence du jeune officier français, que l'expédition anglaise salua d'un triple hurrah. En cet endroit, la côte est faite d'une pierre calcaire jaunâtre, d'apparence très-rugueuse; elle est défendue par d'énormes glaçons que les vents du nord y entassent de la façon la plus imposante. Elle fut bientôt perdue de vue par le Forward, qui s'ouvrit au travers des glaces mal cimentées un chemin vers l'île Beechey, en traversant le détroit de Barrow.
Hatteras, résolu à marcher en ligne droite, pour ne pas être entraîné au delà de l'île, ne quitta guère son poste pendant les jours suivants; il montait fréquemment dans les barres de perroquet pour choisir les passes avantageuses. Tout ce que peuvent faire l'habileté, le sang-froid, l'audace, le génie même d'un marin, il le fit pendant cette traversée du détroit. La chance, il est vrai, ne le favorisait guère, car à cette époque il eût dû trouver la mer à peu près libre. Mais enfin, en ne ménageant ni sa vapeur, ni son équipage, ni lui-même, il parvint à son but.
Le 3 juillet, à onze heures du matin, l'ice-master signala une terre dans le nord; son observation faite, Hatteras reconnut l'île Beechey, ce rendez-vous général des navigateurs arctiques. Là touchèrent presque tous les navires qui s'aventuraient dans ces mers. Là Franklin établit son premier hivernage, avant de s'enfoncer dans le détroit de Wellington. Là Creswell, le lieutenant de Mac-Clure, après avoir franchi quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, rejoignit le Phénix et revint en Angleterre. Le dernier navire qui mouilla à l'île Beechey avant le Forward fut le Fox; MacClintock s'y ravitailla, le 11 août 1855, et y répara les habitations et les magasins; il n'y avait pas deux ans de cela; Hatteras était au courant de ces détails.
Le coeur du maître d'équipage battait fort à la vue de cette île; lorsqu'il la visita, il était alors quartier-maître à bord du Phénix; Hatteras l'interrogea sur la disposition de la côte, sur les facilités du mouillage, sur l'atterrissement possible; le temps se faisait magnifique; la température se maintenait à cinquante-sept degrés (+14° centig.).
«Eh bien, Johnson, demanda le capitaine, vous y reconnaissez-vous?
—Oui, capitaine, c'est bien l'île Beechey! Seulement, il nous faudra laisser porter un peu au nord; la côte y est plus accostable.
—Mais les habitations, les magasins? dit Hatteras.
—Oh! vous ne pourrez les voir qu'après avoir pris terre; ils sont abrités derrière ces monticules que vous apercevez là-bas.
—Et vous y avez transporté des provisions considérables?
—Considérables, capitaine. Ce fut ici que l'Amirauté nous envoya en 1853, sous le commandement du capitaine Inglefield, avec le steamer le Phénix et un transport chargé de provisions, le Breadalbane; nous apportions de quoi ravitailler une expédition tout entière.
—Mais le commandant du Fox a largement puisé à ces provisions en 1855, dit Hatteras.
—Soyez tranquille, capitaine, répliqua Johnson, il en restera pour vous; le froid conserve merveilleusement, et nous trouverons tout cela frais et en bon état comme au premier jour.
—Les vivres ne me préoccupent pas, répondit Hatteras; j'en ai pour plusieurs années; ce qu'il me faut, c'est du charbon.
—Eh bien, capitaine, nous en avons laissé plus de mille tonneaux; ainsi vous pouvez être tranquille.
—Approchons-nous, reprit Hatteras, qui, sa lunette à la main, ne cessait d'observer la côte.
—Vous voyez cette pointe, reprit Johnson; quand nous l'aurons doublée, nous serons bien près de notre mouillage. Oui, c'est bien de cet endroit que nous sommes partis pour l'Angleterre avec le lieutenant Creswell et les douze malades de l'Investigator. Mais si nous avons eu le bonheur de rapatrier le lieutenant du capitaine Mac-Clure, l'officier Bellot, qui nous accompagnait sur le Phénix, n'a jamais revu son pays! Ah! c'est là un triste souvenir. Mais, capitaine, je pense que nous devons mouiller ici-même.
—Bien,» répondit Hatteras.
Et il donna ses ordres en conséquence. Le Forward se trouvait dans une petite baie naturellement abritée contre les vents du nord, de l'est et du sud, et à une encablure de la côte environ.
«Monsieur Wall, dit Hatteras, vous ferez préparer la chaloupe, et vous l'enverrez avec six hommes pour transporter le charbon à bord.
—Oui, capitaine, répondit Wall.
—Je vais me rendre à terre dans la pirogue avec le docteur et le maître d'équipage. Monsieur Shandon, vous voudrez bien nous accompagner?
—A vos ordres,» répondit Shandon.
Quelques instants après, le docteur, muni de son attirail de chasseur et de savant, prenait place dans la pirogue avec ses compagnons; dix minutes plus tard, ils débarquaient sur une côte assez basse et rocailleuse.
«Guidez-nous, Johnson, dit Hatteras. Vous y retrouvez-vous?
—Parfaitement, capitaine; seulement, voici un monument que je ne m'attendais pas à rencontrer en cet endroit!
—Cela! s'écria le docteur, je sais ce que c'est; approchons-nous; cette pierre va nous dire elle-même ce qu'elle est venue faire jusqu'ici.»
Les quatre hommes s'avancèrent, et le docteur dit en se découvrant:
«Ceci, mes amis, est un monument élevé à la mémoire de Franklin et de ses compagnons.»
En effet, lady Franklin, ayant remis en 1855 une table de marbre noir au docteur Kane, en confia une seconde en 1858 à MacClintock, pour être déposée à à l'île Beechey. MacClintock s'acquitta religieusement de ce devoir, et il plaça cette table non loin d'une stèle funéraire érigée déjà à la mémoire de Bellot par les soins de sir John Barrow.
Cette table portait l'inscription suivante:
À la mémoire de
FRANKLIN,
CROZIER, FITZJAMES,
et de tous leurs vaillants frères
officiers et fidèles compagnons qui ont souffert et péri
pour la cause de la science et pour la gloire de leur patrie.
Cette pierre
est érigée près du lieu où ils ont passé
leur premier hiver arctique
et d'où ils sont partis pour triompher des obstacles
ou pour mourir.
Elle consacre le souvenir de leurs compatriotes et amis
qui les admirent,
et de l'angoisse maîtrisée par la foi
de celle qui a perdu dans le chef de l'expédition
le plus dévoué et le plus affectionné des époux.
—————————-
C'est ainsi qu'il les conduisit
au port suprême où tous reposent.
1855.
Cette pierre, sur une côte perdue de ces régions lointaines, parlait douloureusement au coeur; le docteur, en présence de ces regrets touchants, sentit les larmes venir à ses yeux. À la place même où Franklin et ses compagnons passèrent, pleins d'énergie et d'espoir, il ne restait plus qu'un morceau de marbre pour souvenir; et malgré ce sombre avertissement de la destinée, _le Forward allait s'élancer sur la route de l'Erebus et du Terror.
Hatteras s'arracha le premier à cette pénible contemplation, et gravit rapidement un monticule assez élevé et presque entièrement dépourvu de neige.
«Capitaine, lui dit Johnson en le suivant, de là nous apercevrons les magasins.»
Shandon et le docteur les rejoignirent au moment où ils atteignaient le sommet de la colline.
Mais, de là, leurs regards se perdirent sur de vastes plaines qui n'offraient aucun vestige d'habitation.
«Voilà qui est singulier, dit le maître d'équipage.
—Eh bien! et ces magasins? dit vivement Hatteras.
—Je ne sais… je ne vois… balbutia Johnson.
—Vous vous serez trompés de route, dit le docteur.
—Il me semble pourtant, reprit Johnson en réfléchissant, qu'à cet endroit même…
—Enfin, dit impatiemment Hatteras, où devons-nous aller?
—Descendons, fit le maître d'équipage, car il est possible que je me trompe! depuis sept ans, je puis avoir perdu la mémoire de ces localités!
—Surtout, répondit le docteur, quand le pays est d'une uniformité si monotone.
—Et cependant…» murmura Johnson.
Shandon n'avait pas fait une observation. Au bout de quelques minutes de marche, Johnson s'arrêta.
«Mais non, s'écria-t-il, non, je ne me trompe pas!
—Eh bien? dit Hatteras en regardant autour de lui.
—Qui vous fait parler ainsi, Johnson? demanda le docteur.
—Voyez-vous ce renflement du sol? dit le maître d'équipage en indiquant sous ses pieds une sorte d'extumescence dans laquelle trois saillies se distinguaient parfaitement.
—Qu'en concluez-vous? demanda le docteur.
—Ce sont-là, répondit Johnson, les trois tombes des marins de Franklin! J'en suis sûr! je ne me suis pas trompé, et à cent pas de nous devraient se trouver les habitations, et si elles n'y sont pas… c'est que…»
Il n'osa pas achever sa pensée; Hatteras s'était précipité en avant, et un violent mouvement de désespoir s'empara de lui. Là avaient dû s'élever en effet ces magasins tant désirés, avec ces approvisionnements de toutes sortes sur lesquels il comptait; mais la ruine, le pillage, le bouleversement, la destruction avaient passé là où des mains civilisées créèrent d'immenses ressources pour les navigateurs épuisés. Qui s'était livré à ces déprédations? Les animaux de ces contrées, les loups, les renards, les ours? Non, car ils n'eussent détruit que les vivres, et il ne restait pas un lambeau de tente, pas une pièce de bois, pas un morceau de fer, pas une parcelle d'un métal quelconque, et, circonstance plus terrible pour les gens du Forward, pas un fragment de combustible! Évidemment les Esquimaux, qui ont été souvent en relation avec les navires européens, ont fini par apprendre la valeur de ces objets dont ils sont complètement dépourvus; depuis le passage du Fox, ils étaient venus et revenus à ce lieu d'abondance, prenant et pillant sans cesse, avec l'intention bien raisonnée de ne laisser aucune trace de ce qui avait été; et maintenant, un long rideau de neige à demi fondue recouvrait le sol!
Hatteras était confondu. Le docteur regardait en secouant la tête. Shandon se taisait toujours, et un observateur attentif eût surpris un méchant sourire sur ses lèvres.
En ce moment, les hommes envoyés par le lieutenant Wall arrivèrent.
Ils comprirent tout. Shandon s'avança vers le capitaine et lui dit:
«Monsieur Hatteras, il me semble inutile de se désespérer; nous sommes heureusement à l'entrée du détroit de Barrow, qui nous ramènera à la mer de Baffin!
—Monsieur Shandon, répondit Hatteras, nous sommes heureusement à l'entrée du détroit de Wellington, et il nous conduira au nord!
—Et comment naviguerons-nous, capitaine?
—A la voile, monsieur! Nous avons encore pour deux mois de combustible, et c'est plus qu'il ne nous en faut pendant notre prochain hivernage.
—Vous me permettrez de vous dire, reprit Shandon…
—Je vous permettrai de me suivre à mon bord, monsieur,» répondit
Hatteras.
