Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes
CHAPITRE V
PLONGEON DANS L'OCÉAN VÉNUSIEN
eux minutes s'étaient à peine écoulées, depuis le moment ou la nacelle
s'était engloutie dans les flots, qu'à la surface de l'océan une tête
apparut.
Cette tête était celle de Jonathan Farenheit.
Tout en coulant à pic, l'Américain avait conservé son sang-froid; il n'en était pas, d'ailleurs, à son premier naufrage; au cours des nombreuses traversées que son commerce de suif l'avait contraint de faire, d'Amérique en Europe, et vice versa, sir Jonathan avait—comme on dit vulgairement—bu à la grande tasse plus d'une fois.
Aussi, loin de se cramponner au bordage de la nacelle, ainsi que l'avaient fait ses compagnons, il avait presque aussitôt abandonné l'appareil et d'un vigoureux effort, était remonté à la surface.
Au milieu du péril suprême, il s'était souvenu tout à coup des bateaux signalés par Fricoulet et, confiant dans sa force et dans son habileté de nageur, il avait résolu de tout tenter pour échapper à la mort.
Une vague énorme, l'emportant avec elle, le hissa jusqu'à sa crête, et, de cet observatoire liquide il put jeter un rapide coup d'œil sur l'immensité qui l'entourait.
—Allons! pensa-t-il, en descendant, avec la vague qui s'effondrait dans un précipice sans fond, il s'agit de se soutenir à la surface... ce sera bien le diable si quelqu'un de ces navires ne passe pas à proximité...
Pour tout autre qu'un hardi nageur tel que lui, un semblable projet eût été de la folie: l'océan démonté jetait au ciel des vagues monstrueuses, fouettées et déchiquetées par la tempête qui hurlait dans l'espace.
Mais l'eau et Farenheit étaient de vieilles connaissances; sans chercher à lutter, il appliquait tous ses efforts à n'être point submergé et il y parvenait.
Tout à coup, comme il était de nouveau élevé sur le sommet d'une vague, il poussa un cri de désappointement et de rage.
Les bateaux en lesquels il avait mis son espoir avaient disparu; avaient-ils sombré, avaient-ils fui devant la tempête?
Toujours est-il qu'aussi loin que la vue pouvait s'étendre, la mer était déserte, d'énormes masses liquides se ruaient, avec un bruit formidable, à l'assaut les unes des autres; dans l'espace, les nuages, semblables à une horde de chevaux au galop, couraient, poussés par un vent terrible, ensanglantés par moments par la lueur de la foudre, de larges aigrettes lumineuses dansaient au sommet des vagues, jetant, sur les abîmes creusées par le vent, des lueurs livides.
Farenheit se sentit le cœur étreint par une inexprimable angoisse; à l'horizon, rien que la tempête; autour de lui, rien que l'immensité liquide en furie.
À quoi bon lutter? son désir de vivre n'avait eu pour but que de satisfaire sa soif de vengeance contre Sharp; maintenant qu'il n'avait plus aucun espoir imminent d'être sauvé, persister n'eût eu pour résultat que de prolonger inutilement son agonie.
Alors, sans d'autre regret au cœur que de mourir avant d'avoir assouvi sa haine, il croisa les bras, immobilisa ses jambes et, une vague énorme survenant, il se laissa engloutir.
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«L'humanité qui règne sur le monde de Vénus, dit Camille Flammarion, doit offrir les plus grandes ressemblances avec la nôtre et aussi, probablement, les plus grandes ressemblances morales. On peut penser, néanmoins, que Vénus étant née après la Terre, son humanité est plus récente que la nôtre. Ses peuples en sont-ils encore à l'âge de pierre? toutes conjectures, à cet égard, seraient évidemment superflues, les successions paléontologiques ayant pu suivre une autre voie sur cette planète que sur la nôtre. D'un autre côté ce n'est pas sous les plus doux climats que l'humanité est la plus active et Vénus est un monde plus varié et certainement plus passionné que la Terre; En définitive, la meilleure conclusion à tirer des considérations générales de l'état de cette planète c'est que la vie doit être peu différente de ce quelle est dans notre monde.»
Le premier de nos voyageurs qui fut à même de constater de visu la vérité des suppositions philosophiques rapportées plus haut, fut M. de Flammermont, lorsque, sous l'impression d'une odeur bizarre, absorbée par ses narines et parvenant jusqu'à son cerveau, il ouvrit les yeux.
Tout d'abord, en proie à un phénomène fort naturel et fort compréhensible, il ne se crut pas vivant, mais transporté déjà dans une autre existence.
—Parbleu! fit-il... quel sot je fais!... mais je suis mort!
Et, en prononçant ces mots, il laissa lourdement retomber sa tête.
Mais aussitôt, il poussa un cri et se redressa; distinctement l'écho de ses paroles avait frappé son oreille en même temps qu'un choc un peu rude avait contusionné son crâne.
—Morbleu! grommela-t-il... on dirait cependant que je suis vivant.
Et, pour se convaincre qu'il ne se trompait pas, il ouvrit et ferma plusieurs fois les paupières, renifla l'air, fit fonctionner ses mâchoires, promena lentement ses mains sur les différentes parties de son corps et, finalement, posa l'une de ses mains sur sa poitrine.
Le cœur battait fortement et le sang circulait librement dans les artères.
Alors, le jeune homme poussa un profond soupir de satisfaction, au fond, il aimait mieux que les choses fussent ainsi; vivant, il conservait l'espoir de revoir Séléna.
Cependant, il doutait encore, lorsque ses regards, en se promenant curieusement autour de lui, tombèrent sur deux corps étendus non loin, rigides et sans apparence de vie.
Ces deux corps étaient ceux de Mickhaïl Ossipoff et d'Alcide Fricoulet.
Ce que voyant, le sens des choses réelles lui revint tout à fait et le voile qui obscurcissait sa mémoire se déchira complètement.
—Sauvés! s'exclama-t-il, nous avons été sauvés!
Il se précipita vers l'ingénieur et colla son oreille contre la poitrine; le cœur battait faiblement, passant ensuite à Ossipoff, il constata que le vieux savant comptait encore au nombre des vivants.
Alors seulement, son esprit dégagé de toutes préoccupations se posa deux questions: où étaient-ils, lui et ses compagnons? et qui les avait arrachés à la mort?
En voulant résoudre la première de ces questions, il résolut en même temps la seconde, car le regard circulaire qu'il jeta autour de lui, lui montra une pièce carrée, toute en bois, munie de sortes de couchettes en planches sur lesquelles lui et ses amis avaient été étendus; du même coup il aperçut, dans une encoignure sombre, un groupe de personnages qui le considéraient avec une défiance pleine de curiosité.
—Des hommes! s'écria-t-il tout joyeux.
Et il s'avança vers eux.
Mais ceux-ci reculèrent et Gontran remarqua alors qu'ils étaient armés et paraissaient tout disposés à faire usage des piques et des javelots qu'ils tenaient à la main.
—Ma parole! murmura-t-il... est-ce que je rêve? ou suis-je bien éveillé?... mais ce sont des Égyptiens que j'ai là devant moi!... ou tout au moins ils y ressemblent terriblement.
Et il ne pouvait détacher ses yeux de ces individus, recouverts d'une courte tunique d'étoffe blanche, découvrant la jambe au-dessous du genou et mettant à nu le cou et les bras; les pieds étaient enfermés dans des chaussures d'étoffe également, mais de couleur rouge, emprisonnant le cou-de-pied dans des cordelettes entrecroisées, à la façon des cothurnes.
La tête se signalait par l'absence totale de cheveux et par une face assez allongée, qu'éclairaient des yeux fendus en amandes, et encadrée dans une barbe noire longue et frisée.
—Ce sont des Vénusiens, sans doute, murmura le jeune comte auquel sa stupéfaction faisait oublier ses amis.
Voyant le Terrien immobile, les indigènes se rassurèrent et firent quelques pas vers lui, les armes dans la main gauche, la main droite tendue.
Gontran fit de même, c'est-à-dire, que tout en demeurant à la même place pour ne pas les effrayer, il avança lui aussi, la main en signe de paix.
Aussitôt, ils se mirent à parler dans un langage sonore, accompagné d'un grand nombre de gestes, vifs et rapides.
—Allons! murmura Gontran désappointé après avoir tendu l'oreille durant quelques secondes, ça va encore être le diable pour causer avec ces gaillards-là...
Et il ajouta, en frisant sa moustache:
—Il devrait en être sur les mondes planétaires comme chez nous; la langue française devrait être la seule adoptée pour les usages internationaux.
Néanmoins, il écoutait avec une tension d'esprit inimaginable, saisissant des lambeaux de phrases, des mots, des syllabes, et il se faisait, dans son esprit, un travail singulier.
—Si je ne craignais de m'abuser, songea-t-il, je parierais qu'il y a, dans cette langue, des réminiscences de Burnouf... serions-nous, par hasard, en présence de compatriotes d'Épaminondas et de Thémistocle?...
Il fut tiré de ses réflexions par l'un des Vénusiens qui s'approcha, lui toucha la main et ensuite, se prosternant à ses pieds, les lui baisa.
Surpris tout d'abord, Gontran se baissa, releva le Vénusien et se rappelant certaines relations de voyage à travers des peuplades sauvages, embrassa, bien que cela lui répugnât fort, l'individu sur la bouche.
Aussitôt le visage de celui-ci s'illumina, il fit un geste à ses compagnons qui, s'approchant de Fricoulet et d'Ossipoff, les déshabillèrent rapidement et les frictionnèrent avec une vigueur prodigieuse.
Pendant ce temps-là, le Vénusien adressait un long discours à M. de Flammermont qui, en dépit de son attention soutenue, et des efforts considérables qu'il faisait pour rappeler à lui ses souvenirs classiques, ne comprenait absolument rien.
Désespérant d'arriver jamais à un meilleur résultat, il finit par secouer la tête en montrant ses oreilles pour indiquer au Vénusien, qu'il dépensait, en pure perte, son éloquence.
L'indigène parut fort mortifié et témoigna son désappointement par une exclamation dont la consonnance frappa étrangement l'oreille de Gontran.
—Au diable! grommela-t-il—mais c'est du grec ça—du reste, nous allons bien voir.
Et gravement, lentement, détachant bien les mots, il dit:
Μηνιν Αιδε θεα Πηλεισδεω Αχιλλεος.
Ουλομενην η μυριαχαιο, αλγη ετεχη.
C'étaient les deux premiers vers de l'Iliade d'Homère, les deux seuls que sa mémoire eut conservés depuis dix ans qu'il avait franchi le seuil du Lycée Henri IV...
Le Vénusien parut surpris, il saisit brusquement la main de Gontran, appela à lui un de ses compagnons, et désignant la langue du jeune homme puis ses propres oreilles, sembla demander une seconde édition de ce qu'il venait d'entendre.
Complaisamment, M. de Flammermont obtempéra à ce désir, et, plus lentement encore que la première fois, il recommença:
—Μηνιν Αιδε θεα Πηλειαδεω...
Un franc éclat de rire éclata derrière lui.
Brusquement il s'interrompit, et, se retournant, aperçut Fricoulet qui, assis sur le bord de sa couchette, se tenait les côtes.
—Gontran qui parle grec! s'exclama-t-il... En voilà une forte!...
Et dressant vers le ciel ses bras, dans un geste comico-tragique:
—Ô mânes de Burnouf!... Quelle stupéfaction doit être la vôtre!
Puis au jeune comte:
—Mais continue, mon cher, dit-il, je t'en prie, continue; tu paraissais tenir ces messieurs sous le charme de tes réminiscences... je m'en voudrais de rompre ce charme...
Ossipoff, que les énergiques frictions des Vénusiens avaient rappelé lui aussi à la vie, mit un terme aux railleries de l'ingénieur:
—En vérité, monsieur Fricoulet, déclara-t-il d'un ton sec, je ne vous comprends pas; à vous entendre, on croirait que vous ne connaissez pas votre ami!... depuis quand, M. de Flammermont a-t-il jamais dit ou fait quelque chose d'où ne soit résulté un avantage pour nous!...
Pendant que les Terriens causaient entre eux, les Vénusiens se taisaient écoutant curieusement ce langage incompréhensible et se communiquant leurs impressions par une mimique expressive et rapide.
—Voyons, dit Ossipoff, en s'adressant à Gontran, expliquez-moi dans quel but vous récitez à ces gens des vers d'Homère?
—Tout simplement mon cher monsieur, répondit le jeune homme, parce que, dans le long discours qui m'a été adressé tout à l'heure, j'ai cru remarquer quelque analogie avec les vagues réminiscences que j'avais conservées de mes classiques grecs.
Le vieillard hocha la tête.
—Rien n'est impossible, murmura-t-il pensivement.
L'attention des Vénusiens, abandonnant M. de Flammermont, s'était reportée tout entière sur Mickhaïl Ossipoff dont la longue barbe blanche et l'air vénérable semblaient les impressionner vivement.
Il s'aperçut de l'effet qu'il produisait sur les indigènes et, s'adressant à celui qui paraissait être le chef, celui-là même auquel Gontran avait récité de l'Homère, il se mit à lui parler le langage du grand poète de l'antiquité.
Le Vénusien l'écouta attentivement, parut sinon comprendre, du moins deviner ce que lui disait le vieux savant; puis, quand celui-ci eut fini, il parla à son tour.
Ensuite, faisant un signe, il ouvrit une porte percée dans la cloison et disparut suivi de ses compagnons.
—Eh bien! demanda Gontran, où sommes-nous?... comment nous ont-ils sauvés?... ont-ils connaissance du passage de Sharp et de Séléna?
—Mon pauvre ami, riposta Ossipoff, comment voulez-vous que je sache tout cela?
—Ne le lui avez-vous point demandé?
—Parfaitement si... mais il ne m'a pas répondu...
—Ou, du moins, vous n'avez pas compris sa réponse, objecta Fricoulet.
—Avant de s'occuper de cela, répliqua le vieillard, il faudrait d'abord savoir s'il a compris ma question.
—Alors, que vous êtes-vous dit? car vous avez causé longtemps.
—J'ai parlé uniquement pour provoquer une réponse, afin de voir par moi-même si les suppositions de Gontran étaient fondées.
—Et?...
—Et je me suis convaincu que, sans l'être absolument, il y a cependant, entre le langage de ces gens-là et le dialecte ionien, des ressemblances... vagues il est vrai, mais dont je pourrai néanmoins me servir pour arriver, rapidement je pense, à communiquer avec eux.
—En tout cas, grommela Fricoulet, sans être curieux de ma nature, je voudrais bien savoir où nous sommes.
Ce disant, il allait de long en large, furetant, fouillant, examinant scrupuleusement dans tous les coins.
Lui et ses amis se trouvaient dans une sorte de boîte pouvant avoir une dizaine de mètres de long sur quatre mètres de haut et cinq de large: au-dessus de leurs têtes, le plafond s'arrondissait dans le sens de la largeur, le plancher était plat, résonnant sous leurs pas comme du bronze.
Deux sortes de grosses torches en cire rouge, fixées à la paroi, éclairaient cette boîte d'une lueur indécise et sanglante.
À l'une des extrémités s'élevait, du plancher au plafond, un énorme pilier en métal; à l'autre extrémité se trouvait une cage grillée de laquelle sortait un bruit sourd et confus, assez semblable à celui que produit le halètement d'une poitrine oppressée.
—Oh! oh! qu'est ceci? murmura Fricoulet dont les oreilles venaient subitement d'être frappées par ce bruit.
Il s'approcha et colla son visage contre la grille; mais il régnait dans l'intérieur de la cage une obscurité telle qu'il put à peine distinguer deux silhouettes vagues faisant mouvoir dans l'ombre quelque chose qui lui sembla être une roue.
—Tout cela, ajouta-t-il, ne nous dit pas où nous sommes.
—Eh! s'écria Gontran en étendant la main vers des trous lumineux percés dans la cloison, tout contre le plafond, s'il était possible d'atteindre jusque-là, peut-être apercevrait-on, par ces espèces de fenêtres, quelque chose qui pourrait nous renseigner.
—Tu as raison, riposta Fricoulet.
Et il sauta sur le banc circulaire qui courait le long de la cloison.
Mais une fois perché là, il poussa une exclamation désappointée; il s'en fallait d'un mètre qu'il n'arrivât à la hauteur des hublots.
—Ne bouge pas, dit Gontran dont une idée subite venait de traverser l'esprit, tu vas voir...
À son tour, il monta sur le banc, puis, saisissant le buste de Fricoulet, comme il eût fait d'un tronc d'arbre, il se hissa jusqu'à ses épaules sur lesquelles il s'agenouilla.
Mais à peine eut-il approché le visage de l'ouverture percée dans la cloison et jeté un regard au dehors qu'il fit un brusque mouvement, si brusque même que Fricoulet chancela et que lui-même, se sentant peu solide sur cet observatoire mobile, s'empressa de sauter sur le plancher.
Il portait sur ses traits les traces d'une si profonde stupéfaction que Fricoulet et Ossipoff s'écrièrent tous les deux à la fois.
—Qu'y a-t-il?... qu'avez-vous aperçu?...
—Je vous le donne en mille à deviner, répliqua M. de Flammermont.
—Nous n'avons point l'esprit à deviner des énigmes, répliqua l'ingénieur... parle... où sommes-nous?
—Au fond de l'eau, riposta le jeune comte.
—Au fond de l'eau! s'écria Fricoulet... tu te moques de nous!... d'abord, à quoi as-tu reconnu...
—Que nous étions dans l'eau?... parbleu! aux poissons et aux plantes marines...
Comme Fricoulet haussait les épaules, Ossipoff dit à son tour:
—Je ne vois rien d'impossible à ce que nous soyons à fond de cale sur un bâtiment vénusien...
—Vous m'avez mal compris, monsieur Ossipoff, répliqua Gontran avec assurance... en disant que nous étions au fond de l'eau, j'ai bien voulu vous faire entendre que nous nous trouvions à une distance considérable au-dessous du niveau de l'Océan.
—Alors, ce n'est point un bateau, conclut aussitôt Fricoulet.
Le savant se croisa les bras:
—Et pourquoi donc, demanda-t-il avec un peu d'amertume, ne serait-ce point un bateau?
—Parce que, répliqua l'ingénieur avec un petit ricanement, parce que messieurs les Vénusiens n'en sont point encore arrivés à un tel degré de civilisation que la navigation sous-marine puisse leur être connue.
Ossipoff haussa les épaules.
—Pour moi, grommela Gontran... que nous soyons où l'on voudra, c'est un point secondaire en ce moment; pour moi, ce qu'il y a de plus clair, c'est que je meurs de faim!
L'ingénieur ouvrit et referma les mâchoires à plusieurs reprises, en murmurant:
—Il me semble, à moi aussi, que je mangerais avec le plus grand plaisir.
—En tout cas, ajouta M. de Flammermont, je fais des vœux pour que nous nous trouvions effectivement dans un bateau sous-marin.
Et comme Fricoulet fixait sur lui des regards interrogateurs:
—Parce que, poursuivit le jeune homme d'un ton plaisant, des gens qui connaissent la navigation sous-marine doivent connaître également l'élevage des moutons et des bœufs.
Cette boutade fit sourire le vieux savant.
—Que voulez-vous, riposta Gontran, j'ai la nostalgie de la côtelette.
Il achevait à peine ces mots que la porte s'ouvrit, donnant passage au Vénusien qui avait déjà engagé la conversation avec les voyageurs.
Derrière lui venaient d'autres indigènes portant des plats qu'ils déposèrent sur le banc en désignant alternativement avec le doigt le plat et leur bouche.
—Pour tous les peuples de l'Univers, déclara Fricoulet, voilà un geste sur la signification duquel il n'y a pas à se tromper... donc, à table...
Il s'accroupit à côté du plat, un plat de bois large et profond, rempli jusqu'aux bords d'une sorte de ragoût à sauce brune duquel s'exhalait un parfum pimenté nullement désagréable.
Hardiment, il y plongea les doigts, à la façon des orientaux, et portant à sa bouche un petit morceau, goûta longuement, méthodiquement, analysant les différentes substances contenues dans cette combinaison culinaire...
Enfin, sa langue claqua bruyamment contre son palais et il déclara d'une voix grave:
—Végétal de la nature du céleri... sauce contenant une matière grasse qui, si elle n'est tirée d'une plante quelconque, indique la présence, dans ce monde, d'un quadrupède similaire au mouton.
Et sans en dire plus long, il se mit à manger tant bien que mal avec ses doigts, la «fourchette du père Adam» comme il disait plaisamment.
Gontran, après avoir inutilement cherché dans ses poches un petit nécessaire de voyage contenant tous les menus instruments nécessaires au repas, fut contraint d'imiter son ami, son appétit étant plus grand que son dégoût.
Quant à Ossipoff, il avait pris à part le Vénusien et s'efforçait, à force de gestes expressifs, d'obtenir les renseignements qu'il désirait connaître.
Tout d'abord, l'indigène regarda le savant sans l'interrompre, étudiant ses moindres gestes, faisant tous ses efforts pour en surprendre le sens.
