Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes
CHAPITRE XIII
LE BALLON DE SÉLÉNIUM
ès le premier jour de leur réconciliation, Mickhaïl Ossipoff et Fédor
Sharp avaient établi entre eux un roulement pour que, pas un instant,
les phénomènes célestes ne restassent sans être observés.
Donc le surlendemain de la scène que nous venons de rapporter, Sharp, juché sur la plate-forme de l'observatoire, faisait son quart astronomique lorsque, soudain, il poussa un grand cri.
Aussitôt, tous les membres de la petite colonie, abandonnant leurs occupations, se précipitèrent vers l'escalier et, en moins de quelques minutes, entourèrent l'ex-secrétaire perpétuel.
Celui-ci, les membres agités d'un tremblement nerveux, cramponné des deux mains à la lunette, conservait l'œil collé à l'objectif, sans se soucier aucunement des questions qu'on lui adressait.
Enfin, l'empoignant à bras le corps, Fricoulet l'arracha de l'instrument en grommelant:
—Ah çà! vous moquez-vous? qu'est-ce que signifie ce cri que vous venez de pousser et qui nous a fait accourir?
—On ne dérange pas les gens pour rien! gronda l'Américain.
Sharp qui se débattait, réussit à s'échapper des mains qui le retenaient:
—Le Soleil! le Soleil! balbutia-t-il.
Et il courut reprendre sa place à la lunette.
Ossipoff, saisi d'un pressentiment, sauta sur la jumelle marine que Farenheit portait constamment en sautoir et la braqua sur l'astre flamboyant.
—Grand Dieu! exclama-t-il.
Puis il se tut, tout entier à sa contemplation.
Ce que voyant, Fricoulet se jeta par les degrés et remonta, armé de l'une des lunettes de rechange trouvées dans l'obus de Fédor Sharp.
Quelques instants après, toute la colonie était installée sur la plate-forme, contemplant le Soleil, les uns à l'aide d'un télescope, les autres avec une jumelle, ceux-ci avec une longue-vue, et tous, muets, haletants, fixés dans une immobilité stupide, ils demeurèrent là.
C'est qu'en vérité, le spectacle qui s'offrait à eux était fantastique.
Il semblait que tout le nimbe occidental du Soleil eût éclaté soudain et que des flancs de l'astre un incendie formidable eût été projeté dans l'espace: c'étaient comme des tourbillons de flammes dans lesquels luisaient avec une intensité merveilleuse des fusées, longues de plusieurs milliers de kilomètres.
Peu à peu, cependant, l'éruption parut se calmer, les flammes diminuèrent d'éclat, et il ne resta bientôt plus, flottant à 24,000 kilomètres de la surface solaire, qu'une masse gazeuse légèrement irisée, haute d'environ 88,000 kilomètres sur une longueur de 160,000; cette masse paraissait tranquille, immobile même et elle était rattachée à la surface solaire par trois ou quatre colonnes verticales, brillant d'un éclat très vif et animées, au contraire, d'un grand mouvement.
Tout à coup, sans qu'aucune perturbation antérieure l'eût fait prévoir, il se produisit, venant de la masse solaire, une poussée formidable, titanesque; la nuée gazeuse se déchira, se disloqua, s'éparpilla dans l'espace en effilochures brillantes qui s'élevèrent, en moins de dix minutes, jusqu'à trois cent mille kilomètres de hauteur.
Au fur et à mesure qu'ils s'élevaient, ils diminuaient de dimension et d'éclat pour se fondre dans l'espace, comme des bulles de savon qui se crèvent, et bientôt il ne resta plus, pour rappeler le souvenir de ce merveilleux feu d'artifice, que quelques flocons nuageux, avec, près de la chromosphère, des flammes basses un peu plus brillantes.
Mais bientôt, de la surface solaire, sortit un nuage enflammé, de petites dimensions d'abord, mais qui s'accrut rapidement jusqu'à des proportions considérables; alors, des flancs de ce nuage jaillirent des gerbes de flammes qui commencèrent par rouler tumultueusement les unes sur les autres, comme si elles n'eussent point eu d'équilibre, puis, soudain, une dernière poussée solaire, plus violente, sans doute, que les précédentes, les fit s'élever à une hauteur de 80,000 kilomètres; une fois là, elles s'évanouirent.
Longtemps encore, les Terriens attendirent, espérant que cette admirable vision, allait apparaître de nouveau à leurs yeux éblouis.
Mais le disque solaire avait repris son aspect ordinaire et rien, dans la chromosphère, ne faisait présumer une nouvelle éruption; cependant, ils demeuraient muets, immobiles, sous le charme de ce magnifique spectacle.
Fricoulet, le premier, rompit le silence:
—Ma parole! s'écria-t-il d'une voix encore tremblante d'émotion, cela seul vaut le voyage.
—Enfoncées les Mille et une Nuits! dit à son tour Gontran en se frottant les yeux tout pleins de l'éblouissement de ce panorama féerique.
Farenheit, lui-même, ordinairement réfractaire aux choses célestes, paraissait en proie à une agitation dont il n'était pas coutumier.
—Enfin, exclama Séléna en menaçant du doigt l'Américain, enfin, sir Jonathan, je vous aurai vu donc une fois empoigné.
—Empoigné! moi! répliqua le Yankee en se redressant sous ce mot comme sous une injure; vous faites erreur, miss Séléna, je ne suis nullement empoigné..., je regrette seulement qu'on ne puisse organiser des trains de plaisir de New-York pour la banlieue du Soleil; on ferait un argent fou.
Fricoulet éclata de rire.
—On voit, dit-il, que vous n'avez pas de capitaux engagés dans les chutes du Niagara,... car les éruptions solaires leur feraient, je crois, une sérieuse concurrence.
Mickhaïl Ossipoff et Fédor Sharp, pendant ce temps, s'occupaient à mettre au net les notes algébriques prises succinctement au cours de leurs observations.
—Eh bien? dit tout à coup Ossipoff après avoir vérifié ses calculs une dernière fois.
—Eh bien? répéta interrogativement Fédor Sharp en cessant d'écrire, quels résultats avez-vous, mon cher collègue?
—Si je ne me trompe, mon cher collègue, répondit à son tour le père de Séléna, je trouve pour la première phase des phénomènes, c'est-à-dire pour cette sorte de nuée gazeuse qui s'étendait sur le nimbe solaire, 2'' de hauteur sur 3'15'' de longueur... est-ce bien cela?
—C'est bien cela, répondit l'autre d'un ton mielleux, furieux, au fond, de n'avoir pu prendre en défaut son confrère en science astronomique.
—Puis, continua Ossipoff, pour la seconde phase, j'ai cru constater que chacun des débris mesuraient 16'' de longueur sur 2 à 3'' de largeur...
Il s'arrêta, attendant une approbation de Sharp mais celui-ci demeura muet.
Alors le vieillard termina en ajoutant:
—Enfin, la plus grande hauteur à laquelle ont été, suivant moi, projetés les dits débris, est de 7'49''.
Sharp ferma son carnet de notes, en le faisant claquer bruyamment, pendant qu'Ossipoff fermait le sien sans bruit, avec un petit sourire railleur sur les lèvres.
—Messieurs, dit alors Farenheit en s'avançant vers eux, certes tous les calculs auxquels vous venez de vous livrer ont un indéniable intérêt, mais il serait, à mon avis, non moins intéressant de vous occuper des moyens à employer pour sauvegarder nos jours durant le périhélie du monde qui nous porte.
Et avant que l'un des deux savants eût pris la parole, M. de Flammermont ajouta d'un ton grave:
—Si mes calculs sont exacts, nous allons passer à 230,000 lieues seulement de l'astre central, c'est-à-dire à une distance 160 fois plus petite que celle qui le sépare de notre planète natale et notre situation sera la même que si nous avions à supporter, sur Terre, par une journée du mois d'août, la chaleur, non pas de 160 soleils, mais la chaleur de ce nombre de soleils élevé au carré, c'est-à-dire 25,600.
Farenheit poussa un grognement terrifié:
—Brrrr, vos calculs me font froid!
L'ingénieur ne put s'empêcher de sourire.
—Quoique rendant exactement votre impression, votre expression est légèrement impropre, sir Jonathan; car un globe de fer d'un volume égal à celui de la Terre et élevé à une semblable température, mettrait cinquante mille ans à se refroidir.
—By God! grommela l'Américain, en ce cas, il me faut renoncer à revoir jamais New-York.
—Pourquoi cela?
—Pour trois raisons; je ne suis point en fer, je n'ai pas le volume de la Terre et je n'ai pas cinquante mille ans à vivre.
Et il jetait sur les savants un regard désespéré.
—Hein! mon cher collègue, déclara d'un ton narquois Fédor Sharp, et votre théorie sur l'habitabilité universelle, que devient-elle dans le cas présent?... elle me semble légèrement compromise.
Ossipoff haussa les épaules.
—Si vous voulez avoir mon avis, cher collègue, répondit-il, le voici: étant donné la rapidité avec laquelle notre comète court sur son orbite, plus de 500 kilomètres par seconde, j'ai la persuasion qu'en dépit de la fournaise qu'elle va traverser, elle n'aura pas le temps de recevoir une chaleur bien profonde... sa surface peut-être aura à souffrir; mais en prenant quelques précautions...
—Hum! fit Sharp en hochant la tête d'un air de doute.
—Rappelez-vous, mon cher collègue, la comète de 1843, repartit le vieillard; ce n'est pas à une distance de 230,000 lieues, comme nous allons le faire, qu'elle a contourné le Soleil, mais bien à 31,000 lieues seulement. Or, comme nous l'a prouvé l'admirable phénomène auquel nous venons d'assister, les matériaux enflammés que l'astre central rejette de son sein sont lancés parfois à une hauteur qui atteint jusqu'à 80,000 lieues, il a donc fallu que cette comète traversât ce brasier qui, suivant les prévisions de la science, aurait dû la consumer, la volatiliser, l'anéantir... eh bien! elle est sortie de là absolument intacte et nullement dérangée dans son cours.
—Les comètes sont, sans doute, de la race des salamandres, murmura Gontran.
Le nez de Fédor Sharp s'était démesurément allongé.
Puis l'ex-secrétaire perpétuel leva les bras au ciel et déclara, d'un ton rogue, qu'il entendait dégager sa responsabilité de tout ce qui allait advenir.
—Il est bien bon, grommela Farenheit; ce n'est pas ma responsabilité seulement que je voudrais dégager, c'est moi-même.
—Soyez tranquille, sir Jonathan, fit Fricoulet qui avait entendu la réflexion de l'Américain, mon ami Gontran a trouvé un moyen excellent, je crois, pour nous mettre à l'abri des rayons solaires.
—Moi! voulut dire le jeune comte.
D'un coup de coude discrètement appliqué dans les côtes, l'ingénieur lui imposa silence.
—Nous allons transporter dans l'obus tout ce que contient la sphère, puis nous pousserons l'obus sur la surface de l'océan, dans lequel nous vous avons repêché, jusqu'à ce que la sonde nous donne une profondeur suffisante... ensuite, nous nous enfermerons dans le projectile que notre poids fera couler à pic et nous attendrons, ainsi submergés, que la comète, après avoir contourné le disque solaire, ait pris le chemin de son aphélie.
—C'est fort joli, s'écria Ossipoff, mais nos observations astronomiques?
—Ah! pour cela, dit plaisamment l'ingénieur, vous devrez remiser vos instruments pendant quelques jours.
Sharp se croisa les bras.
—Alors, bougonna-t-il, nous serons venus de si loin en pure perte! cela n'est pas possible.
—Écoutez donc, fit Gontran en lui mettant la main sur l'épaule, libre à vous de ne pas nous suivre et de vous faire volatiliser par le Soleil.
—Une belle mort, pleine de poésie et qui n'est pas ordinaire, ajouta Fricoulet en ricanant...
—C'est là un genre de suicide qui n'est pas à la portée de tout le monde, déclara froidement sir Jonathan.
—Malheureusement, ajouta l'ingénieur, nous ne pouvons vous laisser libre d'agir à votre guise... votre corps nous est utile.
—Utile! balbutia Sharp avec un étranglement dans la gorge!
Il croyait que ses compagnons, revenant sur leur parole, se proposaient de le faire périr.
—Oui, répéta Fricoulet, utile comme poids; à nous six, d'après les calculs de M. de Flammermont, nous formons le poids strictement nécessaire à l'immersion de l'obus... quelques kilogr. de moins et nous n'irions pas à la profondeur nécessaire; vous voyez donc bien que vous nous êtes indispensable.
—Et qui plus est, ajouta Séléna en souriant, vous n'avez pas le droit de maigrir.
Gontran poussa soudain une légère exclamation.
—Mais, pour sortir de là, comment ferons-nous? car, à un moment donné, il nous faudra bien remonter à la surface.
L'ingénieur eut de la main un geste lui recommandant de ne pas s'inquiéter.
—Souhaitons, dit-il, que nous ayons en effet, à remonter à la surface, cela prouvera que toute la masse liquide qui doit nous protéger contre l'ardeur solaire, aura rempli son devoir jusqu'au bout et ne se sera pas évaporée.
—Et la sphère? demanda Farenheit, n'est-il pas à craindre qu'elle ne se détériore, élevée à la température du fer rouge, il lui faudra peut-être plusieurs mois pour se refroidir, comment ferons-nous alors, pour nous en servir?
—Bast! répliqua Ossipoff, du moment que nous avons l'obus!
L'Américain allait répondre que l'obus ne pouvait pas remplacer la sphère pour l'usage auquel celle-ci était destinée, mais Fricoulet lui cloua la langue d'un coup d'œil impératif.
—Dans la situation où nous nous trouvons, dit-il d'un ton indifférent, sait-on jamais si l'on n'aura pas besoin d'aucun des objets que nous avons sous la main?... nous emporterons la sphère et nous l'immergerons en même temps que nous!
Le jour même, les Terriens s'occupèrent des moyens à employer pour transporter, au bord de la nappe liquide sous laquelle ils voulaient s'enfoncer, tout ce qu'il leur importait de conserver.
En quarante-huit heures, ils eurent construit, avec des branchages, une sorte de claie sous laquelle, en guise de roues, ils adaptèrent, à l'avant et à l'arrière, deux troncs d'arbre à peine équarris.
Des crampons de fer, fixés à la claie, se recourbaient en forme de crochet pour pénétrer dans les deux extrémités de ces troncs d'arbre et former ainsi une sorte d'essieu autour duquel tournaient ces masses de bois.
La sphère, et tout ce qu'elle contenait, fut chargée sur ce chariot primitif, et les cinq hommes s'attelèrent aux cordages de sélénium transformés en traits pour la circonstance.
Séléna, à laquelle on proposa de monter sur la voiture improvisée, s'y refusa énergiquement, ne voulant pas augmenter encore la fatigue de ses amis, étant déjà assez désolée de ne pouvoir leur donner une aide quelconque.
Il fallut trois jours pleins ou plutôt trois nuits,—puisqu'on se reposait pendant que le Soleil dardait, sur la comète, ses traits de feu,—pour atteindre le but du voyage. Mais, une fois là, les choses marchèrent rapidement: en quelques heures, le transbordement du mobilier de la sphère dans l'obus fut terminé, et l'obus lui-même, traînant à sa remorque la sphère de sélénium, fut mis à l'eau et poussé au large.
Ce ne fut guère qu'à deux lieues environ du rivage que la sonde indiqua une profondeur de vingt mètres, profondeur estimée nécessaire pour mettre les Terriens à l'abri du rayonnement de la fournaise solaire.
Séléna avait navigué sur la plate-forme.
Grâce à l'ingéniosité de Fricoulet, l'embarquement se fit le plus commodément du monde.
L'ingénieur avait eu l'idée de dévisser le hublot pratiqué à la partie supérieure de l'obus et qui servait à éclairer l'espèce d'observatoire établi dans l'ogive du véhicule.
Séléna qui, ne sachant pas nager, avait navigué assise sur la plate-forme de la sphère, n'eut d'autre peine que de passer, au moyen d'une planche jetée comme un pont volant, de la plate-forme au hublot.
Après elle, les Terriens montèrent successivement, par une échelle de corde, jusqu'à l'ouverture par laquelle ils disparaissaient dans les flancs de l'engin.
Quand il ne resta plus que Fricoulet, le bord du hublot affleurait à la surface de la nappe liquide, si bien qu'il suffit à l'ingénieur de piquer une tête dans l'intérieur de l'obus où il tomba entre les bras de Gontran et de Farenheit, pendant qu'Ossipoff et Sharp, prêts à la manœuvre, revissaient le hublot.
Tout cela fut fait si rapidement que c'est à peine si l'on emmagasina une vingtaine de litres.
—Ouf! s'écria Fricoulet en enlevant son respirol après avoir tourné le robinet à air, les choses ont marché comme sur des roulettes.
—Crois-tu que nous enfonçons? demanda Gontran.
—Pour qu'il n'en fût pas ainsi, il faudrait que tes calculs fussent faux, répliqua l'ingénieur, et heureusement, ils sont exacts, comme tu peux t'en convaincre.
Par les hublots, en effet, il était facile de constater que l'on s'enfonçait et même que la descente s'opérait rapidement.
Quelques minutes ne s'étaient pas écoulées qu'un léger choc se produisit.
—Nous voici arrivés, déclara Ossipoff.
—Singulière station de bains de mer, ne put s'empêcher de dire Gontran; durant les fortes chaleurs, nos compatriotes s'en vont planter leur tente sur un rivage quelconque, à Trouville, à Dieppe, etc... nous autres, plus raffinés, la brise marine ne nous suffit pas... c'est au fond de l'eau que nous allons chercher la fraîcheur.
Cette boutade ne trouva pas d'écho.
Ossipoff et Fédor Sharp étaient plongés dans une de ces interminables discussions scientifiques qui s'élevait entre eux, au moindre mot, à la moindre allusion.
Farenheit, épuisé par les nombreuses fatigues des jours précédents, somnolait sur le divan en attendant le repas que Séléna s'occupait à préparer.
Quant à Fricoulet, assis dans un coin, il alignait des chiffres.
M. de Flammermont étouffa un bâillement sonore et, n'ayant même pas la ressource d'échanger ses idées avec ses compagnons, il se résigna à suivre l'exemple de l'Américain, c'est-à-dire à s'endormir.
Il fut réveillé par un bruit de voix irritées:
—Je vous dis que si...
—Je vous dis que non...
—Ce que vous prétendez est absurde.
—Ce que vous soutenez n'a pas le sens commun.
—Voyez mes calculs...
—Voyez les miens...
Gontran ouvrit les yeux et aperçut, à deux pas de lui, nez à nez, les yeux étincelants et la face congestionnée, Ossipoff et Sharp qui brandissaient, d'un geste menaçant, leur carnet de notes.
Le jeune homme se leva, et courant à eux:
—Monsieur Sharp, je vous en conjure... mon cher monsieur Ossipoff, je vous en supplie... par respect pour vous-même... votre dispute de savants...
Peu à peu, il les éloignait l'un de l'autre; puis, quand ils furent hors de portée et que son intervention parut les avoir un peu calmés:
—Voyons, dit-il, quel est l'objet de votre discussion?
—La marche de la comète qui nous emporte.
Fricoulet releva la tête.
—Voilà, dit-il, une discussion dont l'objet me paraît bien prématuré... car, si la chaleur solaire venait à volatiliser ladite comète...
Ossipoff secoua la tête, en signe d'énergique dénégation.
—Les faits que j'ai signalés tout à l'heure prouvent surabondamment qu'il faut repousser cette éventualité.
—Fort bien, bougonna l'ingénieur qui reprit ses calculs.
—Donc, poursuivit Ossipoff, mon excellent collègue, M. Sharp, prétend que l'orbite de la comète va couper l'orbe terrestre à une distance d'environ deux millions de lieues de notre planète natale.
Fricoulet tressaillit et, quittant sa place, vint se mettre à côté de Gontran.
—Et vous, demanda-t-il, que présumez-vous donc, monsieur Ossipoff?
—Que l'influence du Soleil sur le noyau cométaire se manifestera par une déviation de l'orbite vers l'Occident, déviation que j'estime environ à six millions de lieues.
Les deux jeunes gens poussèrent une exclamation étouffée, en même temps que derrière eux un juron furieux éclatait.
—By God! hurla Farenheit, ce n'est pas encore pour cette fois?
Le vieux savant regarda l'Américain d'un air étonné.
—De quoi s'agit-il donc? demanda-t-il.
Puis, comme si l'attitude embarrassée et déconfite de Gontran et de Fricoulet lui eût soudain ouvert l'esprit:
—Eh! s'exclama-t-il, j'y suis... votre longue conversation de l'autre soir... la sphère de sélénium que vous avez tenu à conserver, en dépit de son inutilité... parbleu! c'est cela même; vous aviez formé le projet de gagner la terre en ballon, lorsque la comète vous mettrait à proximité...
—Mais nous voulions vous emmener avec nous, monsieur Ossipoff, déclara le jeune comte.
—Je n'en doute pas, mon ami, riposta en souriant le vieillard, et je vous sais gré de vos bonnes intentions qui, heureusement, se trouvent inutiles.
—Heureusement... murmura M. de Flammermont... à votre point de vue peut-être... mais au mien et à celui de Séléna, c'est tout différent.
—Bast! répliqua Ossipoff avec indulgence, vous n'en serez que plus heureux plus tard... sans compter que vous ne m'avez pas laissé achever; car si la perturbation apportée dans la marche de la comète par le Soleil nous éloigne de la Terre, par contre, elle nous rapproche de Mars à moins de vingt mille kilomètres.
—Voilà précisément ce que je conteste, s'écria Fédor Sharp; il est mathématiquement impossible que la distance soit aussi minime... autrement, il faudrait que nous passions entre Mars et ses satellites.
—Pardon, répliqua Ossipoff, ce n'est pas de la planète Mars elle-même que je voulais parler, mais de son système.
L'expression furieuse du visage de Sharp disparut aussitôt.
—En ce cas, dit-il d'une voix radoucie, vous avez raison... du moment que c'est du système de Mars que vous parlez, mes calculs sont d'accord avec les vôtres.
Et, avançant la main, il serra celle que lui tendait Ossipoff.
Celui-ci ajouta:
—Heureuse inspiration que vous avez eue, mon cher Gontran, de conserver la sphère en l'immergeant avec nous; car, elle nous mettra à même de quitter la comète et d'aborder, sinon sur Mars même, du moins sur un de ses satellites.
