Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes
Fricoulet qui, tout en aimant son ami, ne négligeait cependant aucune occasion de le tourmenter, lui murmura à l'oreille:
—Malheureusement, si les Martiens ignorent le cordon du concierge, ils ignorent également l'écharpe tricolore du maire...
Le visage souriant du jeune comte se rembrunit aussitôt.
Aotahâ survint au même moment.
—Un monde aussi avancé que celui-ci dans le progrès et dans la civilisation doit avoir de merveilleux instruments télescopiques?
Ces paroles, prononcées par Ossipoff, s'adressaient à Fricoulet.
—Sans nul doute, répondit celui-ci.
Et il transmit immédiatement au Martien la réflexion du vieillard.
Aotahâ désigna l'énorme colonne du haut de laquelle l'inventeur martien avait fait, la veille, l'expérience de son canon à air, et les Terriens remarquèrent, à leur grande stupéfaction, que cette colonne, longue de quatre-vingts mètres et mesurant près de trois mètres de diamètre, n'était autre chose qu'un gigantesque équatorial.
Ossipoff poussa un cri de joie et d'admiration; en un bond, il fut près de l'instrument.
—Que voulez-vous observer avec une semblable lumière? demanda Fricoulet.
—Je veux résoudre l'un des plus intéressants problèmes de l'astronomie moderne, répliqua le vieillard... d'ici, et avec un équatorial aussi puissant, l'on doit pouvoir soulever le voile qui enveloppe les Petites Planètes.
Et se frottant les mains d'un air ravi, il ajouta:
—Hein! Gontran... les petites planètes?...
Le jeune homme chercha le regard de Fricoulet; celui-ci riait sous cape.
—Ah! oui, les petites planètes... répéta Gontran... quel régal magnifique!
Et de nouveau, il implora le secours de l'ingénieur.
Celui-ci, pendant qu'Ossipoff manœuvrait l'équatorial pour le braquer dans la direction voulue, se pencha vers le comte.
—Observation petites planètes impossible en ce moment, chuchota-t-il.
Gontran répéta aussitôt:
—Mais, cher monsieur, vous ne pouvez vous livrer, à présent, à aucune étude à ce sujet.
Le savant se redressa.
—Et pourquoi donc? demanda-t-il.
Gontran regarda Fricoulet qui lui montra le soleil dont les rayons dorés irradiaient l'espace.
—Mais tout simplement parce qu'il fait jour, répondit le jeune homme en affectant un ton légèrement railleur.
Ossipoff se frappa le front.
—C'est, ma foi, vrai! répliqua-t-il... il y a des moments, ma parole, où je n'ai pas la tête à moi.
Puis il ajouta:
—Eh bien! j'attendrai cette nuit... Dieu merci! les sujets d'observation ne manquent pas.
Et, avec un bonheur d'autant plus ineffable qu'il n'en avait joui depuis longtemps, il colla son œil à l'objectif de l'équatorial.
Quand il vit le vieillard parti dans l'espace à la suite de son rayon visuel, Gontran tira Fricoulet à l'écart.
—De grâce, implora-t-il, parle-moi des petites planètes... qu'est-ce que c'est encore que cela?
Et se prenant la tête à deux mains:
—Jamais, gémit-il, ma cervelle ne sera assez forte pour résister à tout le travail que je lui impose.
—Cela la change, répliqua plaisamment l'ingénieur.
—Trop...
—Eh bien! renonce à tes projets de mariage... et redeviens le Gontran d'autrefois.
Le jeune comte eut un geste plein d'énergie.
—Cela! jamais... je préfère avaler les planètes, petites et géantes, après avoir dévoré les moyennes, dussé-je mourir d'indigestion.
—En ce cas, dit en riant Fricoulet, prépare ton estomac... la gaveuse astronomique va fonctionner...
—Je t'écoute... parle.
L'ingénieur tira de sa poche son inévitable carnet qu'il tendit à son ami en disant:
—Écris les nombres suivants: 0, 3, 6, 12, 24, 48, 96.
—C'est fait, et à présent?
—À présent, que remarques-tu?...
Les yeux du jeune homme s'arrondirent à cette question, et sa langue demeura muette.
Séléna, qui était venue le rejoindre et qui regardait par dessus son épaule, murmura:
—Que chaque nombre est le double de celui qui le précède, est-ce cela, monsieur Fricoulet?
—Mademoiselle, répondit l'ingénieur, j'ai rarement vu une personne de votre sexe douée d'un sens d'observation aussi intense que le vôtre.
La jeune fille rougit.
—Ce n'est pas bien difficile, balbutia-t-elle, et si M. Gontran voulait se donner la peine de faire attention...
—Maintenant, poursuivit Fricoulet, à chacun de ces nombres ajoute 4.
Gontran sursauta.
—Mais ce n'est pas de l'astronomie cela, c'est un de ces petits jeux de société auxquels, dans les familles bourgeoises, on consacre les soirées dites: soirées en long... et où l'on...
Un formidable bâillement interrompit sa phrase.
—Allons, dit Fricoulet, as-tu ajouté 4?
—Oui, voilà qui est fait, et maintenant j'ai: 4, 7, 10, 16, 28, 52, 100.
—C'est très bien... maintenant, sais-tu ce que représente, à peu près, chacun de ces nouveaux nombres?
—Mais, tu nous poses des questions abracadabrantes... ces nombres-là peuvent représenter un tas de choses... cela dépend desquelles on parle...
—Je ne sache pas que nous parlions, en ce moment, d'autre chose que d'astronomie... eh bien! puisque tu ne le sais pas, je vais te le dire: chacun de ces nombres représente la distance moyenne d'une ancienne planète au Soleil... écris ceci: Mercure, 3,9—Vénus, 7,2—La Terre, 10—Mars, 15—Jupiter, 52—Saturne, 95.
—En effet, observa Gontran, à peu de chose près, c'est identique...
—Mais en comparant ces nouveaux nombres avec les premiers, tu ne remarques rien?...
Le jeune homme se tut quelques instants:
—Ma foi, non, dit-il; je ne remarque rien.
—Et le nombre 28?...
—Tiens! c'est vrai... il ne correspond à aucune planète.
—C'est précisément cette lacune que Kepler avait signalée dans ses recherches sur les Harmonies du Monde et dont, plus tard, Titius et Bode devaient confirmer l'existence... d'ailleurs, lorsqu'en 1781, Herschell découvrit Uranus, elle se plaça à la distance 196 qui continue la série...
M. de Flammermont l'écoutait parler, sans paraître comprendre grand chose à son explication...
—Alors, fit-il, ce nombre 28...
—Est celui qui représente la distance à laquelle, entre Mars et Jupiter, devait se trouver un autre monde qui, jusqu'alors, avait échappé à l'observation humaine...
—C'est singulier... je n'ai rien vu de semblable dans les Continents célestes, murmura M. de Flammermont.
—Ta mémoire te sert mal;... il y est question des petites planètes...
—En effet... j'ai vu un chapitre portant ce titre-là... mais j'ai jugé cela de peu d'importance et j'ai passé à Jupiter.
—Eh bien! tu as eu tort... car ce sont précisément ces petites planètes que représente le nombre 28.
—Les petites planètes! répéta le jeune homme, combien donc y en a-t-il?
Fricoulet allongea les lèvres dans une moue dubitative:
—Peuh! fit-il, quelque chose comme 224, je crois... mais on en découvre tous les jours...
Gontran eut un mouvement d'effroi.
—Tu ne t'imagines pas, grommela-t-il, que je vais me fourrer dans la tête les noms de ces 224 planètes.
—Mais il n'y a pas que leurs noms; il y a aussi leurs coordonnées; c'est-à-dire leur diamètre, leur surface, leur densité, l'orbite décrite par elles autour du Soleil, avec leur aphélie, leur périhélie, etc.
—Et il y a un et cœtera! gémit Gontran... non, vois-tu, j'en deviendrai fou!
Et il tendit à Fricoulet le carnet qu'il lui avait prêté.
—Cependant, insista l'ingénieur, la prudence exige que tu ne te laisses pas prendre au dépourvu par les questions que M. Ossipoff ne manquera certainement pas de t'adresser ce soir.
Gontran prit un air résigné.
—Allons, va, bourreau... murmura-t-il, assassine-moi avec tes deux cent vingt-quatre planètes... pour peu que chacune d'elles soit seulement aussi grosse que la Terre... tu as de quoi m'assommer.
—Eh bien! regarde comme j'ai eu raison d'insister, répliqua l'ingénieur, tu viens de commettre là une hérésie formidable; d'après la théorie générale du système planétaire, la masse totale de ces deux cent vingt-quatre planètes ne peut dépasser le tiers de la masse terrestre...
—Pourquoi cela?
—Te répondre m'allongerait inutilement... qu'il te suffise de savoir que cela est... plus tard, quand j'aurai un moment, je t'expliquerai...
—Explique-moi donc alors comment cette zone sidérale a été considérée si longtemps comme déserte?
—À cause de l'infinie petitesse de ces astéroïdes, dont les plus importants ont cinq cents kilomètres de diamètre, au maximum, et qui nous apparaissait sous la forme d'étoiles de onzième grandeur... et puis, tu as dû remarquer qu'il y a beaucoup plus de chance de trouver une chose que l'on sait exister, que celle après laquelle on court, à tâtons, sans indications précises, sans certitude.
—C'est la vérité!
—Eh bien! du jour ou le nombre 28 fut déclaré par Titius comme n'ayant aucune représentation céleste, il se forma une association de vingt-quatre astronomes pour fouiller l'espace et trouver ce monde qui se dérobait ainsi à la curiosité humaine.
—Et qu'ont-ils trouvé?
—Eux, rien du tout; mais un astronome de Palerme, qui observait les petites étoiles du Taureau, découvrit par hasard, précisément à cette distance de 28, un monde nouveau qu'il baptisa du nom de Cérès.
—Par hasard! s'écria Gontran... c'était bien la peine de constituer une société de vingt-quatre savants?
—Plusieurs des plus grandes découvertes dont l'humanité s'enorgueillit sont dues au hasard, mon cher Gontran, dit Mickhaïl Ossipoff qui était venu rejoindre ses compagnons.
Le jeune comte tressaillit et, se penchant vers Fricoulet:
—Ne m'abandonne pas surtout, lui souffla-t-il à l'oreille.
—Du reste, poursuivit le vieillard, si la première fut découverte fortuitement, il n'en a pas été de même pour les suivantes qui, toutes, sont dues à des études persévérantes, à des recherches opiniâtres.
—Il y a, dit à son tour Fricoulet, des astronomes qui se sont fait pour ainsi dire une spécialité des petites planètes. Palisa en a découvert 40, un de vos compatriotes, sir Jonathan—Peters—en a découvert 34, nous en devons 14 à Prosper Henry, de l'Observatoire de Paris; 14 également à un peintre allemand, Goldschmidt...
Et l'ingénieur eût continué longtemps de la sorte, si Ossipoff, persuadé comme toujours, que le jeune homme faisait, par vanité, étalage d'une science superficielle, ne lui eut coupé la parole avec un mouvement d'impatience:
—Puisque la conversation est sur ce sujet, dit-il en s'adressant à Gontran, je vous serais bien reconnaissant de me donner votre avis.
—Mon avis!... sur quoi? demanda M. de Flammermont.
Et, in petto, il ajouta:
—Voilà l'assaut!
—Mais votre avis sur la formation de ces planètes, répliqua le vieillard.
Pour le coup, Gontran était acculé à son ignorance; nerveusement, il étirait sa moustache tout en poussant des hem! hem! pleins d'aveu, et ses regards désespérés s'attachaient sur Séléna, lorsque soudain, il vit la jeune fille prendre sa montre et la laisser tomber.
Ossipoff poussa un cri et se précipita: mais sa fille l'avait devancé et, ramassant les morceaux, les montrait, avec un sourire singulier, à M. de Flammermont.
Ce geste fit luire, dans son cerveau, une lumière subite:
—Parbleu! dit-il avec assurance, toutes ces petites planètes ne peuvent être que les fragments d'un monde qui, pour une raison inconnue encore, mais que la science découvrira, aura éclaté.
Ossipoff hocha la tête.
—Oui, dit-il, je sais que cette opinion a de fervents adeptes; seulement, ce n'est pas la mienne.
—Et pourquoi cela? demanda, avec assurance, l'infortuné Gontran.
