Aventures du Capitaine Hatteras
CHAPITRE VI
LE «PORPOISE»
Le 24 mars était ce jour de grande fête, ce dimanche des Rameaux, pendant lequel les rues des villages et des villes de l'Europe sont jonchées de fleurs et de feuillage; alors les cloches retentissent dans les airs et l'atmosphère se remplit de parfums pénétrants.
Mais ici, dans ce pays désolé, quelle tristesse! quel silence! Un vent âpre et cuisant, pas une feuille desséchée, pas un brin d'herbe!
Et cependant, ce dimanche était aussi un jour de réjouissance pour les voyageurs, car ils allaient trouver enfin ces ressources dont la privation les eût condamnés à une mort prochaine.
Ils pressèrent le pas; les chiens tirèrent avec plus d'énergie, Duk aboya de satisfaction, et la troupe arriva bientôt au navire américain.
Le Porpoise était entièrement enseveli sous la neige; il n'avait plus ni mât, ni vergue, ni cordage; tout son gréement fut brisé à l'époque du naufrage. Le navire se trouvait encastré dans un lit de rochers complètement invisibles alors. Le Porpoise, couché sur le flanc par la violence du choc, sa carène entrouverte, paraissait inhabitable.
C'est ce que le capitaine, le docteur et Johnson reconnurent, après avoir pénétré non sans peine à l'intérieur du navire. Il fallut déblayer plus de quinze pieds de glace pour arriver au grand panneau; mais, à la joie générale, on vit que les animaux, dont le champ offrait des traces nombreuses, avaient respecté le précieux dépôt de provisions.
«Si nous avons ici, dit Johnson, combustible et nourriture assurés, cette coque ne me paraît pas logeable.
—Eh bien, il faut construire une maison de neige, répondit Hatteras, et nous installer de notre mieux sur le continent.
—Sans doute, reprit le docteur; mais ne nous pressons pas, et faisons bien les choses. A la rigueur, on peut se caser provisoirement dans le navire; pendant ce temps, nous bâtirons une solide maison, capable de nous protéger contre le froid et les animaux. Je me charge d'en être l'architecte, et vous me verrez à l'oeuvre!
—Je ne doute pas de vos talents, monsieur Clawbonny, répondit Johnson; installons-nous ici de notre mieux, et nous ferons l'inventaire de ce que renferme ce navire; malheureusement, je ne vois ni chaloupe, ni canot, et ces débris sont en trop mauvais état pour nous permettre de construire une embarcation.
—Qui sait? répondit le docteur; avec le temps et la réflexion, on fait bien des choses; maintenant, il n'est pas question de naviguer, mais de se créer une demeure sédentaire: je propose donc de ne pas former d'autres projets et de faire chaque chose à son heure.
—Cela est sage, répondit Hatteras; commençons par le plus pressé.»
Les trois compagnons quittèrent le navire, revinrent au traîneau et firent part de leurs idées à Bell et à l'Américain. Bell se déclara prêt à travailler; l'Américain secoua la tête en apprenant qu'il n'y avait rien à faire de son navire; mais, comme cette discussion eût été oiseuse en ce moment, on s'en tint au projet de se réfugier d'abord dans le Porpoise et de construire une vaste habitation sur la côte.
A quatre heures du soir, les cinq voyageurs étaient installés tant bien que mal dans le faux pont; au moyen d'esparres et de débris de mâts, Bell avait installé un plancher à peu près horizontal; on y plaça les couchettes durcies par la gelée, que la chaleur d'un poêle ramena bientôt à leur état naturel. Altamont, appuyé sur le docteur, put se rendre sans trop de peine au coin qui lui avait été réservé. En mettant le pied sur son navire, il laissa échapper un soupir de satisfaction qui ne parut pas de trop bon augure au maître d'équipage.
«Il se sent chez lui, pensa le vieux marin, et on dirait qu'il nous invite!»
Le reste de la journée fut consacré au repos. Le temps menaçait de changer, sous l'influence des coups de vent de l'ouest; le thermomètre placé à l'extérieur marqua vingt-six degrés (-32° centigrades).
En somme, le Porpoise se trouvait placé au-delà du pôle du froid et sous une latitude relativement moins glaciale, quoique plus rapprochée du nord.
On acheva, ce jour-là, de manger les restes de l'ours, avec des biscuits trouvés dans la soute du navire et quelques tasses de thé; puis la fatigue l'emporta, et chacun s'endormit d'un profond sommeil.
Le matin, Hatteras et ses compagnons se réveillèrent un peu tard. Leurs esprits suivaient la pente d'idées nouvelles; l'incertitude du lendemain ne les préoccupait plus; ils ne songeaient qu'à s'installer d'une confortable façon. Ces naufragés se considéraient comme des colons arrivés à leur destination, et, oubliant les souffrances du voyage, ils ne pensaient plus qu'à se créer un avenir supportable.
«Ouf! s'écria le docteur en se détirant les bras, c'est quelque chose de n'avoir point à se demander où l'on couchera le soir et ce que l'on mangera le lendemain.
—Commençons par faire l'inventaire du navire», répondit Johnson.
Le Porpoise avait été parfaitement équipé et approvisionné pour une campagne lointaine.
L'inventaire donna les quantités de provisions suivantes: six mille cent cinquante livres de farine, de graisse, de raisins secs pour les poudings; deux mille livres de boeuf et de cochon salé; quinze cents livres de pemmican; sept cents livres de sucre, autant de chocolat; une caisse et demie de thé, pesant quatre-vingt seize livres: cinq cents livres de riz; plusieurs barils de fruits et de légumes conservés; du lime-juice en abondance, des graines de cochlearia, d'oseille, de cresson; trois cents gallons de rhum et d'eau-de-vie. La soute offrait une grande quantité de poudre, de balles et de plomb; le charbon et le bois se trouvaient en abondance. Le docteur recueillit avec soin les instruments de physique et de navigation, et même une forte pile de Bunsen, qui avait été emportée dans le but de faire des expériences d'électricité.
En somme, les approvisionnements de toutes sortes pouvaient suffire à cinq hommes pendant plus de deux ans, à ration entière. Toute crainte de mourir de faim ou de froid s'évanouissait.
«Voilà notre existence assurée, dit le docteur au capitaine, et rien ne nous empêchera de remonter jusqu'au pôle.
—Jusqu'au pôle! répondit Hatteras en tressaillant.
—Sans doute, reprit le docteur; pendant les mois d'été, qui nous empêchera de pousser une reconnaissance à travers les terres?
—A travers les terres, oui! mais à travers les mers?
—Ne peut-on construire une chaloupe avec les planches du Porpoise?
—Une chaloupe américaine, n'est-ce pas? répondit dédaigneusement
Hatteras, et commandée par cet Américain!»
Le docteur comprit la répugnance du capitaine et ne jugea pas nécessaire de pousser plus avant cette question. Il changea donc le sujet de la conversation.
«Maintenant que nous savons à quoi nous en tenir sur nos approvisionnements, reprit-il, il faut construire des magasins pour eux et une maison pour nous. Les matériaux ne manquent pas, et nous pouvons nous installer très commodément. J'espère, Bell, ajouta le docteur en s'adressant au charpentier, que vous allez vous distinguer, mon ami; d'ailleurs, je pourrai vous donner quelques bons conseils.
—Je suis prêt, monsieur Clawbonny, répondit Bell; au besoin, je ne serais pas embarrassé de construire, au moyen de ces blocs de glace, une ville tout entière avec ses maisons et ses rues…
—Eh! il ne nous en faut pas tant; prenons exemple sur les agents de la Compagnie de la baie d'Hudson: ils construisent des forts qui les mettent à l'abri des animaux et des Indiens; c'est tout ce qu'il nous faut; retranchons-nous de notre mieux; d'un côté l'habitation, de l'autre les magasins, avec une espèce de courtine et deux bastions pour nous couvrir. Je tâcherai de me rappeler pour cette circonstance mes connaissances en castramétation.
—Ma foi! monsieur Clawbonny, dit Johnson, je ne doute pas que nous ne fassions quelque chose de beau sous votre direction.
—Eh bien, mes amis, il faut d'abord choisir notre emplacement; un bon ingénieur doit avant tout reconnaître son terrain. Venez-vous, Hatteras?
—Je m'en rapporte à vous, docteur, répondit le capitaine. Faites, tandis que je vais remonter la côte.»
Altamont, trop faible encore pour prendre part aux travaux, fut laissé à bord de son navire, et les Anglais prirent pied sur le continent.
Le temps était orageux et épais; le thermomètre à midi marquait onze degrés au-dessous de zéro (-23° centigrades); mais, en l'absence du vent, la température restait supportable.
A en juger par la disposition du rivage, une mer considérable, entièrement prise alors, s'étendait à perte de vue vers l'ouest; elle était bornée à l'est par une côte arrondie, coupée d'estuaires profonds et relevée brusquement à deux cents yards de la plage; elle formait ainsi une vaste baie hérissée de ces rochers dangereux sur lesquels le Porpoise fit naufrage; au loin, dans les terres, se dressait une montagne dont le docteur estima l'altitude à cinq cents toises environ. Vers le nord, un promontoire venait mourir à la mer, après avoir couvert une partie de la baie. Une île d'une étendue moyenne, ou mieux un îlot, émergeait du champ de glace à trois milles de la côte, de sorte que, n'eût été la difficulté d'entrer dans cette rade, elle offrait un mouillage sûr et abrité. Il y avait même dans une échancrure du rivage un petit havre très accessible aux navires, si toutefois le dégel dégageait jamais cette partie de l'océan Arctique. Cependant, suivant les récits de Belcher et de Penny, toute cette mer devait être libre pendant les mois d'été.
A mi-côte, le docteur remarqua une sorte de plateau circulaire d'un diamètre de deux cents pieds environ; il dominait la baie sur trois de ses côtés, et le quatrième était fermé par une muraille à pic haute de vingt toises; on ne pouvait y parvenir qu'au moyen de marches évidées dans la glace. Cet endroit parut propre à asseoir une construction solide, et il pouvait se fortifier aisément; la nature avait fait les premiers frais; il suffisait de profiter de la disposition des lieux.
Le docteur, Bell et Johnson atteignirent ce plateau en taillant à la hache les blocs de glace; il se trouvait parfaitement uni. Le docteur, après avoir reconnu l'excellence de l'emplacement, résolut de le déblayer des dix pieds de neige durcie qui le recouvraient; il fallait en effet établir l'habitation et les magasins sur une base solide.
Pendant la journée du lundi, du mardi et du mercredi, on travailla sans relâche; enfin le sol apparut; il était formé d'un granit très dur à grain serré, dont les arêtes vives avaient l'acuité du verre; il renfermait en outre des grenats et de grands cristaux de feldspath, que la pioche fit jaillir.
Le docteur donna alors les dimensions et le plan de la snow-house[1]; elle devait avoir quarante pieds de long sur vingt de large et dix pieds de haut; elle était divisée en trois chambres, un salon, une chambre à coucher et une cuisine; il n'en fallait pas davantage. A gauche se trouvait la cuisine; à droite, la chambre à coucher; au milieu, le salon.
[1] Maison de neige.
Pendant cinq jours, le travail fut assidu. Les matériaux ne manquaient pas; les murailles de glace devaient être assez épaisses pour résister aux dégels, car il ne fallait pas risquer de se trouver sans abri, même en été.
A mesure que la maison s'élevait, elle prenait bonne tournure; elle présentait quatre fenêtres de façade, deux pour le salon, une pour la cuisine, une autre pour la chambre à coucher; les vitres en étaient faites de magnifiques tables de glace, suivant la mode esquimaue, et laissaient passer une lumière douce comme celle du verre dépoli.
Au-devant du salon, entre ses deux fenêtres, s'allongeait un couloir semblable à un chemin couvert, et qui donnait accès dans la maison; une porte solide enlevée à la cabine du Porpoise le fermait hermétiquement. La maison terminée, le docteur fut enchanté de son ouvrage; dire à quel style d'architecture cette construction appartenait eût été difficile, bien que l'architecte eût avoué ses préférences pour le gothique saxon, si répandu en Angleterre; mais il était question de solidité avant tout; le docteur se borna donc à revêtir la façade de robustes contreforts, trapus comme des piliers romans; au-dessus, un toit à pente roide s'appuyait à la muraille de granit. Celle-ci servait également de soutien aux tuyaux des poêles qui conduisaient la fumée au-dehors.
Quand le gros oeuvre fut terminé, on s'occupa de l'installation intérieure. On transporta dans la chambre les couchettes du Porpoise; elles furent disposées circulairement autour d'un vaste poêle. Banquettes, chaises, fauteuils, tables, armoires furent installés aussi dans le salon qui servait de salle à manger; enfin la cuisine reçut les fourneaux du navire avec leurs divers ustensiles. Des voiles tendues sur le sol formaient tapis et faisaient aussi fonction de portières aux portes intérieures qui n'avaient pas d'autre fermeture.
Les murailles de la maison mesuraient communément cinq pieds d'épaisseur, et les baies des fenêtres ressemblaient à des embrasures de canon.
Tout cela était d'une extrême solidité; que pouvait-on exiger de plus? Ah! si l'on eût écouté le docteur, que n'eût-il pas fait au moyen de cette glace et de cette neige, qui se prêtent si facilement à toutes les combinaisons! Il ruminait tout le long du jour mille projets superbes qu'il ne songeait guère à réaliser, mais il amusait ainsi le travail commun par les ressources de son esprit.
D'ailleurs, en bibliophile qu'il était, il avait lu un livre assez rare de M. Kraft, ayant pour titre: Description détaillée de la maison de glace construite à Saint-Pétersbourg, en janvier 1740, et de tous les objets qu'elle renfermait. Et ce souvenir surexcitait son esprit inventif. Il raconta même un soir à ses compagnons les merveilles de ce palais de glace.
«Ce que l'on a fait à Saint-Pétersbourg, leur dit-il, ne pouvons-nous le faire ici? Que nous manque-t-il? Rien, pas même l'imagination!
—C'était donc bien beau? demanda Johnson.
—C'était féerique, mon ami! La maison construite par ordre de l'impératrice Anne, et dans laquelle elle fit faire les noces de l'un de ses bouffons, en 1740, avait à peu près la grandeur de la nôtre; mais, au-devant de sa façade, six canons de glace s'allongeaient sur leurs affûts; on tira plusieurs fois à boulet et à poudre, et ces canons n'éclatèrent pas; il y avait également des mortiers taillés pour des bombes de soixante livres; ainsi nous pourrions établir au besoin une artillerie formidable: le bronze n'est pas loin, et il nous tombe du ciel. Mais où le goût et l'art triomphèrent, ce fut au fronton du palais, orné de statues de glace d'une grande beauté; le perron offrait aux regards des vases de fleurs et d'orangers faits de la même matière; à droite se dressait un éléphant énorme qui lançait de l'eau pendant le jour et du naphte enflammé pendant la nuit. Hein! quelle ménagerie complète nous ferions, si nous le voulions bien!
—En fait d'animaux, répliqua Johnson, nous n'en manquerons pas, j'imagine, et, pour n'être pas de glace, ils n'en seront pas moins intéressants!
—Bon, répondit le belliqueux docteur, nous saurons nous défendre contre leurs attaques; mais, pour en revenir à ma maison de Saint-Pétersbourg, j'ajouterai qu'à l'intérieur il y avait des tables, des toilettes, des miroirs, des candélabres, des bougies, des lits, des matelas, des oreillers, des rideaux, des pendules, des chaises, des cartes à jouer, des armoires avec service complet, le tout en glace ciselée, guillochée, sculptée, enfin un mobilier auquel rien ne manquait.
—C'était donc un véritable palais? dit Bell.
—Un palais splendide et digne d'une souveraine! Ah! la glace! Que la Providence a bien fait de l'inventer, puisqu'elle se prête à tant de merveilles et qu'elle peut fournir le bien-être aux naufragés!
L'aménagement de la maison de neige prit jusqu'au 31 mars; c'était la fête de Pâques, et ce jour fut consacré au repos; on le passa tout entier dans le salon, où la lecture de l'office divin fut faite, et chacun put apprécier la bonne disposition de la snow-house.
Le lendemain, on s'occupa de construire les magasins et la poudrière; ce fut encore l'affaire d'une huitaine de jours, en y comprenant le temps employé au déchargement complet du Porpoise, qui ne se fit pas sans difficulté, car la température très basse ne permettait pas de travailler longtemps. Enfin, le 8 avril, les provisions, le combustible et les munitions se trouvaient en terre ferme et parfaitement à l'abri; les magasins étaient situés au nord, et la poudrière au sud du plateau, à soixante pieds environ de chaque extrémité de la maison; une sorte de chenil fut construit près des magasins; il était destiné à loger l'attelage groënlandais, et le docteur l'honora du nom de «Dog-Palace». Duk, lui, partageait la demeure commune.
Alors, le docteur passa aux moyens de défense de la place. Sous sa direction, le plateau fut entouré d'une véritable fortification de glace qui le mit à l'abri de toute invasion; sa hauteur faisait une escarpe naturelle, et, comme il n'avait ni rentrant ni saillant, il était également fort sur toutes les faces. Le docteur, en organisant ce système de défense, rappelait invinciblement à l'esprit le digne oncle Tobie de Sterne, dont il avait la douce bonté et l'égalité d'humeur. Il fallait le voir calculant la pente de son talus intérieur, l'inclinaison du terre-plein et la largeur de la banquette; mais ce travail se faisait si facilement avec cette neige complaisante, que c'était un véritable plaisir, et l'aimable ingénieur put donner jusqu'à sept pieds d'épaisseur à sa muraille de glace; d'ailleurs, le plateau dominant la baie, il n'eut à construire ni contre-escarpe, ni talus extérieur, ni glacis; le parapet de neige, après avoir suivi les contours du plateau, prenait le mur du rocher en retour et venait se souder aux deux côtés de maison. Ces ouvrages de castramétation furent terminés vers le 15 avril. Le fort était au complet, et le docteur paraissait très fier de son oeuvre.
En vérité, cette enceinte fortifiée eût pu tenir longtemps contre une tribu d'Esquimaux, si de pareils ennemis se fussent jamais rencontrés sous une telle latitude; mais il n'y avait aucune trace d'êtres humains sur cette côte; Hatteras, en relevant la configuration de la baie, ne vit jamais un seul reste de ces huttes qui se trouvent communément dans les parages fréquentés des tribus groënlandaises; les naufragés du Forward et du Porpoise paraissaient être les premiers à fouler ce sol inconnu.
Mais, si les hommes n'étaient pas à craindre, les animaux pouvaient être redoutables, et le fort, ainsi défendu, devait abriter sa petite garnison contre leurs attaques.
CHAPITRE VII
UNE DISCUSSION CARTOLOGIQUE
PENDANT ces préparatifs d'hivernage, Altamont avait repris entièrement ses forces et sa santé; il put même s'employer au déchargement du navire. Sa vigoureuse constitution l'avait enfin emporté, et sa pâleur ne put résister longtemps à la vigueur de son sang.
On vit renaître en lui l'individu robuste et sanguin des États-Unis, l'homme énergique et intelligent, doué d'un caractère résolu, l'Américain entreprenant, audacieux, prompt à tout; il était originaire de New York, et naviguait depuis son enfance, ainsi qu'il l'apprit à ses nouveaux compagnons; son navire le Porpoise avait été équipé et mis en mer par une société de riches négociants de l'Union, à la tête de laquelle se trouvait le fameux Grinnel.
Certains rapports existaient entre Hatteras et lui, des similitudes de caractère, mais non des sympathies. Cette ressemblance n'était pas de nature à faire des amis de ces deux hommes; au contraire. D'ailleurs un observateur eût fini par démêler entre eux de graves désaccords; ainsi, tout en paraissant déployer plus de franchise, Altamont devait être moins franc qu'Hatteras; avec plus de laisser-aller, il avait moins de loyauté; son caractère ouvert n'inspirait pas autant de confiance que le tempérament sombre du capitaine. Celui-ci affirmait son idée une bonne fois, puis il se renfermait en elle. L'autre, en parlant beaucoup, ne disait souvent rien.
Voilà ce que le docteur reconnut peu à peu du caractère de l'Américain, et il avait raison de pressentir une inimitié future, sinon une haine, entre les capitaines du Porpoise et du Forward.
Et pourtant, de ces deux commandants, il ne fallait qu'un seul à commander. Certes, Hatteras avait tous les droits à l'obéissance de l'Américain, les droits de l'antériorité et ceux de la force. Mais si l'un était à la tête des siens, l'autre se trouvait à bord de son navire. Cela se sentait.
Par politique ou par instinct, Altamont fut tout d'abord entraîné vers le docteur; il lui devait la vie, mais la sympathie le poussait vers ce digne homme plus encore que la reconnaissance. Tel était l'inévitable effet du caractère du digne Clawbonny; les amis poussaient autour de lui comme les blés au soleil. On a cité des gens qui se levaient à cinq heures du matin pour se faire des ennemis; le docteur se fût levé à quatre sans y réussir.
Cependant il résolut de tirer parti de l'amitié d'Altamont pour connaître la véritable raison de sa présence dans les mers polaires. Mais l'Américain, avec tout son verbiage, répondit sans répondre, et il reprit son thème accoutumé du passage du nord-ouest.
Le docteur soupçonnait à cette expédition un autre motif, celui-là même que craignait Hatteras. Aussi résolut-il de ne jamais mettre les deux adversaires aux prises sur ce sujet; mais il n'y parvint pas toujours. Les plus simples conversations menaçaient de dévier malgré lui, et chaque mot pouvait faire étincelle au choc des intérêts rivaux.
Cela arriva bientôt, en effet. Lorsque la maison fut terminée, le docteur résolut de l'inaugurer par un repas splendide; une bonne idée de Clawbonny, qui voulait ramener sur ce continent les habitudes et les plaisirs de la vie européenne. Bell avait précisément tué quelques ptarmigans et un lièvre blanc, le premier messager du printemps nouveau.
Ce festin eut lieu le 14 avril, le second dimanche de la Quasimodo, par un beau temps très sec; mais le froid ne se hasardait pas à pénétrer dans la maison de glace; les poêles qui ronflaient en auraient eu facilement raison.