—Je me proposais, répliqua le jeune homme, de la remplir de gaz hydrogène.
—Excellente idée; grâce à l'enveloppe métallique du ballon, il nous sera possible de conserver indéfiniment notre gaz.
—Mais, cher père, dit alors Séléna, qui écoutait depuis quelques instants, le sélénium n'est-il pas trop lourd pour le rôle que vous voulez lui faire jouer?
Ce fut Fricoulet qui, prévenant le vieillard, répondit:
—Vous n'avez aucune crainte à concevoir, mademoiselle; la densité du métal ne prouve rien, puisque nous sommes sur un monde où la pesanteur est de moitié moins intense qu'à la surface de la Terre; en outre, Gontran m'a raconté que l'on avait fait en France, il y a de cela quelques années, un ballon tout en cuivre.
—Ce n'est pas possible! s'écria la jeune fille.
—Je vous demande pardon, mademoiselle; et même l'aéronaute qui a fait cette expérience à Paris,—en 1845, je crois,—n'était pas le premier venu.
—C'est Dupuis-Delcourt, n'est-ce pas? demanda Ossipoff.
—Vos souvenirs sont exacts, cher monsieur, et c'est ce précédent qui avait donné à Gontran l'idée d'utiliser notre sphère de sélénium, pour nous rapatrier. Malheureusement, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, la comète ne nous porte nullement du côté de la Terre, mais bien du côté de Mars ou plutôt de son premier satellite, Deimos.
—Va donc pour Deimos, dit M. de Flammermont.
Et le jeune homme ajouta in petto:
—Ces Martiens, que l'on suppose arrivés au point culminant de la civilisation, connaissent peut-être l'institution du mariage... alors, oh! Séléna!...
Et, rendu tout joyeux par la perspective d'un prompt dénouement à sa situation de sempiternel fiancé, le jeune homme courut à la jeune fille et lui baisa les mains avec transport.
Au bout de quinze jours de cette réclusion subaquatique, Ossipoff et Fédor Sharp étant tombés d'accord—ce qui ne demanda pas moins de quarante-huit heures de discussion acharnée et aigre-douce—pour déclarer que la comète courait sur le chemin de son aphélie, les Terriens décidèrent de sortir de leur coquille.
Mais cette décision était plus facile à prendre qu'à mettre à exécution; car, pour sortir du véhicule, il fallait que celui-ci fût remonté à la surface, et, pour ce faire, il fallait nécessairement que son poids fût allégé.
—Si vous le voulez bien, dit Farenheit à ses compagnons, c'est moi qui vais délester l'obus... je suis bon nageur, et une cinquantaine de brasses par dessus la tête ne m'inquiètent aucunement... j'arriverai là-haut presqu'en même temps que vous.
Cette proposition fut acceptée; ainsi que l'on avait fait, lorsqu'il s'était agi de couler à pic, grâce à l'introduction de Fricoulet dans le projectile, Ossipoff et Sharp saisirent le hublot, prêts à le dévisser au signal convenu.
Quant à Farenheit, la tête enveloppée de son respirol, il se plaça juste au-dessous du hublot, les jarrets ployés pour les détendre lorsque le hublot découvrirait l'ouverture nécessaire à son passage.
Enfin, Gontran donna le signal, et le hublot, à peine ouvert, l'Américain, lancé par une contraction violente des muscles, fila comme une flèche.
Puis l'ouverture fut bouchée hermétiquement.
—Hein! s'écria Fricoulet triomphalement, pas une goutte d'eau! je pense que voilà une belle manœuvre.
Ossipoff et Sharp se regardaient étonnés.
—Trop belle, à mon avis, murmura le premier des deux savants.
—Trop belle, également au mien, dit à son tour le second; il y a là-dessous quelque mystère.
—D'autant plus, s'écria Séléna, que nous ne bougeons pas du tout, c'est à croire que sir Jonathan ne pesait pas plus qu'un bonhomme de baudruche.
—C'est ma foi vrai! s'exclama Gontran en se précipitant à l'un des hublots percés latéralement dans la cloison du véhicule.
À peine y fut-il, qu'il poussa cette exclamation stupéfaite:
—Plus d'eau!
—Plus d'eau! répétèrent comme autant d'échos les voix des Terriens en apercevant autour de l'obus, aussi loin que pouvait s'étendre la vue, comme un océan de poussière noire qui miroitait à la douce clarté de Vénus.
Puis, du même mouvement, tous firent volte-face et se considérèrent d'un air ahuri.
—Ah çà! qu'est-ce que cela veut dire? demandèrent ensemble Fédor Sharp et Gontran de Flammermont.
—Tout simplement ceci, répliqua Fricoulet, c'est que, suivant nos prévisions, la chaleur solaire, à la distance périhélie, a été telle que la masse liquide, au-dessous de laquelle nous nous étions immergés, s'est volatilisée et que nous reposons actuellement sur le fond même de la mer cométaire dont l'évaporation nous a empêchés d'être rôtis.
—Cette explication me paraît être la seule plausible, dit Ossipoff.
—En tout cas, ajouta Séléna, il est certain que nous pouvons sortir d'ici à pied sec.
Tout à coup, Fricoulet s'écria:
—Et ce pauvre Farenheit que nous oublions... qu'est-il devenu?
En un clin d'œil, les Terriens eurent endossé leurs respirols et ouvrant le trou d'homme, s'élancèrent au dehors.
Gontran, qui marchait en tête, pensa trébucher contre le corps de Farenheit étendu sur le sol, sans mouvement.
Avec l'aide de Fricoulet, il le souleva et le transporta dans l'intérieur de l'obus; là, on lui enleva son casque et on constata au front une profonde entaille par laquelle le sang coulait abondamment.
—Ce n'est rien, déclara l'ingénieur en appliquant sur la blessure une bande de toile imprégnée d'arnica... dans quelques instants, il va certainement revenir à lui.
—Mais comment cela a-t-il pu lui arriver? interrogea Séléna.
—De la manière la plus simple du monde; il s'est élancé, par le hublot, de toute la force de ses jarrets; mais au lieu de rencontrer la masse liquide qui devait le soutenir jusqu'à la surface, il n'a rencontré que le vide et il aura piqué une tête sur le fond même de l'océan cométaire.
—C'est cela même, mon cher Fricoulet, balbutia d'une voix un peu affaiblie, le blessé qui ouvrait les yeux en ce moment.
Puis se frottant les yeux, il ajouta d'un ton plus énergique:
—By God! quel choc!... j'en ai vu, comme vous dites en France, trente-six mille chandelles.
—Allons! fit Gontran en lui tendant un verre de porto, voilà qui va vous remettre tout à fait.
D'un trait, l'Américain lampa le contenu du verre; ensuite sautant sur ses pieds:
—Maintenant, à l'ouvrage! déclara-t-il.
Chacun remit son respirol et l'on commença immédiatement les préparatifs du départ.
On s'en fut chercher, là où on l'avait laissé avant l'immersion, le grossier chariot sur lequel on avait amené la sphère de la colline mercurienne et on le roula jusqu'au point où avait été immergé l'obus de Sharp.
Ensuite, l'obus et la sphère furent chargés sur le chariot, et lentement, péniblement, les Terriens reprirent le chemin de leur premier campement.
Mais à chaque pas, c'étaient des surprises nouvelles, causées par la transformation totale du paysage: là, où quinze jours auparavant ils avaient traversé une plaine, il leur fallait maintenant gravir une colline; à leur gauche où s'élevait, auparavant, une chaîne de montagnes aux pics étincelants, le sol semblait avoir été nivelé comme par la hache d'un géant; à droite, au contraire, où le sol, déprimé, se creusait en entonnoir, se dressait à présent un pic monstrueux; ici, ils avaient dû traverser une sorte de marais fangeux qui, maintenant, complètement desséché, était transformé en une profonde fondrière pleine d'un poussier noirâtre et aveuglant; là, au contraire, où ils avaient précédemment marché à pied sec, avait jailli une source, coulant à pleins bords dans un lit tout nouvellement creusé.
—Pourvu, pensa Fricoulet, que notre colline ne se soit pas, elle aussi, transformée, volatilisée, évaporée... voilà qui pourrait compliquer singulièrement les choses.
Heureusement cette crainte était vaine et lorsqu'ils arrivèrent, après dix jours d'efforts insensés, en vue de leur ancien campement, ils retrouvèrent tout dans l'état où ils l'avaient laissé; le lit du ruisseau, cependant, était à sec et quant aux arbres de la forêt, desséchés, calcinés, ils dressaient dans l'espace leurs rameaux noircis et dépouillés.
—Parbleu! s'écria Gontran en enlevant enfin son respirol, voilà encore une farce de son excellence le Soleil... c'est du charbon de bois sur pied que voilà.
Dès le lendemain, on se mit à l'ouvrage à l'effet de préparer la sphère de sélénium au nouveau rôle auquel on la destinait.
Pendant que Gontran et Fédor Sharp transformaient le plancher de l'ancienne logette en soupape destinée à être adaptée à la partie supérieure du ballon métallique, Ossipoff fabriquait, avec une sorte de plante qui croissait sur la colline mercurienne, une nacelle, assez vaste pour les contenir tous et cependant d'une légèreté surprenante.
De son côté, Fricoulet ne demeurait pas inactif; avec l'aide de Farenheit, il construisit un tonneau gigantesque, espèce de foudre d'une contenance de 2,000 litres, lequel fut cerclé au moyen de la plante qui servait à la fabrication de la nacelle; il fut rempli de minerai de fer métallique dont l'ingénieur avait trouvé un gisement non loin de la colline sur laquelle les Terriens étaient réfugiés; deux autres tonneaux, de dimension moindre, furent également fabriqués et réunis au premier par des allonges de toile enduites de gutta-percha; ils devaient servir de laveurs du gaz.
Cela fait, il fallut s'occuper de la fabrication de l'acide sulfurique nécessaire à la décomposition du fer.
Tandis que Gontran et Sharp ayant fini leur tâche transformaient en citerne étanche une excavation propice, Fricoulet, à l'aide d'un insolateur Pifre retrouvé dans l'obus, distillait le liquide étrange existant à la surface de la comète; en peu de temps, la citerne fut remplie d'eau en quantité suffisante pour que l'on pût s'occuper de la fabrication du gaz.
Non loin de là, Fricoulet, toujours fureteur, avait découvert un gisement de schistes pyriteux; il fit griller ces pépites au contact de l'air, ce qui lui donna une certaine quantité de sulfate de fer cristallisé qu'il introduisit dans des cornues de terre placées sur un feu vif et mises en relation avec des ballons de verre...
Sous l'influence de la chaleur, le sulfate de fer se décomposa, l'acide sulfurique se condensa dans les ballons et il ne demeura plus, dans les cornues, que du colcothar ou rouge d'Angleterre, résidu de la fabrication.
Un immense baquet de bois, construit de la même façon que le tonneau, fut rempli de cet acide et mélangé de deux fois son poids d'eau distillée. Après quoi, pour obtenir l'hydrogène, il suffit de mettre ce mélange en contact avec le minerai de fer du tonneau.
Tout ces préparatifs avaient demandé près de deux mois, deux mois de travail acharné pendant lesquels, la patience et l'habileté des Terriens, plus que leurs forces, furent mises à une rude épreuve, deux mois, pendant lesquels les études astronomiques furent laissées de côté au point qu'une araignée aurait pu tisser sa toile sur l'objectif de la lunette...
Aussi l'étonnement de Gontran fut-il grand, lorsqu'un soir, braquant l'instrument sur l'espace, il aperçut sa planète natale avec ses continents bizarrement découpés, les taches sombres de ses océans, l'apparence blanchâtre de ses neiges polaires et ses volutes de nuages s'allongeant dans l'atmosphère. Il poussa un profond soupir.
—Qu'as-tu donc? lui demanda Fricoulet qui s'était approché de lui.
Alors, étendant d'un geste tragique sa main dans la direction de la Terre, M. de Flammermont répondit:
—Hélas! n'est-ce point là que se trouve cet officier municipal devant lequel j'aspire à comparaître en compagnie de ma chère Séléna?
L'ingénieur se prit à ricaner.
—Eh! eh! ne trouves-tu pas que l'atmosphère qui entoure la Terre affecte les teintes tricolores de l'écharpe dudit officier municipal!... c'est le supplice de Tantale.
Grandeur comparée du Soleil vu de Mercure et vu de la Terre.[7]
Et il ajouta:
—Nous avions déjà «Mignon aspirant au ciel» voici maintenant «Gontran aspirant au maire».
Sans doute, l'ingénieur aurait-il continué longtemps de la sorte, s'il n'avait été interrompu par la voix d'Ossipoff.
—Monsieur Fricoulet, dit le vieillard, dans quarante-huit heures, il faudra nous préparer au départ, combien croyez-vous qu'il faille de temps pour l'emmagasinage du gaz dans la sphère?
—Quarante-huit heures, précisément, monsieur Ossipoff, répondit le jeune homme, après avoir réfléchi quelques instants.
—Il faudrait alors vous y mettre de suite,... car je vous le répète, le moment approche où il nous faudra partir d'ici.
Deux jours après, la sphère, remplie d'hydrogène à l'aide d'une pompe à double effet, aspirant l'air atmosphérique et le remplaçant ensuite par le gaz, se balançait, au sommet de la colline, contenue dans une sorte de résille à larges mailles formée des filins de sélénium qui rattachaient primitivement la logette au parachute; à l'extrémité de cette résille, la nacelle était fixée, pleine de pierres, pour empêcher l'appareil de s'envoler dans l'espace.
Pendant que ses compagnons s'occupaient à emménager dans l'esquif aérien tout ce qui leur fallait emporter, Ossipoff, l'œil rivé à sa lunette, sondait l'immensité céleste.
Tout à coup, un clappement de langue impatiente lui échappa, qui attira l'attention de Fricoulet.
—Qu'y a-t-il? demanda l'ingénieur.
—Il y a que Deimos n'est pas là...
—Fichtre, son papa, le professeur Hall, se serait-il donc trompé en croyant le découvrir?... après tout, il se peut parfaitement que Mars n'ait point de satellite.
Le vieillard secoua la tête, puis, en fronçant le sourcil:
—Hall a bien vu, répondit-il, et maintenant j'ai la clé du mystère,... le satellite que nous cherchons est, en ce moment, à l'autre extrémité de son orbite, caché par Mars et éloigné de nous, de plus de 40,000 kilomètres!
—Mais alors, que faire? demanda Gontran.
Ossipoff demeura pensif.
—Il y aurait bien un moyen, dit-il enfin, ce serait de changer notre plan, et au lieu de viser Deimos, de tenter d'aborder Phobos, dont quelques milliers de kilomètres, à peine, nous sépareront dans six heures,... qu'en pensez-vous, monsieur de Flammermont?
Dans les circonstances graves, le vieillard renonçait aux appellations familières qu'il avait coutume d'employer vis-à-vis de son futur gendre.
—Mais, mon cher monsieur, répondit le jeune comte, je ne puis qu'approuver cette idée.
—D'autant plus, ajouta Fricoulet, que Phobos n'étant distant de Mars que de 6,000 kilomètres, il nous sera plus facile d'enjamber du satellite sur la planète.
Sans doute, le vieux savant allait-il se lancer dans quelques explications complémentaires, mais le bruit d'une discussion éclatant tout à coup, entre Sharp et Farenheit, détourna son attention et celle des deux jeunes gens.
Il s'agissait d'un volumineux paquet, enveloppé soigneusement dans de la toile, que l'Américain venait d'introduire dans la nacelle et que Sharp voulait rejeter au-dehors, attendu, disait-il, qu'il ne se trouvait pas sur la liste des objets à emporter.
—By God! grommelait Farenheit, n'ai-je pas, tout comme les autres, travaillé à la construction de ce ballon, et n'ai-je pas le droit?...
—Non, interrompit l'ex-secrétaire perpétuel, vous n'avez pas le droit de compromettre le succès de l'expédition par une surcharge inutile.
Le visage de Farenheit devint apoplectique.
—Inutile, répliqua-t-il en grinçant des dents; certes, oui, elle serait inutile, cette surcharge, si vous ne m'aviez pas volé, dépouillé, ruiné, ainsi que vous l'avez fait.
Sharp s'avança vers lui, les poings levés.
L'Américain se mit en défense.
Ossipoff intervint en ce moment.
—Voyons, dit-il, que se passe-t-il?
—Il se passe, rugit Farenheit, que cette canaille, dont les funestes conseils ont dilapidé ma fortune, veut m'empêcher de la reconstituer.
—Comment cela?
—Eh! oui, je viens de mettre dans la nacelle un fragment de carbone cristallisé qui, si j'ai la chance de revoir jamais New-York, me dédommagera un peu des pertes et des fatigues que j'aurai subies; n'est-ce pas équitable?
—Assurément si, mon cher sir Jonathan, répliqua le vieillard, et je ne pense pas que quelques livres de plus ou de moins...
Fricoulet, qui venait de jeter un coup d'œil sur le bagage de Farenheit, répliqua:
—Mais cela pèse au moins soixante kilos, dit-il.
—En ce cas, reprit Ossipoff, Fédor Sharp à raison; nous ne pouvons emporter un poids supplémentaire aussi considérable.
Chose bizarre, l'Américain parut tout à coup se calmer et il murmura:
—Cependant, vos calculs peuvent ne pas être justes... si, par hasard, la force ascensionnelle de la sphère était plus grande que vous ne vous l'imaginez.
—Tenez, sir Jonathan, dit l'ingénieur, il y a un moyen de tout concilier; laissez provisoirement votre rocaille dans la nacelle, avant le départ nous expérimenterons la force du ballon, si elle est insuffisante, vous sacrifierez vos 60 kilogs... cela vous convient-t-il?
Un sourire singulier plissa les lèvres de l'Américain:
—Cela me convient, grommela-t-il...
Et comme si de rien n'était, il continua le transbordement des bagages.
Bientôt l'emménagement étant fini, il fallut songer à l'embarquement.
Séléna et Gontran s'installèrent les premiers; puis Ossipoff et Fricoulet les rejoignirent; après quoi, Farenheit prit, lui aussi, place dans la nacelle.
Fédor Sharp avait voulu rester le dernier, afin de vérifier lui-même la force du ballon; son inimitié contre l'Américain était telle qu'il éprouvait à l'avance une grande joie à la pensée de lui faire jeter par dessus bord son quartier de diamant, comme un vulgaire sac de lest.
La sphère de sélénium n'était plus rattachée au sol cométaire que par un câble tissé avec la même plante dont avaient été cerclés les tonneaux, et elle se balançait légèrement, semblant, par de petites secousses, témoigner de son désir de prendre sa liberté.
—Vous voyez! vous voyez! s'écria Farenheit triomphant, j'avais raison!... ma surcharge n'empêchera pas le ballon de s'élever.
—Et moi, répliqua narquoisement Fédor Sharp, croyez-vous donc que je pèse une plume?
Ce disant, il s'accrochait au rebord de la nacelle dont le fond vint, aussitôt, heurter rudement le sol.
—Allons, ricana-t-il en abandonnant la nacelle pour saisir le câble à deux mains, il faut sacrifier votre petit milliard—à moins, cependant, que vous ne préfériez lui donner votre place et demeurer ici.
—Il y avait encore ceci à quoi tu n'avais pas pensé! rugit l'Américain.
Et, avant qu'on n'eût le temps de s'y opposer, il avait ouvert son couteau et tranché, d'un seul coup, le câble qui retenait captive la sphère de sélénium.
Le ballon s'éleva rapidement dans les airs, pendant que Fédor Sharp, perdant l'équilibre, roulait comme une balle, jusqu'au bas de la colline mercurienne.
Un cri d'horreur s'était échappé de la poitrine des voyageurs; même Ossipoff se jeta sur Farenheit, les bras levés dans une attitude menaçante.
—Malheureux! exclama-t-il.
L'Américain, les bras croisés et la lèvre souriante, le toisa d'un regard railleur:
—Voilà, dit-il, ce qui s'appelle faire d'une pierre deux coups: je répare la brèche faite à ma fortune et je satisfais ma vengeance.
—Mais, misérable! hurla le vieillard, j'avais engagé ma parole que le passé était oublié.
—Preuve que vous avez une mémoire d'humeur fort commode... au surplus, vous n'y avez pas manqué, à votre parole; au besoin, je suis prêt à attester, par écrit, que moi seul ai médité et accompli cet exécrable forfait.
Mickhaïl Ossipoff, penché sur le rebord de la nacelle, sondait l'espace au-dessous de lui, cherchant, dans l'infini étincelant, le noyau cométaire, maintenant à peine perceptible.
Fricoulet regarda Gontran et un sourire sceptique plissa ses lèvres:
—Le pauvre diable! dit-il, et nous qui nous étions engagés à lui conserver la vie sauve.
—Preuve que nous nous étions engagés à la légère, répondit le jeune comte, puisque la Providence n'a pas voulu ratifier notre engagement.
En moins d'une demi-heure, on avait franchi près de cent kilomètres; perdue dans l'irradiation solaire, la comète était invisible à l'œil nu, l'air raréfié de plus en plus avait contraint les voyageurs à revêtir leur respirol et l'intensité de la pesanteur allait diminuant rapidement.
Lorsque l'horaire d'Ossipoff marqua minuit, on avait franchi environ quatre mille kilomètres et la pesanteur était à peu près nulle, si bien que les Terriens durent s'attacher à la nacelle pour éviter d'être précipités par dessus bord, à leur moindre mouvement.
Soudain, l'appareil sembla pirouetter sur lui-même et, subitement, l'aspect du ciel changea.
—Nous venons de pénétrer dans la zone d'attraction martienne! cria Ossipoff à Gontran par l'intermédiaire de son parleur.
—Et c'est Phobos, sans doute, que nous apercevons-là, au-dessous de nous, répliqua, par le même moyen, M. de Flammermont en désignant, à quelques centaines de kilomètres dans l'espace, une petite boule qui paraissait enveloppée d'un rayonnement rougeâtre.
Le vieux savant fit de la tête un signe affirmatif et, se suspendant au filin métallique qui commandait la soupape, il ouvrit celle-ci toute grande, permettant ainsi à une certaine quantité de gaz de s'échapper.
Aussitôt, le ballon alourdi commença à descendre et, avec une rapidité vertigineuse, l'astre qu'il s'agissait d'atteindre grandit aux yeux émerveillés des Terriens; il semblait qu'ils fussent eux-mêmes immobiles dans l'espace et que Phobos se précipitât à leur rencontre.