—Parce que, pour un seul monde d'une masse égalant à peine le tiers de la masse terrestre, il était absolument inutile d'une zone aussi étendue que celle occupée par les petites planètes.
Et il regardait le jeune comte, épiant la réponse qu'il allait faire pour réfuter cet argument.
Ce fut Fricoulet qui répondit, avant que le vieillard eût pu l'arrêter.
—Ce que vous dites là serait logique si la fragmentation n'avait pas été successive et si Jupiter n'était pas là pour expliquer comment ont pu être disloquées toutes les orbites de ces fragments.
Et voyant Ossipoff frapper du pied avec impatience, il s'empressa d'ajouter:
—Moi, je n'ai aucune idée à ce sujet; je ne fais que vous répéter, mot pour mot, ce que me disait Gontran tout à l'heure...
L'irritation du vieillard s'apaisa; néanmoins, il répliqua d'un ton un peu sec:
—Toutes les opinions sont libres; quant à moi, j'estime, au contraire de vous, que, loin d'être les fragments d'une planète, ces astéroïdes en sont les éléments constitutifs, détachés de l'équateur solaire par la puissante attraction de Jupiter et empêchés, par cette même attraction, de se réunir jamais pour former un tout.
Gontran hochait la tête d'un air capable.
—Cette théorie est tout au moins aussi vraisemblable que la vôtre, fit Ossipoff avec un accent un peu amer.
—Sans doute... sans doute...
Fricoulet, qui avait remarqué combien son intervention irritait le vieillard et qui se faisait un malin plaisir de l'exaspérer, demanda alors d'un air naïf:
—Comment expliquez-vous, dans votre théorie, cette particularité que les orbites de ces petites planètes se coupent toutes au même point?... n'est-ce point une preuve à l'appui de la nôtre, car vous savez qu'une loi mécanique veut...
Ossipoff le foudroya d'un regard.
—Ah! dit-il, vous êtes bien heureux d'avoir appris cela tout à l'heure pour en faire parade maintenant.
Fricoulet fronça légèrement les sourcils.
—Alcide! murmura Gontran sur un ton de prière...
—Monsieur Alcide! implora Séléna qui redoutait de voir le jeune ingénieur, exaspéré par le langage acerbe du vieillard, laisser échapper quelque parole imprudente.
Mais Fricoulet, aussitôt rasséréné, leur fit signe de la main de n'avoir crainte.
—D'un autre côté, poursuivit Ossipoff en s'adressant cette fois directement à M. de Flammermont, les plus gros parmi ces mondes sont sphériques; Cérès, Fallos, Junon, Hebé, Psyché, Calliope...
Encore cette fois, Fricoulet intervint.
—Et Camille, Sylva, Zeha, Lumen, Gallia, dit-il, que pensez-vous de leur forme...
Le vieux savant eut un sourire méprisant.
—Mon cher monsieur, répondit-il, quand on se mêle de parler d'une chose, il faut tout au moins connaître cette chose... or, vous vous imaginez posséder des notions astronomiques, parce que M. de Flammermont veut bien vous en dire quelques mots, de temps en temps—malheureusement, cette couche de vernis scientifique s'écaille d'elle-même... pour les astres que vous venez de nommer, Gontran a peut-être négligé de vous dire ou plus vraisemblablement vous avez négligé de retenir qu'ils étaient si petits que dans les plus puissants télescopes, ils n'apparaissent que comme des points lumineux.
—C'est précisément ce sur quoi nous nous basons, déclara Fricoulet en prenant un air comiquement important, pour prétendre que ces mondes sont de petits éclats de forme polyédrique, fragments d'un monde détruit!
Ossipoff éclata de rire.
—Du moment que vous raisonnez ainsi, toute discussion est inutile entre nous, grommela-t-il.
Séléna, pour faire diversion, demanda:
—Si ces mondes sont aussi petits, il n'y a guère de chance pour qu'ils soient habités?
Gontran, à la mémoire duquel revinrent tout à coup les théories philosophiques de son illustre homonyme, répliqua avec une autorité qui impressionna Ossipoff.
—Et pourquoi cela, ma chère Séléna? sur quoi vous basez-vous pour proclamer ces mondes inhabités? sur leur exiguïté, mais je ne vois point en quoi cela peut les empêcher de prendre part au concert de vie universelle... n'avons-nous pas sur la Terre même des preuves de ce que j'avance... La Grèce, ce pays au territoire infime, n'a-t-il pas été, pendant de longs siècles, le flambeau de l'Antiquité?
—Seulement, objecta Fricoulet malicieusement, sur le sol grec, les conditions de pesanteur étaient tout autres qu'à la surface de ces globules auxquels tu parais t'intéresser énormément, je ne sais pas trop pourquoi.
—Rien ne prouve que l'humanité ne soit pas colossale; tout, au contraire, porte à le penser,... la taille des habitants étant en raison inverse de l'intensité de la pesanteur.
Et, satisfait de cette formule qui venait de germer dans sa tête, Gontran se pencha vers Séléna avec un gracieux sourire aux lèvres.
—Savez-vous à quoi vous arrivez avec un raisonnement semblable, dit alors Ossipoff: à avoir des habitants plus grands que les mondes sur lesquels ils sont appelés à vivre!
Gontran tressaillit et regarda l'ingénieur qui lui fit signe que le vieillard avait raison.
Heureusement, un vol de Martiens vint s'abattre dans l'observatoire, suivi bientôt d'un autre, puis d'un autre encore qui, se mettant les uns à la suite des autres formèrent en quelques instants, une longue théorie, semblables au ruban humain qui se déroule, le soir, à la porte de nos théâtres.
Chose singulière que Séléna fut la première à remarquer, les enfants étaient en grande majorité.
—Sans doute y a-t-il matinée à un Robert-Houdin ou à un Cirque d'Hiver quelconque, dit plaisamment M. de Flammermont.
—Le meilleur moyen de savoir à quoi vous en tenir, proposa Fricoulet, est de suivre ces gens-là... du moment que nous sommes sur un monde ou la curiosité est le mobile de toutes les actions, ils ne peuvent pas nous en vouloir d'être curieux.
Ce conseil fut jugé bon et, sans tarder, les Terriens prirent la file.
Après une attente qui ne fut pas longue—les Martiens mettant à toutes leurs actions une rapidité inouïe,—nos voyageurs arrivèrent à une porte qu'ils franchirent à la suite de ceux qui les précédaient et ils se trouvèrent aussitôt enveloppés d'ombres épaisses, tellement épaisses qu'ils ne purent distinguer non seulement en quel endroit ils se trouvaient, mais encore s'ils étaient seuls ou non.
Tout à coup, sans qu'ils eussent bougé de place, il leur sembla qu'ils étaient transportés dans l'espace, sous le dôme céleste constellé de mille étoiles parmi lesquelles étincelaient des constellations et des planètes parfaitement reconnaissables.
Puis, un de ces astres qui n'avait paru jusqu'alors que comme un point lumineux, grossit, accourant au devant des spectateurs avec une rapidité vertigineuse, pour se transformer comme par miracle en une sphère énorme, gigantesque qui bientôt eut envahi le ciel tout entier.
Maintenant, les Terriens, muets de stupeur et la poitrine comprimée par une singulière angoisse, distinguaient aussi parfaitement qu'ils eussent pu le faire à l'aide d'un puissant télescope, la topographie bizarre de ce monde inconnu: c'était un enchevêtrement inextricable de terre et d'océans, de terres qui semblaient des brasiers ardents et d'océans où semblaient s'agiter des vagues de feu liquide; c'étaient aussi des trous sombres, ainsi que des cratères de volcans et des pics étincelants comme des sommets de montagnes neigeuses: des nuages verdâtres allongés en bandes parallèles à l'équateur, formaient comme un écran à ce paysage.
Gontran sentit qu'on lui poussait le coude et une voix, celle d'Ossipoff, murmura à son oreille:
—Je ne m'y reconnais plus du tout, mon cher ami,—et vous? aucune carte céleste ne mentionne une planète semblable—à votre avis?...
Sa phrase s'acheva dans une exclamation de surprise et de frayeur tout à la fois.
Au moment où il semblait aux Terriens que cette sphère colossale, s'avançant toujours sur eux, allait les écraser de sa masse, elle éclata, comme éclatent dans l'espace ces belles fusées multicolores par lesquelles se terminent ordinairement les feux d'artifice.
Seulement, au lieu de se dissoudre, comme font les parties infinitésimales des fusées, et de devenir invisibles, les fragments de ce monde repoussés par une force intérieure à la sphère, s'enfuirent de tous côtés dans l'espace assombri.
Bientôt, il ne resta plus qu'un ardent petit soleil qui continua lentement sa marche dans l'infini.
Puis les astres parurent rentrer dans la nuit; tout disparut et l'ombre s'épaissit de nouveau autour des Terriens.
—By God! grommela Farenheit, voilà un truc fort intéressant et qui aurait un succès fou à New-York.
—Peuh! répliqua le sceptique Fricoulet; ce n'est pas autre chose que de la lanterne magique compliquée de fantasmagorie et de vues fondantes... Gontran avait raison de dire tout à l'heure que les Martiens allaient à une matinée; on se serait cru chez Robert-Houdin.
—Mais qu'ont-ils voulu nous montrer là? demanda Ossipoff.
—La planète numéro 28, sans doute, répondit Fricoulet.
—Vous êtes fou...
Tout en parlant, les Terriens étaient revenus sur leurs pas; en rentrant dans l'observatoire, ils retrouvèrent Aotahâ.
Comme bien on pense, le premier mouvement de Fricoulet fut de lui demander des explications.
Après avoir écouté les paroles brèves et rapides du Martien, l'ingénieur se tourna vers ses compagnons:
—Parbleu! mon cher Gontran, fit-il; on a bien raison de dire: Aux innocents les mains pleines?
—Qu'entends-tu par là?
—Tout simplement que ce que nous venons de voir est la confirmation de la théorie des Petites planètes.
Ossipoff fit un bond formidable.
—Qu'en savez-vous?
—C'est Aotahâ qui vient de me le dire.
—Qu'en sait-il lui-même?
À cette question, Fricoulet ne répondit qu'en haussant les épaules et s'adressant à Gontran:
—Les Martiens ont, depuis des milliers d'années, trouvé le moyen d'enregistrer la lumière comme nous avons trouvé, par le phonographe, le moyen d'enregistrer le son... le spectacle saisissant auquel nous venons d'assister a été photographié d'après nature et le brisement de cette planète a été pour nous tel qu'il a été, il y a des siècles, pour les Martiens.
—Ce n'est pas croyable! grommela Farenheit.
—Ces sortes de tableaux, pour ainsi dire vivants, servent à l'instruction de la jeunesse; c'est ce qui vous explique pourquoi la foule que nous avons suivie était presque exclusivement composée d'enfants.
Ossipoff, tout rêveur et quelque peu humilié au fond, se taisait.
—Monsieur Fricoulet, dit alors Séléna, vous qui savez tant de choses, expliquez-moi donc comment on peut arriver à un semblable résultat.
—Ma foi, mademoiselle, en ce qui concerne le système martien, je ne puis vous répondre, ne l'ayant pas étudié; quant à celui dont se sert maître Robert-Houdin, il est des plus simples: en éloignant rapidement de l'écran tendu entre le spectateur et l'appareil le système optique, on donne l'illusion du rapprochement de l'apparition, par l'ouverture d'une seconde lanterne qui s'allume graduellement en même temps que la première s'éteint, on change la projection et le sujet en vue.
—C'est ce que nous appelons «the dissolving views,» dit Farenheit.
—Ou «vues fondantes,» ajouta Gontran.
—Monsieur Fricoulet, je voudrais encore vous demander autre chose.
—Parlez, mademoiselle.
—Ces gens ont photographié une planète qui n'existe plus; peut-être s'intéressent-ils assez à la Terre pour en avoir pris des vues également.
L'ingénieur se tourna vers Aotahâ et lui traduisit la question de la jeune fille.
Le Martien inclina légèrement la tête et fit signe aux voyageurs de le suivre.
Comme précédemment, les Terriens s'arrêtèrent dans une pièce obscure; puis soudain un voile se déchira, découvrant l'immensité des cieux au fond desquels un mince croissant, brillant d'une lueur très douce et très faible apparut.