On dîna bien; la chair fraîche fit une agréable diversion au pemmican et aux viandes salées; un merveilleux pouding confectionné de la main du docteur eut les honneurs du bis; on en redemanda; le savant maître coq, un tablier aux reins et le couteau à la ceinture, n'eût pas déshonoré les cuisines du grand chancelier d'Angleterre.
Au dessert, les liqueurs firent leur apparition; l'Américain n'était pas soumis au régime des Anglais tee-totalers[1]; il n'y avait donc aucune raison pour qu'il se privât d'un verre de gin ou de brandy; les autres convives, gens sobres d'ordinaire, pouvaient sans inconvénient se permettre cette infraction à leur règle; donc, par ordonnance du médecin, chacun put trinquer à la fin de ce joyeux repas. Pendant les toasts portés à l'Union, Hatteras s'était tu simplement.
[1] Régime qui exclut toute boisson spiritueuse.
Ce fut alors que le docteur mit une question intéressante sur le tapis.
«Mes amis, dit-il, ce n'est pas tout d'avoir franchi les détroits, les banquises, les champs de glace, et d'être venus jusqu'ici; il nous reste quelque chose à faire. Je viens vous proposer de donner des noms à cette terre hospitalière, où nous avons trouvé le salut et le repos; c'est la coutume suivie par tous les navigateurs du monde, et il n'est pas un d'eux qui y ait manqué en pareille circonstance; il faut donc à notre retour rapporter, avec la configuration hydrographique des côtes, les noms des caps, des baies, des pointes et des promontoires qui les distinguent. Cela est de toute nécessité.
—Voilà qui est bien parlé, s'écria Johnson; d'ailleurs, quand on peut appeler toutes ces terres d'un nom spécial, cela leur donne un air sérieux, et l'on n'a plus le droit de se considérer comme abandonné sur un continent inconnu.
—Sans compter, répliqua Bell, que cela simplifie les instructions en voyage et facilite l'exécution des ordres; nous pouvons être forcés de nous séparer pendant quelque expédition, ou dans une chasse, et rien de tel pour retrouver son chemin que de savoir comment il se nomme.
—Eh bien, dit le docteur, puisque nous sommes tous d'accord à ce sujet, tâchons de nous entendre maintenant sur les noms à donner, et n'oublions ni notre pays, ni nos amis dans la nomenclature. Pour moi, quand je jette les yeux sur une carte, rien ne me fait plus de plaisir que de relever le nom d'un compatriote au bout d'un cap, à côté d'une île ou au milieu d'une mer. C'est l'intervention charmante de l'amitié dans la géographie.
—Vous avez raison, docteur, répondit l'Américain, et, de plus, vous dites ces choses-là d'une façon qui en rehausse le prix.
—Voyons, répondit le docteur, procédons avec ordre.»
Hatteras n'avait pas encore pris part à la conversation; il réfléchissait. Cependant les yeux de ses compagnons s'étant fixés sur lui, il se leva et dit:
«Sauf meilleur avis, et personne ici ne me contredira, je pense—en ce moment, Hatteras regardait Altamont—il me paraît convenable de donner à notre habitation le nom de son habile architecte, du meilleur d'entre nous, et de l'appeler Doctor's-House.
—C'est cela, répondit Bell.
—Bien! s'écria Johnson, la Maison du Docteur!
—On ne peut mieux faire, répondit Altamont. Hurrah pour le docteur
Clawbonny!»
Un triple hurrah fut poussé d'un commun accord, auquel Duk mêla des aboiements d'approbation.
«Ainsi donc, reprit Hatteras, que cette maison soit ainsi appelée en attendant qu'une terre nouvelle nous permette de lui décerner le nom de notre ami.
—Ah! fit le vieux Johnson, si le paradis terrestre était encore à nommer, le nom de Clawbonny lui irait à merveille!»
Le docteur, très ému, voulut se défendre par modestie; il n'y eut pas moyen; il fallut en passer par là. Il fut donc bien et dûment arrêté que ce joyeux repas venait d'être pris dans le grand salon de Doctor's-House, après avoir été confectionné dans la cuisine de Doctor's-House, et qu'on irait gaiement se coucher dans la chambre de Doctor's-House.
«Maintenant, dit le docteur, passons à des points plus importants de nos découvertes.
—Il y a, répondit Hatteras, cette mer immense qui nous environne, et dont pas un navire n'a encore sillonné les flots.
—Pas un navire! il me semble cependant, dit Altamont, que le Porpoise ne doit pas être oublié, à moins qu'il ne soit venu par terre, ajouta-t-il railleusement.
—On pourrait le croire, répliqua Hatteras, à voir les rochers sur lesquels il flotte en ce moment.
—Vraiment, Hatteras, dit Altamont d'un air piqué; mais, à tout prendre, cela ne vaut-il pas mieux que de s'éparpiller dans les airs, comme a fait le Forward?»
Hatteras allait répliquer avec vivacité, quand le docteur intervint.
«Mes amis, dit-il, il n'est point question ici de navires, mais d'une mer nouvelle…
—Elle n'est pas nouvelle, répondit Altamont. Elle est déjà nommée sur toutes les cartes du pôle. Elle s'appelle l'Océan boréal, et je ne crois pas qu'il soit opportun de lui changer son nom; plus tard, si nous découvrons qu'elle ne forme qu'un détroit ou un golfe, nous verrons ce qu'il conviendra de faire.
—Soit, fit Hatteras.
—Voilà qui est entendu, répondit le docteur, regrettant presque d'avoir soulevé une discussion grosse de rivalités nationales.
—Arrivons donc à la terre que nous foulons en ce moment, reprit Hatteras. Je ne sache pas qu'elle ait un nom quelconque sur les cartes les plus récentes!»
En parlant ainsi, il fixait du regard Altamont, qui ne baissa pas les yeux et répondit:
«Vous pourriez encore vous tromper, Hatteras.
—Me tromper! Quoi! cette terre inconnue, ce sol nouveau…
—A déjà un nom», répondit tranquillement l'Américain.
Hatteras se tut. Ses lèvres frémissaient.
«Et quel est ce nom? demanda le docteur, un peu étonné de l'affirmation de l'Américain.
—Mon cher Clawbonny, répondit Altamont, c'est l'habitude, pour ne pas dire le droit, de tout navigateur, de nommer le continent auquel il aborde le premier. Il me semble donc qu'en cette occasion j'ai pu, j'ai dû user de ce droit incontestable…
—Cependant… dit Johnson, auquel déplaisait le sang-froid cassant d'Altamont.
—Il me paraît difficile de prétendre, reprit ce dernier, que le Porpoise n'ait pas atterri sur cette côte, et même en admettant qu'il y soit venu par terre, ajouta-t-il en regardant Hatteras, cela ne peut faire question.
—C'est une prétention que je ne saurais admettre, répondit gravement Hatteras en se contenant. Pour nommer, il faut au moins découvrir, et ce n'est pas ce que vous avez fait, je suppose. Sans nous d'ailleurs, où seriez-vous, monsieur, vous qui venez nous imposer des conditions? A vingt pieds sous la neige!
—Et sans moi, monsieur, répliqua vivement l'Américain, sans mon navire, que seriez-vous en ce moment? Morts de faim et de froid!
—Mes amis, fit le docteur, en intervenant de son mieux, voyons, un peu de calme, tout peut s'arranger. Écoutez-moi.
—Monsieur, continua Altamont en désignant le capitaine, pourra nommer toutes les autres terres qu'il découvrira, s'il en découvre; mais ce continent m'appartient! je ne pourrais même admettre la prétention qu'il portât deux noms, comme la terre Grinnel, nommée également terre du Prince-Albert, parce qu'un Anglais et un Américain la reconnurent presque en même temps. Ici, c'est autre chose; mes droits d'antériorité sont incontestables. Aucun navire, avant le mien, n'a rasé cette côte de son plat-bord. Pas un être humain, avant moi, n'a mis le pied sur ce continent; or, je lui ai donné un nom, et il le gardera.
—Et quel est ce nom? demanda le docteur.
—La Nouvelle-Amérique», répondit Altamont.
Les poings d'Hatteras se crispèrent sur la table. Mais, faisant un violent effort sur lui-même, il se contint.
«Pouvez-vous me prouver, reprit Altamont, qu'un Anglais ait jamais foulé ce sol avant un Américain?»
Johnson et Bell se taisaient, bien qu'ils fussent non moins irrités que le capitaine de l'impérieux aplomb de leur contradicteur. Mais il n'y avait rien à répondre.
Le docteur reprit la parole, après quelques instants d'un silence pénible:
«Mes amis, dit-il, la première loi humaine est la loi de la justice; elle renferme toutes les autres. Soyons donc justes, et ne nous laissons pas aller à de mauvais sentiments. La priorité d'Altamont me paraît incontestable. Il n'y a pas à la discuter; nous prendrons notre revanche plus tard, et l'Angleterre aura bonne part dans nos découvertes futures. Laissons donc à cette terre le nom de la Nouvelle-Amérique. Mais Altamont, en la nommant ainsi, n'a pas, j'imagine, disposé des baies, des caps, des pointes, des promontoires qu'elle contient, et je ne vois aucun empêchement à ce que nous nommions cette baie la baie Victoria?
—Aucun, répondit Altamont, si le cap qui s'étend là-bas dans la mer porte le nom de cap Washington.
—Vous auriez pu, monsieur, s'écria Hatteras hors de lui, choisir un nom moins désagréable à une oreille anglaise.
—Mais non plus cher à une oreille américaine, répondit Altamont avec beaucoup de fierté.
—Voyons! voyons! répondit le docteur, qui avait fort à faire pour maintenir la paix dans ce petit monde, pas de discussion à cet égard! qu'il soit permis à un Américain d'être fier de ses grands hommes! honorons le génie partout où il se rencontre, et puisque Altamont a fait son choix, parlons maintenant pour nous et les nôtres. Que notre capitaine…
—Docteur, répondit ce dernier, cette terre étant une terre américaine, je désire que mon nom n'y figure pas.
—C'est une décision irrévocable? dit le docteur.
—Absolue», répondit Hatteras.
Le docteur n'insista pas.
«Eh bien, à nous, dit-il en s'adressant au vieux marin et au charpentier; laissons ici quelque trace de notre passage. Je vous propose d'appeler l'île que nous voyons à trois milles au large île Johnson, en l'honneur de notre maître d'équipage.
—Oh! fit ce dernier, un peu confus, monsieur Clawbonny!
—Quant à cette montagne que nous avons reconnue dans l'ouest, nous lui donnerons le nom de Bell-Mount, si notre charpentier y consent!
—C'est trop d'honneur pour moi, répondit Bell.
—C'est justice, répondit le docteur.
—Rien de mieux, fit Altamont.
—Il ne nous reste donc plus que notre fort à baptiser, reprit le docteur; là-dessus, nous n'aurons aucune discussion; ce n'est ni à Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria, ni à Washington, que nous devons d'y être abrités en ce moment, mais à Dieu, qui, en nous réunissant, nous a sauvés tous. Que ce fort soit donc nommé le Fort-Providence!
—C'est justement trouvé, repartit Altamont.
—Le Fort-Providence, reprit Johnson, cela sonne bien! Ainsi donc, en revenant de nos excursions du nord, nous prendrons par le cap Washington, pour gagner la baie Victoria, de là le Fort-Providence, où nous trouverons repos et nourriture dans Doctor's-House!
—Voilà qui est entendu, répondit le docteur; plus tard, au fur et à mesure de nos découvertes, nous aurons d'autres noms à donner, qui n'amèneront aucune discussion, je l'espère; car, mes amis, il faut ici se soutenir et s'aimer; nous représentons l'humanité tout entière sur ce bout de côte; ne nous abandonnons donc pas à ces détestables passions qui harcèlent les sociétés; réunissons-nous de façon à rester forts et inébranlables contre l'adversité. Qui sait ce que le Ciel nous réserve de dangers à courir, de souffrances à supporter avant de revoir notre pays! Soyons donc cinq en un seul, et laissons de côté des rivalités qui n'ont jamais raison d'être, ici moins qu'ailleurs. Vous m'entendez, Altamont? Et vous, Hatteras?»
Les deux hommes ne répondirent pas, mais le docteur fit comme s'ils eussent répondu.
Puis on parla d'autre chose. Il fut question de chasses à organiser pour renouveler et varier les provisions de viandes; avec le printemps, les lièvres, les perdrix, les renards même, les ours aussi, allaient revenir; on résolut donc de ne pas laisser passer un jour favorable sans pousser une reconnaissance sur la terre de la Nouvelle-Amérique.
CHAPITRE VIII
EXCURSION AU NORD DE LA BAIE VICTORIA
Le lendemain, aux premiers rayons du soleil, Clawbonny gravit les rampes assez roides de cette muraille de rochers contre laquelle s'appuyait Doctor's-House; elle se terminait brusquement par une sorte de cône tronqué. Le docteur parvint, non sans peine, à son sommet, et de là son regard s'étendit sur une vaste étendue de terrain convulsionné, qui semblait être le résultat de quelque commotion volcanique; un immense rideau blanc recouvrait le continent et la mer, sans qu'il fût possible de les distinguer l'un de l'autre.
En reconnaissant que ce point culminant dominait toutes les plaines environnantes, le docteur eut une idée, et qui le connaît ne s'en étonnera guère.
Son idée, il la mûrit, il la combina, il la creusa, il en fut tout à fait maître en rentrant dans la maison de neige, et il la communiqua à ses compagnons.
«Il m'est venu à l'esprit, leur dit-il, d'établir un phare au sommet de ce cône qui se dresse au-dessus de nos têtes.
—Un phare? s'écria-t-on.
—Oui, un phare! Il aura un double avantage, celui de nous guider la nuit, lorsque nous reviendrons de nos excursions lointaines, et celui d'éclairer le plateau pendant nos huit mois d'hiver.
—A coup sûr, répondit Altamont, un semblable appareil serait une chose utile; mais comment l'établirez-vous?
—Avec l'un des fanaux du Porpoise.
—D'accord; mais avec quoi alimenterez-vous la lampe de votre phare?
Est-ce avec de l'huile de phoque?
—Non pas! la lumière produite par cette huile ne jouit pas d'un pouvoir assez éclairant; elle pourrait à peine percer le brouillard.
—Prétendez-vous donc tirer de notre houille l'hydrogène qu'elle contient, et nous faire du gaz d'éclairage?
—Bon! cette lumière serait encore insuffisante, et elle aurait le tort grave de consommer une partie de notre combustible.
—Alors, fit Altamont, je ne vois pas…
—Pour mon compte, répondit Johnson, depuis la balle de mercure, depuis la lentille de glace, depuis la construction du Fort-Providence, je crois M. Clawbonny capable de tout.
—Eh bien! reprit Altamont, nous direz-vous quel genre de phare vous prétendez établir?
—C'est bien simple, répondit le docteur, un phare électrique.
—Un phare électrique!
—Sans doute; n'aviez-vous pas à bord du Porpoise une pile de Bunsen en parfait état?
—Oui, répondit l'Américain.
—Évidemment, en les emportant, vous aviez en vue quelque expérience, car rien ne manque, ni les fils conducteurs parfaitement isolés, ni l'acide nécessaire pour mettre les éléments en activité. Il est donc facile de nous procurer de la lumière électrique. On y verra mieux, et cela ne coûtera rien.
—Voilà qui est parfait, répondit le maître d'équipage, et moins nous perdrons de temps…
—Eh bien, les matériaux sont là, répondit le docteur, et en une heure nous aurons élevé une colonne de glace de dix pieds de hauteur, ce qui sera très suffisant.»
Le docteur sortit; ses compagnons le suivirent jusqu'au sommet du cône; la colonne s'éleva promptement et fut bientôt couronnée par l'un des fanaux du Porpoise.
Alors le docteur y adapta les fils conducteurs qui se rattachaient à la pile; celle-ci, placée dans le salon de la maison de glace, était préservée de la gelée par la chaleur des poêles. De là, les fils montaient jusqu'à la lanterne du phare.
Tout cela fut installé rapidement, et on attendit le coucher du soleil pour jouir de l'effet. A la nuit, les deux pointes de charbon, maintenues dans la lanterne à une distance convenable, furent rapprochées, et des faisceaux d'une lumière intense, que le vent ne pouvait ni modérer ni éteindre, jaillirent du fanal. C'était un merveilleux spectacle que celui de ces rayons frissonnants dont l'éclat, rivalisant avec la blancheur des plaines, dessinait vivement l'ombre de toutes les saillies environnantes. Johnson ne put s'empêcher de battre des mains.
«Voilà M. Clawbonny, dit-il, qui fait du soleil, à présent!
—Il faut bien faire un peu de tout», répondit modestement le docteur.
Le froid mit fin à l'admiration générale, et chacun alla se blottir sous ses couvertures.
La vie fut alors régulièrement organisée. Pendant les jours suivants, du 15 au 20 avril, le temps fut très incertain; la température sautait subitement d'une vingtaine de degrés, et l'atmosphère subissait des changements imprévus, tantôt imprégnée de neige et agitée par les tourbillons, tantôt froide et sèche au point que l'on ne pouvait mettre le pied au-dehors sans précaution.
Cependant, le samedi, le vent vint à tomber; cette circonstance rendait possible une excursion; on résolut donc de consacrer une journée à la chasse pour renouveler les provisions.
Dès le matin, Altamont, le docteur, Bell, armés chacun d'un fusil à deux coups, de munitions suffisantes, d'une hachette, et d'un couteau à neige pour le cas où il deviendrait nécessaire de se créer un abri, partirent par un temps couvert.
Pendant leur absence, Hatteras devait reconnaître la côte et faire quelques relevés. Le docteur eut soin de mettre le phare en activité; ses rayons luttèrent avantageusement avec les rayons de l'astre radieux; en effet, la lumière électrique, équivalente à celle de trois mille bougies ou de trois cents becs de gaz, est la seule qui puisse soutenir la comparaison avec l'éclat solaire.
Le froid était vif, sec et tranquille. Les chasseurs se dirigèrent vers le cap Washington; la neige durcie favorisait leur marche. En une demi-heure, ils franchirent les trois milles qui séparaient le cap du Fort-Providence. Duk gambadait autour d'eux.
La côte s'infléchissait vers l'est, et les hauts sommets de la baie Victoria tendaient à s'abaisser du côté du nord. Cela donnait à supposer que la Nouvelle-Amérique pourrait bien n'être qu'une île; mais il n'était pas alors question de déterminer sa configuration.
Les chasseurs prirent par le bord de la mer et s'avancèrent rapidement. Nulle trace d'habitation, nul reste de hutte; ils foulaient un sol vierge de tout pas humain.
Ils firent ainsi une quinzaine de milles pendant les trois premières heures, mangeant sans s'arrêter; mais leur chasse menaçait d'être infructueuse. En effet, c'est à peine s'ils virent des traces de lièvre, de renard ou de loup. Cependant, quelques snow-birds[1], voltigeant ça et là, annonçaient le retour du printemps et des animaux arctiques.
[1] Oiseaux de neige
Les trois compagnons avaient dû s'enfoncer dans les terres pour tourner des ravins profonds et des rochers à pic qui se reliaient au Bell-Mount; mais, après quelques retards, ils parvinrent à regagner le rivage; les glaces n'étaient pas encore séparées. Loin de là, la mer restait toujours prise; cependant des traces de phoques annonçaient les premières visites de ces amphibies, qui venaient déjà respirer à la surface de l'ice-field. Il était même évident, à de larges empreintes, à de fraîches cassures de glaçons, que plusieurs d'entre eux avaient pris terre tout récemment.
Ces animaux sont très avides des rayons du soleil, et ils s'étendent volontiers sur les rivages pour se laisser pénétrer par sa bienfaisante chaleur.
Le docteur fit observer ces particularités à ses compagnons.
«Remarquons cette place avec soin, leur dit-il; il est fort possible que, l'été venu, nous rencontrions ici des phoques par centaines; ils se laissent facilement approcher dans les parages peu fréquentés des hommes, et on s'en empare aisément. Mais il faut bien se garder de les effrayer, car alors ils disparaissent comme par enchantement et ne reviennent plus; c'est ainsi que des pêcheurs maladroits, au lieu de les tuer isolément, les ont souvent attaqués en masse, avec bruit et vociférations, et ont perdu ou compromis leur chargement.
—Les chasse-t-on seulement pour avoir leur peau ou leur huile? demanda Bell.
—Les Européens, oui, mais, ma foi, les Esquimaux les mangent; ils en vivent, et ces morceaux de phoque, qu'ils mélangent dans le sang et la graisse, n'ont rien d'appétissant. Après tout, il y a manière de s'y prendre, et je me chargerais d'en tirer de fines côtelettes qui ne seraient point à dédaigner pour qui se ferait à leur couleur noirâtre.
—Nous vous verrons à l'oeuvre, répondit Bell; je m'engage, de confiance, à manger de la chair de phoque tant que cela vous fera plaisir. Vous m'entendez, monsieur Clawbonny?
—Mon brave Bell, vous voulez dire tant que cela vous fera plaisir.
Mais vous aurez beau faire, vous n'égalerez jamais la voracité du
Groënlandais, qui consomme jusqu'à dix et quinze livres de cette
viande par jour.
—Quinze livres! fit Bell. Quels estomacs!
—Des estomacs polaires, répondit le docteur, des estomacs prodigieux, qui se dilatent à volonté, et, j'ajouterai, qui se contractent de même, aptes à supporter la disette comme l'abondance. Au commencement de son dîner, l'Esquimau est maigre; à la fin, il est gras, et on ne le reconnaît plus! Il est vrai que son dîner dure souvent une journée entière.
—Évidemment, dit Altamont, cette voracité est particulière aux habitants des pays froids?
—Je le crois, répondit le docteur; dans les régions arctiques, il faut manger beaucoup; c'est une des conditions non seulement de la force, mais de l'existence. Aussi, la Compagnie de la baie d'Hudson attribue-t-elle à chaque homme ou huit livres de viande, ou douze livres de poisson, ou deux livres de pemmican par jour.
—Voilà un régime réconfortant, dit le charpentier.
—Mais pas tant que vous le supposez, mon ami, et un Indien, gavé de la sorte, ne fournit pas une quantité de travail supérieure à celle d'un Anglais nourri de sa livre de boeuf et de sa pinte de bière.
—Alors, monsieur Clawbonny, tout est pour le mieux.