—Combien de temps pensez-vous que va durer cette descente? demanda M. de Flammermont.
Ossipoff jeta un coup d'œil rapide à ses instruments.
—Une heure environ, répliqua-t-il.
Quelque temps encore, il laissa la soupape entr'ouverte; puis la fermant, il fit passer par dessus bord le câble métallique auquel avait été fixée, en guise d'ancre, une barre de sélénium contournée en forme d'hameçon.
Tout à coup, la nacelle reçut un choc: elle venait de toucher le sol; puis, se relevant, le ballon alla retomber à quelques centaines de mètres plus loin, pour s'élever de nouveau et retomber une fois encore; après quoi, il se mit à glisser sur le flanc, traînant à sa suite la nacelle, après laquelle les voyageurs, rudement secoués, se cramponnaient de toutes leurs forces.
Enfin, un arrêt brusque et net eut lieu; l'ancre, sans doute, venait de mordre et immobilisait la sphère qui, retenue par son câble, se balançait à quelques mètres du sol.
Penchés sur le bordage, les Terriens examinaient, avec une curiosité anxieuse, la configuration étrange du monde nouveau sur lequel ils venaient d'aborder.
Par une singulière illusion d'optique, il leur semblait que le sol fût couvert d'une sorte de résille, aux mailles régulières, assez étroites et qui s'étendaient à perte de vue.
—Oh! oh! dit aussitôt Ossipoff à Gontran, nous n'allons pas tarder à être renseignés sur un des points les plus intéressants de l'astronomie.
Et, aux regards interrogateurs du jeune homme, il répondit:
—Ce sont des canaux de Mars que je veux parler... peut-être ce que nous apercevons là, à nos pieds, va-t-il nous servir d'indice pour résoudre, dès à présent, ce curieux problème.
Cependant Fricoulet, aidé de Farenheit, avait lancé au dehors de la nacelle l'échelle de corde qui devait servir aux voyageurs à abandonner leur véhicule.
L'Américain descendit le premier; puis ce fut le tour de Séléna; après quoi, Ossipoff et Gontran enjambèrent eux aussi le bordage pour rejoindre leurs compagnons.
Fricoulet s'apprêtait à les suivre, lorsque tout à coup, la sphère que le vieux savant n'avait qu'incomplètement débarrassée d'hydrogène et qui brusquement venait d'être allégée de la partie la plus considérable de son poids, exerça sur son câble une si formidable tension que, l'ancre se rompant, elle reprit sa liberté.
Avant que les Terriens eussent eu le temps de se reconnaître, le ballon métallique n'était déjà plus qu'un point dans l'espace.
—Fricoulet! Fricoulet! s'écria M. de Flammermont en agitant désespérément ses bras dans la direction où venait de disparaître son ami.
Mais la voix du jeune homme ne dépassa pas l'enveloppe de son respirol.
—Ne craignez rien, dit Ossipoff en lui mettant la main sur l'épaule, ce jeune homme, s'il n'est pas très savant, est très courageux; en outre, il connaît mieux les ballons que l'astronomie... j'ai idée qu'il s'en tirera.
Ensuite, attirant par un geste l'attention de Gontran sur le sol, il lui demanda:
—Que pensez-vous de ceci?
Il lui montrait un véritable filet métallique sur lequel ils avaient pris pied et dans l'une des mailles duquel le crochet du ballon avait mordu.
Que recouvrait ce filet? il était impossible de s'en faire une idée, en raison de l'obscurité relative qui régnait sur Phobos; il semblait toutefois qu'un brouillard opaque cachât aux yeux des Terriens l'aspect du petit monde sur lequel ils venaient d'aborder.
Ossipoff, ne recevant pas de réponse, répéta la même question.
Gontran demeura muet, plongé qu'il était dans de profondes réflexions; outre, en effet, que l'accident survenu à Fricoulet le peinait beaucoup, il n'était pas sans inquiétude au sujet de la modification qu'allait apporter, dans ses relations avec le vieux savant, la disparition subite de son inspirateur.
Sans compter que la nacelle avait emporté, avec tous les bagages, le bienheureux exemplaire des Continents célestes, qui lui avait déjà rendu tant de services.
Privé à la fois, et de son souffleur et de son vade mecum, M. de Flammermont se trouvait dans l'absolue impossibilité de continuer à jouer le rôle qu'il avait si intelligemment soutenu depuis plusieurs mois.
Lui fallait-il donc, après tant d'épreuves, renoncer à l'espoir de devenir jamais le mari de Séléna?
Non, cela ne pouvait être, cela ne serait pas! et il supplia les divinités martiennes de lui envoyer une inspiration.
Stupéfait de ce mutisme, Ossipoff lui cria à pleins poumons:
—Êtes-vous sourd?
Gontran secoua la tête négativement et posa l'index sur le point de son respirol qui correspondait à sa bouche.
—Muet! s'exclama le vieillard, vous êtes muet?
Et, se retournant vers sa fille:
—Le pauvre garçon! dit-il, quelle exquise sensibilité que la sienne! La perte de son ami vient de lui produire un bouleversement tel qu'il en a perdu subitement la parole.
La jeune fille se jeta dans les bras de son père; son masque de caoutchouc empêchait de voir les larmes qui ruisselaient le long de ses joues; mais à sa poitrine, que soulevaient de violents hoquets, il était facile de deviner qu'elle sanglotait.
—Va, va, fillette, déclara Ossipoff attendri par cette grande douleur, c'est l'émotion du premier moment... avec le temps, cela se remettra.
Soudain, Farenheit qui, jusqu'à présent était demeuré muet et silencieux, positivement abasourdi par la perte de son précieux roc de diamant, se prit à gesticuler, en agitant les bras d'une façon désordonnée.
Ses compagnons coururent à lui et poussèrent des cris d'horreur en remarquant que l'Américain avait l'un de ses pieds retenu par des sortes de griffes sortant de l'intérieur du filet.
Ces griffes étaient fixées à l'extrémité de longues ailes membraneuses, lesquelles appartenaient, elles-mêmes, à un corps velu, le long duquel elles s'étendaient, rattachées à des membres antérieurs et postérieurs, ayant, à peu de chose près, la forme des bras et des jambes de l'espèce humaine. À un cou assez long, une tête proportionnée était attachée, une tête sans poils aucuns et qu'animaient deux yeux glauques, brillants entre des paupières sans cils; le nez était long et mobile comme une trompe de tapir, la bouche, toute ronde, était ourlée de lèvres fortes s'entr'ouvrant sur des mâchoires formidables.
Accroché par ses griffes au filet métallique, cet être étrange et horrible avait saisi l'Américain par le bas de la jambe.
Enfin, d'un violent effort, Farenheit se dégagea et, bondissant à vingt pieds en l'air, s'en alla retomber à cinquante mètres de là.
—Singulier monde et singuliers habitants, grommela Ossipoff en entraînant sa fille, à moitié morte de peur, et suivi de Gontran qui n'était qu'à moitié rassuré... ce filet n'est peut-être pas destiné à autre chose qu'à transformer Phobos en une immense volière...
Et il ajouta avec un profond soupir:
—Ô imperfection et inanité de la science humaine! que diraient donc ces messieurs de l'observatoire de Paris, s'ils pouvaient apercevoir avec leurs télescopes le satellite martien entouré d'une résille comme un vulgaire chignon de femme.
—Si vous m'en croyez, déclara Farenheit au vieillard, nous chercherons à quitter cette sorte de cage; outre que ces êtres immondes m'inspirent un profond dégoût, la marche n'est rien moins que facile et, pour se maintenir en équilibre, il faut se livrer à des exercices acrobatiques qui n'ont jamais été mon fort.
—Bast! répondit le vieux savant, en ce qui concerne les habitants de ce monde, qu'avez-vous à craindre? en raison de notre pesanteur, cent fois plus faible qu'à la surface de la Terre, notre force se trouve être six cents fois plus grande... d'une chiquenaude vous fracasseriez, comme d'un coup de massue, le crâne d'un de ces individus... quant à la marche, si vous voulez en faire l'essai, vous verrez qu'un simple appel de pied vous transportera comme un oiseau, à quatre kilomètres d'ici... tenez, essayez, si vous n'êtes pas convaincu.
L'Américain secoua la tête.
—J'aurais trop peur de vous perdre, répondit-il.
—À un autre point de vue, poursuivit Ossipoff, je ne demande pas mieux que de marcher un peu... d'abord, cela nous dégourdira les jambes, et puis, je ne serais pas fâché de me faire une idée de ce monde microscopique...
—Microscopique! répéta Farenheit.
—Eh! oui; quel autre nom voulez-vous donner à un mondicule qu'il nous suffira de dix heures pour connaître dans son entier?
Pendant cinq heures, les Terriens marchèrent avec une vitesse égale, ou plutôt avancèrent, par une suite de bonds successifs d'égale hauteur.
Mais soudain, sans transition aucune, la nuit se fit et des ténèbres épaisses envahirent Phobos; en même temps, à l'horizon, se leva un astre énorme, étincelant, semblable à une lune gigantesque.
—Mars! déclara Ossipoff.
—Phobos a tourné, dit Séléna.
—Non, fillette, répliqua le vieillard, comme tous les satellites, Phobos présente toujours la même face à sa planète; c'est nous qui avons tourné et qui venons de passer de la face solaire à la face martienne.
—C'est effrayant à voir, s'écria la jeune fille en se voilant la figure de ses mains,—on dirait que cette masse va tomber sur nous et nous réduire en miettes.
Mars! déclara Ossipoff.
Le vieux savant sourit doucement et hochant la tête:
—L'impression que tu ressens ne me surprend point, dit-il, et elle serait la même pour les habitants de notre planète s'ils voyaient soudain le diamètre apparent de la Lune devenir quatre-vingts fois plus grand et son volume devenir 6,400 fois plus énorme.
—6,400 fois!
—Oui, c'est là la proportion exacte de Mars par rapport à la Lune... c'est pour le coup que sir Jonathan craindrait pour ses chers États-Unis.
Enfin, après une heure de route faite au clair de Mars, les voyageurs parvinrent en un endroit où le filet métallique semblait se terminer; c'était le sommet d'une colline qu'Ossipoff déclara aussitôt avoir une centaine de mètres d'élévation et sur laquelle on déclara, à l'unanimité, que l'on allait prendre un peu de repos.
—Demain, déclara Ossipoff à Gontran, toujours frappé de mutisme, nous continuerons notre chemin, et peut-être aurons-nous des nouvelles de M. Fricoulet.
Quelques instants après, en dépit de son inquiétude, M. de Flammermont dormait à poings fermés, ce en quoi il était imité par sa chère Séléna et par Farenheit.
Quant à Ossipoff, prenant doucement la lunette marine que l'Américain portait en sautoir, il la braqua sur le paysage que Mars étalait à ses yeux ravis.
CHAPITRE XIV
SIX MILLE KILOMÈTRES EN HUIT HEURES
ne des choses les plus singulières du système céleste et, en même
temps, des plus remarquables, est la différence qui existe dans la
marche des deux satellites de Mars autour de leur planète.
Tandis que l'un, Deimos, le satellite extérieur, tourne en trente heures dix-sept minutes, cinquante-quatre secondes, la planète tourne sur elle-même en vingt-quatre heures, trente-sept minutes, vingt-trois secondes; il s'ensuit que ce satellite paraît marcher très lentement de l'est à l'ouest dans le ciel de Mars. Si la durée de sa révolution était égale à la durée de rotation de Mars, il serait constamment visible pour les habitants du même hémisphère, et inconnu des habitants de l'hémisphère opposé.
La différence entre cette révolution et cette rotation étant de cinq heures quarante-une minutes, il en résulte que Deimos semble accomplir en cent trente-une heures, soit cinq jours martiens, son circuit autour du ciel de Mars; si donc, les habitants de cette planète ont, à l'instar de leurs frères terrestres, un calendrier réglé d'après la période d'évolution de leur satellite, les mois n'ont pas plus de cinq jours, ce qui, pour une année de 668 jours martiens, fait un total de 133 mois.
Dans de toutes autres conditions s'opère la révolution de Phobos, le satellite le plus proche qui, tournant de l'ouest à l'est, accomplit son cycle entier dans l'espace de sept heures trente-neuf minutes; de la différence de ce mouvement avec celui dont Mars est animé pour tourner sur lui-même, dans le même sens en 24 heures 37 minutes, il résulte que ce satellite se lève à l'occident et se couche à l'orient après avoir traversé le ciel martien avec une vitesse correspondant à la différence des deux mouvements, c'est-à-dire en onze heures environ. C'est là un exemple unique dans le système du monde.
Cette condition spéciale de révolution était particulièrement favorable à l'examen que Mickhaïl Ossipoff voulait faire de Mars; emporté par Phobos comme par un coursier céleste lancé au galop, il courait tout autour de ce monde nouveau pour lui, dont les faces défilaient peu à peu à ses yeux ravis.
Le jour se levait sur la partie du continent Huygens que baigne la mer Huggins et le satellite, devançant, dans sa course rapide, la planète plus lente en sa rotation, suivait l'astre du jour.
Comme s'il eut été en ballon, le vieux savant planait au-dessus des océans bizarrement découpés au milieu de continents jaunâtres, zébrés en tous sens par de nombreux courants se coupant dans toutes les directions. Vers la partie équatoriale, les continents Herschell et Copernic lui apparurent nettement; puis au nord, les Terres de Fontana, de Laplace et de Le Verrier; au sud les îles de Green, Jacob, Cassini, de Rosse, de Secchi et l'isthme de Niester rattachant la terre de Hall à celle de Green.
Sombres, au milieu des continents plus clairs, baignant les côtes équatoriales, s'étendaient l'océan Newton et les mers Maraldi et Flammarion.
Ensuite, ce fut l'étrange mer du Sablier qui, après avoir circulé par de bizarres contours entre les continents Herschell et Copernic, se reliait aux mers Delambre et Beer.
Enfin, brillant sous le soleil, d'un admirable éclat, la tache blanche des neiges polaires s'étendait du cinquantième degré, presque de la pointe de la terre Le Verrier, jusqu'au pôle austral.
Et, durant de longues heures, le savant demeura immobile, la poitrine étrangement angoissée, les regards fixés dans une sorte d'hypnotisme, sur ce monde aperçu par lui, de l'observatoire de Poulkowa, à une distance de 19 millions de lieues et dont maintenant quelques milliers de kilomètres à peine le séparaient.
Il vit successivement apparaître et disparaître à l'occident oriental, l'océan Kepler avec le golfe de Kaiser et la curieuse baie du Méridien si bizarrement découpée par les eaux; puis ce furent les continents de Galilée et de Huygens, baignés au sud par la mer Schiaparelli, et au nord par la mer Oudemans.
À ce moment, Phobos, entraîné par sa rotation, présenta au Soleil la face sur laquelle les Terriens s'étaient arrêtés, et brusquement, sans transition, le jour se fit.
Mickhaïl Ossipoff poussa un soupir de regret d'être ainsi arraché à ses études contemplatives; puis il se redressa et seulement alors, le souvenir de ses compagnons lui revint.
Il tourna les regards vers eux; étendus à terre dans la même position où le sommeil les avait surpris quelques heures auparavant, ils dormaient toujours.
Un moment, il hésita à les éveiller; eux n'avaient pas, comme lui, pour oublier leurs fatigues, la passion scientifique qui dévorait tout son être, ils étaient brisés.
Mais il songea à Fricoulet, à Fricoulet qui, peut-être, avec sa connaissance de la navigation aérienne, avait réussi à atterrir sur le monde qui les portait, et à la recherche duquel il fallait se lancer au plus tôt.
Il s'approcha de Farenheit qui se trouvait être le plus près de lui et, appliquant son parleur à l'ouverture du casque du dormeur:
—Ohé! cria-t-il, debout.
Cet appel résonna dans le casque de sélénium avec un bruit terrible, si terrible même que l'Américain, épouvanté, se dressa d'un bond, mais ce même bond, en vertu du peu de pesanteur de son individu, le lança à un millier de mètres dans l'espace.
—By God! grommela le citoyen des États-Unis en apercevant au-dessous de lui ses compagnons qui lui semblaient réduits de moitié, je suis un homme perdu ou tout au moins bien endommagé.
Et, instinctivement, il ferma les yeux pour ne point assister à sa chute.
Mais, à sa grande surprise, plusieurs secondes se passèrent, puis une... deux... trois... quatre minutes, et aucun point de contact n'avait encore eu lieu entre Phobos et lui.
Alors, il se risqua à ouvrir les yeux.
Quelle ne fut pas sa stupéfaction, son ahurissement, en constatant qu'il était encore distant du sol d'une dizaine de mètres au moins, et qu'il descendait avec la même rapidité qu'une plume abandonnée dans l'espace.
Au-dessous de lui, Mickhaïl Ossipoff, Séléna et Gontran agitaient désespérément les bras.
Enfin, avec une lenteur qui ne manquait pas de majesté, l'Américain arriva à leur portée et fut aussitôt happé au pied par le comte de Flammermont, impatient de reprendre possession de son compagnon de voyage.
Aussitôt, Ossipoff lui fit signe qu'il voulait se mettre en communication avec lui.
Quand les deux parleurs furent ajustés:
—Hein! s'écria victorieusement le vieillard, sir Jonathan vient de nous donner la preuve que Proctor avait pronostiqué juste en ce qui concerne les satellites de Mars.
Gontran sentit un léger frisson lui courir le long de l'épine dorsale, à la pensée qu'il allait peut-être prendre fantaisie à Ossipoff d'engager une discussion astronomique, et il ouvrait déjà la bouche pour répondre par un «Ah!» non compromettant, lorsqu'il se souvint tout à coup du mutisme dont sa prudence lui avait suggéré, la veille, l'idée de se déclarer affligé.
Il retint donc l'interjection prête à s'échapper de ses lèvres et se contenta d'esquisser, avec la tête, un geste vague, qui pouvait passer pour une affirmation aussi bien que pour une dénégation.
Mais, Ossipoff, qui avait la science expansive, continua:
—Se basant sur ce que le diamètre de Phobos pourrait être, au maximum, de 32 kilomètres, c'est-à-dire atteindre le centième du diamètre lunaire, l'astronome anglais a établi que la surface de Phobos devait être à celle de la Lune comme un est à dix mille, et que son volume, comparativement à celui du satellite de la Terre, devait être dans la proportion de 1/1,000,000.
Grandeurs comparées de la Terre, Mars, Mercure et la Lune
Il se tut un moment, puis ajouta:
—Vous voyez tout de suite les conséquences, n'est-ce pas; l'intensité de la pesanteur à la surface d'un monde étant proportionnelle à sa masse et à sa densité, comme Proctor prend la Lune pour terme de comparaison, en ce qui concerne le volume de Phobos, il ne nous est pas interdit de l'imiter pour la masse et pour la densité... il s'ensuit donc que l'intensité de la pesanteur est ici cent fois plus faible qu'à la surface de la Lune, ou six cents fois plus faible qu'à la surface de la Terre... avez-vous saisi?
Gontran inclina affirmativement la tête à plusieurs reprises.
—Voilà pourquoi, dit Ossipoff en terminant, sir Jonathan, dont le poids terrestre est de 74 kilos, ne pèse plus ici que 115 grammes, ce qui lui a permis de s'élever, ainsi qu'il vient de le faire, d'un simple appel du pied...
Sans doute, le vieillard, prenant ce fait pour point de départ, allait-il se lancer dans une de ces dissertations philosophico-astronomiques dont il était coutumier, lorsqu'une main, se posant sur son épaule, le fit se retourner.
Il se trouva nez à nez avec Farenheit qui, se mettant aussitôt en communication avec lui, demanda d'un ton bougon:
—Et maintenant, qu'allons-nous faire?
—Continuer notre exploration; nous ne pouvons songer à abandonner Phobos avant d'avoir fait tout ce qui est en notre pouvoir pour retrouver M. Fricoulet,... ne pensez-vous pas comme moi, sir Jonathan?
—Pouvez-vous me poser une semblable question? répliqua l'Américain; non seulement l'humanité nous fait un devoir de cette recherche, mais encore notre intérêt propre.
Se méprenant au sens de ces paroles, Ossipoff haussa les épaules, et, d'un ton méprisant, répondit:
—À ce point de vue-là, vous n'avez rien à craindre et, pour notre intérêt personnel, il est cent fois préférable que la Providence nous ait séparés de M. Fricoulet et nous ait laissé Gontran, dont la science et l'ingéniosité nous ont plusieurs fois tirés d'embarras... Charmant garçon, peut-être, M. Fricoulet; mais c'est la cinquième roue d'un carrosse...
Farenheit secoua la tête.
—Vous ne m'avez pas compris; je voulais dire qu'en retrouvant l'ingénieur, nous retrouverons en même temps le garde-manger. Or, je ne sais si votre estomac est muet, mais le mien réclame ses droits avec une énergie sans pareille, By God! seize heures sans manger!
Le vieillard se frappa le front avec désespoir.
—Ma pauvre Séléna! murmura-t-il...
Puis, à l'Américain:
—En route! dit-il, il nous faut marcher jusqu'à ce que notre provision d'air soit épuisée... la Providence, qui, jusqu'à présent, ne nous a point abandonnés, veillera encore sur nous, espérons-le, et nous fera retrouver M. Fricoulet avant qu'il soit trop tard.
Sur ces mots, il assujettit son respirol et donna le signal du départ.
En quelques bonds, ils descendirent le flanc de la colline sur le sommet de laquelle ils avaient passé la nuit, et se trouvèrent dans une plaine d'aspect étrange.
Aussi loin que portait la vue, s'étendaient des champs immenses, fouillés et retournés de fond en comble, formant de ci de là des monticules de douze à quinze mètres de hauteur; on eût dit, mais dans de gigantesques proportions, de ces terrains vagues où, dans la banlieue des grandes villes, viennent se déverser les détritus de toutes sortes.
Mais tout était désert, stérile, inculte; ni végétaux ni animaux; un silence profond, sinistre, implacable, couvrait de son aile lourde et terrifiante ces plaines bouleversées.
Pendant plusieurs heures, les Terriens se débattirent au milieu de ce chaos inextricable; leurs forces, cependant, s'épuisèrent, en même temps que la faim, la soif surtout, les torturaient épouvantablement, et que, dans leurs poumons essoufflés, un air rare et vicié apportait, non plus la vie, mais l'asphyxie.
