Aventures extraordinaires d'un savant russe; II. Le Soleil et les petites planètes
CHAPITRE IX
À CHEVAL SUR UNE COMÈTE
arbleu! voilà qui est fort!
Assis sur son séant, M. de Flammermont considérait avec stupeur ses compagnons étendus autour de lui, dans des positions diverses et dormant d'un profond sommeil.
Le jeune homme venait de se réveiller et ses yeux, en s'ouvrant, s'étaient naturellement tournés vers Séléna.
Mais Gontran était-il insuffisamment réveillé ou bien était-il le jouet d'une illusion d'optique? toujours est-il que le gracieux visage de la jeune fille lui parut noir comme de l'encre.
Il regarda les autres voyageurs; tous, des pieds à la tête, lui semblèrent avoir été plonges dans un bain de suie.
—Voyons, balbutia-t-il, voyons, je rêve, ou bien, pendant mon sommeil, il m'est survenu, dans la rétine, quelque incompréhensible accident.
Il voulut se frotter les yeux; mais un brusque mouvement arrêta ses mains à mi-chemin.
Ses mains, à lui aussi, étaient noires et son complet de coutil blanc paraissait avoir été amidonné avec du noir animal.
—Cela! par exemple! c'est trop fort!
Non sans peine, engourdi encore par l'étrange sommeil qui l'avait terrassé en même temps que ses compagnons, il se leva et s'approchant de Fricoulet, le secoua violemment par les épaules.
—Hein!... quoi!... qu'arrive-t-il? grogna l'ingénieur en sursautant.
Puis, apercevant Gontran, qui penchait vers lui son regard anxieux, il partit d'un grand éclat de rire.
—Ah! fit-il, elle est bien bonne!... mais tu t'es trompé de savon, mon pauvre ami... à moins que tu n'aies l'épiderme si sensible qu'en vingt-quatre heures le soleil ait pu te transformer en nègre d'Éthiopie.
Et il riait à se tordre; mais son hilarité augmenta lorsqu'il s'aperçut qu'autour de lui tout le monde avait subi le sort de M. de Flammermont.
—Ah! les bonnes têtes! exclama-t-il... regarde donc, Gontran; Ossipoff, avec ses cheveux et sa barbe en broussailles, ressemble exactement à une tête de loup... ah! ah! et Farenheit!... non, Farenheit vaut son pesant d'or!
Enfin, il réussit à reprendre son sérieux et demanda:
—Qu'est-ce que cette mauvaise plaisanterie?
—C'est pour en avoir l'explication, bougonna Gontran, que je viens de te réveiller... car, tu te moques des autres... mais si tu te donnais la peine de te regarder...
Il avait tiré de son vêtement un petit nécessaire de poche et tendait à l'ingénieur une glace minuscule, tout juste assez grande pour que l'on pût s'y mirer un œil ou le bout du nez.
Fricoulet aperçut alors la face d'Auvergnat la plus réussie qui ait jamais embelli la boutique d'un charbonnier.
—Oh! elle est bien bonne!... elle est bien bonne!... s'exclama-t-il en riant aux larmes.
—Tu ferais bien mieux de m'expliquer la cause de ce phénomène, grommela Gontran.
L'ingénieur promenait ses regards autour de lui, espérant trouver, dans le paysage, quelque indice capable de le mettre sur la trace de ce qu'il cherchait.
Rien n'avait changé: ses compagnons et lui étaient bien, comme la veille, au sommet de la colline où ils avaient roulé la sphère; là-bas, dans le fond de la vallée, s'estompant dans une sorte de brume, apparaissait le dôme arrondi de la forêt et le bruit du ruisseau, chantant sur ses cailloux, parvenait jusqu'à eux.
Alors il leva le nez en l'air; le ciel était obscurci par une sorte de brouillard qui tombait en pluie fine ou plutôt en poussière impalpable, jetant sur le sol, sur les plantes, sur les arbres, une teinte uniformément grise et désolante.
—As-tu visité quelquefois un pays minier? demanda tout à coup l'ingénieur.
—Non; pourquoi?
—Parce que ce qui nous entoure en a absolument l'aspect; on jurerait que ce qui flotte dans l'air est de la poussière de charbon.
—Tout cela ne nous dit pas...
—Pourquoi nous sommes ridicules à ce point, tu as raison; mais peut-être M. Ossipoff pourra-t-il nous éclairer à ce sujet.
Et il s'avançait vers le vieillard avec l'intention de le réveiller.
Gontran l'arrêta et, se plantant devant son ami:
—Ai-je l'air si grotesque que cela? demanda-t-il d'un ton navré.
—Grotesque! non... mais enfin, tu as l'air d'un nègre.
Et il reprit aussitôt:
—D'un nègre comme il faut, s'entend.
Le jeune comte eut un geste désespéré.
—Mais je ne veux pas que Séléna me voie ainsi.
Fricoulet haussa les épaules:
—Quel inconvénient trouves-tu à cela, puisqu'il en est de même pour elle? au contraire, vous formez, elle et toi, le couple le mieux assorti qui se puisse contempler, au point de vue couleur, bien entendu.
—Ah! murmura Gontran, elle, c'est bien différent... une femme est toujours charmante.
Fricoulet fit la grimace.
—Tandis que tu crains pour ton prestige, dit-il ironiquement; au fait peut-être est-il préférable que nous nous débarbouillions; le ruisseau est à deux pas; courons y faire nos ablutions, avant qu'ils ne se réveillent.
En quelques enjambées, les deux amis dévalèrent sur le flanc de la colline, soulevant, à chacun de leurs pas, des nuages de poussière fine et impalpable dont le sol était couvert.
Gontran, qui avait devancé Fricoulet de quelques mètres, poussa un cri désespéré en lui montrant le ruisseau d'un geste désespéré.
—De l'encre!... fit-il... c'est de l'encre qui coule là... ma parole! c'est à devenir fou.
L'ingénieur s'agenouilla sur la rive, prit dans sa main quelques gouttes d'eau et constata, avec stupéfaction, que le ruisseau avait, lui aussi, subi une transformation analogue à la leur.
—Eh bien? demanda M. de Flammermont.
—Je n'y comprends rien.
En ce moment, des cris éclatèrent du côté du campement et les deux jeunes gens, croyant à un accident, se hâtèrent de rejoindre leurs compagnons.
Ceux-ci, réveillés, étaient debout, gesticulant comme des fous, et parlant avec une rapidité extrême.
—Je vous dis, hurlait Farenheit, que c'est une mauvaise plaisanterie; or, comme nous ne sommes pas à l'époque du carnaval, je n'admets pas qu'on abuse de mon sommeil pour me ridiculiser ainsi.
—Mais vous êtes dans l'erreur, mon cher sir Jonathan; comment voulez-vous admettre que M. de Flammermont, un homme sérieux, un homme si bien élevé, se soit permis... ah! pour ce qui est du petit Fricoulet, celui-là, je croirais volontiers...
—Mais non, papa, disait à son tour Séléna, M. Gontran n'eût certainement pas permis que M. Fricoulet me barbouillât de la sorte.
—Alors! quoi! quoi!... rugit l'Américain, en mettant le revolver au poing... je ne puis cependant pas supporter qu'on humilie en moi le pavillon étoilé des États-Unis!...
Un éclat de rire moqueur retentissant derrière lui, fit retourner Farenheit qui se trouva face à face avec l'ingénieur.
—By God! s'exclama-t-il, vous aussi!
—Mais oui, moi aussi; comme vous, comme Gontran, comme les arbres, comme le ruisseau même...
Et frappant amicalement sur l'épaule de l'Américain:
—Calmez-vous, sir Jonathan, dit-il; l'auteur de cette aimable fumisterie—car c'est littéralement une farce de fumiste—n'est pas parmi nous... il est au-dessus de nous et bien à l'abri de vos coups... car je suppose tout simplement que c'est dame Nature.
Ossipoff eut un brusque haut-le-corps.
—Que supposez-vous donc? murmura-t-il.
—Moi! absolument rien, sinon que nous sommes en présence d'un phénomène propre, sans doute, à la planète sur laquelle nous nous trouvons en ce moment.
L'Américain se croisa les bras et s'adressant au vieillard, il lui dit avec une surprenante animation:
—Et vous croyez que je vais me contenter de cela, moi? moi, que vous avez entraîné dans cette aventure inouïe, et sans précédent! comment, un phénomène se présente et vous, des savants, vous dont le métier est d'expliquer aux ignorants...
—Ou aux imbéciles, dit Fricoulet.
—Ou aux imbéciles, répéta l'Américain, la cause de ce phénomène, vous vous taisez... vous ne trouvez rien à répondre!—Non, mon cher monsieur, cela ne peut se passer ainsi—puisque vous vous êtes fait une spécialité du ciel, vous devez comprendre les choses qui s'y passent... erreur, monsieur Ossipoff, erreur vous répondrez.
Et il braqua le canon de son revolver sur la poitrine du vieillard.
Séléna jeta un cri et Gontran, se précipitant sur l'Américain, le désarma.
Froidement Farenheit prit sa carabine et l'arma.
—Ah çà! s'écria Fricoulet, vous êtes fou!... est-ce depuis que vous êtes déguisé en nègre que vous devenez aussi féroce?
Ossipoff, impassible jusque-là, s'avança vers l'Américain, les poings fermés, dans une attitude menaçante.
—Laissez, gronda-t-il, laissez, je me charge seul de lui faire son affaire.
Fricoulet le saisit à bras le corps.
—Y pensez-vous, monsieur Ossipoff! s'exclama-t-il... mais vous aussi, vous perdez la tête, voyons! que diable! un peu de sang-froid... deux hommes comme vous et sir Jonathan ne peuvent en venir aux mains pour une misérable question comme celle qui vous divise.
Tout en parlant, il faisait tous ses efforts pour contenir le vieillard qui se débattait, criant, vociférant comme un énergumène.
Brusquement, Farenheit détendit ses bras auxquels Gontran se suspendait et la secousse fut si violente, si inattendue, que le pauvre jeune homme s'en alla rouler, les quatre fers en l'air, à une cinquantaine de mètres.
Puis, jetant sa carabine sur son épaule, l'Américain tourna les talons et partit à grandes enjambées; en quelques secondes, il eut disparu.
Gontran revint, furieux et proférant des menaces de mort:
—Où est-il? gronda-t-il, où est-il?
Personne ne lui répondit: Ossipoff, assis sur le sol, était plongé déjà dans une série de calculs gigantesques, accompagnés de dessins bizarres.
Séléna, le visage caché dans les mains, pleurait à chaudes larmes, en poussant de petits gémissements plaintifs.
Gontran tournait autour de la sphère, comme un cheval de manège, grinçant des dents et dressant vers le ciel ses poings menaçants.
Tout à coup, le hasard de sa course l'ayant amené devant la jeune fille, il s'arrêta net et, d'une voix amère, presque insolente, il demanda:
—En vérité, mademoiselle, je vous serais bien reconnaissant si vous vouliez me dire la cause de ce désespoir... pourquoi ces pleurs? sans doute, parce que la nature s'est plu à noircir mon teint...
Il eut un hochement de tête et ajouta, avec un ricanement:
—Parbleu! je comprends! pauvre imbécile que j'étais... c'était mon physique qui vous plaisait... point autre chose... et ce physique étant détérioré, à votre point de vue, votre affection s'en va avec vos pleurs... mais si la beauté de mon âme, mademoiselle, était entrée pour quelque chose dans l'amour que vous vouliez bien avoir pour moi, vous ne vous désoleriez pas ainsi que vous le faites... car l'enveloppe matérielle, qu'est-ce que cela, je vous le demande, auprès...?
Il s'arrêta et apercevant Fricoulet qui l'écoutait parler, en fixant sur lui des regards ahuris:
—Du reste, votre attitude me prouve surabondamment que vous ne possédez que des notions fort imparfaites sur l'esthétique. Fricoulet vous dira qu'il y a de beaux nègres comme il y a de beaux blancs... l'esthétique à ce point commun avec la morale, c'est qu'elle dépend de l'éducation... elle change avec les latitudes.
Il parlait avec rapidité, hachant ses phrases, mâchonnant ses mots, tellement que Fricoulet ne pouvait l'interrompre.
—La morale, répéta le jeune comte avec un éclat de rire étrange... Tenez, mademoiselle, il y a des choses que vous ne savez probablement pas... Certaines peuplades de la Terre de feu ont coutume de manger les vieillards...
À ces mots, Séléna poussa un cri perçant et se précipitant vers son père, lui fit un rempart de son corps.
—Prenez garde, père, fit-elle, Monsieur de Flammermont veut vous manger.
Le vieillard suspendit son crayon:
—Qu'importe répondit-il froidement, je lui abandonne mon corps, à la condition qu'il me laisse ma tête pour calculer.
Et il se replongea dans ses raisonnements.
Gontran poursuivit en haussant les épaules:
—Il en est de même pour la beauté, si j'appartenais à certaines peuplades de l'Océanie, je pourrais trouver fort mauvais que vous ne portiez ni plumes dans les cheveux, ni coquillages dans les oreilles, ni anneau dans le nez.
Séléna se redressa et d'une voix pleine de dignité:
—Du moment que pour vous plaire, monsieur, il me faut renoncer aux coutumes de mon pays, c'est que vous ne m'aimez plus... c'est bien, monsieur, je vous rends votre promesse.
Et toute pleurante, elle se précipita dans les bras de son père qu'elle faillit jeter à la renverse. Fricoulet assistait, muet et impassible, à cette scène bizarre. Il prit sa tête à deux mains et murmura:
—Ma parole! je deviens fou!
Puis s'approchant de Séléna:
—Ne pleurez donc pas ainsi, mademoiselle, dit-il d'un ton dégagé, un fiancé de perdu, dix de retrouvés, il vous rend votre promesse, voulez-vous me la passer et prier monsieur votre père de me demander ma main!
Aussitôt Gontran répliqua:
—Puisqu'il en est ainsi, je demande à retourner à Paris; j'ai brisé ma carrière à cause de ce vieil ingrat, j'ai quitté ma famille, ma patrie pour cette pimbêche; mais, du moment que tout est rompu!
Il s'interrompit brusquement, saisi à la gorge par Fricoulet qui lui cria d'une voix furieuse:
—Ingrat!... pimbêche!... retire ces deux épithètes, ou sinon...
Un geste menaçant compléta sa phrase.
—De quoi te mêles-tu? gronda le jeune comte.
—Je défends l'honneur de ma nouvelle famille, répliqua l'ingénieur.
Pendant ce colloque, Ossipoff, impassible, continuait ses calculs et Séléna pleurait de plus belle.
—Du reste, poursuivit Fricoulet d'une voix vibrante, en accompagnant ses paroles de mouvements désordonnés, du reste, que fais-tu ici? maintenant que tu n'es plus le fiancé de Mlle Séléna, tu deviens un gêneur... un importun, retourne-t-en chez toi et laisse-nous jouir en paix de notre lune de miel.
—Mais je ne demande que cela, hurla M. de Flammermont, je ne demande qu'à rejoindre mon poste à Pétersbourg... la diplomatie, voilà mon fait; quant au mariage, ce n'était qu'une vocation d'occasion!
—En ce cas, qui te retient?
Le jeune homme haussa les épaules.
—Crois-tu, par hasard, que je puis m'en retourner à pied!
—Est-ce le moyen de locomotion qui te manque? grommela l'ingénieur en tirant son carnet sur lequel il griffonna quelques traits indéfinissables... tiens, regarde et dis-moi ce que tu penses de cela!
Gontran ouvrit démesurément les yeux.
—Cela! balbutia-t-il... cela...
—Eh! oui!... comment! toi, un savant, tu ne comprends pas que je vient d'inventer une machine qui va te permettre d'atteindre jusqu'aux étoiles?...
—Mais c'est en France que je veux aller.
—Eh! tout chemin mène à Rome... la distance n'est qu'un vain mot; les astres sont aussi rapprochés les uns des autres que les molécules d'un morceau d'acier... pour abandonner ce monde en fusion, il nous suffit d'enjamber un autre monde, eh bien! enjambons...
Tout en écoutant discourir son ami, Gontran avait choisi, dans son porte-cigare, un havane blond, très sec; puis après l'avoir fait, en véritable connaisseur, craquer tout contre son oreille, il en avait délicatement coupé l'extrémité avec son canif; ensuite il l'avait porté à ses lèvres, l'avait légèrement humecté en le roulant d'un air gourmand.
Puis, prenant une allumette, il la frotta.
Aussitôt, phénomène étrange et inexplicable, l'allumette s'enflamma en produisant une détonation épouvantable, en même temps une lueur intense, d'un insoutenable éclat, illumina l'espace.
Tous, Gontran le premier, poussèrent un cri de stupéfaction. Mickhaïl Ossipoff releva la tête de dessus ses calculs algébriques et considéra fort attentivement l'allumette qui projetait, dans un rayon de vingt-cinq mètres, une lumière semblable à celle d'un bec électrique.
M. de Flammermont demeurait tout interdit, son cigare d'une main, son allumette de l'autre, très perplexe de savoir s'il devait se servir de l'une pour allumer l'autre.
Le vieux savant s'était levé et examinait, avec une attention soutenue, cet inexplicable phénomène.
—Singulier... singulier... balbutia-t-il, les sourcils froncés et les paupières à demi-baissées... est-ce que...?
Et tournant lentement sur ses talons, en mettant la main au-dessus de ses yeux pour donner à son rayon visuel plus d'étendue, il examinait le paysage d'un air soucieux.