Insensiblement ce croissant augmenta, étendant ses deux cornes immenses sur l'horizon entier; puis la dimension devint telle que les cornes elles-mêmes disparurent et qu'ils n'eurent plus sous les yeux, encadrés dans les rayons visuels qu'une partie seule de la planète.
—By God! grommela Farenheit,... mais c'est Londres que nous apercevons là,... tenez, voyez la Tamise sur la gauche... et toutes ces cheminées,... tous ces mâts de bateaux...
—C'est fort singulier, dit à son tour Fricoulet, on jurerait qu'on plane en ballon à quelques kilomètres au-dessus du sol.
Une exclamation émue éclata presque aussitôt.
—La France!... la France!... oh! comme cela file!... c'est Paris qui sort là du brouillard... Paris!...
Et un formidable soupir s'échappa de la poitrine de Gontran: en même temps que la vision de sa ville natale, le jeune comte venait de voir se dérouler devant ses yeux la silhouette de tous ceux qu'il avait laissés là-bas, parents, amis, camarades et il se demandait si tous ceux-là il les reverrait jamais.
—Parbleu! ricana Fricoulet, je gage que tu cherches la rue d'Anjou?
—Pourquoi la rue d'Anjou?
—N'est-ce point là que se trouve la mairie du huitième arrondissement, le plus chic arrondissement de Paris?
M. de Flammermont serra avec énergie le bras de son voisin.
—Tais-toi, fit-il, tes plaisanteries ne sont pas de saison.
Successivement, avait passé sous les yeux des Terriens muets d'émerveillement, le panorama de l'Europe centrale, la Suisse avait exhibé ses glaciers, ses ravins et ses pics neigeux, l'Allemagne ses vieux burgs démantelés et ses forêts mystérieuses, l'Italie, ses campagnes dorées et ses côtes bleues; puis apparurent les immensités blanches de la Russie, les coupoles dorées de Moscou, les glaçons de la Neva à Pétersbourg, les minarets de Constantinople;... ensuite, ce furent les steppes sibériens, les jungles indiennes, les rizières chinoises et les villes du Céleste-Empire, avec leurs monuments bizarrement découpés, ensuite encore une nappe d'eau qui paraissait s'étendre à perte de vue et dont les limites apparurent cependant en quelques minutes.
Alors un by God formidable éclata tout à coup; c'était Farenheit qui témoignait de sa joie à la vue de New-York et de son port tout fourmillant de steamers.
—Ah! fit-il en soupirant formidablement, que les Martiens, ces gens de progrès et de civilisation, n'ont-ils un moyen de me faire rejoindre la cinquième avenue?
—Mais ils viennent de le faire, sir Jonathan, répliqua Séléna; notre rayon visuel ne vous a-t-il pas transporté dans votre ville natale.
—Regardez, mais ne touchez pas, ajouta plaisamment M. de Flammermont.
—C'est le supplice de Tantale, conclut Fricoulet.
CHAPITRE XVII
COUPS DE CANON ET COUPS DE FOUDRE
usques à quand, demanda tout à coup Farenheit, vous proposez-vous de me
traîner ainsi à votre remorque, monsieur Ossipoff?
À cette question, ainsi posée à brûle-pourpoint, le vieillard ferma le carnet qu'il noircissait de chiffres et, relevant la tête, regarda fixement l'Américain:
—Mon cher sir Jonathan, répondit-il après quelques instants de silence, vous me demandez là un renseignement qu'il m'est assez difficile de vous donner.
—By God! exclama Farenheit, qui donc me le donnera, sinon vous?
—Moi, parbleu! dit Fricoulet.
L'Américain se précipita vers l'ingénieur.
—Oh! vous, dit-il, je savais bien que vous étiez un vrai savant.
—Moi! non, répliqua le jeune homme d'un air modeste, mais lui.
Et, de la main, il désignait Gontran qui causait à quelques pas de là avec Séléna.
Farenheit hocha la tête d'un air admiratif.
—Oh! Monsieur de Flammermont, murmura-t-il, il y a longtemps que j'ai mon opinion faite sur lui... alors, quel est son avis?
—Son avis est qu'il ne faut pas songer à revenir sur terre, avant d'avoir poussé notre voyage jusqu'aux confins de l'univers solaire.
—C'est-à-dire?...
—Jusqu'à Neptune,... onze cents millions de lieues du Soleil.
Les yeux de l'Américain s'agrandirent et ses regards s'effarèrent.
—Onze cents millions,... balbutia-t-il en agitant désespérément dans l'espace ses grands bras décharnés... mais aurons-nous seulement le moyen d'y arriver?
Ossipoff répondit avec un calme imperturbable:
—Le moyen n'est rien,... c'est le temps qui nous manquera peut-être.
L'effarement de Farenheit augmenta.
—Que veut-il dire? souffla-t-il à l'oreille de l'ingénieur.
—Il veut dire tout simplement qu'il nous faudra, au bas mot, pour cette petite excursion, une cinquantaine d'années.
—Mais nous serons morts! gémit-il.
—Vous peut-être,... M. Ossipoff, à coup sûr,... quant à ces deux amoureux et moi,... nous serons sans doute encore de ce monde,... seulement, je me demande si le peu d'années qu'il nous restera à vivre, vaudront la peine du retour.
—Du retour! exclama Ossipoff,... vous avez un moyen de retour?
—Moi! pas,... mais Gontran...
—Et ce moyen?
—C'est tout simplement la comète de Halley qui atteint son aphélie dans cinquante-deux ans d'ici, au delà de Neptune et qui, en reprenant le chemin du périhélie, pourra nous cueillir pour nous ramener sur Mercure,... une fois là, nous suivrons, mais en sens contraire, l'itinéraire que nous avons suivi pour venir ici,... ensuite, de la Lune à la Terre, c'est une bagatelle.
Ossipoff se prit à ricaner.
—N'est-ce point juste? demanda Fricoulet.
—Parfaitement juste,... seulement, vous avez oublié un détail... oh! un tout petit détail,... c'est que s'il vous faut une cinquantaine d'années pour atteindre Neptune, il vous en faudra un peu plus pour retourner sur la Lune; cela nous fait cent ans en nombre rond,... or, en admettant que vous donniez une preuve de longévité rare chez les Terriens, vous ne rejoindrez votre pays natal que pour vous y faire enterrer.—Cela en vaut-il bien la peine?
Fricoulet secoua les épaules.
—Assurément non, et s'il ne s'agissait que de moi, croyez bien que je ne m'inquiéterais guère du retour,... mais ces deux enfants-là, ne faudra-t-il pas leur donner, avant de mourir, la satisfaction suprême de s'épouser?... entre nous, près de cent ans de fiançailles mériteront bien un mariage in extremis! Ne trouvez-vous pas, monsieur Ossipoff?
Le savant comprit le reproche que contenaient ces paroles et baissa la tête.
Quant à Farenheit, il était dans un état de stupeur difficile à décrire; le menton sur la poitrine, les yeux grands ouverts et fixés droit devant lui, les lèvres pincées, les bras ballants le long du corps, et comme brisés, il était atterré.
Enfin, secouant la tête dans un geste superbe de défi:
—C'est bien, grommela-t-il, j'aviserai.
—Vous aviserez à quoi, mon pauvre sir Jonathan? demanda Fricoulet avec une pointe de raillerie.
—Au moyen de regagner la cinquième avenue, Monsieur, répliqua l'Américain d'une voix furieuse.
Et il se dirigeait vers la porte de l'observatoire lorsque, dans l'air bruit un battement d'ailes et Aotahâ, s'abattant auprès des Terriens, adressa à Fricoulet quelques monosyllabes rapides.
—Mes amis, dit l'ingénieur à ses compagnons, notre guide m'informe que si nous voulons assister à la grande hécatombe martienne dont il nous a parlé, il faut partir dès à présent.
—Comment! sitôt! exclama Séléna dont cette nouvelle interrompait le doux entretien qu'elle avait avec Gontran.
—Songez, mademoiselle, répliqua Fricoulet, que le point où nous allons se trouve à 90° de longitude ouest de la Ville-Lumière.
—Et quel moyen de locomotion allons-nous employer? demanda Ossipoff qui s'était levé, aux premiers mots, prêt à partir.
Sans doute, le Martien devina-t-il ce que venait de dire le vieillard, car il étendit ses ailes pour indiquer l'espace.
—Il ne suppose pas que nous allons nous envoler, bougonna Farenheit.
Personne ne fit attention à cette boutade, d'autant plus que, très grave, Gontran dit à Ossipoff:
—Ne craignez-vous pas d'emmener Mlle Séléna avec nous; si quelque accident lui survenait...
Le front du vieillard devint soucieux.
—J'avais la même pensée que vous, mon cher enfant, répondit-il, mais comment faire?... je connais Séléna; jamais elle ne consentira à rester seule ici,... moi-même, je répugnerais à m'en séparer.
—Et moi de même, ajouta M. de Flammermont.
Après un moment, il murmura:
—Si les convenances ne s'y opposaient, je vous proposerais bien de demeurer avec elle.
—Ce qui ne te serait nullement désagréable mon gaillard, ricana Fricoulet,... malheureusement les convenances sont...
—Alcide, dit alors M. de Flammermont, tu es mon ami...
L'ingénieur eut un haut-le-corps.
—Tu n'en as jamais douté, je suppose! exclama-t-il.
—Moi douter de ton amitié!... ah! Alcide.
—Tu n'en doutes pas et cependant, tu vas m'en demander une preuve.
—C'est vrai...
—Mais illogique,... enfin,... parle.
—Veux-tu veiller sur Séléna?
L'ingénieur fit tous ses efforts pour dissimuler la grimace que cette demande provoqua sur sa face.
—Tu manques d'enthousiasme, déclara Gontran.
—Dame!... en toute autre circonstance, je serais à ta disposition; mais venir sur Mars et ne pas assister au combat qui se prépare,... ne pas juger de l'effet que va produire le canon à air,... c'est dur!
Gontran lui tourna le dos, grommelant d'un ton sec:
—Merci quand même, mon cher.
Et il demeura pensif, les yeux fixés au sol, cherchant une idée. Tout à coup, il poussa une exclamation joyeuse.
—J'ai trouvé, dit-il.
Et se tournant vers Farenheit:
—Sir Jonathan, dit-il en pressant la main de l'Américain, j'ai un grand service à vous demander.
—Parlez, fit Farenheit étonné de l'intonation grave avec laquelle le jeune homme avait prononcé ces mots.
—Voulez-vous veiller sur ma fiancée? c'est une mission de confiance dont je vous charge,... vous convient-elle?
—By God! Monsieur de Flammermont, vous me flattez énormément—moi vivant, je vous jure qu'il n'arrivera rien à Mlle Séléna.
Puis, se penchant à l'oreille de Gontran.
—Seulement, ajouta-t-il, je tiens à vous dire ceci, monsieur de Flammermont, c'est sur votre fiancée que je veillerai, mais non sur la fille de ce vieux misérable.
Et il désignait Ossipoff.
—Que vous a-t-il donc fait?
—Ce qu'il m'a fait! gronda l'Américain.
Et, en quelques mots, il mit le jeune comte au courant de la conversation qui venait d'avoir lieu entre lui, Fricoulet et le vieux savant.
Un moment atterré par la perspective du mariage in extremis à lui concédé par Fricoulet, Gontran reconquit bientôt tout son sang-froid.
La Providence qui l'avait sauvé plusieurs fois déjà, depuis le commencement de cet étonnant voyage, lui viendrait bien encore en aide, en cette circonstance.
Il serra énergiquement la main de l'Américain et lui dit:
—N'ayez crainte, sir Jonathan, ce sera bien le diable si, à nous deux, nous ne trouvons pas un moyen de regagner notre planète natale avant l'époque prédite par ces messieurs.
Pendant ce temps, Fricoulet s'entretenait avec Aotahâ et, au fur et à mesure, traduisait à Ossipoff ce que lui disait le Martien.
Il s'agissait tout naturellement de la lutte qui allait s'engager et Aotahâ déclarait avoir une confiance absolue dans l'engin expérimenté quelques jours auparavant à l'Institut.
—Mais vos adversaires, demandait l'ingénieur, sait-on s'ils ont, eux aussi, un moyen, non pas de remporter la victoire,—il ne s'agit point de cela—mais de conserver la vie?