Suspendue au bras de Gontran, Séléna se traînait avec peine à la suite de son père qui semblait ne se ressentir aucunement des souffrances endurées par ses compagnons, et marchait en avant d'un pas allègre; fermant la marche, trébuchant à chaque pas, et ne cessant de maugréer, s'avançait Jonathan Farenheit.
Enfin, on sortit de ce pays dévasté et désolant, et la marche devint moins pénible.
Soudain, Gontran poussa un cri de terreur et s'arrêta; la main de Séléna venait d'abandonner le bras auquel elle se soutenait, et la jeune fille, glissant à terre, demeurait étendue, sans mouvements.
Affolé, M. de Flammermont tomba à genoux et, dévissant en toute hâte l'appareil de sélénium qui l'emprisonnait, aperçut alors son visage pâle et décoloré, ses paupières closes dont les longs cils mettaient une ombre sur la joue, ses lèvres blêmies et ses fines narines, immobiles maintenant et aux contours légèrement noircis par un commencement d'asphyxie.
—Séléna! gémit-il, Séléna!!
Mais ce tendre appel se brisa contre les parois de son casque de sélénium; en même temps, un voile épais lui passa devant les yeux et, dans un incroyable effort, pour aspirer les dernières bouffées d'air respirable, ses poumons se dilatèrent, mais en vain.
La provision était épuisée; le soufflet respiratoire se tendit, se referma, se tendit de nouveau; son visage se contracta, ses doigts se crispèrent sur le sol, dans un geste d'agonie, puis il se renversa en arrière, ayant encore, même aux approches de la mort, la pensée suprême de saisir les mains de sa fiancée et de les serrer sur sa poitrine.
—By God! grommela Farenheit qui s'était attardé à l'arrière de la petite troupe et qui, en quelques bonds, arriva près des deux jeunes gens, morts! ils sont morts!
Et, sans songer à son respirol qui étouffait le son de sa voix, il se remit à appeler à pleins poumons, Mickhaïl Ossipoff qui, tranquillement, insouciant de ce qui se passait derrière son dos, continuait son chemin.
Partagé entre le désir de prévenir le vieillard et une répugnance bien compréhensible à laisser seuls Gontran et Séléna, l'Américain demeurait là, hésitant, auprès des deux corps étendus à ses pieds, lorsque soudain il vit Mickhaïl Ossipoff s'arrêter, chanceler en portant ses mains à son front, puis battre l'air de ses bras et tournoyer plusieurs fois sur lui-même pour, finalement, tomber à la renverse.
Farenheit crut qu'il allait devenir fou, saisi brusquement par le sentiment de l'épouvantable solitude en laquelle il se trouvait, sur ce monde inconnu, entre les cadavres de ses compagnons; dans un mouvement de désespoir, il leva les yeux vers l'espace pour implorer la miséricorde divine et, comme une réponse à sa prière, un point noir apparut à l'Orient, grossissant à vue d'œil et semblant se diriger vers Phobos.
—Mon Dieu! murmura l'Américain, le cœur serré par une inexprimable angoisse, serait-ce un secours que votre générosité et votre bonté nous envoient!...
Comme il achevait ces mots, il éprouva à respirer une incroyable difficulté et une sorte de sifflement se produisit dans ses poumons qui se dilataient à vide.
—By God! pensa-t-il, voilà de quoi ces malheureux sont morts; voilà de quoi je vais mourir moi-même... faute d'air.
Il reporta ses regards vers le point noir et ses yeux, qu'un léger brouillard obscurcissait déjà, crurent distinguer, au milieu de l'irradiation solaire, un appareil étrange se mouvant dans l'espace avec une rapidité magique.
—Pourvu qu'on nous aperçoive! murmura-t-il... de quelques minutes de retard peut dépendre notre vie à tous les quatre.
Et alors, une idée lui vint, à lui qui n'en avait guère d'habitude, mais l'instinct de la conservation fit la lumière dans son épaisse cervelle de marchand de suif.
Rapidement, il déboutonna son vêtement et déroula une large et longue ceinture de flanelle qui lui entourait le corps, à la manière de nos zouaves; seulement, par une originalité qui ne pouvait venir qu'à un homme rempli, comme Farenheit, du sentiment patriotique poussé à outrance, cette ceinture était de couleur bleue, toute parsemée d'étoiles, ainsi que le pavillon des États-Unis.
Il agita désespèrément cette manière de drapeau.
Il agita désespérément, à bout de bras, cette manière de drapeau, épuisant, dans ce dernier effort, les quelques forces que lui laissait l'asphyxie.
Puis, comme par un éclair, son esprit fut illuminé; il venait de se souvenir soudain de l'aventure qui lui était survenue, quelques heures auparavant, en vertu de son incroyable légèreté; il ploya les jarrets, et mettant à les détendre tout ce qui lui restait d'énergie et de courage, il s'élança dans l'espace, semblable à une flèche, traînant après lui sa longue ceinture.
Dans le peu de lucidité que lui laissait son épouvantable agonie, il avait pensé de la sorte, non pas à atteindre le point sauveur qui s'avançait vers Phobos... mais tout au moins se faire apercevoir plus facilement de lui.
Avait-il calculé juste? C'est ce dont il ne put se rendre compte; car, tout à coup, vaincu dans sa lutte contre l'asphyxie, ayant épuisé jusqu'à la dernière parcelle d'air contenue dans son respirol, il ferma les yeux, ouvrit la bouche toute grande, dans une aspiration suprême; puis ses membres convulsés se raidirent dans une immobilité de mort.
Et le corps de Jonathan Farenheit, roulé dans les plis de la ceinture étoilée, comme en un linceul, commença sa chute lente et presque insensible sur Phobos.
—By God! grommela l'Américain en se dressant sur son séant et en se frottant énergiquement les yeux, quel mauvais rêve je viens de faire!
—Un mauvais rêve!... pas le moins du monde, mon cher sir Jonathan, vous avez bel et bien manqué de passer l'arme à gauche.
Au son de cette voix, Farenheit tressaillit et se frotta les yeux de plus belle.
—Alors! exclama-t-il, c'est maintenant que je rêve... car, du diable! si ce n'est pas la voix de M. Fricoulet que je crois entendre.
—Ne croyez pas, ne croyez pas... mais soyez certain, mon cher sir Jonathan... car c'est bien M. Fricoulet en chair et en os qui vous parle.
Ce disant, l'ingénieur souriant gouailleusement, suivant son habitude, serrait énergiquement les mains de Farenheit.
Celui-ci sauta à bas du siège sur lequel il était étendu, et considérant le jeune homme avec des yeux pleins d'ahurissement:
—C'est ma foi vrai! murmura-t-il comme s'il avait besoin du témoignage de ses yeux pour croire aux paroles de l'ingénieur.
Puis, après un moment de stupeur, hébété, l'Américain promena ses regards autour de lui et son visage refléta l'étonnement le plus profond.
—Mais où suis-je donc? fit-il.
—Dans un appareil appartenant à MM. les Martiens.
—Mais alors, le point noir que j'avais aperçu dans l'espace...
—Le point noir, c'était moi qui accourais à votre secours et qui, grâce à votre ingénieuse idée, n'ai point eu besoin de me livrer à des recherches longues et dangereuses pour vous retrouver.
Les traits de Farenheit s'assombrirent, et avec un soucieux froncement de sourcils il demanda:
—Mais les autres!... que sont-ils devenus?... Êtes-vous arrivé, comme pour moi, à les rappeler à la vie?
En posant cette question, la voix de l'Américain avait un léger tremblement.
—Me verriez-vous de si joyeuse humeur, sir Jonathan, répondit Fricoulet d'un ton un peu sec, s'il était arrivé quoi que ce fût à nos amis...
Étendant la main vers un coin sombre qui avait échappé aux investigations de l'Américain:
—Voici déjà M. de Flammermont, dit-il; il se repose en ce moment, car il a, plus que les autres, souffert de cette crise, et même j'ai eu bien peur de ne pouvoir le rappeler à la vie... Heureusement, grâce à son énergique constitution, je l'ai arraché au sombre royaume de Pluton.
—M. Ossipoff et sa fille?...
—Ils sont dans une pièce voisine où il faut même que j'aille leur rendre visite.
—Je vous accompagne, si vous le permettez.
—Malheureusement, je ne vous le permets pas... vous êtes très fatigué d'abord et un petit somme vous fera grand bien; ensuite, forcé de m'absenter, je ne veux pas laisser Gontran tout seul...
L'Américain étouffa un bâillement formidable.
—By God! murmura-t-il, j'ai une faim de tous les diables!
Fricoulet alla à une tablette sur laquelle était posé un petit flacon qu'il prit et qu'il déboucha.
—Tenez, fit-il en le tendant ensuite à Farenheit, buvez une gorgée de ceci, mais une gorgée seulement, autrement, vous pourriez vous donner une indigestion.
L'Américain crut que l'ingénieur voulait rire; mais l'ingénieur parlait fort sérieusement et il ajouta:
—C'est sous la forme liquide que les Martiens absorbent la substance nécessaire à l'entretien de leurs forces musculaires... Ceci est le produit quintessencié, élevé à la dernière puissance, d'un des aliments en usage sur la Planète.
Farenheit considérait d'un œil méfiant le flacon qu'il tenait à la main.
—Ces gens-là ne sont donc pas gourmands? demanda-t-il; car, par ce système, ils se privent d'un des plus grands plaisirs qui soient à la surface de notre monde, le plaisir de la table.
Fricoulet secoua la tête:
—Ces gens-là n'ont qu'une passion, mais une passion folle, désordonnée, poussée jusqu'à ses dernières limites: la curiosité. Arracher à la Nature le plus grand nombre possible de secrets, voilà le but vers lequel, de génération en génération, depuis des siècles, tendent leurs efforts.
Il eut un petit rire moqueur et poursuivit:
—Ah! sir Jonathan, combien, malgré tout votre sens pratique de la vie, vous vous trouvez distancé par ces gens-là et comme votre fameuse devise: Time is money est rococo à côté de la leur! c'est-à-dire que, comparativement aux Martiens, le Yankee le plus agile, le plus travailleur, le plus remuant, n'est qu'un loir... un escargot.
—Permettez! permettez!
—Pour eux, le temps est si précieux que c'est à peine s'ils se reposent; quant aux repas, ils les suppriment, les remplaçant par ce que vous tenez à la main: le temps de déboucher le flacon, de lever le coude et tout est dit... Même, pour aller plus vite, ils ont quintessencié le liquide... jugez un peu.
L'Américain ne disait plus rien; il était convaincu et, au fond, un peu humilié; l'activité des citoyens des États-Unis était dépassée.
Il porta le flacon à ses lèvres, avala, en faisant la grimace, une gorgée de son contenu et le rendit à Fricoulet.
—Je le mets ici, dit l'ingénieur en le replaçant sur la tablette; si Gontran se réveillait avant mon retour, vous lui feriez avaler de cela, car lui aussi doit avoir de prodigieux tiraillements d'estomac.
Sur ce, le jeune homme se dirigea vers l'extrémité de la pièce, souleva la tenture et se trouva nez à nez avec Mickhaïl Ossipoff.
Le vieillard lui demanda aussitôt avec inquiétude:
—Et M. de Flammermont?
—N'ayez aucune crainte, il se repose; mais, je ne vois pas Mlle Séléna?
—Me voici, dit la jeune fille en apparaissant.
Puis, portant ses mains à sa poitrine, avec une contraction douloureuse du visage:
—Mon Dieu! gémit-elle, mon Dieu! que j'ai faim!
L'ingénieur hocha la tête d'un air entendu et, comme il avait fait pour Farenheit, fit boire à Séléna et à son père une gorgée du contenu d'un flacon qu'il tira de sa poche.
—Maintenant que vous voici sustentés, dit-il...
Ossipoff ne le laissa pas continuer.
—Avant toutes choses, fit-il, apprenez-moi où nous sommes.
—Sur le ballon national qui fait le service entre Mars et ses satellites.
Le vieillard eut un haut-le-corps de stupéfaction.
—Ça! dit-il, ça! un ballon... mais je ne vois rien qui y ressemble.
L'ingénieur sourit et, tirant son carnet, crayonna rapidement, sur une page blanche, un croquis qu'il mit sous les yeux d'Ossipoff.
Le visage du vieux savant reflétait l'ébahissement le plus profond.
—Certes, déclara Fricoulet, voilà un appareil qui vous produit le même effet qu'il m'a produit tout d'abord: cette espèce de grand cylindre détruit toutes les idées de navigation aérienne que nous avons sur terre... et cependant rappelez-vous ces nombreux modèles affectant la forme d'un cigare, que vous avez pu voir aux différentes expositions; il y avait entre eux et l'appareil qui nous emporte quelque analogie.
—C'est bien possible, murmura Ossipoff.
—Je reprends mon explication, dit l'ingénieur: ce cylindre que vous voyez là et qui m'a paru être fait d'une sorte d'étoffe métallique, ne mesure pas moins de cent soixante mètres de long sur douze mètres de diamètre; il est traversé, de part en part, dans le sens de la longueur, par un tube dans lequel se trouve un axe autour duquel l'appareil, actionné par un moteur électrique placé dans la nacelle, tourne à raison de quatre à cinq tours par seconde: ce que vous voyez là, à la surface extérieure de l'appareil, est une hélice de vingt-cinq mètres de diamètre, faisant trois tours complets, ce qui lui donne un pas de cinquante mètres. Il s'ensuit que l'appareil avance de deux cents mètres à la seconde, soit, en moyenne, de sept cents kilomètres à l'heure.
Mickhaïl Ossipoff était littéralement abasourdi et comme hypnotisé par le dessin de Fricoulet.
Séléna, que son ignorance mettait à l'abri des trop grands étonnements et qui, du reste, était blasée sur l'extraordinaire, demanda à l'ingénieur:
—Alors, nous avons quitté Phobos?
—Oui, mademoiselle, depuis trois heures environ; en sorte que, dans cinq heures, nous arriverons à Mars.
La jeune fille frappa des mains.
—Nous avons quitté Phobos!... quelle chance!... nous ne risquons plus de voir ces êtres épouvantables.
Puis, s'interrompant brusquement:
—C'est vrai, dit-elle à Fricoulet, vous ne pouvez comprendre, vous n'avez pas vu... Figurez-vous que nous avons abordé, non sur le sol même du satellite, mais sur une sorte de cage gigantesque dans laquelle des monstres hideux étaient enfermés.
L'ingénieur se mit à rire.
—Oui, oui, répondit-il; je sais ce que c'est, ou du moins, je le crois; si j'ai bien compris ce qui m'a été expliqué, Phobos ne serait autre chose qu'une colonie pénitentiaire, sorte de bagne céleste, où les Martiens relèguent ceux d'entre eux que leurs vices rendent d'une société dangereuse.
—Mais, ce filet, quelle est son utilité?
—D'empêcher les prisonniers de s'envoler jusqu'à la planète. Étant munis d'ailes, cela ne leur serait peut-être pas impossible.
—Alors! s'écria Séléna dont les mains se croisèrent dans un geste d'épouvante, ces monstres ailés, à l'aspect sinistre, ce sont les Martiens?
—Oui, et en dépit du dégoût et de la terreur qu'ils paraissent vous inspirer, mademoiselle, ces monstres me paraissent arrivés à un degré de perfection bien supérieur à celui de notre monde. Vous ne tarderez pas, d'ailleurs, à en avoir la preuve. Maintenant, il est probable que les types aperçus par vous, à travers le grillage, sont le résumé de toutes les laideurs morales et physiques de ce globe.
—Mais comment peuvent-ils vivre dans un air aussi raréfié, poursuivit la jeune fille? sans votre arrivée miraculeuse, c'en était fait de nous.
—Votre raisonnement pourrait être faux, mademoiselle; en ce sens que les poumons de ces gens-là n'ont sans doute pas les mêmes exigences que les nôtres; d'un autre côté, il se peut parfaitement qu'on les relègue à Phobos, précisément à cause de la raréfaction de l'air, afin de leur enlever, insensiblement et sans souffrances, toute force musculaire. C'est un supplice comme un autre que cette asphyxie qui rend les forçats apathiques et sans énergie.
—Mon cher monsieur Fricoulet, dit en ce moment Ossipoff, serait-il possible de visiter ce véhicule?
—Assurément! mais, pour cela, munissez-vous de vos respirols.
—Eh! quoi! fit Séléna, il faut nous emprisonner de nouveau dans ce casque?
—Sans doute; mais, cette fois, il n'y a plus aucune crainte à avoir, car nous avons ici notre provision d'oxygène solidifié; et puis, en quelques minutes, la curiosité de votre père sera satisfaite...
Ils allaient visser leur appareil; l'ingénieur ajouta:
—Une dernière recommandation: soyez le plus sobre possible de mouvements, car le moindre geste un peu exagéré vous jetterait par dessus bord et, cette fois, vous seriez irrémissiblement perdus.
Sur ces mots, il gravit une petite échelle, suivi d'Ossipoff et de Séléna et, quelques instants après, tous les trois se trouvaient debout sur une sorte de pont servant de toiture au logement dont ils sortaient et autour duquel courait un bordage en métal.
Au-dessus de leur tête, tournant avec une rapidité vertigineuse, le gigantesque cylindre étendait sa masse énorme et mouvante qu'entourait l'hélice que l'on n'apercevait que sous l'aspect d'un linéament diaphane.
À l'avant, la nacelle s'effilait, ainsi que la proue d'un navire, et le ballon s'allongeait en pointe, fendant l'espace presque sans bruit; ce fut par là que, grâce à une petite échelle, haute de trente mètres environ, les Terriens pénétrèrent dans le tube au milieu duquel se mouvait l'axe central; puis, après l'avoir parcouru dans toute sa longueur, ils ressortirent par l'arrière, près du gouvernail, vaste surface circulaire qui s'inclinait à volonté, dans tous les sens.
Une fois là, Ossipoff se mit en communication avec Fricoulet:
—Mais cet appareil ne se meut ni ne se dirige seul... il doit y avoir un équipage?
L'ingénieur fit à ses compagnons signe de le suivre et, s'engageant dans une étroite ouverture percée à la poupe de la nacelle et qu'une sorte de couvercle fermait hermétiquement, il pénétra à l'intérieur.
Une fois là, tous les trois se débarrassèrent de leur respirol et Fricoulet fit alors admirer à Ossipoff la salle des machines où d'incompréhensibles appareils, n'ayant aucun rapport avec ce que le vieillard avait pu voir sur la Terre, fabriquaient, sans chaleur et sans bruit, l'électricité qui agissait sur les moteurs pour faire tourner sur son axe le gigantesque ballon cylindrique et sa voilure hélicoïdale.
Une demi-douzaine d'êtres étranges allaient et venaient autour des appareils, indifférents, en apparence du moins, à la présence des Terriens.
Comme l'avait dit l'ingénieur, il y avait une différence considérable entre les forçats de Phobos, ces êtres immondes, demi-reptiles et demi-oiseaux qu'ils avaient aperçus à travers les mailles du filet protecteur et ceux qu'ils avaient là, devant eux, avec leur tenue pleine de fierté, leur démarche noble, et la remarquable intelligence qui se lisait dans leurs regards.
Ils avaient un peu plus de deux mètres de haut: la tête ronde se rattachait à un cou puissant; les yeux, remarquablement grands, brillaient d'un vif éclat qui, à la longue, devenait fatigant; les mâchoires, dépourvues de dents, avançaient en forme de bec; les oreilles, courtes et profondes, étaient velues, comme les joues et le crâne.
Les membres étaient longs et paraissaient robustes, quoique grêles, et une membrane, semblable à celles des chauves-souris, les réunissait; comme l'expliqua Fricoulet, cette membrane leur servait à la fois d'ailes et de parachute.
Au repos, comme ils étaient en ce moment, cette membrane remplaçait pour eux tout vêtement, semblable à une sorte de toge dans laquelle ils se drapaient, non sans noblesse; l'ingénieur ajouta que certains d'entre eux, ceux appartenant aux hautes sphères intellectuelles, enduisaient cette membrane de couleurs fort artistiques.
—Et vous osiez dire, tout à l'heure, que ces gens-là ne sont pas laids! fit Séléna...
—À votre point de vue, sans doute, sont-ils affreux, répliqua l'ingénieur; mais la beauté n'est pas tout, non seulement en ce monde, mais encore dans l'Univers entier... Or, ce que j'ai vu de leur planète me suffit pour affirmer que ces gens ont atteint un degré de civilisation auquel nous n'arriverons, nous, que dans plusieurs siècles.
Tout en causant, les Terriens étaient rentrés dans l'intérieur de la nacelle et s'acheminaient vers la cabine où Gontran était demeuré sous la garde de Farenheit.
Fricoulet, qui devançait le vieillard et Séléna, allait franchir le seuil, lorsque des éclats de voix, parvenant jusqu'à lui, l'immobilisèrent; de la main il fit signe à ses compagnons de demeurer silencieux et tous les trois prêtèrent l'oreille.
—By God! hurlait Farenheit, je vous, dis, moi, que c'est un Américain qui a découvert ces satellites... ou bien M. Ossipoff ne sait pas ce qu'il dit.
—D'accord, répliquait M. de Flammermont... qui songe à contester à Hall le mérite de cette découverte?... je dis seulement que si lui, favorisé par le rapprochement maximum de la Terre et de Mars, a aperçu les deux satellites de cette dernière planète, d'autres, avant lui, les avaient pressentis.
—Allons donc! grogna l'Américain.
—Il n'y a pas de «allons donc» et ces lignes que je trouve citées dans les Continents célestes, de mon illustre homonyme, n'ont certes pas été écrites par Hall... elles sont dues à la plume de Voltaire, qui les écrivait dans son roman de Micromégas, en l'an 1750.
«En sortant de Jupiter, nos voyageurs traversèrent un espace d'environ cent millions de lieues et côtoyèrent la planète Mars. Ils virent deux lunes qui servent à cette planète et qui ont échappé aux regards de nos astronomes. Je sais bien que le P. Castel écrira contre l'existence de ces deux lunes; mais je m'en rapporte à ceux qui raisonnent par analogie. Ces bons philosophes savent combien il serait difficile que Mars, qui est si loin du Soleil, se passât à moins de deux lunes...»
Gontran ferma bruyamment le volume et demanda ironiquement:
—Que pensez-vous de cela, sir Jonathan.
—Je pense que votre Voltaire, n'étant pas astronome, a dit cela par pur hasard et qu'une chance inespérée lui a fait prédire la vérité.