En ce moment, on vit accourir, gravissant à grandes enjambées le flanc de la colline, Jonathan Farenheit.
—By God! s'exclama-t-il en s'arrêtant essoufflé à quelques pas d'eux, vous voilà tous debout... j'ai eu une peur horrible.
Et, avec son mouchoir, il s'épongeait le front tout trempé de sueur.
—Qu'avez-vous donc? demanda Gontran, et pourquoi cette émotion?
L'Américain se retourna vers le jeune homme.
—Figurez-vous, répondit-il, qu'il vient de m'arriver une chose singulière; tenez, la même à peu près que celle qui nous est survenue avant hier au sujet de l'eau et des arbres, dans le désert.
—Un mirage! s'écrièrent les Terriens.
—Oui, un mirage... il m'a semblé voir briller tout à coup, au sommet de cette colline, comme un immense bûcher... une espèce de phare qui projetait jusqu'à moi ses rayons lumineux... alors, j'ai cru que quelque danger vous menaçait... c'est pourquoi je suis accouru.
M. de Flammermont prit dans sa poche une allumette et, la tendant à l'Américain:
—Le bûcher, le phare, dit-il, le voici.
Sir Jonathan frappa du pied avec colère.
—Allons, grommela-t-il, voilà les sottes plaisanteries qui recommencent; j'aime autant m'en aller... d'autant plus que j'ai vu là-bas des choses assez singulières...
Il n'avait pas fini ces mots qu'il se trouva entouré.
—Des choses singulières, répéta Mickhaïl Ossipoff d'un ton fort bizarre, et lesquelles donc?
—D'abord, le pays a, depuis hier, complètement changé; la forêt, sur la lisière de laquelle notre sphère s'était arrêtée et que nous avons dû traverser avant de pénétrer dans cet effroyable désert où nous avons pensé laisser nos os, la forêt n'existe plus.
—N'existe plus! s'écria Gontran... ah çà! sir Jonathan, vous vous moquez de nous!
Et il étendait la main vers les arbres qui dressaient, en bas de la colline, leurs cimes feuillues.
Fricoulet regarda Ossipoff en mettant, d'un geste significatif, son doigt sur son front et en désignant l'Américain d'un hochement de tête imperceptible.
—Mon pauvre Farenheit, dit le vieillard, vous avez été victime d'un mirage, car d'ici vous voyez bien les arbres tout comme nous les voyons nous-mêmes!
—Oui, je les vois et, en bas, je les ai vus de même, mais, c'est à peine si cette forêt qui, hier encore, avait plusieurs lieues d'étendue, mesure aujourd'hui quelques mètres de profondeur!
—Ah! bah! et qu'y a-t-il maintenant à la place des arbres?
—Un pays étrange, tout nouveau, avec des montagnes de diamant!
Ceux qui l'écoutaient haussèrent les épaules, le considérant avec compassion.
—Vous me croyez idiot, grommela-t-il, je ne le suis pas plus que vous, et si je ne m'étais ému à tort au sujet du danger imaginaire que vous courriez... j'aurais déjà exploré ce pays fantastique et merveilleux... Du reste, vous n'avez qu'à venir avec moi...
—Eh! sir Jonathan, répliqua M. de Flammermont, laissez-nous donc tranquilles avec vos contes de fée...
—Pas plus contes de fée que votre histoire d'allumette, mon cher.
—Oh! par exemple! voilà qui est fort! riposta Gontran.
Et frottant aussitôt l'allumette qu'il tenait entre les doigts, il provoqua un phénomène identiquement semblable au premier.
L'Américain, surpris par l'aveuglante lumière qui lui jaillit subitement au visage, bondit en arrière avec un by God! formidable.
Tout à coup, Mickhaïl Ossipoff s'écria d'une voix émue.
—Mes amis, mes bons amis; il a dû se passer ici, pendant notre sommeil, des changements inexplicables, incompréhensibles, cette surexcitation nerveuse à laquelle nous sommes en proie, l'explosion formidable produite par une simple allumette, voilà deux preuves, l'une morale, l'autre matérielle, qu'il s'est produit certainement dans l'atmosphère une perturbation profonde.
—Dame! murmura Gontran, l'air n'est peut-être pas composé, à la surface de Mercure, des mêmes éléments qu'à la surface des autres planètes.
—En tout cas, quelle que soit sa composition, il n'y a aucune raison pour qu'aujourd'hui elle ne soit pas la même qu'hier, riposta Fricoulet, et cependant, il est certain...
—Certain que quoi?
—Certain que l'expérience de l'allumette est chose probante, car je me rappelle qu'aux Arts et Métiers, bien souvent, le professeur nous a fait détonner de l'oxygène pur au moyen d'une simple allumette.
—Mais oui, s'écria Ossipoff, c'est bien de l'oxygène pur que nous respirons! pouvons-nous attribuer à une autre cause l'espèce de folie qui nous a frappés subitement? seulement...
—Seulement? demandèrent en chœur les autres Terriens...
—Je me demande comment a pu être produit ce changement subit de l'atmosphère.
—Peut-être, insinua timidement M. de Flammermont, peut-être est-ce ainsi que la comète manifeste son influence.
Le vieux savant se frappa le front.
—C'est juste,... murmura-t-il, la comète... Je l'avais oubliée totalement.
—Mais qu'est-elle donc devenue? demanda Fricoulet en pirouettant sur ses talons, le nez en l'air, pour fouiller le ciel aux quatre points cardinaux.
—Elle a disparu.
—Disparu! s'écria Ossipoff, ce n'est pas possible.
Il se précipita sur sa lunette et la braqua successivement dans toutes les directions:
—Rien, balbutia-t-il stupéfait... absolument rien!... voilà qui est incompréhensible.
Et se tournant vers M. de Flammermont:
—Comment expliquez-vous cela? demanda-t-il.
—Je ne l'explique pas, répondit le jeune homme avec un sang-froid merveilleux, je me borne à constater.
—Eh bien? demanda Farenheit, en présence de ces faits surprenants et incompréhensibles, continuez-vous à mettre en doute ce que je vous ai dit tout à l'heure?
—Vos montagnes de diamant!
—Oui, mes montagnes de diamant... suivez-moi et vous ne tarderez pas à vous assurer qu'elles existent bien réellement!
Il tourna les talons et descendit la colline, suivi de ses compagnons, dont le scepticisme premier avait fait place à une certaine angoisse. Dans quelle aventure nouvelle étaient-ils donc plongés?
Chose bizarre, à mesure que s'abaissait le niveau du sol, l'air qu'ils respiraient leur paraissait n'être plus le même, en même temps, la fièvre qui leur brûlait le sang s'abaissait, leur cerveau se dégageait, leurs nerfs se détendaient, bref, peu à peu ils redevenaient eux-mêmes.
C'est à part eux qu'ils faisaient ces constatations, osant à peine se regarder, tout honteux qu'ils étaient de la folie passagère qui leur avait fait tenir un langage aussi ridicule.
Enfin, ils arrivèrent au ruisseau dans lequel Fricoulet et Gontran avaient tenté vainement de faire leurs ablutions; d'un bond, ils le franchirent et se trouvèrent sur la lisière de la forêt dans laquelle ils s'engagèrent.
Au bout de quelques pas, ils s'arrêtèrent soudain, tous du même mouvement, en apercevant, à travers les arbres, un paysage qu'ils ne se rappelaient pas avoir vu la veille.
—Le mirage, toujours le mirage, grommela Fricoulet.
Néanmoins, il se remit en marche avec précaution et avança jusqu'au point où la forêt s'interrompait brusquement.
On eût dit qu'une main de géant avait arraché la portion de sol sur laquelle se trouvaient les Terriens, pour la transplanter en un autre monde tout différent de celui où les arbres mercuriens avaient pris racine.
Aussi loin que la vue pouvait s'étendre, l'œil embrassait un sol noir, couvert d'une fine poussière, brillant sous les rayons solaires, comme de la poussière de charbon de terre; de ci, de là, émergeaient des blocs énormes, noirs aussi et miroitant comme de l'argent bruni.
Une haute chaîne de montagnes étincelant
de tous les feux du soleil.
Coupant cette plaine et courant du nord au sud, un fleuve charriait des eaux noirâtres au-dessus desquelles flottait un impalpable nuage gris.
Enfin, l'horizon était barré par une haute chaîne de montagnes, étincelant de tous les feux du soleil, qui se jouaient à leur surface polie comme des miroirs et qui renvoyaient jusqu'aux Terriens, des rayons irisés, comme l'eussent pu faire les énormes facettes de gigantesques brillants.
Muets d'ahurissement, Ossipoff et ses compagnons demeuraient immobiles sous les arbres, considérant ce pays étrange qui s'étendait devant eux, à quelques mètres au-dessous du niveau même de la forêt.
—Hein! s'écria Farenheit après leur avoir laissé le temps d'admirer, hein! étais-je aussi fou que vous le prétendiez, quand je vous disais avoir vu des montagnes de diamant?
Et il étendait triomphalement la main vers l'horizon irradiant.
—De diamant... de diamant..., bougonna Fricoulet... rien ne prouve que ce ne soit pas tout simplement du cristal de roche.
L'Américain demeura un moment silencieux, la mine déconfite; puis, soudain:
—Rien ne prouve non plus que ce ne soit pas du diamant, répliqua-t-il.
—D'accord! riposta l'ingénieur; il suffirait, d'ailleurs, d'avoir un échantillon...
Il n'avait pas prononcé ces mots, que Farenheit, enjambant le talus qui séparait du sol le tronçon de forêt, sur la lisière duquel ses compagnons étaient arrêtés, s'élançait dans la direction des montagnes, objets de sa convoitise.
Au bout de quelques enjambées, les Terriens le virent s'arrêter, regarder à ses pieds, puis se baisser pour ramasser sans doute un objet qui avait attiré son attention.
Mais soudain, comme frappé de la foudre, l'Américain tomba à la renverse et demeura immobile.
Obéissant à l'impulsion de sa généreuse nature, croyant d'ailleurs à un simple accident, M. de Flammermont courut au secours de sir Jonathan.
Arrivé près de lui, il se pencha, mais, tout comme son compagnon, à peine le jeune homme se fut-il courbé vers le sol, qu'il roula comme une masse!
Séléna poussa un cri terrible et voulut s'élancer.
—Imprudente! fit Ossipoff en la saisissant par les épaules.
Puis, se tournant vers Fricoulet:
—Il doit régner, au ras du sol, un air méphitique, lui dit-il rapidement; comment faire pour sauver ces malheureux?
Et, à sa fille qui sanglotait:
—Voyons, dit-il, ne t'affole pas... laisse nous le temps de réfléchir; à nous deux, que diable! nous trouverons bien une idée.
—Je l'ai trouvée, cria Fricoulet, ne bougez pas et attendez-moi ici.
Et, courant à toutes jambes, il disparut derrière les arbres, dans la direction de la colline.
Quelques instants après, il revenait, ayant endossé un respirol et faisant signe au vieillard d'avoir bon espoir, il se précipitait vers l'endroit ou gisaient, côte à côte, M. de Flammermont et sir Jonathan, soulevant, dans sa course, autour de lui, des nuages de poussière noire et opaque.
L'un après l'autre, il chargea sur ses épaules, les deux corps inertes et, toujours courant, revint vers Ossipoff.
Puis, arrachant brusquement son respirol, il cria au vieux savant:
—Chargez-vous de Gontran, moi, je garde l'Américain, et vite, vite, à la sphère.
Sans demander d'explication, Ossipoff prit M. de Flammermont sur son dos, et, aussi rapidement que possible, suivit l'ingénieur qui courait devant lui.
En quelques enjambées, on eut atteint le sommet de la colline, la, on étendit les deux malades côte à côte, et Fricoulet collant sa bouche à la leur, se mit à leur insuffler l'air de ses propres poumons, ainsi que cela se pratique pour les noyés.
—Mais pourquoi les avoir transportés ici? murmura Séléna qui épiait, avec anxiété, les résultats de ce sauvetage.
—Parce que l'air que nous respirons étant composé d'oxygène pur, la médication que j'emploie doit être plus énergique.
Comme il achevait ces mots, l'Américain se redressa sur son séant, saluant, par un formidable éternuement, son retour à la vie; on eût dit que Gontran n'attendait que ce signal pour sortir de sa torpeur et, comme un écho fidèle, son éternuement répondit à celui de l'Américain.
—Brrr! fit celui-ci en se secouant les membres, quelle désagréable sensation.
—Moi, dit à son tour M. de Flammermont, je n'ai rien senti, ça a été comme un coup de massue que l'on m'eût asséné sur la nuque.
—Certainement, affirma Ossipoff, il règne à la surface de ce sol une couche de gaz irrespirables: ammoniaque, acide carbonique, ou autre de même nature... Qu'est-ce que cela peut bien signifier?
Et Fricoulet dit à son tour:
—Acide carbonique dans le bas,... oxygène pur dans le haut, c'est inexplicable.
—À moins, répondit Gontran qui en revenait à ses moutons, à moins que vous n'adoptiez mon idée de l'influence de la comète.
—Eh! riposta Fricoulet, la comète, la comète! c'est fort joli à dire, cependant tu conviendras que si elle avait dû exercer sur Mercure une influence quelconque, c'est lorsqu'elle se trouvait à proximité, tandis que, maintenant, on ne la voit même plus.
—En effet, continua Ossipoff, ce que dit M. Fricoulet me paraît logique, j'ai eu beau fouiller le ciel dans tous les sens, nulle part je n'ai trouvé trace de comète... elle est donc, à présent, à une telle distance que l'on ne peut admettre son influence.
Un éclat de rire formidable éclata—cette explosion d'hilarité était due à Farenheit.
—Vous me rappelez, dit-il, l'histoire d'un paysan fort distrait qui cherchait son âne, alors qu'il était perché dessus,... vous cherchez la comète dans le ciel, et c'est elle qui vous porte.
Il regardait, d'un air triomphant, les Terriens qui le considéraient complètement ahuris.
—Alors, suivant vous, balbutia Ossipoff, nous ne serions plus sur la planète Mercure?...
—Dame! dit Fricoulet après avoir réfléchi, il faut bien admettre que nous sommes sur un autre monde, puisque le pays tout entier a changé!
Soudain, il se frappa le front.
—Et tenez, il me revient en mémoire un fait que tous nous avons oublié; rappelez-vous hier soir, alors que nous contemplions la marche rapide de la comète, l'étrange sommeil qui s'est emparé de nous et nous a terrassés!...
—Eh bien!
—Eh bien!... c'était assurément l'atmosphère qui se raréfiait par suite du rapprochement de la comète,... peut-être, cette nuit, a-t-elle eu avec Mercure un point de contact et, à la suite de ce heurt, une infinitésimale partie de la planète se sera trouvée collée à la surface de l'astre sur lequel nous sommes en ce moment...
—Mais alors, balbutia Séléna, où allons-nous?
Fricoulet leva les bras au ciel.
—Comment le savoir? répondit-il.
—En cherchant quelle est la comète sur laquelle nous chevauchons.
—Il est douteux, ricana l'Américain, que nous trouvions un état civil qui nous renseigne à ce sujet.
Le vieux savant réfléchissait.
—Il y aurait bien un moyen, dit-il...
Il chercha dans une caisse, y prit un baromètre, le consulta et déclara:
—Le baromètre accuse une hauteur de quatre cents pieds au-dessus du niveau de la mer, correction faite de la hauteur de l'atmosphère; à cette hauteur, le regard s'étend en droite ligne, dans tous les sens, jusqu'à une distance de douze kilomètres.
Il tourna lentement sur ses talons et étendant la main:
—Il est facile de constater qu'ici l'horizon est plus rapproché; le monde où nous sommes est donc plus petit que Mercure et on peut évaluer son diamètre à huit cents kilomètres à peine. Pour sa nature, je vous répondrai que cette comète est à une période de formation qui correspond à l'époque tertiaire; c'est une sphère de carbone, puisque nous rencontrons ici tous les états allotropiques de ce corps simple: noir de fumée, graphite, acide carbonique et autres...
L'Américain fit un geste impatienté.
—Tout cela, s'écria-t-il, ne nous dit pas vers quel point se dirige cette comète.
—Étant donnée la façon dont elle a coupé l'orbe de Mercure, il est probable qu'elle va contourner le Soleil avant de prendre la route de son aphélie.
—Mais le nom de cette comète? continua imperturbablement l'Américain.
—Eh! fit Ossipoff exaspéré, je n'en sais pas plus que vous... il me faudra plus d'un mois d'observations pour arriver à établir toutes ses coordonnées... au surplus, si son nom vous intéresse tant que cela, demandez-le lui à elle-même.
—Perdus! nous sommes perdus! grommela rageusement Farenheit.
—Eh non! riposta Gontran d'une voix vibrante, nous allons chevaucher à travers le ciel, à la manière des génies de l'ancien temps, sur un hippogriphe[4] de diamant, à queue et à crinière de flamme!
CHAPITRE X
OÙ VULCAIN JOUE UN MAUVAIS TOUR À GONTRAN DE FLAMMERMONT
aut de l'oxygène, pas trop n'en faut, avait déclaré Fricoulet, en
faisant allusion aux perturbations mentales dont avaient été victimes
ses compagnons et lui-même.
Aussi avait-on abandonné le sommet de la colline mercurienne pour établir le campement, c'est-à-dire la sphère elle-même, à mi-côte, en un endroit où l'air, scrupuleusement analysé, avait donné un mélange d'azote suffisant au bon fonctionnement de l'organisme des Terriens.