—Sans doute, mais cependant un repas d'Esquimaux peut à bon droit nous étonner. Aussi, à la terre Boothia, pendant son hivernage, Sir John Ross était toujours surpris de la voracité de ses guides; il raconte quelque part que deux hommes, deux, entendez-vous, dévorèrent pendant une matinée tout un quartier de boeuf musqué; ils taillaient la viande en longues aiguillettes, qu'ils introduisaient dans leur gosier; puis chacun, coupant au ras du nez ce que sa bouche ne pouvait contenir, le passait à son compagnon; ou bien, ces gloutons, laissant pendre des rubans de chair jusqu'à terre, les avalaient peu à peu, à la façon du boa digérant un boeuf, et comme lui étendus tout de leur long sur le sol!
—Pouah! lit Bell; les dégoûtantes brutes!
—Chacun a sa manière de dîner, répondit philosophiquement l'Américain.
—Heureusement! répliqua le docteur.
—Eh bien, reprit Altamont, puisque le besoin de se nourrir est si impérieux sous ces latitudes, je ne m'étonne plus que, dans les récits des voyageurs arctiques, il soit toujours question de repas.
—Vous avez raison, répondit le docteur, et c'est une remarque que j'ai faite également: cela vient de ce que non seulement il faut une nourriture abondante, mais aussi de ce qu'il est souvent fort difficile de se la procurer. Alors, on y pense sans cesse, et, par suite, on en parle toujours.
—Cependant, dit Altamont, si mes souvenirs sont exacts, en Norvège, dans les contrées les plus froides, les paysans n'ont pas besoin d'une alimentation aussi substantielle: un peu de laitage, des oeufs, du pain d'écorce de bouleau, quelquefois du saumon, jamais de viande; et cela n'en fait pas moins des gaillards solidement constitués.
—Affaire d'organisation, répondit le docteur, et que je ne me charge pas d'expliquer. Cependant, je crois qu'une seconde ou une troisième génération de Norvégiens, transplantés au Groënland, finirait par se nourrir à la façon groënlandaise. Et nous-mêmes, mes amis, si nous restions dans ce bienheureux pays, nous arriverions à vivre en Esquimaux, pour ne pas dire en gloutons fieffés.
—Monsieur Clawbonny, dit Bell, me donne faim à parler de la sorte.
—Ma foi non, répondit Altamont, cela me dégoûterait plutôt et me ferait prendre la chair de phoque en horreur. Eh! mais, je crois que nous allons pouvoir nous mettre à l'épreuve. Je me trompe fort, ou j'aperçois là-bas, étendue sur les glaçons, une masse qui me paraît animée.
—C'est un morse! s'écria le docteur; silence, et en avant!»
En effet, un amphibie de la plus forte taille s'ébattait à deux cents yards des chasseurs; il s'étendait et se roulait voluptueusement aux pâles rayons du soleil.
Les trois chasseurs se divisèrent de manière à cerner l'animal pour lui couper la retraite, ils arrivèrent ainsi à quelques toises de lui en se dérobant derrière les hummocks, et ils firent feu.
Le morse se renversa sur lui-même, encore plein de vigueur; il écrasait les glaçons, il voulait fuir; mais Altamont l'attaqua à coups de hache et parvint à lui trancher ses nageoires dorsales. Le morse essaya une défense désespérée; de nouveaux coups de feu l'achevèrent, et il demeura étendu sans vie sur l'ice-field rougi de son sang.
C'était un animal de belle taille; il mesurait près de quinze pieds de long depuis son museau jusqu'à l'extrémité de sa queue, et il eût certainement fourni plusieurs barriques d'huile.
Le docteur tailla dans la chair les parties les plus savoureuses, et il laissa le cadavre à la merci de quelques corbeaux qui, à cette époque de l'année, planaient déjà dans les airs.
La nuit commençait à venir. On songea à regagner le Fort-Providence; le ciel s'était entièrement purifié, et, en attendant les rayons prochains de la lune, il s'éclairait de magnifiques lueurs stellaires.
«Allons, en route, dit le docteur; il se fait tard; en somme, notre chasse n'a pas été très heureuse; mais, du moment où il rapporte de quoi souper, un chasseur n'a pas le droit de se plaindre. Seulement, prenons par le plus court, et tâchons de ne pas nous égarer; les étoiles sont là pour nous indiquer la route.»
Cependant, dans ces contrées où la polaire brille droit au-dessus de la tête du voyageur, il est malaisé de la prendre pour guide; en effet, quand le nord est exactement au sommet de la voûte céleste, les autres points cardinaux sont difficiles à déterminer: la lune et les grandes constellations vinrent heureusement aider le docteur à fixer sa route.
Il résolut, pour abréger son chemin, d'éviter les sinuosités du rivage et de couper au travers des terres; c'était plus direct, mais moins sûr: aussi, après quelques heures de marche, la petite troupe fut complètement égarée.
On agita la question de passer la nuit dans une hutte de glace, de s'y reposer, et d'attendre le jour pour s'orienter, dût-on revenir au rivage, afin de suivre l'ice-field; mais le docteur, craignant d'inquiéter Hatteras et Johnson, insista pour que la route fût continuée.
«Duk nous conduit, dit-il, et Duk ne peut se tromper: il est cloué d'un instinct qui se passe de boussole et d'étoile. Suivons-le donc.»
Duk marchait en avant, et on s'en fia à son intelligence. On eut raison; bientôt une lueur apparut au loin dans l'horizon; on ne pouvait la confondre avec une étoile, qui ne fût pas sortie de brumes aussi basses.
«Voilà notre phare! s'écria le docteur.
—Vous croyez, monsieur Clawbonny? dit le charpentier.
—J'en suis certain. Marchons.»
A mesure que les voyageurs approchaient, la lueur devenait plus intense, et bientôt ils furent enveloppés par une traînée de poussière lumineuse; ils marchaient dans un immense rayon, et derrière eux leurs ombres gigantesques, nettement découpées, s'allongeaient démesurément sur le tapis de neige.
Ils doublèrent le pas, et, une demi-heure après, ils gravissaient le talus du Fort-Providence.
CHAPITRE IX
LE FROID ET LE CHAUD
Hatteras et Johnson attendaient les trois chasseurs avec une certaine inquiétude. Ceux-ci furent enchantés de retrouver un abri chaud et commode. La température, avec le soir, s'était singulièrement abaissée, et le thermomètre placé à l'extérieur marquait soixante-treize degrés au-dessous de zéro (-31° centigrades).
Les arrivants, exténués de fatigue et presque gelés, n'en pouvaient plus; les poêles heureusement marchaient bien; le fourneau n'attendait plus que les produits de la chasse; le docteur se transforma en cuisinier et fit griller quelques côtelettes de morse. A neuf heures du soir, les cinq convives s'attablaient devant un souper réconfortant.
«Ma foi, dit Bell, au risque de passer pour un Esquimau, j'avouerai que le repas est la grande chose d'un hivernage; quand on est parvenu à l'attraper, il ne faut pas bouder devant!»
Chacun des convives, ayant la bouche pleine, ne put répondre immédiatement au charpentier; mais le docteur lui fit signe qu'il avait bien raison.
Les côtelettes de morse furent déclarées excellentes, ou, si on ne le déclara pas, on les dévora jusqu'à la dernière, ce qui valait toutes les déclarations du monde.
Au dessert, le docteur prépara le café, suivant son habitude; il ne laissait à personne le soin de distiller cet excellent breuvage; il le faisait sur la table, dans une cafetière à esprit-de-vin, et le servait bouillant. Pour son compte, il fallait qu'il lui brûlât la langue, ou il le trouvait indigne de passer par son gosier. Ce soir-là il l'absorba à une température si élevée, que ses compagnons ne purent l'imiter.
«Mais vous allez vous incendier, docteur, lui dit Altamont.
—Jamais, répondit-il.
—Vous avez donc le palais doublé en cuivre? répliqua Johnson.
—Point, mes amis; je vous engage à prendre exemple sur moi. Il y a des personnes, et je suis du nombre, qui boivent le café à la température de cent trente et un degrés (+55° centigrades).
—Cent trente et un degrés! s'écria Altamont; mais la main ne supporterait pas une pareille chaleur!
—Évidemment, Altamont, puisque la main ne peut pas endurer plus de cent vingt-deux degrés (+50° centigrades) dans l'eau; mais le palais et la langue sont moins sensibles que la main, et ils résistent là où celles-ci ne pourraient y tenir.
—Vous m'étonnez, dit Altamont.
—Eh bien, je vais vous convaincre.»
Et le docteur, ayant pris le thermomètre du salon, en plongea la boule dans sa tasse de café bouillant; il attendit que l'instrument ne marquât plus que cent trente et un degrés, et il avala sa liqueur bienfaisante avec une évidente satisfaction.
Bell voulut l'imiter bravement et se brûla à jeter les hauts cris.
«Manque d'habitude, dit le docteur.
—Clawbonny, reprit Altamont, pourriez-vous nous dire quelles sont les plus hautes températures que le corps humain soit capable de supporter?
—Facilement, répondit le docteur; on l'a expérimenté, et il y a des faits curieux à cet égard. Il m'en revient un ou deux à la mémoire, et ils vous prouveront qu'on s'accoutume à tout, même à ne pas cuire où cuirait un beefsteak. Ainsi, on raconte que des filles de service au four banal de la ville de La Rochefoucauld, en France, pouvaient rester dix minutes dans ce four, pendant que la température s'y trouvait à trois cents degrés (+ 132° centigrades), c'est-à-dire supérieure de quatre-vingt-neuf degrés à l'eau bouillante, et tandis qu'autour d'elles des pommes et de la viande grillaient parfaitement.
—Quelles filles! s'écria Altamont.
—Tenez, voici un autre exemple qu'on ne peut mettre en doute. Neuf de nos compatriotes, en 1774, Fordyce, Banks, Solander, Blagdin, Home, Nooth, Lord Seaforth et le capitaine Philips, supportèrent une température de deux cent quatre-vingt-quinze degrés (+ 128° centigrades), pendant que des oeufs et un roastbeef cuisaient auprès d'eux.
—Et c'étaient des Anglais! dit Bell avec un certain sentiment de fierté.
—Oui, Bell, répondit le docteur.
—Oh! des Américains auraient mieux fait, fit Altamont.
—Ils eussent rôti, dit le docteur en riant.
—Et pourquoi pas? répondit l'Américain.
—En tout cas, ils ne l'ont pas essayé; donc je m'en tiens à mes compatriotes. J'ajouterai un dernier fait, incroyable, si l'on pouvait douter de la véracité des témoins. Le duc de Raguse et le docteur Jung, un Français et un Autrichien, virent un Turc se plonger dans un bain qui marquait cent soixante-dix degrés (+78° centigrades).
—Mais il me semble, dit Johnson, que cela ne vaut ni les filles du four banal, ni nos compatriotes!
—Pardon, répondit le docteur; il y a une grande différence entre se plonger dans l'air chaud ou dans l'eau chaude; l'air chaud amène une transpiration qui garantit les chairs, tandis que dans l'eau bouillante on ne transpire pas, et l'on se brûle. Aussi la limite extrême de température assignée aux bains n'est-elle en général que de cent sept degrés (+42° centigrades). Il fallait donc que ce Turc fût un homme peu ordinaire pour supporter une chaleur pareille!
—Monsieur Clawbonny, demanda Johnson, quelle est donc la température habituelle des êtres animés?
—Elle varie suivant leur nature, répondit le docteur; ainsi les oiseaux sont les animaux dont la température est la plus élevée, et, parmi eux, le canard et la poule sont les plus remarquables; la chaleur de leur corps dépasse cent dix degrés (+43° centigrades), tandis que le chat-huant, par exemple, n'en compte que cent quatre (+40° centigrades), puis viennent en second lieu les mammifères, les hommes; la température des Anglais est en général de cent un degrés (+37° centigrades).
—Je suis sûr que M. Altamont va réclamer pour les Américains, dit
Johnson en riant.
—Ma foi, dit Altamont, il y en a de très chauds; mais, comme je ne leur ai jamais plongé un thermomètre dans le thorax ou sous la langue, il m'est impossible d'être fixé à cet égard.
—Bon! répondit le docteur, la différence n'est pas sensible entre hommes de races différentes, quand ils sont placés dans des circonstances identiques et quel que soit leur genre de nourriture; je dirai même que la température humaine est à peu près semblable à l'équateur comme au pôle.
—Ainsi, dit Altamont, notre chaleur propre est la même ici qu'en
Angleterre?
—Très sensiblement, répondit le docteur; quant aux autres mammifères, leur température est, en général, un peu supérieure à celle de l'homme. Le cheval se rapproche beaucoup de lui, ainsi que le lièvre, l'éléphant, le marsouin, le tigre; mais le chat, l'écureuil, le rat, la panthère, le mouton, le boeuf, le chien, le singe, le bouc, la chèvre atteignent cent trois degrés, et enfin, le plus favorisé de tous, le cochon, dépasse cent quatre degrés (+ 40° centigrades).
—C'est humiliant pour nous, fit Altamont.
—Viennent alors les amphibies et les poissons, dont la température varie beaucoup suivant celle de l'eau. Le serpent n'a guère que quatre-vingt-six degrés (+30° centigrades), la grenouille soixante-dix (+25° centigrades), et le requin autant dans un milieu inférieur d'un degré et demi; enfin les insectes paraissent avoir la température de l'eau et de l'air.
—Tout cela est bien, dit Hatteras, qui n'avait pas encore pris la parole, et je remercie le docteur de mettre sa science à notre disposition; mais nous parlons là comme si nous devions avoir des chaleurs torrides à braver. Ne serait-il pas plus opportun de causer du froid, de savoir à quoi nous sommes exposés, et quelles ont été les plus basses températures observées jusqu'ici?
—C'est juste, répondit Johnson.
—Rien n'est plus facile, reprit le docteur, et je peux vous édifier à cet égard.
—Je le crois bien, fit Johnson, vous savez tout.
—Mes amis, je ne sais que ce que m'ont appris les autres, et, quand j'aurai parlé, vous serez aussi instruits que moi. Voilà donc ce que je puis vous dire touchant le froid, et sur les basses températures que l'Europe a subies. On compte un grand nombre d'hivers mémorables, et il semble que les plus rigoureux soient soumis à un retour périodique tous les quarante et un ans à peu près, retour qui coïncide avec la plus grande apparition des taches du soleil. Je vous citerai l'hiver de 1364, où le Rhône gela jusqu'à Arles; celui de 1408, où le Danube fut glacé dans tout son cours et où les loups traversèrent le Cattégat à pied sec; celui de 1509, pendant lequel l'Adriatique et la Méditerranée furent solidifiées à Venise, à Cette, à Marseille, et la Baltique prise encore au 10 avril; celui de 1608, qui vit périr en Angleterre tout le bétail; celui de 1789, pendant lequel la Tamise fut glacée jusqu'à Gravesend, à six lieues au-dessous de Londres; celui de 1813, dont les Français ont conservé de si terribles souvenirs; enfin, celui de 1829, le plus précoce et le plus long des hivers du XIXe siècle. Voilà pour l'Europe.
—Mais ici, au-delà du cercle polaire, quel degré la température peut-elle atteindre? demanda Altamont.
—Ma foi, répondit le docteur, je crois que nous avons éprouvé les plus grands froids qui aient jamais été observés, puisque le thermomètre à alcool a marqué un jour soixante-douze degrés au-dessous de zéro (-58° centigrades), et, si mes souvenirs sont exacts, les plus basses températures reconnues jusqu'ici par les voyageurs arctiques ont été seulement de soixante et un degrés à l'île Melville, de soixante-cinq degrés au port Félix, et de soixante-dix degrés au Fort-Reliance (-56°,7 centigrades).
—Oui, fit Hatteras, nous avons été arrêtés par un rude hiver, et cela mal à propos!
—Vous avez été arrêtés? dit Altamont en regardant fixement le capitaine.
—Dans notre voyage à l'ouest, se hâta de dire le docteur.
—Ainsi, dit Altamont, en reprenant la conversation, les maxima et les minima de températures supportées par l'homme ont un écart de deux cents degrés environ?
—Oui, répondit le docteur; un thermomètre exposé à l'air libre et abrité contre toute réverbération ne s'élève jamais à plus de cent trente-cinq degrés au-dessus de zéro (+57° centigrades), de même que par les grands froids il ne descend jamais au-dessous de soixante-douze degrés (-58° centigrades). Ainsi, mes amis, vous voyez que nous pouvons prendre nos aises.
—Mais cependant, dit Johnson, si le soleil venait à s'éteindre subitement, est-ce que la terre ne serait pas plongée dans un froid plus considérable?
—Le soleil ne s'éteindra pas, répondit le docteur; mais, vînt-il à s'éteindre, la température ne s'abaisserait pas vraisemblablement au-dessous du froid que je vous ai indiqué.
—Voilà qui est curieux.
—Oh! je sais qu'autrefois on admettait des milliers de degrés pour les espaces situés en dehors de l'atmosphère; mais, après les expériences d'un savant français, Fourrier, il a fallu en rabattre; il a prouvé que si la terre se trouvait placée dans un milieu dénué de toute chaleur, l'intensité du froid que nous observons au pôle serait bien autrement considérable, et qu'entre la nuit et le jour il existerait de formidables différences de température; donc, mes amis, il ne fait pas plus froid à quelques millions de lieues qu'ici même.
—Dites-moi, docteur, demanda Altamont, la température de l'Amérique n'est-elle pas plus basse que celle des autres pays du monde?
—Sans doute, mais n'allez pas en tirer vanité, répondit le docteur en riant.
—Et comment explique-t-on ce phénomène?
—On a cherché à l'expliquer, mais d'une façon peu satisfaisante; ainsi, il vint à l'esprit d'Halley qu'une comète, ayant jadis choqué obliquement la terre, changea la position de son axe de rotation, c'est-à-dire de ses pôles; d'après lui, le pôle Nord, situé autrefois à la baie d'Hudson, se trouva reporté plus à l'est, et les contrées de l'ancien pôle, si longtemps gelées, conservèrent un froid plus considérable, que de longs siècles de soleil n'ont encore pu réchauffer.
—Et vous n'admettez pas cette théorie?
—Pas un instant, car ce qui est vrai pour la côte orientale de l'Amérique ne l'est pas pour la côte occidentale, dont la température est plus élevée. Non! il faut constater qu'il y a clés lignes isothermes différentes des parallèles terrestres, et voilà tout.
—Savez-vous, monsieur Clawbonny, dit Johnson, qu'il est beau de causer du froid dans les circonstances où nous sommes.
—Juste, mon vieux Johnson: nous sommes à même d'appeler la pratique au secours de la théorie. Ces contrées sont un vaste laboratoire ou l'on peut taire de curieuses expériences sur les basses températures; seulement, soyez toujours attentifs et prudents; si quelque partie de votre corps se gèle, frottez-la immédiatement de neige pour rétablir la circulation du sang, et si vous revenez près du feu, prenez garde, car vous pourriez vous brûler les mains ou les pieds sans vous en apercevoir; cela nécessiterait des amputations, et il faut tâcher de ne rien laisser de nous dans les contrées boréales. Sur ce, mes amis, je crois que nous ferons bien de demander au sommeil quelques heures de repos.
—Volontiers, répondirent les compagnons du docteur.
—Qui est de garde près du poêle?
—Moi, répondit Bell.
—Eh bien, mon ami, veillez à ce que le feu ne tombe pas, car il fait ce soir un froid de tous les diables.
—Soyez tranquille, monsieur Clawbonny, cela pique ferme, et cependant, voyez donc! le ciel est tout en feu.
—Oui, répondit le docteur en s'approchant de la fenêtre, une aurore boréale de toute beauté! Quel magnifique spectacle! je ne me lasse vraiment pas de le contempler.»
En effet, le docteur admirait toujours ces phénomènes cosmiques, auxquels ses compagnons ne prêtaient plus grande attention; il avait remarqué, d'ailleurs, que leur apparition était toujours précédée de perturbations de l'aiguille aimantée, et il préparait sur ce sujet des observations destinées au Weather Book[1].
[1] Livre du temps de l'amiral Fitz-Roy, où sont rapportés tous les faits météorologiques.
Bientôt, pendant que Bell veillait près du poêle, chacun, étendu sur sa couchette, s'endormit d'un tranquille sommeil.
CHAPITRE X
LES PLAISIRS DE L'HIVERNAGE
La vie au pôle est d'une triste uniformité. L'homme se trouve entièrement soumis aux caprices de l'atmosphère, qui ramène ses tempêtes et ses froids intenses avec une désespérante monotonie. La plupart du temps, il y a impossibilité de mettre le pied dehors, et il faut rester enfermé dans les huttes de glace. De longs mois se passent ainsi, faisant aux hiverneurs une véritable existence de taupe.
Le lendemain, le thermomètre s'abaissa de quelques degrés, et l'air s'emplit de tourbillons de neige, qui absorbèrent toute la clarté du jour. Le docteur se vit donc cloué dans la maison et se croisa les bras; il n'y avait rien à faire, si ce n'est à déboucher toutes les heures le couloir d'entrée, qui pouvait se trouver obstrué, et à repolir les murailles de glace, que la chaleur de l'intérieur rendait humides; mais la snow-house était construite avec une grande solidité et les tourbillons ajoutaient encore à sa résistance, en accroissant l'épaisseur de ses murs.
Les magasins se tenaient bien également. Tous les objets retirés du navire avaient été rangés avec le plus grand ordre dans ces «Docks des marchandises». comme les appelait le docteur. Or, bien que ces magasins fussent situés à soixante pas à peine de la maison, cependant, par certains jours de drift, il était presque impossible de s'y rendre; aussi une certaine quantité de provisions devait toujours être conservée dans la cuisine pour les besoins journaliers.
La précaution de décharger le Porpoise avait été opportune. Le navire subissait une pression lente, insensible, mais irrésistible, qui l'écrasait peu à peu; il était évident qu'on ne pourrait rien faire de ces débris. Cependant le docteur espérait toujours en tirer une chaloupe quelconque pour revenir en Angleterre; mais le moment n'était pas encore venu de procéder à sa construction.
Ainsi donc, la plupart du temps, les cinq hiverneurs demeuraient dans une profonde oisiveté. Hatteras restait pensif, étendu sur son lit; Altamont buvait ou dormait, et le docteur se gardait bien de les tirer de leur somnolence, car il craignait toujours quelque querelle lâcheuse. Ces deux hommes s'adressaient rarement la parole.