—Il faut avouer, en tout cas, riposta Gontran, que c'était là une vérité dans l'air—sans jeu de mot—car Swift, le célèbre auteur des Voyages de Gulliver, non seulement parle de deux «étoiles inférieures ou satellites qui tournent autour de Mars», mais donne encore sur ces satellites des renseignements précis; c'est ainsi que, d'après lui, le satellite le plus proche de la planète «tourne autour d'elle en dix heures, tandis que le plus éloigné tourne en vingt et une heures.»
—Je vous répondrai la même chose que pour Voltaire, Swift a dit cela au hasard.
—Non pas, déclara M. de Flammermont, ils ont procédé tous les deux par analogie.
—Qu'entendez-vous par là? bougonna Farenheit.
—J'entends que du moment que la Terre a un satellite, Jupiter quatre et Saturne huit, il était présumable que Mars, situé entre la Terre et Jupiter, en eût deux... cela était mathématique.
Comme aveuglé par l'évidence de ce raisonnement, Farenheit se tut durant quelques secondes; puis, enfin, il grommela:
—Il n'empêche que ce soit un Américain qui a découvert les satellites de Mars.
La porte alors s'ouvrit et Ossipoff répliqua:
—Non pas un Américain, sir Jonathan, mais une Américaine; il est avéré, en effet, qu'après avoir passé plusieurs nuits à rechercher infructueusement les satellites présumés de Mars, Hall, désespéré, allait renoncer à continuer ses recherches, lorsque sa femme survenant, insista vivement pour qu'il y consacrât encore «une soirée.»
—Peu importe, répliqua l'Américain, ce qu'il faut établir c'est que l'honneur de cette découverte revient bien aux États-Unis.
—Eh! personne ne songe à vous le contester, mon cher sir Jonathan, dit à son tour Fricoulet.
—La morale de cette histoire, fit Séléna en jetant à l'ingénieur un regard malicieux, c'est que les femmes peuvent quelquefois être bonnes à quelque chose.
Fricoulet allait répondre, sans doute, mais Gontran s'avançant vers lui, le serra dans ses bras.
—Ah! dit-il d'une voix émue, je ne m'attendais plus à te revoir.
—Miracle! miracle! s'écria Ossipoff, vous avez retrouvé votre voix!
—En retrouvant Fricoulet, j'ai retrouvé tout ce que j'avais perdu! répliqua le jeune comte avec un sourire à l'adresse de Séléna.
Puis, après une nouvelle accolade:
—Mais par quel miracle nous as-tu rejoints?
L'ingénieur haussa doucement les épaules et répondit en prenant un petit ton fat qui fit froncer légèrement les sourcils d'Ossipoff:
—Pas besoin de miracles, mon cher ami; un peu d'intelligence et d'habileté ont suffi... À peine le ballon métallique eût-il repris le chemin des airs que je m'aperçus vite de l'impossibilité matérielle où je me trouvais de redescendre près de vous... alors je m'abandonnai à la Providence et me laissai emporter pendant plusieurs heures. Après avoir franchi plusieurs centaines de kilomètres, le ballon fit une évolution à laquelle je reconnus que je venais de pénétrer dans la zone d'attraction de Mars... À partir de ce moment, j'avais quelque chance d'être sauvé.
—Comment, d'être sauvé!... interrompit Farenheit.
—Assurément, car à défaut de Phobos, je pouvais atterrir sur Mars et je manœuvrai aussitôt dans ce sens: je tirai violemment le câble qui commandait la soupape et celle-ci, ouverte toute grande, laissa s'échapper les trois quarts du gaz. Alors commença une chute effrayante, vertigineuse, formidable; en moins d'une demi-heure, je tombai de cinq mille kilomètres... j'avais dû endosser mon respirol pour n'être point étouffé et, cramponné au bordage, j'étais comme fasciné par ce monde dont la force d'attraction allait croissant à chaque seconde et contre lequel j'allais inévitablement me briser.
—Pauvre monsieur Fricoulet, murmura Séléna; par quelles terribles émotions vous avez dû passer...
—Mon Dieu! mademoiselle, dussé-je vous paraître fanfaron, je vous avouerai en toute sincérité que, pas un moment, la pensée de la mort ne s'est présentée à mon esprit; j'étais très calme, au contraire, et tout en tombant, je calculais la vitesse avec laquelle allait s'établir le contact entre ma pauvre personne et la surface de Mars; je cherchais aussi à pronostiquer ce qui allait résulter de cette rencontre.
—Ah! je te reconnais bien là, s'écria Gontran, tout fier lui-même du courage de son ami.
—Bref, poursuivit l'ingénieur, j'étais à peine à six cents mètres du sol lorsque soudain je m'arrêtai dans cette chute verticale et me trouvai entraîné dans le sens horizontal par une force inconnue et avec une vitesse inouïe; je fis ainsi une quarantaine de kilomètres et, bientôt, apparut au-dessous de moi une nappe d'eau de vaste étendue et miroitant au soleil; c'était l'océan Kepler; si le hasard voulait que ma chute s'opérât dans cet élément liquide, j'avais quelque chance de m'en sortir...
Je me trouvai entraîné dans le
sens horizontal.
—De l'élément? demanda Gontran.
—Non, de la situation en laquelle je me trouvais... malheureusement, je continuais à filer, toujours dans le sens horizontal et, après avoir franchi cet océan, je recommençai à planer au-dessus du sol ferme... cependant, peu à peu, ma vitesse se ralentit et j'arrivai à une sorte d'appareil métallique où je m'arrêtai.
—Qu'est-ce que c'était que cela? demanda Ossipoff, vivement intéressé.
—J'ai compris, par quelques explications sommaires qui m'ont été fournies ensuite, que les Martiens ont établi à la surface de leur monde un moyen de locomotion de grande rapidité basé sur la formation de courants d'air violents, poussant, de relais en relais, des véhicules; j'avais été pris dans un de ces courants d'air et, mon ballon formant véhicule, j'avais ainsi miraculeusement échappé à la mort qui m'attendait... Comme bien vous pensez, mon premier soin fut d'essayer de vous rejoindre... Ah! ce ne fut pas facile, je vous le jure; enfin, après bien des efforts, je réussis à faire comprendre à ces gens en quelle situation vous vous trouviez; j'obtins alors qu'ils frétassent ce ballon pour me permettre de vous aller chercher... et voilà...
Puis, se laissant tomber sur un siège, tout essoufflé de sa narration, l'ingénieur ajouta:
—Voilà, certes, un récit auprès duquel celui de Théramène est peu de chose, j'en suis tout époumonné.
Farenheit qui avait écouté toutes ces explications avec une grande attention, s'approcha de Fricoulet:
—Mon cher monsieur, dit-il, je voudrais vous poser une question.
—Posez, sir Jonathan, posez.
—Tout à l'heure vous avez parlé d'océan... en existe-t-il donc sur cette nouvelle planète?
—Indubitablement, cher sir Jonathan, depuis longtemps, d'ailleurs, l'aréographie est connue de tous.
—L'aréographie? répéta interrogativement Séléna.
—La géographie de Mars, si vous préférez, mademoiselle, du grec —La géographie de Mars, si vous préférez, mademoiselle, du grec αρησ, Mars.
Farenheit fit entendre un ricanement moqueur:
—Eh! s'exclama-t-il, depuis longtemps aussi on connaît la géographie de la Lune, la sélénographie, comme vous dites dans cet impossible langage de savant! Sur les cartes qui en ont été dressées, il s'y trouve des mers; mais il paraît qu'en astronomie les mots changent de sens, puisque les espaces désignés sur la carte lunaire sous le nom de mers, ne sont que d'immenses plaines arides et desséchées, sans la moindre trace d'eau.
—Mais puisque je vous dis que j'ai vu, de mes yeux vu, l'océan Kepler, s'écria Fricoulet.
Mickhaïl Ossipoff riposta d'un ton rogue:
—Vous êtes comme saint Thomas, vous ne croyez qu'aux choses que vous voyez, mais si jamais, dans votre existence terrienne, il vous était arrivé de regarder dans un télescope, vous eussiez été persuadé de l'existence des mers martiennes sans avoir, pour cela, besoin de faire le voyage.
—Un petit voyage qui peut compter, ricana M. de Flammermont, 19 millions de lieues.
—Quatorze seulement, s'il vous plaît, observa le vieux savant, pour étudier un astre, on ne choisit pas le moment où il est le plus éloigné de vous.
—Mettons quatorze millions,... dit Farenheit en se croisant les bras, et vous me ferez croire qu'à une semblable distance il est permis de constater la présence de l'eau sur une planète?
—Vous admettez bien, vous, qu'un de vos compatriotes ait découvert Deimos et Phobos, deux mondicules de quelques kilomètres de largeur, et vous mettez en doute que l'on ait pu étudier Mars dont le diamètre a près de 1700 lieues, soit une circonférence de 5375 lieues, si vous vous donniez la peine de réfléchir un peu, vous vous éviteriez bien des paroles inutiles.
L'Américain frappa du pied avec violence.
—Ne me faites donc pas dire des choses que je n'ai pas dites, grommela-t-il. Autre chose est de reconnaître dans l'espace des corps existants—les lunettes sont faites pour cela—autre chose est de prétendre étudier les détails infiniment petits.
—Mais, mon cher sir Jonathan, dit Gontran malicieusement, les lunettes sont faites pour cela également.
—M. de Flammermont a raison, ajouta Ossipoff, grâce aux instruments merveilleux que le progrès a mis à la disposition de la science moderne, on peut affirmer l'existence de faits se passant à plusieurs millions de lieues de nous avec autant de certitude que si on les touchait du doigt. Ainsi, je vais plus loin encore dans mon affirmation: non seulement il y a de l'eau à la surface de Mars, mais cette eau est de même composition chimique que la nôtre... Non seulement il y a des mers, mais nous connaissons encore leur profondeur et nous savons, par exemple, que les plus profondes avoisinent l'équateur et la zone torride, comme la mer Schiaparelli, la mer Flammarion, les océans Kepler et Newton, tandis qu'aux environs du pôle elles ont moins de profondeur, telles sont les mers Madler, Faye, Beer.
L'ébahissement de Farenheit était profond, indescriptible.
—On dirait, ma parole d'honneur! s'écria Ossipoff, que vous n'êtes jamais allé en ballon!
—Ma foi, non, répliqua Farenheit; mon commerce de suifs n'exigeait pas d'ascensions et mon goût pour la terre ferme m'a toujours empêché de me livrer à d'aussi périlleux exercices.
—Eh bien! mon cher sir Jonathan, si vous étiez allé en ballon, vous ne vous étonneriez pas que l'on puisse, en dépit des quatorze millions de lieues qui nous séparent de Mars, connaître la plus ou moins grande profondeur de ses mers... tout cela dépend de la teinte plus ou moins foncée que présente l'aspect des masses liquides, plus la teinte est sombre et plus la profondeur est grande.
—N'en peut-on pas déduire également, demanda Fricoulet, le degré de salure des différentes mers, car il est prouvé que plus une étendue d'eau est salée et plus elle est sombre, or, comme la salure dépend de l'évaporation, il est tout naturel que les mers les plus sombres, c'est-à-dire les plus salées, se trouvent dans les régions équatoriales.
Ossipoff inclina doucement la tête dans un mouvement plein de condescendance approbatrice.
L'Américain demeura quelques instants silencieux, puis, soudain, faisant claquer ses doigts:
—Au surplus, bougonna-t-il, peu m'importe que les mers soient salées et profondes, ou qu'elles ne le soient pas! Le principal, pour moi, c'est que l'on puisse respirer à son aise, librement, sans être obligé de s'enfermer encore dans cette cage de sélénium.
Et il lançait un mauvais regard du côté des respirols empilés dans un coin.
—À ce point de vue là, répondit Fricoulet en riant, vous pouvez être tranquille, mon cher sir Jonathan; la planète Mars est pourvue d'une atmosphère de composition identique à la nôtre: les études spectrales ne laissent aucun doute à ce sujet... si même vous aimez la pluie et les nuages, vous aurez de quoi vous contenter, car l'atmosphère martienne est riche en vapeur d'eau.
—Mais, objecta Gontran, en vertu du peu d'intensité de la pesanteur à la surface de Mars, la densité de son atmosphère doit être à peu près nulle et il s'ensuit probablement une raréfaction semblable à celle qui existe sur le sommet des hautes montagnes terrestres.
Le visage déjà radieux de l'Américain s'assombrit de nouveau.
—Alors, grommela-t-il, encore les respirols!
Fricoulet fit entendre un petit clappement de langue impatienté:
—S'il en était ainsi que tu le dis, répliqua-t-il à M. de Flammermont, les mers martiennes seraient à sec, tout leur contenu s'étant depuis longtemps volatilisé dans l'espace au lieu de se transformer, après leur évaporation, en vapeurs, en nuages, en brouillards, pour retomber ensuite, sous forme de pluie, à la surface de la planète; d'un autre côté, les neiges qui entourent les pôles, au lieu de former une simple calotte dans les régions polaires, enseveliraient la planète tout entière dans un linceul, transformant Mars en un bloc de glace.
Gontran parut fort ennuyé de cette explication fournie devant Ossipoff; quant à Farenheit, son visage se dérida de nouveau.
—Maintenant que vous avez rassuré sir Jonathan, dit à son tour Séléna en souriant, je voudrais bien que vous me rassuriez moi aussi, monsieur Fricoulet.
L'ingénieur s'inclina.
—Tout à votre disposition, mademoiselle, murmura-t-il.
—Vous savez que je suis frileuse, dit la jeune fille.
—Oui, je le sais, et votre séjour cométaire a dû certainement développer en vous cette disposition naturelle... mais pourquoi me dites-vous cela?
—Parce que je suppose qu'il doit faire rien moins que chaud sur votre Mars.
Les yeux de l'ingénieur s'agrandirent.
—Je serai curieux, par exemple, de savoir sur quoi vous basez cette supposition?
—Sur ce que m'a dit Gontran.
À peine l'ingénieur avait-il posé cette question qu'il la regretta, car il eut presque aussitôt le pressentiment de la réponse; aussi étouffa-t-il la fin de la phrase sous une toux bruyante et opiniâtre.
Puis il s'écria:
—Oui, oui, je vous vois venir; vous êtes de ceux qui croient que la température des planètes est déterminée par leur distance du Soleil et, alors, comme Mars est de dix-neuf millions de lieues plus éloignée que la Terre de l'astre central, il s'ensuit que pour vous, on y doit jouir d'une température sibérienne.
D'un signe de tête, la jeune fille indiqua que c'était bien cela.
—Eh bien! c'est là une erreur, poursuivit Fricoulet; la température dépend de la composition de l'atmosphère qui agit comme une serre; au point de vue de la chaleur solaire, elle la laisse arriver jusqu'à la surface du sol et, ensuite, la retient, s'opposant à ce qu'elle se dissipe dans l'espace... Or, l'air proprement dit, c'est-à-dire l'oxygène et l'azote, ne jouent qu'un rôle insignifiant dans le mécanisme que je viens de vous expliquer, la vapeur d'eau seule a une influence sur la chaleur, en raison de son pouvoir absorbant seize mille fois supérieur à l'air sec!
Séléna battit des mains.
—J'y suis, s'écria-t-elle, j'y suis, vous avez dit tout à l'heure que la spectroscopie avait découvert dans l'atmosphère martienne une quantité considérable de vapeur d'eau, donc, la température...
—...Est plus froide ou plus chaude que sur la Terre, ou peut-être même égale, cela dépend,... mais, en tout cas, je crois bien que nous n'aurons pas trop à souffrir.
—D'ailleurs, reprit Farenheit, si ces Martiens sont aussi avancés dans leur civilisation que vous le prétendez, ils doivent certainement avoir des moyens infaillibles de se préserver du froid comme de la chaleur.
—C'est probable.
Cela dit, Fricoulet endossa son respirol, vissa son casque de sélénium et monta sur le pont; il y retrouva Ossipoff qui, penché sur la rambarde, dévorait des regards le pays qui s'étendait au-dessous de lui.
—Hein! dit le savant en se mettant aussitôt en communication avec l'ingénieur, comme on se rend bien compte de la topographie martienne.
—Il est bien certain, repartit le jeune homme, qu'à quelques centaines de kilomètres on a des choses une vue plus nette que lorsqu'on les aperçoit à plusieurs millions de lieues.
—Quelle différence avec notre globe!... tandis que les trois quarts de la superficie terrestre sont envahis par les eaux et que nos plus vastes continents ne sont, à proprement parler, que des îles gigantesques; ici, c'est tout le contraire: les eaux et les continents sont dans des proportions à peu près égales... il semble même que la proportion doit pencher en faveur des continents.
—Et puis, regardez donc, poursuivit Fricoulet, c'est fort curieux; toutes ces mers ne sont vraiment que des méditerranées.
Comme il achevait ces mots, une main se posa sur son épaule; il se retourna et vit Gontran qui lui fit signe qu'il voulait lui parler.
Aussitôt, les deux parleurs s'ajustèrent sur les deux casques.
—Qu'y a-t-il?
—Il y a, répondit le jeune comte, que je m'écarquille en vain les yeux pour découvrir cette lueur sanglante qui a fait de Mars la planète guerrière, et que je ne vois absolument rien.
—Ce qui n'a rien d'étonnant, attendu que cette teinte rougeâtre, ou, pour être plus dans la vérité, jaune orangée, est plus appréciable à l'œil nu que dans une lunette... on a remarqué dans les observatoires que cette teinte diminuait d'intensité à mesure qu'on augmentait le grossissement des instruments, voilà pourquoi tu ne la distingues même pas.
—Cependant, une atmosphère rougeâtre devrait donner à tout ce qui l'entoure un aspect de même teinte.
—Hérésie, mon cher,... hérésie,... car, si cette coloration était due à l'atmosphère, elle serait plus intense sur les bords qu'au centre, en raison de l'épaisseur atmosphérique traversée par les rayons lumineux.
—Faut-il donc l'attribuer au sol lui-même?
—Si le père Ossipoff t'entendait, il en ferait un bond, s'écria l'ingénieur; car cette hypothèse est en contradiction flagrante avec ce que nous savons du monde de Mars... Comment, en effet, admettre que l'action séculaire des quatre éléments qui engendrent la vie: l'eau, l'air, la terre, le feu, soit demeurée nulle, et qu'aucune végétation n'ait revêtu la surface de Mars.
—Ce serait donc cette végétation!... Mais, au fait, tu dois en savoir quelque chose, puisque tu en arrives.
—À ce sujet, je ne puis te donner aucun renseignement... D'abord, j'ai abordé, de nuit, sur Mars... ensuite, eût-il fait grand jour, que j'étais trop ému, trop angoissé, pour faire aucune remarque.
Gontran demeura silencieux un moment.
—Alors, dit-il, jusqu'à nouvel ordre, ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'adopter la théorie de la végétation?... au cas ou Ossipoff m'interrogerait.
—Peuh!... cela n'est d'aucune importance... rappelle-toi seulement que Mars a 5,375 lieues de tour, que, comparativement au globe terrestre, sa surface est des 27 centièmes, son volume des 16 centièmes, son poids du demi-dixième, et sa densité des 69 centièmes, ce qui donne à l'intensité de la pesanteur à sa surface, le tiers de ce qu'elle est à la surface de la terre... Retiendras-tu cela?
—Je le pense... mais est-ce tout?
—Non, rappelle-toi encore ceci: que Mars tourne sur lui-même en vingt-quatre heures, trente-sept minutes, vingt-sept secondes, et autour du soleil en six cents soixante jours, ce qui lui fait une année double de la nôtre.
—Et conséquemment des saisons.
—Je t'arrête... car c'est là une des différences caractéristiques de ce monde avec le nôtre. Non seulement la durée des saisons est plus longue, mais elle est plus inégale, en raison de son orbite très allongée... ainsi, tandis que le printemps et l'été durent cent quatre-vingt-onze et cent quatre-vingt-un jours, l'automne et l'hiver ne durent que cent quarante-neuf et cent quarante-sept jours.
L'ingénieur allait sans doute continuer ses explications, lorsqu'un Martien s'approchant, lui fit signe qu'il fallait descendre dans la cabine.
CHAPITRE XV
LA PLANÈTE GUERRIÈRE
n abordant sur ce nouveau monde, la première impression ressentie par
notre âme n'est pas une impression étrangère à celle que les spectacles
de la nature nous imposent. Nous nous trouvons transportés sur un monde
singulièrement analogue au nôtre. Les bords de la mer y reçoivent, comme
ici, la plainte éternelle des flots qui se brisent en s'éteignant sur le
rivage car là, comme ici, le souffle du vent ride la face de l'eau et
donne naissance aux vagues qui se succèdent et retombent. Si le ciel est
pur et l'atmosphère calme, le miroir des eaux reflète, comme ici, le
soleil éblouissant et le ciel lumineux.
«Le villageois européen qui, jeté par le flot de l'émigration sur les rives de l'Australie, se réveille un beau jour au milieu d'un pays inconnu où le sol, les arbres, les animaux, les saisons, le cours du Soleil et de la Lune sont d'un aspect tout différent de ce qu'il a vu jusqu'alors dans son pays natal, n'est pas moins surpris ni moins dépaysé que nous ne le sommes en arrivant sur la planète Mars. Se transporter de la Terre sur Mars, c'est simplement changer de latitude.»
Ainsi s'exprime, à propos de la planète où abordaient nos voyageurs, le célèbre propagateur de la science astronomique, et Gontran, en analysant ses propres sensations, ne pouvait s'empêcher de reconnaître combien elles concordaient avec les pensées contenues dans ce passage des Continents célestes reproduit plus haut.
Il faisait nuit, cependant, lorsqu'un signe du Martien, qui paraissait commander à bord, les invita à sortir de la nacelle et, dans une obscurité profonde, tout le paysage se noyait autour des Terriens: de ci, de là, pourtant, des ombres plus épaisses se dressaient, confuses, intriguant par leur masse ou par leur hauteur, nos voyageurs dont les yeux s'écarquillaient en vain pour percer l'obscurité.
La seule chose dont ils eussent réellement conscience était une nappe d'eau qui s'étendait à leurs pieds, bruissant doucement, comme font les vagues minuscules de notre Méditerranée, poussées par une brise de printemps; dans ces eaux, ainsi que dans un miroir d'argent bruni, le ciel se reflétait avec ses myriades d'astres étincelants.
L'on eût dit d'une étoffe moirée, toute pailletée d'or.
Instinctivement, nos amis relevèrent la tête.