Et tournant le dos à son second, il revint vers le brick, et s'enferma dans sa cabine.
Pendant deux jours, le vent fut contraire; le capitaine ne reparut pas sur le pont. Le docteur mit à profit ce séjour forcé en parcourant l'île Beechey, il recueillit les quelques plantes qu'une température relativement élevée laissait croître ça et là sur les rocs dépourvus de neige, quelques bruyères, des lichens peu variés, une espèce de renoncule jaune, une sorte de plante semblable à l'oseille, avec des feuilles larges de quelques lignes au plus, et des saxifrages assez vigoureux.
La faune de cette contrée était supérieure à cette flore si restreinte; le docteur aperçut de longues troupes d'oies et de grues qui s'enfonçaient dans le nord; les perdrix, les eider-ducks d'un bleu noir, les chevaliers, sorte d'échassiers de la classe des scolopax, des northern-divers, plongeurs au corps très-long, de nombreux ptarmites, espèce de gelinottes fort bonnes à manger, les dovekies avec le corps noir, les ailes, tachetées de blanc, les pattes et le bec rouges comme du corail, les bandes criardes de kitty-wakes, et les gros loons au ventre blanc, représentaient dignement l'ordre des oiseaux. Le docteur fut assez heureux pour tuer quelques lièvres gris qui n'avaient pas encore revêtu leur blanche fourrure d'hiver, et un renard bleu que Duk força avec un remarquable talent. Quelques ours, habitués évidemment à redouter la présence de l'homme, ne se laissèrent pas approcher, et les phoques étaient extrêmement fuyards, par la même raison sans doute que leurs ennemis les ours. La baie regorgeait d'une sorte de buccin fort agréable à déguster. La classe des animaux articulés, ordre des diptères, famille des culicides, division des nemocères, fut représentée par un simple moustique, un seul, dont le docteur eut la joie de s'emparer après avoir subi ses morsures. En qualité de conchyliologue, il fut moins favorisé, et il dut se borner à recueillir une sorte de moule et quelques coquilles bivalves.
CHAPITRE XXI.
LA MORT DE BELLOT.
La température, pendant les journées du 3 et du 4 juillet, se maintint à cinquante-sept degrés (+ 14° centig.); ce fut le plus haut point thermométrique observé pendant cette campagne. Mais le jeudi 5, le vent passa dans le sud-est, et fut accompagné de violents tourbillons de neige. Le thermomètre tomba dans la nuit précédente de vingt-trois degrés. Hatteras, sans se préoccuper des mauvaises dispositions de l'équipage, donna l'ordre d'appareiller. Depuis treize jours, c'est-à-dire depuis le cap Dundas, le Forward n'avait pu gagner un nouveau degré dans le nord; aussi le parti représenté par Clifton n'était pas satisfait; ses désirs, il est vrai, se trouvèrent d'accord en ce moment avec la résolution du capitaine de s'élever dans le canal Wellington, et il ne fit pas de difficultés pour manoeuvrer.
Le brick ne parvint pas sans peine à mettre à la voile; mais, ayant établi dans la nuit sa misaine, ses huniers et ses perroquets, Hatteras s'avança hardiment au milieu des trains de glace que le courant entraînait vers le sud. L'équipage se fatigua beaucoup dans cette navigation sinueuse, qui l'obligeait souvent à contrebrasser la voilure.
Le canal Wellington n'a pas une très-grande largeur; il est resserré entre la côte du Devon septentrional à l'est, et l'île Cornvallis à l'ouest; cette île passa longtemps pour une presqu'île. Ce fut sir John Franklin qui la contourna, en 1846, par sa côte occidentale, en revenant de sa pointe au nord du canal.
L'exploration du canal Wellington fut faite, en 1851, par le capitaine Penny, sur les baleiniers lady Franklin et Sophie; l'un de ses lieutenants, Stewart, parvenu au cap Beecher, par 76°20' de latitude, découvrit la mer libre. La mer libre! Voilà ce qu'espérait Hatteras.
«Ce que Stewart a trouvé, je le trouverai, dit-il au docteur, et alors je pourrai naviguer à la voile vers le pôle.
—Mais, répondit le docteur, ne craignez-vous pas que votre équipage…
—Mon équipage!…» dit durement Hatteras.
Puis, à voix basse.
«Pauvres gens!» murmura-t-il au grand étonnement du docteur.
C'était le premier sentiment de cette nature que celui-ci surprenait dans le coeur du capitaine.
«Mais non, reprit ce dernier avec énergie, il faut qu'ils me suivent! ils me suivront!»
Cependant, si le Forward n'avait pas à craindre la collision des ice-streams encore espacés, il gagnait peu dans le nord, car les vents contraires l'obligèrent souvent à s'arrêter. Il dépassa péniblement les caps Spencer et Innis, et, le 10, le mardi, le soixante-quinzième degré de latitude fut enfin franchi, à la grande joie de Clifton.
Le Forward se trouvait à l'endroit même où les vaisseaux américains le Rescue et l'Advance, commandés par le capitaine de Haven, coururent de si terribles dangers. Le docteur Kane faisait partie de cette expédition; vers la fin de septembre 1850, ces navires, enveloppés par une banquise, furent rejetés avec une puissance irrésistible dans le détroit de Lancastre.
Ce fut Shandon qui raconta cette catastrophe à James Wall devant quelques-uns des hommes du brick.
«L'Advance et le Rescue, leur dit-il, furent tellement secoués, enlevés, ballottés par les glaces, qu'on dut renoncer à conserver du feu à bord; et cependant la température tomba jusqu'à dix-huit degrés au-dessous de zéro! Pendant l'hiver tout entier, les malheureux équipages furent retenus prisonniers dans la banquise, toujours préparés à l'abandon de leur navire, et pendant trois semaines ils n'ôtèrent même pas leurs habits! Ce fut dans cette situation épouvantable, qu'après une dérive de mille milles[1], ils furent drossés jusque dans le milieu de la mer de Baffin!»
[1] Plus de 400 lieues.
On peut juger de l'effet produit par ces récits sur le moral d'un équipage déjà mal disposé.
Pendant cette conversation, Johnson s'entretenait avec le docteur d'un événement dont ces parages avaient été le théâtre; le docteur, suivant sa demande, le prévint du moment précis auquel le brick se trouvait par 75°30' de latitude.
«C'est là! c'est bien là! s'écria Johnson; voilà cette terre funeste!»
Et, en parlant ainsi, les larmes venaient aux yeux du digne maître d'équipage.
«Vous voulez parler de la mort du lieutenant Bellot, lui dit le docteur.
—Oui, monsieur Clawbonny, de ce brave officier de tant de coeur et de tant de courage!
—Et c'est ici, dites-vous, que cette catastrophe eut lieu?
—Ici-même, sur cette partie de la côte du North-Devon! Oh! il y a eu dans tout cela une très-grande fatalité, et ce malheur ne serait pas arrivé, si le capitaine Pullen fût revenu plus tôt à son bord!
—Que voulez-vous dire? Johnson.
—Écoutez-moi, monsieur Clawbonny, et vous verrez à quoi tient souvent l'existence. Vous savez que le lieutenant Bellot fit une première campagne à la recherche de Franklin, en 1850?
—Oui, Johnson, sur le Prince-Albert.
—Eh bien, en 1853, de retour en France, il obtint la permission d'embarquer sur le Phénix, à bord duquel je me trouvais en qualité de matelot, sous le capitaine Inglefield. Nous venions, avec le Breadalbane, transporter des approvisionnements à l'île Beechey.
—Ceux-là qui nous ont si malheureusement fait défaut!
—C'est cela même, monsieur Clawbonny. Nous arrivâmes à l'île Beechey au commencement d'août; le 10 de ce mois, le capitaine Inglefield quitta le Phénix pour rejoindre le capitaine Pullen, séparé depuis un mois de son navire le North-Star. A son retour, il comptait expédier à sir Edward Belcher, qui hivernait dans le canal de Wellington, les dépêches de l'Amirauté. Or, peu après le départ de notre capitaine, le commandant Pullen regagna son bord. Que n'y est-il revenu avant le départ du capitaine Inglefield! Le lieutenant Bellot, craignant que l'absence de notre capitaine ne se prolongeât, et sachant que les dépêches de l'Amirauté étaient pressées, offrit de les porter lui-même. Il laissa le commandement des deux navires au capitaine Pullen, et partit le 12 août avec un traîneau et un canot en caoutchouc. Il emmenait avec lui Harvey, le quartier-maître du North-Star, trois matelots, Madden, David Hook, et moi. Nous supposions que sir Edward Belcher devait se trouver aux environs du cap Beecher, au nord du canal; nous nous dirigeâmes donc de ce côté, dans notre traîneau, en serrant de près les rivages de l'est. Le premier jour, nous campâmes à trois milles du cap Innis; le lendemain, nous nous arrêtions sur un glaçon, à trois milles à peu près du cap Bowden. Pendant la nuit, claire d'ailleurs comme le jour, la terre étant à trois milles, le lieutenant Bellot résolut d'y aller camper; il essaya de s'y rendre dans le canot de caoutchouc; deux fois une violente brise du sud-est le repoussa; à leur tour, Harvey et Madden tentèrent le passage et furent plus heureux; ils s'étaient munis d'une corde, et ils établirent une communication entre le traîneau et la côte; trois objets furent transportés au moyen de cette corde; mais à une quatrième tentative, nous sentîmes notre glaçon se mettre en mouvement; monsieur Bellot cria à ses compagnons de lâcher la corde, et nous fûmes entraînés, le lieutenant, David Hook et moi, à une grande distance de la côte. En ce moment, le vent soufflait avec force du sud-est, et il neigeait. Mais nous ne courions pas encore de grands dangers, et il pouvait bien en revenir, puisque nous en sommes revenus, nous autres!»
Johnson s'interrompit un instant en considérant cette côte fatale, puis il reprit:
«Après avoir perdu de vue nos compagnons, nous essayâmes d'abord de nous abriter sous la tente de notre traîneau, mais en vain; alors avec nos couteaux nous commençâmes à nous tailler une maison dans la glace. Monsieur Bellot s'assit une demi-heure, et s'entretint avec nous sur le danger de notre situation; je lui dis que je n'avais pas peur. «Avec la protection de Dieu, nous répondit-il, pas un cheveu ne tombera de notre tête.» Je lui demandai alors quelle heure il était; il répondit: «Environ six heures et quart.» C'était six heures et quart du matin, le jeudi 18 août. Alors monsieur Bellot attacha ses livres et dit qu'il voulait aller voir comment la glace flottait; il était parti depuis quatre minutes seulement, quand j'allai, pour le chercher, faire le tour du même glaçon sur lequel nous étions abrités; mais je ne pus le voir, et, en retournant à notre retraite, j'aperçus son bâton du côté opposé d'une crevasse d'environ cinq toises de large, où la glace était toute cassée. J'appelai alors, mais sans réponse. A cet instant le vent soufflait très-fort. Je cherchai encore autour du glaçon, mais je ne pus découvrir aucune trace du pauvre lieutenant.
—Et que supposez-vous? demanda le docteur ému de ce récit.
