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Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes

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The Project Gutenberg eBook of Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes

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Title: Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes

Author: Georges Le Faure

H. de Graffigny

Illustrator: J. Cayron

Henriot

L. Vallet

Release date: March 30, 2008 [eBook #24962]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and www.ebooksgratuits.com

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AVENTURES EXTRAORDINAIRES D'UN SAVANT RUSSE; II. LE SOLEIL ET LES PETITES PLANÈTES ***

Georges Le Faure et Henry de Graffigny

Aventures Extraordinaires

D'UN

SAVANT RUSSE


II. LE SOLEIL ET LES PETITES PLANÈTES

500 Dessins de L. Vallet, Henriot, etc.


PARIS

Édinger, ÉDITEUR, 34, RUE DE LA MONTAGNE-SAINTE GENEVIÈVE, 34

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TABLE DES MATIÈRES

I.OÙ NOS HÉROS ONT DES TIRAILLEMENTS D'ESTOMAC
II.OÙ, POUR LA SECONDE FOIS, GONTRAN A UNE IDÉE LUMINEUSE
III.LE FEU À BORD
IV.TROIS MILLIONS DE LIEUES EN PARACHUTE
V.PLONGEON DANS L'OCÉAN VÉNUSIEN
VI.EXCURSIONS VÉNUSIENNES
VII.À TRAVERS L'ESPACE INTERPLANÉTAIRE
VIII.GONTRAN RETROUVE SÉLÉNA ET FARENHEIT A DES NOUVELLES DE SHARP
IX.À CHEVAL SUR UNE COMÈTE
X.OÙ VULCAIN JOUE UN MAUVAIS TOUR À GONTRAN DE FLAMMERMONT
XI.OÙ L'HEURE DE LA VENGEANCE SONNE ENFIN
XII.LA BANLIEUE DU SOLEIL
XIII.LE BALLON DE SÉLÉNIUM
XIV.SIX MILLE KILOMÈTRES EN HUIT HEURES
XV.LA PLANÈTE GUERRIÈRE
XVI.LA VÉRITÉ SUR LA SÉRIE: 4, 7, 10, ETC.
XVII.COUPS DE CANON ET COUPS DE FOUDRE
XVIII.L'ÎLE NEIGEUSE

CHAPITRE PREMIER

OÙ NOS HÉROS ONT DES TIRAILLEMENTS D'ESTOMAC

Alcide fricoulet était ce qu'on appelle un bon garçon, et si, pour des causes qu'il tenait à garder secrètes, il n'aimait pas les femmes, tout au moins avait-il un cœur excellent.

Aussi, tout en applaudissant in petto à l'aventure qui soustrayait son ami Gontran à l'enfer du mariage, il ne pouvait s'empêcher, en même temps, de déplorer cette même aventure qui frappait si cruellement le comte de Flammermont.

Semblable à un fou, celui-ci criait et gesticulait, insultant Sharp, appelant Séléna, sondant en vain l'immensité où, dans l'irradiation solaire, aucune trace du véhicule n'apparaissait déjà plus.

—Gontran! cria l'ingénieur, Gontran!

Mais le jeune homme, tout entier à sa douleur, n'entendait pas et continuait à s'absorber dans sa recherche.

Fricoulet reporta alors son attention sur Ossipoff qui, sous la violence de l'émotion, s'était évanoui entre ses bras.

Les jambes molles, le corps inerte et la tête ballante, le vieillard demeurait sans mouvement, et sans le souffle pressé qui s'échappait de sa gorge contractée, il eût pu passer pour mort.

Fricoulet, le seul qui eût conservé son sang-froid—et pour cause, puisqu'il n'était ni le père, ni le fiancé de Séléna, Fricoulet sentait cependant la nécessité de prendre une décision.


—Je ne puis pas demeurer là éternellement, murmura-t-il, ce vieillard a besoin de soins; quant à Gontran, pour un peu il deviendrait fou.

Seulement alors, il s'aperçut que le cratère s'était peu à peu vidé des assistants qui le remplissaient au moment du congrès; dans le lointain, de longues files de Sélénites disparaissaient par les voies souterraines, semblables à une bande de lapins qu'un étranger vient troubler dans leurs ébats.

—Les égoïstes! pensa Fricoulet, pas un seul d'entre eux n'est venu s'enquérir de ce qui est arrivé.

À ce moment, une main se posa sur son épaule; il se retourna et reconnut Telingâ.

—Hein! s'écria l'ingénieur, vous seriez-vous jamais douté qu'il pût exister sur ce monde lumineux qui éclaire durant la nuit le pays des Subvolves, des gredins semblables!

Le sélénite hocha la tête sans répondre.

Puis, après un moment:

—Il faut vous hâter, dit-il.

—Me hâter! répliqua Fricoulet, me hâter de quoi faire?

—De partir d'ici.

L'ingénieur fixa sur son interlocuteur des yeux ahuris.

—Mais où voulez-vous que nous allions? demanda-t-il.

Telingâ posa son index sur le front du jeune homme.


Le sommet des montagnes s'estompait graduellement.

—Non, non! exclama celui-ci, j'ai bien ma tête, rassurez-vous, seulement, je ne comprends pas pourquoi vous me dites de me hâter de partir d'ici.

—La nuit, répliqua laconiquement le sélénite.

Et il étendit le bras vers l'horizon.

Le sommet des montagnes et des cratères avoisinants s'estompait graduellement et l'ombre agrandie des dentelures volcaniques s'allongeait jusqu'aux Terriens.

En même temps, dans l'azur profond des cieux, dont aucun nuage ne troublait l'impassible et morne sérénité, les étoiles commençaient à scintiller.

—Brrr! fit tout à coup Fricoulet, on dirait qu'il vous tombe sur les épaules un manteau de glace.

—Il ne faudrait pas tarder, fit observer Telingâ; déjà les Sélénites, dont la constitution est cependant plus en rapport avec ces brusques changements de température, ont rejoint leurs chaudes demeures souterraines... croyez-moi, il serait dangereux pour vous et vos amis de demeurer plus longtemps ici...

—Vous avez raison, répliqua Fricoulet, je me sens déjà glacé jusqu'aux moelles.

Puis, avec autant de facilité que s'il n'eût pas plus pesé qu'une plume, l'ingénieur enleva Ossipoff et le jeta sur ses épaules; ensuite il courut à Gontran, le prit par le bras et l'entraîna vers la grande salle mise à leur disposition par le directeur de l'observatoire de Maoulideck.


Il avait fait à peine quelques pas que soudain il s'arrêta.

—Et Farenheit! exclama-t-il.

Tout préoccupé de l'état d'Ossipoff et de la douleur de Gontran, Fricoulet avait totalement oublié l'Américain, dont le souvenir lui était, à l'instant, revenu brusquement.

—Je ne puis pourtant pas abandonner ainsi ce malheureux, dit-il.

Et, en dépit des observations de Telingâ, il revint à grandes enjambées vers l'endroit où était tombé sir Jonathan.

Atteint en pleine poitrine par les éclats meurtriers de la cartouche de Sharp, l'Américain gisait sur le sol, les membres raides, la face rigide et convulsée par la rage, les yeux vitreux et le poing encore crispé sur la crosse de son revolver, dans l'attitude où la mort l'avait saisi.

—Mais il vit! s'écria Fricoulet, trompé par cette apparence de mouvement.

Telingâ secoua la tête.

—Le froid s'est déjà emparé de lui, murmura-t-il; l'âme s'est envolée vers les sphères supérieures, et ce n'est plus que sa dépouille mortelle que nous avons sous les yeux.


—Je veux au moins lui donner une sépulture, insista l'ingénieur.

—Le sol est déjà congelé, répliqua le Sélénite, et vous vous épuiseriez en vain à le vouloir creuser... au surplus, ce serait une précaution inutile... le froid va dessécher ce corps, le momifier, et lorsque le soleil luira à nouveau, vous en pourrez faire ce que bon vous semblera.

Fricoulet jeta sur le cadavre de son compagnon un regard attristé et, suivi de Telingâ qui précipitait sa marche, il se mit à fuir devant l'ombre profonde qui, tombant des sommets, envahissait derrière lui le cirque lunaire, enveloppant d'un silence de mort ces roches titanesques, au pied desquelles, saisi par le froid épouvantable des espaces, le cadavre de Farenheit se congelait en grimaçant.

Arrivé dans la salle qui déjà, pendant quinze fois vingt-quatre heures, leur avait servi d'habitation, et où force leur était d'attendre le retour du soleil, Fricoulet étendit le vieillard sur la couche de Fédor Sharp.

Puis il fouilla dans l'une des nombreuses poches dont ses vêtements étaient munis, et en tira un petit bougeoir qu'il alluma; à la lueur vacillante de ce lumignon, la salle prit aussitôt un aspect sinistre et funèbre; des ombres monstrueuses s'accrochaient aux saillies des parois, faisant paraître plus petits encore les trois Terriens, rassemblés dans une encoignure.

—Fichtre! grommela Fricoulet, il ne fait pas gai ici!

Il secoua brusquement les épaules pour chasser le voile de tristesse qui menaçait de l'envelopper ainsi qu'un linceul; puis, s'approchant de M. de Flammermont qui s'était laissé tomber sur une couchette et demeurait immobile, la tête penchée sur la poitrine, les yeux fixés sur le sol, engourdi dans une torpeur désespérée, il lui posa la main sur l'épaule.

Le jeune comte tressaillit, releva la tête et regarda son ami, avec, sur la physionomie, la stupeur première de l'homme que l'on arrache brusquement au sommeil.


—Voyons! Gontran, dit l'ingénieur, voyons!... sois homme! que diable!... en vérité, j'ai honte de te voir abattu ainsi.

M. de Flammermont haussa les épaules dans un geste accablé et murmura ce seul mot d'une voix navrée:

—Séléna!

Pour le coup, Fricoulet s'impatienta et, frappant du pied:

—Eh! s'écria-t-il, quand tu demeureras là, immobile, inerte comme un cratère, à te désoler et à appeler Séléna!... crois-tu, par hasard, que c'est là ce qui te la rendra?

—Me la rendre! murmura Gontran; hélas!... elle est perdue!... perdue à jamais...

Et, après un moment, il poursuivit avec amertume:

—Ah! pourquoi ce gredin ne m'a-t-il pas tué comme Farenheit? au moins, c'en serait fini de la souffrance.

Fricoulet leva les bras au ciel.

—Voilà! exclama-t-il, du parfait égoïsme ou je ne m'y connais pas!... eh bien! et nous! est-ce que nous ne comptons pas un peu aussi dans ton affection!... moi, particulièrement, est-ce que je n'ai pas un peu droit à ce que tu ne fasses pas si bon marché de ton existence?

Il se tut et reprit:

—Car, ce bonheur dont la perte te désespère, est-ce que jamais tu aurais pu même le toucher du bout du doigt, si je ne t'avais fait la courte échelle pour te permettre d'y atteindre?...

—Où veux-tu en venir? demanda M. de Flammermont.

—À ceci, tout simplement: c'est qu'il pouvait arriver, pour ton amour et tes intentions matrimoniales, quelque chose de plus fâcheux que l'enlèvement de Mlle Séléna.

Le jeune comte fixait sur son ami des yeux que l'ahurissement agrandissait.

—Je comprends de moins en moins, balbutia-t-il.

—Il faut que la douleur t'obscurcisse les idées. Comment! ce que je te dis ne te paraît pas lucide, lumineux? Admets cependant qu'au lieu d'enlever ta fiancée, ce coquin de Sharp soit parti tout seul.

À cette supposition, Gontran poussa un soupir navrant.

—Hélas! dit-il.

—Seulement, poursuivit l'ingénieur, admets aussi qu'au lieu de tuer, avant son départ, ce pauvre sir Farenheit, ce soit moi que Sharp ait abattu.

Il se tut, puis se croisant les bras:

—Crois-tu que Séléna n'aurait pas été, alors, bien plus perdue pour toi qu'elle ne l'est actuellement? ah! mon pauvre ami! c'est pour le coup que le brave M. Ossipoff se fût aperçu de la nullité scientifique de son futur gendre.

—Eh! riposta M. de Flammermont, que m'importe maintenant l'opinion de M. Ossipoff? je n'avais consenti à jouer cette comédie que par amour pour sa fille... mon bonheur est perdu à jamais...

L'ingénieur l'interrompit d'un geste bref.

—Perdu, dit-il, et pourquoi cela?

Gontran, comme mû par un ressort, se redressa.

—Que signifie? balbutia-t-il d'une voix tremblante.

—Que je considère ton bonheur comme compromis, mais non perdu.

Le comte lui saisit les mains.

—Parle, fit-il avec angoisse, aurais-tu quelque espoir... quelque projet?...

—De l'espoir! non; mais, en tout cas, je n'ai aucune désespérance: je suis furieux, j'enrage, j'étranglerais Sharp avec une jouissance infinie; mais, en ce qui concerne Mlle Ossipoff, si j'étais à ta place, je ne me désolerais qu'après avoir retrouvé son cadavre.

—Le retrouver, murmura Gontran, penses-tu que cela soit possible?

—Eh! riposta l'ingénieur avec un haussement d'épaules plein de fatuité, peut-il y avoir quelque chose d'impossible à des hommes comme nous?

Et, tout heureux de voir Gontran sorti de la torpeur première dans laquelle l'avait plongé la disparition de sa fiancée, il s'écria:

—Allons! sursum corda[1]!... Que ce malheur, loin de nous abattre, nous mette, au contraire, le diable au corps pour nous faire sortir triomphants de la lutte gigantesque que nous avons entamée contre l'Infini.

Un gémissement retentit derrière l'ingénieur et la voix douloureuse d'Ossipoff se fit entendre:

—Hélas! il ne s'agit pas, pour nous, de lutter contre l'Infini, mais bien contre notre propre nature. Que parlez-vous, M. Fricoulet, de courir à la poursuite de Sharp, alors que, dans quelques heures, nous ne serons plus que des cadavres?

Le jeune ingénieur ne put retenir un mouvement de surprise.

—Comment, fit-il, vous aussi, vous vous laissez abattre?

Puis tout à coup se redressant, il s'écria d'une voix vibrante, enthousiasmé par la difficulté même des obstacles qu'il s'agissait de vaincre:

—Eh bien! puisque vous son père, vous son fiancé, vous l'abandonnez, c'est moi qui irai au secours de Mlle Séléna.

Gontran saisit la main de son ami et la serra énergiquement.

—Dispose de moi, Fricoulet, prononça-t-il d'une voix ferme; ce que tu me diras de faire, je le ferai; partout où tu iras, j'irai, car en vérité, j'ai honte de mon abattement et de ma désespérance!

—Mais, insensés que vous êtes, exclama le vieillard, ne songez-vous donc pas qu'en s'emparant de notre obus, ce misérable nous a ravi, non pas seulement le moyen de quitter le sol lunaire, mais encore le moyen d'y pouvoir subsister?

Gontran devint tout pâle.

—Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

—Que nous n'avons plus qu'à mourir de faim; il ne nous reste plus ni vivres, ni eau, ni air...

—Allons donc! riposta M. de Flammermont, les Sélénites trouvent bien moyen de vivre.

—Parce que les aliments dont ils font usage contiennent les principes nutritifs nécessaires à leur organisme.

—Mais qui vous prouve que notre estomac ne s'accommoderait pas, lui aussi...?

Le vieillard lui coupa la parole, d'un geste désespéré.

—Eh! dit-il, croyez-vous que j'aie attendu jusqu'à aujourd'hui pour m'en assurer?... L'analyse chimique m'a démontré que nous ne saurions nous plier à l'alimentation lunarienne.

Ces paroles furent accueillies par un gémissement et un cri de rage, le premier poussé par Gontran, le second échappé des lèvres de Fricoulet.

Les trois hommes se regardèrent pendant quelques instants, silencieux et atterrés.

La situation était en effet terrible: lutter contre l'impossible était encore à la hauteur de leur audace, mais lutter contre la faim...

Ce fut l'ingénieur qui reprit le premier la parole.

—Mourir de faim! exclama-t-il, avoir fait plus de quatre-vingt-dix mille lieues pour venir mourir de faim sur la lune! En vérité, ce serait stupide, et si les bons astronomes terriens apprenaient jamais cela, ils en éclateraient de rire devant leurs télescopes.

Et il se mit à arpenter furieusement la salle de long en large.

—Stupide tant que tu voudras, riposta M. de Flammermont, la réalité n'en est pas moins là qui nous montre un garde-manger absolument vide.

—Il nous reste, il est vrai, la ressource de danser devant, reprit l'ingénieur; mais encore qu'hygiénique, je ne sache pas que la danse ait été jamais considérée comme un exercice réconfortant.


Puis, après un moment:

—Voyons, nous sommes ici trois auxquels, cela est indéniable, aucun des secrets de la science moderne n'est inconnu, et nous ne trouverions pas le moyen de nous sustenter dans le monde que nous avons atteint!... cela est absolument invraisemblable.

Gontran hocha la tête.

—Tu en parles à ton aise, fit-il; inventer un système de locomotion qui vous fasse franchir des millions de lieues à cheval sur un rayon lumineux ou dans un courant électrique! parcourir l'immensité planétaire! visiter le soleil et les étoiles! ce n'est rien... mais inventer un gigot ou un beefsteak sans avoir sous la main la matière première, c'est à dire un mouton ou un bœuf! cela, je le déclare au-dessus de mes forces.


Fricoulet claqua ses doigts avec impatience.

—Ma parole! exclama-t-il, tu me ferais croire que tu es aussi bourgeois que tous les bourgeois qui s'empressent aux tables des bouillons Duval ou des restaurants à trente-deux sous du Palais-Royal. Comment, tu en es encore à croire que le gigot et la côtelette sont indispensables à l'existence de l'homme?

Il agita désespérément ses bras dans l'espace et s'écria:

—Que diront les gens du xxe siècle, quand ils liront qu'à l'époque éclairée que nous prétendons être, on croyait encore à des machines semblables.


Ce disant, il s'était tourné vers Ossipoff comme pour lui demander son approbation.

Mais le vieillard n'avait pas entendu un seul mot de ce qui venait de se dire entre les deux amis.

Accroupi sur sa couchette, il paraissait fort occupé à noircir une page blanche de son carnet, avec force chiffres et dessins.

Enfin il releva la tête et s'écria:

—Sharp n'atteindra pas Vénus avant vingt-cinq jours... c'est dans un mois seulement que la planète arrivera en conjonction avec le Soleil et à sa plus grande proximité de la Terre, dont elle ne sera plus séparée que par douze millions de lieues à peine.

—Une futilité, murmura amèrement le jeune comte, ce n'est vraiment pas la peine d'en parler.

—Avez-vous tenu compte, dans vos calculs, demanda Fricoulet, du poids moins considérable que transporte l'obus?

—Parfaitement, et j'ai trouvé que la durée du voyage se trouve diminuée de quatre jours, dix-huit heures, quatorze minutes, trente secondes, par suite de la suppression des deux cent quatre-vingt-cinq kilos que nous représentons tous les quatre.

—Cependant le poids de Sharp doit être défalqué de cet allégement.

Ossipoff inclina la tête.

—J'y ai pensé: Sharp pesant quatre-vingts kilos, ces quatre-vingts kilos retranchés de deux cent quatre-vingt-cinq donnent, pour l'allégement de l'obus, un poids de deux cent cinq kilos, lesquels représentent, effectivement, une augmentation de vitesse qui se traduit par quatre jours...

—Dix-huit heures, quatorze minutes, trente secondes de moindre durée dans le voyage, ajouta Gontran.

—C'est bien cela.

—Et à quoi tendent ces calculs? demanda railleusement le jeune comte.

—À ceci tout simplement, répondit Fricoulet qui coupa sans façon la parole au vieillard: qu'il nous faut trouver un moyen de locomotion assez rapide, pour que dans vingt-cinq jours nous arrivions, nous aussi, sur Vénus, afin de happer ce coquin de Sharp et de délivrer Mlle Séléna.