Aussi, pendant les repas, le prudent Clawbonny prenait toujours soin de guider la conversation et de la diriger de manière à ne pas mettre les amours-propres en jeu; mais il avait fort à faire pour détourner les susceptibilités surexcitées. Il cherchait, autant que possible, à instruire, à distraire, à intéresser ses compagnons; quand il ne mettait pas en ordre ses notes de voyage, il traitait à haute voix les sujets d'histoire, de géographie ou de météorologie qui sortaient de la situation même; il présentait les choses d'une façon plaisante et philosophique, tirant un enseignement salutaire des moindres incidents; son inépuisable mémoire ne le laissait jamais à court; il faisait application de ses doctrines aux personnes présentes; il leur rappelait tel fait qui s'était produit dans telle circonstance, et il complétait ses théories, par la force des arguments personnels.
On peut dire que ce digne homme était l'âme de ce petit monde, une âme de laquelle rayonnaient les sentiments de franchise et de justice. Ses compagnons avaient en lui une confiance absolue; il imposait même au capitaine Hatteras, qui l'aimait d'ailleurs; il faisait si bien de ses paroles, de ses manières, de ses habitudes, que cette existence de cinq hommes abandonnés à six degrés du pôle semblait toute naturelle; quand le docteur parlait, on croyait l'écouter dans son cabinet de Liverpool.
Et cependant, combien cette situation différait de celle des naufragés jetés sur les îles de l'océan Pacifique, ces Robinsons dont l'attachante histoire fit presque toujours envie aux lecteurs. Là, en effet, un sol prodigue, une nature opulente, offrait mille ressources variées; il suffisait, dans ces beaux pays, d'un peu d'imagination et de travail pour se procurer le bonheur matériel; la nature allait au-devant de l'homme; la chasse et la pêche suffisaient à tous ses besoins; les arbres poussaient pour lui, les cavernes s'ouvraient pour l'abriter, les ruisseaux coulaient pour le désaltérer: de magnifiques ombrages le défendaient contre la chaleur du soleil, et jamais le terrible froid ne venait le menacer dans ses hivers adoucis; une graine négligemment jetée sur cette terre féconde rendait une moisson quelques mois plus tard. C'était le bonheur complet en dehors de la société. Et puis, ces îles enchantées, ces terres charitables se trouvaient sur la route des navires; le naufragé pouvait toujours espérer d'être recueilli, et il attendait patiemment qu'on vînt l'arracher à son heureuse existence.
Mais ici, sur cette côte de la Nouvelle-Amérique, quelle différence! Cette comparaison, le docteur la faisait quelquefois, mais il la gardait pour lui, et surtout il pestait contre son oisiveté forcée.
Il désirait avec ardeur le retour du dégel pour reprendre ses excursions, et cependant il ne voyait pas ce moment arriver sans crainte, car il prévoyait des scènes graves entre Hatteras et Altamont. Si jamais on poussait jusqu'au pôle, qu'arriverait-il de la rivalité de ces deux hommes?
Il fallait donc parer à tout événement, amener peu à peu ces rivaux à une entente sincère, à une franche communion d'idées; mais réconcilier un Américain et un Anglais, deux hommes que leur origine commune rendait plus ennemis encore, l'un pénétré de toute la morgue insulaire, l'autre doué de l'esprit spéculatif, audacieux et brutal de sa nation, quelle tâche remplie de difficultés!
Quand le docteur réfléchissait à cette implacable concurrence des hommes, à cette rivalité des nationalités, il ne pouvait se retenir, non de hausser les épaules, ce qui ne lui arrivait jamais, mais de s'attrister sur les faiblesses humaines.
Il causait souvent de ce sujet avec Johnson; le vieux marin et lui s'entendaient tous les deux à cet égard; ils se demandaient quel parti prendre, par quelles atténuations arriver à leur but, et ils entrevoyaient bien des complications dans l'avenir.
Cependant, le mauvais temps continuait; on ne pouvait songer à quitter, même une heure, le Fort-Providence. Il fallait demeurer jour et nuit dans la maison de neige. On s'ennuyait, sauf le docteur, qui trouvait toujours moyen de s'occuper.
«Il n'y a donc aucune possibilité de se distraire? dit un soir Altamont. Ce n'est vraiment pas vivre, que vivre de la sorte, comme des reptiles enfouis pour tout un hiver.
—En effet, répondit le docteur; malheureusement, nous ne sommes pas assez nombreux pour organiser un système quelconque de distractions!
—Ainsi, reprit l'Américain, vous croyez que nous aurions moins à faire pour combattre l'oisiveté, si nous étions en plus grand nombre?
—Sans doute, et lorsque des équipages complets ont passé l'hiver dans les régions boréales, ils trouvaient bien le moyen de ne pas s'ennuyer.
—Vraiment, dit Altamont, je serais curieux de savoir comment ils s'y prenaient; il fallait des esprits véritablement ingénieux pour extraire quelque gaieté d'une situation pareille. Ils ne se proposaient pas des charades à deviner, je suppose!
—Non, mais il ne s'en fallait guère, répondit le docteur; et ils avaient introduit dans ces pays hyperboréens deux grandes causes de distraction: la presse et le théâtre.
—Quoi! ils avaient un journal? repartit l'Américain.
—Ils jouaient la comédie? s'écria Bell.
—Sans doute, et ils y trouvaient un véritable plaisir. Aussi, pendant son hivernage à l'île Melville, le commandant Parry proposa-t-il ces deux genres de plaisir à ses équipages, et la proposition eut un succès immense.
—Eh bien, franchement, répondit Johnson, j'aurais voulu être là; ce devait être curieux.
—Curieux et amusant, mon brave Johnson; le lieutenant Beechey devint directeur du théâtre, et le capitaine Sabine rédacteur en chef de la Chronique d'hiver ou Gazette de la Géorgie du Nord.
—Bons titres, fit Altamont.
—Ce journal parut chaque lundi, depuis le 1er novembre 1819 jusqu'au 20 mars 1820. Il rapportait tous les incidents de l'hivernage, les chasses, les faits divers, les accidents de météorologie, la température; il renfermait des chroniques plus ou moins plaisantes; certes, il ne fallait pas chercher là l'esprit de Sterne ou les articles charmants du Daily Telegraph; mais enfin, on s'en tirait, on se distrayait; les lecteurs n'étaient ni difficiles ni blasés, et jamais, je crois, métier de journaliste ne fut plus agréable à exercer.
—Ma foi, dit Altamont, je serais curieux de connaître des extraits de cette gazette, mon cher docteur; ses articles devaient être gelés depuis le premier mot jusqu'au dernier.
—Mais non, mais non, répondit le docteur; en tout cas, ce qui eût paru un peu naïf à la Société philosophique de Liverpool, ou à l'Institution littéraire de Londres, suffisait à des équipages enfouis sous les neiges. Voulez-vous en juger?
—Comment! votre mémoire vous fournirait au besoin?…
—Non, mais vous aviez à bord du Porpoise les voyages de Parry, et je n'ai qu'à vous lire son propre récit.
—Volontiers! s'écrièrent les compagnons du docteur.
—Rien n'est plus facile.»
Le docteur alla chercher dans l'armoire du salon l'ouvrage demandé, et il n'eut aucun peine à y trouver le passage en question.
«Tenez, dit-il, voici quelques extraits de la Gazette de la Géorgie du Nord. C'est une lettre adressée au rédacteur en chef:
«C'est avec une vraie satisfaction que l'on a accueilli parmi nous vos propositions pour l'établissement d'un journal. J'ai la conviction que sous votre direction il nous procurera beaucoup d'amusements et allégera de beaucoup le poids de nos cent jours de ténèbres.
«L'intérêt que j'y prends, pour ma part, m'a fait examiner l'effet de votre annonce sur l'ensemble de notre société, et je puis vous assurer, pour me servir des expressions consacrées dans la presse de Londres, que la chose a produit une sensation profonde dans le public.
«Le lendemain de l'apparition de votre prospectus, il y a eu à bord une demande d'encre tout à fait inusitée et sans précédent. Le tapis vert de nos tables s'est vu subitement couvert d'un déluge de rognures de plumes, au grand détriment d'un de nos servants, qui, en voulant les secouer, s'en est enfoncé une sous l'ongle.
«Enfin, je sais de bonne part que le sergent Martin n'a pas eu moins de neuf canifs à aiguiser.
«On peut voir toutes nos tables gémissant sous le poids inaccoutumé de pupitres à écrire, qui depuis deux mois n'avaient pas vu le jour, et l'on dit même que les profondeurs de la cale ont été ouvertes à plusieurs reprises, pour donner issue à maintes rames de papier qui ne s'attendaient pas à sortir sitôt de leur repos.
«Je n'oublierai pas de vous dire que j'ai quelques soupçons qu'on tentera de glisser dans votre boîte quelques articles qui, manquant du caractère de l'originalité complète, n'étant pas tout à fait inédits, ne sauraient convenir à votre plan. Je puis affirmer que pas plus tard qu'hier soir on a vu un auteur, penché sur son pupitre, tenant d'une main un volume ouvert du Spectateur, tandis que de l'autre il faisait dégeler son encre à la flamme d'une lampe! Inutile de vous recommander de vous tenir en garde contre de pareilles ruses; il ne faut pas que nous voyions reparaître dans la Chronique d'hiver ce que nos aïeux lisaient en déjeunant, il y a plus d'un siècle.»
—Bien, bien, dit Altamont, quand le docteur eut achevé sa lecture; il y a vraiment de la bonne humeur là-dedans, et l'auteur de la lettre devait être un garçon dégourdi.
—Dégourdi est le mot, répondit le docteur. Tenez, voici maintenant un avis qui ne manque pas de gaieté:
«On désire trouver une femme d'âge moyen et de bonne renommée, pour assister dans leur toilette les dames de la troupe du «Théâtre-Royal de la Géorgie septentrionale». On lui donnera un salaire convenable. et elle aura du thé et de la bière à discrétion. S'adresser au comité du théâtre.—N.B. Une veuve aura la préférence.»
—Ma foi, ils n'étaient pas dégoûtés, nos compatriotes, dit Johnson.
—Et la veuve s'est-elle rencontrée? demanda Bell.
—On serait tenté de le croire, répondit le docteur, car voici une réponse adressée au Comité du théâtre:
«Messieurs, je suis veuve; j'ai vingt-six ans, et je puis produire des témoignages irrécusables en faveur de mes moeurs et de mes talents. Mais, avant de me charger de la toilette des actrices de votre théâtre, je désire savoir si elles ont l'intention de garder leurs culottes, et si l'on me fournira l'assistance de quelques vigoureux matelots pour lacer et serrer convenablement leurs corsets. Cela étant, messieurs, vous pouvez compter sur votre servante.
«A. B.»
«P. S. Ne pourriez-vous substituer l'eau-de-vie à la petite bière?»
—Ah! bravo! s'écria Altamont. Je vois d'ici ces femmes de chambre qui vous lacent au cabestan. Eh bien, ils étaient gais, les compagnons du capitaine Parry.
—Comme tous ceux qui ont atteint leur but», répondit Hatteras.
Hatteras avait jeté cette remarque au milieu de la conversation, puis il était retombé dans son silence habituel. Le docteur, ne voulant pas s'appesantir sur ce sujet, se hâta de reprendre sa lecture.
«Voici maintenant, dit-il, un tableau des tribulations arctiques; on pourrait le varier à l'infini; mais quelques-unes de ces observations sont assez justes; jugez-en:
«Sortir le matin pour prendre l'air, et, en mettant le pied hors du vaisseau, prendre un bain froid dans le trou du cuisinier.
«Partir pour une partie de chasse, approcher d'un renne superbe, le mettre en joue, essayer de faire feu et éprouver l'affreux mécompte d'un raté, pour cause d'humidité de l'amorce.
«Se mettre en marche avec un morceau de pain tendre dans la poche, et, quand l'appétit se fait sentir, le trouver tellement durci par la gelée qu'il peut bien briser les dents, mais non être brisé par elles.
«Quitter précipitamment la table en apprenant qu'un loup passe en vue du navire, et trouver au retour le dîner mangé par le chat.
«Revenir de la promenade en se livrant à de profondes et utiles méditations, et en être subitement tiré par les embrassements d'un ours.»
—Vous le voyez, mes amis, ajouta le docteur, nous ne serions pas embarrassés d'imaginer quelques autres désagréments polaires; mais, du moment qu'il fallait subir ces misères, cela devenait un plaisir de les constater.
—Ma foi, répondit Altamont, c'est un amusant journal que cette Chronique d'hiver, et il est fâcheux que nous ne puissions nous y abonner!
—Si nous essayions d'en fonder un, dit Johnson.
—A nous cinq! dit Clawbonny; nous ferions tout au plus des rédacteurs, et il ne resterait pas de lecteurs en nombre suffisant.
—Pas plus que de spectateurs, si nous nous mettions en tête de jouer la comédie, répondit Altamont.
—Au fait, monsieur Clawbonny, dit Johnson, parlez-nous donc un peu du théâtre du capitaine Parry; y jouait-on des pièces nouvelles?
—Sans doute; dans le principe, deux volumes embarqués à bord de l'Hécla furent mis à contribution, et les représentations avaient lieu tous les quinze jours; mais bientôt le répertoire fut usé jusqu'à la corde; alors des auteurs improvisés se mirent à l'oeuvre, et Parry composa lui-même pour les fêtes de Noël une comédie tout à fait en situation; elle eut un immense succès, et était intitulée Le Passage du Nord-Ouest ou La Fin du Voyage.
—Un fameux titre, répondit Altamont; mais j'avoue que si j'avais à traiter un pareil sujet, je serais fort embarrassé du dénouement.
—Vous avez raison, dit Bell, qui sait comment cela finira?
—Bon! s'écria le docteur, pourquoi songer au dernier acte, puisque les premiers marchent bien? Laissons faire la Providence, mes amis; jouons de notre mieux notre rôle, et puisque le dénouement appartient à l'auteur de toutes choses, ayons confiance dans son talent; il saura bien nous tirer d'affaire.
—Allons donc rêver à tout cela, répondit Johnson; il est tard, et puisque l'heure de dormir est venue, dormons.
—Vous êtes bien pressé, mon vieil ami, dit le docteur.
—Que voulez-vous, monsieur Clawbonny, je me trouve si bien dans ma couchette! et puis, j'ai l'habitude de faire de bons rêves; je rêve de pays chauds! de sorte qu'à vrai dire la moitié de ma vie se passe sous l'équateur, et la seconde moitié au pôle.
—Diable, fit Altamont, vous possédez là une heureuse organisation.
—Comme vous dites, répondit le maître d'équipage.
—Eh bien, reprit le docteur, ce serait une cruauté de faire languir plus longtemps le brave Johnson. Son soleil des Tropiques l'attend. Allons nous coucher.»
CHAPITRE XI
TRACES INQUIÉTANTES
Pendant la nuit du 26 au 27 avril, le temps vint à changer; le thermomètre baissa sensiblement, et les habitants de Doctor's-House s'en aperçurent au froid qui se glissait sous leurs couvertures; Altamont, de garde auprès du poêle, eut soin de ne pas laisser tomber le feu, et il dut l'alimenter abondamment pour maintenir la température intérieure à cinquante degrés au-dessus de zéro (+10° centigrades).
Ce refroidissement annonçait la fin de la tempête, et le docteur s'en réjouissait; les occupations habituelles allaient être reprises, la chasse, les excursions, la reconnaissance des terres; cela mettrait un terme à cette solitude désoeuvrée, pendant laquelle les meilleurs caractères finissent par s'aigrir.
Le lendemain matin, le docteur quitta son lit de bonne heure et se fraya un chemin à travers les glaces amoncelées jusqu'au cône du phare.
Le vent avait sauté dans le nord; l'atmosphère était pure; de longues nappes blanches offraient au pied leur tapis ferme et résistant.
Bientôt les cinq compagnons d'hivernage eurent quitté Doctor's-House; leur premier soin fut de dégager la maison des masses glacées qui l'encombraient; on ne s'y reconnaissait plus sur le plateau; il eût été impossible d'y découvrir les vestiges d'une habitation; la tempête, comblant les inégalités du terrain, avait tout nivelé; le sol s'était exhaussé de quinze pieds, au moins.
Il fallut procéder d'abord au déblaiement des neiges, puis redonner à l'édifice une forme plus architecturale, raviver ses lignes engorgées et rétablir son aplomb. Rien ne fut plus facile d'ailleurs, et, après l'enlèvement des glaces, quelques coups du couteau à neige ramenèrent les murailles à leur épaisseur normale.
Au bout de deux heures d'un travail soutenu, le fond de granit apparut; l'accès des magasins de vivres et de la poudrière redevint praticable.
Mais comme, par ces climats incertains, un tel état de choses pouvait se reproduire d'un jour à l'autre, on refit une nouvelle provision de comestibles qui fut transportée dans la cuisine. Le besoin de viande fraîche se faisait sentir à ces estomacs surexcités par les salaisons; les chasseurs furent donc chargés de modifier le système échauffant d'alimentation, et ils se préparèrent à partir.
Cependant, la fin d'avril n'amenait pas le printemps polaire; l'heure du renouvellement n'avait pas sonné; il s'en fallait de six semaines au moins; les rayons du soleil, trop faibles encore, ne pouvaient fouiller ces plaines de neige et faire jaillir du sol les maigres produits de la flore boréale. On devait craindre que les animaux ne fussent rares, oiseaux ou quadrupèdes. Cependant un lièvre, quelques couples de ptarmigans, un jeune renard même eussent figuré avec honneur sur la table de Doctor's-House, et les chasseurs résolurent de chasser avec acharnement tout ce qui passerait à portée de leur fusil.
Le docteur, Altamont et Bell se chargèrent d'explorer le pays. Altamont, à en juger par ses habitudes, devait être un chasseur adroit et déterminé, un merveilleux tireur, bien qu'un peu vantard. Il fut donc de la partie, tout comme Duk, qui le valait dans son genre, en ayant l'avantage d'être moins hâbleur.
Les trois compagnons d'aventure remontèrent par le cône de l'est et s'enfoncèrent au travers des immenses plaines blanches; mais ils n'eurent pas besoin d'aller loin, car des traces nombreuses se montrèrent à moins de deux milles du fort; de là, elles descendaient jusqu'au rivage de la baie Victoria, et paraissaient enlacer le Fort-Providence de leurs cercles concentriques.
Après avoir suivi ces piétinements avec curiosité, les chasseurs se regardèrent.
«Eh bien! dit le docteur, cela me semble clair.
—Trop clair, répondit Bell; ce sont des traces d'ours.
—Un excellent gibier, répondit Altamont, mais qui me paraît pécher aujourd'hui par une qualité.
—Laquelle? demanda le docteur.
—L'abondance, répondit l'Américain.
—Que voulez-vous dire? reprit Bell.
—Je veux dire qu'il y a là les traces de cinq ours parfaitement distinctes, et cinq ours, c'est beaucoup pour cinq hommes!
—Êtes-vous certain de ce que vous avancez? dit le docteur.
—Voyez et jugez par vous-même: voici une empreinte qui ne ressemble pas à cette autre; les griffes de celles-ci sont plus écartées que les griffes de celles-là. Voici les pas d'un ours plus petit. Comparez bien, et vous trouverez dans un cercle restreint les traces de cinq animaux.
—C'est évident, dit Bell, après avoir examiné attentivement.
—Alors, fit le docteur, il ne faut pas faire de la bravoure inutile, mais au contraire se tenir sur ses gardes; ces animaux sont très affamés à la fin d'un hiver rigoureux; ils peuvent être extrêmement dangereux; et puisqu'il n'est plus possible de douter de leur nombre….
—Ni même de leurs intentions, répliqua l'Américain.
—Vous croyez, dit Bell, qu'ils ont découvert notre présence sur cette côte?
—Sans doute, à moins que nous ne soyons tombés dans une passée d'ours; mais alors pourquoi ces empreintes s'étendent-elles circulairement, au lieu de s'éloigner à perte de vue? Tenez! ces animaux-là sont venus du sud-est, ils se sont arrêtés à cette place, et ils ont commencé ici la reconnaissance du terrain.
—Vous avez raison, dit le docteur; il est même certain qu'ils sont venus cette nuit.
—Et sans doute les autres nuits, répondit Altamont; seulement, la neige a recouvert leurs traces.
—Non, répondit le docteur, il est plus probable que ces ours ont attendu la fin de la tempête; poussés par le besoin, ils ont gagné du côté de la baie, dans l'intention de surprendre quelques phoques, et alors ils nous auront éventés.
—C'est cela même, répondit Altamont; d'ailleurs, il est facile de savoir s'ils reviendront la nuit prochaine.
—Comment cela? dit Bell.
—En effaçant ces traces sur une partie de leur parcours; et si demain nous retrouvons des empreintes nouvelles, il sera bien évident que le Fort-Providence est le but auquel tendent ces animaux.
—Bien, répondit le docteur, nous saurons au moins à quoi nous en tenir.»
Les trois chasseurs se mirent à l'oeuvre, et, en grattant la neige, ils eurent bientôt fait disparaître les piétinements sur un espace de cent toises à peu près.
«Il est pourtant singulier, dit Bell, que ces bêtes-là aient pu nous sentir à une pareille distance; nous n'avons brûlé aucune substance graisseuse de nature à les attirer.
—Oh! répondit le docteur, les ours sont doués d'une vue perçante et d'un odorat très subtil; ils sont, en outre, très intelligents, pour ne pas dire les plus intelligents de tous les animaux, et ils ont flairé par ici quelque chose d'inaccoutumé.
—D'ailleurs, reprit Bell, qui nous dit que, pendant la tempête, ils ne se sont pas avancés jusqu'au plateau?
—Alors, répondit l'Américain, pourquoi se seraient-ils arrêtés cette nuit à cette limite?
—Oui, il n'y a pas de réponse à cela, répliqua le docteur, et nous devons croire que peu à peu ils rétréciront le cercle de leurs recherches autour du Fort-Providence.
—Nous verrons bien, répondit Altamont.
—Maintenant, continuons notre marche, dit le docteur, mais ayons l'oeil au guet.»