—Je suppose que quand monsieur Bellot sortit de la cachette, le vent l'emporta dans la crevasse, et, son paletot étant boutonné, il ne put nager pour revenir à la surface! Oh! monsieur Clawbonny, j'éprouvai là le plus grand chagrin de ma vie! Je ne voulais pas le croire! Ce brave officier, victime de son dévouement! car sachez que c'est pour obéir aux instructions du capitaine Pullen qu'il a voulu rejoindre la terre, avant cette débâcle! Brave jeune homme, aimé de tout le monde à bord, serviable, courageux! il a été pleuré de toute l'Angleterre, et il n'est pas jusqu'aux Esquimaux eux-mêmes qui, apprenant du capitaine Inglefield, à son retour à la baie de Pound, la mort du bon lieutenant, ne s'écrièrent en pleurant comme je le fais ici: pauvre Bellot! pauvre Bellot!
—Mais votre compagnon, et vous, Johnson, demanda le docteur attendri par cette narration touchante, comment parvîntes-vous à regagner la terre?
—Nous, monsieur, c'était peu de chose; nous restâmes encore vingt-quatre heures sur le glaçon, sans aliments et sans feu; mais nous finîmes par rencontrer un champ de glace échoué sur un bas-fond; nous y sautâmes, et, à l'aide d'un aviron qui nous restait, nous accrochâmes un glaçon capable de nous porter et d'être manoeuvré comme un radeau. C'est ainsi que nous avons gagné le rivage, mais seuls, et sans notre brave officier!»
A la fin de ce récit, le Forward avait dépassé cette côte funeste, et Johnson perdit de vue le lieu de cette terrible catastrophe. Le lendemain, on laissait la baie Griffin sur tribord, et, deux jours après, les caps Grinnel et Helpman; enfin, le 14 juillet, on doubla la pointe Osborn, et, le 15, le brick mouilla dans la baie Baring, à l'extrémité du canal. La navigation n'avait pas été très-difficile; Hatteras rencontra une mer presque aussi libre que celle dont Belcher profita pour aller hiverner avec le Pionnier et l'Assistance jusqu'auprès du soixante dix-septième degré. Ce fut de 1852 à 1853, pendant son premier hivernage, car, l'année suivante, il passa l'hiver de 1853 à 1854 à cette baie Baring où le Forward mouillait en ce moment.
Ce fut même à la suite des épreuves et des dangers les plus effrayants qu'il dut abandonner son navire l'Assistance au milieu de ces glaces éternelles.
Shandon se fit aussi le narrateur de cette catastrophe devant les matelots démoralisés. Hatteras connut-il ou non cette trahison de son premier officier? Il est impossible de le dire; en tout cas, il se tut à cet égard.
A la hauteur de la baie Baring se trouve un étroit chenal qui fait communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine. Là, les trains de glace se trouvèrent fort pressés. Hatteras fit de vains efforts pour franchir les passes du nord de l'île Hamilton; le vent s'y opposait; il fallait donc se glisser entre l'île Hamilton et l'île Cornwallis; on perdit là cinq jours précieux en efforts inutiles. La température tendait à s'abaisser, et tomba même, le 19 juillet, à vingt-six degrés (-4° centigr.); elle se releva le jour suivant; mais cette menace anticipée de l'hiver arctique devait engager Hatteras à ne pas attendre davantage. Le vent avait une tendance à se tenir dans l'ouest et s'opposait à la marche de son navire. Et cependant, il avait hâte de gagner le point où Stewart se trouva en présence d'une mer libre. Le 19, il résolut de s'avancer à tout prix dans le chenal; le vent soufflait debout au brick, qui, avec son hélice, eût pu lutter contre ces violentes rafales chargées de neige, mais Hatteras devait avant tout ménager son combustible; d'un autre côté, la passe était trop large pour permettre de haler sur le brick. Hatteras, sans tenir compte des fatigues de l'équipage, recourut à un moyen que les baleiniers emploient parfois dans des circonstances identiques. Il fit amener les embarcations à fleur d'eau, tout en les maintenant suspendues à leurs palans sur les flancs du navire; ces embarcations étant solidement amarrées de l'avant et de l'arrière, les avirons furent armés sur tribord des unes et sur bâbord des autres; les hommes, à tour de rôle, prirent place à leurs bancs de rameurs, et durent nager[1] vigoureusement de manière à pousser le brick contre le vent. Le Forward s'avança lentement dans le chenal; on comprend ce que furent les fatigues provoquées par ce genre de travaux; les murmures se firent entendre. Pendant quatre jours, on navigua de la sorte jusqu'au 23 juin, où l'on parvint à atteindre l'île Baring dans le canal de la Reine.
[1] Ramer.
Le vent restait contraire. L'équipage n'en pouvait plus. La santé des hommes parut fort ébranlée au docteur, et il crut voir chez quelques-uns les premiers symptômes du scorbut; il ne négligea rien pour combattre ce mal terrible, ayant à sa disposition d'abondantes réserves de lime-juice et de pastilles de chaux.
Hatteras comprit bien qu'il ne fallait plus compter sur son équipage; la douceur, la persuasion fussent demeurées sans effet; il résolut donc de lutter par la sévérité, et de se montrer impitoyable à l'occasion; il se défiait particulièrement de Richard Shandon, et même de James Wall, qui cependant n'osait parler trop haut. Hatteras avait pour lui le docteur, Johnson, Bell, Simpson; ces gens lui étaient dévoués corps et âme; parmi les indécis, il notait Foker, Bolton, Wolsten, l'armurier, Brunton, le premier ingénieur, qui pouvaient à un moment donné se tourner contre lui; quant aux autres, Pen, Gripper, Clifton, Waren, ils méditaient ouvertement leurs projets de révolte; ils voulaient entraîner leurs camarades et forcer le Forward à revenir en Angleterre.
Hatteras vit bien qu'il ne pourrait plus obtenir de cet équipage mal disposé, et surtout épuisé de fatigue, la continuation des manoeuvres précédentes. Pendant vingt-quatre heures, il resta en vue de l'île Baring sans faire un pas en avant. Cependant la température s'abaissait, et le mois de juillet sous ces hautes latitudes se ressentait déjà de l'influence du prochain hiver. Le 24, le thermomètre tomba à vingt-deux degrés (-6° centigr.). La young-ice, la glace nouvelle, se reformait pendant la nuit, et acquérait six à huit lignes d'épaisseur; s'il neigeait par-dessus, elle pouvait devenir bientôt assez forte pour supporter le poids d'un homme. La mer prenait déjà cette teinte sale qui annonce la formation des premiers cristaux.
Hatteras ne se méprenait pas à ces symptômes alarmants; si les passes venaient à se boucher, il serait forcé d'hiverner en cet endroit, loin du but de son voyage, et sans même avoir entrevu cette mer libre dont il devait être si rapproché, suivant les rapports de ses devanciers. Il résolut donc, coûte que coûte, de se porter en avant et de gagner quelques degrés dans le nord; voyant qu'il ne pouvait employer ni les avirons avec un équipage à bout de forces, ni les voiles avec un vent toujours contraire, il donna l'ordre d'allumer les fourneaux.
CHAPITRE XXII.
COMMENCEMENT DE RÉVOLTE.
A ce commandement inattendu, la surprise fut grande à bord du Forward.
«Allumer les fourneaux! dirent les uns.
—Et avec quoi? dirent les autres.
—Quand nous n'avons plus que deux mois de charbon dans le ventre! s'écria Pen.
—Et comment nous chaufferons-nous, l'hiver? demanda Clifton.
—Il nous faudra donc, reprit Gripper, brûler le navire jusqu'à sa ligne de flottaison?
—Et bourrer le poêle avec les mâts, répondit Waren, depuis le petit perroquet jusqu'au bout-dehors de beaupré?»
Shandon regardait fixement Wall. Les ingénieurs stupéfaits hésitaient à descendre dans la chambre de la machine.
«M'avez-vous entendu?» s'écria le capitaine d'une voix irritée.
Brunton se dirigea vers l'écoutille; mais au moment de descendre, il s'arrêta.
«N'y va pas, Brunton, dit une voix.
—Qui a parlé? s'écria Hatteras.
—Moi! fit Pen, en s'avançant vers le capitaine.
—Et vous dites?… demanda celui-ci.
—Je dis…, je dis, répondit Pen en jurant, je dis que nous en avons assez, que nous n'irons pas plus loin, que nous ne voulons pas crever de fatigue et de froid pendant l'hiver, et qu'on n'allumera pas les fourneaux!
—Monsieur Shandon, répondit froidement Hatteras, faites mettre cet homme aux fers.
—Mais, capitaine, répondit Shandon, ce que cet homme a dit…
—Ce que cet homme a dit, répliqua Hatteras, si vous le répétez, vous, je vous fais enfermer dans votre cabine et garder à vue!—Que l'on saisisse cet homme! m'entend-on?»
Johnson, Bell, Simpson se dirigèrent vers le matelot que la colère mettait hors de lui.
«Le premier qui me touche!…» s'écria-t-il, en saisissant un anspect qu'il brandit au-dessus de sa tête.
Hatteras s'avança vers lui.
«Pen, dit-il d'une voix presque tranquille, un geste de plus, et je te brûle la cervelle!»
En parlant de la sorte, il arma un revolver et le dirigea sur le matelot.
Un murmure se fit entendre.
«Pas un mot, vous autres, dit Hatteras, ou cet homme tombe mort.»
En ce moment, Johnson et Bell désarmèrent Pen, qui ne résista plus et se laissa conduire à fond de cale.
«Allez, Brunton,» dit Hatteras,
L'ingénieur, suivi de Plover et de Waren, descendit à son poste.
Hatteras revint sur la dunette.
«Ce Pen est un misérable, lui dit le docteur.
—Jamais homme n'a été plus près de la mort,» répondit simplement le capitaine.
Bientôt la vapeur eut acquis une pression suffisante: les ancres du Forward furent levées; celui-ci, coupant vers l'est, mit le cap sur la pointe Becher, et trancha de son étrave les jeunes glaces déjà formées.
On rencontre entre l'île Baring et la pointe Becher un assez grand nombre d'îles, échouées pour ainsi dire au milieu des ice-fields; les streams se pressaient en grand nombre dans les petits détroits dont cette partie de la mer est sillonnée; ils tendaient à s'agglomérer sous l'influence d'une température relativement basse; des hummocks se formaient ça et là, et l'on sentait que ces glaçons déjà plus compactes, plus denses, plus serrés, feraient bientôt avec l'aide des premières gelées une masse impénétrable.
Le Forward chenalait donc, non sans une extrême difficulté, au milieu des tourbillons de neige. Cependant, avec la mobilité qui caractérise l'atmosphère de ces régions, le soleil reparaissait de temps à autre; la température remontait de quelques degrés; les obstacles se fondaient comme par enchantement, et une belle nappe d'eau, charmante à contempler, s'étendait là où naguère les glaçons hérissaient toutes les passes. L'horizon revêtait de magnifiques teintes orangées sur lesquelles l'oeil se reposait complaisamment de l'éternelle blancheur des neiges.