Ossipoff tendit silencieusement la main au jeune ingénieur et la serra avec énergie.

Gontran demanda:

—En vérité, mon pauvre ami, ne te berces-tu pas là de vaines espérances?

—Eh! exclama Fricoulet; je te répète qu'à nous trois, nous arriverons à vaincre les difficultés les plus insurmontables... du reste, moi j'ai pris comme devise, cette parole vieille comme le monde, mais qui a toujours réussi à ceux qui ont eu foi en elle: «Aide-toi, le ciel t'aidera.»

Puis, frappant sur l'épaule de son ami:

—Quant à toi, cette défiance de toi-même provient d'un excès de modestie... l'amour de la science t'a déjà fait accomplir des miracles... tu ne me feras pas croire que Mlle Séléna ne soit pas capable de te faire faire des choses plus surprenantes encore...

Le jeune comte, malgré sa tristesse, ne put s'empêcher de sourire.

Après un court silence, le jeune ingénieur reprit:

—Donc, par suite du vol de ce coquin de Sharp, nous voici à peu près dans la même situation que Robinson sur son île, avec cette différence cependant que Robinson pouvait cueillir aux arbres des fruits qui, sans l'engraisser précisément, l'empêchaient tout au moins de mourir de faim, tandis que nous...


Tout à coup, il s'interrompit, se frappa le front d'un geste inspiré et, s'accroupissant sur le sol, tira de sous la couchette de M. Ossipoff une caisse qu'il ouvrit.

Elle contenait quelques douzaines de biscuits et quatre boîtes de conserves.

—Comme quoi, dit-il, une bonne action est toujours récompensée.

—Qu'est-ce que c'est que cela? demanda le vieillard.

—Une attention de Mlle Séléna à l'égard de Sharp, ne voulant pas l'abandonner ici sans ressources, elle avait exigé de moi que je lui laissasse, sans en rien dire à personne, cette petite réserve.

—Cette enfant a toujours eu un cœur d'or, murmura le vieux savant tout attendri.

—Aussi, cette bonne action va-t-elle lui profiter, riposta Fricoulet.

—Comment l'entends-tu? demanda Gontran.

—Dame! pour que nous puissions l'arracher à son ravisseur, il faut que nous construisions un moyen de locomotion... or, pour cela, il nous faut du temps, et pendant ce temps-là, nos estomacs réclameront leurs droits.

M. de Flammermont désigna le contenu de la boîte.

—Est-ce là-dessus que tu comptes pour nous sustenter tous les trois?

—Non, mais pour nous donner le temps de construire d'autres aliments.

—Construire! exclama Gontran, le mot est joli.

Puis, sérieusement:

—Alors, ajouta-t-il, tu en reviens à ton idée première de fabriquer gigots et côtelettes.

En entendant ces mots, Ossipoff fixa sur l'ingénieur des regards surpris.

—M. de Flammermont plaisante, n'est-ce pas? dit-il.

—Assurément, car telle n'est pas ma pensée.

—Explique-toi, alors, exclama Gontran un peu piqué.

—Je veux, tout simplement, chercher à nous procurer des éléments assimilables et permettant à notre organisme de réparer les pertes de substance journalières, causées par les dépenses de forces auxquelles nous nous livrons.

M. de Flammermont haussa les épaules.

—Eh! tu vois bien, dit-il; tu en reviens à mes moutons, dont les gigots sont, je crois, les seules substances assimilables susceptibles de nous rendre les services réparateurs dont tu parles.

—Mais, mon pauvre ami, riposta Fricoulet, la perte de ta fiancée te tourne absolument la tête; autrement tu te rappellerais que dans cette viande, base de la nourriture humaine, l'eau, absolument inutile, entre pour les quatre cinquièmes du poids,... le cinquième restant est composé de matières solides, telles qu'albumine, fibrine, créatine, gélatine, chondrine, etc...

—Je suis d'accord avec toi sur ce point, répliqua M. de Flammermont railleur... fabriquons donc de la viande, car pour l'eau, nous en avons en quantité... allons! où se trouvent ton albumine, ta fibrine, etc, etc...


Ossipoff lui répondit:

—Point n'est besoin de tout cela, mon cher enfant; car, parmi les substances qui composent la viande, il en est un certain nombre absolument impropres à la nutrition, partant complètement inutiles; la chondrine et la gélatine, par exemple. D'autres comme la fibrine, l'albumine, ne sont point des corps simples, mais des combinaisons, suivant des proportions connues, d'oxygène, d'hydrogène, de carbone, et d'azote. Nous n'avons donc aucunement besoin de pain et de viande pour notre nourriture. Tous nos efforts doivent tendre à extraire des matériaux séléniens les corps véritablement nutritifs et à nous les assimiler.

—Autrement dit, ajouta Fricoulet, faisons de la synthèse.

Gontran, sur les lèvres duquel un sourire railleur courait depuis quelques instants, s'écria en croisant les bras:

—En vérité! je vous admire,—si j'ai bien compris vos explications, il s'agirait de nous livrer tout simplement à des travaux d'analyse chimique... or, le premier point, le point indispensable pour mener à bien ce beau projet, ce sont les instruments... or...

Fricoulet, dont les yeux erraient à travers la pièce, fit un brusque mouvement:

—Inutile d'en dire davantage, interrompit-il d'un ton triomphant; je prévois ton objection; et voici de quoi y répondre triomphalement.

Il courut de l'autre côté de la salle, chercha quelques secondes dans un coin d'ombre, et revint traînant sur le sol, avec précaution, une caisse qu'il déposa aux pieds de M. de Flammermont.

—Qu'est-ce que cela! demanda celui-ci.

—Eh bien! dit à son tour Ossipoff.

—C'est votre boîte d'instruments!

—Comment cela?

—Vous savez bien; c'est cette caisse que l'on avait mise de côté pour analyser, dans un moment de loisir, la composition de l'atmosphère lunaire... or, les différents événements qui se sont précipités pendant notre séjour, nous ont fait différer indéfiniment cette étude par un bienheureux hasard, cette boîte a été oubliée ici et elle va nous servir, je vous le promets.


Et frappant sur le couvercle, il dit plaisamment à M. de Flammermont:

—Avec cela, vois-tu bien, nous allons te fabriquer des gigots et des pains de quatre livres puisque ces aliments sont absolument indispensables à ton bonheur.

La boîte une fois ouverte, le vieux savant ne put contenir une exclamation de plaisir à la vue des instruments enfouis dans la paille.

—Un eudiomètre, un anéroïde, des thermomètres, une boussole, des tubes, des éprouvettes, une boîte de réactifs, murmura-t-il, tandis que son visage s'éclairait à chaque découverte qu'il faisait, en voilà plus qu'il ne nous en faut.


Et, après un moment:

—Procédons par ordre, dit-il, la première chose à faire est de nous assurer de la composition de l'air que nous respirons et de l'importance de l'atmosphère, n'est-ce pas votre avis, mon cher Gontran?

—Parfaitement si, parfaitement si, répéta par deux fois le jeune homme.

Et il ajouta in petto, en se grattant l'oreille;

—Pourvu qu'il ne lui prenne pas fantaisie de me consulter sur la cuisine qu'il va faire!

Ce pensant, il coula un regard suppliant sur Fricoulet.

Celui-ci comprit cette muette prière et, réprimant un sourire, demanda au vieillard:

—Quelle méthode allons-nous suivre?

Et aussitôt, se reprenant:

—...Allez vous suivre pour opérer?

Le vieux savant réfléchit un instant.

—Mon Dieu!... Je pensais tout d'abord à la méthode eudiométrique imaginée par Gay-Lussac... mais, comme vous savez, on n'opère que sur de très petits volumes de gaz, d'où il résulte de grandes chances d'erreur; or, au point où nous en sommes, je n'ai pas le droit de me tromper et il me faut arriver à des résultats scrupuleusement exacts.

—En ce cas, s'écria Fricoulet, employez le phosphore; c'est le procède le plus simple et aussi le plus rapide.

—J'y pensais, répliqua sèchement Ossipoff.

Il prit dans la boîte à réactifs un verre à pied qu'il remplit aux deux tiers d'eau distillée, puis, plongeant dans l'eau, il enfonça une éprouvette graduée et contenant exactement cent centimètres cubes d'air, après quoi, il fit passer dans l'éprouvette un long bâton de phosphore humide.

Cela fait, il alla déposer l'appareil dans un coin et se mit à déballer les autres instruments.

Alors le jeune comte, qui avait regardé curieusement cette opération, attira Fricoulet en arrière.

—Explique-moi, lui chuchota-t-il à l'oreille.

—Le bâton de phosphore que tu vois reluire dans l'ombre, répondit l'ingénieur à voix basse, absorbe l'oxygène de l'air ambiant et se combine avec lui; tout à l'heure, quand le phosphore ne sera plus entouré de fumées blanches et qu'il aura perdu tout son rayonnement, Ossipoff retirera l'éprouvette et, comme elle est graduée, il n'aura qu'à ramener le nouveau volume de gaz à la pression initiale, pour constater qu'une certaine partie en a disparu, absorbée par le phosphore.

—C'est l'oxygène, n'est-ce pas? fit Gontran.

—En effet; et le gaz, demeurant dans l'éprouvette, devra être de l'azote...

—À moins cependant que l'atmosphère lunaire soit autrement composée que l'atmosphère terrestre, ainsi que je l'ai entendu dire à plusieurs reprises par M. Ossipoff.

À ce moment, le vieillard poussa un cri et, désignant la bougie de Fricoulet:

—Nous allons nous trouver dans l'obscurité, fit-il.


La mèche, en effet, se carbonisait et ne jetait plus que des lueurs vacillantes.

—Ah! si l'on pouvait faire du gaz, soupira Gontran.

Ossipoff frappa ses mains l'une contre l'autre:

—Pourquoi pas? exclama-t-il, j'entends du gaz liquide; c'est très simple, puisque nous avons de l'alcool et de la térébenthine.

Et pendant qu'il faisait le mélange dans un flacon de verre ordinaire, Fricoulet fabriquait, à l'aide d'une bande de coton, une mèche qui, plongée dans le liquide et allumée, s'enflamma aussitôt, répandant une lueur éclatante.

Gontran était stupéfait.

—Oh! ces hommes de science! pensa-t-il.

Mais déjà Ossipoff était passé à une autre occupation, et tout en rangeant ses instruments, il disait:

—Il ne faut pas nous en tenir à l'air; car l'eau doit également concourir à notre nutrition; vous avez été, tout comme moi, à même de remarquer que l'eau lunaire a un goût tout différent de l'eau des fleuves et mers terrestres... J'ai idée que l'analyse nous y fera découvrir quelque élément dont nous pourrons tirer parti... cette analyse, je vous propose de la faire par la pile électrique, laquelle nous donnera le rapport du volume des gaz, et ensuite, par l'évaporation qui laissera des résidus dont il nous sera facile de connaître la nature; hein! approuvez-vous cette manière de faire?

Gontran, auquel cette question était plus spécialement posée, hocha la tête d'un air entendu.

—Assurément, répondit-il; cette marche me paraît être celle qu'il faudrait suivre, si...

—Si?...


—Si nous étions en possession de l'instrument indispensable, c'est-à-dire de la pile électrique.

—Là n'est point l'obstacle, répliqua Fricoulet, car nous pouvons en construire une facilement.

Et, au regard interrogateur du jeune comte, il répondit:

—Le zinc qui double cette boîte, les sous que les uns et les autres nous avons dans nos poches, enfin un peu de drap emprunté à nos vêtements, ne voilà-t-il pas tous les éléments constitutifs d'une pile; nous la mouillerons d'eau additionnée d'un peu d'acide sulfurique, et le courant que nous obtiendrons sera plus que suffisant pour produire l'électrolyse du liquide...

Et comme Gontran s'extasiait:

—Ce procédé n'a rien de neuf, ajouta le jeune ingénieur; il date de l'an 1800 et fut employé par Nicholson et Carlisle pour faire la première analyse de l'eau terrestre.

Tout en parlant, il avait découpé en rondelles un morceau du pan de sa redingote, pendant que Ossipoff en faisait autant du zinc arraché au couvercle de la boîte.

Et M. de Flammermont les regardait monter la pile, en hochant la tête d'un air de doute.

En dépit des explications qui lui avaient été fournies, il ne pouvait se faire à l'idée que de toutes ces manipulations sortirait quelque chose de nutritif et de stomachique.

—Parbleu! pensait-il, s'il en était ainsi qu'ils le prétendent, l'expression terrestre «vivre de l'air du temps» se trouverait être juste!... et ce serait par trop bizarre.


Tout à coup il poussa une légère exclamation qui attira l'attention d'Ossipoff et de ses compagnons.

—Qu'y a-t-il donc? demanda Fricoulet.

—Le bâton de phosphore est éteint, répliqua M. de Flammermont.

Le vieillard abandonna la pile aux mains de l'ingénieur et s'en fut chercher l'appareil.

Après avoir retiré le phosphore de l'éprouvette et fait rapidement ses calculs, il s'écria triomphalement:

—Hurrah!... je ne m'étais pas trompé dans mes suppositions.

—Auriez-vous trouvé par hasard, un mouton dans cette éprouvette? demanda plaisamment le jeune comte.

Ossipoff sourit et répliqua:

—Non; mais quelque chose assurément qui pourrait peut-être remplacer la chair de ce quadrupède.

Gontran ouvrit de grands yeux.

—Il y a, poursuivit le père de Séléna, qu'au lieu d'être composé, comme sur la terre, de soixante-dix-neuf parties d'azote pour vingt-une parties d'oxygène, l'air que nous respirons est composé de volumes égaux de ces deux gaz!

—Eh! s'écria Fricoulet, voilà pourquoi nous n'éprouvons aucune souffrance de la basse pression de l'air.

Un instant après, Ossipoff et l'ingénieur demeuraient courbés sur le voltamètre, examinant en silence les bulles de gaz qui se dégageaient de la pile et remplissaient les éprouvettes.

—C'est bizarre! murmura le vieillard à mi-voix.

Fricoulet prit une goutte de l'eau soumise à l'analyse et l'étendit sur sa main.

—Parbleu! exclama-t-il, j'en étais sûr.

—De quoi étiez-vous sûr? demanda le vieux savant.

L'ingénieur examina encore méticuleusement la goutte d'eau, et répondit:

—Cette eau, pas plus que l'air lunaire, n'est composée de même que sur terre.

—Que prétendez-vous donc?

—Qu'elle contient deux fois autant d'oxygène que l'eau terrestre et qu'elle est composée de trois volumes de ce gaz pour un d'hydrogène.

—Mais, en ce cas, fit Gontran, c'est de l'eau oxygénée!

—Assurément.

—Elle est imbuvable?

—Pas le moins du monde, mais il faut auparavant la distiller pour la débarrasser de son surplus d'oxygène.

Seul, Ossipoff ne disait rien; les lèvres pincées, les yeux à demi-voilés sous les paupières abaissées, le menton dans la main, il paraissait plongé en une méditation profonde.

—À quoi pensez-vous donc, monsieur Ossipoff? demanda Gontran.


—Je songe que nous avons de l'oxygène, de l'hydrogène et de l'azote... et qu'il ne nous reste plus à trouver que du carbone.

—Du carbone! exclama le jeune comte! Qu'en feriez-vous donc, si vous en aviez?

—Je le mettrais en présence, et dans certaines proportions, des corps que nous possédons déjà... et de cette combinaison naîtrait la substance destinée à nous servir de nourriture.

Gontran, en entendant ces mots, eut un haut-le-corps prodigieux.

—Ah! par exemple! murmura-t-il, si je m'attendais à celle-là!...

Fricoulet lui poussa le coude, et se penchant vers lui:

—Un vrai savant, chuchota-t-il, doit s'attendre à tout.


M. de Flammermont comprit cet avertissement et se promit de dissimuler, à l'avenir, des étonnements capables de donner à Ossipoff des soupçons sur la capacité scientifique de son futur gendre.

Le vieillard cependant demeurait silencieux, les regards fixés sur ses fioles de réactifs et ses appareils.

Soudain ses compagnons l'entendirent répéter plusieurs fois, comme se parlant à lui-même:

—C'est cela, oui, c'est bien cela.

Puis, il leur fit de la main, signe de s'approcher et leur dit:

—Voici comment nous allons procéder: nous commencerons par extraire de suite, au moyen de cette pile, l'oxygène et l'hydrogène de l'eau; pour l'air, nous absorberons l'oxygène par le phosphore afin de recueillir l'azote pur; quant au carbone, nous le produirons sous forme de graphite. Puis par les procédés connus, nous produirons, d'une part, l'oxygène pur à l'état solide et, d'autre part, un composé nutritif qui, sous un petit volume, possédera des qualités extraordinaires d'assimilation, cela fait nous serons assurés de nos poumons, et de nos estomacs.

Puis, se tournant vers M. de Flammermont:

—Quand nous serons arrivés à ce résultat, je ferai appel à toute votre intelligence, mon cher enfant, pour nous procurer un nouveau moyen de locomotion qui nous permette de nous lancer à la poursuite de Sharp.

Sans doute, en ce moment, la vision de sa douce fiancée passa-t-elle devant les yeux du jeune homme, car il s'écria d'une voix vibrante:

—Comptez sur moi, monsieur Ossipoff, et s'il ne dépend que de ma bonne volonté, nous rejoindrons ce coquin, fût-il dans le soleil.

Une grande émotion s'empara du vieillard qui attira le jeune comte sur sa poitrine et l'y tint longtemps serré étroitement.

Fricoulet, pendant ce temps-là, examinait minutieusement l'état du garde-manger, c'est-à-dire le contenu de la boîte, que la prévoyance de Séléna avait fait laisser à la disposition de Sharp.

—Mes amis, dit-il, je crois qu'il importe de nous mettre sans tarder à l'ouvrage, car nous avons devant nous pour quatre jours de nourriture, tout au plus: trente-trois biscuits, cinq boîtes de conserves d'une demi-livre chacune... et c'est tout!


—Plus une tablette de chocolat que j'avais emportée dans ma poche pour grignoter pendant le congrès, ajouta Gontran, je la mets dans la communauté.

Ce disant, il sortit le précieux comestible et le remit à Fricoulet qui, de lui-même, s'adjugea les fonctions d'économe de la petite colonie.



CHAPITRE II

OÙ, POUR LA SECONDE FOIS, GONTRAN A UNE IDÉE LUMINEUSE

Alcide!

—Gontran!

—Je n'en puis plus.

—Allons, un peu de courage encore!

—Eh! du courage, j'en ai... mais c'est mon estomac qui n'en a pas... depuis trente heures que je ne lui ai pas fourni sa ration quotidienne, il regimbe et réclame ses droits.

Le jeune comte avait prononcé ces mots d'une voix faible qui impressionna vivement Fricoulet.

L'ingénieur, qui s'occupait à liquéfier et à solidifier, au moyen d'une pompe à compression, de l'azote et de l'oxygène, abandonna aussitôt sa besogne et accourut auprès de M. de Flammermont.

—Eh quoi! fit-il en essayant de plaisanter, tu n'es pas capable de te passer de manger pendant plus de deux jours... sais-tu bien que tu fais un déplorable explorateur!

Gontran hocha la tête.

—Oh! dit-il, je donnerais un de mes membres pour être attablé devant une côtelette au cresson ou un beefsteak aux pommes...

—Toujours ta marotte, répliqua l'ingénieur en souriant.

—Oui, et si cela continue, cette marotte va se transformer en folie... je le sens, ma tête devient vide, mes idées se brouillent et, en même temps...

Il porta les mains à sa poitrine dans un geste douloureux.

—Oh! que je souffre! soupira-t-il.