Les chasseurs veillèrent avec attention; ils pouvaient craindre que quelque ours ne fût embusqué derrière les monticules de glace; souvent même ils prirent les blocs gigantesques pour des animaux, dont ces blocs avaient la taille et la blancheur. Mais, en fin de compte, et à leur grande satisfaction, ils en furent pour leurs illusions.
Ils revinrent enfin à mi-côte du cône, et de là leur regard se promena inutilement depuis le cap Washington jusqu'à l'île Johnson.
Ils ne virent rien; tout était immobile et blanc; pas un bruit, pas un craquement.
Ils rentrèrent dans la maison de neige.
Hatteras et Johnson furent mis au courant de la situation, et l'on résolut de veiller avec la plus scrupuleuse attention. La nuit vint; rien ne troubla son calme splendide, rien ne se fit entendre qui pût signaler l'approche d'un danger.
Le lendemain, dès l'aube, Hatteras et ses compagnons, bien armés, allèrent reconnaître l'état de la neige; ils retrouvèrent des traces identiques à celles de la veille, mais plus rapprochées. Evidemment, les ennemis prenaient leurs dispositions pour le siège du Fort-Providence.
«Ils ont ouvert leur seconde parallèle, dit le docteur.
—Ils ont même fait une pointe en avant, répondit Altamont; voyez ces pas qui s'avancent vers le plateau; ils appartiennent à un puissant animal.
—Oui, ces ours nous gagnent peu à peu, dit Johnson; il est évident qu'ils ont l'intention de nous attaquer.
—Cela n'est pas douteux, répondit le docteur; évitons de nous montrer. Nous ne sommes pas de force à combattre avec succès.
—Mais où peuvent être ces damnés ours? s'écria Bell.
—Derrière quelques glaçons de l'est, d'où ils nous guettent; n'allons pas nous aventurer imprudemment.
—Et la chasse? fit Altamont.
—Remettons-la à quelques jours, répondit le docteur; effaçons de nouveau les traces les plus rapprochées, et nous verrons demain matin si elles se sont renouvelées. De cette façon, nous serons au courant des manoeuvres de nos ennemis.»
Le conseil du docteur fut suivi, et l'on revint se caserner dans le fort; la présence de ces terribles bêtes empêchait toute excursion. On surveilla attentivement les environs de la baie Victoria. Le phare fut abattu; il n'avait aucune utilité actuelle et pouvait attirer l'attention des animaux; le fanal et les fils électriques furent serrés dans la maison; puis, à tour de rôle, chacun se mit en observation sur le plateau supérieur.
C'étaient de nouveaux ennuis de solitude à subir; mais le moyen d'agir autrement? On ne pouvait pas se compromettre dans une lutte si inégale, et la vie de chacun était trop précieuse pour la risquer imprudemment. Les ours, ne voyant plus rien, seraient peut-être dépistés, et, s'ils se présentaient isolément pendant les excursions, on pourrait les attaquer avec chance de succès.
Cependant cette inaction était relevée par un intérêt nouveau: il y avait à surveiller, et chacun ne regrettait pas d'être un peu sur le qui-vive.
La journée du 28 avril se passa sans que les ennemis eussent donné signe d'existence. Le lendemain, on alla reconnaître les traces avec un vif sentiment de curiosité, qui fut suivi d'exclamations d'étonnement.
Il n'y avait plus un seul vestige, et la neige déroulait au loin son tapis intact.
«Bon! s'écria Altamont. les ours sont dépistés! ils n'ont pas eu de persévérance! ils se sont fatigués d'attendre! ils sont partis! Bon voyage! et maintenant, en chasse!
—Eh! eh! répliqua le docteur, qui sait? Pour plus de sûreté, mes amis, je vous demande encore un jour de surveillance. Il est certain que l'ennemi n'est pas revenu cette nuit, du moins de ce côté…
—Faisons le tour du plateau, dit Altamont, et nous saurons à quoi nous en tenir.
—Volontiers», dit le docteur.
Mais on eut beau relever avec soin tout l'espace dans un rayon de deux milles, il fut impossible de retrouver la moindre trace.
«Eh bien, chassons-nous? demanda l'impatient Américain.
—Attendons à demain, répondit le docteur.
—A demain donc», répondit Altamont, qui avait de la peine à se résigner.
On rentra dans le fort. Cependant, comme la veille, chacun dut, pendant une heure, aller reprendre son poste d'observation.
Quand le tour d'Altamont arriva, il alla relever Bell an sommet du cône.
Dès qu'il lut parti, Hatteras appela ses compagnons autour de lui. Le docteur quitta son cahier de notes, et Johnson ses fourneaux.
On pouvait croire qu'Hatteras allait causer des dangers de la situation; il n'y pensait même pas.
«Mes amis, dit-il, profitons de l'absence de cet Américain pour parler de nos affaires: il y a des choses qui ne peuvent le regarder et dont je ne veux pas qu'il se mêle.»
Les interlocuteurs du capitaine se regardèrent, ne sachant pas où il voulait en venir.
«Je désire, dit-il, m'entendre avec vous sur nos projets futurs.
—Bien, bien, répondit le docteur; causons, puisque nous sommes seuls.
—Dans un mois, reprit Hatteras, dans six semaines au plus tard, le moment des grandes excursions va revenir. Avez-vous pensé à ce qu'il conviendrait d'entreprendre pendant l'été?
—Et vous, capitaine? demanda Johnson.
—Moi, je puis dire que pas une heure de ma vie ne s'écoule, qui ne me trouve en présence de mon idée, j'estime que pas un de vous n'a l'intention de revenir sur ses pas?…»
Cette insinuation fut laissée sans réponse immédiate.
«Pour mon compte, reprit Hatteras, dussé-je aller seul, j'irai jusqu'au pôle nord; nous en sommes à trois cent soixante milles au plus. Jamais hommes ne s'approchèrent autant de ce but désiré, et je ne perdrai pas une pareille occasion sans avoir tout tenté, même l'impossible. Quels sont vos projets à cet égard?
—Les vôtres, répondit vivement le docteur.
—Et les vôtres. Johnson?
—Ceux du docteur, répondit le maître d'équipage.
—A vous de parler. Bell, dit Hatteras.
—Capitaine, répondit le charpentier, nous n'avons pas de famille qui nous attende en Angleterre, c'est vrai, mais enfin le pays, c'est le pays! ne pensez-vous donc pas au retour?
—Le retour, reprit le capitaine, se fera aussi bien après la découverte du pôle. Mieux même. Les difficultés ne seront pas accrues, car, en remontant, nous nous éloignons des points les plus froids du globe. Nous avons pour longtemps encore du combustible et des provisions. Rien ne peut donc nous arrêter, et nous serions coupables de ne pas être allés jusqu'au bout.
—Eh bien, répondit Bell, nous sommes tous de votre opinion, capitaine.
—Bien, répondit Hatteras. Je n'ai jamais douté de vous. Nous réussirons, mes amis, et l'Angleterre aura toute la gloire de notre succès.
—Mais il y a un Américain parmi nous», dit Johnson.
Hatteras ne put retenir un geste de colère à cette observation.
«Je le sais, dit-il d'une voix grave.
—Nous ne pouvons l'abandonner ici, reprit le docteur.
—Non! nous ne le pouvons pas! répondit machinalement Hatteras.
—Et il viendra certainement!
—Oui! il viendra! mais qui commandera?
—Vous, capitaine.
—Et si vous m'obéissez, vous autres, ce Yankee refusera-t-il d'obéir?
—Je ne le pense pas, répondit Johnson; mais enfin s'il ne voulait pas se soumettre à vos ordres?…
—Ce serait alors une affaire entre lui et moi.»
Les trois Anglais se turent en regardant Hatteras. Le docteur reprit la parole.
«Comment voyagerons-nous? dit-il.
—En suivant la côte autant que possible, répondit Hatteras.
—Mais si nous trouvons la mer libre, comme cela est probable?
—Eh bien, nous la franchirons.
—De quelle manière? nous n'avons pas d'embarcation.»
Hatteras ne répondit pas; il était visiblement embarrassé.
«On pourrait peut-être, dit Bell, construire une chaloupe avec les débris du Porpoise.
—Jamais! s'écria violemment Hatteras.
—Jamais!» fit Johnson.
Le docteur secouait la tête; il comprenait la répugnance du capitaine.
«Jamais, reprit ce dernier. Une chaloupe faite avec le bois d'un navire américain serait américaine.
—Mais, capitaine…» reprit Johnson.
Le docteur fit signe au vieux maître de ne pas insister en ce moment. Il fallait réserver cette question pour un moment plus opportun: le docteur, tout en comprenant les répugnances d'Hatteras, ne les partageait pas, et il se promit bien de faire revenir son ami sur une décision aussi absolue.
Il parla donc d'autre chose, de la possibilité de remonter la côte directement jusqu'au nord, et de ce point inconnu du globe qu'on appelle le pôle boréal.
Bref, il détourna les côtés dangereux de la conversation, jusqu'au moment où elle se termina brusquement, c'est-à-dire à l'entrée d'Altamont.
Celui-ci n'avait rien à signaler.
La journée finit ainsi, et la nuit se passa tranquillement. Les ours avaient évidemment disparu.
CHAPITRE XII
LA PRISON DE GLACE
Le lendemain, il fut question d'organiser une chasse, à laquelle devaient prendre part Hatteras, Altamont et le charpentier; les traces inquiétantes ne s'étaient pas renouvelées, et les ours avaient décidément renoncé à leur projet d'attaque, soit par frayeur de ces ennemis inconnus, soit que rien de nouveau ne leur eût révélé la présence d'êtres animés sous ce massif de neige.
Pendant l'absence des trois chasseurs, le docteur devait pousser jusqu'à l'île Johnson, pour reconnaître l'état des glaces et faire quelques relevés hydrographiques. Le froid se montrait très vif, mais les hiverneurs le supportaient bien; leur épiderme était fait à ces températures exagérées.
Le maître d'équipage devait rester à Doctor's-House, en un mot garder la maison.
Les trois chasseurs firent leurs préparatifs de départ; ils s'armèrent chacun d'un fusil à deux coups, à canon rayé et à balles coniques; ils prirent une petite provision de pemmican, pour le cas où la nuit les surprendrait avant la fin de leur excursion; ils portaient en outre l'inséparable couteau à neige, le plus indispensable outil de ces régions, et une hachette s'enfonçait dans la ceinture de leur jaquette en peau de daim.
Ainsi équipés, vêtus, armés, ils pouvaient aller loin, et, adroits et audacieux, ils devaient compter sur le bon résultat de leur chasse.
Ils furent prêts à huit heures du matin, et partirent. Duk les précédait en gambadant; ils remontèrent la colline de l'est, tournèrent le cône du phare et s'enfoncèrent dans les plaines du sud bornées par le Bell-Mount.
De son côté, le docteur, après être convenu avec Johnson d'un signal d'alarme en cas de danger, descendit vers le rivage, de manière à gagner les glaces multiformes qui hérissaient la baie Victoria.
Le maître d'équipage demeura seul au Fort-Providence, mais non oisif. Il commença par donner la liberté aux chiens groënlandais qui s'agitaient dans le Dog-Palace; ceux-ci, enchantés, allèrent se rouler sur la neige. Johnson ensuite s'occupa des détails compliqués du ménage. Il avait à renouveler le combustible et les provisions, à mettre les magasins en ordre, à raccommoder maint ustensile brisé, à repriser les couvertures en mauvais état, à refaire des chaussures pour les longues excursions de l'été. L'ouvrage ne manquait pas, et le maître d'équipage travaillait avec cette habileté du marin auquel rien n'est étranger des métiers de toutes sortes.
En s'occupant, il réfléchissait à la conversation de la veille; il pensait au capitaine et surtout à son entêtement, très héroïque et très honorable après tout, de ne pas vouloir qu'un Américain, même une chaloupe américaine atteignît avant lui ou avec lui le pôle du monde.
«Il me semble difficile pourtant, se disait-il, de passer l'océan sans bateau, et, si nous avons la pleine mer devant nous, il faudra bien se rendre à la nécessité de naviguer. On ne peut pas faire trois cents milles à la nage, fût-on le meilleur Anglais de la terre. Le patriotisme a des limites. Enfin, on verra. Nous avons encore du temps devant nous; M. Clawbonny n'a pas dit son dernier mot dans la question; il est adroit; et c'est un homme à faire revenir le capitaine sur son idée. Je gage même qu'en allant du côté de l'île, il jettera un coup d'oeil sur les débris du Porpoise et saura au juste ce qu'on en peut faire.»
Johnson en était là de ses réflexions, et les chasseurs avaient quitté le fort depuis une heure, quand une détonation forte et claire retentit à deux ou trois milles sous le vent.
«Bon! se dit le vieux marin, ils ont trouvé quelque chose, et sans aller trop loin, puisqu'on les entend distinctement. Après cela, l'atmosphère est si pure!»
Une seconde détonation, puis une troisième se répétèrent coup sur coup.
«Allons, reprit Johnson, ils sont arrivés au bon endroit.»
Trois autres coups de feu plus rapprochés éclatèrent encore.
«Six coups! fit Johnson; leurs armes sont déchargées maintenant.
L'affaire a été chaude! Est-ce que par hasard?…»
A l'idée qui lui vint, Johnson pâlit; il quitta rapidement la maison de neige et gravit en quelques instants le coteau jusqu'au sommet du cône.
Ce qu'il vit le fit frémir.
«Les ours!» s'écria-t-il.
Les trois chasseurs, suivis de Duk, revenaient à toutes jambes, poursuivis par cinq animaux gigantesques; leurs six balles n'avaient pu les abattre; les ours gagnaient sur eux; Hatteras, resté en arrière, ne parvenait à maintenir sa distance entre les animaux et lui qu'en lançant peu à peu son bonnet, sa hachette, son fusil même. Les ours s'arrêtaient, suivant leur habitude, pour flairer l'objet jeté à leur curiosité, et perdaient un peu de ce terrain sur lequel ils eussent dépassé le cheval le plus rapide.
Ce fut ainsi qu'Hatteras, Altamont, Bell, époumonés par leur course, arrivèrent près de Johnson, et, du haut du talus, ils se laissèrent glisser avec lui jusqu'à la maison de neige.
Les cinq ours les touchaient presque, et de son couteau le capitaine avait dû parer un coup de patte qui lui fut violemment porté.
En un clin d'oeil, Hatteras et ses compagnons furent renfermés dans la maison. Les animaux s'étaient arrêtés sur le plateau supérieur formé par la troncature du cône.
«Enfin, s'écria Hatteras, nous pourrons nous défendre plus avantageusement, cinq contre cinq!
—Quatre contre cinq! s'écria Johnson d'une voix terrifiée.
—Comment? fit Hatteras.
—Le docteur! répondit Johnson, en montrant le salon vide.
—Eh bien!
—Il est du côté de l'île!
—Le malheureux! s'écria Bell.
—Nous ne pouvons l'abandonner ainsi, dit Altamont.
—Courons!» fit Hatteras.
Il ouvrit rapidement la porte, mais il eut à peine le temps de la refermer; un ours avait failli lui briser le crâne d'un coup de griffe.
«Ils sont là! s'écria-t-il.
—Tous? demanda Bell.
—Tous!» répondit Hatteras.
Altamont se précipita vers les fenêtres, dont il combla les baies avec des morceaux de glace enlevés aux murailles de la maison. Ses compagnons l'imitèrent sans parler; le silence ne fut interrompu que par les jappements sourds de Duk.
Mais, il faut le dire, ces hommes n'avaient qu'une seule pensée; ils oubliaient leur propre danger et ne songeaient qu'au docteur. A lui, non à eux. Pauvre Clawbonny! si bon, si dévoué, l'âme de cette petite colonie! pour la première fois, il n'était pas là; des périls extrêmes, une mort épouvantable peut-être l'attendaient, car, son excursion terminée, il reviendrait tranquillement au Fort-Providence et se trouverait en présence de ces féroces animaux.
Et nul moyen pour le prévenir!
«Cependant, dit Johnson, ou je me trompe fort, ou il doit être sur ses gardes; vos coups de feu répétés ont dû l'avertir, et il ne peut manquer de croire à quelque événement extraordinaire.
—Mais s'il était loin alors, répondit Altamont, et s'il n'a pas compris? Enfin, sur dix chances, il y en a huit pour qu'il revienne sans se douter du danger! Les ours sont abrités par l'escarpe du fort, et il ne peut les apercevoir!
—Il faut donc se débarrasser de ces dangereuses bêtes avant son retour, répondit Hatteras.
—Mais comment?» fit Bell.
La réponse à cette question était difficile. Tenter une sortie paraissait impraticable. On avait eu soin de barricader le couloir, mais les ours pouvaient avoir facilement raison de ces obstacles, si l'idée leur en prenait; ils savaient à quoi s'en tenir sur le nombre et la force de leurs adversaires, et il leur serait aisé d'arriver jusqu'à eux.
Les prisonniers s'étaient postés dans chacune des chambres de Doctor's-House afin de surveiller toute tentative d'invasion; en prêtant l'oreille, ils entendaient les ours aller, venir, grogner sourdement, et gratter de leurs énormes pattes les murailles de neige.
Cependant il fallait agir; le temps pressait. Altamont résolut de pratiquer une meurtrière, afin de tirer sur les assaillants; en quelques minutes, il eut creusé une sorte de trou dans le mur de glace; il y introduisit son fusil; mais, à peine l'arme passa-t-elle au-dehors, qu'elle lui fut arrachée des mains avec une puissance irrésistible, sans qu'il pût faire feu.
«Diable! s'écria-t-il, nous ne sommes pas de force.»
Et il se hâta de reboucher la meurtrière.
Cette situation durait déjà depuis une heure, et rien n'en faisait prévoir le terme. Les chances d'une sortie furent encore discutées; elles étaient faibles, puisque les ours ne pouvaient être combattus séparément. Néanmoins, Hatteras et ses compagnons, pressés d'en finir, et, il faut le dire, très confus d'être ainsi tenus en prison par des bêtes, allaient tenter une attaque directe, quand le capitaine imagina un nouveau moyen de défense.
Il prit le poker[1] qui servait à Johnson à dégager ses fourneaux et le plongea dans le brasier du poêle; puis il pratiqua une ouverture dans la muraille de neige, mais sans la prolonger jusqu'au-dehors, et de manière à conserver extérieurement une légère couche de glace.
[1] Longue tige de fer destinée à arriser le feu des fourneaux.
Ses compagnons le regardaient faire. Quand le poker fut rouge à blanc.
Hatteras prit la parole et dit:
«Cette barre incandescente va me servir à repousser les ours, qui ne pourront la saisir, et à travers la meurtrière il sera facile de faire un feu nourri contre eux, sans qu'ils puissent nous arracher nos armes.
—Bien imaginé!» s'écria Bell, en se postant près d'Altamont.
Alors Hatteras, retirant le poker du brasier, l'enfonça rapidement dans la muraille. La neige, se vaporisant à son contact, siffla avec un bruit assourdissant. Deux ours accoururent, saisirent la barre rougie et poussèrent un hurlement terrible, au moment ou quatre détonations retentissaient coup sur coup.
«Touchés! s'écria l'Américain.
—Touchés! riposta Bell.
—Recommençons», dit Hatteras, en rebouchant momentanément l'ouverture.
Le poker fut plongé dans le fourneau; au bout de quelques minutes, il était rouge.
Altamont et Bell revinrent prendre leur place, après avoir rechargé les armes; Hatteras rétablit la meurtrière et y introduisit de nouveau le poker incandescent.
Mais cette fois une surface impénétrable l'arrêta.
«Malédiction! s'écria l'Américain.
—Qu'y a-t-il? demanda Johnson.
—Ce qu'il y a! il y a que ces maudits animaux entassent blocs sur blocs, qu'ils nous murent dans notre maison, qu'ils nous enterrent vivants!
—C'est impossible!
—Voyez, le poker ne peut traverser! cela finit par être ridicule, à la fin!»
Plus que ridicule, cela devenait inquiétant. La situation empirait. Les ours en bêtes très intelligentes, employaient ce moyen pour étouffer leur proie. Ils entassaient les glaçons de manière à rendre toute fuite impossible.
«C'est dur! dit le vieux Johnson d'un air très mortifié. Que des hommes vous traitent ainsi, passe encore, mais des ours!»
Après cette réflexion, deux heures s'écoulèrent sans amener de changement dans la situation des prisonniers; le projet de sortie était devenu impraticable; les murailles épaissies arrêtaient tout bruit extérieur. Altamont se promenait avec l'agitation d'un homme audacieux qui s'exaspère de trouver un danger supérieur à son courage. Hatteras songeait avec effroi au docteur, et au péril très sérieux qui le menaçait à son retour.
«Ah! s'écria Johnson, si M. Clawbonny était ici!
—Eh bien! que ferait-il? répondit Altamont.
—Oh! il saurait bien nous tirer d'affaire!
—Et comment? demanda l'Américain avec humeur.
—Si je le savais, répondit Johnson, je n'aurais pas besoin de lui.
Cependant, je devine bien quel conseil il nous donnerait en ce moment!
—Lequel?
—Celui de prendre quelque nourriture! cela ne peut pas nous faire de mal. Au contraire. Qu'en pensez-vous, monsieur Altamont?
—Mangeons si cela vous fait plaisir, répondit ce dernier, quoique la situation soit bien sotte, pour ne pas dire humiliante.
—Je gage, dit Johnson, qu'après dîner, nous trouverons un moyen quelconque de sortir de là.»
On ne répondit pas au maître d'équipage, mais on se mit à table.
Johnson, élevé à l'école du docteur, essaya d'être philosophe dans le danger, mais il n'y réussit guère; ses plaisanteries lui restaient dans la gorge. D'ailleurs, les prisonniers commençaient à se sentir mal à leur aise; l'air s'épaississait dans cette demeure hermétiquement fermée; l'atmosphère ne pouvait se refaire à travers le tuyau des fourneaux qui tiraient mal, et il était facile de prévoir que, dans un temps fort limité, le feu viendrait à s'éteindre; l'oxygène, absorbé par les poumons et le foyer, ferait bientôt place à l'acide carbonique, dont on connaît l'influence mortelle.
Hatteras s'aperçut le premier de ce nouveau danger; il ne voulut point le cacher à ses compagnons.
«Alors, il faut sortir à tout prix! répondit Altamont.