Le jeudi, 26 juillet, le Forward rasa l'île Dundas, et mit ensuite le cap plus au nord; mais alors il se trouva face à face avec une banquise, haute de huit à neuf pieds et formée de petits ice-bergs arrachés à la côte; il fut obligé d'en prolonger longtemps la courbure dans l'ouest. Le craquement ininterrompu des glaces, se joignant aux gémissements du navire, formait un bruit triste qui tenait du soupir et de la plainte. Enfin le brick trouva une passe et s'y avança péniblement; souvent un glaçon énorme paralysait sa course pendant de longues heures; le brouillard gênait la vue du pilote; tant que l'on voit à un mille en avant, on peut parer facilement les obstacles; mais au milieu de ces tourbillons embrumés, la vue s'arrêtait souvent à moins d'une encâblure. La houle très-forte fatiguait.
Parfois, les nuages lisses et polis prenaient un aspect particulier, comme s'ils eussent réfléchi les bancs de glace; il y eut des jours où les rayons jaunâtres du soleil ne parvinrent pas à franchir la brume tenace.
Les oiseaux étaient encore fort nombreux, et leurs cris assourdissants; des phoques, paresseusement couchés sur les glaçons en dérive, levaient leur tête peu effrayée et agitaient leurs longs cous au passage du navire; celui-ci, en rasant leur demeure flottante, y laissa plus d'une fois des feuilles de son doublage roulées par le frottement.
Enfin, après six jours de cette lente navigation, le 1er août, la pointe Becher fut relevée dans le nord; Hatteras passa ces dernières heures dans les barres de perroquet; la mer libre entrevue par Stewart, le 30 mai 1851, vers 76°20' de latitude, ne pouvait être éloignée, et cependant, si loin qu'Hatteras promenât ses regards, il n'aperçut aucun indice d'un bassin polaire dégagé de glaces. Il redescendit sans mot dire.
«Est-ce que vous croyez à cette mer libre? demanda Shandon au lieutenant.
—Je commence à en douter, répondit James Wall.
—N'avais-je donc pas raison de traiter cette prétendue découverte de chimère et d'hypothèse? Et l'on n'a pas voulu me croire, et vous même, Wall, vous avez pris parti contre moi!
—On vous croira désormais, Shandon.
—Oui, répondit ce dernier, quand il sera trop tard.»
Et il rentra dans sa cabine, où il se tenait presque toujours renfermé depuis sa discussion avec le capitaine.
Le vent retomba dans le sud vers le soir. Hatteras fit alors établir sa voilure et éteindre ses feux; pendant plusieurs jours, les plus pénibles manoeuvres furent reprises par l'équipage; à chaque instant, il fallait ou lofer ou laisser arriver, ou masquer brusquement les voiles pour enrayer la marche du brick; les bras des vergues déjà roidis par le froid couraient mal dans les poulies engorgées, et ajoutaient encore à la fatigue; il fallut plus d'une semaine pour atteindre la pointe Barrow. Le Forward n'avait pas gagné trente milles en dix jours.
Là, le vent sauta de nouveau dans le nord, et l'hélice fut remise en mouvement. Hatteras espérait encore trouver une mer affranchie d'obstacles, au delà du soixante-dix-septième parallèle, telle que la vit Edward Belcher.
Et cependant, s'il s'en rapportait aux récits de Penny, cette partie de mer qu'il traversait en ce moment aurait dû être libre, car, Penny, arrivé à la limite des glaces, reconnut en canot les bords du canal de la Reine jusqu'au soixante-dix-septième degré.
Devait-il donc regarder ces relations comme apocryphes? ou bien un hiver précoce venait-il s'abattre sur ces régions boréales?
Le 15 août, le mont Percy dressa dans la brume ses pics couverts de neiges éternelles; le vent très-violent brassait devant lui une mitraille de grésil qui crépitait avec bruit. Le lendemain, le soleil se coucha pour la première fois, terminant enfin la longue série des jours de vingt-quatre heures. Les hommes avaient fini par s'habituer à cette clarté incessante; mais les animaux en ressentaient peu l'influence; les chiens groënlandais se couchaient à l'heure habituelle, et, Duk lui-même s'endormait régulièrement chaque soir, comme si les ténèbres eussent envahi l'horizon.
Cependant, pendant les nuits qui suivirent le 16 août, l'obscurité ne fut jamais profonde; le soleil, quoique couché, donnait encore une lumière suffisante par réfraction.
Le 19 août, après une assez bonne observation, on releva le cap Franklin sur la côte orientale, et sur la côte occidentale, le cap lady Franklin; ainsi, au point extrême atteint sans doute par ce hardi navigateur, la reconnaissance de ses compatriotes voulut que le nom de sa femme si dévouée fît face à son propre nom, emblème touchant de l'étroite sympathie qui les unit toujours!
Le docteur fut ému de ce rapprochement, de cette union morale entre deux pointes de terre au sein de ces contrées lointaines.
Le docteur, suivant les conseil de Johnson, s'accoutumait déjà à supporter les basses températures; il demeurait presque sans cesse sur le pont, bravant le froid le vent et la neige. Sa constitution, bien qu'il eût un peu maigri, ne souffrait pas des atteintes de ce rude climat. D'ailleurs, il s'attendait à d'autres périls, et constatait avec gaieté même les symptômes précurseurs de l'hiver.
«Voyez, dit-il un jour à Johnson, voyez ces bandes d'oiseaux qui émigrent vers le sud! Comme ils s'enfuient à tire-d'aile en poussant leurs cris d'adieu!
—Oui, monsieur Clawbonny, répondit Johnson; quelque chose leur a dit qu'il fallait partir, et ils se sont mis en route.
—Plus d'un des nôtres, Johnson, serait, je crois, tenté de les imiter!
—Ce sont des coeurs faibles, monsieur Clawbonny; que diable! ce qu'un oiseau ne peut faire, un homme doit le tenter! ces animaux-là n'ont pas un approvisionnement de nourriture comme nous, et il faut bien qu'ils aillent chercher leur existence ailleurs! Mais des marins, avec un bon navire sous les pieds, doivent aller au bout du monde.
—Vous espérez donc qu'Hatteras réussira dans ses projets?
—Il réussira, monsieur Clawbonny.
—Je le pense comme vous, Johnson, et dût-il, pour le suivre, ne conserver qu'un seul compagnon fidèle…
—Nous serions deux!
—Oui, Johnson,» répondit ce dernier en serrant la main du brave matelot.
La terre du Prince-Albert, que le Forward prolongeait en ce moment, porte aussi le nom de terre Grinnel, et bien qu'Hatteras, en haine des Yankees, n'eût jamais consenti à lui donner ce nom, c'est cependant celui sous lequel elle est le plus généralement désignée. Voici d'où vient cette double appellation: en même temps que l'Anglais Penny lui donnait le nom de Prince-Albert, le commandant de la Rescue, le lieutenant de Haven, la nommait terre Grinnel en l'honneur du négociant américain qui avait fait à New-York les frais de son expédition.
Le brick, en suivant ses contours, éprouva une série de difficultés inouïes, naviguant tantôt à la voile et tantôt à la vapeur. Le 18 août, on releva le mont Britannia à peine visible dans la brume, et le Forward jeta l'ancre le lendemain dans la baie de Northumberland. Il se trouvait cerné de toutes parts.
CHAPITRE XXIII
L'ASSAUT DES GLAÇONS.
Hatteras, après avoir présidé au mouillage du navire, rentra dans sa cabine, prit sa carte et la pointa avec soin; il se trouvait par 76°57' de latitude et 99°20' de longitude, c'est-à-dire à trois minutes seulement du soixante-dix-septième parallèle. Ce fut à cet endroit même que sir Edward Belcher passa son premier hivernage sur le Pionnier et l'Assistance. C'est de ce point qu'il organisa ses excursions en traîneau et en bateau; il découvrit l'île de la Table, les Cornouailles septentrionales, l'archipel Victoria et le canal Belcher. Parvenu au delà du soixante-dix-huitième degré, il vit la côte s'incliner vers le sud-est. Elle semblait devoir se relier au détroit de Jones, dont l'entrée donne sur la baie de Baffin. Mais dans le nord-ouest, au contraire, une mer libre, dit son rapport, «s'étendait à perte de vue».
Hatteras considérait avec émotion cette partie des cartes marines où un large espace blanc figurait ces régions inconnues, et ses yeux revenaient toujours à ce bassin polaire dégagé de glaces.
«Après tant de témoignages, se dit-il, après les relations de Stewart, de Penny, de Belcher, il n'est pas permis de douter! il faut que cela soit! Ces hardis marins ont vu, vu de leurs propres yeux! peut-on révoquer leur assertion en doute? Non!—Mais, si cependant cette mer, libre alors, par suite d'un hiver précoce fut… Mais non, c'est à plusieurs années d'intervalle que ces découvertes ont été faites; ce bassin existe, je le trouverai! je le verrai!»
Hatteras remonta sur la dunette. Une brume intense enveloppait le Forward; du pont on apercevait à peine le haut de sa mâture. Cependant Hatteras fit descendre l'ice-master de son nid de pie, et prit sa place; il voulait profiter de la moindre éclaircie du ciel pour examiner l'horizon du nord-ouest.
Shandon n'avait pas manqué cette occasion de dire au lieutenant:
«Eh bien, Wall! et cette mer libre?
—Vous aviez raison, Shandon, répondit Wall, et nous n'avons plus que pour six semaines de charbon dans nos soutes.
—Le docteur trouvera quelque procédé scientifique répondit Shandon, pour nous chauffer sans combustible. J'ai entendu dire que l'on faisait de la glace avec du feu; peut-être nous fera-t-il du feu avec de la glace.»
Shandon rentra dans sa cabine en haussant les épaules.
Le lendemain, 20 août, le brouillard se fendit pendant quelques instants. On vit Hatteras de son poste élevé promener vivement ses regards vers l'horizon; puis il redescendit sans rien dire et donna l'ordre de se porter en avant; mais il était facile de voir que son espoir avait été déçu une dernière fois.
Le Forward leva l'ancre et reprit sa marche incertaine vers le nord. Comme il fatiguait beaucoup, les vergues des huniers et de perroquet furent envoyées en bas avec tout leur gréement; les mâts furent dépassés; on ne pouvait plus compter sur le vent variable que la sinuosité des passes rendait d'ailleurs à peu près inutile; de larges taches blanchâtres se formaient ça et là sur la mer, semblables à des taches d'huile; elles faisaient présager une gelée générale très-prochaine; dès que la brise venait à tomber, la mer se prenait presque instantanément, mais au retour du vent cette jeune glace se brisait et se dissipait. Vers le soir, le thermomètre descendit à dix-sept degrés (-7° centig.).
Lorsque le brick arrivait au fond d'une passe fermée, il faisait alors l'office de bélier, et se précipitait à toute vapeur sur l'obstacle qu'il enfonçait. Quelquefois on le croyait définitivement arrêté; mais un mouvement inattendu des streams lui ouvrait un nouveau passage, et il s'élançait hardiment; pendant ces temps d'arrêt, la vapeur, s'échappant par les soupapes, se condensait dans l'air froid et retombait en neige sur le pont. Une autre cause venait aussi suspendre la marche du brick; les glaçons s'engageaient parfois dans les branches de l'hélice, et ils avaient une dureté telle que tout l'effort de la machine ne parvenait pas à les briser; il fallait alors renverser la vapeur, revenir en arrière, et envoyer des hommes débarrasser l'hélice à l'aide de leviers et d'anspects; de là, des difficultés, des fatigues et des retards.