—Mais le ciel n'a pas changé! exclama Gontran; ce sont les mêmes étoiles, les mêmes constellations... telles qu'on les voit de l'observatoire de Paris.
Ossipoff se tourna vivement vers lui en ripostant:
—Les mêmes étoiles, peut-être,... mais les mêmes planètes!...
Au ton dont furent prononcés ces quelques mots, le jeune comte pressentit une embûche et, prudemment, fit entendre une petite toux sèche pour attirer l'attention de Fricoulet.
Mais l'ingénieur était bien trop occupé à examiner la manœuvre du ballon, pour songer à son ami; aussi l'embarras de celui-ci devenait-il de plus en plus grand.
Le nez en l'air, les regards fixés sur la voûte étoilée, il pivotait lentement sur ses talons, appelant à son aide tous les dieux dont la mythologie s'est plue à peupler l'immensité sidérale. Mais les dieux dormaient sans doute, car aucune inspiration ne venait à l'infortuné Gontran.
Soudain, derrière lui, une voix, légère comme un souffle, chuchota:
—Là bas,... sur votre droite,... Jupiter,... puis Saturne... et puis, de l'autre côté,... la Terre...
Cependant, étonné de ce silence incompréhensible pour lui, Ossipoff fit entendre un «Eh bien?» rempli de soupçons.
Comme tiré d'un rêve, M. de Flammermont tressaillit; il passa la main sur son front, ramena ses regards vers le vieillard et, d'une voix vibrante:
—Excusez-moi, cher monsieur, dit-il... mais la vue de ma planète natale a évoqué en moi des souvenirs qui se sont emparés de mon esprit tout entier.
—Des souvenirs seulement?... demanda Séléna.
—Méchante, répondit-il en lui prenant la main qu'il baisa affectueusement,... non pas seulement des souvenirs, mais des espoirs aussi... puisque c'est là-bas seulement que notre bonheur doit être complet...
Ossipoff toussa légèrement, car il était toujours fort embarrassé lorsque Gontran faisait allusion à son problématique mariage avec Séléna; puis, pour changer la conversation, il étendit la main vers la brillante étoile.
—En vérité! s'exclama-t-il, ne jurerait-on pas voir Vénus?... c'est la même clarté douce,... c'est la même situation...
—Nous jouons probablement pour Mars le même rôle?
—Si par là, vous entendez dire que la Terre soit pour Mars l'étoile du soir, vous aurez raison.
—Du soir, dit Jonathan Farenheit, croyez-vous que cette étoile que vous admirez, soit une étoile du soir?
Et, sans attendre la réponse, il fit sonner son chronomètre.
—Il est une heure et demie à New-York, dit-il, après un moment de silence.
—Six heures à Pétersbourg, ajouta Séléna.
—Cinq heures à Paris, fit à son tour Gontran.
—En sorte qu'il est ici quatre heures du matin, conclut Mickhaïl Ossipoff; vous avez raison, sir Jonathan.
—Ne serait-ce donc pas la Terre? balbutia Gontran.
—Quel empêchement voyez-vous à cela?... Vénus n'est-elle pas pour nous une étoile du soir et du matin tout à la fois? elle précède l'aurore et suit le crépuscule... c'est selon...
—Oui, répéta Gontran machinalement,... c'est selon...
—Selon quoi? lui demanda Farenheit.
Pour le coup, le jeune comte se trouva fort embarrassé, d'autant plus que Mickhaïl Ossipoff le regardait fixement.
Instinctivement, il se pencha en arrière pour mettre son oreille plus à portée des lèvres de Séléna; puis, se redressant:
—Selon les saisons, mon cher sir Jonathan, répliqua-t-il; parbleu! nous vivons si singulièrement depuis quelque temps, que c'est à peine si je sais en quel mois nous sommes.
—Nous sommes en mai, répondit Ossipoff,... le 8 mai; depuis hier la Terre est à sa plus longue élongation occidentale, 37° 37', et restera étoile du matin jusqu'en octobre.
—Ouf! pensa M. de Flammermont en poussant un léger soupir, c'est là le c. q. f. d. du problème; la colle est terminée.
Fricoulet arrivait en ce moment.
—Mes amis, dit-il, si vous voulez, nous allons nous mettre en route.
—Pour quel endroit? demandèrent aussitôt les Terriens d'une même voix.
—Pour la Ville-Lumière, ainsi qu'ils appellent la capitale de la Planète.
—Et, est-ce loin d'ici, votre Ville-Lumière? demanda Farenheit déjà épouvanté par la perspective de faire usage de ses jambes.
—Si j'ai compris les explications sommaires d'Aotahâ... dit Fricoulet.
Gontran l'interrompit:
—Qui cela, Aotahâ? demanda-t-il.
—Un Martien fort aimable et fort instruit, dont j'ai fait connaissance et qui me paraît jouer, sur cette planète, le rôle de Grand-Maître de l'Université.
M. de Flammermont ne put s'empêcher de faire entendre un petit éclat de rire moqueur.
—Si tu as bien compris, dis-tu; ces gens-là parlent-ils donc comme on parle au boulevard Montparnasse?
—Peuh! fit l'ingénieur avec une moue de dédain, il y a beau jour que les Martiens ont laissé loin derrière eux la syntaxe et tout ce qui s'ensuit; le temps étant pour eux la chose la plus précieuse du monde, ils ont cherché un système de langage permettant d'exprimer la pensée presque aussi rapidement qu'elle jaillit dans leur cerveau.
—Une sorte de langage sténographique?
—Précisément: les cinq voyelles servent de base à ce système fort simple, puisque, suivant le ton sur lequel elles sont prononcées, elles expriment telle ou telle pensée.
—Mais cela leur fait un vocabulaire fort restreint, objecta Mlle Ossipoff; songez que la voix n'a que deux octaves et demie, ce qui donne, par la division en demi-tons, un total de trente sons différents... Ces gens-là n'auraient donc, pour exprimer leur pensée, que des moyens des plus imparfaits.
L'ingénieur sourit.
—Vous n'êtes pas sans savoir, mademoiselle, répondit-il, que ce sont les vibrations qui forment les sons; ainsi, la note la plus grave de la voix humaine correspond à 160 vibrations, tandis que la plus élevée en a 2048; eh bien! en allant de 160 à 2048, le son se modifie à chaque vibration ajoutée, ce qui donne 1888 sons différents,... vous voyez que le langage des Martiens est plus riche que vous ne pensiez.
—Ce que tu dis là est fort juste, riposta M. de Flammermont; malheureusement, l'oreille humaine est imparfaite à saisir des nuances si subtiles.
—L'oreille humaine, d'accord; mais celle de ces gens-là est soumise, dès la naissance, à une éducation qui les met à même, au bout d'un certain nombre d'années, d'arriver à une perception vraiment merveilleuse; on apprend aux jeunes Martiens à saisir, dans un son, les vibrations qui le composent, comme on nous apprend, à nous, à découvrir les beautés subtiles contenues dans un texte de Virgile, d'Homère ou de tout autre auteur ancien.
—Mais nous avons des grammaires, des dictionnaires, une foule d'instruments, enfin...
—Eux, ils ont ceci...
Et l'ingénieur tira de dessous son vêtement un appareil assez singulier; cela ressemblait à un casque qu'eussent orné, de chaque côté, deux appendices assez semblables à des pavillons de cor de chasse.
—Ceci, dit-il, est ce que portent les enfants dès l'âge le plus tendre; ces sortes de conques, formées d'un métal qui a la propriété de vibrer avec une facilité extrême, s'adaptent sur les oreilles et transmettent au tympan les vibrations qu'elles emmagasinent. À mesure que l'enfant grandit, la grandeur de ces conques diminue pour disparaître tout à fait, lorsque l'éducation est entièrement terminée.
Les Terriens considéraient, avec une curiosité facile à concevoir, le bizarre instrument dont chacun d'eux fit l'essai à tour de rôle.
—Je trouve, moi, dit Gontran, assez ironiquement, que cela dénature la parole.
—Parce que nous ne nous servons pas, comme ces gens-là, de monosyllabes pour rendre notre pensée; les vibrations de chacune de nos paroles s'enchevêtrent les unes dans les autres.
—Pour aboutir à une cacophonie incompréhensible, s'écria Farenheit.
—Et vous comprenez déjà ce qu'ils disent? demanda Séléna, prête à tomber en admiration devant l'ingénieur.
—Oh! répliqua celui-ci, vous avez trop bonne opinion de mon intelligence; c'est-à-dire que cet excellent Aotahâ, avec une patience au-dessus de tout éloge, m'a mis à même d'user avec lui d'une sorte de langage nègre, en prononçant certains monosyllabes et en me montrant ensuite l'objet dont il parlait... Je n'en suis encore qu'au B A ba de la langue martienne; quant à la théorie que je viens de vous développer, je l'ai déduite de ce que j'ai cru comprendre des explications d'Aotahâ.
—Eh bien! mon cher, dit M. de Flammermont, à dater de ce jour, je te nomme mon interprète particulier,... car je n'ai jamais eu de goût pour la vocalise,... ayant toujours chanté horriblement faux.
—Pour en revenir à votre Ville-Lumière, fit l'Américain, vous disiez donc...
—Que cette ville se trouve située à l'extrémité du continent Kepler, sur le 195e degré de longitude.
L'Américain fit entendre un sourd grognement.
—C'est très bien; mais d'abord, où sommes-nous?
—Non loin du lac du Soleil, sur le continent que Schiaparelli a baptisé du nom de Thaumasia.
—C'est-à-dire par le 90e degré de longitude,... nous avons donc environ 105 degrés à parcourir,... soit 6,800 kilomètres, ajouta Ossipoff.
—Jamais je n'arriverai à faire à pied cette étape, maugréa Farenheit.
—Qui vous parle de cela? demanda Fricoulet,... nous avons un véhicule tout prêt et si vous voulez me suivre...
Marchant sur les talons de l'ingénieur, les Terriens revinrent vers l'endroit où le ballon national les avait déposés.
À leur grande surprise, ils virent, dressée sur des espèces de rails, la nacelle dans laquelle ils avaient fait la traversée de Phobos à Mars; mais l'énorme cylindre qui la surmontait avait disparu ainsi que l'hélice et le gouvernail; telle qu'elle était maintenant, elle avait assez exactement l'aspect d'un gigantesque obus, ou plutôt d'une balle de fusil Lebel monumentale.
Sa pointe était tournée vers une masse métallique haute d'environ dix mètres et large d'autant qui, après une étendue de trente à quarante mètres, s'enfonçait soudain dans le sol.
—Le diable m'emporte, dit Farenheit, qui s'était approché et examinait curieusement cet appareil monstrueux,... cela ressemble terriblement à la culasse d'un canon.
Comme il achevait ces mots, une sorte de sonnerie électrique se fit entendre et ce que l'Américain venait assez exactement de comparer à la culasse d'un canon, s'ouvrit, montrant une cavité profonde et étincelante de clarté.
Surpris tout d'abord, les Terriens firent un bond en arrière.
—Qu'est-ce que cela? murmura Séléna d'une voix effrayée.
—Rien de bien effrayant, Mademoiselle, répondit l'ingénieur.
—Mais encore?
—Je vous ai dit, n'est-ce pas, de quel prix inestimable était le temps aux yeux des Martiens; vous ne serez donc pas étonnée d'apprendre que tous leurs efforts tendent à raccourcir les distances, c'est-à-dire à parcourir lesdites distances le plus rapidement possible.
—Et leurs ailes, objecta Farenheit, ne s'en servent-ils donc pas?
—Parfaitement si; mais leurs forces musculaires n'étant relativement pas plus considérables que les nôtres, ils ne peuvent pas plus accomplir, en volant, de longs trajets, que nous ne le pouvons, nous, Terriens, en marchant,... ils ont donc été obligés d'inventer des systèmes de locomotion... et c'est un de ceux-là qui va nous transporter à la Ville-Lumière.
—Tout cela ne nous explique pas,... dit Séléna.
—Écoutez, riposta Fricoulet; vous connaissez le système des tubes pneumatiques qui transportent, dans un réseau de tubes souterrains, des dépêches que renferment des wagonnets ressemblant à des balles de fusil; ce que vous voyez là est un système de locomotion basé sur le même principe...
Le visage un peu soucieux de Mlle Séléna se rasséréna comme par enchantement et, sans attendre davantage, elle s'élança d'un bond sur la plate-forme de la nacelle et disparut dans la cabine intérieure.
Deux minutes ne s'étaient pas écoulées depuis que Fricoulet qui fermait la marche avait rejoint ses compagnons, lorsqu'un bruit sourd retentit au dehors.
—Ce sont les portes du tube qui se referment, répondit l'ingénieur à l'interrogation muette contenue dans un regard de Séléna.
Durant quelques instants, il régna dans la cabine un profond silence; chacun, absorbé par ses propres réflexions, se taisait.
Farenheit prit le premier la parole.
—Une chose m'étonne, mon cher monsieur Ossipoff, dit-il, c'est que ce monde que le Créateur a doué de deux satellites, soit plus mal éclairé, durant la nuit, que la Terre qui n'en a qu'un.
—Une chose qui m'étonne bien davantage, repartit le vieux savant avec un sourire plein de condescendance, c'est votre étonnement: deux raisons, en effet, s'opposent à ce que Mars reçoive de ses satellites une lueur bien intense; d'abord, la distance qui sépare Mars du Soleil, lequel n'apparaît à la planète que sous la forme d'un cercle de 21 millimètres, tandis que, vu de la Terre, son disque est de 31 à 32 millimètres,... différence appréciable, vous en conviendrez.
—J'en conviens, mais vous conviendrez aussi que cette différence peut être contre-balancée par le rapprochement des satellites de la Planète qu'ils doivent éclairer,... tandis que la Lune gravite autour de la Terre à 90 mille lieues... Phobos, lui, trace son orbite à 6000 kilomètres, et Deimos à 20,000,... c'est appréciable aussi cela.
Ossipoff inclina la tête.
—Sans doute! dit-il... seulement, vous oubliez une chose; c'est que, même à six mille kilomètres, le disque de Phobos n'a pas plus de 7 minutes environ et celui de Deimos, deux minutes seulement... et celui de la Lune en a 31, c'est-à-dire trois et quinze fois plus...
—Et pour conclure par des chiffres, dit à son tour Fricoulet, savez-vous quelle différence d'intensité de lumière donnent ces différences d'éloignement?... comme la lumière reçue du Soleil, varie suivant la position de Mars, il en résulte que la clarté de Deimos est comprise entre les fractions 1/405 et 1/675 de notre claire de lune, tandis que celle de Phobos, dix fois plus forte varie de 1/45 à 1/67;... est-ce clair?
—Plus que la lueur de ces deux satellites martiens, répondit en riant Farenheit,... mais s'ils ne servent pas à éclairer... à quoi servent-ils?
—À régler avec une précision remarquable, grâce à la rapidité de leur révolution, les longitudes et les horloges, répondit Gontran, moitié plaisant, moitié sérieux.
Fricoulet le menaça du doigt.
—Voilà qui n'est pas de toi, lui chuchota-t-il à l'oreille.
—Pas de moi! répliqua le jeune comte, presque offensé.
—Tu apprends les Continents célestes avec une si grande ardeur que tu finis par t'approprier ce qu'ils contiennent et qu'en toute conscience tu nous sers, comme tiennes, les théories de ton illustre homonyme...
—C'est bien possible! bougonna M. de Flammermont.
—Ah çà! s'écria tout à coup l'Américain, est-ce que nous n'allons pas bientôt partir?
Il consulta son chronomètre et ajouta:
—Voici bientôt vingt minutes que nous sommes là-dedans et nous ne bougeons pas...
—Il y a beaucoup de chances pour que nous soyons arrivés, répondit Fricoulet en voyant la porte s'ouvrir et Aotahâ, arrêté sur le seuil, lui faire signe de venir à lui.
Il y eut, entre le Terrien et le Martien, un colloque rapide et animé, mélange de gestes expressifs du côté du second et, de la part du premier, de monosyllabes brefs, secs, prononcés avec des intonations bizarres.
Après quoi, l'ingénieur revint vers ses compagnons.
—J'avais deviné juste, leur dit-il, nous sommes arrivés.
—Arrivés, où cela? exclama Gontran, à la Ville-Lumière?
—Non pas; nous n'avons encore franchi que 400 kilomètres et nous ne sommes qu'au bord du lac du Soleil.
—Ou mer Terby, rectifia Ossipoff.
L'ébahissement de l'Américain était profond.
—Mais c'est féerique, balbutia-t-il; nous n'avons senti aucun choc au départ ni à l'arrivée... bien mieux, nous n'avons entendu ni le roulement des roues, ni le frottement des parois du wagon contre celles du tube.
—Et à cela, répondit l'ingénieur en souriant, il y a une explication fort simple; c'est, d'abord, que le véhicule n'a pas de roues, et ensuite que ses parois n'ont aucun point de contact avec celles du tube dans lequel il circule.
—C'est un conte à la mère l'Oie que tu nous fais là! s'écria malgré lui M. de Flammermont; tu veux nous faire accroire que notre wagon est suspendu au milieu du tube, sans le toucher en aucun point!
—Je ne veux pas te le faire accroire,... je te l'affirme.
—Et le vent! ajouta M. de Flammermont, que fais-tu du vent?... s'il en était ainsi que tu le dis, l'air comprimé qui pousse le wagon passerait par le vide et il y aurait une déperdition considérable de force.
L'ingénieur haussa les épaules et répliqua:
—Ton argument, dit-il, n'a pas le sens commun; quoiqu'il en soit, dès que j'aurai une minute devant moi, je le rétorquerai,... pour le moment, il s'agit de débarquer.
En disant ces mots, il s'avançait au-dessous de l'ouverture percée dans le plafond de la cabine et, d'un léger appel du pied, il s'élançait au dehors.
En ce moment, le Soleil paraissait à l'horizon et ses flèches d'or crevant le manteau sombre de la nuit, faisaient étinceler, aux yeux des Terriens émerveillés, une immensité liquide dont une brise légère ridait la surface.
—Le lac du Soleil! s'écria Mickhaïl Ossipoff d'une voix vibrante.
Et, accoudé sur la rambarde, il s'abîma dans une contemplation pleine d'extase.
Pendant ce temps, ses compagnons examinaient avec une curiosité non exempte de défiance, une foule d'individus semblables à Aotahâ, et qui entouraient le véhicule, se pressant, se bousculant, se désignant, avec force gestes et exclamations, les êtres étranges réunis sur la passerelle....
—Grand Dieu! gémit Séléna, pourvu qu'ils ne s'approchent pas!!
—Ne craignez rien, Mademoiselle, dit Fricoulet; la curiosité seule les pousse.
—Il est singulier, murmura Gontran, que l'extrême civilisation à laquelle tu prétends la race martienne parvenue, ne la rende pas plus belle qu'elle n'est.
—Et pourquoi donc veux-tu qu'il en soit autrement sur ce monde que sur le nôtre?... pour ne prendre qu'un exemple, compare donc les anciens guerriers francs, nos ancêtres, aux freluquets que nous sommes.
—Eh! dis donc, riposta Gontran en plaisantant, parle pour toi.
—Assurément, reprit Séléna, je ne trouve pas M. de Flammermont si freluquet que vous voulez bien le dire...
L'ingénieur haussa doucement les épaules.
—Mettez-lui seulement entre les mains une masse d'armes et, sur le torse, une cotte de mailles du moyen âge... et vous verrez quelle tournure pleine de désinvolture il aura.
—Où veux-tu en venir? demanda d'un ton aigre-doux, M. de Flammermont, auquel il ne plaisait que médiocrement d'être ainsi tourné en ridicule, en présence de sa fiancée.
—Je veux que tu comprennes que plus une race avance en civilisation, et plus elle s'atrophie,... la cervelle accapare toute la sève au détriment du reste du corps.
En ce moment, Mlle Ossipoff poussa un cri de terreur; du sol venait de s'élever tout à coup une nuée de ces êtres étranges qui tourbillonnaient dans l'espace au-dessus et autour du groupe formé par les Terriens; on eût dit un vol d'oiseaux immenses dont les ailes battaient l'air presque sans bruit.
Sur un geste d'Aotahâ, tout cela cessa comme par enchantement et, repliant leurs ailes, leur curiosité étant sans doute satisfaite, les Martiens s'éloignèrent.
—Notre guide nous fait signe de le suivre, dit Fricoulet en touchant Ossipoff à l'épaule.
Celui-ci redressa la tête et vit Aotahâ qui, déployant ses ailes, venait, en un vol rapide, de toucher le sol.
—Le suivre! grommela le vieux savant, l'esprit encore plein des rêves qu'il venait de faire... c'est fort facile à dire; mais par où?
—Eh! par le même chemin! riposta Gontran.
Prenant son élan, le jeune homme sauta par dessus le bordage et, légèrement, alla se poser auprès du Martien; ce en quoi, l'un après l'autre, ses compagnons l'imitèrent.
Amarré au rivage, se balançait un bateau de forme singulière qui attira aussitôt l'attention des Terriens, de Fricoulet surtout qui y courut en quelques bonds.
—Eh! s'exclama-t-il en appelant ses compagnons avec force gestes et cris, eh! c'est l'appareil de Raoul Pictet!
—Qu'entendez-vous par là? demanda Ossipoff.
—J'entends un appareil garni à l'arrière, comme celui-ci, d'une vaste surface plane faisant suite à la quille et permettant au bateau de glisser à la surface de l'eau comme un traîneau à la surface de la glace.
—Un bateau à patin! alors! fit Gontran.
—À peu près...
—Et que résulte-t-il de là? demanda Farenheit.
Canal sur la planète Mars.
BATEAU MARTIEN: A. Coque—B. Plan arrière—C. Chambre du moteur—D.
Cabines—E. Chaloupe de sauvetage—F. Promenoir—G. Propulseur.
—Une vitesse considérable... quelque chose comme quarante ou cinquante nœuds à l'heure.
—C'est prodigieux.
—Je ne sais pas si c'est prodigieux, dit à son tour Gontran; mais en tout cas, voilà un appareil de navigation bien gracieux!