Il semblait avoir compris et s'apprêtait à répondre au moyen du même langage muet, lorsque, s'approchant de lui, un de ses compagnons lui adressa la parole.
Vivement, le Vénusien alla vers la cage qui avait intrigué Fricoulet et prononça quelques sons gutturaux: aussitôt tout bruit cessa et il sembla à Ossipoff que le mouvement d'oscillation qu'il avait déjà remarqué s'arrêtait également.
Le Vénusien le prit par la main et l'entraîna dans une pièce voisine, beaucoup plus petite que l'autre, où une dizaine d'individus faisaient fonctionner avec acharnement des instruments qu'Ossipoff reconnut aussitôt pour des pompes d'un modèle primitif.
Tout à coup, un commandement bref retentit, les pompes s'arrêtèrent et ceux qui les manœuvraient s'attelèrent à des chaînes sur lesquelles ils halèrent avec force; lentement, comme insensiblement, les plaques métalliques qui formaient le plafond glissèrent les unes sur les autres et, peu à peu, une lumière étincelante, filtrant par les fentes, vint illuminer la pièce où se trouvaient les voyageurs.
Bientôt ils poussèrent un cri de surprise en apercevant, au-dessus de leur tête, un ciel radieux duquel, comme une pluie de feu, tombaient les rayons ardents du soleil; tout autour d'eux, à perte de vue, l'Océan étendait ses flots bleus, apaisés, berçant doucement le bateau qui les portait.
En même temps que cet étrange bâtiment émergeait à la surface, l'énorme pilier en métal, qui avait déjà attiré l'attention d'Ossipoff et de ses compagnons, s'allongeait et se dédoublait à la façon d'un tube de longue vue; chaque élément cylindrique s'emboîtait dans celui qui le précédait, et une voile, enroulée tout autour de ce mât singulier, se déployait aussitôt, orientée par une partie de l'équipage.
Gontran écarquillait les yeux comme s'il eût assisté à quelque truc ingénieux de féerie.
—Eh! mais, eh! mais, murmura-t-il en adressant à Fricoulet un regard narquois, pas si sots que cela les Vénusiens.
—À cela près, bougonna l'ingénieur un peu dépité, que leurs bateaux doivent être de piètres marcheurs... as-tu remarqué cette forme arrondie de l'avant?... ces bateaux sont de véritables sabots.
—Encore bien heureux que ce sabot vous ait recueilli, monsieur Fricoulet, ricana Ossipoff.
L'ingénieur ne l'entendit pas; penché sur le bordage, à l'arrière du bâtiment, il examinait avec attention une sorte de tambour ouvert sur les trois huitièmes de sa circonférence et dans lequel se trouvait enfermée une roue à palettes d'environ un mètre de diamètre.
—Eh! j'y suis! s'exclama-t-il enfin.
—Qu'arrive-t-il donc? demanda Gontran qui était venu le rejoindre.
—Cette cage que nous avons vue dans l'intérieur du bateau...
—Eh bien?...
—Les formes, que nous y avons distinguées vaguement attelées après une roue, devaient certainement mettre en mouvement ce propulseur rudimentaire... en vérité, c'est fort ingénieux...
M. de Flammermont demeura pensif quelques instants; puis, enfin:
—À ton avis, dit-il, dans quel but ces gens ont-ils ainsi un double moyen de navigation?
—Sans doute, répliqua Fricoulet, afin d'éviter les effets désastreux des tempêtes si fréquentes et si terribles dont nous avons eu un échantillon il y a quelques heures à peine; comment veux-tu que de semblables embarcations puissent lutter contre des éléments déchaînés à ce point? je ne sais même pas si, dans notre monde, nos grands transatlantiques seraient capables de résister. Quand il fait beau, ils naviguent à ciel ouvert, en se servant de la voile, comme en ce moment; un orage survient-il, ils plongent pour chercher au-dessous des flots agités, à une faible profondeur, un élément tranquille au milieu duquel ils continuent paisiblement leur voyage, à l'aide de leur propulseur.
—Ils s'enfoncent... ils s'enfoncent, grommela Gontran, c'est fort joli à dire mais par quel moyen?
—Je ne puis rien affirmer, mais le système le plus simple serait, assurément, de remplir d'eau des réservoirs.
Gontran eut un hochement de tête.
—Qu'as-tu donc? demanda Fricoulet surpris.
—J'ai que les Continents célestes m'ont induit en erreur, car, du diable si je m'attendais à rencontrer sur Vénus une humanité plus avancée que la nôtre.
L'ingénieur interrogea son ami d'un haussement de sourcils.
—Dame! répliqua le jeune comte, sur Terre, les bateaux sous-marins ne sont pas chose commune!
—Assurément, mais tu serais dans la plus complète erreur si tu en concluais quoi que ce fût relativement au degré de civilisation de Vénus!... Quant à moi, je suppose que les habitants de ce monde-ci, en dépit des bateaux sous-marins qui te surprennent tant, sont à peine à l'âge de bronze; toutes leurs constructions sont métalliques et s'ils sont bons fondeurs, ils sont mauvais navigateurs et mauvais mécaniciens, leur propulseur ne vaut pas l'hélice, quant à leur moteur—ce moteur humain—il est de la dernière insuffisance.
Pendant que Fricoulet et Gontran causaient ainsi, adossés au bordage, humant avec délice la brise marine, Mickhaïl Ossipoff et le Vénusien faisaient tous leurs efforts pour parvenir à se comprendre.
Tout d'abord, l'indigène avait étalé, devant lui, une carte dessinée en traits rouges sur un carré d'étoffe jaunâtre, et le vieux savant n'avait pas tardé à identifier les taches aperçues télescopiquement par l'astronome Bianchini avec celles que lui mettait sous les yeux cette représentation grossière de la mappemonde vénusienne. Soudain, il ne put retenir une exclamation joyeuse, et mettant son doigt sur certains caractères bizarres tracés sur la carte:
—Vellina! dit-il en examinant curieusement le visage du Vénusien.
Celui-ci parut surpris tout d'abord, regarda son interlocuteur, puis, frappant ses mains l'une contre l'autre:
—Vellina! répéta-t-il.
Ossipoff appela ses compagnons.
—Hurrah! dit-il, j'ai trouvé la clé de leur langue.
Les deux jeunes gens n'en croyaient pas leurs oreilles.
—Alors, fit Gontran, vous pouvez le comprendre, vous pouvez lui parler... lui avez-vous demandé si Séléna?...
Le vieillard hocha la tête:
—Vous allez un peu vite en besogne, mon cher enfant, répondit-il, je viens de découvrir une chose très importante: à savoir que l'écriture de ces gens-là se compose, tout comme celle des Égyptiens, d'hiéroglyphes; mon amour des langues a heureusement fait de moi un disciple de Champollion; c'est ce qui vous explique pourquoi j'ai pu lire tout de suite ce qui était écrit sur cette carte.
Un désappointement profond se peignit sur le visage de M. de Flammermont.
—Mais rassurez-vous, ajouta le vieillard; j'ai déjà deux éléments précieux; je puis lire leur écriture, et leur langue a beaucoup d'analogie avec le grec ancien; en voilà plus qu'il ne me faut pour, avec un peu de persévérance, pouvoir, d'ici quelques jours, m'entendre avez eux.
Le soleil s'était couché cinq fois déjà depuis que nos voyageurs naviguaient sur l'océan vénusien, n'ayant d'autre horizon que la plaine liquide, immense et déserte, lorsqu'un après-midi, que Gontran et Fricoulet rêvaient tristement sur le pont, Ossipoff s'avança vivement vers eux.
À son visage radieux, ils devinèrent qu'il avait une nouvelle importante à leur annoncer et ils allèrent à sa rencontre.
—J'ai du nouveau, leur cria-t-il de loin.
Et lorsqu'ils l'eurent rejoint:
—Je suis parvenu à m'entendre avec Brahmès.
—Qui cela, Brahmès?
—Le capitaine de ce bâtiment.
—Et Séléna? demanda anxieusement Gontran.
Le vieillard secoua tristement la tête.
—De ce côté-là dit-il, je n'ai rien pu apprendre, malheureusement... mais il ne faut pas nous désespérer... d'après ce que j'ai pu comprendre, Brahmès revient d'un long voyage et un événement tel que celui que j'ai tenté de lui expliquer a parfaitement pu se produire sans qu'il en ait eu connaissance.
—Mais, s'écria Gontran bouillant d'impatience... attendre qui? attendre quoi?... avec toutes ces attentes, nous perdons notre temps.
—Du calme, mon cher enfant, et laissez-moi achever; le but terminus de ce bateau est Tahorti, une ville importante où nous pourrons sans doute avoir des nouvelles.
—Quand y arrivera-t-on?
—Dans cinq jours, si le temps se maintient au beau; mais, avant, il faut nous arrêter à Vellina.
Il déploya la carte et montra aux jeunes gens un point marqué au milieu même de l'océan.
—Vellina! c'est une ville? demanda Fricoulet.
—Une ville dans une île, alors, fit Gontran; et cependant je ne vois aucune indication de terre ferme.
—C'est peut-être une ville sous-marine, répliqua Fricoulet en plaisantant.
Ossipoff lui lança un regard furieux.
—Écoutez donc, ricana l'ingénieur, dans un monde où la navigation sous-marine est tellement développée...
Il s'interrompit en voyant le Vénusien qui s'avançait vers eux avec rapidité.
Il adressa quelques mots à Ossipoff qui parut tout étonné.
—Brahmès nous prie de descendre dans la cabine, car le bateau va plonger.
—Comment! plonger? s'écria M. de Flammermont en jetant autour de lui un regard surpris, mais il n'y a pas de mauvais temps à craindre... la mer est comme de l'huile et le ciel est superbe.
Le Vénusien devina sans doute ce que venait de dire le jeune homme, car il prononça laconiquement:
—Vellina!
—Parbleu! s'écria à son tour Fricoulet, vous allez voir que j'avais raison tout à l'heure et que Vellina est une ville sous-marine.
Ossipoff haussa les épaules et tous les trois descendirent les quelques marches conduisant à la pièce où ils s'étaient trouvés pour la première fois après leur naufrage.
Puis, sur un commandement de Brahmès, la voile se replia, le mât rentra dans son tube, les panneaux se refermèrent et les Terriens entendirent l'eau qui se précipitait dans les réservoirs.
—Nous descendons, fit Gontran.
Le bateau, en effet, s'était immergé et tombait comme une masse au fond de l'océan.
—Mais nous n'avançons pas, dit à son tour l'ingénieur.
—À quoi voyez-vous cela? demanda aigrement Ossipoff.
—Tout simplement à ce que le moteur humain ne fonctionne pas, répliqua l'ingénieur en désignant la cage placée à l'arrière et d'où nul bruit ne s'échappait.
Comme il achevait ces mots, la roue qui mettait en action le propulseur à palettes, se mit à grincer.
—J'ai parlé trop tôt, dit Fricoulet, car voilà que nous allons de l'avant.
Très intrigués, les trois voyageurs attendirent en silence l'issue de cette aventure; Fricoulet avait son chronomètre à la main et comptait les minutes.
Un quart d'heure se passa; puis un choc se fit sentir et le propulseur s'arrêta.
—Nous venons de toucher le fond, déclara Gontran.
Brahmès entra au même moment et fit signe à Ossipoff de le suivre.
Vue d'un bateau marin et sous-marin en usage dans la planète Vénus.
Tous les quatre montèrent sur le pont, débarrassé déjà de sa couverture métallique, et les Terriens ne purent retenir un cri de surprise à la vue du spectacle qui s'offrait à eux.
Le bateau sur lequel ils se trouvaient était échoué sur une plage de sable fin recouverte de quelques centimètres d'eau à peine, et sur laquelle une quantité d'autres bâtiments, en tous points semblables au leur, étaient amarrés.
En relevant la tête, ils aperçurent, à vingt mètres au-dessus d'eux, la voûte d'une crypte naturelle formée au milieu des rochers, de tous côtés des torches de cire rouge, semblables à celles qui éclairaient le bateau de Brahmès, mais bien plus grosses, flambaient, jetant sur le paysage des lueurs d'incendie.
Une foule nombreuse et affairée s'agitait autour des navires, déchargeant ceux qui arrivaient, emmagasinant de nombreux colis sur ceux qui étaient prêts à partir.
Mais quelle ne fut pas la stupéfaction d'Ossipoff et de ses amis, et presque l'horreur, en apercevant, mêlés aux Vénusiens desquels ils différaient entièrement, des êtres étranges, hideux.
Ayant à peu près la structure humaine, mais de dimensions moindres, ces êtres étaient complètement nus; leur corps recouvert d'une sorte de poil dru et luisant comme celui du phoque, était supporté par deux jambes courtes que terminaient des pieds larges, plats et palmés, à la façon des pattes de canards; au sommet du buste s'emmanchaient les bras, longs et maigres, auxquels s'adaptaient des mains dont les doigts étaient réunis au moyen de membranes; la tête, toute ronde, velue comme le reste du corps, reposait sur les épaules même; deux yeux glauques, sans lueur d'intelligence, s'ouvraient dans la face bestiale que fendait transversalement une bouche large, garnie de dents fort aiguës.
De chaque côte de la tête, à la place qu'eussent dû occuper les oreilles, une membrane mobile s'entr'ouvrait fréquemment, semblable à des ouïes de poissons.
—Des axolotes, dit Fricoulet en considérant avec une scrupuleuse attention plusieurs de ces monstres qui causaient avec Brahmès.
Celui-ci les écoutait avec une surprise croissante; enfin il se tourna vers Ossipoff et lui dit rapidement quelques mots.
Aussitôt le vieillard se troubla et, s'adressant à ses compagnons:
—On vient d'annoncer à Brahmès qu'un individu, en tous points semblable à nous, avait été recueilli par un bateau et amené ici.
—Sharp! s'écria Gontran tout tremblant, c'est Sharp!
—À moins que ce ne soit Farenheit, ajouta Fricoulet.
—Oh! monsieur Ossipoff, poursuivit M. de Flammermont en saisissant le vieillard par le bras, je vous en supplie, ne tardons pas, courons...
Brahmès s'offrit très obligeamment au vieux savant pour l'accompagner dans ses recherches, et prenant comme guide un des êtres étranges qui lui avaient annoncé la nouvelle, il laissa ses compagnons veiller seuls au déchargement du bateau.
Tout en marchant, il donnait à Ossipoff, qui les transmettait à ses amis, des explications sur les habitants de cet étrange pays sous-marin.
Bien qu'ils fussent d'une nature et d'une intelligence inférieure à celles des autres peuples de Vénus, on ne craignait pas de faire le commerce avec eux, car leur sol possédait des richesses minérales de toutes sortes; leur étrange conformation leur permettait de vivre et de respirer dans l'eau au moyen de branchies, tout comme les poissons; mais ils pouvaient également vivre à la surface de la planète, et Brahmès apprit même aux Terriens que certains peuples venaient recruter leurs esclaves parmi ces tribus aquatiques.
Les maisons ressemblaient, pour la forme, à d'immenses ruches d'abeilles; elles étaient, comme celles-ci, percées à leur partie inférieure, d'un trou qui servait d'entrée et de sortie aux habitants.
—Sans doute, expliqua Fricoulet à Gontran qui s'étonnait, ils procèdent à la façon des argyronètes[2] sur Terre; ils se laissent emporter jusqu'à la surface de la mer par leur légèreté spécifique; là, ils font leur provision d'air et redescendent, en nageant, jusqu'à leurs habitations.
—Mais, dit Gontran, une chose que je ne m'explique pas bien, que je ne m'explique même pas du tout, c'est l'absence totale d'eau dans cette partie de l'océan.
—C'est tout simplement parce que cette anfractuosité de rochers est remplie d'air que l'eau n'y peut pénétrer, répliqua l'ingénieur.
L'axolote s'était arrêté devant une habitation dans laquelle il pénétra en rampant.
Bientôt les Terriens entendirent, dans l'intérieur, comme un bruit de lutte accompagné de jurons énergiques et une voix s'écria, en anglais:
—By God! ne peut-on donc reposer en paix, dans ce pays maudit!
—Farenheit! s'écria Mickhaïl Ossipoff, Jonathan Farenheit!
Il n'avait pas achevé ces mots, que l'Américain sortait à quatre pattes par l'étroite ouverture et, se redressant d'un bond, se précipita, les mains tendues, vers ses compagnons de voyage.
—Vous! vous! s'exclama-t-il d'une voix dans laquelle une émotion sincère mettait un tremblement... By God! je ne m'attendais pas à vous revoir, jamais... By God!
Et le digne Yankee, malgré d'inimaginables efforts pour dissimuler son trouble, avait une larme qui brillait au bord de sa paupière.
Gontran s'en aperçut, mais, connaissant les principes de l'Américain en matière de sang-froid, il craignit de le froisser et, sans rien dire, se contenta de lui serrer la main énergiquement.
Après qu'ils se furent réciproquement raconté, en quelques mots, comment ils avaient été sauvés, Ossipoff demanda:
—Avez-vous entendu parler de Sharp?
L'Américain haussa furieusement les épaules:
—J'aurais bien pu en entendre parler, grommela-t-il, que cela ne m'eût pas avancé davantage... ces animaux-là ne parlent ni anglais ni français, et comme mes parents ont totalement oublié de m'apprendre le patois usité ici...
Quand ils revinrent au bateau, celui-ci avait opéré son chargement, il n'attendait plus que ses passagers pour partir.
Brahmès proposa bien à Ossipoff de retarder son départ de vingt-quatre heures pour leur permettre de se rendre compte, par leurs propres yeux, des richesses minières de ce pays sous-marin, mais tous, ils étaient trop anxieux de savoir à quoi s'en tenir sur Sharp, pour retarder, fut-ce de cinq minutes, le moment où ils arriveraient à Tahorti.
Malheureusement, cette ville, celle-là même où, au dire de Brahmès se trouvait installé le poste de téléphonie optique qui mettait en relations Vénus avec la Lune, cette ville se trouvait à l'autre extrémité de l'Océan équatorial, c'est-à-dire à près de huit cents lieues de Vellina.
Fricoulet, qui estimait que le bateau sous-marin ne faisait pas plus de quatre lieues à l'heure, calcula que le voyage durerait huit jours.
Ossipoff en profita pour avoir, avec Brahmès, de longs entretiens sur la planète et sa civilisation, il acquit la conviction qu'en général la race vénusienne était bien moins instruite en toutes choses et inférieure, sous certains points, à la race humaine.
—Voyez-vous, disait le savant pour résumer ses impressions, ces gens-là peuvent être comparés aux premiers peuples de la Terre: les Chaldéens, les Égyptiens et les Grecs.
Sur certains points, cependant, ils étaient assez avancés; mais, en général, les sciences n'étaient qu'à leur début, la seule force motrice qu'ils connussent était celle de l'homme et des animaux, ils se servaient aussi du vent et de l'eau, forces naturelles qu'ils avaient à leur disposition, mais si l'électricité et ses phénomènes leur étaient connus, ils ignoraient la vapeur, les ballons et un grand nombre d'autres applications de la science.
En astronomie, ils étaient parvenus à se rendre un compte exact de leur situation dans l'univers, ils savaient que le Soleil est le centre du système céleste, ils connaissaient la Terre. Mercure, Mars, Jupiter.
Enfin, après neuf jours de navigation, le bâtiment qui portait nos voyageurs arriva en vue de Tahorti.
Encore quelques heures, et ils allaient savoir s'ils avaient vainement franchi les douze millions de lieues qui séparent Vénus de la Lune.
CHAPITRE VI
EXCURSIONS VÉNUSIENNES
omme bien on pense, ces quelques heures parurent aux Terriens aussi
longues que des siècles.
Vainement, Fricoulet cherchait à les tirer du mutisme dans lequel chacun d'eux se renfermait, on lui répondait par des monosyllabes; puis, de nouveau, le silence régnait parmi les voyageurs.
Quelquefois même, on ne lui répondait pas du tout, se contentant d'un simple hochement de tête ou d'un haussement d'épaules.
Ossipoff, installé à l'avant du bateau avait posé sur le bordage sa lunette à l'oculaire de laquelle son œil demeurait vissé, cherchant à surprendre à l'horizon le premier indice de la côte à laquelle ils allaient aborder.
Gontran, immobile dans un coin, considérait d'un air morne la marche—trop lente à son gré—des aiguilles sur le cadran de son chronomètre qu'il tenait à la main.
Quant à Farenheit, pour tromper son impatience, il arpentait à grandes enjambées le pont de l'embarcation, assez semblable à un ours rôdant à travers sa cage.
Enfin, Ossipoff signala une côte basse qui barrait l'horizon d'une grande ligne bleuâtre, laquelle devint rapidement plus apparente, pour s'arrondir enfin en un golfe profond tout rempli de bateaux semblables à celui qui les portait.
Moins d'une heure après ils débarquaient et ils se dirigèrent, sous la conduite de Brahmès, vers la ville où, avant toutes choses, ils devaient être présentés au roi.
Après quelques pas faits en silence, Gontran qui marchait en avant de ses compagnons, s'arrêta tout à coup, levant les bras au ciel dans un geste stupéfait:
—Une champignonnière! s'écria-t-il.