Pendant treize jours il en fut ainsi; le Forward se traîna péniblement le long du détroit de Penny. L'équipage murmurait, mais il obéissait; il comprenait que revenir en arrière était maintenant impossible. La marche au nord offrait moins de périls que la retraite au sud; il fallait songer à l'hivernage.
Les matelots parlaient entre eux de cette nouvelle situation, et, un jour, ils en causèrent même avec Richard Shandon, qu'ils savaient bien être pour eux. Celui-ci, au mépris de ses devoirs d'officier, ne craignit pas de laisser discuter devant lui l'autorité de son capitaine.
«Vous dites donc, monsieur Shandon, lui demandait Gripper, que nous ne pouvons plus revenir sur nos pas.
—Maintenant, il est trop tard, répondit Shandon.
—Alors, reprit un autre matelot, nous ne devons plus songer qu'à l'hivernage?
—C'est notre seule ressource! On n'a pas voulu me croire…
—Une autre fois, répondit Pen, qui avait repris son service accoutumé, on vous croira.
—Comme je ne serai pas le maître… répliqua Shandon.
—Qui sait? répliqua Pen. John Hatteras est libre d'aller aussi loin que bon lui semble, mais on n'est pas obligé de le suivre.
—Il n'y a qu'à se rappeler, reprit Gripper, son premier voyage à la mer de Baffin, et ce qui s'en est suivi!
—Et le voyage du Farewel, dit Clifton, qui est allé se perdre dans les mers du Spitzberg sous son commandement!
—Et dont il est revenu seul, répondit Gripper.
—Seul avec son chien, répliqua Clifton.
—Nous n'avons pas envie de nous sacrifier pour le bon plaisir de cet homme, ajouta Pen.
—Ni de perdre les primes que nous avons si bien gagnées!»
On reconnaît Clifton à cette remarque intéressée.
«Lorsque nous aurons dépassé le soixante-dix-huitième degré, ajouta-t-il, et nous n'en sommes pas loin, cela fera juste trois cent soixante-quinze livres pour chacun[1], six fois huit degrés!
[1] 2,375 francs.
—Mais, répondit Gripper, ne les perdrons-nous pas, si nous revenons sans le capitaine?
—Non, répondit Clifton, lorsqu'il sera prouvé que le retour était devenu indispensable.
—Mais le capitaine… cependant…
—Sois tranquille, Gripper, répondit Pen, nous en aurons un capitaine, et un bon, que monsieur Shandon connaît. Quand un commandant devient fou, on le casse et on en nomme un autre. N'est-ce pas, monsieur Shandon?
—Mes amis, répondit Shandon évasivement, vous trouverez toujours en moi un coeur dévoué. Mais attendons les événements.»
L'orage, on le voit, s'amassait sur la tête d'Hatteras; celui-ci, ferme, inébranlable, énergique, toujours confiant, marchait avec audace. En somme, s'il n'avait pas été maître de la direction de son navire, celui-ci s'était vaillamment comporté; la route parcourue en cinq mois représentait la route que d'autres navigateurs mirent deux et trois ans à faire! Hatteras se trouvait maintenant dans l'obligation d'hiverner, mais cette situation ne pouvait effrayer des coeurs forts et décidés, des âmes éprouvées et aguerries, des esprits intrépides et bien trempés! Sir John Ross et MacClure ne passèrent-ils pas trois hivers successifs dans les régions arctiques? ce qui s'était fait ainsi ne pouvait-on le faire encore?
«Certes si, répétait Hatteras, et plus, s'il le faut! Ah! disait-il avec regret au docteur, que n'ai-je pu forcer l'entrée de Smith, au nord de la mer de Baffin, je serais maintenant au pôle!
—Bon! répondait invariablement le docteur, qui eût inventé la confiance au besoin, nous y arriverons, capitaine, sur le quatre-vingt-dix-neuvième méridien au lieu du soixante-quinzième, il est vrai; mais qu'importe? si tout chemin mène à Rome, il est encore plus certain que tout méridien mène au pôle.»
Le 31 août, le thermomètre marqua treize degrés (-10° centig.). La fin de la saison navigable arrivait; le Forward laissa l'île Exmouth sur tribord, et, trois jours après, il dépassa l'île de la Table, située au milieu du canal Belcher. A une époque moins avancée, il eût été possible peut-être de regagner par ce canal la mer de Baffin, mais alors il ne fallait pas y songer. Ce bras de mer, entièrement barré par les glaces, n'eût pas offert un pouce d'eau à la quille du Forward; le regard s'étendait sur des ice-fields sans fin et immobiles pour huit mois encore.
Heureusement, on pouvait encore gagner quelques minutes vers le nord, mais à la condition de briser la glace nouvelle sous de gros rouleaux, ou de la déchirer au moyen des pétards. Ce qu'il fallait redouter alors, par ces basses températures, c'était le calme de l'atmosphère, car les passes se prenaient rapidement, et on accueillait avec joie même les vents contraires. Une nuit calme, et tout était glacé.
Or, le Forward ne pouvait hiverner dans la situation actuelle, exposé aux vents, aux ice-bergs, à la dérive du canal; un abri sûr est la première chose à trouver; Hatteras espérait gagner la côte du Nouveau-Cornouailles, et rencontrer, au delà de la pointe Albert, une baie de refuge suffisamment couverte. Il poursuivit donc sa route au nord avec persévérance.
Mais, le 8 septembre, une banquise continue, impénétrable, infranchissable, s'interposa entre le nord et lui; la température s'abaissa à dix degrés (-12° centig.). Hatteras, le coeur inquiet, chercha vainement un passage, risquant cent fois son navire, et se tirant de pas dangereux par des prodiges d'habileté. On pouvait le taxer d'imprudence, d'irréflexion, de folie, d'aveuglement, mais pour bon marin, il l'était, et parmi les meilleurs!
La situation du Forward devint véritablement périlleuse; en effet, la mer se refermait derrière lui, et dans l'espace de quelques heures, la glace acquérait une dureté telle que les hommes couraient dessus et halaient le navire en toute sécurité.
Hatteras, ne pouvant tourner l'obstacle, résolut de l'attaquer de front; il employa ses plus forts blasting-cylinders, de huit à dix livres de poudre; on commençait par trouer la glace dans son épaisseur; on remplissait le trou de neige, après avoir eu soin de placer le cylindre dans une position horizontale, afin qu'une plus grande partie de glace fût soumise à l'explosion; alors on allumait la mèche, protégée par un tube de gutta-percha.
On travailla donc à briser la banquise; on ne pouvait la scier, car les sciures se recollaient immédiatement. Toutefois, Hatteras put espérer passer le lendemain.
Mais, pendant la nuit, le vent fit rage; la mer se souleva sous sa croûte glacée, comme secouée par quelque commotion sous-marine, et la voix terrifiée du pilote laissa tomber ces mots:
«Veille à l'arrière! veille à l'arrière!»
Hatteras porta ses regards vers la direction indiquée, et ce qu'il vit à la faveur du crépuscule était effrayant.
Une haute banquise, refoulée vers le nord, accourait sur le navire avec la rapidité d'une avalanche.
«Tout le monde sur le pont!» s'écria le capitaine.
Cette montagne roulante n'était plus qu'à un demi-mille à peine; les glaçons se soulevaient, passaient les uns par-dessus les autres, se culbutaient, comme d'énormes grains de sable emportés par un ouragan formidable; un bruit terrible agitait l'atmosphère.
«Voilà, monsieur Clawbonny, dit Johnson au docteur, l'un des plus grands dangers dont nous ayons été menacés.
—Oui, répondit tranquillement le docteur, c'est assez effrayant
—Un véritable assaut qu'il nous faudra repousser, reprit le maître d'équipage.
—En effet on dirait une troupe immense d'animaux antédiluviens, de ceux que l'on suppose avoir habité le pôle! Ils se pressent! Ils se hâtent à qui arrivera le plus vite.
—Et, ajouta Johnson, il y en a qui sont armés de lances aiguës dont je vous engage à vous défier, monsieur Clawbonny.
—C'est un véritable siège, s'écria le docteur; eh bien! courons sur les remparts.»
Et il se précipita vers l'arrière, où l'équipage armé de perches, de barres de fer, d'anspects, se préparait à repousser cet assaut formidable.
L'avalanche arrivait et gagnait de hauteur, en s'accroissant des glaces environnantes qu'elle entraînait dans son tourbillon; d'après les ordres d'Hatteras, le canon de l'avant tirait à boulets pour rompre cette ligne menaçante. Mais elle arriva et se jeta sur le brick; un craquement se fit entendre, et, comme il fut abordé par la hanche de tribord, une partie de son bastingage se brisa.
«Que personne ne bouge! s'écria Hatteras. Attention aux glaces!»
Celles-ci grimpaient avec une force irrésistible; des glaçons pesant plusieurs quintaux escaladaient les murailles du navire; les plus petits, lancés jusqu'à la hauteur des hunes, retombaient en flèches aiguës, brisant les haubans, coupant les manoeuvres. L'équipage était débordé par ces ennemis innombrables, qui, de leur masse, eussent écrasé cent navires comme le Forward. Chacun essayait de repousser ces rocs envahissants, et plus d'un matelot fut blessé par leurs arrêtes aiguës, entre autres Bolton, qui eut l'épaule gauche entièrement déchirée. Le bruit prenait des proportions effrayantes. Duck aboyait avec rage après ces ennemis d'une nouvelle sorte. L'obscurité de la nuit accrut bientôt l'horreur de la situation, sans cacher ces blocs irrités, dont la blancheur répercutait les dernières lueurs éparses dans l'atmosphère.
Les commandements d'Hatteras retentissaient toujours au milieu de cette lutte étrange, impossible, surnaturelle, des hommes avec des glaçons. Le navire, obéissant à cette pression énorme, s'inclinait sur bâbord, et l'extrémité de sa grande vergue s'arc-boutait déjà contre le champ de glace, au risque de briser son mât.
Hatteras comprit le danger; le moment était terrible; le brick menaçait de se renverser entièrement, et la mâture pouvait être emportée.
Un bloc énorme, grand comme le navire lui-même, parut alors s'élever le long de la coque; il se soulevait avec une irrésistible puissance; il montait, il dépassait déjà la dunette; s'il se précipitait sur le Forward, tout était fini; bientôt il se dressa debout, sa hauteur dépassant les vergues de perroquet, et il oscilla sur sa base.
Un cri d'épouvante s'échappa de toutes les poitrines. Chacun reflua sur tribord.
Mais, à ce moment, le navire fut entièrement soulagé[1]. On le sentit enlevé, et pendant un temps inappréciable il flotta dans l'air, puis il inclina, retomba sur les glaçons, et, là, fut pris d'un roulis qui fit craquer ses cordages. Que se passait-il donc?