—Et rien à te mettre sous la dent, mon pauvre vieux, dit affectueusement Fricoulet... Oh! si les choses avaient marché comme l'espérait Ossipoff... mais tu as été témoin, toi-même, des difficultés qu'il a rencontrées... deux fois déjà, il a recommencé l'opération... de là le retard... mais maintenant il prétend être certain du succès.

Gontran hocha la tête.

—Si son succès tarde à venir, il arrivera trop tard, grommela-t-il.

Comme il achevait ces mots, le vieillard, dont on apercevait la silhouette courbée sur des cornues, à l'extrémité de la salle, poussa une exclamation de triomphe:

—Gontran! Fricoulet! appela-t-il.

Les deux jeunes gens accoururent et arrivèrent assez à temps pour recevoir, entre leurs bras, Mickhaïl Ossipoff, terrassé, lui aussi, par la faim et qui, avec une énergie indomptable, avait lutté cependant jusqu'au moment de la victoire.

Avec des efforts inouïs, il étendit la main vers un récipient au fond duquel s'apercevait une matière noirâtre d'aspect gélatineux.

—Là, réussit-il à balbutier; mangez... vite... vite...

Sa tête se renversa en arrière et il demeura sans mouvement, comme évanoui.

Gontran et Fricoulet se regardaient terrifiés:

—Mort! exclama le jeune comte, il est mort.

—Non! répliqua l'ingénieur, mais il ne s'en faut guère... aide-moi à le transporter sur sa couchette, ensuite nous aviserons à ce qu'il convient de faire.

Quand le vieillard fut étendu, le buste un peu relevé pour faciliter le jeu des poumons, le jeune comte et son compagnon revinrent vers les cornues dont Ossipoff s'était servi pour composer la préparation alimentaire qui devait assurer l'existence de nos voyageurs.


—Alors, murmura Gontran en faisant la grimace, c'est cela qu'il nous faut absorber?

—Il le prétend, du moins...

—Mais si nous allions nous empoisonner.

—Impossible... étant donné que tous les corps simples qui entrent là-dedans sont absolument inoffensifs.

—En tout cas, rien que de voir cela, je sens l'appétit qui s'en va... pouah!... on dirait de la pâte de réglisse.

Cependant, sans prêter attention aux répugnances de Gontran, Fricoulet avait débouché le récipient et ramené, au bout de son couteau, gros comme une noix de la composition qu'il avala, après l'avoir mastiqué longuement.

M. de Flammermont fixait sur lui des regards tellement étranges qu'il ne put s'empêcher d'éclater de rire.

—Eh bien? demanda Gontran.

L'ingénieur fit claquer sa langue contre son palais.

—Hum!... c'est un peu fade... voilà le seul reproche qu'on puisse lui adresser... tiens, goûte à ton tour...

Et il tendit à son compagnon, qui l'avala avec force grimaces, une quantité de pâte égale à celle qu'il avait absorbée lui-même.


—Et tu crois, grommela Gontran, que cela suffira à nous empêcher de mourir de faim?

—En théorie, cela doit suffire... en tout cas, il ne se passera pas longtemps avant que nous ne sachions à quoi nous en tenir.

Pour la troisième fois, il prit au bout de son couteau un peu de la précieuse substance et, revenant vers Ossipoff, la lui introduisit dans la bouche, non sans avoir eu beaucoup de peine à lui desserrer les dents.

Pendant ce temps, M. de Flammermont, silencieux et immobile à la même place, semblait étudier les effets produits sur son organisme par l'absorption de ce bizarre aliment.

—C'est singulier, murmura-t-il enfin, le vide de ma tête paraît se remplir, mes idées semblent plus nettes, les tiraillements de mon estomac disparaissent... c'est fort singulier.

Puis s'adressant à Fricoulet:

—Est-ce que tu ressens la même chose?

—Moi! je me trouve en ce moment dans le même état que si je sortais de table après un repas plantureux.

—En effet!... mais ce va être bien monotone que de se nourrir de réglisse, fit Gontran d'un ton piteux.

—Allons donc! exclama l'ingénieur; es-tu donc de ceux qui vivent pour manger!... moi, je mange pour vivre...

Peu à peu, Ossipoff avait ouvert les yeux et insensiblement ses joues pâles s'étaient colorées.

Il parut tout d'abord très surpris de se trouver ainsi couché.

—Ai-je donc dormi? balbutia-t-il.

—Non, mon cher monsieur Ossipoff, répliqua plaisamment Fricoulet, vous êtes mort de faim...

Le vieillard passa la main sur son front.

—Ah! oui, fit-il, je me rappelle...

Puis, brusquement, sautant à bas de sa couchette, il serra l'un après l'autre les deux jeunes gens dans ses bras en s'écriant:

—Sauvés! nous sommes sauvés!

—Hum! grommela Gontran, pourvu que nous ne soyons pas le jouet d'une illusion!... je serais bien plus rassuré si j'avais absorbé une ou deux côtelettes... rien qu'au point de vue de l'œil...

Ossipoff haussa les épaules.

—Maintenant que nous avons notre existence assurée, fit-il, si nous examinions les moyens à employer pour nous lancer à la poursuite de Sharp.

—Je propose, dit aussitôt M. de Flammermont, de nous rendre dans les montagnes de l'Éternelle lumière.

—Pourquoi faire? grand Dieu! exclama l'ingénieur.

—Y chercher l'obus de ce gredin et le badigeonner, comme nous avions fait du notre, de minerai radiothermique, afin de nous élancer, sans perdre de temps, à la poursuite du misérable.

Fricoulet secoua la tête:

—Mon pauvre ami, dit-il, avant de nous préoccuper du moyen que nous emploierons pour mettre la main sur ce monsieur, il serait plus logique d'examiner d'abord vers quel point il s'est enfui car, suivant la direction qu'il aura prise, nous pourrons...

Ossipoff ne lui laissa pas achever sa phrase:

—Eh! s'écria-t-il, Sharp n'a pu prendre qu'une route, celle que nous devions prendre nous-mêmes. Il file directement sur le soleil et dans une quinzaine de jours environ, il atteindra Vénus!

L'ingénieur allongea ses lèvres dans une moue expressive:

—Ce que vous dites là, mon cher monsieur, répliqua-t-il, pourrait paraître vraisemblable en toute autre circonstance; mais il faut tenir compte du peu de désir que doit avoir Sharp d'être rencontré par nous; or, il suppose assurément que vous, le père de Séléna, Gontran, son fiancé, et moi votre ami à tous deux, nous emploierons tous les moyens imaginables de lui arracher sa victime.

Un gémissement profond, sorti de la poitrine de Flammermont, souligna les paroles de Fricoulet.

Celui-ci étendit la main:

—Laisse moi continuer, dit-il.

Mais avant qu'il eût repris son raisonnement, le jeune comte s'écria:

—Parbleu! tu as raison... tout ce que nous avons déjà fait doit lui donner une idée de ce que nous pouvons faire; quant à moi, si j'étais à sa place je filerais, sans m'arrêter, dans l'espace; je brûlerais Vénus.

—Pour aller vous brûler dans le soleil, n'est-ce pas? dit à son tour Ossipoff.

Le vieillard considéra d'un air apitoyé M. de Flammermont, et se penchant vers l'ingénieur, lui murmura à l'oreille:

—Hein! Faut-il que son affection pour ma pauvre Séléna sort assez profonde pour lui faire perdre ainsi les plus élémentaires notions d'astronomie, car il est évident qu'en n'abordant pas sur Vénus...

—Il faut pourtant prendre un parti, s'écria violemment M. de Flammermont.

Et frappant du pied avec rage:

—Oh! poursuivit-il, la science n'est donc qu'un vain mot!

Et, en proie à un désespoir réel, il se prit la tête à deux mains et demeura silencieux, angoissé.

En ce moment, l'écho apporta jusqu'à eux, assourdi d'abord, ensuite plus net, le bruit d'un pas lourd qui s'approchait de leur salle.

—On vient vers nous, murmura Ossipoff, sans doute est-ce Telingâ!


Comme il achevait ces mots, une ombre gigantesque s'allongea sur le sol du souterrain; cette ombre était, effectivement, celle de leur guide.

—Salut à vous, amis, dit-il de sa voix brève et métallique.

—Salut, répliqua Ossipoff, comment se fait-il que nous te voyons debout, alors que tous tes compatriotes sont plongés dans le sommeil?

—Je reviens de Wandoung et vous apporte des nouvelles.

—Des nouvelles? répétèrent-ils tous trois, des nouvelles de qui?

—Du Terrien qui s'est emparé de votre appareil et de la jeune fille.

Sous l'empire de l'émotion occasionnée par ces paroles, Ossipoff, défaillant presque, s'assit sur sa couchette, incapable de prononcer un mot.

Quant à Gontran, il s'élança vers Telingâ et, lui saisissant les mains:

—Jour de Dieu! exclama-t-il, ce misérable est-il donc retombé sur le sol lunaire? ah! s'il en était ainsi...

Ses yeux brillaient d'un éclat haineux et ses sourcils, violemment contractés, indiquaient assez les idées de vengeance qui hantaient sa cervelle.

—Retombé!... mais c'est impossible!... mathématiquement, le boulet doit atteindre Vénus.

Celui qui parlait ainsi n'était autre qu'Ossipoff: son affection pour sa fille et sa haine pour Sharp étaient moins fortes que son amour pour la science... il préférait voir son ennemi lui échapper, grâce au système de locomotion inventé par lui, plutôt que de s'être trompé dans ses calculs et dans ses combinaisons...

Gontran n'avait point fait attention aux paroles du vieillard, car une autre pensée, pensée effrayante, celle-là, venait de lui traverser soudainement l'esprit.

—Mais Séléna a dû se tuer dans la chute, exclama-t-il.

Il avait prononcé ces mots en langage sélénite, s'adressant à Telingâ.


Tout surpris, celui-ci demanda:

—Quelle chute?

—Ne venez-vous pas de dire que vous nous apportiez des nouvelles du misérable?

—Parfaitement si.

—Comment pourriez-vous en avoir s'il n'était point retombé sur la Lune?

Telingâ hocha la tête.

—En ce moment, répliqua-t-il, le Terrien franchit l'espace à toute vitesse, se dirigeant sur Tihy qu'il paraît vouloir atteindre... mais il en est encore loin et n'y arrivera pas avant que le jour soit venu dorer les hauts sommets du cirque de Wandoung.

—C'est de l'observatoire que vous avez pu constater la marche du véhicule? demanda Gontran.

—À quoi pensez-vous donc, mon cher ami! exclama le vieil Ossipoff... songez donc que voici cinq jours, c'est-à-dire cinq fois vingt-quatre heures que Sharp est parti... or, d'après nos calculs, il fait 75,000 kilomètres à l'heure... il doit donc, en ce moment, se trouver à deux millions trois cent mille lieues de la Lune... vous reconnaîtrez avec moi que nul instrument d'optique, quelle que soit sa puissance, ne peut permettre d'apercevoir, à une semblable distance, un corps d'aussi minime surface que notre wagon.

Gontran courba la tête, convaincu qu'il venait de dire une sottise et regrettant, une fois de plus, d'avoir une langue si prompte.

—Cependant, intervint Fricoulet, il faut bien que Sharp ait été aperçu quelque part, puisque Telingâ l'affirme.

Ce disant, il se tournait vers le Sélénite qui répondit gravement:

—En effet, la marche du Terrien à travers l'espace a été reconnue, mais non pas par nous, Lunariens.

—Et par qui donc? exclama le jeune ingénieur.

—Par les habitants de Tihy, la planète que vous nommez Vénus.

Les trois voyageurs demeuraient bouche bée, les yeux écarquillés, n'en pouvant croire leurs oreilles.

—Vous allez voir, murmura Gontran, qu'il existe entre la Lune et Vénus un service télégraphique optique.

Fricoulet haussa les épaules.

—Ton amour pour Séléna te fait perdre la tête, balbutia-t-il.

Ossipoff lança à l'ingénieur un regard sévère.

—M. de Flammermont est peut-être plus près de la vérité que vous ne le supposez, dit-il.

Puis, au Lunarien:

—Vous devez constater, ajouta-t-il, dans quelle stupéfaction nous ont jetés les paroles que vous venez de prononcer, expliquez-vous!

—Il y a des siècles, répondit Telingâ, que nos astronomes remarquèrent, à la surface de Tihy, des points brillants, intermittents, paraissant changer de forme et d'intensité; ils jugèrent que c'étaient là des signaux destinés à mettre la planète en rapport avec les autres mondes, et tous leurs efforts, pendant de longues années, tendirent à nouer des relations avec notre brillante voisine. Ils y sont parvenus, grâce à des signaux convenus, que les foyers lumineux de Tihy comprennent et répètent.


Ossipoff l'écoutait parler, en proie à l'ébahissement le plus profond, ne pouvant contenir sa curiosité, il interrompit le Lunarien:

—Mais, dit-il, quels procédés employez-vous?

—Il y a, à la surface de notre sol, un métal qui a la curieuse propriété de conduire l'électricité plus ou moins bien, suivant qu'il est éclairé par une lumière plus ou moins vive...

—C'est le sélénium, s'écria Fricoulet.

—Eh! n'interrompez donc pas, s'écria Ossipoff, surtout pour dire des choses que tout le monde connaît aussi bien que vous!

Telingâ, impassible, continua:

—Avec ce métal, nous avons construit un réflecteur immense, très brillant, au foyer duquel aboutissent les fils d'un générateur d'électricité et d'un appareil de transmission de la parole.

—Mais c'est un téléphone! exclama Gontran.

—Ou plutôt un photophone, ajouta Fricoulet.

—Grâce à la lumière accumulée au foyer du réflecteur par une foule de petits miroirs dont tous les rayons convergent en ce même point, le son bondit jusqu'à l'appareil récepteur installé par les Vénusiens sur la plus haute montagne de leur globe; le rayon de lumière emporte, à travers l'espace, les vibrations du son et c'est notre voix même qui parvient à nos frères du ciel, tout comme la leur nous arrive.

—C'est prodigieux... prodigieux, murmurait Ossipoff.

Puis, après un moment:

—Mais, quelle sorte de récepteur avez-vous? demanda-t-il.

—Notre transmetteur même nous en tient lieu, transformant en oscillations sonores, les ondes lumineuses qui impressionnent le réflecteur. Comprenez-vous maintenant comment je puis vous apporter des nouvelles du Terrien? Dès la catastrophe, je suis parti pour Wandoung, et profitant des dernières lueurs solaires, je me suis mis en rapport avec Tihy qui m'a répondu ce que je vous ai dit.

—Prodigieux, prodigieux, ne cessait de répéter à mi-voix le vieux savant.

Le souvenir de Sharp et même de sa fille était loin de lui, son esprit était tout entier rempli de la pensée que deux mondes gravitant à douze millions de lieues l'un de l'autre pouvaient correspondre entre eux. Et il pensait avec humiliation à son globe natal, seul et isolé au milieu de l'espace sidéral.

Il fut tiré de ses réflexions amères par une exclamation que lançait M. de Flammermont:

—Une idée! fit-il... Cette lumière qui emporte la voix sur ses ailes, serait-elle assez puissante pour nous emporter nous aussi?

Il s'était exprimé dans sa langue natale, en sorte que Telingâ ne pouvait comprendre la cause de la stupéfaction en laquelle Ossipoff et Fricoulet venaient de tomber subitement.

Le vieillard fut le premier à reprendre son sang-froid:

—Qu'entendez-vous par là? demanda-t-il.

—Dame! répliqua le jeune comte sans se déconcerter, on envoie bien des dépêches jusque dans Vénus, pourquoi ne suivrions-nous pas le même chemin?


—Expliquez-vous, fit Ossipoff.

En vain Fricoulet tira-t-il son ami par le pan de son vêtement pour lui recommander le silence, M. de Flammermont répliqua:

—Puisque l'électricité est une force, j'imagine que si l'on pouvait accumuler toute celle contenue dans la lumière et l'utiliser à actionner un moteur, on aurait là un moyen infaillible de gagner Sharp de vitesse et de lui arracher Séléna.

En entendant Gontran parler, l'ingénieur semblait être sur des charbons ardents; en vain il toussait d'une façon opiniâtre, en vain il roulait vers lui des regards terrifiés, ce fut peine inutile.

—Le malheureux, pensa-t-il, il se perd en ce moment... ma parole! c'est à croire qu'il est devenu fou!

—Eh! pas si fou que cela, répliqua avec un peu d'aigreur Gontran, aux oreilles duquel ces derniers mots étaient parvenus... car, si j'étais fou, il faudrait admettre que M. Ossipoff l'est devenu lui aussi!... Ne l'avons-nous pas entendu répéter plusieurs fois que la lumière, la chaleur, le son, ne sont autre chose que du mouvement et de la force?... Ah! si l'on pouvait utiliser toutes ces vibrations, toutes ces oscillations qui traversent l'éther et s'entrecroisent...

Il se tut un moment et demanda avec ingénuité:

—Et pourquoi ne les utiliserait-on pas?

Ossipoff se rapprocha de lui, les yeux grands ouverts et brillant d'une flamme étrange; puis, tout à coup:

—Ah! mon cher fils, s'écria-t-il en lui prenant les mains, vous n'avez point dit cela à la légère; je le pressens, je le devine, déjà un plan a germé dans votre tête.

Le jeune comte voulut s'en défendre.

—Tentez tout au moins quelque chose, insista le vieillard; songez que le sort de Séléna est entre vos mains; pour la rejoindre, il faut un miracle, et ce miracle, vous seul êtes capable de l'accomplir.

Fricoulet se mordait les lèvres pour ne pas éclater de rire; ce fut bien pis encore lorsqu'il entendit son ami, parlant lentement comme s'il suivait les phases d'une idée éclosant laborieusement dans son cerveau, dire au vieillard:

—On peut admettre, n'est-ce pas, que les atomes en mouvement dans le rayon lumineux que réfléchit le réflecteur, se dirigent en droite ligne avec une immense vitesse; qui empêche d'utiliser ces atomes pour la continuation de notre voyage?


L'ingénieur n'en put écouter davantage; il se pencha à l'oreille de Gontran:

—Tu divagues, mon pauvre ami, chuchota-t-il.

Mais il dut courber la tête sous le regard triomphant que lui lança M. de Flammermont, en entendant Telingâ déclarer qu'on avait déjà, de l'appareil de Wandoung, expédié à titre d'essai, dans un rayon lumineux, des objets légers.

—Par exemple! s'écria-t-il en se croisant les bras, je serais fort aise d'avoir à ce sujet quelques explications. Quelle machine employez-vous?

—Une simple sphère creuse, que l'on place au centre du grand réflecteur dont je vous ai parlé, répondit Telingâ; un son grave et continu actionne l'appareil transmetteur dont les pôles sont reliés à une puissante batterie électrique. Sous l'influence des vibrations qu'elle emmagasine, la sphère suspendue sur le réseau des oscillations électriques et lumineuses s'échappe avec une rapidité inouïe et vogue en ligne droite, jusqu'à ce que les vibrations se soient tellement affaiblies que la sphère ne soit plus animée d'aucun mouvement et s'arrête forcément. De même, si l'on supprime pendant cette course le son et le rayon lumineux, la sphère s'arrête également et retombe.

—Eh bien! demanda victorieusement M. de Flammermont en s'adressant à Fricoulet, qu'as-tu a répondre à cela?

—Rien, absolument rien, répliqua l'ingénieur, sinon que je me mets à ton entière disposition pour construire, d'après tes plans, une sphère semblable à celle dont parle Telingâ, mais de dimensions assez grandes pour nous contenir tous les trois.

Il avait prononcé ces paroles avec un sérieux si magnifique que M. Ossipoff s'y laissa prendre et murmura à mi-voix:

—À la bonne heure! voilà une modestie que j'aime, c'est grand dommage que ce garçon ne soit pas toujours ainsi.

Pourtant, il fronça les sourcils en entendant l'ingénieur murmurer à voix basse:

—Il faut certainement que le sol lunaire ait des propriétés spéciales et tout à fait différentes de celles que nous connaissons au sol terrestre, car, du diable, si de semblables combinaisons pourraient réussir sur notre planète natale!