—On ne sait pas, répondit le Martien; certainement ils ont une arme mais, à ce sujet, le secret est bien gardé... pour chacun de nous, c'est une question de vie ou de mort; la destruction est nécessaire, indispensable; tout le monde est d'accord pour le reconnaître; mais l'instinct individuel de la conservation est là qui pousse chaque être à désirer revenir jouir de l'existence, au milieu des siens, de préférence à son adversaire,... la vie reste donc au plus intelligent et c'est justice.
En ce moment, il fit signe aux voyageurs de le suivre au dehors; devant l'Observatoire, un appareil d'aspect singulier se balançait à quelques pieds du sol: c'était une sorte d'oiseau mécanique, au corps effilé, aux vastes ailes concaves.
Ossipoff et ses compagnons s'installèrent dans la nef formée par le corps de l'oiseau et, aussitôt, un moteur mis en action par le Martien imprima aux ailes un mouvement uniforme et doux, grâce auquel l'appareil plana bientôt à une hauteur prodigieuse.
La Ville Lumière n'apparaissait plus que comme un amas de dés de pierre surgissant des flots glauques.
Aotahâ avait mis le cap au Sud-Ouest et le rivage du continent Huygens se profilait déjà à l'horizon.
Pendant deux jours, ils naviguèrent ainsi, filant à toute vitesse vers le terrain où devait se livrer le gigantesque et pacifique duel auquel ils se proposaient d'assister.
Bien que planant à une grande hauteur, les voyageurs pouvaient constater, à la surface de la planète, une animation extraordinaire; les canaux, qui mettent chaque mer en communication, étaient sillonnés par d'innombrables constructions chargées de Martiens suivant la même direction que nos amis; les airs étaient également zébrés par le vol rapide d'aéronefs immenses qui arrivaient de tous les points de l'horizon, semblables à un essaim gigantesque d'abeilles rejoignant la ruche.
—Mais enfin, demanda Gontran bas à l'oreille de Fricoulet, à quoi servent tous ces canaux immenses?... pour la longueur, passe encore; mais, c'est la largeur que je ne m'explique pas.
—C'est un simple système d'irrigation, répondit l'ingénieur; les eaux essentielles aux Martiens sont canalisées et réparties intelligemment à travers tous leurs continents, pour apporter avec elles la fécondité et la vie.
—Mais pourquoi, au lieu de se contenter d'un canal unique, les ont-ils, presque partout, accouplés deux à deux?
—C'est là une question que je n'ai pas encore élucidée; mais, sans doute, y a-t-il à cette mesure une raison de sécurité; il n'y aurait rien d'étonnant à ce que, de ces deux canaux, l'un fut consacré à l'aller et l'autre au retour? Mais c'est une simple hypothèse.
—Comme dans nos chemins de fer à deux voies, pensa Gontran.
Enfin, l'on arriva au but du voyage.
À en croire Mickhaïl Ossipoff, on se trouvait alors sous l'Équateur, par le 270° de longitude, sur le continent baptisé par Schiaparelli du nom de Lybia, à quelques degrés à peine de la Grande Syrte, plus communément connue sous le nom de Mer du Sablier.
—Au nord, déclara le savant en s'adressant à Gontran, la Lybie est bordée par une mer qui a eu votre illustre homonyme comme parrain.
Le jeune homme feignit de jeter un coup d'œil connaisseur sur la carte.
—Je vous avouerai, mon cher monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton dégagé, que je ne me reconnais plus du tout.
—Cela ne m'étonne pas, étant donné que moi-même...
—Sommes-nous donc perdus? demanda Séléna en souriant; mais avec vous, cher père, cela me paraît impossible.
Le vieillard indiqua d'un hochement de tête que cet éloge lui paraissait exagéré.
—Cette planète, voyez-vous, murmura-t-il, est la plus traîtresse que l'on connaisse... C'est un véritable caméléon,... là où s'étendaient des mers quelques mois auparavant, on aperçoit des continents; ceux-ci, au contraire, ont fait place à des nappes liquides; les neiges ont fondu pour former des lacs; les canaux se dédoublent, disparaissent, se reforment de nouveau.
—C'est un véritable casse-tête chinois, ajouta M. de Flammermont d'un ton important.
—Conséquence, dit Fricoulet d'un air légèrement narquois, nous ne savons pas où nous sommes.
Ossipoff semblait réfléchir.
—Attendez donc, dit-il au bout d'un instant; pour venir ici, nous avons suivi deux canaux, l'un le Cerberus, l'autre l'Hephœstis; j'en conclus que cette nappe d'eau que j'aperçois là, sur notre droite, doit être le Lacus Mœris de Schiaparelli; d'autres l'appellent aussi golfe Main.
Gontran eut un clappement de langue impatienté:
—C'est une vilaine habitude qu'ont là vos astronomes terrestres de donner trente-six noms à la même localité céleste; c'est d'un long à retenir,... sans compter que cela ne doit pas faciliter les discussions scientifiques.
—Que voulez-vous, riposta Ossipoff; chaque nation a un nombre plus ou moins grand de célébrités de toutes sortes à honorer; c'est pourquoi on choisit les hommes illustres comme parrains des continents, des lacs, des montagnes, découverts dans les astres du ciel.
—Nous, nous leur élevons des statues, déclara Fricoulet d'un air grave.
—Singulière idée, grommela Farenheit.
—C'est la seule manière que nous ayons d'honorer nos célébrités, riposta l'ingénieur; elles sont en si grand nombre que les parrainages célestes ne suffisent plus.
On avait mis pied à terre sur le bord d'un canal formant la ligne de démarcation des deux armées.
De chaque côté, à perte de vue, s'étendait un fourmillement formidable, duquel s'élevaient dans l'air des bruits singuliers; par moment, un vol rapide d'aéronefs apparaissait, sillonnait l'espace, transportant sur tel ou tel point du champ de bataille, des corps de troupes allant prendre leur position de combat.
À proprement parler, ce n'étaient point des combattants qui se trouvaient là, face à face, car ces masses étaient désarmées.
La science avait, en effet, apporté aux engins destructeurs de tels perfectionnements que non seulement le corps à corps était rendu impossible, mais encore que la lutte ne pouvait avoir lieu qu'à de trop grandes distances pour qu'une arme individuelle pût avoir le moindre effet.
Ces masses étaient simplement, dans les mains des chefs, comme les gigantesques pions d'un énorme échiquier, qu'ils faisaient manœuvrer à leur fantaisie.
—Sir Jonathan, dit alors Gontran, nous allons nous séparer; vous m'avez promis de veiller sur ma fiancée,... voici le moment de tenir votre promesse.
À la hauteur voulue,
l'appareil s'arrêtera.
—À vos ordres, monsieur de Flammermont, répondit l'Américain; que dois-je faire?
—Remonter sur l'appareil qui nous a amenés ici et attendre, à deux mille mètres de hauteur, l'issue de la lutte qui se prépare.
Farenheit se gratta la tête d'un air soucieux.
—C'est que, fit-il, je ne saurai pas manœuvrer cette machine-là.
—Ne vous inquiétez pas de ce détail, répondit Fricoulet; Aotahâ va régler le moteur et vous n'aurez qu'à vous laisser enlever; à la hauteur voulue, l'appareil s'arrêtera.
—Mais, pour redescendre?
—Notre guide ira vous chercher...
—Ne nous oubliez pas là-haut, dit Farenheit en prenant place à côté de Séléna que son père venait de serrer dans ses bras.
—Ne craignez rien, on ne vous laissera pas mourir de faim, riposta l'ingénieur en plaisantant.
Un dernier baiser à son père, une dernière poignée de main à Gontran, et Séléna elle-même donna le signal du départ.
—Surtout ne vous exposez pas, cria-t-elle à ses amis, au moment où l'appareil quittait le sol.
Si rapide était le vol de l'aéronef que leur réponse ne parvint pas jusqu'à la jeune fille.
M. de Flammermont suivait de l'œil, non sans émotion, l'appareil qui s'élevait, diminuant à vue d'œil.
—Sois donc tranquille; ils vont assister aux ébats de ces gens-là comme du haut d'un balcon.
Et l'ingénieur entraîna son ami sur les pas d'Ossipoff qui, accompagné de leur guide, parcourait déjà les premiers rangs des habitants de l'Équateur.
—À propos, murmura le jeune comte à l'oreille de l'ingénieur en voyant, rangés sur le bord du canal, une centaine de gigantesques tubes de verre braqués sur l'ennemi, tu devrais m'expliquer ce système-là... l'autre soir, à l'Institut, j'ai feint de comprendre, à cause d'Ossipoff, mais franchement...
—Mon pauvre ami, pour te faire bien saisir ce mécanisme, il me faudrait t'expliquer une loi de physique que tu ignores et cela nous entraînerait trop loin. Qu'il te suffise de savoir que la combustion de l'hydrogène pur produit une série de détonations qui ébranlent les couches d'air et forment comme une sorte d'ouragan artificiel, d'une puissance dont tu ne peux te faire une idée.
Comme il achevait ces mots, un ronflement formidable retentit à deux pas d'eux, puis, sur toute la ligne, ce fut une suite non interrompue de coups de tonnerre éclatant avec une intensité incroyable.
—Oh! oh! grommela Gontran, l'action s'engage, je crois.
Et, à l'aide d'une lunette marine, il regarda de l'autre côté du canal. Des trouées énormes se creusaient dans les masses profondes qui, jusqu'à ce moment immobiles, semblèrent reculer.
—Eh! s'écria Gontran, bonne invention que les canons en verre.
Tout à coup, du milieu de l'ennemi, une épaisse fumée se dégagea, formant, à trois cents mètres dans l'espace, un épais nuage qui glissa jusqu'au-dessus des Équatoriaux.
Le nez en l'air, les yeux arrondis, M. de Flammermont assistait, bouche bée, à cette transformation atmosphérique.
—Vois-tu cela? demanda-t-il à Fricoulet d'un ton stupéfait.
—Peuh! fit l'ingénieur, c'est un nuage.
—Un nuage,... mais cela s'est élevé de là-bas et s'est dirigé vers nous comme envoyé par eux.
—Eh bien! est-ce que sur terre, on ne fabrique pas des nuages artificiels pour préserver de la gelée la surface du sol?
—Ah bah! murmura Gontran, je ne savais pas cela.
Et l'autre haussa dédaigneusement les épaules:
—Il y a bien d'autres choses que tu ne sais pas.
—Assurément!... par exemple, dans quel but ces gens-là ont formé ce nuage?... est-il donc à craindre que nous gelions.
L'ingénieur n'eut pas le temps de riposter: un éclair éblouissant déchira soudain le flanc de cette nuée, vint frapper le sol, en même temps qu'un coup de tonnerre formidable ébranlait les couches atmosphériques.
Une clameur soudaine retentit derrière les jeunes gens qui se retournèrent et aperçurent dans les rangs de leurs amis des vides immenses que venait d'y creuser la foudre.
Et ils s'ébahissaient, lorsqu'ils entendirent Ossipoff qui les avait rejoints, murmurer:
—Voilà sans doute cet engin terrible dont nos adversaires ont su garder le secret jusqu'au dernier moment.
Il ne se trompait pas.
Dès ce moment, la lutte pour l'existence commença, opiniâtre, acharnée, également meurtrière de part et d'autre.
Des centaines de canons à hydrogène crachaient, avec des ronflements terribles, des ouragans artificiels qui balayaient, sur leur trajectoire, des masses profondes.
Et, en réponse, de fulgurants éclairs rayaient, sans discontinuer, l'ombre projetée par les nuées épaisses étendues au-dessus des Équatoriaux dont des compagnies entières tombaient foudroyées d'un seul coup.
Au-dessus du bruit du tonnerre, au-dessus du ronflement du canon, s'élevaient intenses, horribles, déchirants, les hurlements des blessés, les cris des agonisants, les clameurs enragées des survivants.
Soudain, malgré le vacarme, l'attention de Gontran fut attirée par une sorte de pétillement qui semblait sortir de dessous terre; il regarda à ses pieds et aperçut à la surface du sol, comme des myriades de feux follets.
—Tiens! vois donc comme c'est curieux, dit-il à Fricoulet.
Celui-ci devint tout pâle.
—Fichtre! grommela-t-il, nous filons un mauvais coton.
—Qu'arrive-t-il donc?
—Il arrive que la tension électrique du sol et des nuages est à son maximum et qu'avant quelques minutes le choc en retour va se produire.