Et, certes, il avait raison: l'avant, fort élevé au-dessus des flots, se recourbait à la façon des gondoles qui sillonnent les lagunes de Venise; l'arrière, arrondi, reposait sur cette vaste plate-forme triangulaire qui s'étalait sur la nappe liquide, comme une gigantesque queue de paon; à la poupe et sur le tiers de la longueur, s'élevait un habitacle percé de hublots, et sur cet habitacle, au niveau de la proue, un plancher était jeté, formant un second pont, recouvert lui-même d'une toiture légère destinée à protéger les passagers des ardeurs du soleil; à la partie postérieure de ce pont, enclavée dans le bateau même et reposant en partie sur l'habitacle de l'étage inférieur, s'allongeait une chaloupe qu'un simple ressort lançait à l'eau en moins de quelques secondes.
Une fois que les Terriens eurent pris place sur cette étrange embarcation, Aotahâ donna un signal et, actionné par un propulseur placé au-dessous de la chaloupe, au milieu de la plate-forme, le bâtiment s'éloigna du bord.
Ainsi que l'avait expliqué Fricoulet, il glissait à la crête des vagues, semblable à un oiseau de mer, avec une incroyable rapidité, sans aucun tangage, et, en moins d'une heure, les côtes disparurent sous l'horizon.
—De ce train-là, murmura Ossipoff qui avait déployé une carte de Schiaparelli, nous aurons, avant la nuit, traversé cet océan dans toute sa largeur.
—Savez-vous que cette largeur est de 600 kilomètres? demanda M. de Flammermont.
—Si vous voulez vous donner la peine de faire le calcul, riposta le vieux savant, vous verrez que je n'exagère pas...
Toute la journée on glissa sur l'onde sans qu'aucun accident vint rompre la monotonie du voyage; Ossipoff, qui ne perdait pas la carte des yeux, déclara qu'on devait approcher de l'équateur, non loin du Nodus gordii, le nœud gordien de Schiaparelli.
Le Soleil, presque au zénith, dardait ses rayons verticalement, et il faisait une chaleur épouvantable.
Tout à coup, il parut régner à bord une animation extraordinaire; l'équipage martien, groupé sur le pont, discutait avec vivacité en désignant au loin un point invisible pour les Terriens, mais que les Martiens, avec l'acuité de leur vue, distinguaient à merveille.
—Un accident, sans doute, grommela Farenheit; vous allez voir que nous serons obligés de continuer la route à pied...
—Il faudrait commencer par la continuer à la nage, riposta Gontran.
—Je ne sais pas, murmura Ossipoff en secouant la tête, mais tout ce remue-ménage ne présage rien de bon.
Fricoulet qui, dès le premier instant, était allé trouver Aotahâ, revint, la mine grave et l'air ennuyé. Gontran, en l'apercevant, s'écria plaisamment:
Le voici; ses malheurs sur son front sont écrits;
Il a tout le visage et l'air d'un premier pris!
—Étant donné que mes malheurs sont également les vôtres, bougonna l'ingénieur, je trouve que tu as mauvaise grâce à railler.
—Enfin! qu'arrive-t-il?
—Il arrive que nous ne pouvons plus passer.
Ce fut une exclamation générale.
—Plus passer! fit Ossipoff... ah çà! qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie?
—Ce n'est pas une plaisanterie... le canal est fermé!
—Le canal!... s'écria Farenheit... de quel canal parlez-vous donc?
—De celui où nous sommes, parbleu!
—Ça!... un canal! exclama l'Américain en désignant de la main la nappe d'eau qui, de tous côtés, s'étendait à perte de vue.
—Mais oui, un canal... un simple canal de cinq mille kilomètres de long.
Farenheit demeurait les yeux écarquillés, la bouche grande ouverte, tellement profonde était sa stupéfaction.
Gontran, non moins étonné que lui, dissimulait son étonnement sous une apparente indifférence.
—Avouez, mon cher sir Jonathan, fit l'ingénieur en frappant amicalement sur l'épaule de l'Américain, que Suez et Panama sont des besognes d'enfant auprès de ce canal.
—Mais vous n'allez pas me faire accroire que cet océan—car je persiste à lui donner ce nom—a été creusé de main d'homme!...
—Il faut cependant bien que je vous le fasse accroire, puisque c'est la vérité... d'ailleurs, vous pourrez, avant peu, vous en convaincre par vos yeux... on est en train d'en creuser un perpendiculairement à celui-ci, et c'est la cause pour laquelle nous ne pouvons passer.
Ossipoff avait abandonné ses compagnons et était monté sur le pont, afin d'être le premier à constater, de visu, la vérité sur ces fameux canaux martiens, l'un des plus vastes points d'interrogation que se posent les savants du monde entier.
Pendant une heure, le vieillard, la poitrine oppressée, le cœur battant avec force, les yeux obstinément attachés sur l'espace, attendit.
Enfin, là-bas, tout là-bas, une ligne indécise apparut qui, peu à peu, devint distincte, grandit, s'allongea et finit par barrer l'horizon uniformément bleu, d'une teinte d'ocre légèrement orangée.
C'était le rivage oriental du canal où bientôt le bâtiment ne tarda pas à aborder.
—Eh bien! demanda Farenheit, qu'allons-nous devenir maintenant?
—Nous allons continuer le voyage, répondit Gontran.
—Comme ces gens-là, sans doute? fit ironiquement l'Américain en désignant les Martiens qui s'envolaient de tous les côtés.
—Assurément non; pedibus cum jambis, riposta le jeune comte qui s'amusait beaucoup de la répugnance de Farenheit à se servir de ses moyens de locomotion naturels.
Ossipoff intervint.
—Avant toutes choses, dit-il, je désire voir les travaux du canal que l'on creuse en ce moment.
—Encore un détour qui va nous allonger, grommela l'Américain.
Sans relever cette manifestation de mauvaise humeur, les Terriens se mirent en marche, sous la conduite d'Aotahâ qui voletait doucement à côté d'eux.
Tout à coup, ils aperçurent un véritable fourmillement d'êtres vivants arrachant du sol des masses formidables de terre qu'ils chargeaient dans des ballons semblables à celui qui avait été chercher les Terriens sur Phobos.
D'énormes machines fonctionnaient silencieusement, mises en action par des sortes de piles thermo-électriques, transformant en énergie électrique les rayons solaires.
Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on apercevait le même fourmillement occupé à creuser, dans le continent martien, une tranchée de plusieurs kilomètres de large.
—Singulière idée que de découper ainsi leur planète, grommela Farenheit.
Cependant Fricoulet écoutait avec une stupéfaction grandissant à chaque seconde, les explications que lui donnait Aotahâ, dans son laconique langage.
—Il paraît que c'est en vue d'une guerre prochaine qu'ils accomplissent ces gigantesques travaux, dit l'ingénieur en répondant à l'exclamation de l'Américain.
—Une guerre? s'écria Ossipoff... Une guerre! avez-vous dit!—Quoi! ce fléau que je considérais comme la conséquence fatale de l'état de barbarie dans lequel nous sommes encore plongés, ce fléau terrible, hideux, abominable, existe dans ces contrées que je croyais arrivées au summum du progrès et de la civilisation!
Et, en proie à un découragement étrange, le vieillard laissa tomber sa tête entre ses mains.
En sa qualité d'ingénieur, Fricoulet était prodigieusement intéressé par les travaux qui s'accomplissaient devant lui, pour ainsi dire à vue d'œil, et soudain, une question qu'il formula aussitôt, se posa devant son esprit.
—Tous ces déblais, demanda-t-il au Martien, qu'en faites-vous?
—Vous voyez ces ballons, répondit Aotahâ; sitôt chargés, ils partent pour Phobos... Phobos faisait autrefois partie d'un de ces astéroïdes qui existaient entre Mars et Jupiter; c'était un rocher ne mesurant pas plus d'une demi-lieue de diamètre. Lorsqu'il eût été saisi par notre attraction, on songea à l'utiliser en y établissant le dépôt des déblais causés par le creusement des canaux.
—Quelque chose comme une «décharge» des boues et immondices d'une grande ville, murmura Gontran, auquel son ami venait de traduire la réponse du Martien.
Puis, aussitôt:
—Mais, si l'on continue longtemps comme cela, la planète finira par être transportée tout entière sur son satellite.
Fricoulet se prit à rire.
—Heureusement, dit-il, que l'apogée de ces grands travaux est passée.
Sitôt chargés, ces
ballons partent port Phobos.
—Qu'en sais-tu? demanda M. de Flammermont d'un ton narquois.
—Schiaparelli le sait pour moi, répliqua l'ingénieur,... ses études, pendant la dernière apparition de Mars, lui ont révélé que le nombre des canaux demeurait stationnaire et que...
Sa phrase fut coupée en deux par une exclamation d'Ossipoff.
—Je regrette vivement, dit le vieillard en se frottant les mains, que Fédor Sharp ne soit pas ici!—Quand je pense qu'un jour, à l'Institut des Sciences, il nous a embêtés pendant plusieurs heures, pour nous prouver que ces canaux martiens n'étaient autre chose qu'une sorte de cadastre de cultures collectives sur un globe «arrivé à la période d'harmonie!»
Il se tut, se frotta les mains avec énergie et ajouta:
—Quel nez il ferait s'il connaissait la destination belliqueuse de ces travaux de nature si pacifique—selon lui!
Puis, après un moment, ressaisi par ses pensées humanitaires:
—Ainsi, murmura-t-il avec amertume, on se bat encore sur Mars!
Fricoulet, auquel Aotahâ venait de fournir une longue explication, se tourna vers le vieillard.
—Ce n'est point, lui dit-il, un reste de barbarie, comme vous pourriez le croire, mais un produit fatal, inévitable, de la civilisation exagérée à laquelle est parvenu le monde sur lequel nous vivons.
—C'est du paradoxe, ou je ne m'y connais pas! s'écria Gontran.
—Je suis assez de l'avis de M. de Flammermont, dit à son tour Farenheit.
—Avant de se prononcer, fit Ossipoff d'une voix sentencieuse, il faut connaître les faits.
Alors, répétant ce qu'avait dit leur guide, l'ingénieur raconta que la guerre, sur le monde de Mars, était une guerre nécessaire, indispensable, se faisant d'un commun accord, entre les peuples de la planète.
Plusieurs siècles auparavant, dans un congrès tenu par des délégués de toutes les nations martiennes, la suppression de la guerre avait été décidée; un tribunal international avait été nommé, chargé de juger en dernier ressort, tous les différends qui pourraient s'élever, à l'avenir, entre les peuples frères.
Pendant une longue suite de siècles, les décisions de ce tribunal eurent force de lois, le monde de Mars vécut dans un état de paix inaltérable et porta tous ses efforts vers le perfectionnement des arts et des sciences, des sciences surtout, les seules capables de permettre à l'humanité de surprendre les secrets de la nature.
Malheureusement, grâce au progrès accompli en toutes choses, la médecine devint tellement puissante, que toutes les maladies, tous les fléaux qui exerçaient autrefois, à la surface de la planète, des ravages terribles, mais nécessaires, devinrent impuissants; on n'avait même plus besoin de les combattre, on les prévenait: de là, un excès terrible de population.
Les continents qui avaient commencé par devenir trop petits, pour nourrir tous les habitants, finirent par avoir une surface insuffisante à les contenir même.
On créa des villes maritimes, des agglomérations aériennes; on inventa des aliments factices en extrayant de l'air, de l'eau, des minéraux eux-mêmes, les principes nutritifs et indispensables au renouvellement des forces martiennes.
Bientôt, tous ces expédients devinrent insuffisants, et les désastres que produisait autrefois la guerre ne furent rien auprès de ceux que la famine engendra.
Alors, comme cela avait eu lieu plusieurs siècles auparavant, toutes les nations du globe martien envoyèrent à la Ville-Lumière des délégués qui, réunis en congrès, décidèrent, à l'unanimité, le rétablissement de la guerre.
Mais comme, depuis longtemps, les peuples étaient habitués à se considérer comme frères et que, d'un autre côté, la civilisation avait chassé de l'âme des souverains tous les sentiments qui les faisaient jadis s'armer les uns contre les autres, le congrès décida de réglementer la guerre.
Il fut en conséquence établi que, quatre fois par siècle, deux nations, désignées à l'avance par un aréopage international, se mesureraient l'une contre l'autre, de manière à ramener la population martienne à un chiffre en rapport avec la superficie des continents.
—Voilà pourquoi, dit Fricoulet en terminant son récit, tous les cinquante ans, après avoir, par un dénombrement, fixé le chiffre des victimes, on met, dans un champ clos destiné à cet usage, les deux nations que le sort a désignées et qui s'égorgent pour le bien de l'Humanité.
—C'est horrible! fit Séléna.
—Je ne suis pas de votre avis, répliqua l'ingénieur; dans ces luttes humanitaires, il n'y a ni vainqueurs, ni vaincus... l'appât de la gloire n'y entre pour rien, mais seulement le désir de vivre, et le chiffre des victimes une fois atteint, on vit en paix, cultivant les arts et les sciences jusqu'à ce que la décision du congrès vous remette de nouveau en présence.
—Au moins, de cette façon, dit à son tour Gontran, ceux qui luttent meurent sans arrière-pensée, sans redouter de laisser leur famille et leur foyer à la merci d'un vainqueur impitoyable.
—Fort juste, grommela Farenheit... seulement, dans toute cette histoire, je n'ai point vu qu'il fût question de canal.
—Ce canal est tout simplement destiné à transporter sur le lieu de la lutte les combattants désignés par le tribunal suprême.
Un éclair brilla dans la prunelle de M. de Flammermont.
—Va-t-il donc y avoir prochainement une guerre? demanda-t-il.
—Le mois qui vient; à ce que m'a dit notre guide.
—Nous en serons, hein! sir Jonathan! s'écria le jeune comte.
—By God! grommela l'Américain en serrant les poings, cela me rappellera la guerre de Sécession!...
Tout en parlant, les Terriens s'étaient mis en marche dans la direction de Holion, ville importante où, au dire de leur guide, ils trouveraient un moyen de locomotion pour les transporter dans la Ville-Lumière.
—Voyez-vous, dit tout à coup Ossipoff à Gontran en lui montrant la carte qu'il tenait à la main, le canal qui nous a amenés jusqu'ici est l'Oréus; à quelques degrés plus vers la gauche se trouve le Pyriphlégéton, et nous coupons la ligne équatoriale pour descendre vers la terre des Amazones.
—Je ne sais si nous coupons la ligne équatoriale, gronda Farenheit entre ses dents... mais ce que je sais, c'est que nous coupons à travers champs et que j'ai les jambes rompues...
On traversait alors une plaine immense, non pas verdoyante, mais couleur de rouille; de ci, de là, se dressaient des bouquets d'arbrisseaux aux feuilles orangées, supportant des grappes de fruits roses ou d'un rouge écarlate. Les plantes, qui couvraient le sol d'un moelleux tapis, étaient toutes rougeâtres, et leurs larges feuilles s'étalaient en panaches d'une grâce merveilleuse.
—Hein! murmura Fricoulet à l'oreille de Gontran en lui désignant cette singulière végétation... comprends-tu maintenant pourquoi l'atmosphère de Mars semble rouge aux astronomes terrestres?
Puis, se tournant vers l'Américain qui ne cessait de geindre:
—Eh! qu'avez-vous donc, mon cher sir Jonathan? fit-il.
—J'ai... j'ai... que je demande une route, mes pieds n'en peuvent plus.
Fricoulet se mit à rire.
—Une route, dit-il; nous pourrions, je crois, parcourir Mars dans tous les sens sans en trouver une seule, attendu que, pour des gens voyageant par eau et par air, le sol n'est d'aucune utilité, au point de vue de la locomotion.
—Ma foi, déclara l'Américain en s'arrêtant au bord d'un large fossé qu'il s'agissait de franchir d'un bond, dussé-je coucher à la belle étoile, je m'arrête ici.
Ossipoff regarda Séléna qui, bien que ne se plaignant pas, donnait tous les signes d'une grande fatigue.
—Demandez donc au guide, dit-il à Fricoulet, s'il y aurait inconvénient à ce que nous passions la nuit ici... nous nous remettrions en marche demain matin.
Aotahâ, auquel l'ingénieur traduisit la question du vieillard, fit entendre quelques sons gutturaux et, déployant ses ailes, s'envola dans l'espace que le crépuscule assombrissait déjà.
—Eh bien! s'écria Farenheit, il nous abandonne?
—Non, il va s'enquérir d'un moyen de locomotion et sera de retour au lever de l'aurore.
En prononçant ces mots, l'ingénieur tira de sa poche le flacon de liquide nutritif dont il s'était muni, en homme de précaution qu'il était, et, le passant à Séléna:
—Mademoiselle, dit-il, à vous l'honneur.
Au moment où le soleil allait disparaître à l'horizon, les voyageurs
aperçurent...
CHAPITRE XVI
LA VÉRITÉ SUR LA SÉRIE: 4, 7, 10, ETC.
Les premiers rayons du soleil doraient déjà les hautes nuées martiennes, lorsque nos voyageurs s'éveillèrent.
À une dizaine de mètres au-dessus de leurs têtes, un appareil étrange était suspendu, immobile, comme s'il eût été rattaché au sol par quelque invisible lien.
C'était une sorte de mât paraissant avoir près de quinze mètres de haut et portant, à sa partie supérieure, une hélice à huit branches, dont chacune avait, pour le moins, la dimension des ailes d'un moulin à vent.
Au-dessus, sur le même prolongement, mais autour d'un axe concentrique au premier, deux petites hélices superposées, ayant quatre ailes seulement, tournaient dans un sens opposé à celui de la plus grande.
À cinquante centimètres plus bas, ces deux axes pénétraient dans un manchon sur lequel étaient fixés des arcs métalliques soutenant une espèce de tente repliée.
Au-dessous encore, supportés par des arceaux, se trouvaient dix sièges assez semblables à des selles de vélocipèdes, avec cette différence qu'ils étaient munis d'un dossier.
Enfin, la partie inférieure de l'appareil se terminait par deux cylindres contenant, sans aucun doute, les moteurs des hélices, ces moteurs devaient également actionner un arbre de couche, placé horizontalement, et à chacune des extrémités duquel était fixée une petite roue à pales gauches, servant de propulseur.
—Ou je me trompe fort, ou voilà bien un hélicoptère! s'écria Fricoulet qui, depuis quelques instants, demeurait le nez en l'air, considérant attentivement cette étrange machine.
—Hélicoptère! murmura Gontran... je connais cela... attends donc...
Puis, après un moment, élevant la voix afin d'être entendu d'Ossipoff:
—Eh! parbleu! c'est l'appareil de Ponton d'Amécourt.
Le vieux savant se retourna.
—Vous voulez dire celui de Philips.
—Pardon, répliqua le jeune comte, j'ai dit de Ponton d'Amécourt; je me rappelle même que celui dont il m'a été donné de voir le modèle... dans je ne sais plus quelle musée... était en aluminium.
Ossipoff riposta:
—Si vous n'avez vu que le modèle... moi, j'ai vu l'appareil lui-même. Je me souviens d'avoir assisté à l'essai d'un hélicoptère à vapeur dont l'inventeur se nommait Philips; c'était en 1845, à Varsovie...
—Allons, allons, déclara Fricoulet, je vais vous mettre d'accord; moi aussi j'ai vu un appareil à peu près semblable à celui-ci, mais il n'était dû ni au génie inventif de Ponton d'Amécourt, ni à celui de Philips; l'inventeur était l'Italien Forlanini.
Ce disant, l'ingénieur ploya légèrement les jarrets et s'enleva d'un bond jusqu'à l'appareil, où il prit place.
—Charmant pays! s'écria-t-il en se penchant sur son siège... enfoncés les escaliers et les échelles!
Gontran et Ossipoff le rejoignirent aussitôt et furent bientôt suivis par Séléna, à laquelle le Martien avait galamment offert la main et qui, sans aucun effort, avait été transportée jusqu'à son siège, par son guide, les ailes déployées.
Restait Farenheit qui, les pieds rivés au sol, considérait d'un œil méfiant cet étrange véhicule.
—Eh bien! lui cria M. de Flammermont, vous ne montez pas?
—Ces perchoirs sont tout au plus bons pour des singes ou des perroquets, riposta l'Américain.
Le jeune comte fronça les sourcils.
—Dites donc, sir Jonathan, gronda-t-il,... il me semble que vous n'êtes guère poli... en outre, pensez-vous que les États-Unis seront plus déshonorés en votre personne que la France et la Russie ne le sont en la nôtre?
—Au surplus, ajouta Fricoulet, chacun de nous est libre de choisir le moyen de locomotion qui lui convient... nous avons choisi l'air... vous préférez le plancher des vaches; libre à vous... seulement, je vous conseille de jouer des jambes si vous voulez arriver en même temps que nous à la Ville-Lumière...
Sur ce, il fit un signe à Aotahâ qui, pesant sur un levier, mit l'hélicoptère en mouvement.
—Si vous êtes embarrassé pour le chemin, cria plaisamment l'ingénieur au Yankee, vous le demanderez au premier sergent de ville que vous rencontrerez...
Cette boutade provoqua un éclat de rire général qui se perdit dans l'espace, car l'appareil s'élevait rapidement.
On était déjà à trois ou quatre cents mètres du sol, lorsque l'on vit soudain Farenheit prendre son élan, filer comme une flèche et, d'un bond prodigieux, tenter de rejoindre ses compagnons.
—Le malheureux! fit Séléna en joignant les mains, il n'arrivera jamais jusqu'à nous!
Elle avait à peine poussé cette exclamation que le Martien touchait un ressort qui immobilisa l'appareil; tandis que lui-même, ouvrant ses ailes, piquait—ainsi que l'on dit vulgairement—une tête dans l'élément éthéré.
Quelques secondes après, il était auprès de l'Américain que ses jarrets avaient été impuissants à lancer jusqu'à l'hélicoptère et qui, lentement redescendait vers le sol, jurant, vociférant, agitant désespérément ses bras et ses jambes.
Aotahâ le saisit par l'un des favoris et, dirigeant son vol vers l'appareil, l'eut bientôt rejoint traînant à sa remorque Farenheit qui paraissait flotter dans l'air, ainsi qu'un bonhomme en baudruche.
—By God! grommela-t-il en prenant place sur un siège, entre Fricoulet et Ossipoff, j'ai cru que vous m'abandonniez...
—Je ne sais, riposta l'ingénieur, si perchés comme nous le sommes, nous vous paraissions fort malins; mais je dois convenir sincèrement que, vu d'en haut et quoique sur la terre ferme, vous donniez une piètre idée de la dignité américaine.
Sir Jonathan grommela quelques mots dont Fricoulet ne put saisir le sens, puis tournant brusquement le dos à l'ingénieur, il s'adressa à son voisin de gauche.