L'installation une fois terminée, Ossipoff déclara vouloir se consacrer exclusivement aux études qui lui étaient nécessaires pour constituer ce que Gontran appelait plaisamment l'état civil de leur véhicule; il laissait à ses compagnons le soin de pourvoir aux besoins matériels de chaque jour, ce qui n'était pas une mince besogne.
Dans un conseil tenu entre Gontran, Fricoulet, Farenheit et Séléna, il avait été décidé que l'on tiendrait en réserve, pour n'y toucher qu'à la dernière extrémité, ce qui restait de la provision de pâte alimentaire fabriquée dans la Lune et que l'on chercherait, sur le monde même où l'on vivait, des moyens d'existence.
On avait d'abord exploré minutieusement le fragment mercurien collé à la surface du noyau cométaire et qui représentait une superficie d'un kilomètre carré; pour des gens qui avaient, comme les Terriens, des bottes de sept lieues, c'était l'affaire de quelques minutes, mais la situation était trop grave pour qu'ils se livrassent, à la légère, à cette exploration.
Aussi avaient-ils divisé le territoire mercurien en trois segments aboutissant tous trois en un même point qui était le sommet de la colline; puis, se divisant la besogne, ils se mirent à fouiller chacun un segment, sondant le sol, déplaçant les rochers, examinant les plantes, montant dans les arbres, bref, ne laissant pas un pouce carré dont ils ne connussent exactement les ressources au point de vue culinaire.
Puis, chacun ayant fait son rapport sur la portion de terrain qui lui avait été dévolue, les deux autres avaient successivement recommencé la besogne des premiers, de façon à ce que rien ne fût oublié.
Au bout d'une dizaine de jours, les Terriens savaient scrupuleusement à quoi s'en tenir sur la quantité et la qualité des victuailles dont pouvait s'approvisionner leur garde-manger: une bande d'habitants mercuriens, c'est-à-dire de volatiles encornés, avaient partagé le sort des Terriens, et avaient été happés par l'attraction cométaire: leur nombre s'élevait exactement à cent soixante et un.
Tout d'abord, Farenheit avait proposé de les tuer pour être sûr de les avoir sous la main, au moment voulu; mais Fricoulet avait fait observer que cela était tout à fait inutile, vu que les volatiles ne pouvaient s'échapper de l'îlot natal sur lequel ils se trouvaient, l'expérience ayant démontré que l'air flottant au-dessus du sol cométaire était irrespirable pour eux.
—Laissons-les donc vivre, avait-il déclaré; ils sont enfermés là-dedans comme dans une basse-cour, et nous les sacrifierons au fur et à mesure de nos besoins.
Puis on avait découvert, vivant dans des trous, à peu de profondeur de la surface, des animaux bizarres ayant la forme du lézard, sauf qu'ils étaient munis d'un grand nombre de pattes, et de la grosseur d'un lapin, dont ils avaient d'ailleurs le poil; on avait fait, sur l'un d'eux, un essai culinaire qui avait parfaitement réussi; ce qui n'avait pas médiocrement enchanté Gontran, dont l'estomac avait conservé le souvenir des théories d'Ossipoff touchant les représentants de l'humanité mercurienne et qui ne mangeait que du bout des dents, lorsqu'apparaissait sur la table un individu appartenant à la classe ailée de la planète.
Au recensement scrupuleusement fait, ces intéressants animaux avaient donné le chiffre respectable de deux cent vingt-trois.
À ces comestibles de poil et de plume si l'on ajoute certaines plantes que Séléna avait eu l'idée de faire cuire et d'assaisonner avec la graisse des premiers, on connaîtra, aussi bien que nos voyageurs eux-mêmes, le contenu de leur garde-manger.
Ce travail terminé, on en communiqua les résultats à Ossipoff, dont le visage s'assombrit.
—Hum! murmura-t-il; nous avons là de quoi manger à peine pendant six mois... et encore en ne faisant pas bombance.
Le nez de Farenheit, à ces mots, s'allongea démesurément.
—By God! grommela-t-il, combien de temps pensez-vous donc que nous allons demeurer ici?
Le savant secoua la tête pensivement.
—Eh! eh! fit-il, peut-être bien six ans, si mes calculs sont exacts.
Une exclamation unanime accueillit ces mots.
—Six ans! répéta Gontran effaré, vous n'y pensez pas, mon cher monsieur Ossipoff.
—J'y pense fort bien, au contraire, répliqua le vieillard en se frottant les mains d'un air satisfait.
Puis, voyant l'expression de doute peinte sur tous les visages, il ajouta:
—Jusqu'à présent, j'ai tout lieu de croire que nous nous trouvons sur la comète découverte par Tuttle... un Américain... votre compatriote, mon cher sir Jonathan.
—Belle découverte, grommela celui-ci; il eut aussi bien fait de découvrir autre chose.
Ossipoff fixa sur le Yankee un regard plein de compassion.
—Ne l'eût-il pas découverte, cela ne nous eût pas empêchés de la rencontrer, d'être emportés par elle... et c'eût été une gloire scientifique de moins à l'actif des États-Unis.
L'amour propre national de Farenheit se trouva sans doute chatouillé agréablement par cette réponse, car il se tut aussitôt.
—Cependant, père, dit à son tour Séléna, sur quoi vous basez-vous, pour pouvoir affirmer?...
—Pardon, je n'affirme rien, je suppose tout simplement; d'abord, la dimension de la comète qui nous porte est identiquement la même que celle de Tuttle... ensuite, le plan par lequel elle a coupé l'orbite de Mercure, et la date à laquelle a eu lieu cette conjonction...
—Alors, si c'est bien elle, fit à son tour Gontran, où va-t-elle nous entraîner?
—Elle nous fera contourner le Soleil d'abord... ensuite, nous couperons successivement les orbites de Vénus, de la Terre, Mars, Jupiter...
À mesure que le vieillard avançait dans son énumération, le visage de M. de Flammermont s'assombrissait graduellement.
—Mais où donc s'arrêtera cette course insensée? murmura-t-il.
—Dans les environs de Saturne... une promenade de trois cent soixante-dix millions de lieues à peine, riposta plaisamment Fricoulet; une misère, quoi!
—Tu ris, toi, grommela le jeune comte... mais si tu crois que cela m'amuse de me transformer en juif errant céleste, tu te trompes... car tout cela ne rapproche pas l'époque de mon mariage.
L'ingénieur haussa les épaules.
—Quand bien même, pensa-t-il, cette excursion n'aurait que ce résultat, je trouve qu'il aurait tort de se plaindre.
Cependant, un vague espoir restait au cœur de M. de Flammermont.
—Et si vous vous trompiez, mon cher monsieur Ossipoff, dit-il tout à coup; si la comète qui nous emporte n'était pas celle que vous supposez?...
—Oh!... alors, répondit le vieillard, ce serait bien différent.
—Ah! ah!... dit Gontran d'un air satisfait.
—Oui, continua le vieillard, si je m'étais trompé, c'est que cette comète décrirait dans l'espace une ligne parabolique.
—En sorte que?...
—En sorte que c'est vers l'infini qu'elle nous emporterait.
Séléna joignit les mains dans un geste désespéré.
—Et nous ne reverrions jamais la Terre? murmura-t-elle.
—Jamais, répondit Ossipoff. Tu en parais désolée, comme si l'humanité terrestre avait quelque chose de regrettable.
La jeune fille ne répondit rien, mais Gontran s'écria:
—Il faut cependant que cette course prenne fin!
—Je ne vois à cela aucune utilité.
—Mais j'en vois une, moi, riposta M. de Flammermont en se croisant les bras; je ne puis jouer éternellement le rôle de fiancé... c'est un surnumérariat qui a assez longtemps duré, et il me tarde d'être nommé titulaire.
Pour toute réponse, le vieillard leva les bras au ciel.
—En tout cas, poursuivit le jeune homme, quand tout ce que la planète contient de comestible aura été dévoré, il faudra bien aviser à remplir notre garde-manger...
—Hélas! murmura le vieux savant, c'est bien ce qui me navre.
Et il ajouta avec un bel enthousiasme:
—C'eût été si beau, cependant, de s'envoler par delà les mondes connus, par delà l'infini lui-même!
—La belle avance! grommela Farenheit.
—Si vous m'en croyez, poursuivit M. de Flammermont, nous nous arrêterons sur Vulcain.
Mickhaïl Ossipoff fit sur lui-même un bond formidable; en même temps, Fricoulet envoyait dans les côtes de son ami une forte bourrade, en lui murmurant à l'oreille:
—Imbécile!
L'ahurissement du jeune comte était complet; il se tourna successivement vers le vieillard et vers l'ingénieur, demandant:
—Quoi?... qu'arrive-t-il?... monsieur Ossipoff, pourquoi ce visage tragique, et toi, Alcide, pourquoi me considères-tu d'un air atterré?
—Oh! le malheureux!... le malheureux!... balbutia Fricoulet.
Ossipoff vint se planter à deux pas de M. de Flammermont:
—Vulcain! lui cria-t-il dans la figure, Vulcain!
—Eh bien! quoi... Vulcain!... que voulez-vous dire?
—Ne venez-vous pas de nous conseiller de nous arrêter sur Vulcain?
—Assurément oui... que voyez-vous d'étrange à cela?
Le vieillard fit entendre un petit rire sec et moqueur.
Puis, se croisant les bras, la face indignée et la lèvre amère, il lui demanda:
—Alors, vous croyez à Vulcain?
Cette question fit au jeune homme l'effet d'un pavé qu'on lui eût lancé dans la poitrine.
—Aïe!... pensa-t-il, j'ai dit une bêtise!
Et il hésitait à répondre, ne sachant trop comment il pourrait faire prendre le change au vieillard, lorsque, par un miracle sans doute, il lui revint en mémoire, avec une lucidité merveilleuse, certain passage des Continents célestes, parcouru par lui quelques jours auparavant.
Et, tout de suite, il comprit quel parti il pouvait tirer de cette circonstance.
—Alors, vous croyez à Vulcain? vous, répéta Ossipoff en le toisant dédaigneusement...
—Et pourquoi n'y croirais-je pas? demanda le jeune homme hardiment.
—En vérité, je vous admire! s'écria le vieillard... pour doter le système céleste d'une nouvelle planète, il vous suffit de l'affirmation d'un médecin de campagne qui, après avoir examiné le Soleil pendant une heure, déclare avoir vu passer, sur le disque solaire, une tache noire et ronde.
De nouveau, il ricana et ajouta:
—Mais cela ne suffit pas, monsieur, on fabrique une planète non avec son imagination, mais avec ses yeux!
—Vous m'accorderez, cependant, répliqua Gontran, que l'attitude du vieillard commençait à énerver, que Le Verrier n'est pas le premier venu, et que si l'affirmation faite par le docteur Lescarbault avait été basée sur une simple illusion d'optique, l'illustre astronome ne s'en fût point servi comme point de départ pour des études poursuivies sans interruption de 1858 à 1876!
—Vous oubliez sans doute, riposta Ossipoff, la déduction faite par Le Verrier à savoir que cette fameuse planète passerait devant le disque solaire le 22 mars 1877, et qui tint en haleine les astronomes du monde entier; ils en furent pour leurs peines, car, sur le disque du Soleil, rien n'apparut au jour prédit!
M. de Flammermont était quelque peu interdit, lorsque Fricoulet vint à son secours:
—Cependant, le 29 juillet 1878, lors de la dernière éclipse de Soleil, MM. Watson et Swift n'ont-ils pas annoncé avoir vu, dans la direction de Vénus, tout contre le Soleil éclipsé, deux planètes intermercurielles,... c'était, je crois, deux astronomes américains.
Farenheit, qui assistait avec un désintéressement absolu à cette discussion, se redressa soudain et, lançant sa casquette en l'air avec un indescriptible enthousiasme, s'écria:
—Hurrah! Hurrah! pour Watson et Swift,... s'ils ont découvert la planète Vulcain, c'est qu'elle existe réellement.
Et, se précipitant vers Gontran, il lui serra les mains avec énergie en disant:
—Vous êtes un savant,... un vrai savant.
Ossipoff haussa les épaules en enveloppant l'Américain d'un regard dédaigneux et, se tournant vers Gontran:
—M. Fricoulet oublie de vous dire que le monde scientifique, ému plus que de raison par cette déclaration, se mit en observation et constata que les deux fameuses planètes intermercurielles n'étaient autres que les deux étoiles Thêta et Zêta du Cancer.
Il se tut un moment pour donner à sa déclaration le temps de produire son effet et ajouta:
—Maintenant, sir Jonathan, libre à vous de crier Hurrah! pour vos astronomes américains.
Mais le Yankee, aussi bien par entêtement que par amour-propre national, répliqua:
—Ils ont bien découvert la comète qui nous porte, pourquoi Vulcain, découvert par eux, n'existerait-il pas?
À un semblable raisonnement, le vieillard comprit qu'il n'y avait rien à répondre; d'ailleurs, Gontran, dans la mémoire duquel venait de luire soudain un argument nouveau, tiré des Continents célestes, demanda:
—Et l'orbite calculée par l'astronome allemand Oppolzer?...
—Cette orbite a eu le même sort que les précédentes, elle aussi a été reconnue fausse. Vous voyez, M. de Flammermont, de quelle valeur sont les arguments sur lesquels vous basez votre opinion... quant à moi, je ne vous cacherai pas que je vois avec le plus grand déplaisir, ce désaccord entre nous.
—Mais, mon cher monsieur Ossipoff... balbutia le jeune homme.
—Pour vivre heureux en famille, répliqua Ossipoff en secouant la tête, il faut être unis, il faut avoir une similitude parfaite d'opinions et d'idées; jusqu'à présent, j'avais pu croire qu'il en serait ainsi entre nous; je m'aperçois, avec douleur, que je me suis trompé. À partir d'aujourd'hui, il y a entre nous un abîme.
Et, sur ces mots prononcés avec une dignité douloureuse, le vieillard tourna les talons et descendant la colline, s'en fut cacher son humeur chagrine sous les grands arbres de la forêt.
Un moment, Gontran et Séléna demeurèrent immobiles, se considérant avec stupeur, se demandant s'il fallait voir, dans les paroles d'Ossipoff, une rupture définitive de leurs beaux projets d'union.
—Gontran! murmura tristement la jeune fille.
—Séléna! répondit-il en lui prenant les mains.
Puis, brusquement:
—Eh! s'écria-t-il, au diable Vulcain et ceux qui l'ont inventé! ne pleurez pas, ma chère âme, je cours trouver votre père, faire amende honorable.
—Oh! Gontran, dit-elle, en enveloppant son fiancé d'un regard admiratif, vous feriez le sacrifice de vos opinions?
—Pour vous, Séléna, que ne ferais-je pas? Attendez-moi un instant, et nous revenons, monsieur Ossipoff et moi, la main dans la main, comme un gendre et un beau-père entre lesquels n'existe aucun nuage.
Déjà il s'élançait, lorsque Fricoulet, qui le guettait, le saisit par le bras.
—Un moment, dit-il.
—Eh! laisse-moi! s'écria Gontran, ne vois-tu pas qu'elle pleure?
—Elle pleurera bien davantage encore, si je te laisse aller.
—Pourquoi?
—Parce que ce que tu vas faire est une bêtise insigne.
—Une bêtise?
—Sans doute.
Et, baissant la voix, à cause de Farenheit qui écoutait:
—Que vas-tu lui dire, à M. Ossipoff? poursuivit-il: que tu t'es trompé, que tu as mal compris ce que tu as lu dans les Continents célestes, que Vulcain n'existe pas; bref, tu veux lui donner la preuve que tu n'es pas plus astronome que sir Jonathan...
—Mais, répliqua M. de Flammermont, quand une gloire astronomique telle que Le Verrier se trompe, il me semble que moi...
—Il te semble mal; car cette gloire astronomique ne sollicite pas, comme toi, la main de Mlle Séléna; peu lui importe, en conséquence, son erreur.
Séléna se précipita vers l'ingénieur et, lui souriant à travers ses larmes:
—Monsieur Fricoulet, implora-t-elle, vous qui êtes si bon, aidez-nous de vos conseils... dites-nous ce qu'il faut faire... Gontran, lui, n'est pas astronome; il ne sait pas... guidez-le... et, qu'il le veuille ou non, ce que vous aurez décidé, je me charge de le lui faire faire...
L'ingénieur garda le silence quelques instants, l'air renfrogné comme toutes les fois qu'il s'agissait de donner un coup d'épaule pour remettre en droit chemin le char qui portait les espérances matrimoniales des deux fiancés.
Enfin, d'une voix bougonnante, il répondit:
—Puisque vous voulez bien me demander mon avis, je pense que ce que Gontran a de mieux à faire, c'est de continuer à jouer son rôle comme il l'a commencé... Tous les jours on rencontre, dans les instituts et dans les académies, des savants qui ne sont point d'accord sur tel ou tel point scientifique et qui n'en vivent pas moins en bonne intelligence.
—Pourtant, dit Gontran en secouant la tête, tu as vu comment M. Ossipoff a accueilli mes théories sur l'existence de Vulcain?
Fricoulet eut un brusque haussement d'épaules.
—Eh! répliqua-t-il, ce n'est point une preuve cela... cet homme a été surpris, sur le premier moment, cela se comprend,... mais laissez-lui le temps de s'habituer à cette idée, que son futur gendre peut avoir, lui aussi des opinions personnelles, et vous verrez, tout s'arrangera.