—C'est ma foi vrai! dit à son tour l'ingénieur.
Et, d'un geste, appelant Brahmès auprès de lui, il désigna de la main, pour demander une explication, le singulier panorama qui s'étendait à leurs pieds.
Sur le flanc d'une colline peu élevée, dont le pied baignait dans l'océan du Centre, une agglomération de constructions uniformes et bizarres s'étageait, disposées avec une régularité géométrique, en de longues avenues partant du sommet comme centre pour aboutir à la mer, ainsi que les branches d'un gigantesque éventail.
Ces avenues étaient bordées, de droite et de gauche, par des habitations dont les toits, de forme ombellifère, se superposaient les uns sur les autres, comme des écailles de poissons.
Tels autrefois les soldats romains disposaient leurs boucliers,—en dos de tortue, disent les historiens,—pour marcher à l'assaut et se protéger des projectiles que l'assiégé faisait pleuvoir sur eux du haut des remparts.
Ce fut dans l'esprit de Fricoulet que l'aspect de cette ville singulière éveilla ce souvenir de l'antiquité.
—Ta comparaison est fort juste, repartit M. de Flammermont, mais, étant donné que nous avons affaire à une humanité intelligente, il faut admettre que ce mode de construction a une raison d'être.
—Ne trouvez-vous pas que cela ressemble à une armée de parapluies? demanda Farenheit.
—Sir Jonathan pourrait bien nous avoir fourni, sans y songer, l'explication que nous cherchons, dit l'ingénieur.
L'Américain se redressa et, sur son visage, passa comme un reflet de dignité offensée:
—Comment! sans y songer! répliqua-t-il... By God! mais, en vous disant cela, je songeais parfaitement bien que ces gens ne pouvaient construire leur ville autrement, et je parierais cent dollars contre un sou que, sur toute l'étendue du monde vénusien, les villes doivent se ressembler.
—Ah! bah! fit Gontran avec un sourire railleur, et quelles raisons fournissez-vous à l'appui de cette thèse?
—Les raisons que l'honorable M. Ossipoff lui-même nous a fournies.
Le vieux savant, fort surpris de se voir mêlé aux débats, dirigea vers l'Américain des regards interrogateurs.
—By God! grommela sir Jonathan, est-ce que je rêvais lorsque, ces jours derniers, nous parlant de la climatologie spéciale de cette planète, vous nous avez donné des détails sur les déluges d'eau que devait provoquer l'épaisseur des nuages flottant dans son atmosphère?... du reste, nous-mêmes en avons eu un échantillon assez convaincant, je crois...
—Alors, dit l'ingénieur, vous pensez que c'est à cette raison qu'il faut attribuer...
Ossipoff s'était tourné vers Brahmès et écoutait attentivement ce que lui racontait le Vénusien.
—Sir Farenheit, fit-il au bout de quelques instants, est dans le vrai... tous ces toits que vous voyez, sont formés de plaques de bronze ajustées les unes aux autres, de manière à composer une carapace énorme sur laquelle glissent, sans aucune infiltration, les torrents d'eau qui, à certaines époques de l'année, tombent du ciel; grâce à la disposition de la ville, ces torrents vont se perdre dans l'océan du Centre, sans avoir occasionné aucun dégât.
—Mais les rues doivent être ravinées, objecta Gontran.
—Les rues sont, paraît-il, dallées de bronze...
Tout en causant, la petite troupe avait atteint les premières maisons de la ville.
Là, encore, ce fut un nouvel étonnement; il fallut que leur guide les fit entrer dans l'une des habitations; Fricoulet, son carnet à la main, prenait des croquis qu'il accompagnait de notes rapides.
Quand Farenheit avait parlé de parapluies, il ne savait, certes, pas si bien dire; ces maisons n'étaient autre chose, en effet, que d'énormes parapluies métalliques adossés les uns aux autres. Le manche de l'instrument était figuré par un énorme pilier de bronze s'élevant de terre jusqu'au toit, et supportant les trois étages composant l'habitation; les murs formaient des réservoirs de vingt centimètres d'épaisseur, remplis d'eau; le toit lui-même, convexe extérieurement, mais plane à l'intérieur, était, lui aussi, transformé en un vaste bassin.
Par son évaporation constante, cette eau garantissait les habitants des ardeurs du Soleil.
—Songez, disait Ossipoff à ses compagnons qui s'étonnaient, que, pour les Vénusiens, le Soleil est deux fois plus étendu et plus chaud que pour les habitants de la Terre... il leur a donc fallu s'ingénier à se protéger contre ses redoutables atteintes.
—Les habitants... les habitants... grommela M. de Flammermont, je serais curieux d'en apercevoir... car, jusqu'à preuve du contraire, je tiens cette ville pour déserte et abandonnée...
—C'est peut-être le jour du marché, dit plaisamment Fricoulet.
—À moins que quelque fête ne retienne au dehors la population, dit à son tour Farenheit.
En ce moment, Brahmès qui les avait quittés pour aller aux nouvelles, revint et dit à Ossipoff:
—La ville tout entière est en émoi: une masse énorme, gigantesque, dont nul ne peut expliquer la provenance, a été trouvée, il y a quelques jours, flottant à la surface d'une mer de l'autre hémisphère.
Une exclamation joyeuse s'échappa des lèvres de Gontran.
—Séléna! soupira-t-il, en pensant qu'il allait enfin revoir sa chère fiancée.
—Je vais donc pouvoir régler mes comptes avec ce gredin de Sharp, grommela Farenheit en crispant, dans le vide, ses poings formidables.
Et tous les deux, sans écouter d'autres explications, se précipitèrent au dehors, criant:
—Où sont-ils?... où sont-ils?
—Attendez donc, fit Ossipoff en les rejoignant ainsi que Fricoulet... vous partez comme des fous, sans savoir où vous allez... laissez au moins Brahmès nous conduire.
—Excusez-moi, mon cher monsieur Ossipoff, riposta le jeune comte, mais il me tarde tant de revoir Mlle Séléna.
—Croyez-vous donc qu'il me tarde moins, à moi, de revoir ma chère enfant?
Le Vénusien avait pris la tête de la petite troupe, et, d'une marche rapide, l'entraînait dans l'intérieur de la ville; pour faire cela, étant donnée la disposition particulière des rues, il fallait monter, et les Terriens, peu habitués, depuis quelques semaines, à faire usage de leurs jambes, avaient quelque peine à suivre leur guide.
Enfin ils arrivèrent, suant et soufflant, au sommet même de la colline, centre auquel aboutissaient, comme autant de rayons, toutes les avenues de la capitale.
Là, ils durent s'arrêter; devant eux, sur une place immense, ne mesurant pas moins de plusieurs kilomètres carrés, une foule compacte et bariolée se pressait, criant et gesticulant.
Ossipoff fronça les sourcils et murmura d'une voix amère:
—Voilà donc la raison pour laquelle la ville est déserte; tout le monde est ici pour faire une ovation à ce misérable.
Farenheit fit entendre un ricanement qui ressemblait fort à un rugissement.
—Laissez faire, laissez faire, grommela-t-il, cela va changer et, tout à l'heure, nous allons rire.
Le Palais du roi.
Et, en disant ces mots, un éclair de haine luisait dans les yeux de l'Américain.
Tous les visages étaient tournés dans la direction d'une habitation monumentale s'élevant, au sommet de la colline, d'une vingtaine de mètres au-dessus des autres maisons et fermant, en forme de demi-lune, tout un côté de la place.
—C'est le palais du roi! dit Brahmès à Ossipoff; c'est là qu'a été transportée l'étrange chose dont je vous ai parlé et que tout ce peuple est rassemblé ici pour contempler.
—Et c'est là qu'il nous faut aller? demanda Fricoulet, épouvanté par la perspective de traverser cette mer humaine dont les vagues houleuses moutonnaient à perte de vue.
En ce moment, une exclamation de surprise retentit; l'un des Vénusiens, placés devant eux, venait, en se retournant, de les apercevoir.
D'un geste, il attira l'attention de son voisin, qui en fit autant pour le sien et, en moins de cinq minutes, toute la foule faisant volte-face, regardait les Terriens, se poussant, se bousculant, s'écrasant pour les mieux voir et les considérer de plus près.
Tout d'abord, la curiosité des indigènes se trouva contenue par l'inquiétude première et l'indécision qui les saisirent à l'aspect de ces êtres, nouveaux pour eux.
Mais ils ne tardèrent pas à s'enhardir, peu à peu le cercle formé autour d'Ossipoff et ses compagnons se rétrécit et, bientôt, un Vénusien plus audacieux avançant la main, toucha du bout des doigts le vêtement de Farenheit.
Celui-ci se recula avec dignité.
—By God! grommela-t-il, nous prennent-ils pour des bêtes curieuses?
—Voilà qui est humiliant pour un citoyen de la libre Amérique, répondit Fricoulet gouailleur... Après tout, ils ont raison, car nous en faisons tout autant, nous autres qui avons la prétention d'être civilisés... Rappelez-vous la foule qui se presse, en été, au Jardin d'acclimatation, autour des cages contenant les échantillons de quelque peuplade sauvage.
Comme il achevait ces mots, un cri épouvantable retentit et un mouvement de recul se produisit aussitôt.
C'était un Vénusien qui, fortement intrigué par le monocle encadré dans l'arcade sourcilière de Gontran, avait voulu, par le toucher, se rendre compte de cette chose étrange.
Paysage vénusien.
M. de Flammermont avait, sans y penser, détendu son bras et son poing fermé était venu frapper l'indigène en pleine poitrine; le Vénusien avait poussé un cri de douleur et la foule, épouvantée, avait reculé aussitôt.
—Ce que vous venez de faire est de la dernière imprudence, déclara Ossipoff.
—Fallait-il me laisser tripoter par ce sauvage? demanda le jeune homme avec dégoût.
—Peut-être bien allez-vous être obligé de vous laisser tripoter quand même, riposta le vieillard, car, si je ne me trompe, tout ce monde là va nous tomber sur le dos.
Il régnait, en effet, dans la foule, une animation extraordinaire; au-dessus des têtes, des poings se dressaient, agitant des bâtons; même quelques mains étaient armées d'instruments en bronze, ressemblant à de larges poignards, mais que l'on tenait par le milieu, comme un bâton à deux bouts.
Du même mouvement, les quatre hommes tirèrent leur revolver et se mettant tous les quatre dos à dos, de façon à faire face de tous les côtés aux assaillants, se tinrent prêts à résister à la première attaque.
—C'est égal, murmura Ossipoff, Brahmès est bien long à revenir... s'il tarde encore, il pourrait bien nous retrouver en lambeaux.
Tout à coup, une immense clameur s'éleva et une poussée formidable se produisant, les premiers rangs des Vénusiens se trouvèrent, malgré eux, jetés sur les Terriens.
Quatre coups de feu retentirent; c'était Ossipoff et ses compagnons qui venaient, ensemble, de décharger en l'air leur revolver.
Ce fut un brouhaha indescriptible, un tumulte épouvantable, une clameur assourdissante où se mêlaient les cris d'effroi et les hurlements de douleur de ceux que les plus forts écrasaient dans leur fuite.
Voyant le succès inespéré obtenu par cette première décharge, les Terriens en firent une seconde qui accentua la débâcle; en moins de cinq minutes, la place fut complètement déserte; les Vénusiens avaient regagné leurs maisons dans lesquelles, sans doute, ils devaient se barricader fortement.
Fricoulet partit d'un large éclat de rire.
—Ah! dit-il, les peuples non civilisés ont du bon... Jamais un gardien de la paix, à Paris, n'obtiendrait par la douceur et les paroles conciliantes un semblable résultat.
—Puisque Brahmès ne vient pas à nous, dit Ossipoff, allons à lui.
Ce disant, suivi de ses compagnons, il s'avança vers le palais.
Comme ils étaient arrivés à peu de distance, un panneau d'une vingtaine de mètres de haut se déplaça tout à coup, roulant avec un bruit de tonnerre sur des galets de bronze, découvrant une baie large de quinze mètres environ, par laquelle les Terriens aperçurent un spectacle qui les frappa d'étonnement et d'admiration.
Au milieu d'une salle immense, sur un trône tout de bronze poli et étincelant comme de l'or, un Vénusien était étendu; les jambes, entourées de bandelettes brillantes, reposaient sur des coussins de pourpre; le buste, enveloppé d'une sorte de toge en étoffe blanche, toute constellée d'étoiles et de soleils, était soutenu par des oreillers de couleur jaune enrichis d'un métal inconnu aux Terriens, mais qui semblait luire comme des charbons enflammés.
Sur la tête, une sorte de tiare, du même métal que celui dont étaient ornés les oreillers, semblait faire planer, au-dessus du Vénusien, un astre resplendissant.
Du reste, le trône, le personnage lui-même, étaient inondés d'une lumière éblouissante qui donnait véritablement l'impression d'une divinité.
Tout autour, la salle était sombre, pleine d'une ombre mystérieuse dans laquelle on entendait un bourdonnement de respirations contenues; les yeux d'Ossipoff, s'habituant peu à peu à l'obscurité, découvrirent bientôt, rangés en cercle, figés dans une immobilité de statue, des corps agenouillés sur le sol, dans une attitude prosternée, le front touchant les dalles, entre les deux coudes appuyés, les avant-bras relevés, dressant au-dessus de la nuque les mains ouvertes en forme de coupes.
Sur ces mains, une sorte de brasier était posé dans lequel brûlait, avec des flammes dorées, un foyer ardent dont toute la lueur était concentrée par des miroirs réflecteurs en bronze poli, sur le trône et sur la quasi-divinité qu'il supportait.
Au-dessus du trône, dans un récipient immense, des flammes blanches et crépitantes étincelaient, et, renvoyées de miroirs en miroirs, venaient, elles aussi, converger sur le trône, resplendissant comme un astre au milieu de la nuit sombre.
Longuement, la statue ainsi irradiée, fixa Ossipoff et ses compagnons qui, instinctivement, s'étaient découverts; puis, sans un geste, sans un mouvement, elle fit entendre un petit clappement de langue. Aussitôt, tous les corps prosternés sortirent de leur immobilité, et, glissant sans bruit sur les dalles de bronze, se retirèrent à reculons et disparurent, fondus dans l'ombre, ainsi que disparaissent les génies dans les féeries.
Alors, la statue leva la main; à ce signe, un Vénusien agenouillé auprès du trône, se redressa et, à demi-courbé, s'en vint, à reculons également trouver les Terriens: c'était Brahmès.
—Le roi, fit-il à Ossipoff, consent à vous donner audience; approchez, il est déjà, par moi, au courant de vos aventures... expliquez-lui ce que vous désirez.
—Tu m'as dit, répondit le vieillard, que l'on avait transporté ici une chose étrange trouvée, il y a quelques jours, dans l'un des Océans de ton monde... Je voudrais savoir ce que sont devenus les êtres qui y étaient contenus?
Brahmès traduisit ces mots au roi dont les lèvres, après quelques instants de silence, firent entendre un murmure confus de paroles brèves et sonores.
Le visage du Vénusien refléta aussitôt un étonnement profond.
—Le roi, dit-il, ne comprend pas ce que tu veux dire... l'objet en question était vide.
—Vide! s'écria Ossipoff stupéfait.
Ses paupières se fermèrent, ses jambes fléchirent, et il fût tombé, si ses compagnons qui s'étaient approchés en le voyant pâlir, ne l'avaient soutenu dans leurs bras.
—Qu'arrive-t-il? demandèrent-ils, le cœur étreint, pour des raisons diverses, par une angoisse horrible.
Le vieux savant laissant tout à coup tomber sa tête entre ses mains, se mit à sangloter.
Alors, M. de Flammermont poussa un cri déchirant:
—Morte!... Séléna est morte!... mais parlez donc, monsieur Ossipoff, vous voyez bien que vous me mettez à la torture.
—Disparue! balbutia le vieillard... on n'a vu ni elle, ni Sharp.
Gontran était accablé; appuyé sur Fricoulet, il promenait, autour de lui, des regards vagues et hagards.
Farenheit, lui, égrenait, entre ses dents, un chapelet des jurons yankee des plus expressifs, tandis que ses doigts, machinalement, se crispaient sur une proie invisible.
—Comment! disparus!... s'exclama l'ingénieur qui, seul, parmi les Terriens, conservait tout son sang-froid, voilà qui demande des explications... exigez donc de Brahmès qu'il vous donne des détails.
D'une voix tremblante et coupée par les larmes, Ossipoff pria Brahmès d'insister auprès du roi pour savoir dans quelles circonstances avait été faite la trouvaille dont il avait été parlé aux Terriens.
Après avoir écouté parler religieusement Sa Majesté vénusienne, Brahmès se tourna vers le vieillard.
—C'est, paraît-il, vers la même époque que celle à laquelle vous avez abordé sur notre monde; les astronomes ont signalé, dans l'espace, un corps qui semblait se diriger sur nous... tout d'abord on avait cru qu'il s'agissait du mystérieux émissaire des autres mondes célestes qui avait visité notre planète quelques jours auparavant...
Ossipoff tressaillit et saisissant, par le poignet, le Vénusien ébahi.
—Que dites-vous? s'écria-t-il, et quel est cet émissaire dont vous parlez.
—Un être en tous points semblable à vous, qui venait de la Lune et se disait originaire d'un monde que nous apercevons d'ici et qu'il appelait Terre.
—Sharp! c'est Sharp! gronda Farenheit.
—Oui, c'est Sharp, répéta Ossipoff; à ce sujet il ne peut y avoir aucun doute.
Et d'une voix tremblante d'émotion, il demanda à Brahmès:
—Cet individu... qu'est-il devenu?
—Il a fait ici un long séjour, répondit le Vénusien, après quoi, il a continué son voyage.
Le vieillard chancela.
—Mon Dieu!... balbutia-t-il.
Puis, après un moment:
—Mais, il n'était pas seul, n'est-ce pas, il avait une compagne avec lui, une jeune fille?...
—Le voyageur était seul...
—Qui sait si le misérable ne s'est point débarrassé de la pauvre enfant en la précipitant dans l'espace, sanglota Ossipoff.
Un rugissement accueillit ces paroles; c'était Farenheit que ce nouveau crime probable de son ennemi mettait en fureur.
—By God! hurla-t-il en grinçant des dents, dire que Dieu ne me laissera pas mettre la main sur ce bandit!
Accablé, en proie à un désespoir profond, Gontran, la tête sur la poitrine, demeurait immobile.
C'en était fini du rêve d'amour dont il s'était si longtemps bercé et qui l'avait poussé à tant de millions de lieues de sa planète natale.
Séléna était à jamais perdue pour lui, il pouvait mourir.
Seul, l'ingénieur qui n'avait au cœur ni l'amour de Gontran pour Séléna, ni la haine de Farenheit pour Sharp, avait conservé tout son calme et, en prodiguant, aux uns et aux autres, ses consolations, il se demandait s'il était dans les choses acceptables qu'après s'être éloigné de plusieurs millions de lieues du boulevard Montparnasse pour faire le tour du monde céleste, il s'arrêtât en si beau chemin?
Et carrément il répondait non.
—Voyons, dit-il, en toutes choses, il s'agit de ne pas s'emballer... examinons la situation avec calme; d'abord, vous monsieur Ossipoff, vous avez tort de déduire la mort de mademoiselle Séléna, de ce que personne ne l'a aperçue. Pour être un gredin, Sharp n'en est pas moins un homme intelligent et c'eût été, de sa part, une incommensurable bêtise que de mettre sa compagne en liberté.
—Dans un pays comme celui-ci, que risquait-il?... la pauvre enfant eût été incapable de se faire comprendre, dit tristement Ossipoff.
—En quelque endroit de l'Univers que vous vous transportiez, répliqua l'ingénieur, et à toutes les époques, les larmes ont leur éloquence et les supplications de votre fille eussent attendri ces gens-là.
—Qu'en conclus-tu donc? demanda Gontran en relevant la tête, avec une lueur d'espoir dans les yeux.
—Que Sharp a dû enfermer soigneusement mademoiselle Séléna dans le wagon et s'arranger de façon à la soustraire à tous les regards.
Farenheit inclina la tête à plusieurs reprises.
—Ce que dit M. Fricoulet paraît fort sensé, grommela-t-il.
Peut-être l'Américain n'avait-il pas, au sujet de l'existence de la jeune fille, une conviction absolue, mais son rôle, à lui, était de paraître y croire, autrement, ses compagnons, découragés, eussent probablement renoncé à poursuivre Fédor Sharp et, alors, c'en eût été fait de ses projets de vengeance.
Ils apperçurent un grand chariot, monté sur des roues en bronze.
—Sincèrement, poursuivit Fricoulet, je ne vois point quelles raisons eût eues Sharp de se porter à quelque violence sur votre fille... c'est un filou, c'est un gredin... mais rien ne prouve qu'il y ait en lui l'étoffe d'un assassin.
Et frappant amicalement sur l'épaule de M. de Flammermont, il ajouta:
—Donc, ne perdons pas courage et cherchons par quels moyens on pourrait rattraper ce monsieur.