—Et alors?
—Alors, la violence du choc sera telle que, sur une superficie de plusieurs kilomètres carrés, tout sera anéanti.
—Sais-tu que cette perspective manque de gaieté... mais, es-tu bien sûr de ne pas te tromper?
—Écoute et juge: ce nuage, formé par nos ennemis, recèle encore dans ses flancs une grande quantité d'électricité; de son côté le sol, électrisé par influence, contient, lui aussi, une énorme quantité de fluide dont nous sommes nous-mêmes saturés jusque dans la plus infime partie de notre être... or, ces deux électricités, celle du nuage et celle du sol, tendent à se reconstituer; si cette recombinaison se produit, le nuage se déchargera d'un seul coup de tout son fluide et se condensera en eau, tandis que le sol reviendra instantanément à l'état neutre.
—En ce cas, nous n'avons à craindre qu'une forte ondée, mais, bast! nous en avons vu bien d'autres.
—Tu ignores que ce passage brusque de l'état électrique à l'état neutre équivaut à un coup de tonnerre et, que nous nous trouvions ou non sur le trajet de l'étincelle, c'en est fait de nous, car nous ne supporterons pas la secousse.
Le visage de Gontran exprimait une inquiétude réelle.
—Vois-tu, dit-il, nous aurions mieux fait de nous mettre simplement en ballon comme Séléna et Farenheit.
—Inutiles regrets, riposta Fricoulet.
Puis, frappant du pied avec rage:
—Ah! gronda-t-il, si l'on pouvait, sans danger, décharger le nuage de l'électricité qu'il contient.
—Il suffirait d'un paratonnerre, déclara Gontran.
—Tu n'en as pas un sur toi, bougonna l'ingénieur.
—Je trouve que la plaisanterie n'est pas de saison, fit Ossipoff en proie à une anxiété profonde.
Puis, voyant tout à coup M. de Flammermont sauter dans un hélicoptère inoccupé:
—Ah çà! êtes-vous devenu fou? cria-t-il; qu'allez-vous faire?
—Le paratonnerre, tout simplement.
—Le paratonnerre! répéta Mickhaïl Ossipoff en regardant Fricoulet.
Mais celui-ci avait deviné le projet de son ami.
—Attends-moi! cria-t-il en courant à lui.
Mais il était trop tard; déjà l'hélice était mise en mouvement et l'appareil s'élevait verticalement, droit sur le nuage orageux, déroulant derrière lui un long câble métallique qui servait à le rattacher au sol.
La lutte en ce moment atteignait son période aigu et un silence relatif planait sur le champ de bataille; les ronflements sourds des canons des Équatoriaux se faisaient seuls entendre, la voix de la foudre s'était tue dans l'atmosphère soudainement calmée.
Les adversaires se laissaient balayer par l'ouragan, impassibles, sans riposter, les yeux fixés sur la nuée qui devait, selon leurs prévisions, anéantir les Équatoriaux.
Tout à coup, de l'autre côté du canal, un cri de rage formidable s'éleva; l'ennemi venait d'apercevoir l'hélicoptère de Gontran et le projet de l'audacieux Terrien lui était apparu clairement.
Aussitôt ce fut, par tout l'espace, un tourbillon d'êtres ailés qui se précipitèrent vers M. de Flammermont.
Mais celui-ci, prévoyant leur dessein, actionna le moteur et, au moment où il allait être atteint, l'appareil pénétra comme une flèche dans le nuage et disparut à la vue de ses ennemis.
Aussitôt une longue traînée de feu courut le long du câble jusqu'au sol qui se trouva déchargé de son surplus dangereux d'électricité, pendant que le terrible engin nuageux s'en allait en noires effilochures emportées par le souffle du vent.
Comme par enchantement, le ciel s'éclaircit, tandis que les vapeurs soudainement condensées, se transformaient en une pluie abondante qui inonda les Équatoriaux.
Au-dessus, le soleil dardait ses chauds rayons.
En moins de cinq minutes, l'appareil de Gontran s'abattit.
—Ah! mon enfant!... mon cher enfant,... balbutia Ossipoff en serrant le jeune homme dans ses bras.
M. de Flammermont, après cette étreinte quasi-paternelle, dut se soumettre à celle non moins amicale de Fricoulet qui lui murmura à l'oreille:
—Tu connaissais donc la théorie du paratonnerre?
—Pour mon bachot, n'ai-je donc pas dû apprendre la théorie de Franklin,... tu sais, l'histoire du cerf-volant?
L'ingénieur desserra les bras, grommelant d'un ton découragé:
—Et moi qui me figurais que tu te décidais enfin à mordre aux sciences!
Le jeune comte haussa les épaules:
—Qu'importe, dit-il, puisque avec mon ignorance, je viens de sauver la patrie!
Et, se campant dans une attitude comique:
—Je demande, ajouta-t-il, qu'on me décerne les honneurs du Panthéon!
Cependant, les trombes lancées par les Équatoriaux continuaient leurs ravages dans les masses ennemies qui, désarmées maintenant, recevaient la mort avec l'impassibilité du désespoir.
On les voyait osciller sous le formidable souffle du vent, puis tomber à terre, pressés comme des champs de blé écrasés par la tempête.
—Il n'y en a plus pour longtemps, à présent, déclara Aotahâ.
—Vous pourriez peut-être aller chercher nos amis, insinua Gontran auquel il tardait de revoir sa fiancée.
Et, comme en prononçant ces mots, il levait les yeux vers l'espace, il poussa un cri de joie: des hauteurs auxquelles il avait plané, depuis plusieurs heures, l'appareil qui contenait Séléna et Farenheit descendait rapidement.
Maintenant on le distinguait parfaitement, semblable à un gigantesque oiseau avec son corps effilé et ses larges ailes qui battaient doucement l'atmosphère; flottant derrière lui comme une queue empanachée, on apercevait une longue banderolle ondulant au souffle de la brise.
—Parbleu! s'exclama Fricoulet, sir Jonathan a arboré le pavillon américain, je reconnais parfaitement sa ceinture étoilée.
L'appareil descendit de quelques cents mètres encore et, penchée par dessus le bordage, apparut Séléna qui agitait un mouchoir pour prouver à ses amis qu'elle les avait aperçus.
Sir Jonathan lui-même devint visible, tout debout sur l'appareil, faisant dans l'air avec son bras des gestes télégraphiques, en signe de victoire sans doute.
Tout à coup Fricoulet chercha des yeux Aotahâ; mais le Martien avait disparu.
Alors l'ingénieur fronça légèrement les sourcils.
—C'est fâcheux! grommela-t-il.
—Qu'y a-t-il de fâcheux? demanda Gontran.
—J'aurais voulu que Aotahâ les allât rejoindre comme il avait été convenu.
—Mais c'est inutile maintenant; puisque les voici, il est probable que sir Jonathan a compris le mécanisme.
—Sans doute,... sans doute,... mais un malheur est si vite arrivé...
—Eh! quel malheur crains-tu?... en admettant même que la machine se détraque,... la pesanteur est si faible que c'est tout au plus s'ils tomberaient comme des plumes.
Fricoulet, en ce moment, agita désespérément sa casquette de voyage.
—Arrêtez,... arrêtez,... cria-t-il de toute la force de ses poumons.
Mais le ronflement des ouragans factices couvrait sa voix et Farenheit continuait à descendre.
—Tu deviens fou! s'écria Gontran en saisissant le bras de son ami,... tu vois bien que cela marche à merveille.
—Mais oui, dit à son tour Ossipoff, en paralysant l'autre bras de l'ingénieur; laissez-les donc atterrir tranquillement,... toute votre télégraphie est capable de troubler sir Jonathan dans sa manœuvre.
Fricoulet leur lança à tous deux des regards de pitié.
—Vous me demandez si je suis fou, répliqua-t-il; moi je n'ai pas besoin de vous demander si vous l'êtes,... je l'affirme. Comment, vous ne voyez donc pas qu'ils vont descendre en avant des lignes et qu'alors...
Il n'eut pas le temps d'achever.
Peut-être l'Américain, pressé par Séléna, avait-il volontairement activé la descente, peut-être, comme venait de le dire Ossipoff, avait-il été troublé par les signaux de Fricoulet,... toujours est-il que l'appareil, les ailes immobiles, mais formant parachute, tombait.
—Courons! s'écria Gontran,... nous allons les recevoir dans nos bras.
—Courons! répéta Ossipoff.
Et déjà, tous les deux s'élançaient, lorsqu'ils s'immobilisèrent comme si leurs pieds eussent été soudainement cloués au sol et de leur gorge contractée par l'angoisse, un effroyable cri s'échappa.
Parvenu à une cinquantaine de mètres du champ de bataille, l'hélicoptère venait d'être saisi dans une poussée d'air formidable et, semblable à un grand oiseau de mer qu'emporte la tempête, il disparut en moins d'un instant à la vue des Terriens.
—Séléna! Séléna!... s'écria M. de Flammermont éperdu.
—Mon enfant! ma pauvre enfant, sanglota le vieillard en se tordant les bras.
—Allons, bougonna Fricoulet, j'ai été mauvais prophète mais pourquoi diable! n'ont-ils pas voulu me croire?
Aotahâ qui, de loin, avait assisté à ce surprenant événement accourut vers eux à tire d'ailes et échangea rapidement quelques paroles avec l'ingénieur.
Aussitôt celui-ci tira de sa poche son carnet et, avec un sang-froid merveilleux, aligna quelques chiffres sur une page blanche.
Ensuite, frappant doucement sur le bras de Gontran.
—Pourquoi te désoler ainsi? dit-il; rien n'est perdu encore, sir Jonathan n'est pas un imbécile, en plus, c'est un homme calme et courageux, quant à Séléna, tu sais bien que ce n'est point l'énergie qui lui manque.
M. de Flammermont secoua la tête.
—Oui... oui, balbutia-t-il, je sais tout cela,... mais que peuvent-ils contre une tempête?... la maîtriser, peut-être?
—Non pas,... mais après tout, si mes calculs sont exacts, cette tempête ne marche pas à plus de deux cents kilomètres à la minute et j'estime que, après avoir dévoré sept ou huit cents kilomètres, elle doit s'arrêter d'elle-même.
—Eh bien?
—Eh bien! nous n'avons qu'à marcher dans cette direction jusqu'au huit centième kilomètre; et il y a beaucoup de chances pour que nous les retrouvions.
—Beaucoup de chances—seulement, grommela M. de Flammermont avec accablement.
Puis, comme si les paroles de Fricoulet eussent eu cependant pour résultat de lui mettre du courage au cœur:
—Partons! dit-il, en redressant la tête.
—Partir comme cela!... à pieds, sans guide!... mais tu es fou!
—Alors?
—Nous allons nous rendre à une ville ici proche où Aotahâ se procurera un moyen de locomotion rapide qui nous permettra de voler à la recherche de ta fiancée.
Ce disant, il prit Ossipoff et Gontran chacun par un bras et, les portant presque, il suivit le guide.
CHAPITRE XVIII
L'ÎLE NEIGEUSE
otahâ voletant, les Terriens bondissant, la petite troupe arriva, en
moins d'une heure, au but de sa course.
Sur le bord d'un océan que Mickhaïl Ossipoff déclara être le cul-de-sac que forme, au centre même de la Lybie, l'extrémité de la mer du Sablier, une ville étrange se dressait.
C'était un enchevêtrement gracieux de tours ne mesurant pas moins de cent mètres de haut; des clochetons originalement découpés les terminaient, surmontés eux-mêmes de pointes métalliques fort élevées dont l'extrémité semblait se perdre dans les nuages.
Ce qui paraissait former le corps même de l'habitation, était percé de nombreuses baies au travers desquelles circulait toute la population ailée, comme fait un essaim d'abeilles bourdonnant autour de sa ruche.
Une animation extraordinaire semblait régner par la ville que les Terriens traversaient rapidement à la suite de leur guide; cette animation était même si grande que c'est à peine si les voyageurs excitaient la curiosité de ceux qu'ils rencontraient.
—La nouvelle de la victoire les met probablement sans dessus dessous, murmura Gontran qui, en dépit de son inquiétude au sujet de Séléna, n'avait pas, comme on dit, assez d'yeux pour regarder autour de lui.
—Sans doute, répliqua Fricoulet, va-t-on chanter un Te Deum dans une cathédrale quelconque.