—Vous êtes certain? interrogea Séléna inquiète.
—Parbleu! mais il faut que Gontran ne lâche pas pied et qu'il se tienne prêt à recommencer la bataille dès qu'il le faudra, surtout qu'il ne laisse pas percer le bout de l'oreille... tout serait perdu!
Puis, frappant amicalement sur l'épaule du jeune comte:
—Allons! savant d'eau douce, dit-il, prends-moi tes Continents célestes et viens-t-en sous les arbres préparer des arguments victorieux à l'adresse de M. Ossipoff.
Le soir, lorsqu'arriva le moment du repas, le vieillard vint s'asseoir à sa place habituelle, sombre, silencieux, enveloppé dans une dignité froide et offensée.
En face de lui, Gontran, affectant une attitude semblable, mangeait d'un air soucieux, jetant à la dérobée des regards sur Fricoulet, qui avait toutes les peines du monde pour ne pas éclater de rire.
L'ingénieur attendait avec impatience qu'une occasion se présentât de renouveler la discussion du matin.
Cette occasion, ce fut Farenheit qui la fournit tout naturellement en demandant au vieillard:
—Monsieur Ossipoff, voulez-vous faire un pari avec moi?
—Lequel? grommela le savant qui tenait rancune à l'Américain pour son langage du matin.
—Que mes illustres compatriotes Watson et Swift n'ont point fait erreur en constatant l'existence d'une nouvelle planète dans les environs du Soleil.
Ossipoff poussa un rugissement.
—Ah çà! cria-t-il, avez-vous juré de me mettre hors de moi? j'ai dit, ce matin, ce que je pensais de la question, n'y revenons plus!
Puis, malgré lui, il demanda:
—Sur quoi vous appuyez-vous, pour dire des choses semblables, vous qui ne connaissez pas un traître mot des choses astronomiques?
—Sur ce que les Américains sont des gens froids et méthodiques qui ne s'emballent pas, comme les Russes ou les Français...
Le vieillard ricana grossièrement.
—Si vous n'avez pas d'autre argument à donner à l'appui de l'existence de Vulcain, dit-il...
En ce moment, M. de Flammermont, qui ne quittait pas des yeux Fricoulet, crut deviner, sur le visage de son ami, qu'il était temps d'attaquer.
—Monsieur Ossipoff, dit-il d'un ton froid et glacial, vous me pardonnerez de revenir sur un sujet qui vous est désagréable; mais je ne puis laisser passer, sans protester, les dernières paroles que vous venez de prononcer, elles mettent de nouveau en doute les découvertes de l'illustre Le Verrier, et...
Ossipoff lui coupa la parole d'un geste net et tranchant comme un coup de sabre:
—Je vous dis, je vous répète, que votre Le Verrier n'a rien découvert du tout.
—Il est cependant inadmissible que, pendant vingt ans, des astronomes appartenant à différentes nationalités du globe, aient tous fait les mêmes constatations et que tous se soient trompés.
—Ou ils se sont trompés, ou ils ont pris pour un monde nouveau, quelque tache solaire.
Gontran se croisa les bras et, d'un air de défi:
—En ce cas, déclara-t-il, voulez-vous me dire comment vous expliquez les perturbations constatées dans la marche de la planète Mercure?
—À tout ce que vous voudrez, excepté à la planète Vulcain, qui n'existe pas plus dans le ciel que dans mon œil.
—Cependant, ne sont-ce pas les irrégularités reconnues dans le mouvement d'Uranus qui ont amené Le Verrier à rechercher et à découvrir la planète Neptune?... Donc...
—Donc, il doit en être de même en ce qui concerne Mercure, n'est-ce pas?... grave erreur.
—Eh! s'écria Gontran en simulant une grande surexcitation, vous ne me répondez pas... Comment expliquez-vous?
—L'accroissement de 31’’ que présente l'arc de Mercure dans le mouvement séculaire du périhélie?... tout simplement par le passage d'une nuée de corpuscules gravitant autour du Soleil, mais trop petits pour être distingués de la Terre... mais, quant à une planète... non, non, mille fois non...
—Monsieur Ossipoff, dit à son tour Fricoulet en riant sous cape, avez-vous vu les corpuscules dont vous parlez?
—Non pas... mais pourquoi cette question?
—Parce que je voudrais savoir pourquoi vous admettez, sans l'avoir constatée, l'existence de ces corpuscules alors que vous niez celle d'un monde que certains prétendent avoir aperçu!
Le vieillard ne répondant pas tout de suite, Farenheit prit ce silence pour une défaite et s'écria, en frappant l'une contre l'autre ses mains énormes qui claquèrent, comme des battoirs, dans l'air oxygéné:
—Bravo! monsieur Fricoulet. Bravo! monsieur de Flammermont... Monsieur Ossipoff, je vous renouvelle ma proposition, voulez-vous parier avec moi sur l'existence de Vulcain?... je mets cent dollars...
—C'est ridicule! bougonna le vieux savant.
—Ridicule! tant que vous voudrez... mais si vous êtes aussi certain que vous le paraissez de la non-existence de la planète, vous ne repousserez pas ma proposition... Si vous gagnez, vous achèterez, avec les cent dollars, un petit souvenir pour Mlle Séléna, à l'occasion de son mariage.
Un profond soupir s'échappa de la poitrine de Gontran.
—C'est ridicule, répéta encore une fois Ossipoff.
—Pariez-vous ou ne pariez-vous pas?
—Mais comment saura-t-on qui a gagné? demanda Séléna.
—Rien ne sera plus facile, répliqua le vieillard, étant donné le chemin que nous fait parcourir la comète, nous devons forcément, si elle existe, rencontrer Vulcain.
Puis à Gontran:
—À propos, vous ne m'avez pas dit quelle orbite vous préfériez: celle de Le Verrier, celle de Watson et Swift ou bien celle de l'Allemand Oppolzer?
Sans hésiter, le jeune comte répondit:
—Celle de Le Verrier, qui fait tourner la planète autour du Soleil en trente-trois jours.
Ossipoff eut un petit ricanement.
—Et qui est fort inclinée sur l'écliptique... ce qui explique la rareté des apparitions, c'est fort intelligent de la part de Le Verrier et de la vôtre aussi... eh bien! je vous le répète, si Vulcain existe, nous devons forcément le rencontrer... donc, attendons.
On attendit, en effet; plusieurs jours se passèrent pendant lesquels le ciel fut fouillé en tous sens par Gontran et Farenheit, mais inutilement.
M. de Flammermont, pour jouer son rôle de savant convaincu, devait passer de longues heures l'œil rivé à la lunette, comme s'il se fût attendu à voir paraître l'astre tant discuté et dont il se souciait, au fond, comme un poisson d'une pomme.
Quant à Farenheit, du moment que des compatriotes, des habitants des États-Unis avaient affirmé l'existence de Vulcain, il y croyait, lui aussi, et il voulait être le premier à annoncer à Ossipoff qu'il avait perdu les cent dollars.
Le vieillard haussait les épaules avec pitié, en voyant les efforts de ses deux compagnons, et Fricoulet lui-même ne pouvait s'empêcher de ricaner.
Quant à Séléna, en elle-même, elle faisait des vœux pour que Gontran eût raison, et, tout bas, elle suppliait Dieu de faire un miracle en sa faveur en créant de toutes pièces la planète à l'existence de laquelle son bonheur était lié désormais.
Et telle était la préoccupation de tous qu'ils en oubliaient la chaleur épouvantable qui allait croissant chaque jour davantage; sans l'épaisse couche atmosphérique qui entourait le noyau cométaire, les Terriens fussent déjà tombés frappés d'insolation sous les intenses flèches solaires.
Maintenant, la comète n'était plus qu'à quinze millions de lieues du centre dévorant du monde et chaque heure l'en rapprochait davantage encore.
Seules, les nuits apportaient un peu de fraîcheur et atténuaient l'accablante température du jour.
Alors, Farenheit et Gontran, l'un armé d'une jumelle marine retrouvée par lui au fond d'un coffre, l'autre avec la lunette d'Ossipoff, prenaient leur poste d'observation et demeuraient jusqu'à l'aurore, inspectant l'espace avec acharnement.
Or, un matin, le chronomètre de Fricoulet marquait trois heures et demie et M. de Flammermont s'assoupissait tout doucement, le nez écrasé sur sa lunette, quand une exclamation de l'Américain le fit tressauter.
—By God!... je la tiens!... je la tiens!
Et aussitôt, pour manifester sa joie, il se mit à danser une gigue échevelée.
—Vous la tenez! s'écria Gontran en courant à lui, qu'est-ce que vous tenez?
—Eh! la planète, parbleu!... la planète Vulcain!
—Ce n'est pas possible! répliqua le jeune homme plein d'incrédulité.
—Comment! pas possible?... vous ne l'avez donc pas vue, comme moi, tout à l'heure!... vous aviez cependant l'œil collé à votre instrument.
Ne voulant pas avouer qu'il s'était endormi, le jeune comte secoua la tête.
—Non, dit-il... je n'ai rien vu...
—Eh bien! fit l'Américain en lui tendant sa jumelle, regardez avec cela, vous m'en direz des nouvelles.
À peine Gontran eut-il braqué l'instrument dans la direction indiquée par Farenheit, qu'à son tour, il poussa un cri de surprise, et se précipitant vers la sphère où Ossipoff, sa fille et Fricoulet sommeillaient:
—Vulcain!... dit-il... Vulcain!
Et il secoua rudement le vieux savant et l'ingénieur.
Tous deux se dressèrent sur leurs pieds, en proie à l'ahurissement inséparable d'un brusque réveil.
—Vulcain!... Vulcain!... répétait M. de Flammermont d'une voix étranglée par l'émotion.
Et, saisissant Ossipoff par le bras, il l'entraîna au dehors.
—Regardez, dit-il en étendant la main vers l'espace, regardez!
—Mais c'est la constellation de l'Aigle que vous me montrez là, riposta le vieillard; qu'y a-t-il à voir par là?
Fricoulet qui, lui, s'était déjà emparé de la jumelle de Farenheit et l'avait braquée vers la constellation indiquée par Gontran, s'écria:
—Oui, monsieur Ossipoff, c'est, en effet, dans la direction de l'Aigle, qu'il faut regarder... non loin de Wega.
Hochant la tête dans un mouvement d'incrédulité, le vieux savant mit son œil à l'oculaire, mais aussitôt ses mains furent saisies d'un frisson convulsif, ses lèvres tremblèrent et il dut s'appuyer sur l'épaule de sa fille, tellement son émotion était grande.
—Mais, Dieu du ciel! s'exclama-t-il après quelques instants; c'est un astre nouveau que je viens d'apercevoir.
—Et un astre qui se trouve exactement dans la position où doit se trouver Vulcain, ainsi que vous-même l'avez dit, répliqua Gontran d'une voix mordante.
—Du reste, ajouta Fricoulet, les yeux toujours à la jumelle, comme nous courons à la rencontre de cet astre, nous pourrons, avant deux jours étudier sa configuration et même sa géographie.
En proie à une émotion extraordinaire, Ossipoff avait de nouveau braqué sa lunette sur l'espace.
—Eh bien! monsieur Ossipoff? demanda M. de Flammermont avec un sourire railleur, que pensez-vous de cette tache solaire?
Le vieillard s'avança vers lui, la tête basse, l'air piteux:
—Ah! mon cher enfant, murmura-t-il en lui tendant la main, combien j'ai d'excuses à vous faire...
—Alors, vous convenez que les honorables sir Watson et Swift n'étaient pas des imbéciles? fit à son tour Farenheit.
Ossipoff enleva la calotte de drap qui lui couvrait le crâne.
—Sir Jonathan, répondit-il, acceptez en votre nom comme au nom de vos illustres compatriotes, toutes mes excuses.
L'Américain prit un air digne et répondit:
—Je les accepte, monsieur Ossipoff, en vous engageant à retenir cet exemple qui vous prouve combien on a tort d'accuser à la légère, sans avoir de preuves entre les mains.
Puis se tournant vers Gontran:
—Je tiens à vous dire devant tous que vous êtes un grand homme, un véritable savant que je suis heureux de connaître et d'apprécier à sa juste valeur.
Il se croisa les bras sur la poitrine et ajouta:
Sir Jonathan, acceptez toutes mes excuses.
—Savez-vous quel emploi je vais faire des cent dollars perdus par l'honorable M. Ossipoff?... le premier noyau d'une somme que je consacrerai à l'édification d'un observatoire, sur le sommet des Cordillères.
Et comme on le regardait avec curiosité et étonnement:
—Je n'y connais rien, c'est possible; mais je veux être le Bischoffsheim de l'Amérique... et j'espère que M. de Flammermont voudra bien me faire l'honneur d'accepter la direction de ce nouvel établissement.
À cette proposition inattendue, Gontran demeura tout interdit; Fricoulet dut se retourner pour dissimuler le formidable éclat de rire qui lui montait de la gorge aux lèvres.
Quant à Ossipoff, jamais visage humain ne refléta pareil ahurissement.
—Il est bien convenu, ajouta l'Américain avec un geste cavalier, que si M. de Flammermont a besoin d'un préparateur, je ne l'empêcherai nullement de s'entendre avec vous, mon cher Ossipoff.
CHAPITRE XI
OÙ L'HEURE DE LA VENGEANCE SONNE ENFIN
omme bien on pense, nos voyageurs ne dormirent pas de la nuit.
Sombre, renfrogné, humilié, Mickhaïl Ossipoff s'était emparé de l'observatoire rudimentaire établi à la partie supérieure de la sphère et, l'œil rivé à la lunette, s'absorbait dans la contemplation de Vulcain.
Par moments, abandonnant son instrument, il saisissait son carnet de notes qu'il couvrait de chiffres et de formules algébriques.
À quelques pas de lui ses compagnons étaient réunis, causant de ce prodigieux événement, le commentant, le discutant avec force gestes et exclamations.
Gontran était radieux et recevait les compliments de l'Américain avec une modestie admirablement jouée, se demandant en lui-même par quel miracle le hasard lui avait fait, si juste à point, adopter une théorie scientifique contraire à celle de M. Ossipoff, il est vrai, mais capable d'augmenter encore son prestige aux yeux du vieillard.
Quant à Séléna, elle exultait: d'abord parce que l'attitude agressive de son père à l'égard de Gontran, durant ces derniers jours, l'avait énormément peinée; ensuite... mon Dieu! ensuite, parce que, dans son esprit, commençaient à naître des doutes sur l'ignorance même de son fiancé en matière astronomique.
Plusieurs fois déjà, des inspirations véritablement géniales lui étaient venues, qui avaient tiré d'embarras Mickhaïl Ossipoff lui-même, plusieurs fois aussi ses théories audacieuses, que le vieux savant qualifiait de folies et Fricoulet d'absurdités, s'étaient trouvées confirmées, et voilà que de nouveau...
—Mon Dieu! pensait-elle avec une légère émotion au cœur, M. de Flammermont serait-il un homme de science!
À la dérobée, elle jetait sur son fiancé un regard admiratif.
Fricoulet, lui, était en proie à un double sentiment: le doute et l'ahurissement.
La découverte faite par son ami, bien qu'il l'eût contrôlée de ses propres yeux, lui semblait, encore maintenant, anormale, illogique, antiscientifique, antinaturelle.
Tout bougonnant, il dirigeait, à chaque instant, la jumelle de Farenheit vers l'immensité sombre, sur laquelle, à peine plus grosse qu'un point, noire et immobile dans sa course vertigineuse, apparaissait la planète.
—Insensé!... insensé! grommela-t-il lorsque, les yeux fatigués de son observation, il passa la lunette à l'Américain désireux, lui aussi, de contempler l'astre nouveau.
—Pourquoi, insensé? répliquait M. de Flammermont, parce qu'il a plu à un tas de savants—plus ou moins de bon aloi—de déclarer que Vulcain n'existait pas... il nous faudrait nier l'évidence! mais, c'est ça qui est insensé.
Et il ajouta, d'une voix vibrante:
—Je voudrais bien savoir comment tu concilies tes principes politiques avec tes principes scientifiques!... tu détestes l'autocratie gouvernementale et tu es partisan de l'absolutisme en matière de science... tu exècres le «tel est notre bon plaisir» de Louis XIV, mais tu l'admets dans la bouche de M. X. ou de M. Z. qui, du fond de son cabinet poussiéreux ou du haut de son observatoire incomplet, décrète gravement les lois de l'Univers...
Le jeune comte souligna sa phrase d'un petit ricanement moqueur.
—Moi, continua-t-il, je suis comme saint Thomas... je me soucie peu de tous vos calculs, et à tous ceux qui pontifient sur ce qui se passe à des millions de lieues de notre terrinsule, je demande «y êtes-vous allé voir?»
Fricoulet était littéralement abasourdi;, un moment, il demeura silencieux; puis, haussant les épaules, il répliqua avec un sérieux imperturbable:
—Cependant, si tu ne crois ni aux calculs ni aux déductions scientifiques, si, pour que tu croies à l'existence d'une planète ou d'une étoile, il faut que tu l'aies dans l'œil, sur quoi as-tu basé ton opinion relativement à Vulcain? penses-tu que Le Verrier, que le docteur Lescarbault y étaient allés voir, comme tu le dis si bien, quand ils ont affirmé l'existence d'une planète intramercurielle?
Ce disant, il fixait sur Gontran ses petits yeux gris pleins d'une lueur malicieuse.