—Oui! reprit Hatteras; mais attendons la nuit; nous ferons un trou à la voûte, cela renouvellera notre provision d'air; puis, l'un de nous prendra place à ce poste, et de là il fera feu sur les ours.
—C'est le seul parti à prendre», répliqua l'Américain.
Ceci convenu, on attendit le moment de tenter l'aventure, et, pendant les heures qui suivirent, Altamont n'épargna pas ses imprécations contre un état de choses dans lequel, disait-il, «des ours et des hommes étant donnés, ces derniers ne jouaient pas le plus beau rôle».
CHAPITRE XIII
LA MINE
La nuit arriva, et la lampe du salon commençait déjà à pâlir dans cette atmosphère pauvre d'oxygène.
A huit heures, on fit les derniers préparatifs. Les fusils furent chargés avec soin, et l'on pratiqua une ouverture dans la voûte de la snow-house.
Le travail durait déjà depuis quelques minutes, et Bell s'en tirait adroitement, quand Johnson, quittant la chambre à coucher, dans laquelle il se tenait en observation, revint rapidement vers ses compagnons.
Il semblait inquiet.
«Qu'avez-vous? lui demanda le capitaine.
—Ce que j'ai? rien! répondit le vieux marin en hésitant, et pourtant.
—Mais qu'y a-t-il? dit Altamont.
—Silence! n'entendez-vous pas un bruit singulier?
—De quel côté?
—Là! il se passe quelque chose dans la muraille de la chambre!»
Bell suspendit son travail; chacun écouta.
Un bruit éloigné se laissait percevoir, qui semblait produit dans le mur latéral; on faisait évidemment une trouée dans la glace.
«On gratte! fit Johnson.
—Ce n'est pas douteux, répondit Altamont.
—Les ours? dit Bell.
—Oui! les ours, dit Altamont.
—Ils ont changé de tactique, reprit le vieux marin; ils ont renoncé à nous étouffer!
—Ou ils nous croient étouffés! reprit l'Américain, que la colère gagnait très sérieusement.
—Nous allons être attaqués, fit Bell.
—Eh bien! répondit Hatteras, nous lutterons corps à corps.
—Mille diables! s'écria Altamont, j'aime mieux cela! j'en ai assez pour mon compte de ces ennemis invisibles! on se verra et on se battra!
—Oui, répondit Johnson, mais pas à coups de fusil; c'est impossible dans un espace aussi étroit.
—Soit! à la hache! au couteau!»
Le bruit augmentait; on entendait distinctement l'éraillure des griffes; les ours avaient attaqué la muraille à l'angle même où elle rejoignait le talus de neige adossé au rocher.
«L'animal qui creuse, dit Johnson, n'est pas maintenant à six pieds de nous.
—Vous avez raison, Johnson, répondit l'Américain; mais nous avons le temps de nous préparer à le recevoir!»
L'Américain prit sa hache d'une main, son couteau de l'autre; arc-bouté sur son pied droit, le corps rejeté en arrière, il se tint en posture d'attaque. Hatteras et Bell l'imitèrent. Johnson prépara son fusil pour le cas où l'usage d'une arme à feu serait nécessaire.
Le bruit devenait de plus en plus fort; la glace arrachée craquait sous la violente incision de griffes d'acier.
Enfin une croûte mince sépara seulement l'assaillant de ses adversaires; soudain, cette croûte se fendit comme le cerceau tendu de papier sous l'effort du clown, et un corps noir, énorme, apparut dans la demi-obscurité de la chambre.
Altamont ramena rapidement sa main armée pour frapper.
«Arrêtez! par le Ciel! dit une voix bien connue.
—Le docteur! le docteur!» s'écria Johnson.
C'était le docteur, en effet, qui, emporté par sa masse, vint rouler au milieu de la chambre.
«Bonjour, mes braves amis», dit-il en se relevant lestement.
Ses compagnons demeurèrent stupéfaits; mais à la stupéfaction succéda la joie; chacun voulut serrer le digne homme dans ses bras; Hatteras, très ému, le retint longtemps sur sa poitrine. Le docteur lui répondit par une chaleureuse poignée de main.
«Comment, vous, monsieur Clawbonny! dit le maître d'équipage.
—Moi, mon vieux Johnson, et j'étais plus inquiet de votre sort que vous n'avez pu l'être du mien.
—Mais comment avez-vous su que nous étions assaillis par une bande d'ours? demanda Altamont; notre plus vive crainte était de vous voir revenir tranquillement au Fort-Providence, sans vous douter du danger.
—Oh! j'avais tout vu, répondit le docteur; vos coups de fusil m'ont donné l'éveil; je me trouvais en ce moment près des débris du Porpoise; j'ai gravi un hummock; j'ai aperçu les cinq ours qui vous poursuivaient de près; ah! quelle peur j'ai ressentie pour vous! Mais enfin votre dégringolade du haut de la colline et l'hésitation des animaux m'ont rassuré momentanément; j'ai compris que vous aviez eu le temps de vous barricader dans la maison. Alors, peu à peu, je me suis approché, tantôt rampant, tantôt me glissant entre les glaçons; je suis arrivé près du fort, et j'ai vu ces énormes bêtes au travail, comme de gros castors; ils battaient la neige, ils amoncelaient les blocs, en un mot ils vous muraient tout vivants. Il est heureux que l'idée ne leur soit pas venue de précipiter des blocs de glace du sommet du cône, car vous auriez été écrasés sans merci.
—Mais, dit Bell, vous n'étiez pas en sûreté, monsieur Clawbonny; ne pouvaient-ils abandonner la place et revenir vers vous?
—Ils n'y pensaient guère; les chiens groënlandais, lâchés par Johnson, sont venus plusieurs fois rôder à petite distance, et ils n'ont pas songé à leur donner la chasse; non, ils se croyaient sûrs d'un gibier plus savoureux.
—Grand merci du compliment, dit Altamont en riant.
—Oh! il n'y a pas de quoi être fier. Quand j'ai compris la tactique des ours, j'ai résolu de vous rejoindre. Il fallait attendre la nuit, par prudence; aussi, dès les premières ombres du crépuscule, je me suis glissé sans bruit vers le talus, du côté de la poudrière. J'avais mon idée en choisissant ce point; je voulais percer une galerie. Je me suis donc mis au travail; j'ai attaqué la glace avec mon couteau à neige, un fameux outil, ma foi! Pendant trois heures j'ai pioché, j'ai creusé, j'ai travaillé, et me voilà affamé, éreinté, mais arrivé…
—Pour partager notre sort? dit Altamont.
—Pour nous sauver tous; mais donnez-moi un morceau de biscuit et de viande; je tombe d'inanition».
Bientôt le docteur mordait de ses dents blanches un respectable morceau de boeuf salé. Tout en mangeant, il se montra disposé à répondre aux questions dont on le pressait.
«Nous sauver! avait repris Bell.
—Sans doute, répondit le docteur, en faisant place à sa réponse par un vigoureux effort des muscles staphylins.
—Au fait, dit Bell, puisque M. Clawbonny est venu, nous pouvons nous en aller par le même chemin.
—Oui-dà, répondit le docteur, et laisser le champ libre à cette engeance malfaisante, qui finira par découvrir nos magasins et les piller!
—Il faut demeurer ici, dit Hatteras.
—Sans doute, répondit le docteur, et nous débarrasser néanmoins de ces animaux.
—Il y a donc un moyen? demanda Bell.
—Un moyen sûr, répondit le docteur.
—Je le disais bien, s'écria Johnson en se frottant les mains; avec M. Clawbonny, jamais rien n'est désespéré; il a toujours quelque invention dans son sac de savant.
—Oh! oh! mon pauvre sac est bien maigre, mais en fouillant bien….
—Docteur, dit Altamont, les ours ne peuvent-ils pénétrer par cette galerie que vous avez creusée?
—Non, j'ai eu soin de reboucher solidement l'ouverture; et maintenant, nous pouvons aller d'ici à la poudrière sans qu'ils s'en doutent.
—Bon! nous direz-vous maintenant quel moyen vous comptez employer pour nous débarrasser de ces ridicules visiteurs?
—Un moyen bien simple, et pour lequel une partie du travail est déjà fait.
—Comment cela?
—Vous le verrez. Mais j'oublie que je ne suis pas venu seul ici.
—Que voulez-vous dire? demanda Johnson.
—J'ai là un compagnon à vous présenter.»
Et, en parlant de la sorte, le docteur tira de la galerie le corps d'un renard fraîchement tué.
«Un renard! s'écria Bell.
—Ma chasse de ce matin, répondit modestement le docteur, et vous verrez que jamais renard n'aura été tué plus à propos.
—Mais enfin, quel est votre dessein? demanda Altamont.
—J'ai la prétention, répondit le docteur, de faire sauter les ours tous ensemble avec cent livres de poudre.»
On regarda le docteur avec surprise.
«Mais la poudre? lui demanda-t-on.
—Elle est au magasin.
—Et le magasin?
—Ce boyau y conduit. Ce n'est pas sans motif que j'ai creusé une galerie de dix toises de longueur; j'aurais pu attaquer le parapet plus près de la maison, mais j'avais mon idée.
—Enfin, cette mine, où prétendez-vous l'établir? demanda l'Américain.
—A la face même de notre talus, c'est-à-dire au point le plus éloigné de la maison, de la poudrière et des magasins.
—Mais comment y attirer les ours tous à la fois?
—Je m'en charge, répondit le docteur; assez parlé, agissons. Nous avons cent pieds de galerie à creuser pendant la nuit; c'est un travail fatigant; mais à cinq, nous nous en tirerons en nous relayant. Bell va commencer, et pendant ce temps nous prendrons quelque repos.
—Parbleu! s'écria Johnson plus j'y pense, plus je trouve le moyen de
M. Clawbonny excellent.
—Il est sûr, répondit le docteur.
—Oh! du moment que vous le dites, ce sont des ours morts, et je me sens déjà leur fourrure sur les épaules.
—A l'ouvrage donc!»
Le docteur s'enfonça dans la galerie sombre, et Bell le suivit; où passait le docteur, ses compagnons étaient assurés de se trouver à l'aise. Les deux mineurs arrivèrent à la poudrière et débouchèrent au milieu des barils rangés en bon ordre. Le docteur donna à Bell les indications nécessaires; le charpentier attaqua le mur opposé, sur lequel s'épaulait le talus, et son compagnon revint dans la maison.
Bell travailla pendant une heure et creusa un boyau long de dix pieds à peu près, dans lequel on pouvait s'avancer en rampant. Au bout de ce temps, Altamont vint le remplacer, et dans le même temps il fit à peu près le même travail; la neige, retirée de la galerie, était transportée dans la cuisine, où le docteur la faisait fondre au feu, afin qu'elle tînt moins de place.
A l'Américain succéda le capitaine, puis Johnson. En dix heures, c'est-à-dire vers les huit heures du matin, la galerie était entièrement ouverte.
Aux premières lueurs de l'aurore, le docteur vint considérer les ours par une meurtrière qu'il pratiqua dans le mur du magasin à poudre.
Ces patients animaux n'avaient pas quitté la place. Ils étaient là, allant, venant, grognant, mais, en somme, faisant leur faction avec une persévérance exemplaire; ils rôdaient autour de la maison, qui disparaissait sous les blocs amoncelés. Mais un moment vint pourtant où ils semblèrent avoir épuisé leur patience, car le docteur les vit tout à coup repousser les glaçons qu'ils avaient entassés.
«Bon! dit-il au capitaine, qui se trouvait près de lui.
—Que font-ils? demanda celui-ci.
—Ils m'ont tout l'air de vouloir démolir leur ouvrage et d'arriver jusqu'à nous! Mais un instant! ils seront démolis auparavant. En tout cas, pas de temps à perdre.»
Le docteur se glissa jusqu'au point où la mine devait être pratiquée; là, il fit élargir la chambre de toute la largeur et de toute la hauteur du talus; il ne resta bientôt plus à la partie supérieure qu'une écorce de glace épaisse d'un pied au plus; il fallut même la soutenir pour qu'elle ne s'effondrât pas.
Un pieu solidement appuyé sur le sol de granit fit l'office de poteau; le cadavre du renard fut attaché à son sommet, et une longue corde, nouée à sa partie inférieure, se déroula à travers la galerie jusqu'à la poudrière.
Les compagnons du docteur suivaient ses instructions sans trop les comprendre.
«Voici l'appât», dit-il, en leur montrant le renard.
Au pied du poteau, il fit rouler un tonnelet pouvant contenir cent livres de poudre.
«Et voici la mine, ajouta-t-il.
—Mais, demanda Hatteras, ne nous ferons-nous pas sauter en même temps que les ours?
—Non! nous sommes suffisamment éloignés du théâtre de l'explosion; d'ailleurs, notre maison est solide; si elle se disjoint un peu, nous en serons quittes pour la refaire.
—Bien, répondit Altamont; mais maintenant comment prétendez-vous opérer?
—Voici, en halant cette corde, nous abattrons le pieu qui soutient la croûte de la glace au-dessus de la mine; le cadavre du renard apparaîtra subitement hors du talus, et vous admettrez sans peine que des animaux affamés par un long jeûne n'hésiteront pas à se précipiter sur cette proie inattendue.
—D'accord.
—Eh bien, à ce moment, je mets le feu à la mine, et je fais sauter d'un seul coup les convives et le repas.
—Bien! bien!» s'écria Johnson, qui suivait l'entretien avec un vif intérêt.
Hatteras, ayant confiance absolue dans son ami, ne demandait aucune explication. Il attendait. Mais Altamont voulait savoir jusqu'au bout.
«Docteur, dit-il, comment calculerez-vous la durée de votre mèche avec une précision telle que l'explosion se fasse au moment opportun?
—C'est bien simple, répondit le docteur, je ne calculerai rien.
—Vous avez donc une mèche de cent pieds de longueur?
—Non.
—Vous ferez donc simplement une traînée de poudre?
—Point! cela pourrait rater.
—Il faudra donc que quelqu'un se dévoue et aille mettre le feu à la mine?
—S'il faut un homme de bonne volonté, dit Johnson avec empressement, je m'offre volontiers.
—Inutile, mon digne ami, répondit le docteur, en tendant la main au vieux maître d'équipage, nos cinq existences sont précieuses, et elles seront épargnées, Dieu merci.
—Alors, fit l'Américain, je renonce à deviner.
—Voyons, répondit le docteur en souriant, si l'on ne se tirait pas d'affaire dans cette circonstance, à quoi servirait d'avoir appris la physique?
—Ah! fit Johnson rayonnant, la physique!
—Oui! n'avons-nous pas ici une pile électrique et des fils d'une longueur suffisante, ceux-là mêmes qui servaient à notre phare?
—Eh bien?
—Eh bien, nous mettrons le feu à la mine quand cela nous plaira, instantanément et sans danger.
—Hurrah! s'écria Johnson.
—Hurrah!» répétèrent ses compagnons, sans se soucier d'être ou non entendus de leurs ennemis.
Aussitôt, les fils électriques furent déroulés dans la galerie depuis la maison jusqu'à la chambre de la mine. Une de leurs extrémités demeura enroulée à la pile, et l'autre plongea au centre du tonnelet, les deux bouts restant placés à une petite distance l'un de l'autre.
A neuf heures du matin, tout fut terminé. Il était temps; les ours se livraient avec furie à leur rage de démolition.
Le docteur jugea le moment arrivé. Johnson fut placé dans le magasin à poudre, et chargé de tirer sur la corde rattachée au poteau. Il prit place à son poste.
«Maintenant, dit le docteur à ses compagnons, préparez vos armes, pour le cas où les assiégeants ne seraient pas tués du premier coup, et rangez-vous auprès de Johnson: aussitôt après l'explosion, faites irruption au-dehors.
—Convenu, répondit l'Américain.
—Et maintenant, nous avons fait tout ce que des hommes peuvent faire! nous nous sommes aidés! que le Ciel nous aide!»
Hatteras, Altamont et Bell se rendirent à la poudrière. Le docteur resta seul près de la pile.
Bientôt, il entendit la voix éloignée de Johnson qui criait:
«Attention!
—Tout va bien», répondit-il.
Johnson tira vigoureusement la corde; elle vint à lui, entraînant le pieu; puis, il se précipita à la meurtrière et regarda.
La surface du talus s'était affaissée. Le corps du renard apparaissait au-dessus des débris de glace. Les ours, surpris d'abord, ne tardèrent pas à se précipiter en groupe serré sur cette proie nouvelle.
«Feu!» cria Johnson.
Le docteur établit aussitôt le courant électrique entre ses fils; une explosion formidable eut lieu; la maison oscilla comme dans un tremblement de terre; les murs se fendirent. Hatteras, Altamont et Bell se précipitèrent hors du magasin à poudre, prêts à faire feu.
Mais leurs armes furent inutiles; quatre ours sur cinq, englobés dans l'explosion, retombèrent ça et là en morceaux, méconnaissables, mutilés, carbonisés, tandis que le dernier, à demi rôti, s'enfuyait à toutes jambes.
«Hurrah! hurrah! hurrah!» s'écrièrent les compagnons de Clawbonny, pendant que celui-ci se précipitait en souriant dans leurs bras.
CHAPITRE XIV
LE PRINTEMPS POLAIRE
Les prisonniers étaient délivrés; leur joie se manifesta par de chaudes démonstrations et de vifs remerciements au docteur. Le vieux Johnson regretta bien un peu les peaux d'ours, brûlées et hors de service; mais ce regret n'influa pas sensiblement sur sa belle humeur.
La journée se passa à restaurer la maison de neige, qui s'était fort ressentie de l'explosion. On la débarrassa des blocs entassés par les animaux, et ses murailles furent rejointoyées. Le travail se fit rapidement, à la voix du maître d'équipage, dont les bonnes chansons faisaient plaisir à entendre.
Le lendemain, la température s'améliora singulièrerement, et, par une brusque saute de vent, le thermomètre remonta à quinze degrés au-dessus de zéro (-9° centigrades). Une différence si considérable fut vivement ressentie par les hommes et les choses. La brise du sud ramenait avec elle les premiers indices du printemps polaire.
Cette chaleur relative persista pendant plusieurs jours; le thermomètre, à l'abri du vent, marqua même trente et un degrés au-dessus de zéro (-1° centigrade), des symptômes de dégel vinrent à se manifester.
La glace commençait à se crevasser; quelques jaillissements d'eau salée se produisaient ça et là, comme les jets liquides d'un parc anglais; quelques jours plus tard, la pluie tombait en grande abondance.
Une vapeur intense s'élevait des neiges; c'était de bon augure, et la fonte de ces masses immenses paraissait prochaine. Le disque pâle du soleil tendait à se colorer davantage et traçait des spirales plus allongées au-dessus de l'horizon; la nuit durait trois heures à peine.
Autre symptôme non moins significatif, quelques ptarmigans, les oies boréales, les pluviers, les gelinottes, revenaient par bandes; l'air s'emplissait peu à peu de ces cris assourdissants dont les navigateurs du printemps dernier se souvenaient encore. Des lièvres, que l'on chassa avec succès, firent leur apparition sur les rivages de la baie, ainsi que la souris articque, dont les petits terriers formaient un système d'alvéoles régulières.
Le docteur fit remarquer à ses compagnons que presque tous ces animaux commençaient à perdre le poil ou la plume blanche de l'hiver pour revêtir leur parure d'été; ils se «printanisaient» à vue d'oeil, tandis que la nature laissait poindre leur nourriture sous forme de mousses, de pavots, de saxifrages et de gazon nain. On sentait toute une nouvelle existence percer sous les neiges décomposées.
Mais avec les animaux inoffensifs revinrent leurs ennemis affamés; les renards et les loups arrivèrent en quête de leur proie; des hurlements lugubres retentirent pendant la courte obscurité des nuits.
Le loup de ces contrées est très proche parent du chien; comme lui, il aboie, et souvent de façon à tromper les oreilles les plus exercées, celles de la race canine, par exemple; on dit même que ces animaux emploient cette ruse pour attirer les chiens et les dévorer. Ce fait fut observé sur les terres de la baie d'Hudson, et le docteur put le constater à la Nouvelle-Amérique; Johnson eut soin de ne pas laisser courir ses chiens d'attelage, qui auraient pu se laisser prendre à ce piège.
Quant à Duk, il en avait vu bien d'autres, et il était trop fin pour aller se jeter dans la gueule du loup.
On chassa beaucoup pendant une quinzaine de jours; les provisions de viandes fraîches furent abondantes; on tua des perdrix, des ptarmigans et des ortolans de neige, qui offraient une alimentation délicieuse. Les chasseurs ne s'éloignaient pas du Fort-Providence. On peut dire que le menu gibier venait de lui-même au-devant du coup de fusil; il animait singulièrement par sa présence ces plages silencieuses, et la baie Victoria prenait un aspect inaccoutumé qui réjouissait les yeux.
Les quinze jours qui suivirent la grande affaire des ours furent remplis par ces diverses occupations. Le dégel fit des progrès visibles; le thermomètre remonta à trente-deux degrés au-dessus de zéro (0° centigrade); les torrents commencèrent à mugir dans les ravines, et des milliers de cataractes s'improvisèrent sur le penchant des coteaux.
Le docteur, après avoir déblayé une acre de terrain, y sema des graines de cresson, d'oseille et de cochléaria, dont l'influence antiscorbutique est excellente; il voyait déjà sortir de terre de petites feuilles verdoyantes, quand tout à coup, et avec une inconcevable rapidité, le froid reparut en maître dans son empire.
En une seule nuit, et par une violente brise du nord, le thermomètre reperdit près de quarante degrés; il retomba à huit degrés au-dessous de zéro (-22° centigrades). Tout fut gelé: oiseaux, quadrupèdes, amphibies, disparurent par enchantement; les trous à phoques se refermèrent, les crevasses disparurent, la glace reprit sa dureté de granit, et les cascades, saisies dans leur chute, se figèrent en longs pendicules de cristal.
Ce fut un véritable changement à vue; il se produisit dans la nuit du 11 au 12 mai. Et quand Bell, le matin, mit le nez au-dehors par cette gelée foudroyante, il faillit l'y laisser.
«Oh! nature boréale, s'écria le docteur un peu désappointé, voilà bien de tes coups! Allons! j'en serai quitte pour recommencer mes semis.»