—Le rattraper! murmura Gontran avec découragement, savons-nous seulement quel chemin il a pris?
—Il ne peut en avoir pris qu'un: celui-là que nous-mêmes nous nous proposions de suivre.
—Il faudrait être certain!
—Certain! s'exclama l'ingénieur, mais cela ne peut faire l'ombre d'un doute, car étant donné le moyen de locomotion qu'il nous a volé, il est obligé de marcher toujours sur le Soleil: nul doute que Mercure ne soit la prochaine station visée par lui.
—Or, poursuivit Ossipoff, qui reprenait courage en même temps que lui revenait un peu d'espoir, Mercure ayant passé à son aphélie, il y a cinq jours, la planète arrivera dans cinq jours, à sa plus courte distance de Vénus, c'est-à-dire à dix millions de lieues; ces dix millions de lieues, Sharp mettra environ dix-sept jours à les parcourir.
—Oh! bougonna Farenheit, que nous importe la rapidité avec laquelle il nous fuit, du moment que nous n'avons aucun moyen de le suivre.
—Voilà qui ne manque pas de logique, pensa Fricoulet.
Mais, haussant les épaules, il se tourna vers Gontran et lui dit:
—Voyons, toi qui, deux fois déjà, nous a tirés d'embarras, tu pourrais bien, cette fois-ci encore...
M. de Flammermont le saisit par le poignet:
—Mon cher Alcide, grommela-t-il, je ne suis pas d'humeur à plaisanter et je te prie...
Mais Ossipoff, qui avait entendu l'observation de l'ingénieur, s'approcha du jeune homme et d'une voix suppliante:
—Mon enfant, dit-il, mon fils...
—Mon cher monsieur, répliqua Gontran, j'ai le cœur broyé, comment voulez-vous que j'aie l'esprit assez lucide...
Et cependant il murmura dans un soupir:
—Ah! si nous avions encore notre sphère...
—Qu'en ferions-nous?
—N'est-ce point aux environs de cette ville que se trouve située la montagne au sommet de laquelle est installé l'appareil télégraphique reliant Vénus à la Lune?
—Parfaitement si... où veux-tu en venir?
—À ceci: que nous aurions pu utiliser cet appareil.
—Pour retourner dans la Lune? grommela Farenheit.
—Eh! non! pour continuer notre voyage.
—Comprends pas, murmura l'Américain.
—Cela prouve que vous avez la compréhension difficile, mon cher sir Jonathan, répliqua le jeune comte... au surplus cette discussion est oiseuse, puisque la sphère n'est point en notre possession.
Pendant tout ce dialogue, le roi était demeuré sur son trône, figé dans son immobilité majestueuse, les regards attachés sur les Terriens dont il cherchait, par leurs gestes, à deviner les paroles.
Brahmès, immobile lui aussi, attendait, soit qu'ils s'adressassent à lui, soit que le roi lui donnât un ordre.
Tout à coup Fricoulet poussa un cri.
—Mais, j'y pense, dit-il à Ossipoff, tout à notre rage de voir Sharp nous échapper une seconde fois, nous n'avons point pensé à demander à ces gens ce qu'est cet appareil étrange trouvé par eux et qu'ils ont amené ici... du moment que ce n'est point l'obus de ce gredin, qu'est-ce que cela peut être?
Farenheit se frappa le front.
—By God!... gronda-t-il, si c'était notre sphère!...
Ossipoff fit entendre un ricanement gouailleur:
—C'est impossible, répliqua-t-il.
—Nous pouvons toujours nous en assurer, répliqua l'ingénieur; interrogez-donc Brahmès.
Le Vénusien transmit aussitôt la question du vieillard au roi, qui laissa tomber de ses lèvres, à demi-entr'ouvertes, un murmure à peine perceptible.
Brahmès s'inclina, alla rapidement à l'extrémité de la salle et, d'un geste brusque écarta une haute tenture.
Les Terriens ne purent retenir un cri de surprise et de joie: étincelant, dans l'ombre, c'était leur sphère qui venait de leur apparaître.
Oubliant la présence de Sa Majesté vénusienne, Fricoulet se livra à un entrechat désordonné; quant à l'Américain, il agita en l'air sa casquette de voyage, en répétant par trois fois, d'une voix sonore:
—Hurrah!... hurrah!... hurrah!...
Pendant ce temps, Ossipoff et Gontran tombaient aux bras l'un de l'autre et se donnaient une accolade émue.
Enfin, chacun ayant, à sa façon, manifesté sa joie, Ossipoff pria le Vénusien d'exposer au roi quelles étaient les intentions de ses compagnons.
—En quittant Wourch, la belle planète double que vous admirez d'ici pendant les nuits claires, dit-il, nous pensions pouvoir rejoindre dans votre monde le voyageur que vous avez vu, il y a quelques jours, et qui dites-vous, est parti déjà... nous vous demandons en conséquence, de nous mettre à même de continuer notre voyage, en nous permettant d'utiliser votre réflecteur...
Par l'organe de l'interprète, le roi répondit fort gracieusement qu'il se mettait à l'entière disposition des hardis explorateurs; mais que l'émigration commençait dès le lendemain, qu'en conséquence les Terriens devaient remettre à deux mois l'exécution de leur projet.
Ossipoff, en entendant cette réponse, poussa un sourd gémissement; quant à Gontran, frappant du pied, il demanda ce que signifiait cette plaisanterie.
Brahmès, auquel fut traduite l'observation du jeune comte, répondit:
—Les peuples de notre Monde, sont en migration perpétuelle pour chercher un milieu tempéré indispensable à la vie; deux fois par an, nous passons d'un hémisphère dans l'autre, pour fuir soit les dévorantes ardeurs du solstice, soit les froids sombres du pôle. Demain est l'époque à laquelle, d'après les statuts royaux, nous devons nous mettre en marche pour l'hémisphère Sud.
—Eh! s'écria Gontran, nous ne sommes points les sujets de Sa Majesté vénusienne, et ses statuts sont pour nous lettre morte. Émigrez si bon vous semble, quant à nous qui avons affaire ici, nous resterons.
Brahmès ne comprit pas les paroles de M. de Flammermont, mais il en devina le sens.
—Je doute, dit-il à Ossipoff, que vos compagnons et vous, soyez organisés de façon à supporter le froid glacial qui va enfermer, durant deux mois, ces contrées dans un cercueil de glace; c'est une mort certaine qui vous attend.
—Je ne doute pas de la vérité de ce que vous venez dire, répliqua tristement le vieillard, mais le délai que vous nous assignez détruit en nous tout espoir de jamais rejoindre celui que nous poursuivons... or, mourir de froid ou mourir de désespoir, c'est tout un pour nous.
Le roi, auquel cette réponse navrée fut traduite, garda le silence quelques instants; puis enfin, se départissant, pour la première fois, de son impassibilité, il se mit à gesticuler avec une vivacité extrême, tout en causant à Brahmès.
Celui-ci, quand Sa Majesté eut fini de parler, se tourna vers le vieux savant.
—Voici, dit-il, ce qui vous est proposé: vous suivrez l'émigration, car, ainsi que je vous l'ai dit, tout à l'heure, vous ne pouvez demeurer ici; les habitants du pays de Boos, que vous avez vus dans leur élément et que leur constitution physique met à même de supporter les froids les plus rigoureux, vont, dès aujourd'hui, s'occuper à démonter pièce par pièce le réflecteur de la montagne d'Itnounh et le transporteront au sommet de la plus haute montagne de notre globe, qui se trouve précisément au centre de la contrée où nous nous rendons; si cela vous convient, des ordres vont être donnés immédiatement pour que ces gens de Boos, qui nous servent d'esclaves, soient mis à la disposition du roi.
Comme bien on pense, cette proposition, transmise par Ossipoff à ses compagnons fut acceptée, par eux, avec enthousiasme.
Ils prièrent Brahmès de remercier chaleureusement en leur nom Sa Majesté vénusienne, qui mit le comble à ses bontés en déclarant vouloir se charger de toute l'existence matérielle des voyageurs.
Dès le lendemain, ainsi que le leur avait dit Brahmès, ce fut, par toute la ville, un brouhaha indescriptible, un branle-bas général: devant chaque habitation, un chariot était arrêté sur lequel les habitants chargeaient leurs meubles et ustensiles primitifs; puis lorsque la maison était vide, on la fermait au moyen d'une plaque de bronze et le char allait prendre place, au bas de la colline, sur le rivage de l'océan du Centre, où le rendez-vous général était donné.
Le soir, les chariots royaux, tirés chacun par cinquante habitants de Boos, se mirent en marche et derrière eux, quartier par quartier et rue par rue, tout le cortège défila.
On eût dit, marchant tumultueusement sous le ciel étoilé, une gigantesque et fantastique caravane, traçant, dans le désert, un sillon formidable.
Et cette marche dura huit jours pendant lesquels les Terriens eussent pu se croire en excursion à travers quelque pays d'Orient, tant la chaleur était forte et aussi en raison de la faune et de la flore merveilleuses qu'il leur était donné d'admirer et d'étudier.
En arrivant au terme du voyage, ils trouvèrent un paysage, en tout point semblable à celui qu'ils avaient quitté; au bord d'une mer bleue et sans vagues, sur la croupe d'une colline élevée, une ville d'airain s'étageait, déployant, sous le soleil torride, ses avenues en éventail; non loin, coupant l'horizon d'une ligne sombre, se dressait une chaîne de montagnes, dont les cimes se perdaient dans les nuages.
—Eh! eh! grommela Ossipoff, les yeux fixés dans cette direction, c'est bien cela.
—On dirait que vous vous reconnaissez, grommela l'Américain d'un ton railleur.
—Si je me reconnais, riposta le vieillard, assurément. C'est une des régions que j'ai le plus souvent explorées... au télescope. Ainsi ce pic que vous apercevez-là, sur votre droite et qui paraît être le plus élevé de tous, a déjà été mesuré plusieurs fois, d'abord par Schroëter en 1789, puis en 1833 et en 1836, par Beer et Madler... aussi par moi-même, il y a quelques années à peine... eh bien! nous sommes tous tombés d'accord pour donner, à ce pic, une hauteur de quarante kilomètres environ.
—Et il nous va falloir grimper cela à pied? grommela Farenheit.
—À moins que vous ne comptiez monter en funiculaire, riposta Fricoulet gouailleur.
L'Américain haussa les épaules d'un mouvement furieux.
—Depuis de si longues semaines que je n'ai point fait usage de mes jambes, dit-il, j'ai les articulations rouillées, et, véritablement, je ne sais si j'aurai les forces nécessaires...
—On pourra vous louer des habitants du pays de Boos, dit Gontran en riant, cela vous remplacera les mulets dont on se sert, en Suisse, dans certaines ascensions.
Ossipoff hochait la tête, tout pensif.
—Il nous faudra au moins huit jours pour arriver là-haut, murmura-t-il.
—Le fait est, ajouta Fricoulet, que le Mont-Blanc n'est qu'une vulgaire taupinière à côté de ce sommet monstrueux.
—Mais, poursuivit l'Américain avec une légère inquiétude dans la voix, arrivés là-haut nous ne pourrons plus respirer...
—À ce point de vue là, rien à craindre, répliqua l'ingénieur; au pis aller, nous avons nos respirols, mais je doute que nous ayons besoin de nous en servir; l'atmosphère doit être encore assez dense pour permettre à nos poumons terrestres de fonctionner à l'aise.
Tout en parlant, les Terriens, guidés par Brahmès, s'étaient mis en marche et bientôt ils s'étaient engagés dans un chemin en lacet, serpentant au milieu d'énormes roches.
Pendant près d'une heure, ils montèrent, suant, soufflant, geignant, maugréant; puis soudain le signal de la halte fut donné et Ossipoff auquel le Vénusien causait avec animation, s'approcha de Farenheit.
—Rassurez-vous, sir Jonathan, dit-il, vos jambes n'auront pas la peine de vous refuser un service que vous ne leur demanderez pas. Grâce aux Vénusiens, qui ont, paraît-il, à desservir un hôpital installé presque au sommet même de cette montagne, nous la gravirons sans fatigue, dans un véhicule très commode et très simple.
—Un véhicule! s'écria Fricoulet très intéressé... mais quelle sorte de véhicule?
Comme il achevait ces mots, d'une anfractuosité de rochers sortit un grand chariot, monté sur une douzaine de roues en bronze, basses et fort larges; à l'avant, à une sorte de timon très court, une chaîne de bronze était attachée, se déroulant, à perte de vue, sur le flanc de la montagne.
—Mais c'est le système des remorqueurs qui font le service entre Rouen et Paris, s'écria Gontran.
—Sauf que nous ne voyons pas le remorqueur, riposta l'ingénieur.
Interrogé, Brahmès expliqua que sur le versant opposé de la montagne une armée d'habitants de Boos, attelés à la chaîne, descendaient jusqu'à la plaine, formant ainsi contrepoids.
Rapidement, on chargea sur le chariot, tous les ustensiles et les bagages des voyageurs, ainsi que les différentes pièces du réflecteur qu'il s'agissait d'installer à nouveau au sommet de la montagne.
Puis, le signal du départ fut donné et l'ascension commença.
En vingt-quatre heures, après plusieurs haltes effectuées à différentes hauteurs, pour permettre sans doute à la machine humaine de prendre quelque repos, on arriva à une hauteur de trente kilomètres; là, on abandonna le véhicule et il fallut continuer le voyage à pied, au milieu d'une couche de nuages si épaisse qu'on ne voyait point à dix pas autour de soi, longeant des précipices énormes dont la vue seule donnait le vertige.
Enfin, au bout de soixante heures de fatigues surhumaines, et après avoir, par miracle, échappé à la mort qui les guettait, presque à chaque pas, Ossipoff et ses compagnons arrivèrent au plateau qui couronnait la montagne et dominait, de quarante-deux kilomètres le niveau des océans vénusiens.
Là, on prit un peu de repos; puis on déballa les appareils et dès le lendemain le travail commença, travail gigantesque, insensé, et que pour mener à bien, l'énergie et l'opiniâtreté des Terriens furent tout juste suffisantes: heureusement Brahmès, investi pour cette circonstance de toute l'autorité royale, avait pris sa besogne à cœur et ne laissait pas une minute de repos à l'armée d'esclaves travaillant sous ses ordres.
—Alcide! dit tout à coup Gontran à Fricoulet, il y a une chose qui me tourmente.
—Laquelle?
—Dans un voyage du genre de celui que nous avons entrepris, le principe, n'est-ce pas, pour s'élancer d'une planète sur l'autre, est de profiter des moments où elles sont le plus rapprochées.
—Assurément... c'est l'A, B, C de la logique.
—Aussi, pour aller de la Terre à la Lune, nous avons profité du périgée.
—Tout comme Sharp, en partant à notre place, a profité de l'époque à laquelle la Lune et Vénus se trouvent à leur plus grande proximité l'une de l'autre c'est-à-dire du périaplérodite...
—Et si je ne me trompe, il a encore appliqué le même principe en partant, il y a un mois pour Mercure?
—Comme de juste... mais où veux-tu en venir?
—À te poser cette question: à quel point de son orbite se trouvera Mercure, quand nous quitterons ce monde?
—Si nous pouvons, comme c'est probable, partir demain, Mercure sera en quadrature avec le Soleil, c'est-à-dire que, relativement à une ligne allant de cet astre à la planète où nous nous trouvons, il formera un angle droit.
—Alors, murmura Gontran effrayé, ce ne sera plus neuf millions de lieues que nous aurons à franchir?
—Non, ce sera treize millions et demi.
Le jeune comte fit un bond formidable.
—En ce cas, il est inutile de partir, nous n'atteindrons pas Mercure.
—Tranquillise-toi; avec des gaillards comme nous, quelques millions de lieues de plus ou de moins importent peu... Avant une semaine, la planète des commerçants et des voleurs nous donnera l'hospitalité.
CHAPITRE VII
À TRAVERS L'ESPACE INTERPLANÉTAIRE
ickhail Ossipoff, la face collée à l'un des hublots de la logette,
sondait curieusement l'espace; Fricoulet, son inévitable carnet à la
main, alignait des colonnes de chiffres; Jonathan Farenheit ronflait à
poings fermés; Gontran, assis sur le divan, à côté de son ami, les
coudes sur les genoux et le front dans les mains, était immobile comme
une statue.
Tout à coup, un soupir profond, déchirant, fit tressaillir l'ingénieur, il suspendit ses calculs, et posant doucement la main sur l'épaule de M. de Flammermont:
—Qu'as-tu? murmura-t-il... tu t'ennuies?
Le jeune comte secoua la tête.
—Je viens de calculer, répondit-il, que voilà juste dix-huit mois que j'ai demandé la main de Séléna.
Fricoulet eut un petit rire satanique.
—Et tu te trouves, sans doute, malheureux de n'être pas plus avancé aujourd'hui qu'il y a dix-huit mois, fit-il en haussant les épaules... mais, mon cher ami, tu ignores ton bonheur.
Et il ajouta d'un ton déclamatoire, en levant les yeux vers le sommet de la logette:
—O fortunatos nimium...[3]
M. de Flammermont se redressa.
—Alcide, grommela-t-il, tu m'impatientes à la fin, avec tes éternelles plaisanteries... J'aime Séléna, je dois l'épouser!
—De quoi te plains-tu?... Les moments pendant lesquels on fait la cour à sa fiancée, ne sont-ils pas les plus heureux du mariage...
—Si tu appelles cela faire sa cour? s'exclama M. de Flammermont, tu n'es guère difficile, en vérité!
—C'est le seul moyen de ne pas s'apercevoir de ses défauts réciproques!
—En attendant, je me sens ridicule... je tourne au Juif-Errant!
—Les voyages forment la jeunesse, ricana l'ingénieur, quant à moi, en dépit de tout ce que tu pourras dire, je persiste à bénir les différents incidents qui retardent le moment où tu passeras au cou le collier de l'esclavage.
Ce mot fit tressaillir Ossipoff dont l'attention, depuis quelques instants, était distraite par la conversation des deux jeunes gens, il tourna brusquement le dos au hublot et s'adressant à Fricoulet:
—Voilà une expression, monsieur l'ingénieur, qui, s'adressant à ma fille, me semble malsonnante.
—Eh! monsieur, vous avez votre opinion sur l'astronomie, j'ai la mienne sur le mariage, voilà tout.
Le vieillard fronça le sourcil et dit à M. de Flammermont:
—Je suis étonné, mon cher Gontran, que vous permettiez à monsieur, bien qu'il soit votre ami, de s'exprimer de la sorte lorsqu'il parle de votre fiancée!
—Sa fiancée! s'écria plaisamment Fricoulet... vous avouerez, monsieur Ossipoff, qu'elle l'est bien peu, Gontran, lui-même, me le faisait observer tout à l'heure.
—Alcide! fit sévèrement le jeune comte.
—Ce que M. Fricoulet vient de dire est-il vrai? demanda Ossipoff en se tournant vers Gontran.
Celui-ci, fort embarrassé, ne savait guère que répondre:
—Mon Dieu! balbutia-t-il, vous conviendrez vous même que la situation est étrange, je vous demande la main de votre fille, il y a dix-huit mois, à Saint-Pétersbourg, nous sommes aujourd'hui...
—À quinze cent mille lieues de la planète Vénus, dit Fricoulet en consultant son carnet.
—À quinze cent mille lieues de la planète Vénus, répéta Gontran, et je commence à croire que je suis moins loin de Saint-Pétersbourg que de la date si chère où je pourrai mener à l'autel ma chère Séléna!
Mickhaïl Ossipoff se croisa les bras sur la poitrine:
—En vérité, dit-il d'un ton quelque peu acerbe, je ne m'attendais pas à vous entendre parler de la sorte... est-ce moi qui suis allé vous trouver pour vous demander votre main? est-ce moi qui vous ai forcé à me faire cette déclaration que vous m'avez faite à l'observatoire de Poulkowa et que je me rappelle textuellement: «Ce ne sont pas des millions, des billions et même des trillions de lieues qui peuvent effaroucher un amour tel que le mien.»
Le vieillard se tut un moment, foudroyant d'un regard Gontran qui courbait la tête.
Puis il ajouta avec un petit ricanement:
—Cela, rien ne vous forçait à le dire!... Vous avez parlé de trillions de lieues, et pour quelques millions à peine que vous avez parcourues, vous voilà déjà regrettant votre parole.
—Monsieur Ossipoff, répliqua Gontran avec beaucoup de dignité, vous donnez à une mauvaise plaisanterie de mon ami Fricoulet, un sens que lui-même n'a certainement pas voulu lui donner... je ne regrette rien; ce que j'ai fait, je le referais encore; mais si vous me voyez si sombre, si nerveux, n'en cherchez pas la cause ailleurs que dans ma grande affection pour Mlle Séléna.
Il avait prononcé ces paroles d'une voix grave, profonde et pleine d'émotion.
Sans dire un mot, le vieillard lui tendit la main.
Derrière eux, un juron éclata: c'était Farenheit qui, réveillé depuis quelques instants, assistait, silencieux, à l'entretien.