[1] Soulevé.
Soulevé par cette marée montante, repoussé par les blocs qui le prenaient à l'arrière, il franchissait l'infranchissable banquise. Après une minute, qui parut un siècle, de cette étrange navigation, il retomba de l'autre côté de l'obstacle, sur un champ de glace; il l'enfonça de son poids, et se retrouva dans son élément naturel.
«La banquise est franchie! s'écria Johnson, qui s'était jeté à l'avant du brick.
—Dieu soit loué!» répondit Hatteras.
En effet, le brick se trouvait au centre d'un bassin de glace; celle-ci l'entourait de toutes parts, et, bien que la quille plongeât dans l'eau, il ne pouvait bouger; mais s'il demeurait immobile, le champ marchait pour lui.
«Nous dérivons, capitaine! cria Johnson
—Laissons faire,» répondit Hatteras.
Comment, d'ailleurs, eût-il été possible de s'opposer à cet entraînement?
Le jour revint, et il fut bien constaté que sous l'influence d'un courant sous-marin le banc de glace dérivait vers le nord avec rapidité. Cette masse flottante emportait le Forward, cloué au milieu de l'ice-field, dont on ne voyait pas la limite; dans la prévision d'une catastrophe, dans le cas où le brick serait jeté sur une côte ou écrasé par la pression des glaces, Hatteras fit monter sur le pont une grande quantité de provisions, les effets de campement, les vêtements et les couvertures de l'équipage; à l'exemple de ce que fit le capitaine MacClure dans une circonstance semblable, il fit entourer le bâtiment d'une ceinture de hamacs gonflés d'air de manière à le prémunir contre les grosses avaries; bientôt la glace, s'accumulant sous l'influence d'une température de sept degrés (-14° centig.); le navire fut entouré d'une muraille de laquelle sa mâture sortait seule.
Pendant sept jours, il navigua de cette façon; la pointe Albert, qui forme l'extrémité ouest du Nouveau-Cornouailles, fut entrevue, le 10 septembre, et disparut bientôt; on remarqua que le champ de glace inclina dans l'est à partir de ce moment. Où allait-il de la sorte? où s'arrêterait-on? Qui pouvait le prévoir?
L'équipage attendait et se croisait les bras. Enfin, la 15 septembre, vers les trois heures du soir, l'ice-field, précipité sans doute sur un autre champ, s'arrêta brusquement; le navire ressentit une secousse violente, Hatteras, qui avait fait son point pendant cette journée, consulta sa carte; il se trouvait dans le nord, sans aucune terre en vue, par 95°35' de longitude et 78°15' de latitude, au centre de cette région, de cette mer inconnue, où les géographes ont placé le pôle du froid!
CHAPITRE XXIV.
PRÉPARATIFS D'HIVERNAGE.
L'hémisphère austral est plus froid à parité de latitude que l'hémisphère boréal; mais la température du Nouveau Continent est encore de quinze degrés au-dessous de celle des autres parties du monde; et, en Amérique, ces contrées, connues sous le nom de pôle du froid, sont les plus redoutables.
La température moyenne pour toute l'année n'est que de deux degrés au-dessous de zéro (-19° centigr.). Les savants ont expliqué cela de la façon suivante, et le docteur Clawbonny partageait leur opinion à cet égard.
Suivant eux, les vents qui régnent avec la force la plus constante dans les régions septentrionales de l'Amérique sont les vents de sud-ouest; ils viennent de l'océan Pacifique avec une température égale et supportable; mais pour arriver aux mers arctiques, ils sont forcés de traverser l'immense territoire américain, couvert de neiges; ils se refroidissent à son contact et couvrent alors les régions hyperboréennes de leur glaciale âpreté.
Hatteras se trouvait au pôle du froid, au delà des contrées entrevues par ses devanciers; il s'attendait donc à un hiver terrible, sur un navire perdu au milieu des glaces, avec un équipage à demi révolté. Il résolut de combattre ces dangers divers avec son énergie habituelle. Il regarda sa situation en face, et ne baissa pas les yeux.
Il commença par prendre avec l'aide et l'expérience de Johnson toutes les mesures nécessaires à son hivernage. D'après son calcul, le Forward avait été entraîné à deux cent cinquante milles de la dernière terre connue, c'est-à-dire le Nouveau-Cornouailles; il était étreint dans un champ de glace, comme dans un lit de granit, et nulle puissance humaine ne pouvait l'en arracher.
Il n'existait plus une goutte d'eau libre dans ces vastes mers frappées par l'hiver arctique. Les ice-fields se déroulaient à perte de vue, mais sans offrir une surface unie. Loin de là. De nombreux ice-bergs hérissaient la plaine glacée, et le Forward se trouvait abrité par les plus hauts d'entre eux sur trois points du compas; le vent du sud-est seul soufflait jusqu'à lui. Que l'on suppose des rochers au lieu de glaçons, de la verdure au lieu de neige, et la mer reprenant son état liquide, le brick eût été tranquillement à l'ancre dans une jolie baie et à l'abri des coups de vent les plus redoutables. Mais quelle désolation sous cette latitude! quelle nature attristante! quelle lamentable contemplation!
Le navire, quelque immobile qu'il fût, dut être néanmoins assujetti fortement au moyen de ses ancres; il fallait redouter les débâcles possibles ou les soulèvements sous-marins. Johnson, en apprenant cette situation du Forward au pôle du froid, observa plus sévèrement encore ses mesures d'hivernage.
«Nous en verrons de rudes! avait-il dit au docteur; voilà bien la chance du capitaine! aller se faire pincer au point le plus désagréable du globe! Bah! vous verrez que nous nous en tirerons.»
Quant au docteur, au fond de sa pensée, il était tout simplement ravi de la situation. Il ne l'eût pas changée pour une autre! Hiverner au pôle du froid! quelle bonne fortune!
Les travaux de l'extérieur occupèrent d'abord l'équipage; les voiles demeurèrent enverguées au lieu d'être serrées à fond de cale, comme le firent les premiers hiverneurs; elles furent uniquement repliées dans leur étui, et bientôt la glace leur fit une enveloppe imperméable; on ne dépassa même pas les mâts de perroquet, et le nid de pie resta en place. C'était un observatoire naturel; les manoeuvres courantes furent seules retirées.
Il devint nécessaire de couper le champ autour du navire, qui souffrait de sa pression. Les glaçons, accumulés sur ses flancs, pesaient d'un poids considérable; il ne reposait pas sur sa ligne de flottaison habituelle. Travail long et pénible. Au bout de quelques jours, la carène fut délivrée de sa prison, et l'on profita de cette circonstance pour l'examiner; elle n'avait pas souffert, grâce à la solidité de sa construction; seulement son doublage de cuivre était presque entièrement arraché. Le navire, devenu libre, se releva de près de neuf pouces; on s'occupa alors de tailler la glace en biseau suivant la forme de la coque; de cette façon, le champ se rejoignait sous la quille du brick, et s'opposait lui-même à tout mouvement de pression.
Le docteur participait à ces travaux; il maniait adroitement le couteau à neige; il excitait les matelots par sa bonne humeur. Il instruisait et s'instruisait. Il approuva fort cette disposition de la glace sous le navire.
«Voilà une bonne précaution, dit-il.
—Sans cela, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, on n'y résisterait pas. Maintenant, nous pouvons sans crainte élever une muraille de neige jusqu'à la hauteur du plat-bord; et, si nous voulons, nous lui donnerons dix pieds d'épaisseur, car les matériaux ne manquent pas.
—Excellente idée, reprit le docteur; la neige est un mauvais conducteur de la chaleur; elle réfléchit au lieu d'absorber, et la température intérieure ne pourra pas déchapper au dehors.
—Cela est vrai, répondit Johnson; nous élevons une fortification contre le froid, mais aussi contre les animaux, s'il leur prend fantaisie de nous rendre visite; le travail terminé, cela aura bonne tournure, vous verrez; nous taillerons dans cette masse de neige deux escaliers, donnant accès l'un à l'avant, l'autre à l'arrière du navire; une fois les marches taillées au couteau, nous répandrons de l'eau dessus; cette eau se convertira en une glace dure comme du roc, et nous aurons un escalier royal.
—Parfait, répondit le docteur, et, il faut l'avouer, il est heureux que le froid engendre la neige et la glace, c'est-à-dire de quoi se protéger contre lui. Sans cela, on serait fort embarrassé.»
En effet, le navire était destiné à disparaître sous une couche épaisse de glace, à laquelle il demandait la conservation de sa température intérieure; un toit fait d'épaisses toiles goudronnées et recouvertes de neige fut construit au dessus du pont sur toute sa longueur; la toile descendait assez bas pour recouvrir les flancs du navire. Le pont, se trouvant à l'abri de toute impression du dehors, devint un véritable promenoir; il fut recouvert de deux pieds et demi de neige; cette neige fut foulée et battue de manière à devenir très-dure; là elle faisait encore obstacle au rayonnement de la chaleur interne; on étendit au-dessus d'elle une couche de sable, qui devint, s'incrustant, un macadamisage de la plus grande dureté.
«Un peu plus, disait le docteur, et avec quelques arbres, je me croirais à Hyde-Park, et même dans les jardins suspendus de Babylone.»
On fit un trou à feu à une distance assez rapprochée du brick; c'était un espace circulaire creusé dans le champ, un véritable puits, qui devait être maintenu toujours praticable; chaque matin, on brisait la glace formée à l'orifice; il devait servir à se procurer de l'eau en cas d'incendie, ou pour les bains fréquents ordonnés aux hommes de l'équipage par mesure d'hygiène; on avait même soin, afin d'épargner le combustible, de puiser l'eau dans des couches profondes, où elle est moins froide; on parvenait à ce résultat au moyen d'un appareil indiqué par un savant français[1]; cet appareil, descendu à une certaine profondeur, donnait accès à l'eau environnante au moyen d'un double fond mobile dans un cylindre.
[1] François Arago.
Habituellement, on enlève, pendant les mois d'hiver, tous les objets qui encombrent le navire, afin de se réserver de plus larges espaces; on dépose ces objets à terre dans des magasins. Mais ce qui peut se pratiquer près d'une côte est impossible à un navire mouillé sur un champ de glace.
Tout fut disposé à l'intérieur pour combattre les deux grands ennemis de ces latitudes, le froid et l'humidité; le premier amenait le second, plus redoutable encore; on résiste au froid, on succombe à l'humidité; il s'agissait donc de la prévenir.
Le Forward, destiné à une navigation dans les mers arctiques, offrait l'aménagement le meilleur pour un hivernage: la grande chambre de l'équipage était sagement disposée; on y avait fait la guerre aux coins, où l'humidité se réfugie d'abord; en effet, par certains abaissements de température, une couche de glace se forme sur les cloisons, dans les coins particulièrement, et, quand elle vient à se fondre, elle entretient une humidité constante. Circulaire, la salle de l'équipage eût encore mieux convenu; mais enfin, chauffée par un vaste poêle, et convenablement ventilée, elle devait être très-habitable; les murs étaient tapissés de peaux de daims, et non d'étoffes de laine, car la laine arrête les vapeurs qui s'y condensent, et imprègnent l'atmosphère d'un principe humide.