Hatteras prenait la chose moins philosophiquement, tant il avait hâte de reprendre ses recherches. Mais il fallait se résigner.
«En avons-nous pour longtemps de cette température? demanda Johnson.
—Non, mon ami, non, répondit Clawbonny; c'est le dernier coup de patte du froid! vous comprenez bien qu'il est ici chez lui, et on ne peut guère le chasser sans qu'il résiste.
—Il se défend bien, répliqua Bell en se frottant le visage.
—Oui! mais j'aurais dû m'y attendre, répliqua le docteur, et ne pas sacrifier mes graines comme un ignorant, d'autant plus que je pouvais, à la rigueur, les faire pousser près des fourneaux à la cuisine.
—Comment, dit Altamont, vous deviez prévoir ce changement de température?
—Sans doute, et sans être sorcier! Il fallait mettre mes semis sous la protection immédiate de saint Mamert, de saint Pancrace et de saint Servais, dont la fête tombe les 11, 12 et 13 de ce mois.
—Par exemple, docteur, s'écria Altamont, vous allez me dire quelle influence les trois saints en question peuvent avoir sur la température?
—Une très grande, si l'on en croit les horticulteurs, qui les appellent «les trois saints de glace.»
—Et pourquoi cela, je vous prie?
—Parce que généralement il se produit un froid périodique dans le mois de mai, et que ce plus grand abaissement de température a lieu du 11 au 13 de ce mois. C'est un fait, voilà tout.
—Il est curieux, mais l'explique-t-on? demanda l'Américain.
—Oui, de deux manières: ou par l'interposition d'une grande quantité d'astéroïdes[1] à cette époque de l'année entre la terre et le soleil, ou simplement par la dissolution des neiges qui, en fondant, absorbent nécessairement une très grande quantité de chaleur. Ces deux causes sont plausibles; faut-il les admettre absolument? Je l'ignore; mais, si je ne suis pas certain de la valeur de l'explication, j'aurais dû l'être de l'authenticité du fait, ne point l'oublier, et ne pas compromettre mes plantations.»
[1] Étoiles filantes, probablement les débris d'une grande planète.
Le docteur disait vrai. Soit par une raison, soit par une autre, le froid fut très intense pendant le reste du mois de mai; les chasses durent être interrompues, non pas tant par la rigueur de la température que par l'absence complète du gibier; heureusement, la réserve de viande fraîche n'était pas encore épuisée, à beaucoup près.
Les hiverneurs se retrouvèrent donc condamnés à une nouvelle inactivité; pendant quinze jours, du 11 au 25 mai, leur existence monotone ne fut marquée que par un seul incident, une maladie grave, une angine couenneuse, qui vint frapper le charpentier inopinément; à ses amygdales fortement tuméfiées et à la fausse membrane qui les tapissait, le docteur ne put se méprendre sur la nature de ce terrible mal; mais il se trouvait là dans son élément, et la maladie, qui n'avait pas compté sur lui sans doute, fut rapidement détournée. Le traitement suivi par Bell fut très simple, et la pharmacie n'était pas loin; le docteur se contenta de mettre quelques petits morceaux de glace dans la bouche du malade; en quelques heures, la tuméfaction commença à diminuer, et la fausse membrane disparut. Vingt-quatre heures plus tard, Bell était sur pied.
Comme on s'émerveillait de la médication du docteur:
«C'est ici le pays des angines, répondit-il; il faut bien que le remède soit auprès du mal.
—Le remède et surtout le médecin», ajouta Johnson, dans l'esprit duquel le docteur prenait des proportions pyramidales.
Pendant ces nouveaux loisirs, celui-ci résolut d'avoir avec le capitaine une conversation importante: il s'agissait de faire revenir Hatteras sur cette idée de reprendre la route du nord sans emporter une chaloupe, un canot quelconque, un morceau de bois, enfin de quoi franchir les bras de mer ou les détroits. Le capitaine, si absolu dans ses idées, s'était formellement prononcé contre l'emploi d'une embarcation faite des débris du navire américain.
Le docteur ne savait trop comment entrer en matière, et cependant il importait que ce point fût promptement décidé, car le mois de juin amènerait bientôt l'époque des grandes excursions. Enfin, après avoir longtemps réfléchi, il prit un jour Hatteras à part, et, avec son air de douce bonté, il lui dit:
«Hatteras, me croyez-vous votre ami?
—Certes, répondit le capitaine avec vivacité, le meilleur, et même le seul.
—Si je vous donne un conseil, reprit le docteur, un conseil que vous ne me demandez pas, le regarderez-vous comme désintéressé?
—Oui, car je sais que l'intérêt personnel ne vous a jamais guidé; mais où voulez-vous en venir?
—Attendez, Hatteras, j'ai encore une demande à vous faire. Me croyez-vous un bon Anglais, comme vous, et ambitieux de gloire pour mon pays?»
Hatteras fixa le docteur d'un oeil surpris.
«Oui, répondit-il, en l'interrogeant du regard sur le but de sa demande.
—Vous voulez arriver au pôle nord, reprit le docteur; je conçois votre ambition, je la partage; mais, pour parvenir à ce but, il faut faire le nécessaire.
—Eh bien, jusqu'ici, n'ai-je pas tout sacrifié pour réussir?
—Non, Hatteras, vous n'avez pas sacrifié vos répulsions personnelles, et en ce moment je vous vois prêt à refuser les moyens indispensables pour atteindre le pôle.
—Ah! répondit Hatteras, vous voulez parler de cette chaloupe, de cet homme…
—Voyons, Hatteras, raisonnons sans passion, froidement, et examinons cette question sous toutes ses faces. La côte sur laquelle nous venons d'hiverner peut être interrompue; rien ne nous prouve qu'elle se prolonge pendant six degrés au nord; si les renseignements qui vous ont amené jusqu'ici se justifient, nous devons, pendant le mois d'été, trouver une vaste étendue de mer libre. Or, en présence de l'océan Arctique, dégagé de glace et propice à une navigation facile, comment ferons-nous, si les moyens de le traverser nous manquent?»
Hatteras ne répondit pas.
«Voulez-vous donc vous trouver à quelques milles du pôle Nord sans pouvoir y parvenir?
Hatteras avait laissé retomber sa tête dans ses mains.
«Et maintenant, reprit le docteur, examinons la question à son point de vue moral. Je conçois qu'un Anglais sacrifie sa fortune et son existence pour donner à l'Angleterre une gloire de plus! Mais parce qu'un canot fait de quelques planches arrachées à un navire américain, à un bâtiment naufragé et sans valeur, aura touché la côte nouvelle ou parcouru l'océan inconnu, cela pourra-t-il réduire l'honneur de la découverte? Est-ce que si vous aviez rencontré vous-même, sur cette plage, la coque d'un navire abandonné, vous auriez hésité à vous en servir? N'est-ce pas au chef seul de l'expédition qu'appartient le bénéfice de la réussite? Et je vous demande si cette chaloupe, construite par quatre Anglais, ne sera pas anglaise depuis la quille jusqu'au plat-bord?»
Hatteras se taisait encore.
«Non, fit Clawbonny, parlons franchement, ce n'est pas la chaloupe qui vous tient au coeur, c'est l'homme.
—Oui, docteur, oui, répondit le capitaine, cet Américain, je le hais de toute une haine anglaise, cet homme que la fatalité a jeté sur mon chemin…
—Pour vous sauver!
—Pour me perdre! Il me semble qu'il me nargue, qu'il parle en maître ici, qu'il s'imagine tenir ma destinée entre ses mains et qu'il a deviné mes projets. Ne s'est-il pas dévoilé tout entier quand il s'est agi de nommer ces terres nouvelles? A-t-il jamais avoué ce qu'il était venu faire sous ces latitudes? Vous ne m'ôterez pas de l'esprit une idée qui me tue: c'est que cet homme est le chef d'une expédition de découverte envoyée par le gouvernement de l'Union.
—Et quand cela serait, Hatteras, qui prouve que cette expédition cherchait à gagner le pôle? L'Amérique ne peut-elle pas tenter, comme l'Angleterre, le passage du nord-ouest? En tout cas, Altamont ignore absolument vos projets, car ni Johnson, ni Bell, ni vous, ni moi, nous n'en avons dit un seul moi devant lui.
—Eh bien, qu'il les ignore toujours!
—Il finira nécessairement par les connaître, car nous ne pouvons pas le laisser seul ici?
—Et pourquoi? demanda le capitaine avec une certaine violence; ne peut-il demeurer au Fort-Providence?
—Il n'y consentirait pas, Hatteras; et puis abandonner cet homme que nous ne serions pas certains de retrouver au retour, ce serait plus qu'imprudent, ce serait inhumain; Altamont viendra, il faut qu'il vienne! mais, comme il est inutile de lui donner maintenant des idées qu'il n'a pas, ne lui disons rien, et construisons une chaloupe destinée en apparence à la reconnaissance de ces nouveaux rivages.»
Hatteras ne pouvait se décider à se rendre aux idées de son ami; celui-ci attendait une réponse qui ne se faisait pas.
«Et si cet homme refusait de consentir au dépeçage de son navire? dit enfin le capitaine.
—Dans ce cas, vous auriez le bon droit pour vous; vous construiriez cette chaloupe malgré lui, et il n'aurait plus rien à prétendre.
—Fasse donc le Ciel qu'il refuse! s'écria Hatteras.
—Avant un refus, répondit le docteur, il faut une demande; je me charge de la faire.
En effet, le soir même, au souper, Clawbonny amena la conversation sur certains projets d'excursions pendant les mois d'été, destinées à faire le relevé hydrographique des côtes.
«Je pense, Altamont, dit-il, que vous serez des nôtres?
—Certes, répondit l'Américain, il faut bien savoir jusqu'où s'étend cette terre de la Nouvelle-Amérique.»
Hatteras regardait son rival fixement pendant qu'il répondait ainsi.
«Et pour cela, reprit Altamont, il faut faire le meilleur emploi possible des débris du Porpoise; construisons donc une chaloupe solide et qui nous porte loin.
—Vous entendez, Bell, dit vivement le docteur, dès demain nous nous mettrons à l'ouvrage.»
CHAPITRE XV
LE PASSAGE DU NORD-OUEST
Le lendemain, Bell, Altamont et le docteur se rendirent au Porpoise; le bois ne manquait pas; l'ancienne chaloupe du trois-mâts, défoncée par le choc des glaçons, pouvait encore fournir les parties principales de la nouvelle. Le charpentier se mit donc immédiatement à l'oeuvre; il fallait une embarcation capable de tenir la mer, et cependant assez légère pour pouvoir être transportée sur le traîneau.
Pendant les derniers jours de mai, la température s'éleva; le thermomètre remonta au degré de congélation; le printemps revint pour tout de bon, cette fois, et les hiverneurs durent quitter leurs vêtements d'hiver.
Les pluies étaient fréquentes; la neige commença bientôt à profiter des moindres déclivités du terrain pour s'en aller en chutes et en cascades.
Hatteras ne put contenir sa satisfaction en voyant les champs de glace donner les premiers signes de dégel. La mer libre, c'était pour lui la liberté.
Si ses devanciers se trompèrent ou non sur cette grande question du bassin polaire, c'est ce qu'il espérait savoir avant peu. De là dépendait tout le succès de son entreprise.
Un soir, après une assez chaude journée, pendant laquelle les symptômes de décomposition des glaces s'accusèrent plus manifestement, il mit la conversation sur ce sujet si intéressant de la mer libre.
Il reprit la série des arguments qui lui étaient familiers, et trouva comme toujours dans le docteur un chaud partisan de sa doctrine. D'ailleurs ses conclusions ne manquaient pas de justesse.
«Il est évident, dit-il, que si l'Océan se débarrasse de ses glaces devant la baie Victoria, sa partie méridionale sera également libre jusqu'au Nouveau-Cornouailles et jusqu'au canal de la Reine. Penny et Belcher l'ont vu tel, et ils ont certainement bien vu.
—Je le crois comme vous, Hatteras, répondit le docteur, et rien n'autorisait à mettre en doute la bonne foi de ces illustres marins; on tentait vainement d'expliquer leur découverte par un effet du mirage; mais ils se montraient trop affirmatifs pour ne pas être certains du fait.
—J'ai toujours pensé de cette façon, dit Altamont, qui prit alors la parole; le bassin polaire s'étend non seulement dans l'ouest, mais aussi dans l'est.
—On peut le supposer, en effet, répondit Hatteras.
—On doit le supposer, reprit l'Américain, car cette mer libre, que les capitaines Penny et Belcher ont vue près des côtes de la terre Grinnel, Morton, le lieutenant de Kane, l'a également aperçue dans le détroit qui porte le nom de ce hardi savant!
—Nous ne sommes pas dans la mer de Kane, répondit sèchement Hatteras, et par conséquent nous ne pouvons vérifier le fait.
—Il est supposable, du moins, dit Altamont.
—Certainement, répliqua le docteur, qui voulait éviter une discussion inutile. Ce que pense Altamont doit être la vérité; à moins de dispositions particulières des terrains environnants, les mêmes effets se produisent sous les mêmes latitudes. Aussi, je crois à la mer libre dans l'est aussi bien que dans l'ouest.
—En tout cas, peu nous importe! dit Hatteras.
—Je ne dis pas comme vous, Hatteras, reprit l'Américain, que l'indifférence affectée du capitaine commençait à échauffer, cela pourra avoir pour nous une certaine importance!
—Et quand, je vous prie?
—Quand nous songerons au retour.
—Au retour! s'écria Hatteras. Et qui y pense?
—Personne, répondit Altamont, mais enfin nous nous arrêterons quelque part, je suppose.
—Où cela?» fit Hatteras.
Pour la première fois, cette question était directement posée à l'Américain. Le docteur eût donné un de ses bras pour arrêter net la discussion.
Altamont ne répondant pas, le capitaine renouvela sa demande.
«Où cela? fit-il en insistant.
—Où nous allons! répondit tranquillement l'Américain.
—Et qui le sait? dit le conciliant docteur.
—Je prétends donc, reprit Altamont, que si nous voulons profiter du bassin polaire pour revenir, nous pourrons tenter de gagner la mer de Kane; elle nous mènera plus directement à la mer de Baffin.
—Vous croyez? fit ironiquement le capitaine.
—Je le crois, comme je crois que si jamais ces mers boréales devenaient praticables, on s'y rendrait par ce chemin, qui est plus direct. Oh! c'est une grande découverte que celle du docteur Kane!
—Vraiment! fit Hatteras en se mordant les lèvres jusqu'au sang.
—Oui, dit le docteur, on ne peut le nier, et il faut laisser à chacun son mérite.
—Sans compter qu'avant ce célèbre marin, reprit l'Américain obstiné, personne ne s'était avancé aussi profondément dans le nord.
—J'aime à croire, reprit Hatteras, que maintenant les Anglais ont le pas sur lui!
—Et les Américains! fit Altamont.
—Les Américains! répondit Hatteras.
—Que suis-je donc? dit fièrement Altamont.
—Vous êtes, répondit Hatteras d'une voix à peine contenue, vous êtes un homme qui prétend accorder au hasard et à la science une même part de gloire! Votre capitaine américain s'est avancé loin dans le nord, mais le hasard seul…
—Le hasard! s'écria Altamont; vous osez dire que Kane n'est pas redevable à son énergie et à son savoir de cette grande découverte?
—Je dis, répliqua Hatteras, que ce nom de Kane n'est pas un nom à prononcer dans un pays illustré par les Parry, les Franklin, les Ross, les Belcher, les Penny, dans ces mers qui ont livré le passage du nord-ouest à l'Anglais Mac Clure…
—Mac Clure! riposta vivement l'Américain, vous citez cet homme, et vous vous élevez contre les bénéfices du hasard? N'est-ce pas le hasard seul qui l'a favorisé?
—Non, répondit Hatteras en s'animant, non! C'est son courage, son obstination à passer quatre hivers au milieu des glaces…
—Je le crois bien, répondit l'Américain; il était pris, il ne pouvait revenir, et il a fini par abandonner son navire l'Investigator pour regagner l'Angleterre!
—Mes amis, dit le docteur…
D'ailleurs, reprit Altamont en l'interrompant, laissons l'homme, et voyons le résultat. Vous parlez du passage du nord-ouest: eh bien, ce passage est encore à trouver!»
Hatteras bondit à cette phrase; jamais question plus irritante n'avait surgi entre deux nationalités rivales!
Le docteur essaya encore d'intervenir.
«Vous avez tort, Altamont, dit-il.
—Non pas! je soutiens mon opinion, reprit l'entêté; le passage du nord-ouest est encore à trouver, à franchir, si vous l'aimez mieux! Mac Clure ne l'a pas remonté, et jamais, jusqu'à ce jour, un navire parti du détroit de Behring n'est arrivé à la mer de Baffin!»
Le fait était vrai, absolument parlant. Que pouvait-on répondre à l'Américain?
Cependant Hatteras se leva et dit:
«Je ne souffrirai pas qu'en ma présence la gloire d'un capitaine anglais soit plus longtemps attaquée!
—Vous ne souffrirez pas! répondit l'Américain en se levant également, mais les faits sont là, et votre puissance ne va pas jusqu'à les détruire.
—Monsieur! fit Hatteras, pâle de colère.
—Mes amis, reprit le docteur, un peu de calme! nous discutons un point scientifique!»
Le bon Clawbonny ne voulait voir qu'une discussion de science là où la haine d'un Américain et d'un Anglais était en jeu.
«Les faits, je vais vous les dire, reprit avec menace Hatteras, qui n'écoutait plus rien.
—Et moi, je parlerai!» riposta l'Américain.
Johnson et Bell ne savaient quelle contenance tenir.
«Messieurs, dit le docteur avec force, vous me permettrez de prendre la parole! je le veux, dit-il; les faits me sont connus comme à vous, mieux qu'à vous, et vous m'accorderez que j'en puis parler sans partialité.
—Oui! oui! firent Bell et Johnson, qui s'inquiétèrent de la tournure de la discussion, et créèrent une majorité favorable au docteur.
—Allez, monsieur Clawbonny, dit Johnson, ces messieurs vous écouteront, et cela nous instruira tous.
—Parlez donc!» fit l'Américain.
Hatteras reprit sa place en faisant un signe d'acquiescement, et se croisa les bras.
«Je vais vous raconter les faits dans toute leur vérité, dit le docteur, et vous pourrez me reprendre, mes amis, si j'omets ou si j'altère un détail.
—Nous vous connaissons, monsieur Clawbonny, répondit Bell, et vous pouvez conter sans rien craindre.
—Voici la carte des mers polaires, reprit le docteur, qui s'était levé pour aller chercher les pièces du procès; il sera facile d'y suivre la navigation de Mac Clure, et vous pourrez juger en connaissance de cause.»
Le docteur étala sur la table l'une de ces excellentes cartes publiées par ordre de l'Amirauté, et qui contenait les découvertes les plus modernes faites dans les régions arctiques; puis il reprit en ces termes:
«En 1848, vous le savez, deux navires, l'Herald, capitaine Kellet, et le Plover, commandant Moore, furent envoyés au détroit de Behring pour tenter d'y retrouver les traces de Franklin; leurs recherches demeurèrent infructueuses; en 1850, ils furent rejoints par Mac Clure, qui commandait l'Investigator, navire sur lequel il venait de faire la campagne de 1849 sous les ordres de James Ross. Il était suivi du capitaine Collinson, son chef, qui montait l'Entreprise; mais il le devança, et, arrivé au détroit de Behring, il déclara qu'il n'attendrait pas plus longtemps, qu'il partirait seul sous sa propre responsabilité, et, entendez-moi bien, Altamont, qu'il découvrirait Franklin ou le passage.»
Altamont ne manifesta ni approbation ni improbation.
«Le 5 août 1850, reprit le docteur, après avoir communiqué une dernière fois avec le Plover, Mac Clure s'enfonça dans les mers de l'est par une route à peu près inconnue; voyez, c'est à peine si quelques terres sont indiquées sur cette carte. Le 30 août, le jeune officier relevait le cap Bathurst; le 6 septembre, il découvrait la terre Baring qu'il reconnut depuis faire partie de la terre de Banks, puis la terre du Prince-Albert; alors il prit résolument par ce détroit allongé qui sépare ces deux grandes îles, et qu'il nomma le détroit du Prince-de-Galles. Entrez-y par la pensée avec le courageux navigateur! Il espérait déboucher dans le bassin de Melville que nous avons traversé, et il avait raison de l'espérer; mais les glaces, à l'extrémité du détroit, lui opposèrent une infranchissable barrière. Alors, arrêté dans sa marche, Mac Clure hiverne de 1850 à 1851, et pendant ce temps il va au travers de la banquise s'assurer de la communication du détroit avec le bassin de Melville.
—Oui, fit Altamont, mais il ne le traversa pas.
—Attendez, fit le docteur. Pendant cet hivernage, les officiers de Mac Clure parcourent les côtes avoisinantes, Creswell, la terre de Baring, Haswelt, la terre du Prince-Albert au sud, et Wynniat le cap Walker au nord. En juillet, aux premiers dégels, Mac Clure tente une seconde fois d'entraîner l'Investigator dans le bassin de Melville; il s'en approche à vingt milles, vingt milles seulement! mais les vents l'entraînent irrésistiblement au sud, sans qu'il puisse forcer l'obstacle. Alors, il se décide à redescendre le détroit du Prince-de-Galles et à contourner la terre de Banks pour tenter par l'ouest ce qu'il n'a pu faire par l'est; il vire de bord; le 18, il relève le cap Kellet, et le 19, le cap du Prince-Alfred, deux degrés plus haut; puis, après une lutte effroyable avec les icebergs, il demeure soudé dans le passage de Banks, à l'entrée de cette suite de détroits qui ramènent à la mer de Baffin.
—Mais il n'a pu les franchir, répondit Altamont.