Jonathan Farenheit, s'adressant à M. de Flammermont, s'écria:
—Ne répondez pas, mon cher, c'est assurément la jalousie qui dicte ces paroles à M. Fricoulet.
Et toisant l'ingénieur d'un regard méprisant:
—Dame! fit-il, il n'est pas à la portée du premier venu de découvrir des planètes!
En ce moment la voix d'Ossipoff se fit entendre.
—Gontran! criait le vieillard, voudriez-vous monter un instant?
Le jeune homme fronça le sourcil.
—Hum! murmura-t-il d'un accent inquiet, que me veut-il?
—Sans doute te demander d'établir les coordonnées de Vulcain, répliqua Fricoulet.
M. de Flammermont jeta à son ami un regard interrogatif:
—Les coordonnées? répéta-t-il.
—C'est-à-dire de dresser à ce monde nouveau une sorte d'état civil: masse, densité, pesanteur, orbite.
Le malheureux comte eut un geste effaré.
—Gontran, répéta le vieillard, Gontran, venez-vous?
—Voilà, voilà, gémit le fiancé de Séléna.
Et il mit le pied sur l'escalier intérieur qui conduisait au sommet de la sphère, semblable à un condamné à mort qui monte à l'échafaud.
L'ingénieur courut à lui, et se penchant à son oreille:
—Monde très petit, dont le diamètre n'excède pas quelques centaines de kilomètres, chuchota-t-il; orbite très inclinée sur le plan de l'écliptique, ce qui explique la rareté de ses passages sur le disque solaire... quant au reste, tu as les yeux trop fatigués par tes longues observations, pour pouvoir donner des renseignements certains... as-tu compris?
—Merci, murmura Gontran avec une amicale pression de main.
Quelques instants après, on entendit une série d'exclamations retentir dans l'observatoire improvisé; puis bientôt, une dégringolade rapide dans l'escalier et le vieil Ossipoff parut, suivi de Gontran stupéfié.
—Vulcain! balbutia le vieillard d'une voix étranglée, Vulcain! eh bien! ce n'est point une planète sphérique... c'est un rocher prismatique, un fragment polyédrique... un bolide irrégulier.
—Permettez, s'écria M. de Flammermont, permettez, je proteste contre l'épithète de bolide.
—Vous aurez beau protester, répliqua Ossipoff, l'évidence est là contre laquelle vous vous débattriez en vain.
—L'évidence me démontre que le corps en question n'est point une sphère, c'est vrai; mais rien ne me prouve qu'il appartienne à la classe des bolides.
Mickhaïl Ossipoff n'aimait point la contradiction, aussi enveloppait-il Gontran d'un regard irrité; M. de Flammermont, de son côté, sentait qu'il s'était trop avancé pour reculer et jouait son rôle le plus consciencieusement possible; il considérait le vieillard d'un air fort mécontent.
Une scène nouvelle était sur le point d'éclater; Fricoulet intervint:
—Messieurs, dit-il d'une voix conciliante, je crois qu'il serait puéril de continuer la discussion à ce sujet; dans quelques heures, le monde qui nous porte aura assez rapidement marché dans l'espace pour que nous soyons à même de nous livrer, sur le corps qui nous occupe, à une étude approfondie... donc, suspendez vos appréciations jusqu'à ce que vous puissiez constater de visu qui de vous deux est dans le vrai.
Séléna s'empressa d'ajouter:
—Voilà qui est bien parlé! monsieur Fricoulet... d'autant plus qu'une planète de plus ou de moins ne vaut pas la peine que deux hommes de votre valeur se boudent un seul instant.
Puis comprenant la nécessité d'une diversion, elle poursuivit:
—Je suis un peu comme saint Thomas, mon cher père, et j'estime qu'il fait bon de toucher du doigt pour être convaincu... d'autant plus que même les plus savants ne peuvent penser à tout... ni tout savoir.
—Où veux-tu en venir? demanda Ossipoff.
—J'en veux venir au monde qui nous porte, répliqua la jeune fille, et je me demande comment il se fait que deux hommes remplis de savoir, comme vous, mon cher papa, et vous, monsieur de Flammermont, vous n'ayez pas pu prévoir la singulière façon dont nous avons passé de Mercure sur cette comète.
—Par cette seule raison, riposta Ossipoff un peu piqué, c'est que les comètes étant des étrangères à notre monde, qu'elles ne font, du moins la plupart d'entre elles que traverser, arrivant de l'infini pour y retourner, il est absolument impossible de prédire leur apparition.
—Leur apparition... sans doute, mais leur retour, dit Fricoulet, qui ne négligeait aucune occasion de faire enrager le vieux savant; sur les quarante comètes qui ont été reconnues, il y en a, je crois, dix dont la périodicité a été constatée et vérifiée et, si vos suppositions sont justes, celle qui nous porte se trouve précisément faire partie de celles-là... donc...
—Donc, ajouta Farenheit, il devait être facile à vous, dont c'est le métier, de prévoir ce qui nous est arrivé.
—Eh! vous en parlez fort à votre aise, riposta Ossipoff, on voit bien que vous n'entendez rien à tout cela... et puis, j'avais la tête à autre chose qu'aux comètes.
—Très bien! déclara Fricoulet, donnez cette raison-là, soit; mais ne venez pas nous dire qu'il n'était pas possible de savoir qu'à date précise, la comète de Tuttle couperait l'orbite de Mercure; son dernier passage a été signalé en 1871, et comme sa période est de treize ans quatre-vingt-un jours, il suffisait de compter sur ses doigts pour savoir que sa réapparition devait avoir lieu en 1884.
—Mon Dieu! balbutia admirativement Séléna, comment est-on arrivé à pouvoir prédire à coup sûr des choses semblables?
Gontran sourit.
—Il y a quelques dix-huit siècles, dit-il, Sénèque déclarait que «les comètes se meuvent régulièrement dans des routes prescrites par la nature» et il affirmait que la postérité s'étonnerait que son âge eût méconnu une si incontestable vérité... mais ce ne fut qu'en 1758 que les comètes, après avoir épouvanté le monde par leurs brusques et soudaines apparitions, devinrent, grâce à Newton et Halley, des phénomènes célestes d'un ordre purement naturel.
—Je me rappelle avoir vu des dessins tout à fait primitifs, et comme art et comme esprit, représentant des comètes dont la chevelure contenait des épées et des poignards teints de sang, dit à son tour Séléna.
Farenheit haussa les épaules:
—Quels sauvages! grommela-t-il.
—Non pas, déclara Fricoulet, l'année 1557 n'est pas si loin de nous et Ambroise Paré n'était pas un âne... et cependant les comètes avaient encore, à cette époque et aux yeux des gens instruits eux-mêmes, une allure mystérieuse et terrifiante, comme en témoigne la description du chirurgien de Charles IX.
M. de Flammermont, à la mémoire duquel étaient soudainement revenues quelques bribes de l'Astronomie du Peuple, déclara doctoralement:
—C'est en 1558[5] seulement que, grâce aux études de Halley, se trouva vérifiée la prophétie de Sénèque: Halley ayant compris que, d'après les lois de l'attraction universelle, la marche des comètes devait décrire une courbe très allongée, calcula le retour de la grande comète de 1680: l'événement lui donna raison et, le 12 mars 1859, date indiquée par l'astronome, l'astre reparut dans le ciel... à partir de ce moment, il fut bien établi que les comètes tournaient autour du Soleil...
—Ni plus ni moins que de vulgaires planètes... mais en suivant un orbe plus allongé.
—N'avez-vous cependant pas dit tout à l'heure, objecta Séléna, qu'il y en avait qui arrivaient de l'infini et qui y retournaient?
—Vous avez parfaitement raison, mademoiselle; mais pour vous faire comprendre cela, il me faudrait vous donner, sur la théorie de la parabole, des explications qui vous ennuieraient certainement beaucoup et, qu'à vrai dire, mon bagage scientifique ne me permettrait peut-être de vous fournir qu'imparfaitement.
—Au point de vue de leur composition même, poursuivit Séléna, est-ce que toutes les comètes ressemblent à celle sur laquelle nous nous trouvons?
—Non, la plus grande partie d'entre elles n'est qu'une simple masse nébuleuse, un amas de matière cosmique sans consistance. C'est une trace vaporeuse, un nuage gazeux...
—Peut-être même n'est-ce qu'une illusion d'optique, murmura M. de Flammermont.
Fricoulet lui marcha fortement sur le pied, et sans donner au vieillard le temps de relever la réflexion, il répliqua:
—Vous oubliez, monsieur Ossipoff, que la grande comète de 1811 avait un noyau solide ne mesurant pas moins de 1089 lieues de diamètres; celle de 1858 en possédait également un de 9000 kilomètres.
—Et celle de 1769 dont le noyau avait 4000 lieues de diamètre! s'écria Gontran.
Farenheit, qui écoutait en bâillant cette conversation, demanda tout à coup:
—Je croyais que le signe distinctif de la comète, c'était la queue... comment donc se fait-il que celle qui nous porte soit privée de cet appendice?
—D'abord, déclara Ossipoff, c'est une erreur de croire que toutes les comètes aient une queue; il en est qui n'en ont pas, comme il en est qui en possèdent plusieurs.
—Pour faire compensation, sans doute, murmura plaisamment M. de Flammermont.
—Ensuite, poursuivit le vieillard, rien n'est moins prouvé que cet ornement caudal manque au monde sur lequel nous chevauchons...
L'Américain laissa échapper un violent éclat de rire.
—En vérité, dit-il, vous plaisantez... ou bien vous voulez me faire croire que je suis myope... À vous entendre, la queue des comètes atteindrait des milliers et des milliers de lieues de longueur... or, vous avouerez que, s'il en était ainsi, nous serions à la première place pour mesurer celle de notre comète... mais il n'y en a aucune trace.
Et se tournant vers l'Orient, il étendait la main pour désigner l'espace infini qu'éclairait seule la lueur douce des étoiles.
Ossipoff ricana d'un air moqueur:
—Parbleu! dit-il, si c'est de ce côté là que vous, la cherchez, je comprends que vous ne la trouviez pas...
L'Américain ouvrit démesurément les yeux.
—By God! grommela-t-il, quelle est cette nouvelle plaisanterie, et de quel côté voulez-vous que je cherche la queue de la comète, sinon du côté opposé à celui vers lequel elle se dirige?
Peu à peu, la colère le gagnait et il s'écria en agitant les bras avec des mouvements désordonnés:
—Nous allons de l'Occident à l'Orient, donc...
Ossipoff eut un sourire de pitié, et regardant M. de Flammermont en lui désignant, d'un coup d'œil, Jonathan Farenheit:
—Vulgum pecus! murmura-t-il.
Gontran haussa les épaules d'un air de railleuse commisération.
—Ah çà! gronda le Yankee, m'expliquerez-vous?...
—Avec le plus grand plaisir, sir Jonathan; tout comme un grand nombre de vos pareils auxquels jamais ne prend fantaisie d'élever leurs regards vers l'immensité sidérale, vous croyez que la queue des comètes les suivent dans leur cours... c'est là une erreur profonde; cet appendice caudal est toujours opposé au Soleil, comme s'il était l'ombre lumineuse de la comète.
—En sorte, ajouta Fricoulet, que si la queue suit, ou à peu près, la comète lorsqu'elle est avant son périhélie, elle la précède, au contraire, après cette époque.
—En sorte, ajouta Gontran, que dans la situation occupée actuellement par la comète, par rapport au Soleil, c'est sur notre droite qu'il nous faut chercher la traînée lumineuse.
L'Américain se croisa les bras d'un air furieux.
—By God! hurla-t-il, suis-je donc aveugle que je n'aperçois rien, absolument rien?
—Non, mon cher sir Jonathan; vous n'êtes point aveugle; mais il se peut parfaitement que la comète qui nous sert de monture n'ait pas de queue... il y en a comme cela.
—Et de quoi est faite cette queue, cher père? demanda Séléna.
Le vieillard hocha la tête.
—Tu me poses là, ma chère enfant, répondit-il, une question fort embarrassante, attendu que, jusqu'à présent, l'on en est réduit là-dessus à de simples conjectures.
—Mais enfin, vous-même avez bien une opinion?
—Pour moi, je pense que l'on a affaire là à une simple apparence, à un mode spécial des vibrations de l'éther, impressionné par la comète, quelque chose comme un nuage qui se formerait et s'évaporerait sans cesse dans la trace de la comète.
By God! suis-je donc aveugle que
je n'apercois rien?
—C'est l'opinion de l'auteur de l'Astronomie du Peuple que vous donnez-la, fit Gontran avec un sang-froid imperturbable.
—En vérité! répliqua Ossipoff... ce n'est pas la première fois que je me rencontre avec ce grand esprit, et ce m'est un inimaginable bonheur.
Il eut un mouvement d'épaules et ajouta:
—D'ailleurs, comme je viens de le dire, jusqu'à présent on ne sait que fort peu de choses de ces mondes étranges qui circulent à travers les Univers, les mettant en rapport les uns avec les autres, comme autant de messagers célestes; voici un siècle et demi à peine que l'on a commencé l'étude des comètes, et que peut-on apprendre en cent cinquante ans?
Sur ces mots, il se dirigea vers l'intérieur de la sphère et gravit pesamment l'escalier qui conduisait à son observatoire.
—Le voilà qui va retomber dans sa contemplation vulcanesque, murmura plaisamment Fricoulet.
Gontran tressaillit, et le tirant à part:
—Dis-donc, fit-il à voix basse, penses-tu qu'une planète puisse affecter une autre forme que la forme sphérique?
L'ingénieur regarda son ami avec étonnement.
—Pourquoi me demandes-tu cela? dit-il.
—À cause de Vulcain, je ne te cacherai pas que ce monde a un aspect bizarre qui m'inquiète.
—Eh! eh! ricana Fricoulet, tu n'es plus aussi convaincu que tout à l'heure de l'existence de la planète intramercurielle.
—Errare humanum est, disait notre proviseur du lycée Henri IV.
—Mais il ajoutait: Perseverare autem diabolicum[6], tu t'en souviens?
—Aussi, comme je n'ai rien de diabolicum dans ma nature...
—Tu ne persévères pas dans ton opinion.
—Je ne dis pas cela, seulement...
—Seulement, tu es fort tenté de lâcher Le Verrier et le docteur Lescarbault, n'est-ce pas?
—Je voudrais que tu me donnes ton opinion... car, vois-tu, si ce que j'ai aperçu n'était pas Vulcain...
—C'en serait fait de ton mariage avec Mlle Séléna, ça, c'est certain... Ossipoff t'enverrait promener et il aurait raison; tu l'as assez humilié avec ta découverte.
—Eh! c'est surtout cet imbécile de Farenheit avec son observatoire... enfin, je voudrais te demander un service.
—Lequel?
—Ce serait de monter là-haut et de regarder dans la lunette.
—À quoi cela t'avancera-t-il?
—À être de suite renseigné sur mon sort... cette incertitude me torture...
—Volontiers... attends-moi un moment.
M. de Flammermont accompagna son ami jusqu'au bas de l'escalier et, anxieux, s'assit sur la première marche.
Dans l'intérieur de la sphère, Farenheit, roulé dans sa couverture, dormait déjà à poings fermés; derrière la toile de tente qui faisait à Séléna une sorte de chambrette séparée, la respiration calme et douce de la jeune fille se faisait entendre, semblable au bruissement d'ailes d'un papillon.
—Oh! mon bonheur! murmura Gontran, que de peine j'aurai eu pour te conquérir.
Un appel, chuchoté à voix basse, lui fit relever la tête et dans le carré clair de ciel que découpait dans l'ombre de la sphère l'ouverture supérieure de l'escalier, il aperçut la silhouette de Fricoulet qui se penchait vers lui.
—Pstt!... Pstt!... fit l'ingénieur.
M. de Flammermont se redressa:
—Qu'y a-t-il? demanda-t-il à voix basse.
—Monte vite, sans faire de bruit... M. Ossipoff s'est endormi.
Léger comme un sylphe, le jeune comte gravit les marches et se trouva bientôt sur la plate-forme, aux côtés de Fricoulet qui, d'un signe de tête, lui indiquait Mickhaïl Ossipoff, accroupi près de la lunette, les mains croisées sur les genoux, le menton appuyé sur la poitrine; par ses lèvres entr'ouvertes, un souffle puissant passait, troublant le silence d'un bourdonnement sonore.
—Chut! dit l'ingénieur en mettant son doigt sur sa bouche, surveille-le pendant que je vais examiner Vulcain.
Il s'approcha de la lunette, enjamba le corps du vieillard endormi, et braqua l'instrument dans la direction où avait été signalée la planète.
Longtemps il demeura en observation, puis, tout à coup, il tressaillit et il grommela d'une voix sourde:
—Crédié! ce n'est pas possible!
—Quoi? qu'est-ce qui n'est pas possible? demanda Gontran pris d'inquiétude.
L'ingénieur ne répondit pas tout de suite; cramponné à la lunette, il regardait de toutes les forces de son rayon visuel.
—Parle, mais parle donc! supplia le jeune comte.
Fricoulet s'écarta, prit son ami par le bras, et, l'entraînant vers l'escalier, lui dit ce seul mot, impérativement:
—Viens.
En quelques secondes, ils furent en bas.
—Malheureux! dit alors l'ingénieur, sais-tu ce que c'est que cette prétendue planète que tu as découverte?... c'est le boulet que Sharp nous a volé!
Gontran fit un saut formidable.
—Tu es bien sûr? murmura-t-il d'une voix étranglée.