—Comment, monsieur Fricoulet, exclama Mickhaïl Ossipoff, c'est vous qui préjugez ainsi de l'avenir? mais les quelques notions scientifiques que vous possédez vous mettent à même, plus que le commun des mortels, d'apprécier à leur juste valeur les merveilleuses découvertes enfantées par le seul dix-neuvième siècle, et ces découvertes devraient vous faire présager les miracles que nous réservent les siècles futurs.

Après cette petite admonestation, le vieux savant se tourna vers Telingâ:

—Il serait urgent, lui dit-il, que tu nous donnes le plan de ce système dont tu viens de nous parler.

Le Sélénite répliqua:

—Si toi et tes compagnons m'aviez laissé achever ce que j'avais à vous dire, vous sauriez qu'il y a, à Maoulideck, enfouies dans les souterrains dépendant de l'observatoire, toutes les pièces d'un appareil construit autrefois par des sélénites audacieux qui se proposaient d'aller visiter Vénus.

Ossipoff poussa un cri de joie:

—Et cet appareil? dit-il.

—Cet appareil n'a jamais servi... le gouvernement que nous avions alors ayant décidé qu'il était peu sage de compromettre le bonheur parfait dont jouissait alors notre planète, en établissant des relations avec un monde dont nous ne connaissions ni les mœurs ni l'état de civilisation.

—Et tu penses, demanda le vieillard tout anxieux, tu penses que l'on pourrait mettre cet appareil à notre disposition?


Avant que Telingâ eût pu répondre, Gontran s'était avancé vers Fricoulet.

—Hein! lui dit-il, tu te moquais de moi tout à l'heure, que penses-tu maintenant?

—Aux innocents les mains pleines, grommela l'ingénieur.

Il se tourna vers le Sélénite et demanda:

—Mais si votre appareil est en tous points semblable à celui que vous nous avez décrit, le réflecteur doit avoir au moins un kilomètre de diamètre?

—Et pourquoi cela?

—Songez qu'il s'agit de faire parcourir au projectile une distance de douze millions de lieues...

—Pardon, fit Ossipoff, de six millions seulement; puisque c'est à cette distance que se trouvent contiguës les zones d'attraction de la Lune et de Vénus.

—Or, dit à son tour le Sélénite, les constructeurs de l'appareil ont jugé que pour faire parcourir à un projectile une distance aussi dérisoire, il suffisait d'un réflecteur mesurant cinquante mètres de haut sur deux cent cinquante mètres de large.

L'ingénieur fit la moue:

—C'est peu, murmura-t-il.

Et s'adressant à Ossipoff:

—Ne trouvez-vous pas?

Le vieillard ne lui répondit pas; depuis quelques instants il était plongé dans une série de calculs prodigieux qui n'avaient pas couvert de chiffres, moins de trois pages de son carnet...

Enfin il poussa un soupir de soulagement et, tendant ses calculs à M. de Flammermont:

—Mon cher Gontran, dit-il, voyez donc si c'est exact.

Puis à Telingâ:

—Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, fit-il, je choisirai Maoulideck comme point de départ; la situation de cette ville, au centre de votre hémisphère, me permettra de m'élever directement pour me soustraire plus rapidement à l'influence de la pesanteur et en même temps de profiter de toute l'influence des vibrations électriques...

Le Sélénite approuva muettement d'un signe de tête.

—Vous êtes bien certain, demanda en ce moment M. de Flammermont, qui examinait avec un sérieux imperturbable, les calculs à lui soumis par Ossipoff, vous êtes bien certain de ne pas avoir fait d'erreur?

Le vieillard tressaillit et se rapprochant du jeune homme:

—Me serais-je par hasard trompé, demanda-t-il? après tout, c'est bien possible.

—Non pas, non pas, s'empressa de répondre Gontran, seulement c'est la rapidité avec laquelle vous estimez que s'accomplira ce voyage qui m'étonne.

—À ce point de vue là, vous pouvez être sans crainte; j'ai compté d'ici la zone d'attraction de Vénus, deux jours et demi, autant pour la chute... cela vous donne cinq jours terrestres.


—Mais, dans ces conditions-là, exclama Gontran, nous pourrions atteindre Vénus, avant que Sharp lui-même n'y atterrisse.

Fricoulet eut une moue dubitative.

—Peste! fit-il, comme tu y vas!... Songe donc que, pendant que nous sommes ici, immobilisés dans la nuit, le gredin voyage, neuf jours encore nous séparent du lever du soleil, et au moment ou nous verrons clair et où seulement nous pourrons nous occuper utilement de notre départ, il n'aura plus, lui, que trois millions de lieues à franchir!

Comme la mine de M. de Flammermont s'assombrissait, Mickhaïl Ossipoff lui dit:

—Au surplus, peu importe que nous arrivions avant ou après lui, le principal est que nous l'y retrouvions, ce qui ne peut manquer d'arriver si, comme l'affirme Telingâ, toutes les pièces de l'appareil sont intactes.

—Pour ma part, déclara le Sélénite, je m'engage à avoir tout préparé pour la deux centième heure du jour.

À peine les premiers rayons du soleil, dorant les cimes crénelées des cratères, eurent-ils ramené, à la surface de l'hémisphère invisible, la lumière et la chaleur, que les Sélénites, sous la direction de Telingâ, se mirent à l'œuvre.

Pendant que les uns s'occupaient à dresser, sur le sommet d'un pic qui dominait Maoulideck, d'immenses miroirs appelés à concentrer tous les rayons solaires au foyer du réflecteur parabolique, d'autres ajoutaient, les unes aux autres, les cinq cents plaques de sélénium qui formaient le réflecteur.


Ossipoff et ses compagnons ne demeuraient pas non plus inactifs, après avoir longuement examiné le véhicule étrange dans lequel ils étaient appelés à continuer leur voyage, ils étaient tombés d'accord pour lui faire subir une transformation importante et de laquelle dépendait, pour ainsi dire, la réussite de leur hardie tentative.

Ce véhicule affectait la forme d'une sphère creuse toute en sélénium, et ne mesurant pas moins de dix mètres de diamètre, à sa partie inférieure était pratiquée une ouverture d'un mètre, coupée transversalement par quatre tiges supportant, à leur entrecroisement, un axe de sélénium. L'extrémité de cet axe servait de support à un plancher roulant, grâce à des galets de bronze, sur une voie ferrée, tout comme un dôme d'observatoire, de manière à ce que la chambre, dans laquelle les voyageurs devaient prendre place, pût demeurer immobile en dépit du mouvement de rotation de la sphère.


Gontran, auquel Fricoulet détaillait minutieusement toutes les pièces de cet étrange véhicule, lui murmura à l'oreille:

—Cette sphère tournera sur elle-même!

—Assurément, une balle ne tourne-t-elle pas, au sortir de l'engin qui la lance?


Puis amenant le jeune comte à l'écart:

—Inutile de te demander, n'est-ce pas, si tu sais ce que William Crookes, le grand savant anglais, entendait par le bombardement atomique.

—Inutile, en effet, de me le demander, répondit en souriant M. de Flammermont, car tu es convaincu que je n'en sais pas un mot.

—Donc, poursuivit Fricoulet, la matière est à l'état de mouvement éternel, formidable; plus la matière est dissociée et plus ce mouvement est libéré des entraves de la cohésion; or, en emmagasinant dans la sphère les millions de vibrations produites par cette rondelle téléphonique, on met en mouvement les molécules de l'air qui agissent sur les parois de la sphère, comme le pourraient faire des milliers de petits doigts, et lui impriment une vitesse incalculable. As-tu compris?

Gontran hocha la tête.

—Si tu veux que je sois franc, dit-il, je te répondrai que j'ai peu compris, mais le principal, c'est que tu sois certain que cette machine-là peut fonctionner.

—Et comment veux-tu qu'il en soit autrement, répliqua l'ingénieur, regarde-moi ce téléphone transmetteur, dont la rondelle n'a pas moins de trois mètres de diamètre, et ces électro-aimants formidables qui doivent la faire vibrer, et cette batterie voltaïque.

Cependant, tout en écoutant silencieusement les explications de son ami, M. de Flammermont paraissait soucieux.

—À quoi penses-tu donc? lui demanda tout à coup Fricoulet.

—Mon Dieu, répliqua le jeune comte, tu vas rire de moi, sans doute, mais il me vient une crainte.

—Laquelle?

—C'est que, à une certaine distance du sol lunaire, les ondes vibrantes n'aient plus assez de force pour nous entraîner en avant.

L'ingénieur fronça les sourcils.

—Parbleu! dit-il, il se pourrait bien que cela arrivât.

Puis, s'adressant à Ossipoff:

—M. de Flammermont pense que notre force motrice ne sera pas suffisante pour nous amener jusqu'au terme du voyage.


—Et sur quoi basez-vous cette supposition? mon cher enfant, demanda le vieillard.

Pour le coup, Gontran se trouvait fort embarrassé de répondre et il lança à Fricoulet un regard désespéré.

Heureusement, ce fut l'ingénieur qui répondit à sa place en tendant à Ossipoff une feuille de son carnet.

Sur cette feuille se trouvait, inscrite au crayon, la formule algébrique suivante:

A= L 189 +v
  V+P
= 980,400

—Qu'est-ce que cela? demanda le vieillard en écarquillant les yeux.

—Ça, répondit Fricoulet, c'est la preuve mathématique que l'ami Gontran à raison.

Et comme le vieillard se tournait déjà vers M. de Flammermont, l'ingénieur se hâta de répondre à la question qui allait être posée à son ami:

—À nous trois, dit-il, nous pesons deux cent cinq kilogrammes. Or, en tenant compte de la déperdition constante de force motrice, au fur et à mesure de notre éloignement, il est facile de calculer que, forcément, il viendra un moment où cette force, diminuant constamment, deviendra absolument nulle. C'est pourquoi, représentant par v la vitesse de l'appareil et en le multipliant par L 189, intensité de la pesanteur à la surface lunaire, je les divise par V (Vénus), plus P (notre poids), j'en prends la racine carrée et j'arrive à ce résultat: à 980,400 kilomètres de la Lune, nous nous arrêterons.

M. Ossipoff avait écouté, sans les interrompre, les calculs de l'ingénieur.

Quand celui-ci eut fini, le vieillard demeura, quelques instants encore, plongé dans ses réflexions, puis enfin il murmura:

—C'est juste... fort juste... mais alors...

Il regarda alternativement ses deux compagnons et ajouta:

—Il faudrait que l'un de nous demeurât ici pour alléger l'appareil.

Fricoulet sourit:

—En ce cas, fit-il, je ne vois que moi auquel puisse convenir ce rôle d'abandonné, car ni vous ni Gontran, l'un le père, l'autre le fiancé, ne pouvez vous dérober au devoir qui vous incombe de courir après le ravisseur de Séléna.

—Je n'osais point vous le proposer, ajouta le vieillard, mais puisque vous reconnaissez vous-même qu'il n'y a pas moyen de faire autrement...

Mais cette combinaison n'était nullement du goût de M. de Flammermont.

Se séparer de Fricoulet! Fricoulet, son inspirateur, celui qui lui tendait la perche pour le sortir des bains dangereux dans lequel le plongeaient, à tous moments, les questions embarrassantes de M. Ossipoff.

Autant renoncer tout de suite à Séléna.

Non, cela ne pouvait être, cela ne serait pas: Fricoulet faisait partie de Gontran, l'ingénieur était la face scientifique du diplomate; les séparer l'un de l'autre, c'était détruire entièrement le Flammermont que connaissait M. Ossipoff et qui avait séduit le père de Séléna.

—Eh bien! dit tout à coup le vieillard en remarquant la mine absorbée de son futur gendre, qu'avez-vous donc, on dirait que cette combinaison ne vous va pas?

—Alcide est un ami d'enfance, répondit le jeune homme avec une émotion admirablement bien jouée, et vous devez comprendre que je ne puisse, de gaieté de cœur, l'abandonner.

—Préféreriez-vous renoncer à Séléna? répliqua le savant non sans quelque aigreur.

—À Dieu ne plaise! s'écria vivement le comte, mais puisque c'est la question de poids qui nous gêne, ne pourrait-on, au lieu de se séparer de Fricoulet, se séparer d'une partie de l'appareil.

Le vieux savant eut un formidable haut-le-corps.

—Se séparer de l'appareil! exclama-t-il, vous n'avez pas, je suppose, la prétention de vous envoler, comme un atome, dans un rayon lumineux.


—Cela serait-il bien impossible? riposta le jeune homme.

Puis, sans laisser à Ossipoff, qui le considérait avec des yeux hagards d'étonnement, le temps de relever cette énormité, il poursuivit gravement:

—Au surplus, une semblable audace ne m'est point venue à l'esprit; mais il me semble qu'en cherchant bien, on pourrait trouver un moyen d'alléger notre véhicule.

Il parlait lentement, scandant ses mots, hachant ses phrases, surveillant du coin de l'œil Fricoulet qui, tout en paraissant réfléchir profondément, se livrait à une mimique expressive.

Ossipoff répondit:

—Comme Telingâ m'a affirmé que nous ne pourrions être prêts à partir avant quatre fois vingt-quatre heures, réfléchissez à ce que vous venez de me dire, et si vous trouvez le moyen dont vous me parlez, je serai le premier à l'adopter... vous ne doutez pas que je me résigne avec peine à me séparer de M. Fricoulet.

Et, avec une grimace en opposition avec les paroles qu'il venait de prononcer, il serra les mains de l'ingénieur.

—Mais, ajouta-t-il, au cas où, en dépit de tous vos efforts, l'appareil devrait rester tel qu'il est actuellement et où il faudrait nous alléger...

—Alors, poursuivit Fricoulet en souriant, vous me jetterez pardessus bord, ni plus ni moins qu'un sac de lest.

Ossipoff inclina la tête affirmativement et, tournant les talons, s'en fut rejoindre Telingâ en compagnie duquel il devait se rendre au wagon de Fédor Sharp, afin de s'y livrer à une minutieuse perquisition, en ce qui concernait tous les objets dont il pouvait avoir besoin, tels que: couvertures, vêtements de rechange, appareils scientifiques, armes, etc.

À peine eut-il laissé seuls les deux jeunes gens, que M. de Flammermont s'écria:

—Eh bien! tu es encore gentil, toi!... comment! tu sais que je n'entends pas un traître mot à toutes ces combinaisons de vitesse, de poids, etc., tu t'amuses à me faire jongler avec des chiffres, et tu me laisses le bec dans l'eau.

L'ingénieur haussa les épaules.

—Tu as un aplomb si surprenant, répondit-il, que je cherche toutes les occasions de te le voir déployer.

—C'est fort bien, riposta Gontran d'un ton piqué, il n'en est pas moins vrai que tu m'as fait soulever un lièvre, et que ce lièvre, il faut que je le tue.


—Bast! tu le tueras, sois tranquille, ces machines-là, tu sais bien que ça me connaît; donne-moi seulement quelques heures et tu seras satisfait.

—Moi, cela est indifférent, c'est Ossipoff qu'il s'agit de satisfaire.

—Eh bien! il le sera.

Sur ces mots, l'ingénieur, laissant M. de Flammermont surveiller les travaux, regagna le souterrain afin de pouvoir se livrer en paix à ses méditations et à ses recherches.

Une heure ne s'était pas écoulée qu'il accourait triomphant auprès du comte:

—Eh bien? dit celui-ci.

—Eh bien! ça y est! vois plutôt.

Et il étala, sous les yeux de son ami, un croquis rapide, en disant:

—Étant établi que notre poids total était trop considérable pour que l'appareil pût nous faire franchir la distance qui nous sépare de Vénus, il fallait forcément diminuer ce poids, pour cela deux moyens se présentaient: soit vous débarrasser de moi, soit vous débarrasser de l'appareil, tu as opté pour le second de ces moyens, je n'attendais pas moins de ton amitié.

—Pardon, pardon, s'écria Gontran, je n'ai jamais parlé de nous débarrasser de l'appareil.

—Voilà où nous ne sommes pas d'accord, car c'est là-dessus qu'est basée ma combinaison.


—As-tu donc l'intention de nous faire voyager à cheval sur un courant électrique?

—Tu plaisantes, moi je parle sérieusement et je vais t'en convaincre: Les nouveaux calculs auxquels je viens de me livrer établissent que l'appareil, tel qu'il est organisé, sera suffisant pour nous conduire jusqu'aux confins de la zone d'attraction lunaire; une fois là, par exemple, les ondes vibratoires seront sans influence sur lui, alors nous l'abandonnerons.

—Tu en parles bien à ton aise! exclama Gontran, nous l'abandonnerons! mais qu'est-ce que nous devenons, nous?

Fricoulet sourit de l'inquiétude de son ami.

—Nous, poursuivit-il, nous restons où nous sommes, c'est-à-dire dans cette logette de trois mètres de haut sur trois mètres de large enclavée dans la partie supérieure de la sphère.

L'ébahissement de M. de Flammermont allait croissant:

—Mais objecta-t-il, puisque cette logette fait partie de l'appareil!

—En ce moment, oui; mais voici en quoi consiste mon innovation, au lieu de l'unir indissolublement à la sphère par des boulons rivés, ainsi que cela est, je l'y fixe au moyen de boulons à écrou, de façon à pouvoir, au moment voulu, l'en rendre indépendante.

Gontran frappa ses mains l'une contre l'autre.

—Eh! j'y suis, s'écria-t-il; c'est simple comme tout!

—Tu y es, fit narquoisement l'ingénieur.

—Parbleu! arrivé à la limite de la zone d'attraction lunaire, nous abandonnons la sphère devenue inutile, et nous continuons le voyage dans notre chambrette.

Fricoulet ne put s'empêcher de rire.

—Heureusement, dit-il, que M. Ossipoff ne peut t'entendre, car s'il t'entendait, il aurait de toi une triste opinion... Comment! malheureux, tu te laisserais tomber de six millions de lieues, dans ce cube de sélénium...


—Quels inconvénients y vois-tu?

—Une quantité... d'abord..., mais je n'ai pas le temps de t'expliquer cela; j'aime mieux continuer à te développer mon projet: autour de ma sphère, et dans une position équatoriale, j'étends une surface circulaire toute en sélénium et de trente mètres de diamètre; à cette surface, notre logette se trouve rattachée par des câbles métalliques, si bien que, après nous être débarrassés de la sphère encombrante, nous continuerons notre voyage dans notre logette formant nacelle et suspendue à un vaste parachute rigide qui ne mesurera pas moins de trois cents mètres carrés de surface; de cette façon, non seulement l'appareil se trouvera suffisamment allégé pour me permettre de prendre part à votre voyage, mais encore pour nous mettre à même d'emmener des compagnons sélénites, si le cœur leur en dit.


Comme il achevait ces mots, Fricoulet roula sur le sol, à la renverse, entraînant dans sa chute son ami Gontran. Celui-ci, pour marquer à l'ingénieur l'enthousiasme en lequel le jetait son invention, si simple cependant, s'était précipité pour le serrer dans ses bras, sans penser aux conditions spéciales de densité et de pesanteur du monde où il se trouvait; si bien que sa force se trouvant sextuplée, il était venu battre la poitrine de l'infortuné Fricoulet avec la puissance d'une catapulte.


—Fichtre! grommela l'ingénieur en se palpant avec inquiétude, ne pourrais-tu un peu penser à ce que tu fais?

Puis, après s'être convaincu qu'il n'avait rien de cassé:

—À l'avenir, ajouta-t-il, fais-moi grâce de tes manifestations amicales, elles sont trop dangereuses.

Mais en voyant l'attitude penaude de Gontran, il se mit à rire et, lui prenant la main:

—Sans rancune, n'est-ce pas... et maintenant occupons-nous de mettre à exécution le projet que tu viens de me soumettre...

—Quoi! exclama Gontran... tu veux?