—By God! grommela-t-il, et dire que tout cela est la faute de ce gredin... de ce misérable...
Ses dents grinçaient, ses joues tremblaient et ses mains s'ouvraient et se refermaient convulsivement, dans un geste d'étranglement.
—On ne pourra donc jamais l'empoigner, ajouta-t-il furieux.
—Prenez patience, sir Jonathan, répondit Fricoulet, dans quatre jours, nous serons sur Mercure et là, espérons-le du moins, vous pourrez vous livrer aux douceurs de la vengeance.
—La vengeance, murmura l'Américain, est un plat qui devrait se manger chaud, comme la soupe.
L'ingénieur hocha la tête.
—Eh! Eh! fit-il, cela dépend des goûts... on prétend que les gourmets la préfèrent froide.
—Ah çà! dit Farenheit en s'adressant à Ossipoff, j'espère bien que, aussitôt votre fille retrouvée et ce coquin de Sharp puni, nous ferons machine en arrière pour toucher Terre.
Ossipoff eut un brusque tressaillement; un voile sombre s'étendit sur son visage dont les muscles se contractèrent soudain, et il répondit d'une voix sourde, à peine distincte:
—Si c'est possible!
L'Américain fit un bond.
—Comment! si c'est possible! By God! il faudra bien que cela le soit. Je ne suis pas comme M. de Flammermont, moi; je ne me suis pas engagé à faire le tour du monde sidéral,—la gloire, moi, ce n'est pas mon fait—je ne suis pas astronome, je ne suis qu'un simple marchand de porcs... et l'astronomie je m'en moque comme un poisson d'une pomme...
Il s'arrêta un moment pour souffler et poursuivit:
—Ma maison de commerce me réclame... d'un autre côté, les actionnaires de la «Moon's diamantal Company» sont capables de croire que je leur ai joué le tour... enfin, voici bientôt venir l'époque des élections pour la présidence de l'Excentric Club... et j'en ai fait suffisamment pour que mon élection soit assurée... donc, je vous en préviens, aussitôt mon compte avec Sharp réglé, je demande à m'en aller.
—Et vous, monsieur Fricoulet, demanda Ossipoff, non sans anxiété, êtes-vous aussi pressé que sir Jonathan, de revoir notre planète natale?
—À vrai dire, monsieur Ossipoff, répliqua le jeune ingénieur, je ne vous cacherai pas que cette course, à travers les astres, commence à me paraître monotone... et, bien que je n'engraisse pas de porcs au boulevard Montparnasse, bien que je n'aie pas d'actionnaires auxquels il me faille rendre des comptes, bien que je n'aie posé ma candidature à la présidence d'aucun cercle—excentrique ou autre...—j'emboîterais assez volontiers le pas à sir Jonathan.
Le vieillard réfléchit quelques instants, puis, se retournant vers M. de Flammermont:
—Vous avez entendu, mon cher Gontran, ce que viennent de dire ces messieurs... comme rien, au fond, ne les oblige à poursuivre le voyage en notre compagnie, il vous faut leur faciliter les moyens de regagner notre point de départ, c'est-à-dire la Terre... en conséquence, je vous laisse le soin de songer à ces moyens...
Sur ce, il tourna les talons et s'en fut reprendre sa place aux hublots.
Farenheit avait l'air fort satisfait et son attitude contrastait étrangement avec l'expression penaude du visage de Fricoulet.
M. de Flammermont, lui, regardait son ami, en souriant avec ironie.
—Corbleu! nous voilà bien, grommela l'ingénieur... mieux valait nous dire nettement que nous étions liés à lui indissolublement.
—Hein? fit l'Américain en redressant l'oreille.
Gontran marcha lourdement sur le pied de Fricoulet; celui-ci fit la grimace, mais comprit l'avertissement et se tut.
—Vous disiez? insista Farenheit...
—Moi! mais rien... si... je me rappelle... je voulais dire que la situation de M. de Flammermont est fort difficile... il n'est pas douteux, parbleu! qu'il ne trouve un moyen de nous rapatrier... seulement, ce qui le gênera, ce sera pour le mettre à exécution, ce moyen.
—Baste! fit sir Jonathan, Mercure est un monde comme un autre, j'imagine...
—Comme un autre! bougonna l'ingénieur... cela dépend de ce que vous entendez par là: songez que Mercure est distant du soleil, à peine de 57,250,000 kilomètres, soit 14,300,000 lieues, que son diamètre ne mesure pas plus de 1,200 lieues et que son volume égale seulement les 38 centièmes de celui de la Terre.
—Eh bien! qu'importe tout cela?
Le visage de Fricoulet refléta un ahurissement profond et se tournant vers Gontran:
—Tu l'entends, s'écria-t-il, il demande ce qu'importent à un monde, sa distance du Soleil, son diamètre et son volume; mais, sauvage que vous êtes! il importe si bien que Mercure est la plus petite planète de tout le système solaire, en outre que c'est la plus rapprochée de l'astre central.
—Conclusion?
—Conclusion! Mercure ne peut être un monde comme un autre, sans compter que son orbite est très excentrique,—c'est-à-dire qu'elle a la forme d'une ellipse dont le soleil occupe l'un des foyers... si bien que la différence entre l'aphélie et la périhélie est de six millions de lieues... hein! six millions, c'est joli pour une orbite qui ne mesure que vingt-huit millions de lieues de diamètre et que la planète parcourt en quatre-vingt huit jours...
—En quatre-vingt-huit jours, répéta Gontran étonné... l'année n'a que quatre-vingt-huit jours?
—Et savez-vous qu'elle est la conséquence de cette marche rapide, c'est que, transporté sur Mercure, un enfant Terrien saurait lire et écrire à peine âgé d'un an; qu'un gamin de cinq ans serait un adulte et que nous-mêmes serions centenaires.
—Des années de quatre-vingt-huit jours, murmura M. de Flammermont, c'est cela qui ferait le bonheur des concierges et des enfants.
—Pourquoi donc? demanda Farenheit.
—Dame! à cause des étrennes.
Fricoulet secoua la tête.
—Pour ma part, dit-il, je doute que la civilisation mercurienne en soit déjà arrivée là.
—Cependant, j'ai lu dans les Continents célestes que l'intensité de la chaleur solaire, dix fois plus grande que pour la Terre, devait avoir développé la vie avec une rapidité incroyable à la surface de Mercure.
Ossipoff se retourna:
—Cette supposition ne me paraît pas juste, dit-il; car les observations télescopiques et spectroscopiques ont établi, d'une manière irréfutable, que Mercure est entouré d'une atmosphère considérable, très épaisse, dans laquelle flottent quantité de nuages et qui protège la planète contre l'ardeur dévorante des rayons solaires quand elle est à son périhélie; elle empêche également l'évaporation trop rapide de la chaleur, lorsque Mercure se trouve à son aphélie...
—Alors?
—Alors je conclus, tout en tenant compte de l'intensité de chaleur, que ce monde étant le dernier né de l'Univers, doit se trouver dans le même état où se trouvait la Terre, à l'époque primaire.
Le visage de Farenheit était devenu soucieux.
—Dans ces conditions-là, grommela-t-il, j'ai bien peur que M. de Flammermont ne puisse, de sitôt, me mettre à même de revoir le pavillon étoilé des États-Unis.
Le jeune homme haussa les épaules.
—Que voulez-vous, sir Jonathan, dit-il, à l'impossible nul n'est tenu, et j'aurai beau me torturer la cervelle, si je ne trouve, sur Mercure, aucune humanité capable de me donner un coup de main, je crains bien que vous ne soyez condamné à jouir de notre société plus longtemps que vous ne le souhaitez.
Et, prenant un air grave pour s'adresser à Ossipoff:
—Cependant, dit-il, tout en reconnaissant le bien fondé de votre raisonnement, notamment en ce qui concerne l'âge de Mercure, il me semblait que, dans son Cosmotheoros, l'illustre astronome Huygens établissait l'existence d'une humanité semblable à la nôtre.
Le vieillard se prit à rire:
—Il en est des théories de Huygens comme de celles de Fontenelle, d'après lesquelles les habitants de Mercure seraient de petits êtres, vifs, agiles, toujours en mouvement, et noirs comme des nègres d'Éthiopie; je ne crois pas plus à cette humanité-là qu'à celle inventée par le baron de Holberg, dans son roman: Voyage de Nicolas Klimius dans les planètes souterraines. L'homme-plante et l'homme-guitare imaginés par lui n'ont pas plus raison d'être que les nègres de Fontenelle, les hommes de Huygens et ceux du Voyage au monde de Mercure, publié au xviiie siècle.
Ses compagnons, Farenheit lui-même, l'écoutaient avec un visible intérêt; alors pour conclure, le vieillard ajouta:
—C'est déjà, pour le savant et le philosophe, un travail considérable que de songer aux humanités existantes sans se préoccuper encore de la forme que pourront affecter les humanités futures... laissons les siècles s'écouler et alors seulement nos petits-neveux pourront s'occuper de résoudre ces problèmes.
Sur ces mots, il retourna à son poste d'observation, laissant l'Américain tout déconfit par ces révélations.
—Que fais-tu donc là? demanda Gontran en voyant Fricoulet examiner avec attention une sorte de cadran fixé à l'extrémité du pivot central de la sphère.
—Tu le vois, je consulte mon «rapidimètre».
Et, à un haussement de sourcils interrogatifs du jeune comte, l'ingénieur ajouta:
—C'est un indicateur de mon invention au moyen duquel je puis, à tous moments, m'assurer que les ondes lumineuses parviennent bien à la sphère et l'actionnent avec la même force.
—Très pratique, approuva Gontran; mais le système?
—Écoute, je vais être aussi clair que possible; à toi de comprendre si tu peux... Qui soutient et pousse dans l'espace notre véhicule? les vibrations lancées par le réflecteur vénusien; de ces vibrations, j'en emploie une partie infinitésimale à actionner un radiomètre tournant dans son ampoule de verre; deux engrenages conduisent l'aiguille qui tourne devant ce cadran. Tant que le radiomètre fonctionne à grande vitesse, l'aiguille est poussée à l'extrémité de sa course; si, pour une raison ou pour une autre, le fonctionnement se ralentissait, un ressort ramènerait plus ou moins l'aiguille vers le zéro... as-tu compris?
—Tellement bien compris, répliqua Gontran dont l'œil ne quittait plus le «rapidimètre», que j'en ai eu un frisson par tous les membres; alors, lorsque cette aiguille sera à zéro...
—Si elle est à zéro avant que nous n'atteignions la zone attractive de Mercure, nous retomberons sur Vénus.
Et voyant l'effet déplorable produit par cette déclaration sur son ami, l'ingénieur ajouta:
—Mais rassure-toi, il n'y a aucune raison pour qu'un semblable accident survienne... et puis, surviendrait-il, que nous sommes assez accoutumés aux chutes pour n'en pas craindre une de plus.
—Aussi, repartit Gontran, n'est-ce point la crainte de me rompre les os qui me fait trembler... c'est tout le temps que nous perdrions à revenir sur nos pas, alors que Sharp continue à marcher de l'avant.
Ce disant, il considérait l'instrument avec anxiété.
—Dans ce moment, demanda-t-il, comment nous comportons-nous?
—Nous filons à toute vitesse et, si mes calculs sont exacts, avant quarante-huit heures nous aurons franchi le point neutre.
Farenheit se frotta les mains avec énergie.
—Alors, l'accident pourra se produire, grommela-t-il, nous tomberons... mais qu'importe, puisque nous tomberons sur Mercure.
Sa phrase s'acheva dans un formidable bâillement.
—Cette température sénégalienne pousse au sommeil, ne trouvez-vous pas? demanda-t-il en s'étendant sur le divan.
—Eh! eh!... c'est contagieux, fit plaisamment Fricoulet en voyant Gontran s'allonger, lui aussi, à sa place habituelle.
—C'est bien possible! répliqua le jeune homme à haute voix, de façon à être entendu d'Ossipoff.
Et d'un clignement d'yeux appelant son ami près de lui:
—Chut! murmura-t-il, je vais profiter de ce que M. Ossipoff est plongé dans ses contemplations, pour étudier un peu Mercure.
L'ingénieur était ébahi.
—Tu as une singulière façon d'étudier les astres, répondit-il sur le même ton... à moins que tu ne pries Morphée de t'envoyer des rêves astronomiques, je ne vois pas trop comment...
M. de Flammermont sourit finement et, tirant de dessous sa couverture de voyage un volume qu'il ouvrit:
—Et les Continents célestes! les comptes-tu pour rien?...
—Compris, répliqua Fricoulet; eh bien! je te laisse à ta leçon; pioche ferme; moi, je vais aussi travailler un peu...
Et il alla s'installer à un hublot voisin de celui où le vieillard s'était établi avec sa lunette.
Un quart d'heure ne s'était pas écoulé que l'oreille de l'ingénieur fut désagréablement frappée par deux bruits sonores, mais de tonalités différentes qui emplissaient la logette.
Il se retourna et vit Gontran qui s'était assoupi, le nez sur l'ouvrage de son illustre homonyme, et qui mêlait ses ronflements à ceux de l'Américain.
Une quarantaine d'heures s'écoulèrent ainsi dans une monotonie désespérante pour M. de Flammermont et Jonathan Farenheit, le premier soupirant pour Séléna, le second rugissant après Sharp; puis, quand ils avaient suffisamment l'un soupiré, l'autre rugi, ils cherchaient, dans le sommeil l'oubli de leur amour stérile et de leur haine impuissante.
Quant à Ossipoff et à Fricoulet, ils ne quittaient guère leurs hublots d'observation que pour prendre le repos strictement nécessaire au maintien de leurs forces; tout le reste de leur temps, ils le passaient, l'œil vissé à la lunette ou la main noircissant leurs carnets de calculs interminables.
On touchait à la fin du second jour, lorsque Gontran, impatienté de voir Fricoulet toujours assis à la même place et plongé dans ses calculs algébriques, s'approcha de lui.
—Alors, fit-il, nous serions enfermés, pendant des années, dans cette cage que, pendant des années, tu regarderais et tu calculerais.
—Ce ne sont point des années, répondit l'ingénieur, ce sont des siècles qu'il faudrait pour pouvoir, non pas comprendre, mais commencer à comprendre l'Univers.
—Mais, en ce moment, que fais-tu?
—J'établis, ou plutôt je cherche à établir un point délicat d'astronomie.
Gontran leva les bras au ciel.
—Encore! s'exclama-t-il; mais l'astronomie n'est donc remplie que de points délicats?
—Il y a une étoile connue, classée par Groombridge, sous le numéro 1830, qui plonge les savants dans une perplexité profonde, à cause de sa prodigieuse vitesse de translation.
—Les étoiles «fixes» marchent donc! interrompit le jeune comte.
Fricoulet lui saisit le bras en lui désignant, d'un hochement de tête, Mickhaïl Ossipoff.
Heureusement, le vieillard, plongé dans la contemplation du ciel, n'avait rien entendu.
—Si elles marchent! riposta l'ingénieur, assurément, et même avec une certaine rapidité; ainsi, celle dont je te parle, Groombridge, franchit 320 kilomètres par seconde.
Gontran arrondit ses yeux.
—320 kilomètres par seconde! balbutia-t-il.
—C'est ce qui fait supposer qu'elle n'appartient pas à notre Univers visible; car un corps, attiré par l'ensemble des soleils que nous connaissons, n'atteindrait pas une vitesse supérieure à 40 kilomètres par seconde.
—Et le but de tes recherches?
—Est d'élucider l'origine et la provenance de cette étoile qui arrive du fond de l'incommensurable infini.
Gontran haussa les épaules et murmura avec un sourire railleur:
—Et voilà à quoi les savants passent leur temps et épuisent le génie que leur a donné le Créateur!...
Il ricana et ajouta d'un ton dédaigneux:
—Et tu crois que tu ne serais pas plus utile à tes semblables en cherchant à résoudre les problèmes sociaux sous lesquels se trouve écrasée notre pauvre humanité qu'en t'épuisant en stériles études sur Groombridge, numéro 1830?
Fricoulet allait riposter, son ami ajouta:
—Et quand on pense que cette étoile, dont les destinées te préoccupent, est peut-être éteinte depuis vingt mille ans, que l'astre, duquel est jailli ce rayon lumineux, est peut-être allé, depuis des siècles et des siècles, rejoindre les vieilles lunes!
Ces paroles, qui trahissaient de la part du jeune homme un certain mépris de la science chère à Ossipoff, contenaient cependant une apparence de logique; aussi, tout d'abord, Fricoulet demeura-t-il interdit.
En ce moment, un by God! semblable à un coup de tonnerre éclata derrière eux.
Du même mouvement, tous les trois se retournèrent et aperçurent Jonathan Farenheit, figé dans une immobilité de statue, les cheveux hérissés d'horreur, les traits convulsés, les yeux agrandis, avec, sur tout le visage une expression d'épouvante intraduisible.
Les deux bras étendus, il avait les index de ses deux mains dirigés vers le «rapidimètre.»
Le premier, Fricoulet comprit le sens de cette immobilité tragique; il courut jusqu'à l'instrument et poussa un cri d'effroi:
—Arrêtés!
Ce seul mot fit blêmir Ossipoff et M. de Flammermont qui répétèrent d'une voix atterrée:
—Arrêtés!...
L'aiguille, en effet, marquait zéro.
Farenheit, sorti de sa stupeur, s'arrachait les cheveux.
—Si encore nous étions dans la zone de Mercure, grondait-il.
—Malheureusement, nous sommes toujours dans celle de Vénus, répliqua Fricoulet.
Et il ajouta, en jetant à Ossipoff un regard interrogateur:
—Mais que diable a-t-il pu arriver?
Le vieillard répondit par un haussement d'épaules.
—Peut-être bien, n'est-ce que ton «rapidimètre» qui s'est détraqué, insinua Gontran, se rattachant à ce suprême espoir.
—C'est peu probable, répliqua l'ingénieur; en tout cas, il y a une manière bien simple d'être fixé à ce sujet, c'est d'y aller voir.
Et, sans en dire plus long, il endossa son scaphandre, vissa avec soin le casque métallique, après y avoir introduit une tablette d'oxygène solidifié, et, soulevant la trappe pratiquée dans le plancher de la logette, s'engagea dans l'escalier qui conduisait à l'intérieur de la sphère.
La première chose qu'il constata, grâce à la lanterne de magnésium dont il s'était muni, c'est que l'axe central, autour duquel s'opérait la rotation de la sphère, était immobile; à part cela, tout était en aussi bon état qu'au moment du départ.
Très perplexe, il allait rejoindre la logette, lorsque, poussé par un inexplicable pressentiment, il descendit jusqu'aux derniers échelons aboutissant à l'ouverture inférieure de la sphère et là, se pencha sur l'abîme.
Un cri s'échappa de sa poitrine.
Il s'attendait, en effet, à apercevoir, au-dessous de lui dans l'espace, le point lumineux que devait former sur Vénus le foyer du réflecteur, grâce au rayonnement duquel la sphère se soutenait dans l'infini.
Mais l'espace était sombre, le point lumineux s'était éteint, la planète elle-même avait disparu.
Vivement, l'ingénieur rejoignit ses compagnons, il se débarrassa du scaphandre et, pour la première fois depuis que l'on avait quitté la Terre, sur son visage apparurent les marques d'un abattement profond.
—Mes amis, dit-il d'une voix grave, cette fois-ci nous sommes bien perdus.
Et, en quelques mots, il leur fit part de sa découverte.
—Mais qu'a-t-il pu arriver? gronda Farenheit.
—Une chose toute simple, répondit Ossipoff, une chose que j'avais prévue et dont je n'avais pas voulu vous parler au moment du départ; à la suite d'un de ces cataclysmes météorologiques si fréquents à la surface de Vénus, une couche de nuages se sera interposée entre le Soleil et le réflecteur.
—Alors, nous allons retomber sur Vénus? grommela l'Américain dont la rage convulsait les traits.
—C'est probable, répliqua Ossipoff, nous devons même tomber déjà, c'est, au surplus, une chose facile à vérifier.
Il tira d'une de ses poches un petit appareil formé d'un cadre métallique allongé; deux fils fins, dont l'un mobile, traversaient verticalement ce cadre, en écartant ou en rapprochant ces deux fils, l'un de l'autre, au moyen d'une vis, on mesurait le diamètre d'un objet quelconque.
Le vieillard fixa cet instrument à l'oculaire de la lunette et dit à Fricoulet:
—Tenez, regardez vous-même.
L'ingénieur braqua l'instrument sur le Soleil, tourna insensiblement la vis de rappel pour élargir, à la distance convenable, les deux fils du micromètre.
—Eh bien? demanda Ossipoff après un instant.
—Les deux fils sont tangents aux bords du Soleil.
—Quelle mesure obtenez-vous?
—Soixante-cinq minutes, répondit Fricoulet en abandonnant l'instrument.
—Nous vérifierons dans un quart d'heure.
Est-il utile de dire que ces quinze minutes parurent longues comme quinze siècles à ces malheureux dont l'angoisse étreignait la poitrine?
Mickhaïl Ossipoff, seul, conservait son sang-froid, du moment que l'on n'avançait plus, on tombait, et pouvait-on tomber autre part que sur Vénus?