Et plus on avançait, plus la foule que l'on rencontrait devenait compacte, plus les bataillons ailés qui sillonnaient l'espace devenaient épais.
—C'est bien cela... c'est bien cela, murmurait l'ingénieur tout en marchant, je ne me suis pas trompé.
Et cette persuasion s'augmenta lorsque ses compagnons et lui débouchèrent sur une vaste place à l'extrémité de laquelle s'élevait un monument, de même forme que les habitations de la ville, mais d'un tiers plus considérable.
—C'est leur Notre-Dame, sans doute, fit-il à Gontran.
La place fourmillait de monde et la façade des maisons, leurs clochetons, leurs paratonnerres même étaient couverts de Martiens tenant tous leur visage tourné vers le monument dont Aotahâ s'approchait lentement.
—Dis donc, murmura l'ingénieur, il ne te semble pas, comme moi, que tous ces gens-là n'ont pas la physionomie aussi ravie que le voudraient les circonstances?
—Ils paraissent plutôt anxieux.
—On dirait qu'ils attendent quelqu'un ou quelque chose, dit à son tour Ossipoff.
—Peut-être la proclamation officielle de la victoire, ajouta Fricoulet.
Il se pencha vers Aotahâ qui le précédait; celui-ci se retourna et levant la main vers le ciel, répliqua brièvement, puis continua sa marche.
Seulement alors les Terriens remarquèrent l'aspect menaçant de l'atmosphère; sous la calotte gris de plomb que les cieux arrondissaient au-dessus de leur tête, des nuages noirs s'abaissaient rapidement vers le sol, comme s'ils eussent voulu l'écraser, et l'atmosphère, chargée d'électricité, était devenue étouffante.
Le visage de Fricoulet, assombri lui aussi, trahissait une certaine anxiété.
—Qu'y a-t-il donc? demanda M. de Flammermont.
—Il va falloir retarder notre départ, je le crains...
Le jeune comte poussa une exclamation furieuse.
—Cela, non, par exemple! déclara-t-il... et pour quelle raison?
—Parce que la bataille à laquelle nous venons d'assister a ébranlé les couches atmosphériques si profondément, qu'un cataclysme météorologique est imminent.
—Que nous importe?
—Il nous importe que Aotahâ refuse de nous accompagner.
—Nous nous passerons de guide.
—C'est impossible.
Gontran frappa du pied avec violence.
—Impossible! gronda-t-il; c'est à moi que tu dis ce mot-là... c'est toi qui le prononces!...
—Assurément—comment feras-tu pour te conduire à travers ce monde inconnu?
M. de Flammermont ricana.
—Inconnu!... le monde de Mars... Allons donc, je croyais au contraire, que Mars était la plus connue des planètes.
—La plus connue, je ne dis pas le contraire, télescopiquement parlant, mais de là à la connaître suffisamment pour s'y promener la canne à la main, sans guide Joanne ou autre, halte-là!
—Tu parles pour toi, sans doute, grommela le jeune comte, mais je suis bien certain que M. Ossipoff... à quoi servirait d'être astronome s'il n'en savait pas plus que moi?
Et, prenant le vieillard par le bras:
—Fricoulet prétend, dit-il, qu'un cataclysme se prépare et qu'Aotahâ refusera de nous servir de guide.
Une angoisse profonde se peignit sur le visage d'Ossipoff.
—Cela ne nous empêchera pas de nous mettre à la recherche de Séléna? n'est-ce pas? continua le jeune homme.
—Sans guide! s'écria involontairement le vieux savant.
—N'avez-vous pas la carte de Schiaparelli?
Ossipoff secoua la tête.
—Ne vous rappelez-vous donc plus ce que je vous ai dit tout récemment... Mars est la plus traîtresse de toutes les planètes: nous lancer sans guide à la recherche de ces malheureux, ce serait courir à une mort presque certaine et ce, sans aucune chance de succès.
—Perdue! alors, gémit Gontran, elle est perdue!
—Mais non, fit l'ingénieur, on te la retrouvera, ta Séléna; mais laisse-nous le temps de la réflexion, que diable! et puis, les savants qui délibèrent là-dedans vont peut-être déclarer que leur terreur était vaine et leurs pronostics absolument faux.
Au mot de «savants» Mickhaïl Ossipoff avait dressé l'oreille.
—Dites donc, fit-il en tirant Fricoulet par la manche, n'y aurait-il pas moyen d'assister à cette délibération?
En ce moment on était arrivé, en dépit de la foule qui se pressait compacte sur la place, au pied du monument qui semblait être le but des efforts d'Aotahâ.
L'ingénieur communiqua au Martien la demande du vieillard.
Sans répondre, Aotahâ saisit Fricoulet par les cheveux qu'il avait fort longs et, ainsi chargé, s'éleva verticalement, d'un coup d'ailes, jusqu'au sommet de l'édifice qu'entourait une sorte de plate-forme circulaire sur laquelle il déposa l'ingénieur tout ébahi. Il fit de même pour Gontran et Ossipoff; et, en moins de cinq minutes, les trois Terriens se trouvèrent réunis dans une salle où une trentaine de Martiens, les yeux rivés à des instruments d'optique, sondaient l'espace.
Tout à coup, à l'horizon, un point noir parut, qui grossit rapidement et prit bientôt la forme d'un être ailé qui vint s'abattre au milieu d'eux.
—L'atmosphère tout entière de Mars est ébranlée, déclara-t-il; les condensations atmosphériques causées par la bataille dans les plaines Lybiennes produisent partout des perturbations considérables.
Comme il achevait ces mots, un Martien apparut venant d'une autre direction.
—Les glaces du pôle austral fondent et se dispersent, déclara ce nouveau messager...
Un troisième surgit alors qui dit:
—Un tourbillon violent s'est formé au-dessus de l'Océan du Sud, produit par le double phénomène d'aspiration et de refoulement de l'air, des régions froides aux régions chaudes.
Il achevait à peine qu'un quatrième messager entra à tire d'aile et, d'une voix plus vibrante encore que les premiers, prononça ces mots qui, traduits par Aotahâ, firent tressaillir douloureusement Gontran.
—Les eaux de l'Océan s'agitent et, sous les efforts combinés de la marée produite par l'attraction des deux satellites, du Soleil et du cyclone, elles commencent à envahir le continent.
Fricoulet se frotta les mains, d'un air de vive satisfaction.
—Allons, allons! murmura-t-il, cela se corse.
Mais un gémissement poussé à ses côtés, attira son attention sur M. de Flammermont.
—Eh! morbleu! dit-il en lui frappant amicalement sur l'épaule, que te prend-il donc?... tu parais tout déconfit.
D'une voix désolée, le jeune comte murmura:
—Séléna!... fallait-il donc la retrouver pour la perdre de nouveau?
—C'est l'histoire du bonheur... on le touche du bout du doigt,... on croit le saisir... et puis, crac... il vous fuit.
Il ajouta entre ses dents:
—Avec cette différence, cependant, que Séléna ne représente pas le bonheur.
En ce moment, il jeta un regard au dehors: comme un vol de corbeaux immenses, les nuées noires s'étaient abattues sur le sol, enveloppant, dans une obscurité pour ainsi dire complète et terrifiante, la ville entière.
—C'est singulier, murmura Ossipoff, comme je suis énervé.
—Au milieu de cette atmosphère saturée d'électricité, cela n'a rien de surprenant, répliqua Fricoulet.
—Un bon orage nous soulagerait, poursuivit le vieillard.
—Malheureusement, un orage ici est impossible, ces milliers de paratonnerres dont les habitations sont surmontées, neutralisent l'électricité de ces brumes et noient le fluide dans le sol humide.
La pluie commençait à tomber en larges gouttes, puis, bientôt, se transforma en une véritable cataracte déversant sur la ville, avec un crépitement sonore, des torrents d'eau.
—Alors, demanda Fricoulet à son guide, nous ne pouvons songer à partir d'ici?
—Il faut attendre.
—Attendre quoi?
Le Martien étendit son aile vers l'Occident.
Un grondement sourd et indistinct arrivait des profondeurs de l'horizon, porté sur l'aile d'une brise formidable: c'était comme la voix de la mer, au loin, lorsque la tempête la soulève et la jette contre les falaises.
Le buste penché en avant, l'œil inquiet, l'oreille tendue, les Terriens écoutaient.
—Qu'est-ce que cela! balbutia Gontran.
La mer a rompu ses
digues et envahi les continents.
—La mer... la mer qui a rompu ses digues,... qui a envahi les continents et qui accourt jusqu'ici.
Les Terriens tressautèrent.
—Mais, c'est une inondation! s'écrièrent-ils ensemble.
Le Martien inclina affirmativement la tête.
—Et on attend ainsi, tranquillement, sans rien faire pour arrêter les eaux! balbutia M. de Flammermont.
L'émotion d'Ossipoff n'avait duré que peu d'instants; presque aussitôt il avait recouvré toute sa sérénité et Fricoulet l'entendit murmurer, d'un air satisfait:
—Par ma foi, j'ai plus de chance que je n'avais le droit d'en désirer; je m'en vais donc avoir la clé des mystérieuses transformations dont les astronomes terrestres demeurent confondus: une mer mise à sec, un continent transformé en océan... ce n'est, certes, pas un spectacle ordinaire.
Et, saisissant les mains de Gontran:
—Hein! lui dit-il d'une voix vibrante, nous allons surprendre les secrets du Caméléon.
—Eh! laissez-moi avec votre Caméléon, s'écria le jeune homme,... vous n'avez donc pas de cœur,... vous ne pensez donc pas à Séléna?
—Pas de cœur! moi! exclama le savant,... ne pas penser à ma fille! êtes-vous fou?
—C'est qu'en vérité l'inondation paraît vous préoccuper beaucoup plus que le sort de votre enfant.
—Eh! Séléna se retrouvera, j'en ai la persuasion; tandis que l'occasion d'étudier les perturbations martiennes et leurs causes ne se retrouvera pas, elle.
Sur ces mots, ne pouvant résister à l'ardente curiosité qui le dévorait, il sortit sur la plate-forme qui couronnait l'édifice.
Le grondement qui avait attiré son attention quelques instants auparavant, avait augmenté d'intensité et remplissait maintenant l'espace tout entier; sans les voir, on devinait là-bas, tout là-bas, derrière l'horizon, chevauchant comme un immense troupeau de buffles en furie, les vagues immenses, formidables, terrifiantes, qui s'avançaient, détruisant tout sur leur passage.
Tout à coup, l'épais écran de nuée qui masquait le paysage se déchira et, à travers les torrents d'eau qui zébraient la plaine éthérée, le vieillard aperçut au loin, indistincte encore, mais grandissant rapidement, une ligne blanchâtre qui rayait l'horizon dans toute sa largeur.
Bientôt cette ligne grossit, grossit, prit une forme, et les vagues écumeuses apparurent, courant avec la rapidité de la foudre, bondissant sous la rude lanière du vent.
—La mer!... la mer!... cria-t-il, en étendant les bras dans un geste d'admiration terrifiée.
Et, cramponné à la plate-forme, risquant à tout instant d'être arraché et emporté par le souffle furieux du cyclone, il attendit le terrible élément.
Au dedans, les Martiens discutaient entre eux, calmes, impassibles; on eut dit que le fléau épouvantable n'allait pas s'abattre sur eux, et, cependant, le hurlement des vagues était terrifiant, et sous le souffle puissant de la tempête, le monument vibrait de la base au faîte.
—Nous sommes depuis longtemps accoutumés à ces cataclysmes, répondit Aotahâ à Fricoulet qui l'interrogeait; il n'est pas rare de voir un de nos continents être soudainement et en totalité envahi par les eaux; aussi toutes nos précautions sont-elles prises pour éviter des complications par trop fâcheuses... Comme vous avez pu vous en rendre compte, toutes nos habitations reposent sur des caissons étanches qui leur permettent de flotter à la surface, lorsque survient une inondation.
—Je comprends, je comprends, répliqua l'ingénieur. Et ces phénomènes se produisent sans doute d'une manière régulière?
—Non pas; ces sortes de marées gigantesques—car, à proprement parler, ces inondations ne sont pas autre chose—ces marées ne se produisent qu'à la suite de circonstances exceptionnelles; il se trouve qu'aujourd'hui la condensation de l'atmosphère causée par la brusque décharge des nuages orageux coïncide avec l'attraction maxima du Soleil et de nos satellites... voilà pourquoi il est probable que cette fois-ci, les eaux...