Les cloisons furent abattues dans la dunette, et les officiers eurent une salle commune plus grande, plus aérée, et chauffée par un poêle. Cette salle, ainsi que celle de l'équipage, était précédée d'une sorte d'antichambre, qui lui enlevait toute communication directe avec l'extérieur. De cette façon, la chaleur ne pouvait se perdre, et l'on passait graduellement d'une température à l'autre. On laissait dans les antichambres les vêtements chargés de neige; on se frottait les pieds à des scrapers[1] installés au dehors, de manière à n'introduire avec soi aucun élément malsain.
[1] Grattoirs.
Des manches en toile servaient à l'introduction de l'air destiné au tirage des poêles; d'autres manches permettaient à la vapeur d'eau de s'échapper. Au surplus, des condensateurs étaient établis dans les deux salles, et recueillaient cette vapeur au lieu de la laisser se résoudre en eau; on les vidait deux fois par semaine, et ils renfermaient quelquefois plusieurs boisseaux de glace. C'était autant de pris sur l'ennemi.
Le feu se réglait parfaitement et facilement, au moyen des manches à air; on reconnut qu'une petite quantité de charbon suffisait à maintenir dans les salles une température de cinquante degrés (+10° centigr.). Cependant Hatteras, après avoir fait jauger ses soutes, vit bien que même avec la plus grande parcimonie il n'avait pas pour deux mois de combustible.
Un séchoir fut installé pour les vêtements qui devaient être souvent lavés; on ne pouvait les faire sécher à l'air, car ils devenaient durs et cassants.
Les parties délicates de la machine furent aussi démontées avec soin; la chambre qui la renfermait fut hermétiquement close.
La vie du bord devint l'objet de sérieuses méditations; Hatteras la régla avec le plus grand soin, et le règlement fut affiché dans la salle commune. Les hommes se levaient à six heures du matin; les hamacs étaient exposés à l'air trois fois par semaine; le plancher des deux chambres fut frotté chaque matin avec du sable chaud; le thé brûlant figurait à chaque repas, et la nourriture variait autant que possible suivant les jours de la semaine; elle se composait de pain, de farine, de gras de boeuf et de raisins secs pour les puddings, de sucre, de cacao, de thé, de riz, de jus de citron, de viande conservée, de boeuf et de porc salé, de choux, et de légumes au vinaigre; la cuisine était située en dehors des salles communes; on se privait ainsi de sa chaleur; mais la cuisson des aliments est une source constante d'évaporation et d'humidité.
La santé des hommes dépend beaucoup de leur genre de nourriture; sous ces latitudes élevées, on doit consommer le plus possible de matières animales. Le docteur avait présidé à la rédaction du programme d'alimentation.
«Il faut prendre exemple sur les Esquimaux, disait-il; ils ont reçu les leçons de la nature et sont nos maîtres en cela; si les Arabes, si les Africains peuvent se contenter de quelques dattes et d'une poignée de riz, ici il est important de manger, et beaucoup. Les Esquimaux absorbent jusqu'à dix et quinze livres d'huile par jour. Si ce régime ne vous plaît pas, nous devons recourir aux matières riches en sucre et en graisse. En un mot, il nous faut du carbone, faisons du carbone! c'est bien de mettre du charbon dans le poêle, mais n'oublions pas d'en bourrer ce précieux poêle que nous portons en nous!»
Avec ce régime, une propreté sévère fut imposée à l'équipage; chacun dut prendre tous les deux jours un bain de cette eau à demi glacée, que procurait le trou à feu, excellent moyen de conserver sa chaleur naturelle. Le docteur donnait l'exemple; il le fit d'abord comme une chose qui devait lui être fort désagréable; mais ce prétexte lui échappa bientôt, car il finit par trouver un plaisir véritable à cette immersion très-hygiénique.
Lorsque le travail, ou la chasse, ou les reconnaissances entraînaient les gens de l'équipage au dehors par les grands froids, ils devaient prendre garde surtout à ne pas être frost bitten, c'est-à-dire gelés dans une partie quiconque du corps; si le cas arrivait, on se hâtait, à l'aide de frictions de neige, de rétablir la circulation du sang. D'ailleurs, les hommes soigneusement vêtus de laine sur tout le corps portaient des capotes en peau de daim et des pantalons de peaux de phoque qui sont parfaitement imperméables au vent.
Les divers aménagements du navire, l'installation du bord, prirent environ trois semaines, et l'on arriva au 10 octobre sans incident particulier.
CHAPITRE XXV.
UN VIEUX RENARD DE JAMES ROSS.
Ce jour-là, le thermomètre s'abaissa jusqu'à trois degrés au dessous de zéro (-16° centig.). Le temps fut assez calme; le froid se supportait facilement en l'absence de la brise. Hatteras, profitant de la clarté de l'atmosphère, alla reconnaître les plaines environnantes; il gravit l'un des plus hauts ice-bergs du nord, et n'embrassa dans le champ de sa lunette qu'une suite de montagnes de glaces et d'ice-fields. Pas une terre en vue, mais bien l'image du chaos sous son plus triste aspect. Il revint à bord, essayant de calculer la longueur probable de sa captivité.
Les chasseurs, et parmi eux, le docteur, James Wall, Simpson, Johnson, Bell, ne manquaient pas de pourvoir la navire de viande fraîche. Les oiseaux avaient disparu, cherchant au sud des climats moins rigoureux. Les ptarmigans seuls, perdrix de rocher particulières à cette latitude, ne fuyaient pas devant l'hiver; on pouvait les tuer facilement, et leur grand nombre promettait une réserve abondante de gibier.
Les lièvres, les renards, les loups, les foermines, les ours ne manquaient pas; un chasseur français, anglais ou norwégien n'eût pas eu le droit de se plaindre; mais ces animaux très-farouches ne se laissaient guère approcher; on les distinguait difficilement d'ailleurs sur ces plaines blanches dont ils possédaient la blancheur, car avant les grands froids, ils changent de couleur, et revêtent leur fourrure d'hiver. Le docteur constata, contrairement à l'opinion de certains naturalistes, que ce changement ne provenait pas du grand abaissement de la température, car il avait lieu avant le mois d'octobre; il ne résultait donc pas d'une cause physique, mais bien de la prévoyance providentielle, qui voulait mettre les animaux arctiques en mesure de braver la rigueur d'un hiver boréal.
On rencontrait souvent des veaux marins, des chiens de mer, animaux compris sous la dénomination générale de phoques; leur chasse fut spécialement recommandée aux chasseurs, autant pour leurs peaux que pour leur graisse éminemment propre à servir de combustible. D'ailleurs le foie de ces animaux devenait au besoin un excellent comestible; on en comptait par centaines, et à deux ou trois milles au nord du navire, le champ était littéralement percé à jour par les trous de ces énormes amphibies; seulement ils éventaient le chasseur avec un instinct remarquable, et beaucoup furent blessés, qui s'échappèrent aisément en plongeant sous les glaçons.
Cependant, le 19, Simpson parvint à s'emparer de l'un d'eux à quatre cents yards du navire; il avait eu la précaution de boucher son trou de refuge, de sorte que l'animal fut à la merci des chasseurs. Il se débattit longtemps, et, après avoir essuyé plusieurs coups de feu, il finit par être assommé. Il mesurait neuf pieds de long; sa tête de bull-dog, les seize dents de ses mâchoires, ses grandes nageoires pectorales en forme d'ailerons, sa queue petite et munie d'une autre paire de nageoires, en faisaient un magnifique spécimen de la famille des chiens de mer. Le docteur, voulant conserver sa tête pour sa collection d'histoire naturelle, et sa peau pour les besoins à venir, fit préparer l'une et l'autre par un moyen rapide et peu coûteux. Il plongea le corps de l'animal dans le trou à feu, et des milliers de petites crevettes enlevèrent les moindres parcelles de chair; au bout d'une demi journée, le travail était accompli, et le plus adroit de l'honorable corporation des tanneurs de Liverpool n'eût pas mieux réussi.
Dès que le soleil a dépassé l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire le 23 septembre, on peut dire que l'hiver commence dans les régions arctiques. Cet astre bienfaisant, après avoir peu à peu descendu au dessous de l'horizon, disparut enfin le 23 octobre, effleurant de ses obliques rayons la crête des montagnes glacées. Le docteur lui lança le dernier adieu du savant et du voyageur. Il ne devait plus le revoir avant le mois de février.
Il ne faut pourtant pas croire que l'obscurité soit complète pendant cette longue absence du soleil; la lune vient chaque mois le remplacer de son mieux; il y a encore la scintillation très-claire des étoiles, l'éclat des planètes, de fréquentes aurores boréales, et des réfractions particulières aux horizons blancs de neige; d'ailleurs, le soleil, au moment de sa plus grande déclinaison australe, le 21 décembre, s'approche encore de treize degrés de l'horizon polaire; il règne donc, chaque jour, un certain crépuscule de quelques heures. Seulement le brouillard et les tourbillons de neige venaient souvent plonger ces froides régions dans la plus complète obscurité.
Cependant, jusqu'à cette époque, le temps fut assez favorable; les perdrix et les lièvres seuls purent s'en plaindre, car les chasseurs ne leur laissaient pas un moment de repos; on disposa plusieurs trappes à renard; mais ces animaux soupçonneux ne s'y laissèrent pas prendre; plusieurs fois même, ils grattèrent la neige au-dessous de la trappe, et s'emparèrent de l'appât sans courir aucun risque; le docteur les donnait au diable, fort peiné toutefois de lui faire un semblable cadeau.
Le 25 octobre, le thermomètre ne marqua plus que quatre degrés au-dessous de zéro (-20° centig.). Un ouragan d'une violence extrême se déchaîna; une neige épaisse s'empara de l'atmosphère, ne permettant plus à un rayon de lumière d'arriver au Forward. Pendant plusieurs heures, on fut inquiet du sort de Bell et de Simpson, que la chasse avait entraînés au loin; ils ne regagnèrent le bord que le lendemain, après être restés une journée entière couchés dans leur peau de daim, tandis que l'ouragan balayait l'espace au-dessus d'eux, et les ensevelissait sous cinq pieds de neige. Ils faillirent être gelés, et le docteur eut beaucoup de peine à rétablir en eux la circulation du sang.
La tempête dura huit longs jours sans interruption. On ne pouvait mettre le pied dehors. Il y avait, pour une seule journée, des variations de quinze et vingt degrés dans la température.
Pendant ces loisirs forcés, chacun vivait à part, les uns dormant, les autres fumant, certains s'entretenant à voix basse et s'interrompant à l'approche de Johnson ou du docteur; il n'existait aucune liaison morale entre les hommes de cet équipage; ils ne se réunissaient qu'à la prière du soir, faite en commun, et le dimanche, pour la lecture de la Bible et de l'office divin.
Clifton s'était parfaitement rendu compte que, le soixante-dix-huitième parallèle franchi, sa part de prime s'élevait à trois cent soixante-quinze livres[1]; il trouvait la somme ronde, et son ambition n'allait pas au delà. On partageait volontiers son opinion, et l'on songeait à jouir de cette fortune acquise au prix de tant de fatigues.