Sa montre à la main, il considérait, impassible, l'aiguille qui, lentement, se traînait sur le cadran.
—Regardez, dit-il enfin.
De nouveau, Fricoulet mit l'œil à la lunette.
—Eh bien! fit le vieillard, vous devez constater une diminution sensible du disque solaire.
Puis tout à coup, regardant la vis que l'ingénieur faisait tourner doucement entre ses doigts:
—Mais que faites-vous? s'écria-t-il, vous avez perdu la tête! ne voyez-vous pas que vous éloignez les fils au lieu de les rapprocher?
Fricoulet ne répondait pas; pâle, les lèvres serrées, la poitrine soulevée par une respiration haletante, il étreignait la lunette de la main gauche, tandis que de la main droite il manœuvrait le micromètre.
Enfin, d'une voix étouffée:
—Monsieur Ossipoff, balbutia-t-il, le disque solaire ne diminue pas.
—Comment, il ne diminue pas! cela est impossible! nous ne sommes pas au point neutre, et, par conséquent, nous ne pouvons être immobiles... l'émotion vous trouble la vue... le disque doit diminuer...
L'ingénieur se redressa et, passant la main sur son front inondé d'une sueur moite et glacée:
—Vous avez raison, murmura-t-il, c'est l'émotion, sans doute, qui me fait mal voir.
—Mais, enfin, que voyez-vous?
—Le disque solaire augmente.
À ces mots, Ossipoff fit un bond prodigieux.
—Vous êtes fou! s'exclama-t-il en haussant les épaules.
Sans façon, il bouscula Fricoulet et prit sa place, mais à peine eut-il appliqué son œil à l'oculaire, qu'il poussa un cri étouffé et se recula en levant les bras au ciel, dans un geste plein de stupéfaction.
—C'est prodigieux!... incompréhensible... surnaturel... vous avez bien vu... car, à moi aussi, il me semble que le disque solaire a augmenté!... il marque maintenant soixante-cinq minutes, dix-huit secondes!
Un moment, ils se regardèrent tous quatre en silence, atterrés par cet incompréhensible phénomène.
—By God! s'écria tout à coup Farenheit, nous changeons de place, car voici les rayons solaires qui pénètrent par les hublots de côté.
—C'est l'appareil qui se retourne, déclara Fricoulet.
—Mais alors, nous tombons? demanda anxieusement M. de Flammermont.
—Parbleu!
—Mais, ou cela? sur Vénus? sur la Lune? sur la Terre? rugit l'Américain, en proie à une effroyable surexcitation, voyons, répondez quelque chose... vous êtes des savants, et votre métier est de savoir ces choses-là?
Il avait saisi Gontran par le collet de sa jaquette et c'était lui qu'il prenait à partie.
Un cri épouvantable, poussé par Ossipoff, lui fit lâcher prise.
Tous tournèrent leurs regards vers le vieux savant.
Il était horriblement pâle et, appuyé contre la paroi de la logette, il semblait prêt à perdre connaissance.
Soudain il porta les deux mains à son visage et murmura:
—Ah! c'est horrible!... c'est horrible!
—Monsieur Ossipoff, implora Fricoulet, de grâce, dites-nous ce qui en est! Si vous vous rendez compte du phénomène qui se produit, expliquez-le nous, quelles qu'en doivent être les conséquences?
Alors, le vieillard, fixant sur eux des regards dans lesquels brillait comme une lueur de folie, balbutia:
—Nous tombons sur le Soleil!
Farenheit poussa un épouvantable juron, tandis que, dans sa rage impuissante, il menaçait des poings toute l'immensité noire et morne malgré les éclatants rayons du soleil, où la mort... une mort épouvantable... horrible, les attendait.
Gontran de Flammermont, anéanti, s'était laissé tomber sur le divan, et là, sans mouvements, sans pensée, balbutiant machinalement un seul nom: Séléna! il demeura de longues heures comme si la mort l'eut frappé déjà.
Ossipoff était retourné à sa lunette, mesurant le grossissement lent, mais continu du disque solaire.
Quant à Fricoulet, à l'écart dans un coin de la logette, son carnet à la main, il se livrait à des opérations algébriques gigantesques, noircissant le papier de chiffres et de figures trigonométriques, insouciant de l'océan de flammes dans lequel, quelques heures plus tard, ses compagnons et lui allaient être engloutis.
Peu à peu la chaleur s'élevait et, dans l'intérieur de la logette, l'air surchauffé, devenait irrespirable.
L'Américain, qui rôdait comme un ours en cage, s'approcha du thermomètre; il marquait 42 degrés centigrades au-dessus de glace.
—By God! gronda-t-il, serons-nous donc assez lâches pour attendre d'être dans cet épouvantable brasier... en tout cas, quant à moi, je suis bien décidé de ne pas attendre plus longtemps.
Et sa main cherchait son revolver.
—Mes amis, dit alors d'une voix suppliante Ossipoff, en tournant vers eux sa face angoissée, mes amis, me pardonnez-vous de vous avoir entraînés à votre perte?
Les yeux pleins de larmes, les traits convulsés, les cheveux en désordre, le vieillard offrait l'image du désespoir le plus profond.
Sans prononcer une parole, Gontran et l'Américain lui tendirent la main.
—Et vous, monsieur Fricoulet, dit le vieux savant, me pardonnez-vous?
Comme il achevait ces mots, l'ingénieur sauta sur ses pieds et s'écria d'une voix vibrante:
—Je vous pardonne d'autant plus volontiers que vous n'avez rien à vous faire pardonner, par la raison toute simple que ce n'est pas à notre perte que vous nous avez entraînés, mais bien à notre but!...
Ossipoff regarda Gontran en hochant la tête.
—Le pauvre garçon est fou! murmura-t-il.
—Pas si fou que cela, monsieur Ossipoff, pas si fou que cela; pendant que vous vous désespériez, moi j'ai travaillé et j'ai trouvé que notre vitesse, actuellement de vingt mille mètres par seconde, va toujours en augmentant.
—Nous n'en arriverons que plus rapidement au brasier ardent qui doit nous dévorer, grommela l'Américain.
—Non pas, riposta l'ingénieur: étant donnée notre vitesse, nous devons, conformément aux lois de la mécanique céleste, décrire autour du Soleil une courbe quelconque, ouverte ou fermée: parabole, hyperbole, ellipse... Eh bien! cette courbe, je viens de la calculer, et savez-vous une chose? elle se confond avec l'orbite même de Mercure que nous n'allons pas tarder à gagner de vitesse... Avant vingt-quatre heures, nous aurons rencontré Mercure...
Ce disant, il tendait triomphalement ses calculs à Ossipoff.
Mais celui-ci passa la feuille à Gontran en balbutiant:
—Tenez, voyez vous-même... je suis tellement troublé...
Fricoulet eut un haussement d'épaules plein d'ironie; puis, s'approchant du jeune comte, il lui prit les mains.
—Tu sais, lui murmura-t-il à l'oreille, tu es décidément né sous une mauvaise étoile.
Et comme M. de Flammermont le regardait avec étonnement.
—Je commence à croire que ton mariage avec Séléna finira par se faire.
CHAPITRE VIII
GONTRAN RETROUVE SÉLÉNA ET FARENHEIT A DES NOUVELLES DE SHARP
a planète Mercure fait partie des cinq planètes connues de toute
antiquité; mais elle a été sans doute la dernière découverte et
identifiée; la plus ancienne mesure astronomique qui soit parvenue
jusqu'à nous date de 265 ans avant notre ère, de l'an 294 de l'ère de
Nabonassar, soixante ans après la mort d'Alexandre le Conquérant. Nous
possédons aussi sur Mercure des observations chinoises, dont la plus
ancienne appartient à l'année 118 avant notre ère.
À cause de son rapprochement du Soleil, Mercure n'est visible pour nous que le soir ou le matin, jamais au milieu de la nuit, et toujours dans le crépuscule; c'est pourquoi, au temps des premières observations, comme cela s'était produit pour Vénus, on avait cru à l'existence de deux planètes différentes, l'une du matin, l'autre du soir...
—Gontran! est-ce que vous dormez?
En s'entendant appeler, le jeune homme ferma vivement le volume des Continents célestes qu'il était occupé à parcourir et, le cachant sous sa couverture, se retourna du côté d'Ossipoff:
—Non, cher monsieur, répondit-il, j'étais seulement assoupi... Qu'y a-t-il pour votre service?
—S'il ne vous était pas trop désagréable de vous lever, je vous prierais de venir me rejoindre.
M. de Flammermont dissimula un bâillement; néanmoins, il se leva.
—Tenez, lui dit le vieillard en s'écartant de la lunette, regardez à votre tour... Je ne sais si je dois attribuer cela aux rayons ardents du Soleil, mais j'ai, depuis quelque temps, la vue très faible.
Pendant qu'Ossipoff parlait, le jeune homme avait collé son œil à l'oculaire.
—Eh bien! demanda-t-il, que désirez-vous savoir?
—Sous quelle forme apercevez-vous la planète?
—Comme vous devez l'avoir aperçue vous-même: sous la forme d'un premier quartier.
—Bien! mais examinez soigneusement, je vous prie, les deux cornes; ne remarquez-vous rien?
Gontran attendit un instant avant de répondre:
—Ma foi, dit-il, non, je ne remarque rien...
Les sourcils d'Ossipoff se contractèrent.
—Alors, murmura-t-il, je me serais donc trompé, et Schroëter, Noble et Burton avec moi... c'est impossible.
Il ajouta tout haut:
—Les deux cornes de Mercure vous semblent-elles d'une identité absolue?
Le jeune homme se tut quelques secondes; puis, tout à coup:
—Non, dit-il, la corne australe est loin d'être aussi aiguë que l'autre... on dirait qu'elle est émoussée.
Ossipoff jeta un cri de triomphe.
—C'est bien cela... c'est bien cela, balbutia-t-il tout ému.
Puis, après un moment:
—Nous sommes quelques-uns, parmi les astronomes terrestres, qui avons cru remarquer cette inégalité entre les deux cornes mercuriennes... et cette remarque a une importance considérable, puisqu'elle établit l'existence, sur la planète, d'un sol accidenté.
—Je serais assez curieux, dit Farenheit en intervenant dans la conversation, de savoir comment vous pouvez déduire cela logiquement.
—Rien de plus simple: il suffit d'admettre que, près de cette corne méridionale, il existe un plateau montagneux très élevé qui arrête la lumière du Soleil et l'empêche d'aller jusqu'au point auquel, sans cette proéminence, la corne s'étendrait.
—Mais cette hypothèse est également celle de Flammermont, s'écria Fricoulet.
—Mon hypothèse, à moi! fit Gontran.
—Non... celle de ton homonyme.
—C'est une preuve, dit gravement le jeune comte, que les grands esprits se rencontrent souvent, lorsqu'il s'agit de résoudre les éternels problèmes de la Nature.
—Et, sans doute, demanda Farenheit d'un ton sceptique, avez-vous pu faire comme sur la Lune, c'est-à-dire mesurer les montagnes mercuriennes?
Ossipoff eut, à l'adresse de l'Américain, un regard dédaigneux:
—Vous êtes comme Saint-Thomas, mon pauvre Sir Jonathan, répliqua-t-il, vous ne croyez aux choses que lorsque vous les touchez du doigt.
Fricoulet eut un hochement de tête significatif.
—Plaise à Dieu qu'il ne les touche pas trop rudement, grommela-t-il... car, avec une chute semblable, Dieu sait ce qu'il va advenir de nos os.
Un léger frémissement courut par les membres de l'Américain; néanmoins, il fit bonne contenance, et s'adressant à Ossipoff:
—Vous ne m'avez toujours pas répondu, dit-il.
—Schroëter, calculant la mesure de la troncature du croissant, a évalué la hauteur de certains pics mercuriens à la deux cent cinquante-troisième partie du diamètre de la planète... ce qui leur donne environ dix-neuf kilomètres...
—Peuh! fit Jonathan, qu'est-ce que cela à côté des montagnes de Vénus.
—Presque rien, en effet, mais cela vous paraîtra une hauteur encore respectable, si vous voulez bien réfléchir que la plus haute montagne du globe, le Gaurisaukar de l'Himalaya, ne mesure pas plus de 8,840 mètres.
—Et les volcans mercuriens! demanda Gontran d'un air capable, qu'en pensez-vous, monsieur Ossipoff?
—Je pense comme votre illustre compatriote, mon cher monsieur de Flammermont, je pense que peut-être il en existe, mais qu'en tout cas, ils ne sont pas visibles pour nous, observateurs terrestres.
—Schroëter et Huggins se seraient donc trompés?...
—Je ne vous cache pas que c'est mon opinion; j'ai eu beau, de l'observatoire de Poulkowa, me livrer aux recherches les plus minutieuses, il m'a été impossible de retrouver cette tache lumineuse que l'un et l'autre ont cru remarquer sur la planète, non loin de son centre.
Farenheit, qui examinait avec attention le thermomètre, s'écria tout à coup:
—Nous n'avons plus que 39°!
—Preuve que nous nous éloignons du Soleil, répliqua Fricoulet.
—Dame! pour nous rapprocher de Mercure, il faut bien qu'il en soit ainsi, dit Gontran en riant.
—En sommes-nous loin encore? demanda l'Américain.
—À peine quelques centaines de mille lieues, répondit l'ingénieur; au surplus, nous devons être maintenant dans sa zone d'attraction, et la rapidité de la chute va augmenter encore.
La planète, maintenant, paraissait avoir envahi tout un côté du ciel, et sa masse noirâtre, semblable à un boulet colossal, se détachait, plus claire cependant, sur le fond assombri de l'espace.
Pendant quelque temps, les voyageurs, le visage collé aux hublots, contemplèrent en silence ce monde nouveau qui allait grossissant, pour ainsi dire, à vue d'œil, et sur lequel il leur fallait atterrir, Dieu sait comment.
Cette question n'était pas sans tourmenter sérieusement Farenheit et M. de Flammermont.
Ce dernier s'approcha de Fricoulet et lui murmura à l'oreille:
—Dis donc! tu me parais envisager avec beaucoup de sang-froid la perspective de notre chute; nous avons évité le Soleil, mais j'ai bien peur que le sort qui nous attend sur Mercure ne soit pas beaucoup plus enviable.
L'ingénieur eut un haussement d'épaules plein d'insouciance philosophique.
—Qu'y veux-tu faire? répondit-il... nous avons mis le petit doigt dans l'engrenage... il faut que le corps tout entier y passe.
—Si c'est là tout ce que tu as à me dire pour me rassurer...
—Dame!... je ne vois guère autre chose à te dire... nous tombons... cela, tu le sais aussi bien que moi... nous tombons même avec une certaine vitesse... que résultera-t-il de notre rencontre avec le sol mercurien?... voilà ce qu'il est impossible de prévoir...
Le visage de Gontran s'assombrissait visiblement.
Fricoulet s'en aperçut, et avec un ricanement moqueur:
—Je comprends ta situation, dit-il, et si j'étais à ta place, cela m'ennuierait fortement que de risquer de revoir ma fiancée à l'état de chair à pâté... mais il faut prendre le dessus et se dire, qu'après tout, la vie est une vallée de larmes...
M. de Flammermont frappa du pied avec impatience:
—Alcide! grommela-t-il, tu m'énerves considérablement.
—C'est l'effet de la chaleur torride qu'il fait ici.
—Alors, tu n'as aucun espoir? c'est la fin...
L'ingénieur tressauta.
—Est-ce que tu es fou?... s'écria-t-il... pourquoi la fin?... bien qu'il y ait quatre vingt-dix-neuf chances sur cent pour que nous nous brisions, il y a cependant, dans une aventure telle que celle à laquelle nous sommes mêlés, une part d'inconnu dans laquelle on peut mettre son espoir, c'est ce que je fais, et je t'engage à m'imiter!
Gontran secoua la tête; la part d'inconnu à laquelle se raccrochait Fricoulet ne lui inspirait qu'une médiocre confiance.
—Quand nous sommes tombés sur la Lune, dit-il, les ressorts du wagon ont atténué le choc; quand nous avons abordé sur Vénus, c'était en parachute et puis, faire un plongeon dans l'Océan est toujours moins dangereux que d'atterrir sur le sol même... mais, dans les conditions où nous nous trouvons, nous n'avons, dans notre jeu, aucun atout sauveur.
—Tu oublies la façon dont l'aéroplane a atterri sur le mont Boron, riposta Fricoulet; nous sommes, ce jour-là, de même qu'en ce moment, tombés de l'espace, comme une pierre.
—Avec cette différence que nous tombions de quelques cents mètres, tandis qu'aujourd'hui nous tombons de quelques centaines de mille lieues!
Fricoulet sourit.
—Heureusement que, pour contre-balancer cette différence énorme, nous avons, en notre faveur, la pesanteur moitié moindre, à la surface de Mercure, de ce qu'elle est à la surface de la Terre.
Le jeune comte ouvrit de grands yeux.
—Tu te moques de moi, fit-il, je ne suis pas un savant, c'est vrai, mais je ne suis pas un imbécile auquel on puisse faire accroire que des vessies sont des lanternes.
—Loin de moi cette pensée, mon cher, répliqua l'ingénieur, mais, si au lieu de t'endormir sur les Continents célestes, comme tu as fait hier, tu piochais un peu plus sérieusement l'ouvrage de ton homonyme, tu saurais que c'est en étudiant l'action perturbatrice produite sur les comètes qui passent près de lui, que l'on est parvenu à déterminer exactement la masse de Mercure...
Gontran se frappa le front.
—J'y suis, fit-il, je me rappelle maintenant, c'est Le Verrier, n'est-ce pas, qui est, le premier, arrive à un résultat en étudiant la comète d'Encke. Et la conclusion?...
—...Est que le globe de Mercure pèse environ quinze fois moins que le globe terrestre, et la pesanteur, à sa surface, est presque la moitié de la pesanteur, à la surface de notre planète natale.
—C'est vrai,... c'est vrai,... j'ai lu tout cela, murmura Gontran un peu humilié de son manque de mémoire... mais alors, nous avons moitié plus de chances de ne pas nous réduire en bouillie que si nous tombions sur la Terre!
—Parfaitement logique, approuva Fricoulet avec un signe de tête.
—C'est donc cinquante chances sur cent que nous avons de nous casser la tête, et non pas quatre-vingt-dix-neuf, comme vous le prétendiez tout à l'heure, dit à son tour Farenheit.
—Scrupuleusement exact, sir Jonathan.
L'Américain témoigna sa joie par un entrechat, mais quelques mots de l'ingénieur suffirent à refroidir son enthousiasme.
—N'oublions pas, néanmoins, que nous tombons d'une hauteur de 500,000 lieues, que nous pesons, l'appareil compris, 1,000 kilogrammes et qu'en multipliant la hauteur par le carré du temps de chute, nous devons toucher le sol mercurien avec une vitesse de 42 kilomètres dans la dernière seconde.
Gontran et Farenheit poussèrent un cri d'effroi:
—Étant donné que la pesanteur sera réduite de moitié, prenons seulement la moitié de cette vitesse, et vous m'accorderez qu'elle est suffisante encore à nous réduire à notre plus simple expression.
M. de Flammermont se croisa les bras sur la poitrine.
—À voir ton calme, s'écria-t-il, on dirait, ma parole, qu'il n'y a pas un mot de vrai dans tout ce que tu nous racontes là... tu me fais l'effet des nourrices qui terrifient leurs poupons avec l'histoire de Croquemitaine ou de Barbe-Bleue.
—Plût au ciel que ce ne fût pas exact, répliqua l'ingénieur; malheureusement Mercure est là pour nous convaincre de la réalité.
Au-dessous de l'appareil, en effet, la planète étendait sa masse énorme, terrifiante, dont les aspérités titanesques n'apparaissaient encore que vaguement, baignées dans une atmosphère gazeuse fort épaisse.
L'Américain prit entre ses mains celles de Gontran.
—Voyons, monsieur de Flammermont, dit-il d'une voix légèrement angoissée, vous nous avez trop souvent déjà tirés d'affaire, pour que cette fois encore...
Ossipoff avait le dos tourné, ce qui permit au jeune comte de pouvoir, sans se compromettre, lever les bras au ciel dans un geste qui marquait son impuissance.
Mais l'Américain était tenace; il ne lâcha pas sa proie.
—By God! grommela-t-il, vous devez à votre réputation, à votre gloire, à votre amour... et aussi à ma haine, de nous sortir vivants de cette impasse...
Et il ajouta en serrant les poings:
—By God! si, au lieu d'être un simple marchand de porcs, j'étais un savant tel que vous, je ne voudrais pas qu'il fût dit que j'ai laissé ma fiancée entre les mains d'un misérable comme ce Fédor Sharp... voyons, cherchez, cherchez...
Gontran eut un mouvement d'impatience.
—Eh! s'écria-t-il... cherchez... c'est commode à dire... vous croyez qu'il suffit de se mettre la cervelle à la torture pour trouver une idée... Je voudrais bien vous y voir...