—Assurément, je veux qu'aux yeux d'Ossipoff, tu passes pour avoir trouvé cela... du reste, tu l'as dit toi-même, c'est d'une simplicité enfantine... c'est l'œuf de Christophe Colomb...


C'était cinq jours après cette conversation: l'immense parachute de sélénium entourait la sphère, rattaché par des câbles à la chambrette dans laquelle devaient prendre place les voyageurs, la sphère elle-même, suspendue à deux mâts métalliques, était placée au foyer du réflecteur parabolique, il ne restait plus qu'à centrer les miroirs et le départ avait été fixé au lendemain.

Ossipoff et ses compagnons, après avoir achevé d'emménager tous les objets qu'ils comptaient emporter avec eux, avaient résolu de prendre quelques heures de repos; mais afin de ne point perdre leur temps en allées et venues inutiles, ils s'étaient étendus sur leurs couchettes aménagées dans le nouveau véhicule, en sorte que, dès leur réveil, ils n'auraient qu'à donner le signal du départ.

Harassés par la fatigue accumulée des jours précédents, ils dormaient, comme on dit vulgairement, à poings fermés, remplissant la chambrette de ronflements sonores, lorsque soudain, un bruit épouvantable, formidable, les fit bondir sur leurs pieds.


Pendant une seconde, ils se regardèrent interdits, cherchant réciproquement dans les yeux les uns des autres, l'explication d'un si brusque réveil.

Le premier, Fricoulet s'écria:

—L'ami Telingâ ne nous aurait-il pas joué le mauvais tour de nous envoyer dans l'espace sans nous prévenir?

Gontran secoua la tête.

—Non, fit-il, il m'a semblé plutôt que c'était comme le bruit d'une avalanche s'écroulant sur nous... qui sait, des rocs se sont peut-être détachés du sommet du cratère.

Ossipoff haussa les épaules et grommela laconiquement:

—Aussi invraisemblable l'un que l'autre.

—Du reste, ajouta Fricoulet, il y a un moyen bien simple de savoir ce qui vient de se passer, c'est d'y aller voir.

Ce disant, il gravissait l'échelle donnant accès à l'un des hublots qui servait de porte et allait sortir de la chambrette, lorsque tout à coup Gontran s'écria:

—Mais, Dieu me pardonne, on marche au-dessous de nous!

—Dans la sphère, exclama l'ingénieur, allons donc! tu rêves!...

Néanmoins, il redescendit et, s'agenouillant, colla son oreille au plancher de la chambre.

Quand il se releva, sa physionomie portait l'empreinte d'une profonde stupéfaction.

—Je ne sais si on marche, fit-il à voix basse, en tout cas, il se passe là-dedans quelque chose d'insolite, car j'entends un bruit dont je ne puis définir la nature.

Il achevait à peine ces mots qu'un roulement de tonnerre éclata sous les pieds des voyageurs qui, dans le premier mouvement de frayeur, firent en l'air un bond prodigieux.

—Ah! cria Fricoulet, quelle est cette diablerie?

Un second roulement, puis un troisième, un quatrième, se firent entendre, sourds et continus comme le premier.

—Ma foi, messieurs, fit Gontran, vous me suivrez si vous voulez; quant à moi, je veux savoir à quoi m'en tenir.

Il décrocha de la paroi un revolver qui était pendu parmi plusieurs autres armes, vérifia s'il était chargé et s'avança vers le hublot de sortie...

—Nous allons avec toi, fit l'ingénieur, seulement tu m'amuses avec tes précautions! Tu t'attends donc à trouver là-dedans des Indiens Comanches?

Le jeune comte ne releva pas la plaisanterie, par la bonne raison qu'il ne l'avait point entendue car, sans s'inquiéter de savoir s'il était suivi ou non par ses compagnons, il avait empoigné l'échelle rigide qui, de la chambrette, courait le long de la sphère, jusqu'à la partie inférieure.

Sans hésiter, mettant le revolver au poing, il entra dans le trou d'ombre que formait la sphère métallique et se mit à marcher carrément devant lui, mais tout à coup, une détonation retentit dont les échos, frappant les parois de sélénium et renvoyés par elles, comme un volant par des raquettes, se multipliaient, assourdissants, terrifiants.


Gontran n'était point un savant, mais c'était un homme courageux, cette attaque loin de l'arrêter, ne fit que le surexciter et il se mit à courir du côté d'où elle lui semblait être partie. Une seconde détonation éclata et il entendit siffler une balle à son oreille; alors, au hasard, il lâcha l'un sur l'autre les six coups de son revolver et jetant son arme devenue inutile il se précipita en avant. Soudain, dans l'ombre, des bras l'étreignirent, alors, ses doigts rencontrant une gorge, la serrèrent vigoureusement, et son adversaire inconnu chancela, l'entraînant dans sa chute.


—À moi! à moi! cria M. de Flammermont.

En ce moment, Ossipoff arrivait suivi de Fricoulet qui, homme de précaution, s'était muni de baguettes de magnésium.

Il en fit flamber une, et aussitôt, les ténèbres se dissipant, les nouveaux venus aperçurent Gontran formant une masse confuse avec son adversaire sur l'estomac duquel il se tenait accroupi.

—Grand Dieu! s'écria le jeune homme en bondissant en arrière, grand Dieu! c'est Farenheit.

—Farenheit! répétèrent à la fois Ossipoff et Fricoulet, en se penchant, muets de stupeur, sur le corps immobile à leurs pieds.

C'était, en effet, l'Américain, maigre, décharné, desséché pour ainsi dire, dont le magnésium éclairait le masque livide et parcheminé.

Le premier moment de stupéfaction passé, Ossipoff déclara qu'il importait de transporter au plus tôt le malheureux dans la chambrette, afin de lui donner les soins que réclamait son état.

—Je ne l'ai pas tué, au moins? demandait Gontran. Je crains de l'avoir serré un peu fort.

Sans répondre, Fricoulet jeta l'Américain sur son dos et aussi légèrement qu'une plume, le monta jusqu'à l'habitacle.


—Le pauvre diable meurt de faim, dit-il après l'avoir examiné, tâchons d'abord de lui faire absorber un peu de notre pâte nutritive.

À grand peine on arriva à desserrer les dents de l'Américain et à lui introduire dans la bouche un peu d'aliments, puis on attendit anxieusement l'effet que cela allait produire.

—Comment expliques-tu cette résurrection? demanda M. de Flammermont qui, même encore à ce moment, n'en pouvait croire ses yeux.

—D'une manière fort simple: il faut établir d'abord que la cartouche de ce gredin de Sharp, au lieu de tuer sir Jonathan, n'avait fait que le blesser, lorsque fuyant devant la nuit, nous l'avons abandonné, croyant ne laisser derrière nous qu'un cadavre, le froid l'a saisi, or, tu sais que le froid conserve et que certains animaux, les anguilles, par exemple, ont la faculté de vivre, même après avoir été gelées; c'est probablement un phénomène identique qui s'est produit pour Farenheit.

—Alors, fit en souriant Gontran, c'est le soleil qui l'aurait dégelé?

—Comme tu le dis fort bien.

—Mais comment expliquer sa conduite?

—Ceci n'étant plus du domaine scientifique, je ne puis te donner des éclaircissements mais tu pourras le lui demander à lui-même.

En ce moment, l'Américain commençait à s'agiter sur sa couche, ses lèvres se coloraient et, sur ses joues que les pommettes saillantes semblaient prêtes à crever, un peu de sang paraissait.

Durant quelques secondes, ses mâchoires se choquèrent avec un bruit de castagnettes, dans un mouvement formidable de mastication; puis, sans ouvrir les yeux, il murmura d'une voix caverneuse:

—Manger..., manger..., manger!

Comme si Fricoulet eût prévu cette demande, il avait pris, du bout des doigts une forte boulette de pâte, et profitant d'un moment ou la bouche de l'Américain s'ouvrait toute grande, il l'y introduisit.

L'effet fut, pour ainsi dire, instantané. Farenheit se dressa sur son séant, ses paupières se soulevèrent, les yeux se fixèrent successivement sur ceux qui l'entouraient, puis, leur tendant les mains:

By God! fit-il... ce n'est donc pas ce gredin de Sharp qui a construit le ballon métallique que je voulais détruire.

Ossipoff ne put retenir un grondement.

—Détruire! s'écria-t-il.

—Que voulez-vous? en revenant à moi, dans ce désert épouvantable, je me suis traîné, comme j'ai pu, pendant quelques kilomètres, puis, tout à coup, j'ai aperçu tous ces préparatifs de départ... j'ai cru que c'était Sharp qui voulait encore m'échapper... la rage s'est emparée de moi et j'ai résolu de mourir, s'il le fallait, mais de mourir en me vengeant.

—Alors c'est contre lui que vous croyiez tirer tout à l'heure? demanda Gontran.

—Parfaitement, et heureusement que ma main tremblait.

Il s'interrompit, et avec une lueur d'envie dans la prunelle:

—Oh! dit-il, je mangerais volontiers un rosbeef arrosé d'un verre de Porto...

Fricoulet et Gontran se regardèrent navrés:

—Le seul moyen de contenter cette envie, dit enfin le jeune ingénieur, c'est de vous endormir en souhaitant que Morphée vous envoie un rêve gastronomique... car, pour nous, notre garde-manger se compose de ceci:

Et il désigna la pâte fabriquée par Ossipoff.

L'Américain fit la grimace, puis, cédant au conseil de Fricoulet, il se tourna sur le flanc et s'endormit.



CHAPITRE III

LE FEU À BORD

Eh bien! monsieur Fricoulet, demanda Ossipoff d'un ton narquois, commencez-vous à être convaincu?

—Je fais plus que de commencer, cher monsieur, je suis convaincu, absolument convaincu; cela ne m'empêche pas d'être stupéfait de la réussite...

L'ingénieur se tourna vers M. de Flammermont.

—Et toi, Gontran? interrogea-t-il.

Le jeune comte haussa légèrement les épaules et répliqua d'un petit ton dégagé:

—Oh! moi, tu sais bien que, pas un instant, je n'ai eu l'ombre d'un doute.

—D'ailleurs, dit à son tour le vieillard, n'est-ce pas à lui qu'appartient l'ingénieuse idée, grâce à laquelle nous pouvons continuer notre voyage?... Il serait donc bien étonnant qu'il eût conçu des inquiétudes à ce sujet.

Fricoulet dissimula, sous un plissement de paupières, la lueur joyeuse que ces mots venaient d'allumer dans ses yeux; mais il eut beaucoup de peine à ne pas éclater de rire, lorsque Gontran lui dit gravement:

—Ce qui me donne une grande confiance en moi-même, c'est la persuasion en laquelle je suis que le mot «impossible» n'est pas français...

Un grognement se fit entendre derrière eux; ils se retournèrent et virent Farenheit assis sur le bord du coussin qui lui servait de couchette.

—Le mot «impossible» n'est pas américain non plus, fit-il d'un ton bourru.


Fricoulet sourit un peu et répondit:

—Vous en êtes une preuve éclatante; car, du diable! si je me serais attendu à vous voir vivant après l'étrange aventure qui vous est survenue...

—Il faut venir sur la Lune pour voir des choses semblables, dit à son tour Gontran.

—Pourquoi cela? n'avons-nous pas sur la terre des procédés de conservation de la viande par le froid? repartit M. Ossipoff.

—Avec cette différence que les bœufs et les moutons conservés de la sorte, ne ressuscitent pas, tandis que sir Jonathan est ressuscité, lui.

—Nous avons même oublié de vous demander comment vous alliez? fit Gontran.

L'Américain s'étira violemment les bras, fit craquer ses jointures avec des bruits de pistolet, et répondit:

—Mais cela ne va pas mal, je vous remercie; je sens seulement, par tout le corps, une grande courbature... c'est sans doute ce sommeil hivernal qui est cause de cela... mais un peu d'exercice va me rendre toute mon élasticité.

Ce disant, il fit mine de se lever, un geste de Fricoulet l'arrêta:

—Un peu d'exercice, répéta l'ingénieur; mais, où diable, voulez-vous en prendre? vous n'avez, pour vous livrer à cette promenade, que la cage dans laquelle nous nous trouvons, et vous avouerez que l'espace manque considérablement.

Un désappointement profond se peignit sur le visage du Yankee.

By God! gronda-t-il, en effet, c'est peu.

Puis, aussitôt, il ajouta d'un ton de stupeur:

—Ah ça! où sommes-nous?

—Dans notre nouveau véhicule, celui-là même que vous vous acharniez à détériorer, lorsque M. de Flammermont est intervenu, si heureusement pour vous et pour nous.

Farenheit promenait autour de lui des regards peu satisfaits.


—Peuh! murmura-t-il avec une grimace, c'est moins confortable que l'autre wagon.

—Que voulez-vous, répliqua Gontran, à la guerre comme à la guerre, nous devons même nous estimer fort heureux qu'un concours providentiel de circonstances nous ait mis à même de poursuivre notre voyage... autrement, je devais renoncer à l'espoir de retrouver jamais ma chère Séléna, et vous à celui de remettre la main sur votre ami Sharp.

À ce nom, qui avait toujours eu la propriété de le mettre en fureur, l'Américain fit sur sa couche un bond formidable, les dents serrées, les poings fermés, les yeux étincelants.

Mais il se produisit alors un singulier phénomène; projeté par sa force d'impulsion, il alla donner de la tête contre la paroi supérieure du projectile pour retomber sur les épaules d'Ossipoff, fort tranquillement occupé à rédiger ses notes de voyage.

Surpris à l'improviste, le vieillard perdit l'équilibre, tenta de se rattraper à Gontran qu'il entraîna dans sa chute et tous les trois roulèrent sur le plancher, pendant que Fricoulet riait aux larmes.

Ossipoff fut le premier qui se releva.

—Qu'y a-t-il? grommela-t-il tout en bougonnant... quelle est cette commotion?

L'ingénieur se tenait les côtes, incapable de prononcer une parole.

Ce fut Gontran qui répondit en se frottant les genoux:

—Parbleu! cette commotion a été produite par la chute d'un corps.

—Un bolide! exclama M. Ossipoff.

Farenheit, qui s'était relevé lui aussi, s'avança vers le vieillard:

—J'était prêt à vous faire des excuses, gronda-t-il; mais du moment que vous vous servez, à mon égard, d'expressions aussi malsonnantes...


Pour le coup, l'hilarité de Fricoulet redoubla et il fut impossible à Gontran de conserver son sérieux plus longtemps.

Farenheit et Ossipoff se regardaient dans le blanc des yeux, comme deux bouledogues prêts à s'entre-dévorer...

—Mais, mon cher sir Jonathan, réussit à dire le jeune comte, le digne M. Ossipoff n'a aucunement eu l'intention de vous insulter.

—Cependant... grommela l'Américain... bolide... bolide...

—...Est le nom que l'on donne, en astronomie, à certains corps errants dans l'espace... or, vous conviendrez qu'en l'espèce, vous avez joué un peu ce rôle.

Le visage du Yankee se rasséréna; il fit un pas encore et, tendant au vieillard sa main largement ouverte:

—Touchez-là, monsieur Ossipoff, dit-il avec dignité, pour me prouver que vous ne m'en voulez pas de vous être tombé à califourchon sur les épaules.

—Comme à saute-mouton, murmura Gontran.

—J'accepte bien volontiers vos excuses, répondit le vieux savant en touchant la main de Farenheit... seulement, je vous serai très reconnaissant de m'expliquer dans quel but vous vous êtes livré à cette bruyante manifestation.

—Je ne saurais vous le dire, et vous me voyez moi-même tout surpris de ce qui est arrivé.

Fricoulet, qui avait fini par se rendre maître de son hilarité, expliqua alors que l'Américain avait fait un brusque mouvement, sans réfléchir que plus on s'éloignait de la lune, et plus on échappait aux lois de la pesanteur, déjà si faibles à la surface même du satellite.

En entendant ces mots, l'Américain faillit témoigner sa stupéfaction par un bond non moins formidable que le premier; mais, instruit par l'expérience et se défiant de sa nature nerveuse, il se cramponna, des deux mains, aux coussins du divan et s'écria:

By God!... ai-je bien entendu?... ne venez-vous pas de dire «plus on s'éloigne de la lune»?

—Vous avez parfaitement bien entendu, sir Jonathan.

—Nous ne sommes plus sur la lune?

—Voici bientôt une heure que nous l'avons quittée.

L'effarement du digne Américain était comique à voir.

Il se précipita à l'un des hublots et demeura quelques instants, immobile, le nez collé à la vitre épaisse, sondant l'immensité.

Convaincu de la réalité, il se retourna.

—Ah çà! fit-il, comment vous y êtes-vous pris pour quitter ce sol lunaire sur lequel nous semblions échoués à jamais?

Ossipoff désigna Gontran et répondit:


—C'est encore à M. de Flammermont que nous sommes redevables de cette merveilleuse application des forces électriques.

L'Américain secoua vigoureusement la main du jeune comte.

—Au nom de ma haine, merci, fit-il d'une voix profonde; et je m'engage, si nous réussissons à mettre une seconde fois la main sur ce gredin de Sharp, à ne pas le laisser échapper... d'un seul coup, il paiera pour tous ses méfaits.

—Pardon, répliqua Gontran dont le visage avait légèrement pâli, vous m'accorderez bien que, maintenant, ce Sharp m'appartient un peu... n'ai-je pas à venger ma fiancée, ma Séléna adorée?


Farenheit se tut un moment, puis répondit:

—Ne nous disputons point encore à ce sujet; lorsque le gredin sera à notre disposition, il sera suffisamment temps d'agiter cette question.

—Il y aura un moyen bien simple de la trancher, après l'avoir agitée, dit plaisamment Fricoulet; vous jouerez la peau de Sharp, aux dés ou à la courte paille...

Pendant que les trois hommes causaient ainsi, Ossipoff consultait attentivement les instruments suspendus aux parois de la chambrette.


—Allons, allons, dit-il en se frottant les mains d'un air satisfait, le voyage s'annonce bien... le baromètre ne marquant que 350 millimètres, n'en est pas moins au beau temps; l'hygromètre à cheveu indique une humidité très modérée et les papiers ozonométriques sont intacts.

—Êtes-vous au moins certain de la route que nous suivons? demanda Farenheit.

—J'ai soumis tous mes calculs à M. de Flammermont, répliqua le vieillard, et il les a reconnus exacts.

L'Américain considéra d'un œil étrange le jeune homme qui gardait un sérieux imperturbable.

—Au surplus, fit le comte, si vous doutez, vous n'avez qu'à consulter la boussole.

M. Ossipoff se redressa et regarda tout surpris M. de Flammermont.

—Allons, bon, pensa celui-ci, j'ai dû dire une bêtise.

Il en fut convaincu en entendant Ossipoff prononcer, d'un ton un peu amer, les paroles suivantes:

—Vous plaisantez, n'est-ce pas... vous savez bien que toutes les indications de la boussole ne se rapportent aucunement au milieu que nous habitons et que, si loin de toute attraction, la boussole ne nous est plus d'aucune utilité.

Gontran, tout confus, se mordait les lèvres; mais, soudain, il eut une inspiration de génie et étendant la main vers les hublots à travers lesquels on apercevait les constellations brillantes qui étincelaient dans l'immensité sidérale:

—Aussi bien, répondit-il d'une voix vibrante, voulais-je parler de ces étoiles qui, toutes, sont autant de boussoles célestes sur lesquelles nous pouvons régler notre marche.


Un sourire entr'ouvrit les lèvres du vieux savant qui répliqua aussitôt:

—Je vous demande pardon, mon cher enfant; je ne vous cacherai pas que, de votre part, une hérésie semblable m'étonnait.

Cela dit, d'un ton tout affectueux, Ossipoff reprit ses occupations, tandis que Gontran s'en allait s'asseoir auprès de Fricoulet.