—Aussi sûr que je te vois là... c'est notre boulet qui tombe avec une rapidité vertigineuse et—qui plus est,—qui tombe sur notre comète.
—Grand Dieu!... que faire?... je suis perdu! jamais Ossipoff ne me pardonnera.
Fricoulet se frottait les mains.
—Tant mieux! tant mieux, grommela-t-il, en perdant l'amitié du père tu perds en même temps l'affection de la fille, et tu évites les chaînes dont tu te préparais à te charger.
Et, dans son enthousiasme, il lança son chapeau en l'air, criant:
—Vive la liberté!
Gontran le saisit par le bras, et le secouant rudement:
—Tais-toi, malheureux! gronda-t-il, tais-toi... et si tu ne veux pas que je me tue devant toi, trouve un moyen de me tirer de là.
—Eh! bougonna l'ingénieur, impressionné malgré lui par l'énergie sombre avec laquelle M. de Flammermont avait prononcé ces mots; eh! tu me prends décidément pour ton terre-neuve; depuis que nous avons entrepris cette excursion céleste, voilà déjà plusieurs fois que je me jette à l'eau pour te sauver, cela devient fatigant, à la fin... surtout qu'il s'agit de faciliter une chose contraire à mes principes: ton mariage.
Gontran lui prit les mains.
—Je t'en supplie... dit-il, voyons, tu es mon ami, presque mon frère.
—C'est précisément pour cela...
—Me préfères-tu donc mort que marié?... demanda M. de Flammermont.
—Mort!
—Je te jure que si, lorsque l'aube se lèvera, tu n'as pas trouvé un moyen de me sauver, je me tuerai.
Fricoulet semblait en proie à une indécision profonde.
—Écoute, dit-il enfin; cette fois-ci encore, je vais faire l'impossible... car c'est l'impossible vraiment, que de faire prendre au vieil Ossipoff des vessies pour des lanternes.
—Oh! tu es bon! balbutia le jeune comte.
—Dis que je suis bête! répliqua l'ingénieur d'un ton bourru.
—Mettons que tu es bête, car je ne veux pas te contrarier, et dis-moi comment tu vas t'y prendre?
—Je vais commencer par mettre le vieux dans l'impossibilité de constater la transformation du soi-disant Vulcain en obus de Sharp.
—Et pour cela?
—Pour cela, il me faut remonter là-haut; si le bonheur veut qu'Ossipoff continue son petit somme, tout ira bien...
Il revint au bout de cinq minutes, tenant à la main un petit objet qu'il montra, en souriant, à M. de Flammermont.
—Qu'est-ce que cette machine-là? demanda celui-ci en écarquillant les yeux.
—Tout simplement l'objectif de la lunette.
—Que va-t-il dire, quand il s'apercevra de cela?
—Il dira ce qu'il voudra; l'important, c'est qu'il ne puisse suivre l'obus dans sa chute.
Et, faisant disparaître la lentille dans sa poche:
—Maintenant, ajouta-t-il, il faut nous préparer au départ.
—Comment! au départ! s'écria Gontran en sursautant.
—Oui, nous allons au devant de Sharp.
M. de Flammermont serra les poings avec fureur.
—Ah! le gredin! grommela-t-il, nous allons donc enfin mettre la main dessus.
—Oh! oh! répliqua l'ingénieur, si tu veux arriver à un résultat, il faut mettre une sourdine à ta rancune... Sharp peut être tout ce que tu voudras: un voleur, un assassin, un être indigne de toute pitié, mais comme c'est lui qui tient ton bonheur entre ses mains, il faut le traiter avec douceur.
Gontran écoutait parler Fricoulet, doutant de ce que ses oreilles entendaient.
—Je t'avouerai, dit-il, que je ne comprends pas un mot à tout ce que tu me racontes.
Les deux amis quittaient sans bruit le campement.
—Nous causerons de cela en voyageant, répondit l'ingénieur; le plus urgent est de nous mettre en route.
Quelques instants après, les deux amis quittaient sans bruit le campement; tous deux avaient revêtu leur respirol; Gontran emportait la lunette marine de l'Américain; Fricoulet tenait à la main sa lampe électrique portative, dont le réflecteur projetait, à cinquante mètres en avant, un faisceau lumineux grâce auquel ils se dirigeaient comme en plein jour.
Quand les premières flèches solaires s'élancèrent par delà l'horizon, Gontran et son compagnon avaient franchi environ une soixantaine de kilomètres; devant eux, une vaste étendue d'un liquide grisâtre, étincelante comme un miroir d'argent bruni, leur barrait la route.
Gontran poussa un cri de désappointement.
—Comment faire? murmura-t-il.
Fricoulet, qui fouillait l'horizon à l'aide de sa jumelle marine, fit un brusque mouvement, demeura quelques minutes encore, immobile, penché en avant comme attiré par un spectacle du plus puissant intérêt; puis passant l'instrument à son compagnon:
—Regarde, dit-il simplement.
Au loin, sur cet océan bizarre, une masse apparaissait, flottant à la surface, et tranchant, par son aspect blanchâtre, sur le liquide sombre qui l'entourait.
On eût dit une bouée marine gigantesque sur laquelle les rayons du soleil se réfléchissaient comme en un miroir métallique.
—Sharp! s'exclama M. de Flammermont...
—Oui, répondit l'ingénieur en appliquant son tube parleur sur l'ouverture pratiquée à la partie supérieure du casque de Gontran, oui, c'est le boulet de Sharp qui, suivant mes prévisions, est venu tomber dans cet océan cométaire.
Le jeune comte se livra à une mimique désordonnée.
Fricoulet fit signe de la tête qu'il avait compris.
—Comment allons-nous faire, te demandes-tu, pour nous emparer du véhicule et de son contenu? Ça va être la chose la plus simple du monde: ou bien, cette nappe d'eau que nous avons en face de nous et que j'ai baptisée, peut-être bien à tort, du nom d'océan, n'est qu'un marais sans profondeur; en ce cas nous rejoindrons l'obus à pied, pedibus cum jambis; ou bien, nous enfoncerons et alors nous aviserons à nous construire une sorte de radeau.
—Un radeau! riposta M. de Flammermont, mais pour cela il nous faudrait revenir au campement, couper les arbres de la forêt mercurielle et les transporter ici, outre que ce serait là une besogne formidable, Ossipoff nous mettrait la main dessus.
—Allons, allons, fit l'ingénieur, ne te désole pas par avance, il sera temps de le faire si nous ne pouvons employer le moyen le plus simple et le plus naturel qui est de nous servir de nos jambes.
Ce dialogue avait lieu au sommet de falaises assez élevées qui, de leurs crêtes noircies et poudreuses, surplombaient le liquide miroitant.
S'accrochant des pieds et des mains aux anfractuosités de ces roches bizarres, les deux compagnons eurent tôt fait d'arriver au pied que venaient battre lourdement et sans bruit des vagues toutes petites et grisâtres.
Fricoulet se baissa, prit dans le creux de sa main quelques gouttes de ce liquide étrange qu'il considéra durant quelques minutes avec attention.
—Ce n'est pas de l'eau, murmura-t-il dans le casque de Gontran.
Celui-ci eut un mouvement d'épaules indiquant que la composition chimique de ce liquide lui importait peu.
—Imprudent, répondit Fricoulet, puisque l'occasion se présente à toi de préparer ta réponse à une des questions que peut te poser Ossipoff, profite donc de cette occasion et retiens que ce que tu as la sous les yeux est une combinaison d'hydrogène, de carbone et d'oxygène. Cette espèce de brouillard très léger que tu vois flotter à la surface est du gaz acide carbonique,... bref, une sorte d'eau de seltz en ébullition.
Fricoulet eût parlé longtemps encore, mais il eût parlé dans le vide; Gontran, que ces questions scientifiques intéressaient médiocrement, avait fait en avant quelques enjambées qui l'avaient aussitôt porté à une centaine de mètres du rivage.
C'est à peine si, à cette distance, le liquide dans lequel il marchait lui montait aux chevilles, aussi agitait-il triomphalement ses bras en l'air, faisant signe à l'ingénieur de le rejoindre.
Fricoulet allongea ses petites jambes et rapidement fut aux côtés de son ami qui reprit la marche en avant.
À mesure qu'ils avançaient la profondeur de cette nappe mobile et étincelante comme une nappe de mercure, augmentait, mais pour ainsi dire insensiblement, descendant en pente douce, peut-être d'un demi-millimètre par mètre, en sorte qu'après avoir parcouru environ deux lieues, le liquide leur arrivait au milieu de la poitrine.
Il est vrai que plus ils avançaient, plus leur marche devenait difficile, en raison de la masse liquide fort lourde au travers de laquelle il fallait se mouvoir et qui, par moments, en raison de leur légèreté, les soulevait comme des bouchons, leur faisant perdre pied, en même temps que leur centre de gravité, ce qui leur faisait exécuter des culbutes fort désagréables.
Il est vrai aussi que, maintenant, l'obus leur apparaissait nettement, dans tous ses détails, masse énorme, toute étincelante sous les rayons ardents du soleil, flottant à la surface avec une légèreté surprenante.
Fricoulet fit signe à son ami de s'arrêter; puis, ajustant son parleur sur son casque:
—Si tu m'en crois, dit-il, tu demeureras ici pendant que moi je continuerai la route; il est inutile que nous nous fatiguions tous les deux, alors qu'un seul peut faire la besogne, d'autant plus qu'il se peut parfaitement que là-bas on perde pied et qu'il faille se mettre à la nage... or, je crois me rappeler que tu n'es pas fort sur l'article natation...
—Au lycée, répondit M. de Flammermont, on ne nous menait au bain froid qu'une fois par semaine, en sorte que je n'ai pu faire de sensibles progrès, mais, enfin, j'en sais suffisamment pour me tirer d'affaire.
—Du moment que cela est absolument inutile, reste ici, repose-toi, car tout à l'heure nous aurons besoin de toute notre force musculaire.
—As-tu ton revolver? demanda Gontran.
—Oui, je l'ai. Mais pourquoi cette question?
—Parce que ce misérable est capable de sauter sur toi.
—À ce sujet là tu peux être tranquille... D'après ce que m'a dit de lui le vieil Ossipoff, Fédor Sharp possède un bagage scientifique assez complet pour savoir que s'il mettait seulement le bout du nez à l'un des hublots, c'en serait fait de lui... Donc, quelles que soient ses mauvaises intentions à mon égard, il sera dans l'impossibilité absolue de les manifester. Sur ce, je pars, attends-moi, prêt à me rejoindre au premier signal.
Il s'éloigna et, le plus rapidement qu'il lui fut possible, reprit son chemin vers l'obus.
Après une heure de pénibles efforts, tantôt marchant, tantôt nageant, il y atteignit enfin harassé, rompu, près de défaillir et d'un suprême effort, s'accrocha à l'un des écrous extérieurs de l'engin, au moment ou ses forces l'abandonnaient.
Quand il eut repris haleine, il se hissa jusqu'à l'un des hublots pour jeter un regard à l'intérieur du boulet et se trouva nez à nez avec Sharp, séparé seulement de son ennemi par la vitre épaisse contre laquelle l'autre s'aplatissait le visage, examinant avec une curiosité anxieuse cet être auquel son casque de sélénium donnait un aspect fantastique, terrifiant.
—Eh! eh! fit à part lui Fricoulet, ce bon Fédor me paraît être rien moins que rassuré... tant mieux, nous en viendrons plus facilement à bout.
À ces mots, il attacha solidement à l'une des oreillettes de l'obus l'extrémité du filin métallique qu'il avait eu la précaution d'emporter et revint sur ses pas, déroulant derrière lui le câble, au fur et à mesure qu'il s'éloignait.
Tout à coup, au bout d'une centaine de mètres, il s'arrêta; il venait de sentir le sol sous ses pieds et, en même temps, l'extrémité de l'amarre étant entre ses mains, il se la lia autour du corps et fit signe à Gontran de venir le rejoindre.
Le jeune comte, dont la curiosité décuplait les forces et le courage, l'eut rejoint rapidement, puis, sur les indications de son ami, il s'attela lui aussi au filin et, tous deux, exigeant de leurs muscles toute l'énergie dont ils étaient capables, ils se mirent à gagner le bord, traînant après eux la masse métallique énorme qui, en raison de son peu de pesanteur et de la densité extrême du liquide, glissait à la surface comme un traîneau sur la glace.
Enfin, après deux heures d'efforts acharnés, la poitrine sèche, le corps trempé de sueur et calciné par le soleil, ils tombèrent épuisés sur le rivage où ils demeurèrent inertes, anéantis, pendant quelque temps.
Un bruit léger leur fit dresser l'oreille et les tira de leur torpeur. Fricoulet se dressa sur son coude et écouta, alors, se penchant vers M. de Flammermont:
—Si je ne me trompe, dit-il, le Sharp dévisse ses écrous et se prépare à sortir.
Gontran fit un bond formidable, l'ingénieur le saisit par le bras.
—Si tu aimes Séléna, dit-il avec autorité, tu vas me jurer de ne rien faire, de ne rien dire que je ne t'y aie autorisé, de demeurer vis-à-vis de ce misérable aussi calme, aussi indifférent que si tu ne le connaissais pas, sinon, je te plante là et tu te débrouilleras avec Ossipoff comme tu l'entendras.
Gontran, muettement, étendit la main.
—J'ai ton serment, reprit Fricoulet, cela me suffit; maintenant, écoute moi... Le Sharp va sortir, mais à peine aura-t-il mis le pied dehors, qu'il lui arrivera ce qui vous est arrivé à Farenheit et à toi, il tombera asphyxié... aussitôt, nous nous précipiterons sur lui et nous le réintégrerons dans sa coquille où nous l'accompagnerons. Là, nous le ferons revenir à lui et nous causerons tout à notre aise.
Comme il achevait ces mots, une exclamation retentit, suivie d'un bruit sourd.
C'était Fédor Sharp qui, suivant les prévisions de Fricoulet, venait de tomber à la renverse, le visage déjà noirci et les yeux sanguinolents.
Les deux amis sautèrent sur lui, le saisirent l'un par les épaules, l'autre par les jambes et, sans perdre un instant, le transportèrent sur un des coussins circulaires de l'obus.
Dix minutes après, Gontran et Fricoulet, débarrassés de leur casque, étaient moelleusement enfoncés dans les capitons du divan; dans leur main droite ils tenaient un revolver, dans l'autre, un verre rempli jusqu'au bord d'un excellent porto dont les soutes de l'obus avaient été abondamment pourvues, lors du départ du Cotopaxi.
—Mon Dieu! dit Fricoulet en humectant ses lèvres dans le liquide odorant, que c'est bon de se sentir chez soi!
Et choquant son verre contre celui de M. de Flammermont:
—À la santé de cet excellent M. Sharp, dit-il plaisamment.
Un profond soupir attira leur attention du côté du malade qui manifestait ainsi son retour à la vie, en accentuant cette manifestation par des frémissements des jambes et des bras.
—Attention, fit Gontran, le gredin revient à lui!
—Je t'en supplie, dit Fricoulet, ne te sers pas d'expressions semblables, sinon ma combinaison échouera.
—Mais tu ne m'en as pas parlé de ta combinaison!
—Peu t'importe, du moment qu'elle a pour but de te sauver.
En ce moment, Sharp se redressa sur le coussin, frotta longuement ses paupières de ses poings fermés, comme quelqu'un qui se réveille d'un long sommeil, puis soudain il demeura immobile, frappé de stupeur à la vue des deux hommes qui le regardaient en souriant.
Ensuite, il voulut crier, mais la voix s'étrangla dans sa gorge; il voulut se lever, mais les deux canons de revolver, braqués sur lui, l'immobilisèrent.
—Mon cher Gontran, dit alors Fricoulet en souriant, voudrais-tu me faire le plaisir de me présenter à l'estimable M. Sharp?
Et voyant que M. de Flammermont avait toutes les peines du monde à contenir son indignation, il ajouta:
—Mon ami Gontran éprouve à vous retrouver, après si longtemps, une émotion si profonde que vous le voyez, la joie le rend muet, mais, moi, qui n'ai pas les mêmes raisons que lui d'être ému en vous voyant, je tiens à vous dire qui je suis: je m'appelle Alcide Fricoulet, je suis ingénieur et, si Mickhaïl Ossipoff a pu, quand même, mettre à exécution ce beau voyage intersidéral dont vous lui avez emprunté l'idée, c'est un peu grâce à moi.
Le visage livide déjà de Sharp, pâlit encore davantage et, dans une crispation nerveuse, ses lèvres blêmes se contractèrent.
—Je vous dis cela, poursuivit Fricoulet, non pour me vanter,—mon ami, M. de Flammermont, peut vous affirmer qu'au point de vue de la modestie, la violette n'est rien auprès de moi,—mais afin que nous nous connaissions bien mutuellement... est-ce compris?
L'ex-secrétaire perpétuel de l'Institut des sciences de Pétersbourg ne répondit pas tout de suite; enfin il se décida à demander d'une voix caverneuse:
—Où voulez-vous en venir?
—À ceci: à bien vous persuader que vous êtes dans notre main et qu'il vous faudra en passer par où nous voudrons... vous devez deviner, n'est-ce pas, que si nous n'avions pas eu besoin de vous, les petits joujoux que voici vous auraient déjà fait sauter la cervelle.
Ce disant, il passait sous le nez du misérable, tout tremblant, le canon de son revolver.