Il demeura quelques instants silencieux, immobile, la tête penchée sur la poitrine, dans une attitude méditative.
—Mon Dieu! fit-il tout à coup, en regardant Fricoulet, j'ai bien une idée...
Farenheit poussa une exclamation joyeuse.
—J'en étais certain! s'écria-t-il, il était impossible qu'un homme tel que vous...
Le jeune comte imposa, de la main, silence, au trop exubérant Américain et se tournant vers Fricoulet:
—Pourquoi ne ferions-nous pas comme les marins dont le navire est sur le point de couler?... jetons à la mer tout ce que nous pourrons pour nous alléger.
Sir Jonathan s'était sans doute illusionné sur l'idée géniale de M. de Flammermont, car ses traits s'allongèrent visiblement.
—Peuh! murmura-t-il, quand nous serons débarrassés de nos armes, de nos vêtements, de quelques instruments qui nous restent et des rares provisions que nous avons encore à nous mettre sous la dent, nous nous serons allégés peut-être d'une centaine de kilogs... et après?
—Le fait est, dit à son tour Fricoulet, que ce n'est point la peine de jeter du lest lorsqu'on en jette si peu.
Gontran ébaucha un hochement de tête.
—Vous ne m'avez pas compris, dit-il. Il ne s'agit pas, dans ma pensée, de nous débarrasser de nos armes, de nos vêtements, de nos vivres, toutes choses indispensables à notre existence.
—Alors, bougonna l'Américain, à moins de nous jeter nous-mêmes par dessus bord...
—J'ai compris, moi, s'écria soudain Fricoulet qui examinait attentivement son ami, comme pour lire sur son visage ce qui se passait dans son cerveau...
—Tu as compris?...
—Je le crois, du moins.
—Eh bien?
—C'est hardi, mais ce n'est pas impossible.
Et s'approchant d'Ossipoff, qui, insouciant de la mort à laquelle lui et ses compagnons couraient avec une vertigineuse rapidité, continuait ses études sur l'espace:
—Mon cher monsieur, dit-il, les moments sont trop précieux pour les employer a compter les étoiles, voulez-vous, je vous prie, nous prêter le concours de votre sagesse et de vos lumières?
Le vieux savant abandonna sa lunette en bougonnant.
—La situation est grave, commença Fricoulet, très grave, dans quelques heures nous aborderons sur Mercure, et, Dieu sait ce qu'il restera de nous après cet abordage.
Ossipoff eut un mouvement d'épaules qui signifiait clairement «qu'y pouvons-nous faire?»
L'ingénieur poursuivit:
—Partant de ce principe, que plus nous serons légers et moins notre chute aura de chance d'être mortelle, M. de Flammermont propose de nous alléger de 300 kilos.
Le vieux savant sursauta:
—Mais, dit-il, c'est plus du tiers du poids de l'appareil tout entier!
—C'est, en effet, ce que pèse la logette, dans laquelle nous sommes en ce moment.
Ossipoff ouvrit démesurément les yeux:
—Vous voulez que nous nous séparions de la logette? demanda-t-il à Gontran.
—Mais vous êtes fou! s'écria Farenheit.
Tout interloqué, le jeune homme gardait le silence.
—Pourquoi, dit alors Fricoulet, pourquoi ne nous en séparons-nous pas? L'appareil n'a-t-il pas été construit de manière à ce que les deux parties dont il se compose pussent être séparées l'une de l'autre! comment donc avons-nous abordé sur Vénus s'il vous plaît?
—Les conditions ne sont plus les mêmes, riposta Ossipoff, c'est la sphère et non la logette que nous avons abandonnée et puis, nous avions le parachute, tandis qu'à présent...
—À présent, il s'agit de faire sur Mercure tout le contraire de ce que nous avons fait sur Vénus. D'ailleurs, avez-vous un autre moyen? Si oui, nous sommes prêts à l'examiner et à l'adopter, s'il est préférable au nôtre?
—Non, je n'en ai pas, répondit sèchement le vieux savant.
—By god! grommela l'Américain, vous en auriez peut-être trouvé un, si, au lieu de vous hypnotiser, l'œil vissé à votre lunette, vous aviez tourmenté un peu votre cervelle.
Ossipoff haussa doucement les épaules et allait, sans doute, retourner à son instrument chéri, mais Fricoulet l'arrêta:
—Non, dit-il, mon cher monsieur, laissez pour plus tard la continuation de vos études... en ce moment, il s'agit de nous mettre tous à la besogne, car le temps presse...
Le vieillard poussa un soupir.
—Voilà ce que nous allons faire, continua l'ingénieur; vous et sir Jonathan, vous allez emballer, empaqueter, le plus soigneusement possible, tous les objets contenus dans la logette et que vous reconnaîtrez nous être indispensables; Gontran et moi nous les amarrerons au fur et à mesure, sur le plancher circulaire qui court le long de la paroi intérieure de la sphère...
Aussitôt dit, aussitôt au travail; en deux heures, la logette fut débarrassée entièrement de tout ce qu'elle contenait.
—Et les filins de sélénium qui nous rattachaient au parachute, demanda Farenheit, les abandonnons-nous?
Fricoulet réfléchit quelques instants et répondit:
—Non pas, ils vont nous servir de suite.
—À quel usage?
—Pour nous attacher solidement; plus tard, peut-être, pourrons-nous en tirer parti.
Il promena autour de lui un regard circulaire et, après avoir constaté que l'on n'oubliait rien:
—Allons, dit-il, en bas tout le monde!
L'un après l'autre, ils descendirent et, sur les indications de l'ingénieur, prirent place sur le plancher auquel Fricoulet les attacha solidement, ainsi qu'il l'avait dit, avec les filins métalliques.
—Et toi? demanda Gontran.
—Ne t'inquiète pas de moi, répliqua-t-il, je remonte en haut pour jeter le lest lorsque le moment sera venu.
Une heure se passa, puis deux heures, pendant lesquelles les voyageurs, réduits à une immobilité presque complète, attendirent, l'angoisse au cœur, que l'ingénieur vint les rejoindre.
Tout à coup, un craquement se fit entendre, une forte secousse ébranla la sphère, et Fricoulet apparut sur la première marche de l'escalier, en criant:
—C'est fait!... maintenant, à la grâce de Dieu!
Il s'assit près de ses compagnons, passa autour de son corps le câble de sélénium qu'il enroula à l'axe central, comme font les pêcheurs qui prévoient une tempête et s'attachent au mât de leur bateau.
Ils tombaient, non pas en tournoyant sur eux-mêmes, ainsi que Farenheit l'avait craint, mais perpendiculairement, comme le plomb d'une sonde; réunis tous les quatre à la partie inférieure de la sphère, ils accumulaient en un point, un poids de plus de deux cents kilog., qui donnait à l'appareil une fixité immuable.
Ils tombaient, et par l'ouverture béante à leurs pieds, ils voyaient, se rapprochant d'eux, avec une vertigineuse rapidité, le panorama mercurien qui, maintenant, avait envahi l'espace tout entier.
À présent, la configuration exacte du sol leur apparaissait nettement, comme s'ils eussent plané en ballon à une hauteur de quelques kilomètres; les montagnes élançaient vers eux leurs pics aigus, projetant, à leur base, des traînées d'ombres gigantesques, et sous les derniers feux du soleil couchant, des immensités d'eau miroitaient avec des reflets d'incendie.
Muets de stupeur, cramponnés aux liens qui les attachaient à la sphère, les voyageurs tenaient leurs regards rivés sur ce monde qui les attirait avec une irrésistible force, se demandant angoisseusement si le moment où un point de contact s'établirait, ne serait pas aussi le moment de la mort.
Ils tombaient... ils tombaient...
Soudain, un choc épouvantable se produisit, accompagné d'un fracas formidable; on eut dit que le véhicule se disloquait de toutes parts, se réduisant en miettes.
Les quatre Terriens poussèrent un cri de terreur.
—Mercure!... cria plaisamment Fricoulet, tout le monde descend!
Il n'avait pas achevé, qu'un nouveau choc, moins violent cependant, faillit briser leurs attaches: puis, aussitôt, coup sur coup, un troisième, un quatrième... et bientôt, tournoyant sur elle-même dans une trépidation folle, la sphère se mit à dévaler, entraînant les voyageurs la tête tantôt en haut, tantôt en bas, aveuglés par une poussière épaisse, assourdis par le bruit de tonnerre que faisait le métal en roulant sur le sol, ahuris de se sentir emportés dans ce tourbillon inexplicable pour eux.
Ce qui se passait était cependant bien simple; la sphère avait, dans sa chute, rencontré à mi-côte, une des montagnes élevées de Mercure; la violence même de son choc l'avait fait rebondir, semblable à un ballon, à quelque cinquante mètres de haut, puis elle était retombée plus loin, avait rebondi de nouveau, jusqu'au moment où, épuisant ses forces par des bonds successifs, elle s'était mise à rouler sur le flanc même de la montagne, renversant les arbres, écornant les rochers, traversant ravins et cours d'eau, comme une avalanche. En moins de dix minutes, elle arriva dans la plaine, après une course de huit kilomètres; alors elle s'arrêta.
—Ouf! soupira Fricoulet, j'ai cru que cela n'en finirait jamais.
Par prudence, il attendit quelques secondes.
—Cependant, ajouta-t-il, cette fois-ci je crois que nous sommes arrivés... qu'en pensez vous?
À cette question personne ne répondit.
—Fichtre! grommela-t-il, ils n'ont pas la tête solide, les amis; pourvu que nous n'en ayons pas perdu un ou deux pendant le voyage!
Rapidement, il se débarrassa du filin qui le reliait au pivot métallique, fouilla dans sa poche, en sortit son petit bougeoir de magnésium qui répandit aussitôt dans la sphère une lumière éclatante.
Ses trois compagnons étaient bien là; il poussa un soupir de soulagement.
Mais presqu'aussitôt il éclata de rire en les voyant; affaissés sur eux-mêmes, la tête penchée sur la poitrine, les bras pendants le long du corps, les jambes molles, le buste plié en deux, ils ressemblaient, à s'y méprendre, à ces marionnettes que l'on fait manœuvrer dans les «Guignols» des Champs-Élysées, pour la plus grande joie des enfants et des militaires. Coupez les ficelles qui font mouvoir les membres des susdites marionnettes, et vous aurez une idée à peu près exacte de l'aspect des malheureux Terriens...
—Le fait est, murmura l'ingénieur, qu'il faut avoir le cœur bigrement solide dans la poitrine, pour résister à une si singulière façon de voyager.
Tout en parlant, il déliait, l'un après l'autre, ses compagnons et les étendait sur le plancher circulaire.
Après quoi, il s'élança au dehors pour reconnaître le pays.
La nuit était venue et autour du jeune homme tout était sombre et silencieux; il lui sembla cependant percevoir, non loin, un murmure confus assez semblable à celui que produisent les eaux d'un ruisseau courant sur les cailloux.
Comme il demeurait immobile, ne sachant vers quel point il devait diriger ses pas, tout à coup, dans le ciel pur tout étincelant de mille étoiles, un astre apparut, brillant d'un incomparable éclat au milieu des feux nocturnes éclairant l'espace et dont la lueur, douce et indécise, glissa jusqu'à Fricoulet.
En même temps, le paysage d'alentour, sortant de l'ombre, se dessina presque nettement, bien qu'estompé dans les vapeurs du soir.
—Merci, Vénus, dit plaisamment l'ingénieur en inclinant la tête vers l'astre radieux.
Promenant alors ses regards autour de lui, il constata qu'il se trouvait au pied même d'une montagne fort élevée, sur la lisière d'une forêt dont les arbres avaient arrêté la sphère; non loin de là, serpentant sur le flanc de la montagne, un ruisselet chantonnait d'une voix cristalline, reflétant dans ses eaux la lumière discrète de Vénus.
Saisir dans la sphère le premier récipient qui lui tomba sous la main, courir au ruisseau, y remplir le récipient et revenir en jeter le contenu au visage de ses compagnons, tout cela, Fricoulet le fit en cinq minutes.
Mais à peine le liquide eut-il touché leur peau, que Mickhaïl Ossipoff et ses deux compagnons d'infortune se mirent à pousser des cris horribles.
—Au feu!... Au feu!... hurla Farenheit en se redressant d'un bond.
Puis, apercevant Fricoulet qui, debout à l'entrée de la sphère contemplait ses amis d'un air tout ahuri:
—By God! gronda-t-il, quelle est cette mauvaise plaisanterie?
Et il s'avançait vers l'ingénieur, le poing levé, menaçant.
—Dites donc, dites donc, riposta l'ingénieur... c'est comme cela que vous me remerciez des soins que je vous donne?
—Drôles de soins, en vérité, dit à son tour Ossipoff... et singulière façon de faire revenir les gens à eux en les aspergeant d'eau bouillante.
—D'eau bouillante! répéta Fricoulet... Ah çà! devenez-vous fou?
—N'est-ce pas toi, plutôt, qui l'es devenu? s'écria Gontran qui se tamponnait douloureusement le visage avec son mouchoir.
—De l'eau chaude? répéta encore l'ingénieur... mais puisque je viens de l'aller chercher à ce ruisseau... tenez... là-bas!...
Il n'avait pas achevé ces mots, que Farenheit se précipita pour être le premier à constater la chose.
Mais, oublieux des lois spéciales qui régissaient la pesanteur à la surface de ce monde nouveau pour lui, il arriva d'un seul bond, bien qu'une dizaine de mètres l'en séparassent, à l'endroit indiqué par Fricoulet, et tomba dans le ruisseau où il enfonça jusqu'à mi-jambes.
Alors ce furent des cris, des jurons, des lamentations à n'en plus finir; lorsqu'on le sortit de là, le malheureux Yankee avait la peau des jambes presque entièrement enlevée.
—Baste! murmura Fricoulet, tout en procédant à un pansement sommaire; rien ne vaut, pour dégager le cerveau, un bain de pieds un peu chaud.
Gontran, que les grimaces de l'Américain amusaient beaucoup, vint lui serrer les mains avec énergie.
—Merci, sir Jonathan! dit-il avec emphase, merci.
—Merci... de quoi? demanda l'autre étonné.
—De nous avoir, par ce petit accident, donné une preuve certaine que le sol que nous foulons en ce moment est bien le sol de Mercure.
Farenheit regarda son interlocuteur, pour voir s'il ne se moquait pas de lui, mais le grand sérieux de M. de Flammermont lui donna le change et il étouffa, dans un grognement, les paroles de mauvaise humeur qu'il était prêt à prononcer.
—Alors, dit Ossipoff, vous croyez, Gontran, que nous avions besoin de cette preuve pour savoir ou nous étions?
Le jeune homme esquissa un geste vague.
—Mon Dieu! balbutia-t-il, ce n'était peut-être pas tout à fait nécessaire.
—Je dirai plus... c'était inutile.
Et étendant les bras vers les cieux:
—N'avons-nous pas là, au-dessus de notre tête, un indicateur merveilleux qui, mieux que quoi que ce soit, peut nous guider dans notre route et nous renseigner sur notre position?
—Il est vrai, en effet, dit Gontran, que par la situation des étoiles...
Fricoulet intervint:
—Permettez-moi, cependant, de vous faire observer, monsieur Ossipoff, que, vu de Mercure ou des autres planètes, le ciel étoilé est absolument le même que vu de la Terre. N'apercevons-nous pas ici, presque au Zénith, les sept étoiles de la Grande Ourse? là, sur notre gauche, ne sont-ce pas Orion et Rigel qui brillent non loin des Pléiades? sur notre droite, ne voyez-vous pas Arcturus, Véga, Procyon, Capella? Donc, nous ne pouvons guère nous en rapporter à la voûte étoilée pour nous assurer que nous sommes bien sur le sol mercurien.
Ossipoff accueillit ces paroles par un petit rire moqueur:
—Vous oubliez, dit-il, que pour la planète Mercure seule, Vénus peut briller avec un éclat aussi intense... si cela ne vous paraît pas probant... voici Mars, là-bas... ici, voici Jupiter, et enfin, voici la Terre; dites-moi quel est, dans l'immensité sidérale, le monde duquel on peut apercevoir, dans ces positions et avec ces dimensions, les différentes planètes que je viens de vous nommer?
Et il considérait l'ingénieur d'un air triomphant.
—Notez bien, répliqua Fricoulet, que je n'avais nullement besoin de ce que vous venez de me dire, pour me faire une opinion au sujet du monde sur lequel nous nous trouvons... seulement, je tenais à insister sur ce point que, en raison de l'éloignement prodigieux des étoiles, les perspectives ne changent pas et que...
Il considérait l'engénieur d'un air triomphant.
—Pardon, demanda Gontran en toisant Fricoulet d'un regard dédaigneux, est-ce à moi que s'adressait ce petit cours d'astronomie?
—Nullement, nullement, s'empressa de répondre l'ingénieur; c'était à sir Jonathan.
—By God! grommela celui-ci, qui considérait d'un air piteux ses mollets, que l'eau bouillante du ruisseau avait amenés à l'état écarlate; si c'est pour moi que vous parlez, vous perdez votre temps... car je me soucie de tout cela comme...
Et il acheva sa phrase en faisant claquer, contre ses dents, l'ongle de son pouce.
Décrire l'expression méprisante du visage d'Ossipoff, en entendant l'Américain s'exprimer ainsi, serait impossible.
Il pivota sur ses talons en haussant les épaules.
Mais, quelle ne fut pas sa stupéfaction, en voyant M. de Flammermont s'éloigner en courant, puis, après quelques enjambées, prendre son élan, et, d'un bond prodigieux, s'élancer dans les airs.
—Gontran! Gontran! cria Fricoulet, que fais-tu donc?
—Je le tiens... je le tiens... répliqua le jeune comte, en brandissant, à bout de bras, un objet que l'obscurité ne permettait pas de distinguer, mais qui paraissait s'agiter violemment.
En même temps, des cris perçants, désespérés, se firent entendre, troublant le majestueux silence de la nuit, éveillant au fond de la forêt immense des échos mystérieux.
Cependant, Gontran avait touché le sol, et, prestement, s'en revenait auprès de ses compagnons.
—Voilà, dit-il en riant, de quoi nous restaurer succulemment.
Et il brandit triomphalement, au bout de son poing, un animal étrange, ayant avec l'oiseau une certaine ressemblance, en ce sens qu'il était pourvu d'ailes membraneuses comme les chauves-souris, la tête, qu'un seul œil éclairait, placé juste au milieu du front, était munie d'un long tube corné, s'évasant, à son extrémité, comme un pavillon de cor de chasse. Point de pattes, mais les ailes garnies de sortes de griffes en forme de crochets, dont l'animal devait certainement se servir pour se suspendre aux arbres, au moment du repos.
Les Terriens, Fricoulet surtout, considéraient avec un intérêt mêlé de stupéfaction cet être bizarre.
—Et vous croyez que cela est bon à manger? demanda Farenheit, aux yeux duquel ce volatile n'était intéressant que par l'adaptation culinaire que l'on en pouvait faire.
—Ma foi! vous me posez là une question à laquelle je ne puis pas plus répondre que vous,... cependant, comme rien, dans la nature, n'a été créé sans but, peut-être est-il permis de penser que cet animal est comestible... donc, si le cœur vous en dit...
—Non, pas le cœur, mais l'estomac, répliqua Gontran, qui, déjà, préparait la bête avec acharnement... car je ne sais si cette nourriture, faite de mastic sur la lune, et d'herbes hachées sur Vénus, convient à vos estomacs, mais cette volaille a réveillé, chez le mien, tous ses appétits carnassiers!
Pendant que le jeune comte parlait, Farenheit avait ramassé des brindilles de bois qu'il avait réunies en tas, puis, battant le briquet, il mit le feu à ce bûcher improvisé, qui, bientôt, se transforma en un véritable brasier; quelques minutes après, le volatile mercurien, enfilé dans une branche de bois vert en guise de broche, grésillait au-dessus des flammes, répandant, dans l'atmosphère, une bonne odeur de graisse chaude, que les narines de nos voyageurs humaient gourmandement.
Tout en surveillant son rôti, Gontran réfléchissait.
—À quoi pensez-vous, mon cher enfant? demanda Mickhaïl Ossipoff.
—Je songe que nous allons éprouver bien des difficultés à parcourir rapidement ce monde inconnu, sans la moindre carte pour nous guider si, au moins, ce coquin de Sharp ne nous avait pas complètement dépouillés.
—Nous n'avons rien à déplorer en ce qui concerne Mercure, répliqua le vieillard, puisque les astronomes terrestres n'ont jamais été à même d'étudier suffisamment la planète pour en pouvoir dresser une carte; au surplus, vous avez, je crois, une crainte vaine! quinze mille kilomètres de tour, qu'est-ce que cela pour des gens comme nous?
—Surtout, ajouta Fricoulet, que, organisés comme nous le sommes, c'est absolument comme si nous étions chaussés de bottes de sept lieues...
—À table!... à table!... cria en ce moment l'Américain.
—Mais votre rôti ne doit pas encore être à point, déclara M. de Flammermont.
—Je vous demande pardon, riposta Farenheit, voici, montre en main, dix minutes qu'il est au feu.