—Je t'admire, mon ami, je t'admire sincèrement, murmura l'ingénieur... Dieu sait que je suis profondément hostile à ton mariage; mais je dois avouer que, si tu réussis enfin à épouser celle que tu aimes, eh bien! là, vrai, tu ne l'auras pas volé.

—Il semble que l'amour décuple mon imagination, répliqua le jeune comte.

Farenheit, en ce moment, s'approcha d'eux:

—À quelle distance, croyez-vous que nous soyons maintenant de la Lune? demanda-t-il.

—Peuh! répondit Fricoulet en consultant sa montre, sans rien vous affirmer d'exact, je puis cependant vous certifier que nous devons en être à une centaine de mille kilomètres.

L'Américain ouvrit de grands yeux:

—Cent mille kilomètres! répéta-t-il... mais vous venez de dire que nous en sommes partis seulement depuis une heure!...

—Eh bien!... à raison de vingt-huit mille mètres par seconde,—qu'est-ce que cela fait?...

—Cent mille quatre-vingts kilomètres par heure, répondit le Yankee qui, en sa qualité de commerçant, avait le calcul rapide.

—Donc, quand je vous disais cent mille kilomètres, je n'étais pas bien loin de la vérité.

—Mais cela nous fait une marche de cinq cent mille lieues par jour... ou du moins par vingt-quatre heures!

—Rigoureusement exact, dit encore l'ingénieur qui jouissait de l'ébahissement de sir Jonathan.

Et il ajouta:

—Dans dix heures, nous atteindrons le point neutre, c'est-à-dire celui où les deux attractions de la Lune et de Vénus sont contiguës.

L'Américain était rêveur; il se livrait mentalement à des tours de force d'arithmétique.

—Mais, à ce compte-là, murmura-t-il, il ne nous faudrait, sur Terre, qu'une minute et demie pour traverser l'océan Atlantique.

—Je n'ai point fait le calcul, riposta Fricoulet, mais, étant données les proportions, il doit être juste.

Gontran poussa un soupir.

—Qu'as-tu donc? demanda l'ingénieur.

—J'ai que si nous avions eu à notre disposition un moyen de locomotion semblable, quand nous nous sommes élancés de la Terre, nous aurions atteint la Lune en trois heures.

—Tu as raison... mais puisque c'est fait maintenant, qu'as-tu à regretter?...

—Le temps perdu... qui ne se rattrape jamais, répondit gravement M. de Flammermont en élevant la voix de façon à être entendu d'Ossipoff.

Times is money, ajouta non moins gravement Farenheit.

Tout à coup l'Américain poussa un léger cri de surprise.


—Qu'est cela? demanda-t-il en étendant la main vers un coin de la chambrette... on dirait des scaphandres...

—Vous ne vous trompez pas, répondit en souriant le jeune comte, ce sont bien des scaphandres.

—Allons-nous donc avoir à voyager sous l'eau? demanda l'Américain.

—Non... mais dans le vide.

Aux regards surpris de son interlocuteur, Fricoulet vit que ses paroles n'avaient pour lui aucun sens.

—En deux mots, vous allez comprendre, dit-il, que la force électrique qui nous pousse en avant doit être, d'après nos calculs, suffisante pour nous faire pénétrer dans la zone d'attraction vénusienne; mais là, elle s'arrête et l'appareil ne nous devient plus d'aucune utilité; au contraire, son poids ne peut que rendre notre chute plus rapide... c'est-à-dire plus dangereuse... comprenez-vous?

L'Américain répondit affirmativement...

—Alors, nous abandonnons la sphère qui nous supporte et nous continuons notre voyage dans cette logette, transformée en nacelle, c'est pourquoi nous avons emporté avec nous ces appareils imaginés autrefois par des sélénites aventureux... mais, tandis que les scaphandres servent à protéger le corps contre la pression de l'eau, ceux-ci le garantiront contre l'effet mortel de la disparition brusque de cette pression atmosphérique... voilà...

—Très ingénieux, murmura l'Américain.

Et étouffant de la main un bâillement formidable, il ajouta:

By God! il me semble que j'ai envie de dormir.

—Parbleu! cela n'a rien d'étonnant, répondit Fricoulet avec un grand sérieux... voilà quinze jours que vous ne faites que cela; ce n'est pas en une heure que l'on perd ses mauvaises habitudes.

—Alors, demanda Farenheit en l'interrogeant du regard, que me conseillez-vous?

—De faire un bon somme pour commencer, ensuite, nous verrons...

Sans doute ce conseil correspondait-il exactement à l'envie secrète de l'Américain, car, après avoir bredouillé un bonsoir inintelligible, il s'étendit tout de son long sur les coussins et ne tarda pas à remplir la logette d'un ronflement sonore...

Cinq minutes après, Fricoulet dit à son tour:

—Sir Jonathan est plein de bon sens... il est, en ce moment, plus de minuit à Paris; c'est l'heure à laquelle les honnêtes gens s'endorment.


Il s'enroula dans sa couverture de voyage et balbutia d'une voix somnolente:

—Messieurs, je vous souhaite une bonne nuit...

Quelques instants ne s'étaient pas écoulés qu'un bruit grêle se faisait entendre, dominant la basse profonde de l'Américain; c'était l'ingénieur qui faisait sa partie dans le concert des ronflements.

Gontran essaya de lutter; mais ce fut en vain, le sommeil s'emparait de lui.

—Décidément, fit-il, c'est contagieux.

Et s'adressant à Ossipoff, toujours plongé dans ses écritures:

—Qu'y a-t-il à voir entre la lune et l'orbe de Vénus?

Le savant, un peu surpris, releva la tête.

—Rien, absolument rien, répondit-il... comme vous le savez d'ailleurs.

—En ce cas, riposta le jeune comte; comme ce rien ne m'offre non plus rien de récréatif, je vous demande la permission de prendre quelques heures de repos.

Le vieillard lui serra la main et il s'en fut prendre place sur les coussins, à côté de ses compagnons.

Il ne tarda pas à tomber en un rêve étrange:

Après avoir rejoint Séléna, il l'épousait et leur voyage de noces se faisait à travers les mondes célestes; bientôt, eux-mêmes se transformaient en étoiles, et unis pour l'éternité, dans l'immensité céleste, ils devenaient les astres favoris des amoureux terrestres.


Demeuré seul, Mickhaïl Ossipoff avait laissé tomber sa tête entre ses mains et rêvait, lui aussi, à son enfant adorée, disparue dans l'espace.

La reverrait-il jamais celle qu'il avait sacrifiée à sa passion pour la science; et la tentative désespérée qu'il faisait en ce moment n'aurait-elle pas un autre résultat que de lui faire faire une nouvelle étape dans le désert intersidéral?...

Ah! si, tout au moins, Sharp pouvait lui tomber sous la main... et ce n'était plus la rancune du savant, c'était la haine du père qui gonflait le cœur du vieillard et faisait bouillonner son sang dans ses veines...

Peu à peu, cependant, ses idées devinrent moins nettes; les silhouettes de Sharp et de Séléna s'estompèrent dans une espèce de brume... bientôt même, elles s'effacèrent complètement, et toute sensation de vie disparut.

Mickhaïl Ossipoff venait, lui aussi, de s'endormir.

Il était onze heures du matin au chronomètre du Yankee quand une main vigoureuse secoua le vieillard qui s'éveilla en sursaut.

—Qu'y a-t-il donc? balbutia-t-il, tout surpris lui-même de s'être assoupi dans cette position... Qu'arrive-t-il donc?

—Mais rien, cher monsieur, répondit l'Américain; seulement, comme il se fait tard...

Le vieillard regarda autour de lui; Gontran faisait sa barbe à l'aide d'un minuscule nécessaire de poche, et Fricoulet mesurait, au micromètre, l'arc sous-tendu par la planète Vénus qui s'encadrait dans le hublot du plafond.

Ossipoff s'avança vivement vers lui.

—Eh bien? demanda-t-il avec une légère inquiétude dans la voix.

L'ingénieur répondit tranquillement:

—Les prévisions de Telingâ étaient justes; voici vingt heures que nous avons quitté le sol lunaire et nous avons déjà franchi dix-huit cent mille kilomètres; nous avons donc effectué la sixième partie de notre voyage... vous voyez que nous sommes exactement dans les conditions nécessaires...


Cédant sa place au vieillard, il ajouta:

—Au surplus, regardez vous-même; on aperçoit déjà les phases de Vénus.

—Vénus a des phases! exclama Gontran.

Fricoulet lui lança un coup d'œil terrible et aussitôt le jeune comte, se reprenant, dit très haut:

—Oui, sir Jonathan, Vénus a des phases tout comme la lune.

—Mais je n'en ai jamais douté, répliqua l'Américain à mi-voix.

L'ingénieur vint se planter devant lui et déclara d'un ton doctoral:

—Vénus a été baptisée par les Terriens, de plusieurs noms: tantôt elle est l'Étoile du Berger ou l'astre du matin, tantôt Vesper, ou bien Lucifer, c'est la deuxième planète du système solaire et elle gravite à une distance moyenne de 26 millions 750 mille lieues de l'astre central: le Soleil.

—Et la Terre? questionna l'Américain.

Ce fut Gontran qui prit la parole d'un ton d'importance.

—La Terre est plus loin du Soleil que Vénus, son orbite a 148 millions de kilomètres de rayon ou 37 millions de lieues.

Fricoulet le regarda tout surpris.

—Mais tu es plus savant que je ne le croyais, lui chuchota-t-il à l'oreille.

Doctus cum libro! répondit en souriant M. de Flammermont.

—Que veux-tu dire?

Le jeune comte désigna, d'un clignement d'yeux, sa couverture de voyage.

—Devine, dit-il, ce que j'ai caché là-dessous?

—Comment veux-tu que je sache?

—Un livre que j'ai trouvé dans le boulet de Sharp.

—Un livre?


—Oui, les Continents célestes, je l'ai emporté avec moi et tandis que tout à l'heure vous dormiez tous, j'ai passé deux heures à piocher Vénus...

—Ah bah!

—Et je te promets que je connais mon sujet... Ossipoff peut me pousser des colles... avec mon vade-mecum, je ne le crains plus.

—Seulement, tu as oublié les phases...

—C'est vrai... Je les avais oubliées.

Pendant que les deux amis devisaient ainsi, Farenheit, pour passer le temps, causait astronomie avec Mickhaïl Ossipoff.

—Au delà de la Terre, il n'y a plus rien, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Et Mars, à 56 millions de lieues!... ne le comptez-vous donc pour rien? fit Ossipoff suffoqué par tant d'ignorance.

L'Américain, qui n'avait aucune raison de se poser auprès du vieillard pour un puits de science astronomique, répondit à la suffocation d'Ossipoff par un petit haussement d'épaules plein d'indifférence.

Puis, avec un claquement de langue de mauvaise humeur:

—Mars! bougonna-t-il... la planète protectrice des soldats... en voilà une que je supprimerais de la carte céleste, si cela se pouvait.

—Ah bah! firent ensemble Fricoulet et Gontran... et pourquoi cela?


—Parce que moi, je suis un commerçant... et que la guerre nuit au commerce... si vous saviez ce que les affaires de sécession ont fait de mal aux suifs... c'est par milliers de dollars que se sont chiffrées mes pertes de cette année-là...

—Alors, vous n'aimez pas les soldats? demanda en riant M. de Flammermont.

—Je les considère comme un facteur inutile dans la société... voyez, nous, aux États-Unis, est-ce que nous avons une armée?... et nos affaires ne vont pas plus mal... au contraire!

—Vous êtes pour la suppression des armées permanentes? fit l'ingénieur.

—Absolument... je ne comprends les uniformes qu'au théâtre... et encore les uniformes du siècle dernier, avec des grands chapeaux et des plumes blanches... des cuirasses étincelantes, des écharpes de soie... des pourpoints de velours... au point de vue décoratif, c'est fort joli. Mais dans la vie... un honorable commerçant, à son comptoir, me produit plus d'effet qu'un colonel à la tête de son régiment.

—Heu! répliqua M. de Flammermont, votre situation de citoyen de la libre Amérique vous permet d'émettre de semblables paradoxes... mais vous changeriez de langage si vous étiez, comme nous, obligés de jouer votre partie dans le concert européen.

Fricoulet se prit à rire et Ossipoff approuva de la tête la réplique du jeune comte.

En guise de réponse, Farenheit poussa un sourd grognement et, tournant lentement sur ses talons, promena autour de lui un regard circulaire, inventoriant de l'œil le matériel que les voyageurs emportaient avec eux.

—Dites-donc! exclama-t-il, il me semble que vous n'avez guère songé à la rigueur de la température... si nous devons retrouver sur Vénus des nuits de quinze fois vingt-quatre heures comme sur la Lune...

—À ce point de vue, vous pouvez être tranquille, répliqua Gontran; nous retrouverons sur Vénus des jours et des nuits répartis régulièrement, tout comme sur notre planète natale; la quantité seule diffère...

—Tiens! dit l'Américain, et pourquoi?

—Tout simplement parce que l'orbite suivie par Vénus étant intérieure, et naturellement plus courte, l'année vénusienne, au lieu d'être composée comme l'année terrestre, de trois cent soixante-cinq jours un tiers, ne compte que deux cent vingt-quatre jours un tiers.

Farenheit se grattait la tête avec énergie, ce qui était chez lui l'indice d'une forte tension cérébrale.

—Mais, dit-il, tout en ayant une orbite plus petite, Vénus pourrait cependant mettre à la parcourir, autant de temps qu'en met la Terre pour parcourir la sienne.

—Cela pourrait être, repartit Fricoulet, mais cela n'est pas; il y a même une loi établissant que les planètes tournent d'autant plus vite qu'elles sont plus proches du Soleil; c'est ainsi que Mercure fait, par seconde, 47 kilomètres ou plus d'un million de lieues par jour; Vénus 35 kilomètres par seconde ou 750,000 lieues; la Terre 29 kilomètres et 643,000 lieues; Mars 24 kilomètres et 518,000 lieues; Jupiter 13 kilomètres et 214,000 lieues; Saturne 10 kilomètres et 205,000 lieues; Uranus 7 kilomètres et 144,000 lieues.

L'ingénieur avait débité cette longue tirade sans une hésitation, ce qui fit ouvrir à l'Américain des yeux émerveillés.


—Quelle mémoire! murmura-t-il... mais si vous croyez que je me souviens seulement d'un seul de ces chiffres...

Et il ajouta:

—Au surplus, peu importe... le principal c'est que nous retrouvions là-bas une existence à peu près semblable à celle de la Terre.

—Oh!... en tous points semblable, s'empressa de dire M. de Flammermont; la rotation s'effectue exactement en vingt-trois heures, vingt et une minutes, vingt-deux secondes; la durée du jour est donc à peu près la même.


Bateau Vénusien.

—Sauf l'année plus courte, cependant, fit observer l'Américain.

—En effet; mais peu nous importe à nous qui n'avons pas l'intention d'y passer une année.

—Ajoutez à cela, poursuivit Gontran qui s'emballait sur son sujet, même densité, même atmosphère, même pesanteur, même volume... Vous pouvez dire que Vénus est une jeune sœur de la Terre.

Et poussant le coude de Fricoulet:

—Hein! murmura-t-il, crois-tu que je les ai piochés, mes Continents célestes!

Mais quelques mots de M. Ossipoff vinrent, presque aussitôt, diminuer le contentement que le jeune homme éprouvait de lui-même.

—Vous vous hâtez bien de vous prononcer, ce me semble, dit le vieux savant... quand nous serons arrivés, vous verrez que Vénus est loin d'être le séjour enchanteur que vous vous figurez...

—Pourquoi donc cela? demanda le jeune comte presque malgré lui.

—Un seul chiffre, celui que tous les astronomes ont toujours inscrit à côté de la planète Vénus, va vous répondre... ce chiffre c'est 55°.

M. de Flammermont ne se trouva pas plus avancé; mais, bien au contraire, ce chiffre l'embarrassait fort; d'abord, il ne lui disait rien, en outre, il suspendait au-dessus de sa tête quelque nouvelle question d'Ossipoff; et l'infortuné comte tournait du côté de Fricoulet des regards suppliants.

Alors, l'ingénieur qui avait compris cette muette supplique, s'adressa à Farenheit:

—Oui, dit-il, mon cher sir Jonathan, les chiffres ont leur éloquence, et ce 55°, qui représente l'angle formé sur le plan de l'écliptique par l'axe de rotation de Vénus, ce 55° contient en lui seul tout ce qui peut être dit de spécial sur la planète: saisons, climats, longueur de jours, aspects célestes, végétation, vie animale, etc., etc.

Le Yankee l'écoutait bouche bée, se demandant pourquoi il était ainsi pris à partie; il fut encore bien plus surpris lorsque l'ingénieur s'écria, avec un petit rire moqueur:

—Ah! ah! mon gaillard, vous y mordez aux choses célestes!... ce que je viens de vous dire vous intrigue, et vous voulez savoir ce qui se cache véritablement sous ce 55°...

L'Américain esquissa un geste d'énergique dénégation.

Fricoulet n'en tint aucun compte et s'écria:

—Mais, mon cher sir Jonathan, pourquoi vous en défendre? J'en appelle à M. Ossipoff! en quelle circonstance la curiosité serait-elle plus légitime que lorsqu'il s'agit de soulever le voile qui nous dérobe les mystères de l'infini céleste?... et puis, c'est en vain que vous le nieriez!... cela se voit à votre visage: vos yeux sont pétillants de curiosité et vos lèvres balbutiantes de questions.

Bien qu'abasourdi par ce flot de paroles, l'Américain trouva cependant la force de faire entendre un éclat de rire dédaigneux.


—En vérité, essaya-t-il de dire, mes yeux sont si pétillants et mes lèvres si balbutiantes que cela... Je ne comprends pas...

—Et parbleu! exclama Fricoulet avec une impatience parfaitement jouée... comment voulez-vous comprendre?... vous m'interrompez tout le temps... sachez donc que Vénus a beau avoir une masse presque égale à celle de notre planète natale, une densité qui est à celle de la Terre ce que 90 est à 100, et bien que la pesanteur, à sa surface, soit à peu près la même que sur notre globe, Vénus cependant n'est pas le Paradis... tant s'en faut... la masse, la densité, la pesanteur ne font pas le bonheur...

L'ahurissement de l'Américain allait croissant, tellement croissant que machinalement, ses lèvres balbutièrent:

—Pourquoi?

—Pourquoi?... eh! parbleu! c'est toujours ce 55° qui en est cause.

Il avait saisi, par un bouton de sa jaquette, l'infortuné Farenheit qui n'en pouvait mais.

Sans se rendre compte de l'intention de l'ingénieur, Farenheit crut à une agression et fit un bond en arrière.

D'un geste, le jeune homme le rassura et poursuivit en souriant:

—Par suite de cette inclinaison d'axe, les saisons qui, sur Vénus, se succèdent de cinquante-six en cinquante-six jours, sont fort tranchées; la zone polaire descend jusqu'à 35° de l'Équateur de même que les régions tropicales s'étendent jusqu'à 35° des pôles, en sorte que deux zones, beaucoup plus larges que les zones tempérées de notre globe, empiètent constamment l'une sur l'autre, appartenant à la fois aux climats polaires et aux climats tropicaux. Ces régions subissent donc d'énormes variations de chaleur et de froid.

—Vous vous plaigniez de la chaleur sur la Lune! dit Ossipoff en intervenant dans la conversation; sachez que sur Vénus, pendant l'été, le soleil tourne autour du Pôle, en s'élevant en spirale et en envoyant une quantité de lumière presque deux fois plus grande que celle qu'il envoie à la Terre.

—Quant à l'hiver, dit à son tour Fricoulet, le froid doit être comparable à celui qui règne sur la Lune pendant la nuit de trois cent cinquante-quatre heures, car le soleil n'approche pas du tout de l'horizon et reste considérablement au-dessous.