—Oui, monsieur Sharp, poursuivit Fricoulet, nous avons besoin de vous: «On a souvent besoin d'un plus gredin que soi» a dit La Fontaine; nous en fournissons la preuve... d'abord, est-il bien nécessaire de vous démontrer qu'une mort certaine vous attend ici et que tous ceux dont vous vous êtes joué se disputeront le sanglant plaisir de vous envoyer rejoindre les vieilles lunes? Non, n'est-ce pas, vous devez, aussi bien que nous, connaître les sentiments professés, à votre égard, par Mickhaïl Ossipoff, Gontran de Flammermont et Jonathan Farenheit.
Fédor Sharp devint verdâtre.
—Moi seul, j'avais quelque sympathie pour vous, du jour où, enlevant Mlle Séléna, vous mettiez mon ami Gontran dans l'impossibilité de l'épouser; mais, grâce à votre lâcheté et votre inhumanité, nous avons retrouvé Mlle Séléna, en sorte que l'abîme où je voulais empêcher M. de Flammermont de rouler, s'est de nouveau creusé sous ses pas... voilà pourquoi j'ai contre vous une dent personnelle, implacable que je consens à ne point enfoncer dans votre vilaine chair... à une condition.
—Laquelle? murmura le malheureux.
—C'est qu'au cours de vos pérégrinations autour du Soleil, vous aurez indubitablement constaté l'existence de la planète Vulcain.
Sharp fit, sur son coussin, un bond formidable.
—Ah çà!... s'écria-t-il, vous êtes fou!
—Fou!... et pourquoi cela?
—Parce que nul, mieux que moi, ne peut nier l'existence de cette planète enfantée par une illusion d'optique de quelques-uns et l'imagination trop ardente de certains autres.
—Cependant, dit Fricoulet toujours souriant, M. de Flammermont que voici, non seulement croit à Vulcain, mais encore, il n'y a pas vingt-quatre heures de cela, en a observé le passage sur le disque solaire.
Sharp demeura un moment bouche bée, ne sachant si l'ingénieur parlait sérieusement ou bien s'il se moquait de lui.
Enfin, il fit entendre un petit ricanement et, s'adressant directement à Gontran:
—Je voudrais, monsieur, que vous m'expliquassiez, commença-t-il...
Fricoulet lui coupa la parole.
—Les explications, dit-il, d'une voix rude, sont inutiles, la situation est celle-ci: avez-vous, oui ou non, constaté l'existence de Vulcain? si oui, M. de Flammermont vous pardonne d'avoir enlevé sa fiancée et de l'avoir abandonnée, au risque de la faire mourir de faim; en outre, nous nous engageons à vous réconcilier avec Ossipoff et Farenheit; sinon, les joujoux que voici vont débarrasser votre vilaine âme de sa vilaine enveloppe.
—Je crois à l'existence de Vulcain, s'empressa de dire Fédor Sharp, et je suis prêt à l'attester à la face de l'Univers entier.
—En ce cas, mon cher monsieur Sharp, Gontran et moi sommes vos amis, tenez votre promesse... nous tiendrons la nôtre.
Le misérable tendit ses mains que les deux jeunes gens serrèrent en signe de réconciliation, mais non sans une grimace de dégoût.
—Maintenant partons, dit Fricoulet en se levant; les autres, là-bas, doivent être dans une inquiétude mortelle, il est temps d'aller les rejoindre.
—Un moment, déclara Gontran, laisse-moi faire un brin de toilette.
Ce disant, il alla vers le placard et poussa un soupir de satisfaction en constatant que ses effets étaient dans l'état ou il les avait laissés.
Vivement, il enfila un pantalon de nankin, endossa un veston de tissu très léger et compléta cette transformation en se coiffant d'un chapeau de paille de genre dit Panama.
—Tu as l'air d'aller pêcher à la ligne, dit Fricoulet en riant.
—Ou d'en revenir, répliqua le jeune comte, car c'est une fameuse proie que nous avons capturée là.
Vivement, l'ingénieur suivit l'exemple de son ami, puis après avoir endossé leur respirol et fait endosser le sien à Sharp, ils sortirent tous trois de l'obus, fermèrent la porte soigneusement et reprirent le chemin du campement.
Le Soleil commençait à disparaître de l'horizon, lorsqu'ils arrivèrent au pied de la colline mercurielle qui leur servait de refuge.
Là, ils retirèrent leur casque et délibérèrent sur la marche à suivre en vue d'une réconciliation entre Sharp et ses ennemis.
Fricoulet proposait de partir en ambassadeur et de négocier la chose, Gontran, au contraire, était d'avis d'y aller carrément, de voir l'effet que produirait la brusque apparition du misérable sur ceux qui avaient à se plaindre de lui et d'agir suivant les circonstances.
Ce fut ce dernier avis qui prévalut et, lentement, la petite troupe se mit à gravir la croupe boisée que surmontait, éclairée par la lueur éclatante de Vénus, la sphère de sélénium.
Séléna, en apercevant Gontran qui marchait en tête, poussa un cri de joie et courant au jeune homme, les mains tendues, lui dit avec des larmes dans la voix:
—Enfin! vous voilà donc, méchant! si vous saviez dans quelle inquiétude vous nous avez mis.
—Pardonnez-moi, ma chère Séléna, répondit M. de Flammermont, je travaillais à notre bonheur.
À l'appel de la jeune fille, Farenheit était accouru.
—By God! dit l'Américain, il était temps que vous revinssiez, je commençais à devenir fou... le vieux m'a fait démonter et remonter sa lunette plus de quatre fois... il paraît qu'il manque l'un des verres, il est dans une fureur épouvantable... du reste, écoutez-le.
Là-haut, dans l'espèce d'observatoire organisé au sommet de la sphère, on entendait des paroles furieuses entrecoupées de jurons et d'exclamations désespérées.
—Monsieur Ossipoff! appela Fricoulet, monsieur Ossipoff! descendez donc un instant... nous avons quelque chose de fort intéressant à vous communiquer.
Quand le vieillard les eut rejoints, l'ingénieur retourna en arrière, vers Sharp qu'il avait laissé tapi dans un coin d'ombre et revint en tenant le misérable par la main.
Quand il apparut dans le cercle de lumière formé par la lampe de sélénium, ce fut une stupeur qui fit reculer de quelques pas Ossipoff et l'Américain.
Puis soudain, sans dire un mot, Farenheit se précipita les bras en avant, les mains ouvertes, formidables tenailles qui allaient enserrer le cou de l'ex-secrétaire perpétuel.
Heureusement Gontran de Flammermont se dressa entre les deux hommes; en même temps, le vieillard, se suspendant aux basques de l'habit de l'Américain, le tirait en arrière.
—Un moment, sir Jonathan, dit-il d'une voix ferme, cet homme m'appartient avant vous... il a été mon ennemi bien avant d'être le vôtre, vous conviendrez donc que ma vengeance doive s'exercer avant tout autre.
—Votre créance est privilégiée, dit Fricoulet en ricanant.
L'Américain écumait.
—Comment! gronda-t-il, cet homme se sera joué de moi, il m'aura ruiné, il aura tenté de m'assassiner, et je devrais me croiser les bras, tranquillement... oh! non, la loi du Lynch n'est pas un vain mot.
Sharp se tourna vers lui.
—Pardon, sir Jonathan, dit-il avec un sang-froid merveilleux, c'est à tort que vous m'accusez de vous avoir ruiné... que vous avais-je promis? des mines de diamant... eh bien! j'ai tenu plus que je n'avais promis, puisque c'est sur un pays entier de diamant que vous êtes en ce moment.
—Si j'y suis, ce n'est pas ta faute, misérable, gronda Farenheit.
—Votre blessure! riposta Sharp. Bast! dans votre pays fait-on attention à ces détails? En Amérique vous vous donnez des coups de revolver comme des coups de chapeau et vous ne vous en voulez pas davantage pour cela.
L'Américain allait répondre, Ossipoff lui coupa la parole.
—Ce misérable m'appartient et je ne permettrai à personne de porter la main sur lui avant que je n'aie déclaré ma vengeance satisfaite.
Un sourire railleur plissa les lèvres minces de l'ex-secrétaire perpétuel:
—Votre vengeance! répéta-t-il d'un ton sardonique; avant que de chercher par quel supplice de cruauté raffinée vous pourriez vous payer sur ma peau de tous mes forfaits, laissez-moi vous demander si les questions astronomiques vous passionnent toujours comme par le passé?
Un peu interloqué par cette question, Ossipoff répondit après un moment de silence:
—Je ne saisis pas bien le motif de votre demande?
—C'est que j'aurais un marché à vous proposer.
—Un marché!... Lequel?
—Pendant les vingt jours qu'a duré le voyage que je viens de faire dans l'espace, à proximité du Soleil, je me suis livré à des études approfondies sur l'astre central de l'Univers; il m'a été donné de connaître et d'expliquer bien des phénomènes qui plongent, depuis des siècles, les astronomes terrestres dans une stupéfaction profonde... ces études, ces observations, je les ai consignées, au jour le jour, sur un carnet; laissez-moi la vie sauve, pardonnez-moi, acceptez-moi comme un collaborateur dans l'excursion que vous avez entreprise et ce carnet est à vous.
—Jamais! hurla Farenheit, jamais! n'acceptez pas, monsieur Ossipoff! c'est un marché de dupe!
Le vieillard, la tête inclinée sur la poitrine, réfléchissait; enfin, il releva son visage contracté par une profonde émotion et répondit simplement:
—Fédor Sharp, au nom de la science, j'accepte!
—Mais ces notes, répliqua l'Américain, nous les trouverions après votre mort.
—Vous ne trouverez que des chiffons de papier couverts de signes absolument incompréhensibles!
—Mon enfant, demanda Ossipoff en se tournant vers Séléna, consens-tu à oublier ce que t'a fait cet homme?
—Mon père, répondit la jeune fille, si vous pardonnez, je pardonnerai!
—Et vous, monsieur de Flammermont?
Fédor Sharp! au nom de la science j'accepte.
—Je mets, à mon pardon, une condition, déclara l'ancien diplomate, c'est que M. Sharp nous dira sincèrement ce qu'il pense de la planète Vulcain.
Il se fit un silence et chacun, sauf l'Américain auquel cette question importait peu, attacha anxieusement ses regards sur Fédor Sharp.
Comme celui-ci paraissait hésiter, un petit bruit sec se fit entendre dans l'ombre: c'était Fricoulet qui armait son revolver.
Sharp tressaillit et d'une voix légèrement tremblante:
—J'ai vu, de mes yeux vu, la planète Vulcain et j'ai constaté que, suivant les pronostics de Le Verrier, elle décrit, autour de l'astre central, un orbe de 33 jours; au surplus, c'est plutôt une masse nébuleuse qu'un monde proprement dit.
Ossipoff devint pâle tout à coup et, se penchant à l'oreille de Gontran:
—Pardonnez-moi, dit-il, et oublions nos discussions; en fait d'astronomie, je ne suis qu'un enfant auprès de vous.
CHAPITRE XII
LA BANLIEUE DU SOLEIL
ercredi 25 mars.—Seul, me voici seul maintenant, en me réveillant,
cela m'a semble tout singulier de ne pas voir la jeune fille étendue sur
son hamac.
Tout d'abord, la mémoire encore engourdie par le sommeil, je l'ai cherchée, puis soudain, je me suis rappelé ce qui s'était passé la veille; mes calculs établissant nettement l'excès de poids du projectile, excès correspondant, à un gramme près, au poids de Séléna, mes hésitations, mes scrupules, et enfin ma brusque décision.
Pouvais-je, pour une simple question d'humanité, renoncer à cette exploration céleste qui va entourer mon nom d'une auréole de gloire inimaginable? Pouvais-je sacrifier à cette jeune fille le pas gigantesque que mon voyage faisait faire à la science?
Et puis, je commençais à m'y attacher, à cette enfant, si douce, si aimable, et à côté de sa pure silhouette de victime, je me faisais trop l'effet d'un bourreau; c'était comme un remords vivant.
Oui, à tous les points de vue, j'aime mieux l'avoir abandonnée, je ne regrette rien.
Jeudi, 26 mars.—Ce matin, j'ai éprouvé la même chose qu'hier; à mon réveil, mes yeux ont tout de suite cherché Séléna... cela me fait une singulière impression...
Bast! je m'y habituerai.
Je suis maintenant à quatre millions de lieues de Mercure. Quel chemin parcouru en quarante-huit heures!
Et ma vitesse va croissant!
À l'aide du micromètre je mesure le diamètre du Soleil, et la dimension augmente pour ainsi dire à vue d'œil; le projectile vole dans l'espace avec une rapidité vertigineuse. Les calculs me donnent près de quarante kilomètres par seconde.
Vendredi, 27 mars.—Cette nuit, j'ai été réveillé par une chaleur intolérable, il me semblait que je fusse dans une fournaise ardente.
Bien qu'à peu près nu, j'avais le corps inondé d'une sueur abondante qui se transformait, sans discontinuer, en un épais nuage de vapeur.
L'intérieur du projectile paraissait en feu; tout d'abord, je crus à un incendie; je me levai précipitamment et reconnus que, par les hublots, pénétrait une lueur rouge, éclatante, qui teintait de sang les objets environnants et moi même.
Vite, à ma lunette!
Spectacle merveilleux! dans l'espace, d'un noir velouté, éteignant, dans sa clarté splendide, tous les astres du firmament, un météore brillant, étincelant, filait avec une rapidité inouïe, balayant l'immensité d'une traînée lumineuse dont j'étais moi-même enveloppé et qui dégageait cette chaleur suffocante qui m'avait éveillé.
C'est une comète, celle de Tuttle, sans doute; elle seule peut, à cette époque, traverser le ciel dans cette position; je consulte mon horaire; la comète de Tuttle a été signalée en 1871... sa période est de treize ans... nous sommes en 1884, c'est bien elle.
Je note ici, pour mémoire, son aphélie qui est de 10,483, son périhélie qui est de 1,030, l'excentricité de son orbite 0,821.
L'orbite de Tuttle coupe, dans le plan de l'écliptique, les orbes de toutes les planètes, dépasse Saturne, atteint son aphélie au bout de treize ans et revient dans notre système, après des millions et des millions de lieues parcourues.
Voilà le véhicule qu'il me faudrait pour parcourir l'immensité interplanétaire!... en place de ce misérable morceau de métal qui me porte!
Samedi, 28 mars.—La chaleur a diminué, je respire plus facilement; mesuré au micromètre, le diamètre du Soleil a grandi... je cherche la comète... en moins d'un jour, elle s'est perdue dans l'espace; grâce à ma lunette, je la retrouve là-bas, tout là-bas, à l'horizon sidéral... elle va couper l'orbite de Mercure.
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Toute la journée j'ai fait des calculs et j'ai établi que la comète de Tuttle allait presque certainement rencontrer Mercure... Que va-t-il résulter de ce choc? une comète de moins, sans doute, dans le système solaire.
Tout à coup, la pensée de Séléna me revient à l'esprit; pauvre enfant, c'est la mort implacable qui l'attend... pourvu, mon Dieu! qu'elle ne souffre pas trop!... je suis un misérable!
Dimanche, 29 mars.—J'ai passé la nuit sans pouvoir dormir; la pensée du cataclysme horrible qui se prépare m'a tenu les yeux grands ouverts pendant de longues heures...
L'angoisse où j'étais m'ôtait toutes forces; je n'avais même pas le courage d'aller jusqu'au hublot, étudier les deux astres marchant à la rencontre l'un de l'autre.
Pauvre Séléna! pourvu que ses malédictions ne me portent pas malheur!
La chaleur augmente terriblement au fur et à mesure que je m'approche du Soleil; pour arracher mon esprit à la pensée de Séléna, j'examine avec calme les éventualités qui m'attendent; ou bien je vais continuer à marcher droit sur le Soleil, et alors, arrivé à dix millions de lieues, je tomberai sur l'astre central, et brûlé, calciné, volatilisé, je disparaîtrai, matière impalpable, dans le grand Tout... ou bien, je n'atteindrai pas la zone attractive, et, sous l'impulsion de ma vitesse, je contournerai le Soleil et je continuerai ma course.
Pour me distraire, pour dompter ma pensée qui, malgré moi, s'envole vers Mercure et vers Séléna, j'entreprends de vérifier les calculs auxquels ont donné lieu les recherches sur le Soleil. En une journée, j'ai achevé ce travail et je constate l'exactitude de tous les chiffres obtenus.
La nuit vient, mais le sommeil me fuit; alors, je cherche à passer le temps, et prenant la Terre pour point de comparaison, j'établis ceci: le Soleil pesant 5,875 sextillions de kilogrammes, il faudrait, pour lui faire contrepoids 324,000 Terres; le diamètre terrestre est la cent huitième partie du diamètre solaire; l'astre central est, en volume, 1,279,000 fois plus immense que ma planète natale, il est, en outre, 324,000 fois plus lourd qu'elle... Quant à la distance, je trouve qu'un train express, parcourant 60 kilomètres à l'heure, mettrait 266 ans pour aller de la Terre au Soleil.
Ces enfantillages me mènent jusqu'au matin... je ne puis plus résister... il est préférable que je sache à quoi m'en tenir... je cours au hublot, je braque ma lunette sur l'infini, dans la direction que doit occuper Mercure si, dans son abordage formidable, la comète ne l'a pas anéantie...
Ô joie! la planète est là, parcourant, comme les jours précédents, son orbite habituelle... je respire plus librement, comme si l'on m'avait enlevé de dessus la poitrine un poids formidable; Dieu, qui vient de faire un miracle, consentira peut-être à protéger Séléna... il me semble que la mort de cette enfant me porterait un coup funeste.