[1] 9,375 francs.
Hatteras demeurait presque invisible. Il ne prenait part ni aux chasses, ni aux promenades. Il ne s'intéressait aucunement aux phénomènes météorologiques qui faisaient l'admiration du docteur. Il vivait avec une seule idée; elle se résumait en trois mots: le pôle nord. Il ne songeait qu'au moment ou le Forward, libre enfin, reprendrait sa course aventureuse.
En somme, le sentiment général du bord, c'était la tristesse. Rien d'écoeurant en effet comme la vue de ce navire captif, qui ne repose, plus dans son élément naturel, dont les formes sont altérées sous ces épaisses couches de glace; il ne ressemble à rien: fait pour le mouvement, il ne peut bouger; on le métamorphose en maison de bois, en magasin, en demeure sédentaire, lui qui sait braver le vent et les orages! Cette anomalie, cette situation fausse, portait dans les coeurs un indéfinissable sentiment d'inquiétude et de regret.
Pendant ces heures inoccupées, le docteur mettait en ordre les notes de voyage, dont ce récit est la reproduction fidèle; il n'était jamais désoeuvré, et son égalité d'humeur ne changeait pas. Seulement il vit venir avec satisfaction la fin de la tempête, et se disposa à reprendre ses chasses accoutumées.
Le 3 novembre, à six heures du matin, et par une température de cinq degrés au-dessous de zéro (-21° centig.), il partit en compagnie de Johnson et de Bell; les plaines de glace étaient unies; la neige, répandue en grande abondance pendant les jours précédents et solidifiée par la gelée, offrait un terrain assez propice à la marche; un froid sec et piquant se glissait dans l'atmosphère; la lune brillait avec une incomparable pureté, et produisait un jeu de lumière étonnant sur les moindres aspérités du champ; les traces de pas s'éclairaient sur leurs bords et laissaient comme une traînée lumineuse par le chemin des chasseurs, dont les grandes ombres s'allongeaient sur la glace avec une surprenante netteté.
Le docteur avait emmené son ami Duk avec lui; il le préférait pour chasser le gibier aux chiens groënlandais, et cela avec raison; ces derniers sont peu utiles en semblable circonstance, et ne paraissent pas avoir le feu sacré de la race des zones tempérées. Duk courait en flairant la route, et tombait souvent en arrêt sur des traces d'ours encore fraîches. Cependant, en dépit de son habileté, les chasseurs n'avaient pas rencontré même un lièvre, au bout de deux heures de marche.
«Est-ce que le gibier aurait senti le besoin d'émigrer vers le sud? dit le docteur en faisant halte au pied d'un hummock.
—On le croirait, monsieur Clawbonny, répondit le charpentier.
—Je ne le pense pas pour mon compte, répondit Johnson; les lièvres, les renards et les ours sont faits à ces climats; suivant moi, la dernière tempête doit avoir causé leur disparition; mais avec les vents du sud, ils ne tarderont pas à revenir. Ah! si vous me parliez de rennes ou de boeufs musqués, ce serait autre chose.
—Et cependant, à l'île Melville, on trouve ces animaux-là par troupes nombreuses, reprit le docteur; elle est située plus au sud, il est vrai, et pendant ses hivernages, Parry a toujours eu de ce magnifique gibier à discrétion.
—Nous sommes moins bien partagés, répondit Bell; si nous pouvions seulement nous approvisionner de viande d'ours, il ne faudrait pas nous plaindre.
—Voilà précisément la difficulté, répliqua le docteur; c'est que les ours me paraissent fort rares et très-sauvages; ils ne sont pas encore assez civilisés pour venir au-devant d'un coup de fusil.
—Bell parle de la chair de l'ours, reprit Johnson; mais la graisse de cet animal est plus enviable en ce moment que sa chair et sa fourrure.
—Tu as raison, Johnson, répondit Bell; tu penses toujours au combustible?
—Comment n'y pas penser? même en le ménageant avec la plus sévère économie, il ne nous en reste pas pour trois semaines!
—Oui, reprit le docteur, là est le véritable danger, car nous ne sommes qu'au commencement de novembre, et février est le mois le plus froid de l'année dans la zone glaciale; toutefois, à défaut de graisse d'ours, nous pouvons compter sur la graisse de phoques.
—Pas longtemps, monsieur Clawbonny, répondit Johnson, ces animaux-là ne tarderont pas à nous abandonner; raison de froid ou d'effroi, ils ne se montreront bientôt plus à la surface des glaçons.
—Alors, reprit le docteur, je vois qu'il faut absolument se rabattre sur les ours, et, je l'avoue, c'est bien l'animal le plus utile de ces contrées, car, à lui seul, il peut fournir la nourriture, les vêtements, la lumière et le combustible nécessaires à l'homme. Entends-tu, Duk, fit le docteur en caressant le chien, il nous faut des ours, mon ami; cherche! voyons, cherche!»
Duk, qui flairait la glace en ce moment, excité par la voix et les caresses du docteur, partit tout d'un coup avec la rapidité d'un trait. Il aboyait avec vigueur, et malgré son éloignement, ses aboiements arrivaient avec force jusqu'aux chasseurs.
L'extrême portée du son par les basses températures est un fait étonnant; il n'est égalé que par la clarté des constellations dans le ciel boréal; les rayons lumineux et les ondes sonores se transportent à des distances considérables, surtout par les froids secs des nuits hyperboréennes.
Les chasseurs, guidés par ces aboiements lointains, se lancèrent sur les traces de Duk; il leur fallut faire un mille, et ils arrivèrent essoufflés, car les poumons sont rapidement suffoqués dans une semblable atmosphère. Duk demeurait en arrêt à cinquante pas à peine d'une masse énorme qui s'agitait au sommet d'un monticule.
«Nous voilà servis à souhait! s'écria le docteur en armant son fusil.
—Un ours, ma foi, et un bel ours, dit Bell en imitant le docteur,
—Un ours singulier,» fit Johnson, se réservant de tirer après ses deux compagnons.
Duk aboyait avec fureur. Bell s'avança d'une vingtaine de pieds et fit feu; mais l'animal ne parut pas être atteint, car il continua de balancer lourdement sa tête.
Johnson, s'approcha à son tour, et, après avoir soigneusement visé, il pressa la détente de son arme.
«Bon! s'écria le docteur; rien encore! Ah! maudite réfraction! nous sommes hors de portée; on ne s'y habituera donc jamais! Cet ours est à plus de mille pas de nous!
—En avant!» répondit Bell.
Les trois compagnons s'élancèrent rapidement vers l'animal que cette fusillade n'avait aucunement troublé; il semblait être de la plus forte taille, et, sans calculer les dangers de l'attaque, les chasseurs se livraient déjà à la joie de la conquête. Arrivés à une portée raisonable, ils firent feu; l'ours, blessé mortellement sans doute, fit un bond énorme et tomba au pied du monticule.
Duk se précipita sur lui.
«Voilà un ours, dit le docteur, qui n'aura pas été difficile à abattre.
—Trois coups de feu seulement, répondit Bell d'un air méprisant, et il est à terre.
—C'est même singulier, fit Johnson.
—A moins que nous ne soyons arrivés juste au moment où il allait mourir de vieillesse, répondit le docteur en riant.
—Ma foi, vieux ou jeune, répliqua Bell, il n'en sera pas moins de bonne prise.»
En parlant de la sorte, les chasseurs arrivèrent au monticule, et, à leur grande stupéfaction, ils trouvèrent Duk acharné sur le cadavre d'un renard blanc!
«Ah! par exemple, s'écria Bell, voilà qui est fort:
—En vérité, dit le docteur! nous tuons un ours, et c'est un renard qui tombe!»
Johnson ne savait trop que répondre.
«Bon! s'écria le docteur avec un éclat de rire, mêlé de dépit; encore la réfraction! toujours la réfraction!
—Que voulez-vous dire, monsieur Clawbonny? demanda le charpentier.
—Eh oui, mon ami; elle nous a trompés sur les dimensions comme sur la distance! elle nous a fait voir un ours sous la peau d'un renard! pareille méprise est arrivée plus d'une fois aux chasseurs dans des circonstances identiques! Allons! nous en sommes pour nos frais d'imagination.
«Ma foi, répondit Johnson, ours ou renard, on le mangera tout de même.
Emportons-le.»
Mais, au moment où le maître d'équipage allait charger l'animal sur ses épaules:
«Voilà qui est plus fort! s'écria-t-il.
—Qu'est-ce donc? demanda le docteur.
—Regardez, monsieur Clawbonny, voyez! il y a un collier au cou de cette bête!
—Un collier?» répliqua le docteur, en se penchant sur l'animal.
En effet, un collier de cuivre à demi usé apparaissait au milieu de la blanche fourrure du renard; le docteur crut y remarquer des lettres gravées; en un tour de main, il l'enleva de ce cou autour duquel il paraissait rivé depuis longtemps.
«Qu'est-ce que cela veut dire? demanda Johnson.
—Cela veut dire, répondit le docteur, que nous venons de tuer un renard âgé de plus de douze ans, mes amis, un renard qui fut pris par James Ross en 1848.
—Est-il possible! s'écria Bell.
—Cela n'est pas douteux; je regrette que nous ayons abattu ce pauvre animal! Pendant son hivernage, James Ross eut l'idée de prendre dans des pièges une grande quantité de renards blancs; on riva à leur cou des colliers de cuivre sur lesquels étaient gravée l'indication de ses navires l'Entreprise et l'Investigator, ainsi que celle des dépôts de vivres. Ces animaux traversent d'immenses étendues de terrain en quête de leur nourriture, et James Ross espérait que l'un d'eux pourrait tomber entre les mains de quelques hommes de l'expédition Franklin. Voilà toute l'explication, et cette pauvre bête qui aurait pu sauver la vie de deux équipages, est venu inutilement tomber sous nos balles.
—Ma foi, nous ne le mangerons pas, dit Johnson; d'ailleurs, un renard de douze ans! En tous cas, nous conserverons sa peau en témoignage de cette curieuse rencontre.»
Johnson chargea la bête sur ses épaules. Les chasseurs se dirigèrent vers le navire en s'orientant sur les étoiles; leur expédition ne fut pas cependant tout à fait infructueuse; ils purent abattre plusieurs couples de ptarmigans.
Une heure avant d'arriver au Forward, il survint un phénomène qui excita au plus haut degré l'étonnement du docteur. Ce fut une véritable pluie d'étoiles filantes; on pouvait les compter par milliers, comme les fusées dans un bouquet de feu d'artifice d'une blancheur éclatante; la lumière de la lune pâlissait. L'oeil ne pouvait se lasser d'admirer ce phénomène qui dura plusieurs heures. Pareil météore fut observé au Groënland par les Frères Moraves en 1799. On eut dit une véritable fête que le ciel donnait à la terre sous ces latitudes désolées. Le docteur, de retour à bord, passa la nuit entière à suivre la marche de ce météore, qui cessa vers les sept heures du matin, au milieu du profond silence de l'atmosphère.