—Les régions équatoriales ne sont pas plus favorisées que les pays polaires, elles ont, chaque année, deux étés pendant lesquels le soleil monte au zénith et déverse sur elle des rayons certainement plus ardents que ceux sous lesquels rôtissent nos contrées équatoriales terrestres...

—Eh bien! demanda Fricoulet, avez-vous compris?


—Je ne sais si j'ai compris, répliqua d'un ton accablé l'infortuné Yankee, totalement abasourdi; tout ce que je sais, c'est qu'il fait ici une chaleur étouffante!

Il avait enlevé sa casquette de voyage et s'épongeait le front tout ruisselant de sueur.

Fricoulet répliqua:

—Il fait en effet très chaud ici.

Puis à Gontran.

—Mais qu'as-tu donc? tu es rouge comme un homard!

—Je succombe, murmura le jeune comte en enlevant son vêtement.

—C'est le Soleil, sans doute, dit Ossipoff; plus nous allons et plus nous nous rapprochons de lui; extérieurement, les parois du véhicule doivent être brûlantes.

—En effet, murmura M. de Flammermont, ce doit être le Soleil; la distance qui nous sépare de lui diminue sensiblement.

—Oh! sensiblement, répliqua le vieillard... deux millions de lieues sur trente-sept... c'est peu...

Farenheit soufflait comme un bœuf.

By God! grommela-t-il, ce ne doit pas être tenable sur votre planète du diable!

—Rassurez-vous, mon cher sir Jonathan, répondit Ossipoff en souriant; cette planète du diable—ainsi que vous l'appelez, sans doute parce qu'il y fait aussi chaud qu'en enfer, cette planète a, pour la protéger de l'ardeur solaire, une enveloppe fort épaisse de nuages, en sorte que la température n'y doit guère être plus élevée que sur Terre... c'est fort heureux pour ses habitants, mais fort déplaisant pour nos astronomes qui n'ont pu apercevoir la géographie vénusienne qu'à travers les déchirures de ce voile nuageux...

—Aussi n'a-t-on sur Vénus que des données imparfaites, crut devoir ajouter Gontran d'un ton important.

Cependant Fricoulet ne pouvait tenir en place, il allait et venait à travers la chambrette, enlevant, l'une après l'autre, toutes les pièces de son vêtement, si bien qu'il arriva à n'être plus vêtu que de sa chemise et de son caleçon.


—Cette chaleur est intolérable! s'écria-t-il soudain, en proie à une souffrance véritable.

—Que voulez-vous y faire? demanda le vieillard d'un ton sec, en venant avec nous, vous saviez à quoi vous vous exposiez... vous n'aviez qu'à rester avec Telingâ...

—N'y aurait-il donc aucun moyen de s'abriter des rayons solaires? demanda Gontran, peiné de l'aspect misérable de son ami.

—Une idée, fit l'Américain, si on mouillait toutes nos couvertures de voyage, on les étendrait contre les parois, et par l'évaporation...

—Oui, balbutia Fricoulet absolument hors d'haleine, on pourrait tenter cela...

Il se baissa pour ramasser une des couvertures qui avait glissé sur le plancher; mais aussitôt il poussa un cri de douleur et se releva tout pâle, les yeux hagards.

—Qu'arrive-t-il donc? demandèrent les voyageurs en se précipitant vers lui.

—Il y a, répondit Fricoulet, que le plancher est brûlant.

—Brûlant! ce n'est pas possible, exclamèrent-ils tous à la fois.

—Faites-en l'expérience, répondit un peu aigrement l'ingénieur.

L'Américain se courba et approcha sa main.

By God! grommela-t-il, M. Fricoulet a raison.

Comme il achevait ces mots, une secousse assez violente se produisit sous leurs pieds, et tous ils tombèrent assis sur le divan circulaire.

—Sacrebleu! gronda Fricoulet, que se passe-t-il là-dessous?

—Il se passe, répondit Ossipoff, que les galets qui soutiennent le plancher viennent de gripper.


La pâleur de Fricoulet augmenta.

—Oh! oh! fit-il à voix basse, voilà qui est grave...

—Grave! s'exclama Gontran... et pourquoi cela?...

—Mais parce que...

Il s'arrêta et murmura:

—À quoi bon les épouvanter?

Puis, à Ossipoff:

—À quelle distance sommes-nous encore du point neutre? demanda-t-il.

Le vieillard réfléchit quelques secondes et répliqua avec assurance:

—À un millier de kilomètres.

—Combien mettrons-nous de temps à franchir cette distance?

—Deux heures environ.

Le visage de l'ingénieur s'assombrit.

—Nous ne pourrons jamais tenir jusque-là, grommela-t-il.

Tous le regardaient avec inquiétude.

—Mais enfin, demanda Gontran, que penses-tu?... voyons, parle; nous sommes des hommes, après tout, et s'il faut mourir... eh bien! nous mourrons... quant à moi, je préfère savoir à quoi m'en tenir... et je suppose que ces messieurs sont de mon avis.

—Certainement, dirent-ils.

—Avant que de vous répondre, fit alors Fricoulet, laissez-moi m'assurer...

Il prit dans la boîte à instruments une paire de pinces, s'en fut dans un coin de la logette et, saisissant un anneau, le tira à lui de toutes ses forces, ce qui souleva un carré du plancher monté sur charnières comme une porte.

Au même instant, un jet de flammes fusa jusqu'au sommet du dôme métallique.

L'ingénieur laissa retomber le panneau.

—Voilà ce que je craignais, dit-il d'une voix rauque.

—Qu'est-ce que cela? demandèrent-ils en proie à la stupeur la plus profonde.

—Vous le voyez bien, riposta Fricoulet; c'est le feu...

—Le feu!

—Eh! oui; nous sommes sur un incendie provoqué par le grippage du pivot et du plancher; voilà l'explication de la chaleur intolérable qui règne ici... vous avez demandé à être fixés... vous l'êtes maintenant.

La raison donnée par l'ingénieur était la seule plausible pour expliquer cet incendie subit; le pivot devait être au rouge, car le plancher de sélénium, bon conducteur, comme on le sait, de la chaleur, commençait à devenir brûlant, même pour les pieds chaussés de fortes bottes; les semelles, d'ailleurs, sentaient le roussi et pouvaient s'enflammer d'un moment à l'autre.

Aussi, obéissant à la même idée, se juchèrent-ils tous sur le divan circulaire.

—Que faire? demanda Ossipoff.

By God! s'écria l'Américain, y a-t-il autre chose à faire qu'à éteindre le feu?

—Si vous avez un moyen de refroidir ce métal, dit Fricoulet d'un ton rageur, je suis prêt à l'employer.

—Arrosons-le, suggéra Gontran.

Tous se précipitèrent vers les outres pleines d'eau suspendues aux parois et en versèrent le contenu sur le plancher.


Mais, au contact du métal brûlant, cette eau se transforma en vapeurs bouillonnantes; l'atmosphère du véhicule devint d'une opacité complète, si bien que les voyageurs ne s'apercevaient plus et que le bruissement de la vapeur les empêchaient de s'entendre.

—Séparons-nous de la sphère! s'écria Farenheit affolé, en se précipitant vers les leviers que commandaient les écrous d'attache.

Ossipoff et Fricoulet se jetèrent sur lui.

—Malheureux! hurla le vieillard, vous êtes fou!

—La mort tout de suite plutôt que ce supplice infernal! gronda le Yankee en faisant d'inimaginables efforts pour se dégager de l'étreinte de ses deux compagnons.

Fricoulet avait tiré son revolver.


—Si vous ne demeurez en repos, sir Jonathan, dit-il avec un calme effrayant, je vous fais sauter la cervelle.

—Qu'importe! rugit l'Américain qui perdait la tête, je souffre trop.

Soudain, Gontran eut une inspiration.

—Et Sharp? demanda-t-il, renoncez-vous donc à votre vengeance?

Ces mots produisirent dans l'attitude de l'Américain une transformation complète.

De lui-même, il abandonna les leviers et s'en fut dans un coin où, grondant de souffrance, il demeura immobile.

—Dix heures, dit Ossipoff; je vous demande dix heures; alors, nous pourrons abandonner la sphère sans aucun danger, car nous aurons pénétré dans la zone d'attraction de Vénus.


Ce furent dix heures terribles, épouvantables, pendant lesquelles les voyageurs firent preuve d'un courage admirable et d'une énergie surhumaine; ils ne cessèrent d'arroser le plancher que le frottement continuel du pivot avait rendu complètement rouge et qui leur renvoyait une chaleur torride.

Ossipoff, lui, ne quittait son chronomètre que pour mesurer, à l'aide du micromètre, l'arc sous-tendu de Vénus.

Enfin, il cria d'une voix rauque:

—Dans dix minutes nous arrivons au point neutre, préparons-nous.

Il était temps; le thermomètre marquait 42° centigrades et les voyageurs haletaient.

Néanmoins, l'approche de la délivrance leur donna de nouvelles forces; déjà ils avaient amarré solidement, le long des parois, tout ce qu'ils désiraient conserver à bord; en un tour de main ils eurent revêtu leurs scaphandres.

C'étaient des espèces de vêtement en étoffe élastique comme du caoutchouc, dans lesquels les membres entiers et le torse se trouvaient emprisonnés hermétiquement; l'étoffe elle-même était soutenue par un réseau de ressorts métalliques d'une finesse extrême et d'une élasticité remarquable, de manière à résister à l'expansion des gaz contenus dans les tissus vivants des voyageurs.

La tête était protégée par une sorte de casque en sélénium, de forme ovoïdale et ressemblant aux respirols dont Ossipoff et ses compagnons avaient déjà fait usage pour explorer l'hémisphère visible de la Lune.

Dans une sorte de récipient pratiqué à l'intérieur du casque, ils emmagasinèrent à la hâte quelques tablettes d'oxygène solidifié; l'air vicié, ainsi que les produits de la combustion pulmonaire devaient être évacués par une soupape placée au sommet de la tête.

—Êtes-vous prêts? demanda Ossipoff.

Tous répondirent affirmativement, tenant à la main le casque dans lequel leur tête devait s'emprisonner.

—Enlevons les écrous, commanda-t-il.

Chacun d'eux pesa aussitôt sur le levier correspondant à l'un des quatre écrous, et la logette ne se trouva plus retenue à l'appareil que par le pivot central.


—Suivez à la lettre mes recommandations, dit alors le vieillard; dans quelques instants, aussitôt que nous aurons pénétré dans la zone d'attraction de Vénus, et comme nous l'avons fait quand nous sommes arrivés dans la Lune, nous nous retournerons pour avoir les pieds là où nous avons la tête actuellement... imitez exactement tous mes mouvements et tenez-vous solidement aux attaches disposées tout autour de la coupole sur le fond de laquelle nous allons nous trouver debout.

Il se tut et vissa rapidement la collerette de son appareil, pendant que ses compagnons en faisaient autant de leur côté. Puis, quand ils les vit résolus et fermement attachés aux saisines, il courut au volant qui commandait l'écrou central et le saisit énergiquement d'une main, tandis qu'il levait l'autre bras dans un geste qui signifiait:

—Attention!



CHAPITRE IV

TROIS MILLIONS DE LIEUES EN PARACHUTE

Brusquement, Mickhaïl Ossipoff avait fait jouer le volant pendant que Fricoulet pesait de toutes ses forces sur les câbles qui arrivaient de l'extérieur en passant à travers des trous à presse étoupes.

Ils n'eurent que le temps de se retenir à une saisine; avec une secousse terrible, la sphère sortit de son alvéole et les voyageurs se trouvèrent pris dans une sorte de tourbillon qui les empêcha d'avoir conscience de la révolution qui s'opérait dans l'appareil; instinctivement, ils avaient fermé les yeux et demeuraient cramponnés aux cordes avec toute l'énergie du désespoir, le cœur angoissé par la perspective de l'épouvantable mort qui les attendait.

Quand ils reprirent possession d'eux-mêmes, ils se trouvèrent accroupis dans le dôme arrondi de la logette qui, maintenant, formait plancher sous leurs pieds; au-dessus de leurs têtes, retenu par ses douze câbles de sélénium, l'immense parachute étendait sa surface métallique.

Mickhaïl Ossipoff se tourna vers Gontran et appliqua son «parleur» sur la soupape d'échappement de son casque; ces «parleurs» avaient été légèrement modifiés pour parer aux incommodités reconnues, lors de l'excursion dans l'hémisphère visible lunaire.


Au lieu d'être tout droits, comme primitivement, ils étaient fortement coudés; une extrémité s'appliquait à une petite soupape percée dans le casque, juste devant la bouche; l'autre extrémité s'ajustait à la soupape d'échappement située, comme nous l'avons dit, au sommet même du casque. En sorte que les voyageurs pouvaient causer entre eux, sans interruption, écoutant et parlant tour à tour, comme à air libre; il leur suffisait, pour cela, d'appliquer cette extrémité du parleur sur la soupape d'échappement de celui avec lequel ils voulaient s'entretenir.

M. de Flammermont, lorsqu'on avait fait l'essai de ces appareils dus au génie inventif de Fricoulet, avait déclaré que l'on ressemblait ainsi à deux éléphants se caressant avec leur trompe.

Et le vieux savant avait dû convenir, tout en souriant, que la comparaison avait quelque chose de juste.

—Eh bien! dit Mickhaïl Ossipoff, nous voici définitivement en route pour Vénus!

—Combien de temps avant d'arriver? demanda Gontran.

—Quarante heures environ.

—Quarante heures!... nous ne pourrons jamais—moi du moins—rester aussi longtemps sans manger...

—Aussi bien, n'est-il nullement question de jeûner jusqu'à notre arrivée; il nous suffira d'introduire dans notre casque une provision du produit nutritif fabriqué par nous à Maoulideck, et l'air artificiel que nous respirons deviendra nutritif à son tour.

—Parfait... je ne vous cacherai pas que j'avais quelque inquiétude à ce sujet, car, je ne sais si vous êtes comme moi, je trouve que les émotions creusent énormément.

Et il ajouta, in petto, avec un soupir profond:

—Un beefsteak aux pommes ou une simple côtelette au cresson... oh! bœufs et moutons de mon enfance, vous reverrai-je jamais?

Puis, poursuivi par cette idée d'alimentation plus en rapport avec les goûts et les habitudes de son estomac, il demanda:

—Quarante heures, c'est bien long... n'y aurait-il pas moyen de rendre la chute plus rapide?

—Si vous trouvez un moyen... je ne demande pas mieux que de l'employer.

Il sembla à Gontran qu'en prononçant ces mots la voix d'Ossipoff avait un accent railleur; aussi fut-ce avec quelque hésitation qu'il répondit:

—Si on diminuait la surface du parachute?

Il comprit qu'il avait raison d'hésiter, en voyant le vieillard hausser les épaules.

—Nous tombons dans le vide, grommela-t-il... donc, le parachute n'a aucune action.

Sur ces paroles, prononcés d'un ton bourru, Ossipoff enleva son «parleur» et tourna les talons.

Le pauvre Gontran demeurait tout interloqué de cette brusque interruption de conversation, lorsque Fricoulet, s'approchant, se mit en communication avec lui.

—Encore une gaffe! s'exclama-t-il.

—Parle donc plus bas, riposta le jeune comte.

—Tu oublies qu'il ne peut entendre ce que nous disons,—que s'est-il donc passé?

En quelques mots, M. de Flammermont fit part à son ami de l'idée qu'il avait suggérée au vieux savant pour diminuer la longueur du voyage.

—Bast! répliqua l'ingénieur... tu es bien bon de te préoccuper pour si peu!... après la gymnastique que nous venons de faire, il est bien permis d'avoir la tête à l'envers.

Il ajouta en riant:

—D'autant plus que c'est l'exacte vérité, puisque nous avons maintenant la tête là où, tout à l'heure, nous avions les pieds!

Puis, sérieusement:

—Comment te sens-tu?

—Mais, parfaitement bien... et toi?

—L'absence de toute atmosphère ne te gêne pas?

—Aucunement.

—Allons! tant mieux...

Et l'ingénieur allait interrompre la communication, lorsque son ami, le retenant par le bras, lui demanda:

—Quelle est cette petite boule brillante que l'on aperçoit là-bas?

L'ingénieur tourna ses regards dans la direction indiquée.

—Ne penses-tu pas que ce soit notre sphère vibratoire? poursuivit Gontran.

—Cela peut être, répondit distraitement Fricoulet.

Puis, après un moment:

—Mais non, cela n'est pas... la sphère doit, tout comme nous, tomber sur Vénus.

—Alors, qu'est-ce que c'est que cette machine-là?

—Parbleu! répliqua Fricoulet gouailleur, cette machine-là est tout simplement la Lune, cette bonne Séléné à laquelle nous avons faussé compagnie depuis trois jours... maintenant, vois-tu, un peu plus loin, cette grosse étoile qui brille d'un éclat bleuâtre?...

—Il faudrait être myope pour ne pas la voir... eh bien?

—C'est la Terre.

—Ce n'est pas possible!

Fricoulet lui frappa sur l'épaule.

—Voilà une exclamation, dit-il, qui compromettrait certainement ton mariage, si M. Ossipoff l'entendait... Mon pauvre Gontran, tu n'as pas la moindre idée du monde où tu es né et je m'aperçois combien se sont trompés ceux qui ont prétendu que les voyages ouvrent l'esprit.

—Dis donc, riposta M. de Flammermont, tu n'es guère poli.

—Pour toi, poursuivit imperturbablement l'ingénieur, les sublimités de la création demeurent lettres closes... ce globe qui t'a vu naître est un astre véritable...

—...mesurant 12,000 kilomètres de large, tournant sur lui-même en vingt-quatre heures, et autour du Soleil avec une vitesse de 29 kilomètres et demi, parcourant un orbite de 74 millions de lieues de diamètre en 365 jours.

M. de Flammermont avait prononcé cela sans s'arrêter, tout d'une haleine, de la même voix monotone qu'emploie un écolier pour réciter sa leçon.


Après avoir un peu soufflé, il ajouta:

—Tu vois que j'ai bonne mémoire, mon cher; j'avais douze ans, lorsque j'ai appris cela au lycée Henri IV.

—N'aurais-tu pas plutôt lu cela, ces jours-ci, dans les Continents célestes? demanda Fricoulet.

M. de Flammermont haussa les épaules et, sans répondre à la question, demanda:

—Il n'y a aucun danger à s'endormir ainsi harnaché?

—Vois! lui dit l'ingénieur en désignant Farenheit couché au fond de la nacelle, roulé dans sa couverture et dormant à poings fermés.


Mappemonde de Vénus

Dressé pour les Aventures Extraordinaires d'un Savant Russe Par M. H. de GRAFFIGNY.

—Tu m'éveilleras quand nous serons en vue de Vénus, fit Gontran, qui s'étendit à côté de l'Américain.


L'ingénieur s'approcha de Mickhaïl Ossipoff qui, penché sur le bordage l'œil collé à l'oculaire d'une lunette trouvée dans le véhicule de Sharp sondait l'immensité sidérale.

Fricoulet se mit en communication avec lui.

—Eh bien! monsieur Ossipoff, demanda-t-il, voyez-vous quelque chose?

—Rien encore; mais je guette le moment propice de faire quelques études préliminaires sur le monde que nous allons atteindre.

—Je croyais que l'épaisseur de l'atmosphère vénusienne rendait très difficile, pour ne pas dire impossible, toute observation géographique.

—Pour les astronomes terrestres, peut-être; mais pour nous, qui flottons dans le vide... d'ailleurs, regardez.

L'ingénieur eut beau se pencher par dessus le bordage, il ne distingua rien; le disque de Vénus, fondu dans une sorte de brouillard, ne laissait encore rien apercevoir des détails de sa surface, surtout à l'œil nu.

—On est bien sûr de l'existence d'une atmosphère, n'est-ce pas? demanda-t-il.