—Pendant combien de temps allons-nous demeurer sur cette machine-là? demanda-t-il.
Ossipoff transmit cette question à Fricoulet qui, lui-même la traduisit au Martien.
Celui-ci, après quelques secondes de réflexion, répondit:
—Si le vent continue à être favorable, nous arriverons vers minuit.
Le vieillard déroula sa carte et mesura les distances soigneusement.
—Peste! pensa-t-il; ce sera rondement marcher, car il nous reste encore près de cinq cents lieues à faire.
—Ce que je ne comprends pas, dit alors Gontran à Fricoulet, c'est pourquoi nous ne nous sommes pas arrangés de manière à venir de Phobos en droite ligne jusqu'au but de notre voyage; en atterrissant comme nous l'avons fait, nous nous sommes imposé, bien gratuitement ce me semble, une étape de dix-huit cents lieues.
L'ingénieur jeta un coup d'œil du côté d'Ossipoff; le vieillard était tellement absorbé dans l'étude de sa carte qu'il n'avait point entendu un seul mot de l'observation de son futur gendre.
Baissant néanmoins la voix, par prudence, il répondit:
—Si tu réfléchissais un instant, avant de parler, tu te rendrais compte immédiatement qu'il était impossible, par suite du mouvement de Phobos autour de la planète, d'atterrir autre part.
—Ah! fit Gontran.
Ce ah! avait une intonation telle qu'il était facile de comprendre que les paroles de l'ingénieur n'avaient, pour le jeune comte, qu'un sens assez obscur.
—Pendant notre trajet, Mars a tourné sur son axe, si bien que le point visé s'est éloigné... Pour arriver directement sur la Ville-Lumière, il eut fallu calculer la rapidité de rotation de la planète et la vitesse de notre ballon et diriger notre course trois ou quatre cents kilomètres avant l'endroit où nous voulions arriver.
Gontran secoua les épaules.
—Peuh! fit-il,... je connais cela,... c'est l'A B C du manuel du parfait chasseur;... quand on tire la perdrix, il faut la viser en tête, pour atteindre l'aile ou la cuisse.
—C'est cela même,... or le plus pressé, n'est-ce pas, était de vous sauver... sans compter que par ce voyage à vol d'oiseau, tu peux te rendre compte de l'aréographie.
—Oh! répondit M. de Flammermont, les Continents célestes me suffisaient...
Et désignant de la main le panorama immense qui se déroulait au-dessous de l'appareil avec une rapidité vertigineuse:
—C'est toujours la même chose, dit-il; le paysage est d'une uniformité désespérante.
—Absolument comme sur la Lune, dit à son tour Farenheit, seulement là-bas, c'étaient des volcans, ici ce sont des canaux.
—Cet animal-là n'est jamais content, bougonna l'ingénieur.
L'Américain riposta:
—By God! je voudrais vous voir à ma place... Qu'est-ce que je fais ici, moi? rien, absolument rien... Croyez-vous qu'au lieu de traîner mes guêtres à travers les mondes célestes, en votre compagnie, je ne serais pas mieux à New-York...
—Eh! qu'y feriez-vous donc, à New-York? demanda Fricoulet; croyez-vous que les États-Unis marcheront moins droit dans la voie du progrès parce qu'un de leurs citoyens leur manque?
—Non, sans doute,... mais mes actionnaires, que diront-ils, lorsqu'à leur assemblée générale du mois de juin, ils ne me verront pas à mon poste... et puis, les élections de l'excentric Club ont lieu en juillet... où serai-je en juillet? ah! by God!... by God!...
Et l'Américain se tut, les poings fermés, les lèvres serrées dans une colère impuissante...
—Monsieur Fricoulet, dit alors Séléna qui accoudée sur le dossier de sa sellette observait, avec une curiosité intense, le paysage qui s'étendait à ses pieds, tous ces canaux, comme vous appelez ces mers qui sillonnent en tous sens la planète, sont-ils connus des astronomes terrestres?
L'ingénieur eut un sourire énigmatique.
—Votre question, mademoiselle, répondit-il, prouve que vous connaissez peu et mal nos savants,... oui, tous ces canaux sont connus, catalogués, baptisés... ils ont même, sur un grand nombre de chrétiens, cet avantage d'avoir été baptisés plusieurs fois.
—Comment cela?
—Par cette raison toute simple, c'est qu'il est fatalement arrivé que le même canal a été découvert en même temps par des astronomes de différentes nationalités, lesquels se sont empressés de lui donner un nom en rapport, soit avec leur amour-propre personnel ou national, soit avec leur propre imagination.
—Comment fait-on pour s'y reconnaître, en ce cas? demanda ingénument la jeune fille.
—On ne s'y reconnaît pas, mademoiselle, répliqua l'Américain avec une gravité comique.
—Sir Jonathan va trop loin, déclara Fricoulet; mais il est certain que l'empressement mis par certains astronomes à baptiser leurs découvertes ne contribue pas peu à rendre obscures pour le vulgum pecus les cartes sidérales.
Durant toute la journée, l'hélicoptère courut du nord au sud, suivant une ligne à peu près rigoureusement parallèle au tracé de l'Oréus, planant tantôt au-dessus de campagnes rougeoyantes, émaillées de ci de là de taches grisâtres que Aotahâ déclarait être des villes et des villages, tantôt au-dessus de filets argentés, miroitant sous les rayons du soleil, qui s'enfuyaient de droite et de gauche et qui n'étaient autre que des canaux coupant perpendiculairement l'Oréus.
La caractéristique du paysage, comme le nota d'ailleurs Fricoulet sur son carnet d'observations, était une platitude désespérante de monotonie; pas la moindre montagne, pas même la plus petite colline; partout des terres basses, émergeant à peine des flots qui les baignaient.
Comme Séléna s'étonnait, l'ingénieur expliqua ce manque de relief dans la topographie par l'usure résultant du frottement de la surface martienne contre les molécules composant l'atmosphère ambiante.
Vers six heures du soir, au moment où le Soleil allait disparaître à l'horizon, les voyageurs aperçurent au-dessous d'eux et s'étendant à perte de vue une immense nappe liquide dans laquelle se réfléchissaient les derniers rayons de l'astre du jour.
—Voilà le Trivium Charontis, déclara Ossipoff qui suivait, sur sa carte, la marche de l'appareil. C'est une sorte de lac ou plutôt de Méditerranée dans lequel se déversent plusieurs canaux découverts par Schiaparelli, parmi lesquels l'Oréus, le Laestrygons, le Cerberus, le Styx, le Hadès, l'Erebus...
En quelques instants, l'hélicoptère se fut engagé sur cet océan et les côtes du continent disparurent aux yeux des Terriens.
Tout à coup, sans transition aucune, ainsi que cela se produit dans nos régions équatoriales, la nuit succéda au jour et nos voyageurs se trouvèrent enveloppés d'une ombre vague dans laquelle la surface de la planète se noya, indécise et confuse.
Le soleil venait de disparaître au-dessous de l'horizon, après avoir, durant quelques secondes, empourpré l'atmosphère de ses derniers rayons; mais aussitôt, précisément à l'endroit où il venait de s'enfoncer dans l'espace, un astre se leva, brillant d'une clarté douce qui jetait sur le paysage une mélancolie singulière.
—La Lune! s'écria Gontran.
Ossipoff fit un tel bond que, sans Fricoulet qui l'avait saisi par le bras, il abandonnait sa sellette.
—Vous dites! exclama le vieillard d'une voix étranglée.
Cette attitude stupéfaite et indignée de son futur beau-père d'une part, et surtout un coup de pied envoyé par l'ingénieur en guise d'avertissement, prévinrent le jeune comte de l'hérésie qu'il venait de commettre.
—Eh oui! fit-il avec un sang-froid merveilleux, la lune de Mars ou plutôt l'une de ses Lunes,... n'est-ce point le rôle que joue Phobos?
Ossipoff inclina la tête affirmativement.
—À la bonne heure,... murmura-t-il, j'avais cru...
—Qu'aviez-vous donc cru? demanda M. de Flammermont, en affectant une raideur un peu hautaine.
—Rien, rien, s'empressa de répondre le savant,... l'expression dont vous vous étiez servi m'avait fait croire,... mais c'était un lapsus...
Fricoulet riait sous cape, tellement était amusant l'embarras du bon savant.
Heureusement qu'une exclamation de Farenheit vint mettre un terme à cette situation difficile.
—Une autre lune! s'écria-t-il en étendant la main vers l'est.
—Eh bien! riposta Gontran, quoi d'étonnant à cela?... c'est Deimos.
—Mais cette lune là ne va pas dans le même sens que l'autre...
—Vous le voyez bien...
—Elles doivent se rencontrer, en ce cas?
—C'est fatal.
—Qu'arrivera-t-il alors?
—Une éclipse, tout simplement, répondit Fricoulet, éclipse partielle ou totale, suivant la position dans le ciel des deux satellites,... c'est encore là une originalité de ce monde... et vous avouerez que cela vaut bien le voyage.
Trois heures durant, l'appareil sillonna les airs, sous la douce clarté de Phobos et de Deimos qui, ce soir-là, ne donnèrent pas aux Terriens le spectacle d'une éclipse.
Enfin, au loin, perçant le brouillard léger qui flottait à la surface du sol, un faisceau de lumière parvint jusqu'aux voyageurs et, en quelques instants, ils planèrent à huit cents mètres au-dessus de la Ville-Lumière, capitale intellectuelle de Mars.
Vu de cette hauteur, le spectacle était féerique, rappelant à chacun des Terriens la capitale de sa propre patrie: Gontran et Fricoulet déclaraient reconnaître le quartier de l'Opéra, tout étincelant de ses mille lumières et son animation extraordinaire; pour Séléna et son père, c'était la Perspective-Newsky dont l'image brillante s'étendait à leurs pieds; quant à Farenheit, il avait proclamé tout de suite que, de la nacelle d'un ballon, New-York devait certainement avoir cet aspect, avec ses avenues rectilignes et brillamment éclairées.
Mais ce qui donnait à la Ville-Lumière un aspect étrange, fantastique, c'étaient moins ces milliers de lumières qui découpaient, dans l'ombre de la nuit, la carcasse même de la cité, avec ses rues et ses monuments, que surtout des centaines d'étincelles qui sillonnaient l'espace dans tous les sens, semblables à des myriades de feux follets voltigeant à la surface du sol.
—Oh! oh! fit M. de Flammermont d'un ton goguenard, messieurs les Martiens se rendent à leurs plaisirs.
—Ou à leurs affaires! reprit Farenheit.
—La nuit n'est généralement pas le moment que l'on choisit pour faire des affaires, reprit le jeune comte.
—The business!! répliqua sentencieusement l'Américain.
Et se tournant vers Fricoulet.
—Ne m'avez-vous point dit, hier même, que ces gens-là, plus que nous encore, se conformaient à la devise: Time is money!
—Assurément! mais je ne vous ai point dit que ce temps, si précieux pour eux, ils le consacrassent aux affaires...
Sir Jonathan ouvrit des yeux énormes.
—À quoi donc, en ce cas, peuvent-ils employer leur temps?
—Je vous l'ai dit: les Martiens, doués par la nature d'une somme considérable de curiosité, consacrent leur vie à satisfaire cette curiosité... tout, pour eux est problème... et chaque fois qu'ils sont arrivés à en résoudre un,—si petit fût-il—ils sont persuadés d'avoir fait un pas vers l'absolue perfection,... aussi tous leurs efforts sont-ils dirigés vers la science,... la seule clé qui puisse leur ouvrir la porte de l'éternel mystère.
—Alors, dit Gontran, tu es persuadé que tous ces individus ne sont point à leurs plaisirs?
—Vous croyez qu'ils ne courent point à leurs affaires? poursuivit Farenheit.
L'ingénieur secoua la tête en souriant:
—Vous avez raison tous les deux quant à l'expression même; mais vous avez tort quant au sens que vous lui donnez,... j'entends, moi, par affaires, l'emploi du temps... eh bien! quand on emploie son temps suivant son goût et ses aptitudes, n'éprouve-t-on pas un véritable plaisir?
En ce moment, Aotahâ poussa une exclamation gutturale, désignant de la main, au centre même de la ville, une masse toute étincelante de lumières.
—Qu'est-ce que cela? demanda l'ingénieur.
La réponse du Martien provoqua chez lui une vive surprise.
—Qu'y a-t-il? demanda Ossipoff.
—Si j'ai bien compris, ce monument illuminé serait à la fois une sorte d'Institut et de Palais de gouvernement.
—Quoi! fit Gontran, la politique et la science logent sous le même toit?
—Par la simple raison qu'elles ne sont qu'une seule et même personne... ou plutôt que la première est absorbée par la seconde... dans un monde aussi avancé en civilisation que celui-ci, la race spéciale appelée sur terre, homme politique, a disparu depuis de longs siècles... elle a dû certainement exister, mais à une époque pour ainsi dire préhistorique, correspondant peut-être à la nôtre actuelle.
—Ah! les heureuses nations! soupira comiquement M. de Flammermont.
—Heureuses parce qu'elles sont pratiques; et puis, c'est toujours la conséquence de leur Time is money. Le temps, à leurs yeux, a une trop grande valeur pour qu'ils le gaspillent à la politique,... en outre, chez nous, la politique cache toujours un intérêt personnel, et ces gens-là ont l'esprit trop vaste, le cœur trop grand pour que de semblables petitesses y puissent trouver place.
—Ah! s'écria Gontran, n'était mon amour pour Séléna qui me fait souhaiter ardemment de revoir la Terre, puisque là seulement j'y dois trouver l'écharpe municipale, indispensable à mon bonheur, je planterais ma tente ici,... car un pays où l'on ne parle pas politique et surtout où la politique n'existe pas, un pays comme celui-là est le Paradis!
Pendant cette conversation, l'appareil quittant les hauteurs auxquelles il planait, était descendu insensiblement jusqu'à une centaine de mètres au-dessus de la ville.
Aotahâ prononça quelques monosyllabes que Fricoulet comprit sans doute, car il se leva et prit la place du Martien qui venait de déployer ses ailes et de quitter l'appareil.
—Où donc va-t-il? demandèrent les Terriens.
—Il va prévenir les autorités de notre arrivée, répondit l'ingénieur,... dans quelques instants, il va être de retour.
Bientôt, en effet, un bruit d'ailes qui fendaient l'espace se fit entendre et Aotahâ les rejoignait.
Sans mot dire, il saisit le levier conducteur et l'hélicoptère se dirigea sur le monument désigné par Fricoulet comme étant l'Institut; une fois là, la grande hélice supérieure s'immobilisa et, soutenue seulement par les deux plus petites, l'appareil tomba perpendiculairement, comme la balle d'un fil à plomb.
Puis les voyageurs traversèrent une zone étincelante, tellement étincelante que, sous l'impression de la douleur, ils fermèrent les yeux, et sans qu'ils pussent immédiatement se rendre compte du pourquoi, ils entendirent bruire à leurs oreilles un indescriptible tumulte.
Soudain, un choc léger les fit tressauter sur leurs sièges, ils entr'ouvrirent les paupières.
L'appareil, immobile maintenant, était suspendu par sa grande hélice à la voûte d'une vaste salle, voûte transparente car, au travers, on apercevait les cieux étoilés, mais, en même temps, cette voûte réfléchissait, comme un miroir, les milliers de lumières qui étincelaient de toutes parts.
Au-dessous d'eux, une foule grouillante et gesticulante les considérait avec étonnement, poussant de brèves interjections et agitant les ailes dans des battements précipités.
—Fichtre! grommela Fricoulet, il me semble que nous faisons un certain effet.
—Oui, l'effet d'un lustre dans un théâtre, riposta l'Américain d'une voix rogue.
—C'est ma foi vrai! dit à son tour Gontran... il est seulement regrettable que nous ne soyons pas incandescents... nous ressemblerions à un faisceau de lumières Jablochkoff.
Mickhaïl Ossipoff se rengorgeait, persuadé que toute cette multitude était réunie pour l'acclamer, lui et ses compagnons...
—Ce que c'est que la gloire, chuchota-t-il à l'oreille de M. de Flammermont.
Celui-ci eut un haussement d'épaules imperceptible...
—Ne vous illusionnez-vous pas, mon cher monsieur, répliqua-t-il... Si ce que Fricoulet nous a dit de ces gens-là est exact, nous ne devons être pour eux que de bien petits enfants... à côté de ces penseurs qui ont arraché à la nature une si grande partie de ses secrets, nous en sommes à peine, nous, à l'alphabet scientifique...
—Voilà qui est parlé, mon brave Gontran, exclama l'ingénieur... et tu as d'autant plus raison que l'on ne nous attendait pas; tous ces gens-là sont des délégués scientifiques des différents districts de l'Équateur, venus pour assister à d'intéressantes communications concernant la prochaine guerre...
Aotahâ toucha Fricoulet du doigt pour lui imposer silence; puis il s'élança sur une haute colonne surmontée d'une sorte de plate-forme où il replia ses ailes; une fois là, il prononça quelques sons gutturaux qui parurent faire, sur l'assemblée, une profonde impression, et rejoignit les voyageurs.
—Que dit-il donc? demanda Séléna.
—Il fait son métier de barnum; il nous présente aux Martiens comme dans les cirques de Paris, on présente au public quelque monstre difforme ou quelque habitant de contrées inconnues... pour lui, d'ailleurs, nous sommes parfaitement laids et représentons l'espèce intelligente de l'Univers sous une forme fort arriérée...
—Mais qu'a-t-il donc dit en terminant qui a paru exciter l'hilarité des auditeurs?
—Faisant allusion à nos membres inférieurs grâce auxquels nous nous traînions, a-t-il dit, si disgracieusement, il a déclaré que bien des canaux seraient creusés à la surface de leur monde, avant qu'il nous soit poussé des ailes.
—Des ailes!... des ailes!... grommela Farenheit... se considèrent-ils donc comme le summum de la perfection?... ils me font l'effet d'énormes volatiles...
L'indignation de l'Américain amusa beaucoup les voyageurs qui partirent d'un grand éclat de rire.
Leur hilarité fut couverte par un brouhaha inimaginable qui accueillit l'apparition, sur la colonne qui jouait le rôle de tribune, d'un Martien auquel son vol appesanti et son duvet tout blanc donnaient l'aspect d'un vieillard.
Fricoulet, prévenu par son guide que c'était, en effet, l'un des plus vieux et des plus renommés savants de l'Équateur, s'apprêta à écouter attentivement.
Bientôt, ses compagnons le virent sourire avec pitié.
—Parbleu! murmura-t-il, voilà une idée assez saugrenue et qui, en tout cas, ne doit pas être fort meurtrière... des canons chargés d'air!...
—En effet, riposta Gontran, comme engins de guerre cela me paraît assez platonique.
—Plus platonique, à coup sûr, que de bonnes pièces de vingt-quatre chargées de bons boulets de vingt-quatre kilogs..., grommela Farenheit.
Fricoulet lui posa la main sur le bras.
—Ça, par exemple, non, répondit-il... ce serait encore moins meurtrier que les canons à air dont parle cet individu.
—Pourquoi cela?
—Parce qu'en raison de leur peu de pesanteur, vos bons boulets de cinq cents kilogs ne retomberaient jamais et s'enfuiraient pour toujours dans le ciel... à moins qu'une partie des combattants n'aille prendre position soit sur Deimos, soit sur Phobos, et encore...
L'attention des Terriens fut ramenée vers l'orateur dont le discours paraissait faire, sur l'Assemblée, un effet diamétralement opposé à celui qu'il en attendait.
En vain il gesticulait, tenant à la main un tube de verre mesurant près de cinquante centimètres de long sur vingt centimètres de diamètre, en vain il poussait des exclamations qui, par moments, atteignaient l'intensité de cris véritables, l'efficacité du système qu'il proposait ne semblait rien moins que prouvée.
Alors, on le vit soudain braquer son tube sur le point de la salle où l'opposition était la plus acharnée et, sans mot dire, il lança dans le tube un jet enflammé.
Cette démonstration fut concluante; comme par enchantement, tous ceux qui se trouvaient dans cette direction furent renversés, culbutés ainsi que des capucins de cartes.
Ce fut, pendant quelques instants, une confusion indescriptible, un concert de cris, de gémissements, de volettements effarés; dans ce mélange soudain d'individus, les familles disloquées, brouillées, confondues, cherchaient à se reconnaître. Et au fur et à mesure que les maris avaient retrouvé leurs femmes, les pères leurs enfants et les enfants leurs mères, les ailes s'ouvraient et l'on s'enfuyait par les baies ouvertes dont la salle était percée.
Les autres assistants, convaincus par cet exemple frappant, firent entendre un petit clappement de langue en guise d'applaudissement, puis se retirèrent lentement.
Alors, l'obscurité se fit, et les Terriens, accablés de fatigue, s'endormirent d'un profond sommeil sur leur appareil...
Le premier, Fricoulet fut éveillé.
Déjà, le soleil pénétrait de toutes parts dans la salle immense que Farenheit remplissait, à lui seul, du bruit formidable de ses ronflements.
Sitôt l'œil ouvert, l'ingénieur pensa à se rendre compte du pays dans lequel il se trouvait, aussi courut-il à l'une des ouvertures par lesquelles il avait vu, la veille, s'envoler la foule des Martiens.
Il poussa un cri de surprise qui réveilla ses compagnons et les fit accourir auprès de lui.
—Mais, c'est Venise! s'exclama Séléna.
Les rues, en effet, au lieu d'être faites du sol même, étaient liquides, et les maisons se reflétaient dans l'eau.
—Comment font-ils pour marcher? demanda Farenheit.
—Comme on fait à Venise, parbleu! riposta Gontran... on va en bateau.
—Peine inutile... leurs ailes suffisent.
—C'est vrai... j'oublie toujours que ces gens-là ont la propriété de voler. Mais cela doit singulièrement modifier leur architecture.
—Pas besoin d'escaliers, en effet.
M. de Flammermont croisa les mains dans un geste comique.
—Ah! les heureuses gens! soupira-t-il.
—En quoi les trouves-tu si heureux que cela?
—En ce qu'ils ne connaissent pas l'un des plus grands fléaux inventés par notre civilisation... le concierge!... les maisons n'ayant pas de porte, il n'est aucunement besoin de quelqu'un pour les garder... les locataires entrent, sortent, reçoivent, sans être obligés de passer sous les yeux de cet Argus-Cerbère... Ah! les heureuses gens!