Le Martien n'acheva pas sa phrase; les premières vagues venaient d'atteindre la ville et ses paroles se perdirent dans le fracas épouvantable des éléments en fureur.
Une violente secousse ébranla l'édifice qui oscilla sur sa base comme un navire dont les flots viennent soudainement battre la coque; il sembla un moment qu'il allait se coucher sur le côté, tant était forte la poussée du vent; mais, se redressant, il reprit son aplomb pour pencher de l'autre côté et revenir encore dans la position verticale.
Il semblait aux Terriens qu'ils fussent sur un navire en pleine mer, juchés au sommet d'un mât; le vent leur hurlait aux oreilles et les vagues envoyaient jusqu'à eux leurs embruns humides et leurs clameurs sauvages.
Ossipoff avait tenté de demeurer à son poste d'observation; mais les flots, comme irrités par le regard de ce pygmée qui semblait les défier, s'élevaient jusqu'à lui en amoncellements titanesques, l'inondant jusqu'aux os de leur écume glacée.
Il vint rejoindre ses compagnons.
—Quel spectacle sublime! s'exclama-t-il en joignant les mains dans un geste admiratif.
—Sublime! sublime! grommela Fricoulet en faisant la grimace; il me semble que le sublime va jusqu'à l'horreur.
—Ce n'en est que plus beau! riposta le vieillard.
—Pourvu que la tour puisse résister! murmura l'ingénieur.
Il n'avait pas achevé ces mots qu'au dehors, surmontant le hurlement de la tempête et le fracas des vagues, des cris terribles, des cris d'appel, d'épouvante, retentirent; en même temps, des détonations étranges se firent entendre, suivies bientôt d'un craquement sinistre qui ébranla la tour elle-même.
—Parbleu! fit l'ingénieur, ce que je craignais est arrivé.
—Que craignais-tu? demanda Gontran.
—Les saisines qui rattachent les habitations au sol et les font ressembler à des navires à l'ancre, viennent de se rompre.
—Alors?
—Alors la ville s'en va à la dérive, répondit placidement Fricoulet.
—Mais nous sommes perdus, s'écria le jeune comte.
L'ingénieur haussa les épaules.
—Pourquoi cela,... cette tour peut très bien faire l'office d'un transatlantique et nous mener à bon port.
—À bon port!... où cela?
—Où il plaira à la tempête de nous pousser!...
Toute la nuit et toute la journée du lendemain, la situation resta la même.
La ville tout entière était emportée par le cyclone vers le Sud-Est; à la place où, deux jours auparavant, s'étendaient les régions cultivées de la Lybie, un océan boueux étendait maintenant ses eaux tumultueuses, à perte de vue.
Au dire de Fricoulet, une surface de quatre cent mille kilomètres carrés—les dimensions de l'Europe tout entière—se trouvait submergée.
Aotahâ déclara que l'océan Newton devait se trouver à sec et que la mer Flammarion avait certainement diminué de profondeur.
Pendant que Fricoulet se demandait comment se terminerait cette odyssée étrange, pendant que Gontran songeait à Séléna, Mickhaïl Ossipoff continuait ses études sur le monde inconnu à la surface duquel il naviguait d'une si bizarre façon.
—Oui, pensait-il, c'est bien ainsi que le télescope me la montrait, alors que je l'examinais de l'observatoire de Poulkowa; point d'aspérités importantes,... sol usé par la rotation, à peine plus élevé que le niveau moyen des eaux, et permettant ainsi à la plus légère cause extérieure, de produire des dénivellations énormes, des inondations considérables qui changent du tout au tout l'aspect de la planète...
Et se frottant les mains avec une vive satisfaction:
—Ah! messieurs mes confrères, murmura-t-il à mi-voix, combien d'entre vous prendraient volontiers ma place...
Depuis trente-six heures que l'on flottait ainsi, on devait avoir franchi une distance considérable mais que les Martiens eux-mêmes ne pouvaient apprécier.
La direction suivie était-elle toujours la même? avait-on dévié de plusieurs degrés ou même était-on revenu sur ses pas?
Autant de questions que se posait Fricoulet et auxquelles son ami Aotahâ était impuissant à répondre.
De tous côtés à perte de vue, des vagues, encore des vagues, toujours des vagues; sur leurs têtes un ciel gris de plomb rayé par la pluie et dans lequel, semblables à une troupe de chevaux sauvages au galop, couraient de gros nuages noirs.
—C'est à désespérer d'arriver jamais, murmura Fricoulet.
—D'arriver où cela? demanda Gontran.
—Là où nous devons nous arrêter, parbleu!
Cependant vers le soir, une accalmie parut se préparer; le vent soufflant avec moins de violence, soulevait les flots avec moins de fureur, la tour avait moins de tangage et le ciel, balayé tout à coup de nuages qui l'obscurcissaient, permit aux derniers feux du soleil couchant de venir se jouer à la surface liquide sur laquelle voguaient nos amis.
Tout à coup, Gontran qui sondait l'horizon, jeta un cri.
—Terre! terre à l'avant!
Ses compagnons accoururent pour contrôler cette nouvelle.
À dix kilomètres à peine, couchée sur les flots comme un grand cétacé, une terre basse apparaissait; au loin, dans l'intérieur, se dressait, couronné d'une légère vapeur, un pic aigu étincelant.
Se tournant vers Ossipoff, Fricoulet ricana.
—Dites donc! monsieur l'astronome qui prétendiez que la planète Mars était ronde comme une boule de billard,... il me semble que vous ne l'aviez pas bien examinée ou, tout au moins, que vous ne la connaissiez pas dans tous ses coins et recoins...
—Pourquoi cela?
—Dame, parce qu'il me semble que voici une montagne, qui paraît être de taille, et même cette montagne est couverte de glace.
Le vieillard se frappa le front, comme si une idée subite lui eût traversé l'esprit et, sans répondre à l'ingénieur, il tira sa carte, la consulta et d'une voix vibrante s'écria:
—Voulez-vous que je vous dise où nous sommes?
—Cette question?
—Eh bien! nous sommes par le 33° de longitude et le 26° de latitude australe.
—C'est-à-dire?
—Presque au centre de l'océan Kepler.
—À quoi voyez-vous cela? demanda Fricoulet incrédule.
—À cette île... qui n'est autre que l'île Neigeuse.
—Mais nous allons y aborder, dit Gontran; le vent semble nous pousser vers elle.
Fricoulet fit entendre un petit soupir de satisfaction.
—Tant mieux,... cela me permettra de me dégourdir un peu les jambes—je commençais à m'ankyloser.
M. de Flammermont se pencha vers son ami.
—Penses-tu, demanda-t-il, que le temps se mette au beau?
L'ingénieur leva le nez en l'air et examina le ciel attentivement, puis, secouant la tête.
—Hum! répondit-il: cela ne me paraît être qu'un entr'acte, il n'y aurait rien d'étonnant à ce que la tempête recommençât bientôt sur de nouveaux frais.
Gontran eut un geste plein d'énergie.
—Quoi qu'il arrive, déclara-t-il, je te préviens que si je mets le pied sur cette île, je n'en partirai que pour me lancer à la recherche de Séléna.
Fricoulet, à ce nom, demeura pensif.
—Eh! eh! murmura-t-il comme se parlant à lui-même, cela ne serait pas impossible.
Gontran tressaillit et, saisi d'un pressentiment, prit les mains de son ami.
—Tu penses à Séléna, n'est-ce pas? dit-il.
—C'est vrai, répliqua l'ingénieur.
—À quoi faisais-tu allusion en disant que cela n'était pas impossible?
—Mais à rien, je te le jure,... fit l'autre avec embarras.
Et il ajouta:
—Une idée à moi,... mais qu'il est inutile que je te communique; pourquoi te donner un faux espoir?
—Oh! je t'en supplie, insista M. de Flammermont, réponds-moi,... dis-moi quelle est cette idée.
Fricoulet parut fort ennuyé, hésita un moment, puis enfin:
—L'île neigeuse se trouve distante du point où a eu lieu la bataille de huit cents kilomètres; or, c'est précisément la distance à laquelle, tu t'en souviens, j'avais calculé que la tempête pourrait emporter l'aéronef.
Gontran demeura, quelques secondes, muet, immobile, tant son saisissement était grand.
Tout à coup il s'élança sur l'ingénieur, le serra dans ses bras, criant:
—Alcide!... Alcide!... tu es le meilleur des amis.
—Mais tu m'étouffes! exclama l'ingénieur en se dégageant de cette amicale étreinte.
Et il ajouta:
—Tu vois, j'ai eu tort de te dire cela,... tu t'emballes sur un espoir problématique et... si je me suis trompé...
Le visage de Gontran devint tragique.
—Si tu t'es trompé, gronda-t-il, je me tuerai.
En ce moment, une secousse assez forte leur faisant perdre l'équilibre, les jeta assez rudement l'un contre l'autre, puis toute oscillation cessa; la base de la tour venait de toucher le fond.
Aotahâ mit son doigt sur l'épaule de Fricoulet pour attirer son attention du côté de la terre.
À un demi-kilomètre, émergeant à peine de la nappe boueuse des eaux, une côte basse et ravagée apparaissait, sur laquelle les vagues moutonneuses venaient se briser avec une écume jaunâtre.
Fricoulet jeta un cri et saisissant le bras de Gontran.
—Regarde! fit-il d'une voix étranglée, regarde!...
M. de Flammermont s'écarquillait vainement les yeux, il ne voyait rien.
—Ah çà! grommela l'ingénieur, ai-je donc la berlue?... cependant je crois bien ne pas me tromper.
—Moi aussi, balbutia le jeune comte, la poitrine oppressée par un pressentiment, dis-moi... dis-moi,... tu vois bien que tu me fais languir...
Sa main sur les yeux en guise d'abat-jour, Fricoulet regardait toujours.
—Parbleu! exclama-t-il, je mettrai la main au feu que c'est la fameuse ceinture de sir Jonathan que j'aperçois là-bas, flottant dans les airs.
Il n'avait pas achevé ces mots qu'un cri de Mickhaïl Ossipoff le fit se retourner.
Gontran n'était plus là, mais l'ingénieur aperçut le vieillard qui, penché sur l'abîme, regardait d'un air fou, au-dessous de lui.
—Gontran!... Gontran!... balbutia Fricoulet épouvanté.
Mais le jeune homme n'était déjà plus qu'un point dans l'espace; quelques secondes encore, il atteignait la surface liquide dans laquelle il disparaissait en rejetant tout alentour des gerbes d'écume.
Puis il reparut bientôt, nageant de toutes ses forces vers la terre.
Ossipoff tourna ses regards sur Fricoulet.
—Le malheureux! murmura-t-il enjoignant les mains, que fait-il?
—Il fait tout simplement ce que nous allons faire,... il gagne le plancher des vaches qui, sans doute, lui offre plus de sécurité que cette ville sur laquelle nous naviguons depuis quarante-huit heures.
Ce disant, il enjamba la balustrade et se prépara à piquer, lui aussi, une tête.
Le vieillard hésitait.
—Voyez, fit l'ingénieur, en lui montrant de longues escouades ailées qui zébraient l'espace, ces bons Martiens nous donnent l'exemple...
—Mais, je ne sais pas nager, répliqua Ossipoff.
Fricoulet haussa les épaules.
—Petit détail, fit-il; donnez-moi la main et jetez-vous hardiment.
Le vieillard eut un moment de recul.
—Mort ou vivant, je jure de vous mener à terre.
Cette déclaration parut impressionner vivement le vieux savant.
L'ingénieur s'en aperçut et ajouta, gouailleur:
—Nécessairement, je ferai tout mon possible pour vous ramener plutôt vivant que mort.
—Vous êtes bien aimable, grommela Ossipoff d'un ton grincheux.
—Ce n'est pas rien que pour vous ce que j'en fais, ricana l'autre, c'est aussi pour votre fille à qui cela causerait une peine trop grande.
Le vieillard hocha la tête avec un geste douloureux.
—Hélas! ma pauvre Séléna,... murmura-t-il.
Fricoulet étendit la main vers la terre.
—Mais, votre Séléna! s'écria-t-il, elle est là.
Ossipoff lui saisit la main.