—Parbleu! riposta le vieux savant, il y a beau jour, non seulement que l'on en a des preuves irrécusables, mais encore que l'on en connaît la hauteur, la densité, la composition... déjà, vous pouvez remarquer combien paraissent tronquées, arrondies, les extrémités des cornes du croissant vénusien...

Il eut un petit ricanement méprisant et ajouta:

—Bien que vous ne sachiez pas grand chose en astronomie, vous devez savoir cependant que cet épointement est dû seulement à la présence d'une atmosphère;... d'autre part, des astronomes ont reconnu, en étudiant Vénus spectroscopiquement, des raies d'absorption dues à une atmosphère contenant de la vapeur d'eau et analogue à l'atmosphère terrestre, mais plus dense...

—Ces astronomes ne seraient-ils pas Tacchini et Vogel? fit l'ingénieur.

Le vieux savant ne put retenir une exclamation de surprise:

—Comment savez-vous cela? murmura-t-il.

—En écoutant M. de Flammermont, qui me parlait tout à l'heure de Vénus, répondit imperturbablement Fricoulet.

Ossipoff eut un hochement de tête qui signifiait clairement «Gontran! en voilà un qui sait bien des choses»; puis il poursuivit:

—Il a dû vous dire aussi que, lors du passage de la planète devant le Soleil, tous les observateurs terrestres ont remarqué l'atmosphère de ce monde, semblable à une auréole lumineuse l'entourant extérieurement?

—Il m'a dit aussi, s'empressa d'ajouter Fricoulet, qu'à la suite de mesures très précises, on a calculé que cette atmosphère ne mesure pas moins de 194 kilomètres de hauteur, c'est-à-dire, qu'elle est deux fois plus haute et plus dense que l'atmosphère terrestre.


—Vous voyez donc bien, monsieur l'ingénieur, répliqua le savant, que vous auriez tort de vous inquiéter; allez, vous respirerez sur Vénus, aussi bien que sur Terre;... l'air sera peut-être plus riche en oxygène... mais cela n'est pas un inconvénient.

—Au contraire...

Sur ce mot, Fricoulet tourna les talons, laissant Ossipoff s'écarquiller les yeux pour chercher à surprendre quelques heures plus tôt les mystères du monde vénusien, et il alla prendre place, dans le fond de la nacelle, aux côtés de Gontran.

Combien de temps dormit-il? De longues heures sans doute, car lorsqu'il s'éveilla, secoué par une main énergique, il aperçut, à sa grande stupéfaction, Mickhaïl Ossipoff debout devant lui, débarrassé de son habit de scaphandre.


Tout de suite, il eut conscience du chemin qu'avait parcouru l'appareil, durant son sommeil.

En un tour de main, il enleva le casque de sélénium et s'écria:

—Nous sommes déjà dans l'atmosphère de Vénus.

—Ne vous en déplaise, oui, monsieur l'ingénieur, répondit railleusement le vieillard... en quinze heures, on parcourt bien des centaines de mille lieues...

—Quinze heures! exclama Fricoulet, j'ai dormi quinze heures!...

Et, un peu confus, il ajouta:

—C'est le Soleil, sans doute...

Puis, se penchant vers M. de Flammermont, il appliqua son parleur sur la soupape de son casque:

—Allons! cria-t-il d'une voix tonnante... debout... nous arrivons!

Le jeune homme, réveillé en sursaut, fit un tel bond, que Farenheit se redressa, lui aussi, tiré brusquement de son sommeil.

Rien ne peut peindre l'ahurissement des deux dormeurs en voyant leurs compagnons de voyage débarrassés des scaphandres qui les emprisonnaient.

Sans qu'il fût besoin de le leur dire, ils se déharnachèrent rapidement, avides de respirer librement de l'air véritable.


Et leurs narines se dilataient, leurs bouches s'ouvraient pour aspirer en plus grande quantité cette atmosphère froide et vivifiante qui pénétrait dans leurs poumons et faisait couler, dans leur être, une vie nouvelle.

—On se croirait sur Terre, murmura Gontran en proie à une félicité sans mélange.

Farenheit, lui, humait l'air avec avidité, répétant à tout moment:

—De l'air! du vrai air! de l'air d'Amérique!

Le vieux savant avait déballé ses instruments et les avait suspendus aux filins du parachute.

—Que dit le thermomètre? demanda Fricoulet.

—Il marque 30 degrés centigrades et le baromètre 780 millimètres.

L'ingénieur se frotta les mains.

—Nous ne devons plus être éloignés que d'une vingtaine de kilomètres, n'est-ce pas? fit-il.

—C'est-à-dire, quelques heures de voyage à peine, répondit Ossipoff.

Cependant, Farenheit avait ramassé sa couverture de voyage et l'avait jetée sur ses épaules, à la façon d'un plaid.

—Brrr, grommela t-il, savez-vous bien qu'il ne fait pas chaud, on grillait tout à l'heure, on gèle maintenant, il n'en faut pas plus pour attraper des fluxions de poitrine...

—C'est un avant-coureur de la température qui nous attend dans Vénus, répliqua Gontran, en imitant l'exemple de l'Américain.

—C'est une preuve de la densité de l'atmosphère qui forme, entre la planète et le Soleil, un écran dont l'épaisseur la protège de l'ardeur des rayons solaires.

Ossipoff avait repris sa place au bordage et, sa lunette à la main, examinait avec impatience le monde nouveau qui se profilait dans l'espace.

—Vous vous perdrez les yeux, à ce métier-là, mon cher monsieur, dit Fricoulet en haussant les épaules.

Comme il achevait ces mots, et sans que rien eût fait prévoir un si brusque changement de temps, les brumes se déchirèrent, les nuages grisâtres s'enfuirent dans toutes les directions et, aux yeux émerveillés du Terrien, Vénus apparut, radieusement éclairée par le Soleil.


—Enfin! murmura Ossipoff.

Par un curieux phénomène de perspective que les aéronautes de notre monde n'ont pu décrire, ne s'étant jamais élancés dans l'espace à d'aussi vertigineuses hauteurs, la planète étendait, sous les pieds des voyageurs, son panorama immense dont l'horizon semblait se relever jusqu'à hauteur de l'œil, formant ainsi un gigantesque entonnoir prêt à recevoir ceux qui arrivaient à lui du fond de l'espace.

—Une chose qui m'étonne, dit soudain Fricoulet, c'est que nous ne soyons pas plus près du sol, une distance d'au moins quinze kilomètres nous en sépare, ce que je trouve anormal, étant donnée l'attraction de ce globe presque aussi gros que la Terre.

Ossipoff, qui avait entendu l'observation de l'ingénieur, se retourna et lui dit:

—Vous comptez sans doute pour rien l'action du parachute qui joue le rôle d'un frein extrêmement puissant et puis, du moment que vous parlez de la Terre, je suis obligé de vous rappeler que l'atmosphère vénusienne a une densité double de l'atmosphère terrestre, du reste, vous voyez que nous respirons parfaitement à 15 kilomètres d'altitude, une lieue et demie plus haut que l'endroit où sont morts Sivel et Crocé-Spinelli, les courageux aéronautes terrestres, vous pouvez juger, par conséquent, de la densité de cet air, au ras du sol.

—Mais, nous allons être noyés et écrasés par la pression! s'écria M. de Flammermont.

Fricoulet secoua la tête:

—Erreur, répliqua t-il, nous nous habituons peu à peu à cette pression et, progressivement aussi, le jeu de nos poumons s'accoutume à la densité de cet air, on vit parfaitement sous une pression de quatre à cinq atmosphères. Sur Terre, les plongeurs et les hydrauliciens qui travaillent dans des caissons, subissent une pression encore plus considérable, et ils n'en meurent pas... Rassure-toi donc, mon cher, nous nous trouverons très bien de notre séjour sur ce monde nouveau.

—Oh! protesta M. de Flammermont, ce n'est pas pour moi que je crains.

—Pour qui donc alors?

—Pour Séléna... sa constitution fragile...

—Ne pourra que puiser des éléments de force et de vigueur dans l'excès d'oxygène que contient l'atmosphère vénusienne.

Gontran parut soulagé d'une vive préoccupation, et son visage soucieux se rasséréna quelque peu.


—Ah! mon cher enfant, lui dit Ossipoff, il est bien fâcheux que vous vous soyez endormi, il y a vingt-quatre heures; vous eussiez certainement éprouvé grand plaisir à étudier avec moi les phases de la planète.

—Vous êtes mille fois aimable d'avoir pensé à moi, répondit le jeune homme avec le plus grand sérieux, mais la fatigue m'a terrassé... j'ai cependant pu, avant de m'endormir, constater que Vénus ressemblait hier au croissant de la Lune à son premier quartier.

—Et c'est bien simple à comprendre, ajouta le vieillard, donnant avec empressement une explication qu'on ne lui demandait pas, l'orbite de Vénus étant intérieur à celui de la Terre, cette planète tourne vers nous, tantôt sa face éclairée, tantôt son hémisphère obscure, tantôt partie de l'une et de l'autre.

—À quel moment Vénus est-elle le plus près de la Terre? demanda Farenheit.

Le vieillard poussa un profond soupir.

—Malheureusement, répondit-il, c'est quand elle est nouvelle et absolument obscure; lorsqu'elle est pleine, elle se trouve de l'autre côté du soleil, c'est-à-dire à plus de soixante millions de lieues au lieu de dix. C'est même là une des causes des difficultés que l'on éprouve à étudier la géographie de ce monde, car lorsqu'il est le plus près de nous, on n'en voit qu'une infime partie.

—Je sais, quant à moi, déclara Gontran sérieusement, que mon illustre homonyme n'a pu, jusqu'à présent, distinguer nettement les taches signalées par certains astronomes sur le disque de Vénus.

—Bravo! lui cria à l'oreille Fricoulet, véritablement émerveillé de l'aplomb de son ami.

Continents célestes... page 163, lui riposta, sur le même ton, M. de Flammermont.

—Vous dites? demanda, en se retournant brusquement, le vieillard qui avait déjà ressaisi sa lunette.

Ce fut l'ingénieur qui prit la parole.

—Gontran, répondit-il, était en train de me donner de très intéressants détails sur les travaux auxquels se sont déjà livrés Bianchini, Cassini, Denning...

—C'est Bianchini qui a le mieux réussi; car il est parvenu à dresser un rudiment de carte portant trois mers dans la région équatoriale et une dans chaque région polaire; cette carte signale également des continents, des promontoires, des détroits...


—Mais, dit Fricoulet, c'est en 1726 que Bianchini dressa cette carte, et depuis cette époque, on a dû la compléter et la modifier sensiblement.

—Erreur absolue, mon cher monsieur, répliqua le vieux savant, non seulement cette carte n'a pas été modifiée, mais ses indications, malgré les progrès de l'optique, n'ont même pas été vérifiées.

—Mais pour faire à cette époque des études que personne, après lui, n'a pu contrôler, Bianchini avait donc des instruments merveilleux, demanda Farenheit.


—C'est surtout à la pureté du beau ciel d'Italie que Bianchini doit les découvertes qu'il a faites.

—Ou cru faire... observa Gontran.

Le vieillard tressaillit.

—Vous dites?... fit-il d'une voix émue.

—Je dis: ou qu'il a cru faire; car, pour que mon illustre homonyme n'ait pu distinguer nettement ces taches...

Errare humanum est, déclara sentencieusement Ossipoff; toujours est-il que si Bianchini a été le jouet d'une illusion d'optique, Cassini, Webb, Denning et d'autres encore se sont trompés également, car ces taches: océans, continents et promontoires, eux les ont vues aussi.

Il avait prononcé ces paroles d'un ton vibrant, un peu agressif, si bien que M. de Flammermont répliqua sèchement:

—Pour moi, vous me permettrez de m'en tenir à l'opinion de mon illustre homonyme, car, de ces continents, que connaît-on?

—Je vous ai déjà dit, et je répète que, par suite de sa situation dans l'espace, Vénus présente, pour ceux qui ont entrepris de l'étudier, des difficultés considérables et qui s'opposent à ce qu'on ait sur elle des notions aussi exactes que celles que l'on possède sur la Lune ou sur Mars, par exemple. Aussi, en 1833 et 1836, les sélénographes Beer et Madler ont dessiné l'aspect de Vénus; leurs dessins ont été refaits, en 1847, par Gruithuisen et, en 1881, par M. Niester, à l'observatoire de Bruxelles.

—Tout cela est fort joli, s'exclama brusquement Jonathan Farenheit, mais le résultat?

—Le résultat est qu'on est certain de l'existence de montagnes très élevées sur Vénus; le relief géographique est considérable et, les mêmes forces en action sur la Terre s'étant également donné jeu sur ce monde, il s'ensuit qu'il existe des volcans, des chaînes de montagnes: mais quant à des mesures précises sur tout cela, on n'en a pas.

—Donc, les Continents célestes ont raison! s'écria triomphalement M. de Flammermont.

—Ai-je donc dit qu'ils eussent tort? répliqua le vieux savant d'un ton piqué.

Pour faire diversion Fricoulet demanda:

—J'ai entendu soutenir quelquefois cette théorie: que Vénus avait un satellite.

Gontran considéra son ami avec stupeur, le croyant devenu fou subitement; mais sa surprise fut bien plus grande encore, lorsqu'il entendit Ossipoff répondre en hochant la tête:

—Beaucoup d'astronomes ont cru voir, en effet, le satellite dont vous parlez; quant à moi, malgré les nombreuses brochures publiées à ce sujet, je persiste à considérer son existence comme problématique... vous me répondrez qu'il est difficile, d'un autre côté, d'admettre que des savants comme Cassini, Horrebow, Short et Montaigne aient mal vu ou aient pu prendre, pour argent comptant, une illusion d'optique.

—Alors comment expliquer?...


—Pour moi, il n'y a que deux explications possibles: ou bien, ils ont pris pour un satellite de Vénus une petite planète passant dans le même champ optique, ou bien ce satellite, très petit, n'est visible de la terre que dans des conditions tout à fait exceptionnelles.

—Il se peut encore, observa Gontran, que, depuis ces observations, ce satellite soit tombé sur la planète.

—Cette supposition n'a rien d'invraisemblable: aucune loi naturelle ne s'opposant à ce qu'un semblable phénomène puisse se produire.

Ils en étaient là de leur conversation, lorsque soudain Fricoulet, qui avait tiré son chronomètre, s'écria:

—Comment diable! se fait-il que nous ne descendions pas plus vite que cela... nous devrions être arrivés depuis longtemps.

—Et il semble que nous ne bougions pas, ajouta Farenheit.

—Pardon, répliqua Gontran, nous bougeons, au contraire; mais pas dans le sens perpendiculaire, dans le sens horizontal.

Il étendit son bras vers l'avant et déclara:

—Nous filons bon train de ce côté.

L'écran nuageux, qui s'était un moment entr'ouvert, venait de se refermer, et les voyageurs se trouvaient plongés de nouveau dans la masse épaisse de l'atmosphère.

Après avoir contrôlé l'affirmation du jeune comte et constaté, en effet, qu'emporté par un courant d'air formidable, l'appareil filait avec une vitesse prodigieuse, le vieux savant s'écria:

—Mais il ne faut pas nous laisser dévier... il nous faut descendre... descendre au plus vite... où que ce soit... mais descendre, sinon...

Il eut un geste tragique.

—Le parachute est trop léger, fit Jonathan Farenheit.

—Ou l'atmosphère trop dense, riposta l'ingénieur.

—Mais que faire? grommela l'Américain.

—Nous alourdir est impossible, murmura Ossipoff.

Ils se regardaient tous, anxieux, ne sachant quelle résolution prendre.

—Coupons les filins qui nous retiennent au parachute, dit tout à coup l'Américain, et laissons-nous tomber à la grâce de Dieu.

Fricoulet haussa les épaules.

—C'est de la folie, murmura-t-il.

—Il y a, dans la vie, des moments où les folies sont les seules choses que l'on puisse faire raisonnablement, grommela Farenheit.

—Mais cette folie vient de me suggérer une idée, dit à son tour M. de Flammermont.

Ossipoff lui prit les mains:

—Ah! mon cher ami, parlez... parlez vite.

—Je pense que si l'on diminuait la force de résistance du parachute nous tomberions plus rapidement...

—Facile à dire, grommela l'Américain humilié du peu de succès de sa proposition, mais à exécuter...

—Si l'on diminuait la surface du parachute, proposa le vieux savant.

—Génial! s'écria l'ingénieur.

Il fouilla dans la boîte à outils, y prit une pince en acier qu'il passa dans sa ceinture et cria:

—Laissez-moi faire, cela me regarde.

D'un bond, il avait sauté sur le bordage et empoignant à deux mains l'un des cordages de sélénium qui reliait la logette au parachute, il s'élevait à la force des bras.

Mais la pesanteur, presque nulle sur la Lune, avait repris son empire, et il semblait au jeune homme qu'il fût devenu lourd comme du plomb.

—Fricoulet! appela M. de Flammermont, Fricoulet!

Mais lui ne répondait pas et continuait à grimper, lentement, il est vrai, et, malgré son énergie, il crut plusieurs fois qu'il allait défaillir.

Enfin ses mains atteignirent les bords du plateau métallique et s'y cramponnèrent désespérément, mais, harassé par cette ascension de dix mètres le long de ce câble gros à peine comme le petit doigt, c'est en vain qu'il tentait de se soulever par ce jeu des muscles, qu'en terme de gymnastique, on nomme un rétablissement, il ne pouvait y parvenir.


Le découragement allait s'emparer de lui lorsque son pied, rencontrant une patte d'oie,—on nomme ainsi la suture de deux filins,—s'y arc-bouta et lui permit de se hisser enfin sur le parachute.

Le plus fort était fait, et après avoir soufflé quelques instants, le courageux ingénieur, s'aidant des genoux et des mains, se traîna sur la surface polie du parachute, arrachant, de distance en distance, avec sa pince, les écrous qui reliaient l'une à l'autre les plaques de sélénium.

—Descendez! descendez! cria soudain Ossipoff, nous tombons!

Fricoulet arracha encore quelques plaques qu'il lança dans l'espace, puis, tranquillement, il remit la pince à sa ceinture et, se laissant glisser le long d'un câble, rejoignit ses compagnons qui l'attendaient avec anxiété.

Ils tombaient, en effet, avec une vertigineuse rapidité, passant au travers des couches nuageuses comme une flèche.

Soudain, une épouvantable détonation retentit, semblable au bruit de dix coups de foudre éclatant simultanément; une lumière intense, aveuglante sembla embraser l'espace, jetant sur le parachute comme des lueurs d'incendie, en même temps que les vents, subitement déchaînés, s'emparaient de l'appareil et l'entraînaient, dans un épouvantable tourbillon, vers le sol.

—Un orage, cria à pleine voix Mickhaïl Ossipoff pour rassurer ses compagnons.

—La mer! la mer! cria à son tour Gontran qui, à demi-penché hors de la nacelle, cherchait à percer les nuages en feu.

Sous l'effort du vent, le voile qui cachait le sol venait de se déchirer, et à un kilomètre au-dessous de l'appareil, s'étendait, à perte de vue, une nappe d'eau élevant, avec un bruit horrible, des vagues monstrueuses couronnées d'aigrettes électriques.

Le parachute, tournoyant sur lui-même, tombait comme une pierre.


La parachute tombait comme une pierre.

—Des bateaux!... j'aperçois des bateaux! hurla Farenheit pour se faire entendre malgré les sifflements de la tempête.

—Nous en serons quittes pour prendre un bain sérieux, riposta Fricoulet, ces bateaux nous sauveront.

Ce furent les dernières paroles prononcées.

La nacelle venait de glisser dans le creux d'une vague; une montagne d'eau s'abattit sur elle, la chavirant, la roulant comme une simple épave.

Puis, entraînée par le poids du parachute qui, lui aussi, s'était abattu dans la mer, elle coula à pic, entraînant, dans les profondeurs mystérieuses de l'Océan vénusien, Ossipoff et ses hardis compagnons.




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