—Attendez encore, et ayez la patience de Mac Clure. Le 26 septembre, il prit ses positions d'hiver dans la baie de la Mercy, au nord de la terre de Banks, et y demeura jusqu'en 1852; avril arrive; Mac Clure n'avait plus d'approvisionnements que pour dix-huit mois. Cependant, il ne veut pas revenir; il part, traverse en traîneau le détroit de Banks et arrive à l'île Melville. Suivons-le. Il espérait trouver sur ces côtes les navires du commandant Austin envoyés à sa rencontre par la mer de Baffin et le détroit de Lancastre; il touche le 28 avril à Winter-Harbour, au point même où Parry hiverna trente-trois ans auparavant; mais de navires, aucun; seulement, il découvre dans un cairn un document par lequel il apprend que Mac Clintock, le lieutenant d'Austin, avait passé là l'année précédente, et était reparti. Où un autre eût désespéré, Mac Clure ne désespère pas. Il place à tout hasard dans le cairn un nouveau document, où il annonce son intention de revenir en Angleterre par le passage du nord-ouest qu'il a trouvé, en gagnant le détroit de Lancastre et la mer de Baffin. Si l'on n'entend plus parler de lui, c'est qu'il aura été entraîné au nord ou à l'ouest de l'île Melville; puis il revient, non découragé, à la baie de la Mercy refaire un troisième hivernage, de 1852 à 1853.
—Je n'ai jamais mis son courage en doute, répondit Altamont, mais son succès.
—Suivons-le encore, répondit le docteur. Au mois de mars, réduit à deux tiers de ration, à la suite d'un hiver très rigoureux où le gibier manqua. Mac Clure se décida à renvoyer en Angleterre la moitié de son équipage, soit par la mer de Baffin, soit par la rivière Mackensie et la baie d'Hudson; l'autre moitié devait ramener l'Investigator en Europe. Il choisit les hommes les moins valides, auxquels un quatrième hivernage eût été funeste; tout était prêt pour leur départ, fixé au 15 avril, quand le 6, se promenant avec son lieutenant Creswell sur les glaces, Mac Clure aperçut, accourant du nord et gesticulant, un homme, et cet homme, c'était le lieutenant Pim, du Herald, le lieutenant de ce même capitaine Kellet, qu'il avait laissé deux ans auparavant au détroit de Behring, comme je vous l'ai dit en commençant. Kellet, parvenu à Winter-Harbour, avait trouvé le document laissé à tout hasard par Mac Clure; ayant appris de la sorte sa situation dans la baie de la Mercy, il envoya son lieutenant Pim au-devant du hardi capitaine. Le lieutenant était suivi d'un détachement de marins du Herald, parmi lesquels se trouvait un enseigne de vaisseau français, M. de Bray, qui servait comme volontaire dans l'état-major du capitaine Kellet. Vous ne mettez pas en doute cette rencontre de nos compatriotes!
—Aucunement, répondit Altamont.
—Eh bien, voyons ce qui va arriver désormais, et si ce passage du nord-ouest aura été réellement franchi. Remarquez que si l'on reliait les découvertes de Parry à celles de Mac Clure, on trouverait que les côtes septentrionales de l'Amérique ont été contournées.
—Pas par un seul navire, répondit Altamont.
—Non, mais par un seul homme. Continuons. Mac Clure alla visiter le capitaine Kellet à l'île Melville; il fit en douze jours les cent soixante-dix milles qui séparaient la baie de la Mercy de Winter-Harbour; il convint avec le commandant du Herald de lui envoyer ses malades, et revint à son bord; d'autres croiraient avoir assez fait à la place de Mac Clure, mais l'intrépide jeune homme voulut encore tenter la fortune. Alors, et c'est ici que j'appelle votre attention, alors son lieutenant Creswell, accompagnant les malades et les infirmes de l'Investigator, quitta la baie de la Mercy, gagna Winter-Harbour, puis de là, après un voyage de quatre cent soixante-dix milles sur les glaces, il atteignit, le 2 juin, l'île de Beechey, et quelques jours après, avec douze de ses hommes, il prit passage à bord du Phénix.
—Où je servais alors, dit Johnson, avec le capitaine Inglefield, et nous revînmes en Angleterre.
—Et, le 7 octobre 1853, reprit le docteur, Creswell arrivait à
Londres, après avoir franchi tout l'espace compris entre le détroit de
Behring et le cap Farewell.
—Eh bien, fit Hatteras, être arrivé d'un côté, être sorti par l'autre, cela s'appelle-t-il «avoir passé?»
—Oui, répondit Altamont, mais en franchissant quatre cent soixante-dix milles sur les glaces.
—Eh! qu'importe?
—Tout est là, répondit l'Américain. Le navire de Mac Clure a-t-il fait la traversée, lui?
—Non, répondit le docteur, car, après un quatrième hivernage, Mac
Clure dut l'abandonner au milieu des glaces.
—Eh bien, dans un voyage maritime, c'est au vaisseau et non à l'homme de passer. Si jamais la traversée du nord-ouest doit devenir praticable, c'est à des navires et non à des traîneaux. Il faut donc que le navire accomplisse le voyage, ou à défaut du navire, la chaloupe.
—La chaloupe! s'écria Hatteras, qui vit une intention évidente dans ces paroles de l'Américain.
—Altamont, se hâta de dire le docteur, vous faites une distinction puérile, et, à cet égard, nous vous donnons tous tort.
—Cela ne vous est pas difficile, messieurs, répondit l'Américain, vous êtes quatre contre un. Mais cela ne m'empêchera pas de garder mon avis.
—Gardez-le donc, s'écria Hatteras, et si bien, qu'on ne l'entende plus.
—Et de quel droit me parlez-vous ainsi? reprit l'Américain en fureur.
—De mon droit de capitaine! répondit Hatteras avec colère.
—Suis-je donc sous vos ordres? riposta Altamont.
—Sans aucun doute! et malheur à vous, si…»
Le docteur, Johnson, Bell intervinrent. Il était temps; les deux ennemis se mesuraient du regard. Le docteur se sentait le coeur bien gros.
Cependant, après quelques paroles de conciliation, Altamont alla se coucher en sifflant l'air national du Yankee Doodle, et, dormant ou non, il ne dit pas un seul mot.
Hatteras sortit de la tente et se promena à grands pas au-dehors; il ne rentra qu'une heure après, et se coucha sans avoir prononcé une parole.
CHAPITRE XVI
L'ARCADIE BORÉALE
Le 29 mai, pour la première fois, le soleil ne se coucha pas; son disque vint raser le bord de l'horizon, l'effleura à peine et se releva aussitôt; on entrait dans la période des jours de vingt-quatre heures. Le lendemain, l'astre radieux parut entouré d'un halo magnifique, cercle lumineux brillant de toutes les couleurs du prisme; l'apparition très fréquente de ces phénomènes attirait toujours l'attention du docteur; il n'oubliait jamais d'en noter la date, les dimensions et l'apparence; celui qu'il observa ce jour-là présentait, par sa forme elliptique, des dispositions encore peu connues.
Bientôt toute la gent criarde des oiseaux reparut; des bandes d'outardes, clés troupes d'oies du Canada, venant des contrées lointaines de la Floride ou de l'Arkansas, filaient vers le nord avec une étonnante rapidité et ramenaient le printemps sous leurs ailes. Le docteur put en abattre quelques-unes, ainsi que trois ou quatre grues précoces et même une cigogne solitaire.
Cependant les neiges fondaient de toutes parts, sous l'action du soleil; l'eau salée, répandue sur l'ice-field par les crevasses et les trous de phoque, en hâtait la décomposition; mélangée à l'eau de mer, la glace formait une sorte de pâte sale à laquelle les navigateurs arctiques donnent le nom de «slush». De larges mares s'établissaient sur les terres qui avoisinaient la baie, et le sol débarrassé semblait pousser comme une production du printemps boréal.
Le docteur reprit alors ses plantations: les graines ne lui manquaient pas; d'ailleurs il fut surpris de voir une sorte d'oseille poindre naturellement entre les pierres desséchées, et il admirait cette force créatrice de la nature qui demande si peu pour se manifester. Il sema du cresson, dont les jeunes pousses, trois semaines plus tard, avaient déjà près de dix lignes de longueur.
Les bruyères aussi commencèrent à montrer timidement leurs petites fleurs d'un rose incertain et presque décoloré, d'un rose dans lequel une main inhabile eût mis trop d'eau. En somme, la flore de la Nouvelle-Amérique laissait à désirer; cependant cette rare et craintive végétation faisait plaisir à voir; c'était tout ce que pouvaient donner les rayons affaiblis du soleil, dernier souvenir de la Providence, qui n'avait pas complètement oublié ces contrées lointaines.
Enfin, il se mit à faire véritablement chaud; le 15 juin, le docteur constata que le thermomètre marquait cinquante-sept degrés au-dessus de zéro (+ 14°centigrades); il ne voulait pas en croire ses yeux, mais il lui fallut se rendre à l'évidence; le pays se transformait; des cascades innombrables et bruyantes tombaient de tous les sommets caressés du soleil; la glace se disloquait, et la grande question de la mer libre allait enfin se décider. L'air était rempli du bruit des avalanches qui se précipitaient du haut des collines dans le fond des ravins, et les craquements de l'ice-field produisaient un fracas assourdissant.
On fit une excursion jusqu'à l'île Johnson; ce n'était réellement qu'un îlot sans importance, aride et désert; mais le vieux maître d'équipage ne fut pas moins enchanté d'avoir donné son nom à ces quelques rochers perdus en mer. Il voulut même le graver sur un roc élevé, et pensa se rompre le cou.
Hatteras, pendant ces promenades, avait soigneusement reconnu les terres jusqu'au-delà du cap Washington; la fonte des neiges modifiait sensiblement la contrée; des ravins et des coteaux apparaissaient là où le vaste tapis blanc de l'hiver semblait recouvrir des plaines uniformes.
La maison et les magasins menaçaient de se dissoudre, et il fallait souvent les remettre en bon état; heureusement les températures de cinquante-sept degrés sont rares sous ces latitudes, et leur moyenne est à peine supérieure au point de congélation.
Vers le 15 du mois de juin, la chaloupe était déjà fort avancée et prenait bonne tournure. Tandis que Bell et Johnson travaillaient à sa construction, quelques grandes chasses furent tentées qui réussirent bien. On parvint à tuer des rennes; ces animaux sont très difficiles à approcher; cependant Altamont mit à profit la méthode des Indiens de son pays; il rampa sur le sol en disposant son fusil et ses bras de manière à figurer les cornes de l'un de ces timides quadrupèdes, et de cette façon, arrivé à bonne portée, il put les frapper à coup sûr.
Mais le gibier par excellence, le boeuf musqué, dont Parry trouva de nombreux troupeaux à l'île Melville, ne paraissait pas hanter les rivages de la baie Victoria. Une excursion lointaine fut donc résolue, autant pour chasser ce précieux animal que pour reconnaître les terres orientales. Hatteras ne se proposait pas de remonter au pôle par cette partie du continent, mais le docteur n'était pas fâché de prendre une idée générale du pays. On se décida donc à faire une pointe dans l'est du Fort-Providence. Altamont comptait chasser. Duk fut naturellement de la partie.
Donc, le lundi 17 juin, par un joli temps, le thermomètre marquant quarante et un degrés (+ 5° centigrades) dans une atmosphère tranquille et pure, les trois chasseurs, armés chacun d'un fusil à deux coups, de la hachette, du couteau à neige, et suivis de Duk, quittèrent Doctor's-House à six heures du matin; ils étaient équipés pour une excursion qui pouvait durer deux ou trois jours; ils emportaient des provisions en conséquence.
A huit heures du matin, Hatteras et ses deux compagnons avaient franchi une distance de sept milles environ. Pas un être vivant n'était encore venu solliciter un coup de fusil de leur part, et leur chasse menaçait de tourner à l'excursion.
Ce pays nouveau offrait de vastes plaines qui se perdaient au-delà des limites du regard; des ruisseaux nés d'hier les sillonnaient en grand nombre, et de vastes mares, immobiles comme des étangs, miroitaient sous l'oblique éclat du soleil. Les couches de glace dissoute livraient au pied un sol appartenant à la grande division des terrains sédimentaires dus à l'action des eaux, et si largement étendus à la surface du globe.
On voyait cependant quelques blocs erratiques d'une nature fort étrangère au sol qu'ils recouvraient, et dont la présence s'expliquait difficilement; mais les schistes ardoisés, les divers produits des terrains calcaires, se rencontraient en abondance, et surtout des espèces de cristaux curieux, transparents, incolores et doués de la réfraction particulière au spath d'Islande.
Mais, bien qu'il ne chassât pas, le docteur n'avait pas le temps de faire le géologue; il ne pouvait être savant qu'au pas de course, car ses compagnons marchaient rapidement. Cependant il étudiait le terrain, et il causait le plus possible, car, sans lui, un silence absolu eût régné dans la petite troupe. Altamont n'avait aucune envie de parler au capitaine, qui ne désirait pas lui répondre.
Vers les dix heures du matin, les chasseurs s'étaient avancés d'une douzaine de milles dans l'est; la mer se cachait au-dessous de l'horizon; le docteur proposa une halte pour déjeuner. Ce repas fut pris rapidement; au bout d'une demi-heure, la marche recommença.
Le sol s'abaissait alors par des rampes douces; certaines plaques de neige conservées, soit par l'exposition, soit par la déclivité des rocs, lui donnaient une apparence moutonneuse; on eût dit des vagues déferlant en pleine mer par une forte brise.
La contrée présentait toujours des plaines sans végétation que pas un être animé ne paraissait avoir jamais fréquentées.
«Décidément, dit Altamont au docteur, nous ne sommes pas heureux dans nos chasses; je conviens que le pays offre peu de ressources aux animaux; mais le gibier des terres boréales n'a pas le droit d'être difficile, et il aurait pu se montrer plus complaisant.
—Ne nous désespérons pas, répondit le docteur; la saison d'été commence à peine, et si Parry a rencontré tant d'animaux divers à l'île Melville, il n'y a aucune raison pour n'en pas trouver ici.
—Cependant nous sommes plus au nord, répondit Hatteras.
—Sans doute; mais le nord n'est qu'un mot dans cette question; c'est le pôle du froid qu'il faut considérer, c'est-à-dire cette immensité glaciale au milieu de laquelle nous avons hiverné avec le Forward; or, à mesure que nous montons, nous nous éloignons de la partie la plus froide du globe; nous devons donc retrouver au-delà ce que Parry, Ross et d'autres navigateurs rencontrèrent en deçà.
—Enfin, fit Altamont avec un soupir de regret, jusqu'ici nous faisons plutôt métier de voyageurs que de chasseurs!
—Patience, répondit le docteur, le pays tend à changer peu à peu, et je serai bien étonné si le gibier nous manque dans les ravins où la végétation aura trouvé moyen de se glisser.
—Il faut avouer, répliqua l'Américain, que nous traversons une contrée bien inhabitée et bien inhabitable!
—Oh! bien inhabitable, c'est un gros mot, repartit le docteur; je ne crois pas aux contrées inhabitables; l'homme, à force de sacrifices, en usant génération sur génération, et avec toutes les ressources de la science agricole, finirait par fertiliser un pareil pays!
—Vous pensez? fit Altamont.
—Sans doute! si vous alliez aux contrées célèbres des premiers jours du monde, aux lieux où fut Thèbes, où fut Ninive, où fut Babylone, dans ces vallées fertiles de nos pères, il vous semblerait impossible que l'homme y eût jamais pu vivre, et l'atmosphère même s'y est viciée depuis la disparition des êtres humains. C'est la loi générale de la nature qui rend insalubres et stériles les contrées où nous ne vivons pas comme celles où nous ne vivons plus. Sachez-le bien, c'est l'homme qui fait lui-même son pays, par sa présence, par ses habitudes, par son industrie, je dirai plus, par son haleine; il modifie peu à peu les exhalaisons du sol et les conditions atmosphériques, et il assainit par cela même qu'il respire! Donc, qu'il existe des lieux inhabités, d'accord, mais inhabitables, jamais.»
En causant ainsi, les chasseurs, devenus naturalistes, marchaient toujours, et ils arrivèrent à une sorte de vallon, largement découvert, au fond duquel serpentait une rivière à peu près dégelée; son exposition au midi avait déterminé sur ses bords et à mi-côte une certaine végétation. Le sol y montrait une véritable envie de se fertiliser; avec quelques pouces de terre végétale, il n'eût pas demandé mieux que de produire. Le docteur fit observer ces tendances manifestes.
«Voyez, dit-il, quelques colons entreprenants ne pourraient-ils, à la rigueur, s'établir dans cette ravine? Avec de l'industrie et de la persévérance, ils en feraient tout autre chose, non pas les campagnes des zones tempérées, je ne dis pas cela, mais enfin un pays présentable. Eh! si je ne me trompe, voilà même quelques habitants à quatre pattes! Les gaillards connaissent les bons endroits.
—Ma foi, ce sont des lièvres polaires, s'écria Altamont, en armant son fusil.
—Attendez, s'écria le docteur, attendez, chasseur enragé! Ces pauvres animaux ne songent guère à fuir! Voyons, laissez-les faire; ils viennent à nous!»
En effet, trois ou quatre jeunes lièvres, gambadant parmi les petites bruyères et les mousses nouvelles, s'avançaient vers ces trois hommes, dont ils ne paraissaient pas redouter la présence; ils accouraient avec de jolis airs naïfs, qui ne parvenaient guère à désarmer Altamont.
Bientôt, ils furent entre les jambes du docteur, et celui-ci les caressa de la main en disant:
«Pourquoi des coups de fusil à qui vient chercher des caresses? La mort de ces petites bêtes nous est bien inutile.
—Vous avez raison, docteur, répondit Hatteras; il faut leur laisser la vie.
—Et à ces ptarmigans qui volent vers nous! s'écria Altamont, à ces chevaliers qui s'avancent gravement sur leurs longues échasses!»
Toute une gent emplumée venait au-devant des chasseurs, ne soupçonnant pas ce péril que la présence du docteur venait de conjurer. Duk lui-même, se contenant, demeurait en admiration.
C'était un spectacle curieux et touchant que celui de ces jolis animaux qui couraient, bondissaient et voltigeaient sans défiance; ils se posaient sur les épaules du bon Clawbonny; ils se couchaient à ses pieds; ils s'offraient d'eux-mêmes à ces caresses inaccoutumées; ils semblaient faire de leur mieux pour recevoir chez eux ces hôtes inconnus; les oiseaux nombreux, poussant de joyeux cris, s'appelaient l'un l'autre, et il en venait des divers points de la ravine; le docteur ressemblait à un charmeur véritable. Les chasseurs continuèrent leur chemin en remontant les berges humides du ruisseau, suivis par cette bande familière, et, à un tournant du vallon, ils aperçurent un troupeau de huit ou dix rennes qui broutaient quelques lichens à demi enterrés sous la neige, animaux charmants à voir, gracieux et tranquilles, avec ces andouillers dentelés que la femelle portait aussi fièrement que le mâle; leur pelage, d'apparence laineuse, abandonnait déjà la blancheur hivernale pour la couleur brune et grisâtre de l'été; ils ne paraissaient ni plus effrayés ni moins apprivoisés que les lièvres ou les oiseaux de cette contrée paisible. Telles durent être les relations du premier homme avec les premiers animaux, au jeune âge du monde.
Les chasseurs arrivèrent au milieu du troupeau sans que celui-ci eût fait un pas pour fuir; cette fois, le docteur eut beaucoup de peine à contenir les instincts d'Altamont; l'Américain ne pouvait voir tranquillement ce magnifique gibier sans qu'une ivresse de sang lui montât au cerveau. Hatteras regardait d'un air ému ces douces bêtes, qui venaient frotter leurs naseaux sur les vêtements du docteur, l'ami de tous les êtres animés.
«Mais enfin, disait Altamont, est-ce que nous ne sommes pas venus pour chasser?
—Pour chasser le boeuf musqué, répondait Clawbonny, et pas autre chose! Nous ne saurions que faire de ce gibier; nos provisions sont suffisantes; laissez-nous donc jouir de ce spectacle touchant de l'homme se mêlant aux ébats de ces paisibles animaux et ne leur inspirant aucune crainte.
—Cela prouve qu'ils ne l'ont jamais vu, dit Hatteras.
—Évidemment, répondit le docteur, et de cette observation on peut tirer la remarque suivante: c'est que ces animaux ne sont pas d'origine américaine.
—Et pourquoi cela? dit Altamont.
—S'ils étaient nés sur les terres de l'Amérique septentrionale, ils sauraient ce qu'on doit penser de ce mammifère bipède et bimane qu'on appelle l'homme, et, à notre vue, ils n'auraient pas manqué de s'enfuir! Non, il est probable qu'ils sont venus du nord, qu'ils sont originaires de ces contrées inconnues de l'Asie dont nos semblables ne se sont jamais approchés, et qu'ils ont traversé les continents voisins du pôle. Ainsi, Altamont, vous n'avez point le droit de les réclamer comme des compatriotes.
—Oh! répondit Altamont, un chasseur n'y regarde pas de si près, et le gibier est toujours du pays de celui qui le tue!
—Allons, calmez-vous, mon brave Nemrod! pour mon compte, je renoncerais à tirer un coup de fusil de ma vie, plutôt que de jeter l'effroi parmi cette charmante population. Voyez! Duk lui-même fraternise avec ces jolies bêtes. Croyez-moi, restons bons, quand cela se peut! La bonté est une force!
—Bien, bien, répondit Altamont, qui comprenait peu cette sensibilité, mais je voudrais vous voir avec votre bonté pour toute arme au milieu d'une bande d'ours et de loups!
—Oh! je ne prétends point charmer les bêtes féroces, répondit le docteur; je crois peu aux enchantements d'Orphée; d'ailleurs, les ours et les loups ne viendraient pas à nous comme ces lièvres, ces perdrix et ces rennes.
—Pourquoi pas, répondit Altamont, s'ils n'avaient jamais vu d'hommes?
—Parce que ces animaux-là sont naturellement féroces, et que la férocité, comme la méchanceté, engendre le soupçon; c'est une remarque que les observateurs ont pu faire sur l'homme aussi bien que sur les animaux. Qui dit méchant dit méfiant, et la crainte est facile à ceux-là qui peuvent l'inspirer.»
Cette petite leçon de philosophie naturelle termina l'entretien.
Toute la journée se passa dans cette ravine, que le docteur voulut appeler l'Arcadie-Boréale, à quoi ses compagnons ne s'opposèrent nullement, et, le soir venu, après un repas qui n'avait coûté la vie à aucun des habitants de cette contrée, les trois chasseurs s'endormirent dans le creux d'un rocher disposé tout exprès pour leur offrir un confortable abri.