—Là!... là!... fit-il d'une voix étranglée,... vous l'avez vue!
—Elle!... non!... mais je parierais ma tête que j'ai aperçu la ceinture étoilée de sir Jonathan,... or, si l'Américain s'est sauvé, c'est que votre fille est vivante,... autrement, je crois le connaître assez pour affirmer qu'il serait mort avec elle...
La physionomie d'Ossipoff s'était soudain transfigurée.
—Allons! dit-il simplement.
Fricoulet le saisit fortement par le bras et tous deux s'élancèrent.
M. de Flammermont, cependant, nageait avec vigueur; à peine si son corps était immergé et, à proprement parler, il glissait sur la surface des eaux avec une rapidité inconcevable.
Tout autour de lui, emportés par un courant que créait un vent assez rude soufflant du nord, passaient des débris de toutes sortes, plantes détachées, arbres brisés, cadavres de Martiens, et jusqu'à des glaçons énormes arrachés sans doute aux banquises polaires.
Vingt fois, le nageur avait failli être écrasé par ces masses roulantes et tournoyantes desquelles il ne se garait qu'à grand'peine car elles arrivaient sur lui avec une force et une vitesse prodigieuses.
Enfin, il poussa un cri de triomphe et de joie; ses pieds venaient de rencontrer le sol et, à cent mètres à peine, sur le rivage, Farenheit et Séléna se tenaient debout, immobiles et angoissés, sondant l'immensité liquide qui les entourait, se demandant si là, sous leurs yeux, n'allaient point passer les cadavres de leurs amis.
—Séléna!... Séléna!... appela Gontran d'une voix que l'émotion et le bonheur étouffaient.
—Mon Dieu!... mon Dieu!... fit la jeune fille; mais c'est la voix de M. de Flammermont!
—By God! grommela l'Américain, je crois que vous avez raison.
Et tous deux sans même songer à ce qu'ils faisaient, s'aventurèrent dans la direction d'où leur avaient paru venir les appels du jeune comte.
Tout à coup, sans transition, le soleil s'éteignit à l'horizon, embrasant la plaine liquide de ses derniers feux et l'obscurité se fit, enveloppant l'espace et le paysage entier de ses voiles d'ombre que piquaient les étoiles ainsi qu'une multitude de clous d'or.
Les flots semblèrent alors plus noirs encore, avec une petite étincelle allumée à la crête de chaque vague par les reflets des astres.
—Mon Dieu! s'écria Séléna en se cramponnant au bras de Farenheit, je n'entends plus rien...
—N'entendre rien est un détail, répliqua l'Américain; le plus terrible, c'est que nous ne voyons rien et que M. de Flammermont pourrait passer à côté de nous, sans que nous nous en doutions.
Tous les deux, s'étaient arrêtés, ayant déjà de l'eau jusqu'à mi-jambes...
—Nous devrions retourner, fit sir Jonathan, nous risquons, dans cette obscurité, de ne plus rejoindre la terre hospitalière sur laquelle nous nous sommes réfugiés; sans compter que nous n'avons aucune chance de retrouver nos amis.
—Non, non, répondit la jeune fille énergiquement, avançons, avançons,... je vous jure que c'est bien la voix de M. de Flammermont dont l'écho m'est venu aux oreilles tout à l'heure.
Et elle ajouta d'une voix profonde:
—Le cœur ne trompe pas, voyez-vous, sir Jonathan.
L'Américain poussa un petit grognement.
—Le cœur, peut-être pas, répliqua-t-il,... mais l'oreille,... enfin...
Sur ce mot, il assujettit à son bras la main de la jeune fille et reprit la marche en avant.
Soudain, à l'orient, Phobos apparut, éclairant d'une lueur douce, comme celle d'une lampe, la plaine liquide, immense et bouleversée.
—Là!..., là!... s'écria Séléna en désignant à l'Américain un glaçon qui passait à vingt mètres d'eux.
À peine Farenheit eut-il dirigé ses regards de ce côté qu'il gronda un By God! énergique et que, abandonnant sa compagne, il se précipita du côté indiqué par la jeune fille.
En quelques bonds il eut atteint le glaçon qui s'en allait à la dérive et revint rapidement, tenant entre ses bras le corps de M. de Flammermont, raide et inanimé.
—Mort! gémit Séléna.
—Non, rassurez-vous, miss,... le cœur bat encore, donc tout espoir n'est pas perdu, mais gagnons la côte en toute hâte.
Et, suivi de la jeune fille, sir Jonathan revint vers l'île en faisant de gigantesques enjambées.
Comme il déposait son fardeau sur le rivage, le fardeau fit un mouvement, puis poussa un gémissement et enfin, se redressant sur un coude, balbutia d'une voix éteinte ces mots:
—Où suis-je?
—Ciel!... il vit! Et il parle!... oh! Dieu soit loué!
En entendant la voix de Séléna, le jeune homme se redressa tout à fait et apercevant la jeune fille, lui tendit les bras en s'écriant:
—Ah! Dieu est bon!... puisqu'il permet que je vous revoie avant de mourir!...
—Mourir!... exclama joyeusement une ombre qui émergeait de l'eau en ce moment, qui parle de mourir?
C'était Fricoulet qui arrivait juste à temps pour entendre l'exclamation désespérée de son ami.
Il était suivi du digne M. Ossipoff qui, tantôt barbotant tant bien que mal, tantôt traîné à la remorque par l'ingénieur, avait réussi à aborder.
Le vieillard se précipita vers Séléna et la tint longtemps serrée sur sa poitrine.
Puis, se tournant vers l'Américain qui assistait impassible à cette tendre effusion, il lui secoua les mains avec énergie:
—Sir Jonathan, dit-il d'une voix vibrante, entre nous c'est à la vie, à la mort...
—Pas tant de protestations, monsieur Ossipoff, répliqua Farenheit; mais si vous croyez me devoir un peu de reconnaissance,... vous pourrez vous acquitter en me rendant, le plus tôt possible, à mon pays natal.
Le vieillard grommela mais ne répondit rien.
Gontran auquel Fricoulet venait de faire avaler une gorgée de cordial qu'il portait toujours sur lui, se pencha vers Farenheit.
—Sir Jonathan, lui dit-il à l'oreille, vous avez sauvé la vie à ma fiancée et vous venez de me sauver la mienne; c'est moi qui me chargerai d'acquitter la dette de reconnaissance de M. Ossipoff en même temps que la mienne.
L'ingénieur qui avait entendu, dit alors sur le même ton:
—Ami Gontran, tu me parais t'engager à la légère.
—Et pourquoi cela?
—Parce que les événements pourraient bien ne pas te permettre de tenir ta promesse.
—Du moins, je ferai tout ce qui dépendra de moi,... mais pourquoi ce pronostic sinistre?
Comme pour répondre à cette question, un fracas épouvantable, venant du nord, retentit soudain, emplissant l'espace; puis, les nuées se déchirèrent, le ciel lui-même sembla s'ouvrir et une lueur intense, terrifiante, incendia l'horizon, jetant sur la nappe d'eau comme des reflets de sang.
—Qu'est-ce que cela? s'écria Farenheit épouvanté.
—C'est le rideau qui se lève sur le dernier acte du drame, répliqua plaisamment Fricoulet.
Un hurlement sauvage éclata soudain; c'était le vent qui se déchaînait de nouveau, gonflant, sous son souffle formidable, les eaux qui se soulevaient en montagnes gigantesques pour se creuser en d'insondables abîmes.
—À plat ventre!... vite, tous à plat ventre! cria l'ingénieur qui se jeta aussitôt la face contre terre, pour donner l'exemple à ses compagnons.
Ceux-ci l'imitèrent, comprenant que dans cette posture ils donnaient moins de prise à l'ouragan dont l'aile gigantesque les effleurait sans les pouvoir arracher du sol où ils se trouvaient, pour ainsi dire, incrustés.
Tout de suite, Séléna avait saisi la main de Gontran.
Celui-ci enlaça fortement de son bras la taille de la jeune fille et lui murmura à l'oreille:
—Oh! ma chère âme, si nous devons mourir, qu'au moins la mort ne nous sépare pas.
—Gontran! balbutia-t-elle, heureuse malgré la mort qui les menaçait, Gontran, ma dernière pensée sera pour mon père et pour vous.
Il lui pressa la main dans une étreinte passionnée; puis, tous deux se turent, affolés presque par le rugissement de la tempête et le hurlement des flots.
Tout à coup, à un kilomètre de l'île, emportée par l'ouragan, semblable à l'ombre d'un fantôme titanesque, noyée dans l'obscurité sinistre de la nuit, passa la ville martienne avec une rapidité vertigineuse.
Pour la seconde fois, un éclair déchira le ciel et, à sa clarté livide, les Terriens purent apercevoir les tours, les tourelles et les clochetons qui dansaient sur les vagues, semblables à des bouchons, se heurtant, entrecroisant leurs faîtes élevés comme une escadre immense dont les mâts se fussent enchevêtrés sous le souffle de la tempête.
Puis, tout redevint sombre, et la fantastique apparition se fondit, disparut comme par enchantement dans des brouillards sinistres.
Maintenant l'ouragan semblait avoir atteint toute son intensité: une nuée immense, d'un noir d'encre, couvrait le ciel, d'un bout à l'autre de l'horizon, étendant, sur les horreurs du cataclysme, comme un drap funéraire.
Et, dans cette obscurité épouvantable, on entendait les vents déchaînés lutter contre les vagues qui venaient avec rage se briser sur la côte, couvrant d'écume les Terriens à demi évanouis.
Soudain, ils furent tirés de leur torpeur par un épouvantable choc: il semblait que l'île entière eut tressailli, ébranlée jusque dans ses fondations les plus profondes.
Puis, un second choc eut lieu, plus violent, plus terrible, et le sol oscilla; malgré eux, les Terriens se redressèrent, persuadés qu'un tremblement souterrain allait les engloutir dans quelque crevasse et l'épouvante de la mort les saisit.
Gontran, relevé sur un genou, tenait appuyée contre sa poitrine la tête de Séléna évanouie; Farenheit, cramponné à Fricoulet, grondait des By God! non interrompus, enragé de trépasser sans avoir pu rendre des comptes à ses actionnaires; Mickhaïl Ossipoff, bien que sa cervelle fut un peu dérangée, cherchait néanmoins à comprendre la cause de ce déchaînement d'éléments.
Quant à Fricoulet, aux yeux duquel la vie n'avait jamais eu qu'une valeur relative, il ne regrettait qu'une chose: c'était qu'il fît noir; depuis un cauchemar horrible qu'il avait eu dans sa première enfance, il avait conservé l'habitude de dormir avec une veilleuse et il lui répugnait de s'endormir de l'éternel sommeil, sans y voir clair.
—Bast! pensa-t-il, quand on ne peut faire autrement, il faut bien prendre le temps tel qu'il est.
Cette philosophique réflexion achevait à peine de se formuler dans l'esprit de l'ingénieur qu'un troisième choc se fit sentir, plus puissant encore que les deux premiers, arrachant à ses assises séculaires l'île Neigeuse qui, semblable à un radeau immense, se trouva emportée au milieu de la tourmente vers le Pôle Austral.
FIN DU VOYAGE
au soleil et aux petites planètes
NOTES:
[1] Élevons nos cœurs. (Note du correcteur—ELG.)
[2] Araignée qui tisse sa toile, en forme de cloche, sous l'eau. Elle ramène de la surface des bulles d'air afin de pouvoir manger en toute sécurité les insectes qu'elles chassent sous l'eau. (Note du correcteur—ELG.)
[3] O fortunatos nimium, sua si bona norint agricolas.
Ô bienheureux agriculteurs, si seulement ils connaissaient leur bonheur.
Virgile (Georgiques ii, 458). (Note du correcteur—ELG.)
[4] Il faut lire hippogriffe, monstre fabuleux ailé, moitié cheval et moitié griffon, célébré par l'Arioste qui s'en servit pour conduire Astolphe dans la lune. (Note du correcteur—ELG.)
[5] Sic. Il faut lire 1758. De même, il faut probablement comprendre 12 mars 1759, et non 12 mars 1859. (Note du correcteur—ELG.)
[6] L'erreur est humaine, la persévérance est diabolique. (Note du correcteur—ELG.)
[7] Sic. Le Soleil est bien sûr plus gros lorsqu'on le voit de Mercure. (Note du correcteur—ELG.)