—Eh bien! mais il sera saignant.
—Pardon! ces dix minutes en font quarante, en réalité.
—Je ne vous comprends pas!
—Puisque Mercure accomplit son voyage autour du Soleil en quatre fois moins de temps que n'en met la Terre à accomplir le sien, c'est donc que les minutes, sur cette planète, ont une valeur quadruple de celle des minutes terrestres.
Personne ne répondit, chacun étant trop affamé pour prendre le temps de réfuter cette théorie bizarre.
Tout en rongeant une aile du volatile, Farenheit demanda:
—Alors, si j'ai bien compris ce que vous disiez durant le voyage, Mercure est un monde inhabité.
Fricoulet haussa les épaules.
—Comment pouvez-vous dire des choses semblables, lorsque vous avez en main la preuve du contraire?
L'Américain arrondit les yeux.
—Ce n'est point une preuve que j'ai, répliqua-t-il; c'est un membre de volaille.
—Eh! riposta l'ingénieur, cette volaille est-elle autre chose qu'un habitant de Mercure?...
L'Américain, à cette sortie inattendue, éclata de rire, et son hilarité fut partagée par Gontran.
—En vérité, s'écria le jeune homme, tu voudrais prétendre que cet oiseau à trompe est un représentant de l'humanité mercurienne!
—Pourquoi pas?
—Notez bien, mon cher Gontran, dit à son tour Ossipoff, que Mercure étant une planète toute jeune, son humanité doit correspondre à la période quaternaire terrestre... d'autre part, il se peut que la succession des espèces vivantes se soit faite autrement que sur notre monde, et que l'humanité mercurienne ait une forme toute différente de celle qu'elle affecte sur les autres planètes.
Gontran, pendant cette explication, était demeuré tout interdit; quand le vieillard eut achevé, il fit une moue de dégoût et jeta loin de lui le morceau de carcasse qu'il s'apprêtait à dévorer à belles dents.
—Que te prend-il donc? demanda Fricoulet qui avait la bouche pleine.
—Je me fais l'effet d'un anthropophage!... déclara M. de Flammermont.
—Baste! grommela l'Américain, un habitant de Mercure! cela ne tire pas à conséquence, et puis, il n'avait qu'à prévenir.
Tout à coup, brusquement, sans transition aucune, la nuit fit place au jour.
À peine le soleil avait-il paru à l'horizon, que rapidement, il s'éleva dans le ciel, déversant sur la planète des torrents de lumière et de chaleur.
Pendant que ses compagnons s'épongeaient le front, Ossipoff, insouciant des insolations, avait saisi sa lunette et, la braquant sur l'astre radieux, mesurait son diamètre à l'aide du micromètre.
—C'est bien cela, murmura-t-il d'un ton satisfait—75'.
—Et de la Terre? demanda l'Américain, sous quel diamètre l'aperçoit-on?
—Sous un diamètre une fois moindre... c'est-à-dire mesurant 32 minutes seulement.
—Nous ne pouvons nous mettre en route maintenant, dit Fricoulet, à moins d'être rôtis tout vifs; si vous m'en croyez, nous nous étendrons sous la voûte épaisse et impénétrable que forme le feuillage de ces arbres, et nous dormirons en attendant la nuit.
Lorsque le crépuscule tomba, enveloppant le paysage d'une douce et chaude lumière dorée, les voyageurs se préparèrent au départ; du reste, ils n'emportaient avec eux que leurs armes, indispensables en prévision de la rencontre de Scharp, et quelques tablettes de la pâte nutritive, pour le cas où quelque habitant de Mercure ne passerait pas à leur portée.
Ils laissaient, auprès du ruisseau, leur sphère avec tout ce qu'elle contenait; nulle crainte que quelque filou y vînt mettre la main.
—Comment allons-nous faire pour ne pas nous égarer? demanda M. de Flammermont.
—D'après mes observations, répondit le vieux savant, nous devons nous trouver, actuellement, sur la limite de la zone tropicale; en nous guidant sur les étoiles, rien ne nous sera plus facile que de faire le tour de la planète, en nous dirigeant vers l'Est.
—Mais il doit certainement exister des mers et des océans, dans ce monde inconnu!... comment ferons-nous pour les traverser?
—Nous aviserons.
Tout en causant, on s'était mis en marche et cinq minutes avaient suffi à parcourir un kilomètre; on alla, de cette allure, jusqu'à minuit environ, traversant des plaines arides, franchissant des collines abruptes, se frayant à grand'peine un chemin à travers des forêts aux arbres titanesques, enchevêtrés de lianes énormes, fouillis inextricable dans lequel il leur fallait se débattre, comme des bestioles dans des toiles d'araignée immenses.
...se frayant un chemin à travers de forêts aux
arbres titanesques.
Puis, tout à coup, le ciel s'assombrit, l'atmosphère se couvrit de nuages épais derrière lesquels disparurent les étoiles scintillantes et les astres radieux, et des ombres opaques ensevelirent la planète comme dans un suaire de deuil.
Force fut aux voyageurs de faire halte pour attendre le jour.
À l'aube, comme ils se préparaient à repartir, désireux de profiter des quelques instants pendant lesquels la chaleur était supportable, pour faire encore quelques lieues, Mickhaïl Ossipoff, qui marchait en tête, s'arrêta brusquement.
—De l'eau! exclama-t-il, de l'eau!
Étendant la main, il montrait à ses compagnons une nappe liquide qui, non loin de là, miroitait sous les rayons dorés du soleil; sur la rive, des arbres gigantesques penchaient leur frondaison verdoyante qui semblait répandre, tout alentour, une fraîcheur délicieuse.
—Si vous m'en croyez, mes amis, dit le savant, nous pousserons jusque là, puis nous nous arrêterons pour attendre le crépuscule.
—À quelle distance croyez-vous que nous soyons de cette oasis? demanda l'Américain en s'épongeant le front.
—Une quinzaine de kilomètres, tout au plus, répondit Fricoulet.
—C'est l'affaire d'une demi-heure! un peu de courage et nous jouirons, jusqu'au soir, d'un repos délicieux.
Sur ces mots, prononcés d'un ton encourageant par M. de Flammermont, on se remit en marche.
Mais, chose singulière, les voyageurs, tout en avançant, ne paraissaient pas se rapprocher de leur but!
L'eau étincelait toujours et les arbres continuaient à dresser dans l'air, leur chevelure; mais il semblait que le paysage reculât à l'approche d'Ossipoff et de ses compagnons.
L'Américain tira sa montre:
—Voilà déjà cinquante minutes que nous marchons, grommela-t-il, cinquante minutes pour faire quinze kilomètres! c'est inadmissible! vous vous êtes trompé dans l'estimation de la distance, mon cher monsieur Fricoulet!
—C'est bien possible, répliqua celui-ci qui, la main sur les yeux en guise d'abat-jour, examinait pensivement l'horizon.
—Par exemple! dit à son tour Gontran, il y a, dans ce qui se passe, quelque chose d'étrange, d'anormal! remarquez-vous que cette eau, ces arbres, ont la même tonalité que tout à l'heure, or les règles de l'optique...
L'ingénieur frappa ses mains l'une contre l'autre.
—J'y suis, s'écria-t-il... j'ai l'explication du phénomène, c'est un mirage... nous sommes victimes d'une illusion d'optique semblable à celles qui se présentent souvent dans les déserts africains.
—Un mirage, répéta Farenheit d'un ton accablé, alors, cette eau n'existe pas?
—À cela, il n'y aurait pas grand dommage, riposta Gontran, car elle doit être quelque peu brûlante, c'est l'ombre des arbres que je regrette.
—Ne nous désespérons pas, dit vivement Fricoulet, marchons encore un peu, il est fort possible que ce paysage existe réellement.
La constance des voyageurs fut soumise à une rude épreuve; la contrée qu'ils traversaient était une sorte de désert aride, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on ne voyait qu'un sol jaunâtre et desséché... pas un arbre, pas un brin d'herbe; du sable, du sable, toujours du sable et, au-dessus de la tête, dans le ciel pur, le disque énorme du soleil, versant à torrents ses rayons, qui leur calcinaient les membres et corrodaient leurs entrailles.
Enfin, à bout de forces, ils s'arrêtèrent, une toile de tente fut tendue sur quatre piquets et, dans le carré d'ombre que cet abri primitif projetait sur le sol brûlant, les voyageurs s'étendirent jusqu'au soir.
Lorsque, dans l'immensité sidérale, l'astre du jour eut été remplacé par la clarté plus douce de Vénus, les voyageurs abandonnèrent leur campement, décidés à marcher jusqu'à ce qu'ils fussent sortis de ce pays désolé.
Vers minuit, enfin, après une cinquantaine de kilomètres parcourus, ils entrèrent dans une contrée nouvelle, et la végétation reparut, plus luxuriante encore qu'à l'endroit où ils avaient opéré leur descente; aux sables du désert succédait une plaine fertile et gazonnée; au loin, l'on entendait le murmure d'une eau courante, bruissant sur les cailloux.
—Farenheit! Farenheit! appela Ossipoff en voyant l'Américain prendre les devants, ou courez-vous ainsi?
—Prendre un bain! répondit-il sans s'arrêter.
—Mais le malheureux va s'échauder! fit M. de Flammermont en se précipitant sur les traces de Farenheit.
Celui-ci avait quelques enjambées d'avance, si bien qu'il disparut sous les grands arbres, avant que le jeune homme l'eût rejoint.
Soudain l'Américain poussa un cri de joie; semblable à une nappe d'argent, une immensité liquide s'étendait devant lui, reflétant, à sa surface, les astres étincelants qui fourmillaient au firmament.
—By God! grommela-t-il en précipitant sa course, fût-ce de l'eau à faire cuire des œufs, le bain me paraîtra frais auprès des rayons du soleil.
En deux bonds, il atteignit la rive, se débarrassa de ses vêtements, et ne conservant que son caleçon, entra dans l'eau.
Bien que chaude, l'eau lui parut, en effet, d'une température moins élevée que l'atmosphère embrasée de la journée, et il s'y plongea avec une volupté inouïe, piquant des têtes, faisant la planche, tirant des coupes savantes, en bon nageur qu'il était.
Sans y prendre garde, il s'était un peu éloigné de la rive et il ne songeait aucunement à mettre un terme à ses exercices aquatiques, lorsque tout à coup, à quelques mètres de lui, l'eau bouillonna fortement, en même temps qu'une masse sombre, émergeant à la surface, se dirigeait vers le bord.
Tout de suite, l'idée des crocodiles vint à Farenheit et, en dépit de la température de l'eau, un frisson glacé lui courut le long de l'échine.
Instinctivement, sa main chercha son revolver à sa place habituelle; mais il était en caleçon.
—By God! gronda-t-il, pourvu que les amis arrivent à temps.
Cependant, la masse inquiétante avait abordé et, lentement, péniblement, se hissait sur la rive en poussant des grognements formidables.
À la clarté de Vénus, l'Américain distinguait, bien qu'assez vaguement, un corps énorme terminé en forme de queue et ne paraissant pas mesurer moins de cinquante à soixante mètres, la partie antérieure de l'animal formait à elle seule la tête, tête monstrueuse, épouvantable, que terminait une trompe rigide en forme de cornet, assez semblable à celle dont était munie la tête de l'habitant mercurien dont les voyageurs s'étaient régalés.
De l'endroit où il se trouvait, Farenheit entendait l'aspiration puissante du monstre qui, déséquilibrant les couches atmosphériques, produisait des courants d'air violents dont le remous arrivait jusqu'au nageur.
Celui-ci était fort mal à son aise et maudissait la malencontreuse idée qu'il avait eue de prendre un bain.
Tout à coup, un cri terrible, n'ayant presque rien d'humain, parvint jusqu'à lui.
Puis aussitôt, une voix angoissée, venant de la rive, appela au secours!
—By God! grommela Farenheit, qu'arrive-t-il?... le monstre aurait-il attaqué les amis?
Et, sans réfléchir que ses mouvements pouvaient attirer l'attention de l'animal, il se mit à nager vigoureusement en faisant un léger détour, afin d'aller aborder au plus près et de prêter main forte à ses compagnons.
—Au secours!... au secours!... répéta la même voix.
L'Américain avançait rapidement.
—Courage! cria-t-il, courage, me voici.
Comme pour lui répondre, le monstre poussa un hurlement qui déchira l'air effroyablement; on eût dit le ronflement d'une sirène à vapeur.
Comme Farenheit sortait de l'eau, il aperçut une forme blanche cramponnée à un arbuste.
—Tenez ferme, cria-t-il, tenez ferme, me voici.
—À moi! monsieur Farenheit, à moi!
—Mademoiselle Séléna! s'exclama l'Américain, tellement stupéfait qu'il s'arrêta dans sa course.
—Vite!... vite!... je ne puis plus.
La forme blanche parut se détacher de l'arbre et, tout en résistant, s'avancer vers le monstre dont la trompe, braquée sur elle, semblait un gouffre prêt à l'engloutir.
En ce moment, un grand bruit se fit entendre sous les arbres; c'était Ossipoff et ses compagnons qui accouraient à la recherche de Farenheit.
—Tirez! tirez! leur cria l'Américain, impuissant à sauver la jeune fille de la mort inévitable qui l'attendait.
Une dizaine de coups de feu éclatèrent, éveillant, dans le lointain, des échos semblables aux roulements du tonnerre.
Il l'avait prise sur ses genoux et la berçait comme une enfant.
Épouvanté par ce bruit auquel ses oreilles n'étaient point habituées, atteint peut être par l'un des projectiles, le monstre mercurien poussa un horrible grognement et, plongeant dans le lac, disparut aux yeux des Terriens.
—Séléna! s'écria Gontran éperdu, en bondissant jusqu'à la forme blanche étendue sur le sol.
Presque en même temps que le jeune homme, Ossipoff fut auprès du corps de sa fille:
—Mon enfant! gémit-il, ma fille adorée! c'est toi! c'est bien toi que je revois!
Il l'avait prise sur ses genoux et la berçait comme une enfant.
Fricoulet écarta un peu Gontran et plaça sa main sur la poitrine de la jeune fille.
—Elle n'est qu'évanouie, déclara-t-il, donc rassurez-vous, monsieur Ossipoff, et toi, Gontran, ne te désole pas, ce n'est absolument rien. Si vous le voulez bien, nous allons retourner, à marche forcée, jusqu'à l'endroit ou nous avons laissé notre sphère, là, je trouverai, dans ma caisse de pharmacie, les médicaments nécessaires à Mlle Séléna.
—Mais elle, fit Ossipoff, comment la transporterons-nous?
—D'une manière fort simple, déclara Farenheit qui achevait de s'habiller, vous aller voir.
Il arracha, à l'arbre le plus voisin, deux branches longues et flexibles auxquelles il fixa l'ample redingote du vieillard, comme une toile tendue sur un lit de sangle.
On y déposa la jeune fille, puis lui et Gontran mettant sur leurs épaules les brancards de cette litière improvisée, partirent au pas gymnastique, suivis de Fricoulet et d'Ossipoff.
Tous les vingt kilomètres, les porteurs se relayaient; tous les quarante kilomètres, on s'arrêtait dix minutes pour se reposer.
Quand l'aurore apparut, les voyageurs étaient réunis dans la sphère, autour de Séléna qui, sortie de sa torpeur, grâce aux soins intelligents de Fricoulet, leur souriait doucement.
Des quatre voyageurs, Farenheit était certainement celui qui manifestait la plus grande joie de voir la jeune fille revenue à elle.
—Comme vous êtes bon, sir Jonathan, dit Séléna en lui tendant la main, et comme cela paraît vous faire plaisir de me revoir.
—Dame! répliqua l'Américain, je songe que vous allez pouvoir me donner des nouvelles de ce misérable.
—Moi! répliqua-t-elle d'un air étonné, je ne puis rien vous dire de lui, sinon qu'il est parti voilà bientôt quatre jours.
—Parti! s'écrièrent ensemble Ossipoff et ses compagnons, mais parti pour quelle destination?
—Pour le Soleil.
—Mais, toi?...
—Moi, il m'a abandonnée ici, parce que j'étais, pour le wagon, une surcharge qui pouvait compromettre son voyage.
Gontran serrait ses poings avec fureur.
—Ah! le misérable... le misérable!... il me le paiera cher.
Farenheit, lui, répondit avec un rugissement:
—Pour cela, il faudrait que vous lui mettiez la main dessus; or, comme nous sommes cloués ici pour le restant de nos jours, sans aucun espoir de revoir jamais notre planète natale...
—Qu'importe! murmura Ossipoff tout à la joie de serrer dans ses bras sa fille chérie.
—By God! grommela l'Américain, vous en parlez à votre aise, vous avez retrouvé votre fille; mais Sharp m'échappe encore une fois.
—Et cette fois est la bonne, ricana Fricoulet.
Sir Jonathan haussa les épaules et s'éloigna pour aller à la recherche d'habitants de Mercure sur lesquels il pût passer sa fureur.
En effet, il revint, au bout d'une demi-heure, portant attaché, tout autour de lui, à sa ceinture, un chapelet de volatiles en tous points semblables à celui que Gontran avait tué.
—Belle chasse! dit Fricoulet en se frottant les mains avec un visible contentement.
—Figurez-vous, répliqua l'Américain, qu'il se passe dans le ciel quelque chose de fort singulier; on dirait qu'il y a une étoile qui grandit à vue d'œil.
L'ingénieur haussa les épaules en riant.
—Illusion d'optique, dit-il.
—Je vous affirme que j'ai vu net, même que cette étoile illumine, de son rayonnement, toute une partie de l'espace.
L'Américain parlait si ferme et d'un ton si convaincu que Fricoulet le suivit au dehors.
À peine eut-il jeté les yeux sur le ciel qu'il rentra précipitamment; muni de la lunette d'Ossipoff, il la braqua sur le point désigné par l'Américain:
—Une comète! une comète! s'écria-t-il.
Tout le monde, même Séléna, vint le rejoindre.
Le vieux savant arracha, des mains de l'ingénieur, l'instrument qu'il dirigea vers l'astre et demeura longtemps en contemplation.
Enfin, il murmura:
—En effet, c'est une comète.
Puis aussitôt, jetant un regard circulaire sur le paysage:
—Si vous m'en croyez, dit-il, nous nous établirons provisoirement au sommet de cette petite colline que vous voyez là-bas; nous y serons admirablement bien pour nous livrer à nos observations astronomiques; en même temps, au point de vue hygiénique, nous aurons moins à souffrir du rayonnement.
En raison du peu de pesanteur à la surface de la planète, les quatre Terriens eurent tôt fait de rouler la sphère jusqu'à l'endroit indiqué par le vieux savant; c'était une petite éminence boisée, élevée d'une cinquantaine de mètres au-dessus du niveau du sol, et descendant, en pente douce, jusqu'au ruisseau où sir Jonathan avait pris, l'avant-veille, un bain de pieds si malencontreux.
Quand il s'éveilla, le lendemain matin, le premier soin d'Ossipoff fut de gravir l'escalier intérieur qui conduisait au sommet de la sphère où il avait installé des instruments d'optique.
Aux cris qu'il poussa, ses compagnons le rejoignirent et aperçurent, avançant vers le Soleil avec une rapidité vertigineuse, le météore de la veille qui étalait, en travers du ciel, une queue immense.
Après être demeurée un moment silencieuse, éblouie par ce spectacle féerique, Séléna demanda:
—Chaque comète a un nom, n'est-ce pas, père?... Comment donc s'appelle celle-ci?
L'astronome hocha la tête, d'un air de doute.
—Je l'ignore, répondit-il.
—Comment, vous l'ignorez? je croyais cependant...
—Tu croyais mal, répliqua-t-il d'un ton un peu sec, ces corps errants, baptisés du nom de comètes, sont aussi nombreux dans l'espace que les poissons au sein de l'Océan; il se peut donc que nous ayons sous les yeux une comète nouvelle, arrivant de l'infini et que notre Soleil fait dévier de sa route.
En ce moment, Gontran fit un léger saut en arrière.
—Dites donc, fit-il, n'y a-t-il pas à craindre que cette comète ne nous heurte en passant; elle paraît venir directement sur nous.
Fricoulet, qui examinait l'astre avec attention, murmura:
—Tu pourrais bien pronostiquer juste, car elle va certainement couper l'orbite de Mercure.
Et, après un moment, il ajouta:
—Ça, par exemple, pourrait bien être la fin; qui sait, en effet, ce qui sortirait d'un abordage semblable.
Toute la journée, en dépit des torrents de feu qui tombaient du ciel, les Terriens demeurèrent à leur poste d'observation, regardant croître, avec terreur, cet astre qui, peut-être, leur apportait la mort; maintenant on distinguait nettement les trois parties de la comète: la tête énorme, monstrueuse, entourée de sa chevelure lumineuse auprès de laquelle la lumière solaire pâlissait, et sa queue qui balayait l'espace de son panache enflammé.
Comme la nuit approchait, l'atmosphère parut soudain s'embraser, la chaleur devint étouffante, l'air se raréfia et, sous le coup d'une inexplicable asphyxie, les voyageurs perdirent connaissance.