Brisé par l'angoisse et par l'insomnie, je m'étends sur mon hamac et je m'endors.
Mercredi 1er avril.—Lundi, non plus qu'hier, rien à signaler; le véhicule continue sa course sur le Soleil, dont le disque énorme envahit maintenant l'horizon... La lumière est tellement éclatante que j'ai dû couvrir les hublots d'une quadruple épaisseur de crêpe noir, afin de n'être pas aveuglé.
Quelle chaleur terrible, épouvantable!... ma peau, desséchée, se soulève et s'écaille, mes poumons, épuisés par cet air de feu que je respire, fonctionnent douloureusement avec un sifflement qui m'épouvante; il me semble, quand ma poitrine se soulève, que tous mes os craquent...
Que va-t-il advenir?
Je le sens, c'est une mort certaine à laquelle je cours... encore quelques centaines de mille kilomètres et je tomberai, étouffé.
Faut-il revenir en arrière, ou tout au moins contourner l'astre central pour me lancer dans l'infini? rien n'est plus simple; j'ai là, à portée de ma main, les cordelettes qui guident le jeu de l'anneau dont l'obus est entouré; d'un seul mouvement, à peine perceptible, je puis me détourner de mon chemin!
Non, la curiosité m'entraîne, le monde merveilleux et inconnu m'attire... plus près!... encore plus près!
Jeudi, 2 avril.—C'est décidé, je marche de l'avant! ce point bien établi, et l'esprit à peu près dégagé de la pensée de Séléna, je reprends mes études sur le soleil... les taches que j'ai observées à la surface du disque, dès mon départ de Mercure, ont changé de place...
Je constate l'exactitude du rapprochement fait par un astronome français entre la pesanteur terrestre qui varie d'intensité de l'équateur aux pôles et la rotation des taches solaires dont la vitesse est proportionnelle à la latitude.
Il m'a suffi, pour arriver à cette certitude, de suivre, pendant toute cette journée, dans leur marche sur le disque du soleil, trois taches situées, l'une à l'Équateur, l'autre au 15° de latitude, et l'autre au 38° degré de latitude: la première me donne, pour l'évolution complète autour de l'astre, une période de 24 jours et demi; la seconde une période de 25 jours et deux heures; la troisième une période de 27 jours.
Il m'a été impossible, de la position que j'occupe dans l'espace, de suivre la tache au delà du 38°; mais il est à présumer que la rapidité de rotation va diminuant, progressivement de latitude en latitude jusqu'au pôle.
Je ne puis guère mieux comparer cette rotation de surface qu'à celle d'un Océan enveloppant un globe et qui tournerait plus lentement que lui, et de moins en moins vite, de l'Équateur aux pôles.
Le génie sublime, qui se nomme Galilée, avait, dès l'an 1611, déterminé cette rotation que ses prédécesseurs avaient seulement constatée; Fabricius, Kepler, Jordano Bruno, brûlé à Rome pour ses opinions astronomiques!
Nous qui nous enorgueillissons tant de notre amour pour la science, serions-nous, comme nos ancêtres, prêts à confesser notre foi sur le bûcher? j'en doute.
Et pourtant, moi!...
Oh! souffrir mille morts, revoir ma planète natale et y vivre quelques minutes seulement pour mourir en emportant la persuasion que mon nom passera à la postérité!
Grâce à mon télescope, dont j'ai eu soin d'obscurcir fortement les oculaires, je puis me livrer à des études intéressantes sur l'astre central: à cette courte distance, la photosphère m'apparaît nettement en tous ses détails, résille sombre qu'illuminent de ci de là, irrégulièrement, mais en quantité considérable, des points lumineux.
Ce sont ces points lumineux,—dont la totalité, d'après l'Américain Langley, représente à peine la cinquième partie de la surface solaire,—qui produisent la lumière et la chaleur: qu'arriverait-il si leur nombre venait à augmenter ou à décroître? la mort pour les planètes que ses rayons vivifient, la mort par la calcination ou le froid!
Constaté en même temps l'inégalité de chaleur et de lumière projetée par ses grains lumineux, lesquels, suivant leur distance au centre du disque solaire, varient comme intensité de l'unité au cinquième... de cela faut-il conclure, comme le P. Secchi, à l'existence, autour du Soleil, d'une couche atmosphérique mince et absorbante? je me réserve d'étudier cette question.
Vendredi, 3 avril.—En m'éveillant, je me sens la tête lourde comme du plomb; c'est à peine si je puis ouvrir les yeux; j'ai les paupières enflammées, la pupille de l'œil me cuit horriblement: conséquences fatales de mes études d'hier.
Vais-je donc tomber malade, au moment même où je suis près de soulever le voile qui enveloppe l'inconnu?
Si je me reposais! demain, peut-être...
Non, demain, peut-être serai-je mort... ou bien une cause quelconque peut me ramener en arrière... j'ai soif de savoir... travaillons, arrachons à la nature ces secrets qui m'attirent.
Grand Dieu! quel spectacle merveilleux... là, sous mes yeux, rapprochée de moi, grâce au télescope, à une distance de quelques milliers de kilomètres à peine, la masse solaire m'apparaît, bouleversée, tordue dans des convulsions titanesques; ici, la photosphère se crève, s'arrache, semble s'envoler dans l'espace en effilochures étincelantes... là, elle se creuse en gouffres insondables, remplis de vertigineux tourbillons, au fond desquels apparaît, tache plus sombre, le sol lumineux, en combustion, à travers des nuages de vapeurs qu'éclaire une lueur d'incendie formidable.
C'est à peine si ma stupeur me laisse la lucidité d'esprit suffisante pour faire quelques constatations scientifiques; mesuré au micromètre, l'un de ces gouffres accuse huit cent mille kilomètres de diamètre!
Et pendant des heures, je reste là, immobilisé dans ma stupéfaction, les yeux rivés sur cette lave gazeuse qui s'élève de ce trou formidable comme du fond d'un volcan, déborde sur la surface photosphérique, formant, tout autour, comme un bourrelet incandescent, et s'écoule vers son point d'origine en filets lumineux.
Nul doute, j'assiste à la formation de ces taches que, depuis des siècles, les astronomes ont prises successivement pour des nuages, des montagnes, des éruptions volcaniques, d'immenses scories.
Cette lave gazeuse s'élè de ce trou formidable.
Wilson seul a eu raison: les taches solaires sont des cavités dont le fond, quoique étincelant, paraît sombre à côté de la photosphère.
Je n'en puis plus, je suis brisé; c'est à peine si j'ai la force de gagner mon hamac, à tâtons, car mes paupières sont tellement gonflées que je ne puis ouvrir les yeux...
Lundi, 6 avril.—Hier et avant-hier, je suis resté couché, dans l'impossibilité absolue de faire un mouvement et dans un état de cécité presque absolu; un moment, j'ai craint d'être aveugle pour le restant de mes jours.
Le restant de mes jours! amère dérision!... la mort est là qui me guette; j'étouffe, mes poumons fonctionnent de plus en plus difficilement, c'est du feu que je respire, et quinze millions de lieues me séparent encore du Soleil.
La perspective de la mort prochaine me rend mon énergie et, ce matin, bien que n'y voyant presque pas, je me lève et me traîne jusqu'à ma lunette.
La perturbation solaire constatée les jours précédents s'est un peu apaisée; la curiosité me prend de compter les taches; leur nombre a augmenté dans une proportion notable; là encore, je trouve la confirmation des lois établies par nos astronomes terrestres et d'après lesquelles la surface solaire est animée d'un mouvement de flux et de reflux d'une régularité certaine: tous les onze ans, le nombre des taches, des éruptions et des tempêtes solaires arrive à son maximum puis décroît, pendant sept ans et demi, jusqu'à ce qu'ayant atteint son minimum, il remonte à son maximum auquel il arrive dans une période de trois ans et demi... l'époque à laquelle je me trouve est bien celle indiquée pour le maximum de la marée solaire; de là les phénomènes constatés avant-hier.
Dieu! que je souffre! l'objectif échauffé me brûle douloureusement, il m'est impossible de manœuvrer la lunette, dont le métal emmagasine la chaleur que dégage l'air surchauffé contenu dans le tube... il me faut renoncer à mes études ou tout au moins, j'abandonne mon télescope et me livre à quelques observations spectroscopiques sur la couronne.
Je constate la présence de ce nuage de corpuscules solides, qui forme autour du Soleil une ceinture dont l'étendue va jusqu'à la Terre, certainement; sans cesse lancés dans l'espace par les éruptions solaires et sans cesse retombant sur l'astre qui les produit, ces corpuscules, éclairés par les rayons lumineux, produisent ce que l'on appelle sur Terre la lumière zodiacale.
Est-ce également à eux, qu'il faut attribuer les perturbations observées dans la marche de Mercure? Question intéressante entre toutes, et que je me réserve de résoudre, car du même coup se trouvera résolue aussi la question de la planète intramercurielle découverte par Le Verrier.
Je me rappelle maintenant une longue dissertation dont Mickhaïl Ossipoff nous a bercés à l'Institut des Sciences, il y a de cela plusieurs années, au sujet des projections des matières solaires, s'élevant, avec une vitesse de 267 kilomètres par seconde, jusqu'à des hauteurs dépassant parfois 80,000 kilomètres, disait-il...
Ce pauvre collègue a fait une profonde erreur; ces projections ont une vitesse bien moindre; seulement la matière disséminée dans l'espace,—et un moment invisible,—reparaît, comme une vapeur qui se refroidit et devient, en quelques instants, visible sur toute sa longueur.
Mardi, 5 avril.—Quoique à demi-suffoqué par la température du wagon, je continue mes études spectroscopiques et mes calculs.
La couronne est très dense jusqu'à cinq cent mille kilomètres à l'entour du globe solaire.
De la chromosphère où se produisent les immenses tourbillons, baptisés du nom de taches, je ne puis rien apercevoir qu'un formidable océan de feu, formant la seconde enveloppe du Soleil.
Quant à la photosphère, elle ne paraît ni solide, ni liquide, ni gazeuse, mais semble composée, comme les nuages terrestres, de particules mobiles, et danse sur un océan de gaz d'un poids et d'une cohésion formidables.
Bien que souffrant épouvantablement, je parviens à analyser la composition de la masse solaire elle-même, et j'identifie au spectroscope les 450 lignes noires caractérisant le fer en combustion et à l'état gazeux, les 118 du titane, les 75 du calcium, les 57 du manganèse et les 33 du nickel.
Je reconnais en outre les traces du cobalt, du chrome, du sodium, du barium, du magnésium, du cuivre, du potassium, enfin de l'hydrogène et de l'oxygène à une très haute température.
Mon chronomètre marque quatre heures de l'après-midi... je ne puis plus continuer... les instruments s'échappent de mes mains, ma tête résonne d'un bourdonnement infernal...—tout danse autour de moi... je perds la notion du réel...—ma vue s'obscurcit... ma poitrine ne se soulève plus... il me semble que mon cœur cesse de battre... Est-ce la mort?
Jeudi, 9 avril.—Je mets cette date au hasard, ne sachant au juste combien de temps je suis resté dans l'état comateux duquel je viens de sortir.
J'ai été éveillé tout à l'heure par un sentiment de fraîcheur relative; il m'a semblé que c'était une résurrection; j'étais étendu sur le plancher; au milieu de mes instruments.
Quoique faible, je me suis traîné jusqu'au thermomètre: il marque 65 degrés...; le jour où m'est arrivé l'accident dont je parle à la page précédente, il marquait près de 80 degrés.
J'éprouve un sentiment de bien-être incroyable, mais purement physique; ma tête est encore lourde, il est vrai; mais le sang paraît circuler librement et je respire avec facilité.
Le meuble est à ma portée, j'étends la main, je prends sur une tablette un carafon d'eau-de-vie et je le vide à moitié.
Réconforté, je me dresse sur mes pieds et, me cramponnant des mains aux parois, je marche à ma lunette!
Malédiction! le micromètre m'accuse dans le diamètre du disque solaire une diminution sensible.
Au lieu d'avancer, je recule... ou plutôt, je tombe!
Que s'est-il passé? par suite de quel phénomène ai-je été arraché à la puissance attractive de la lumière pour rouler dans l'espace?
Question peu intéressante, d'ailleurs; le pourquoi importe peu, je constate le fait, cela suffit.
Toute la journée je demeure immobile, les yeux rivés à la lunette; l'astre du jour s'éloigne dans l'infini, son diamètre décroît, en même temps, le thermomètre baisse... baisse...
Si près de toucher au but... et puis, plus rien! c'est épouvantable! j'ai peur de devenir fou de rage!
Cette constatation de mon impuissance me retombe sur le crâne comme une masse de plomb.
Je me couche et je m'endors.
Dimanche, 12 avril.—Voici deux jours que je n'ai pas eu le courage de tracer une ligne.
Idiotisé, je suis demeuré étendu sur mon hamac, insouciant du sort qui m'attend, ne pensant qu'à une chose: à ce réveil qui me désespère.
Oh! approcher de la fournaise, y tomber même et être dévoré par les océans de feu!... mais auparavant, voir, contempler, avoir, ne fût-ce que pendant quelques secondes, conscience des secrets de cette merveille!
Mais non, le rêve est terminé... l'infini m'a tenté et l'infini m'absorbe... pour l'éternité, je vais rouler ainsi, masse inerte et sans cause, à travers les espaces étoilés.
Puisse Dieu avoir pitié de moi et me faire mourir vite!...
Mardi, 14 avril.—C'est la fin... la chute se précipite... et de nouveau, la vision de Séléna me hante.
De nouveau, la vision de Séléna me hante!
Va-t-elle donc se dresser devant moi jusqu'à ce que mes paupières soient closes par le doigt de la mort.
Séléna... Séléna... pardon!
Ici se terminait le carnet de notes prises par Sharp au cours de son voyage et que, suivant sa promesse, il avait remis à Mickhaïl Ossipoff.
Quand celui-ci, tout rêveur et l'esprit obsédé par les révélations scientifiques qu'il venait de parcourir, eut refermé le carnet, la jeune fille se leva et marchant droit, la main tendue, vers l'ancien ennemi de son père:
—Monsieur Sharp, dit-elle avec un sourire adorable, alors que vous croyiez mourir, votre dernière pensée a été pour regretter le mal que vous m'aviez fait... j'ai donc tout lieu de croire que ce regret est sincère... voici ma main, je vous pardonne.
Et, enveloppant d'un regard enchanteur Gontran qui, les sourcils froncés, l'écoutait parler:
—Je compte que tous ceux qui ont pour moi quelque sympathie, quelque affection, feront comme moi.
L'ex-secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences de Pétersbourg fit une grimace qui ressemblait à un sourire et, après avoir balbutié, en guise de remerciements, quelques paroles inintelligibles, il retomba dans une rêverie sombre.
Farenheit avait écouté, immobile et silencieux, la lecture faite à haute voix par Ossipoff.
Il semblait que le récit des transes épouvantables par lesquelles avait passé son ennemi, n'eût en rien affaibli la haine qu'il lui avait vouée.
Les yeux fixés à terre, étirant avec rage sa grande barbe, mordillant nerveusement ses lèvres, indice, chez lui, d'une irritation à grand peine contenue, il demeura dans cette posture durant de longs moments, indifférent aussi bien à la causerie amicale de Gontran et de Séléna qu'aux moqueries railleuses de Fricoulet.
Soudain, comme prenant une détermination subite, il se redressa, s'approcha de M. de Flammermont et lui touchant l'épaule du bout de son doigt osseux:
—Cher monsieur, dit-il, je désirerais vous parler.
—Je vous écoute, sir Jonathan.
L'Américain secoua la tête.
—C'est en particulier que doit avoir lieu notre entretien.
Gontran se leva, passa son bras sous celui de l'Américain, et descendant avec lui la colline, s'arrêta sous les premiers arbres de la forêt mercurienne.
—Voyons, dit-il, de quoi s'agit-il?
—Je voudrais vous demander un grand service!
—Je suis tout à votre disposition et, si cela est en mon pouvoir, considérez le service demandé comme déjà rendu.
Ces paroles valurent au jeune homme une de ces poignées de main dont les habitants du Nouveau-Monde sont coutumiers, et qui manqua de lui désarticuler l'épaule.
—Voici ce dont il s'agit, dit Farenheit; par suite de la priorité que M. Ossipoff prétend avoir sur moi, je suis obligé de renoncer à ma vengeance sur ce misérable Sharp... d'un autre côté, la vie en commun avec ce gredin qui m'a ruiné et qui a tenté de m'assassiner est impossible...
—Cependant, mon pauvre sir Jonathan, que voulez-vous faire?
—Ce que je veux faire, grommela le Yankee... je veux m'en aller.
Gontran ouvrit des yeux démesurés.
—Serait-il devenu fou? songea-t-il.
Mais, comme s'il eût deviné la pensée du jeune homme, Farenheit répliqua:
—Vous vous demandez si j'ai bien toute ma raison; rassurez-vous, jamais de ma vie je n'ai eu si pleinement la tête à moi; donc, je vous le répète... je veux m'en aller... je veux regagner la Terre, et le service que j'avais à vous demander était de m'aider à accomplir ce projet.
Pour le coup, le jeune comte poussa une bruyante exclamation, tout en agitant, dans un geste désordonné, ses bras en l'air.
—Moi! dit-il enfin, lorsque sa suffocation première fut passée, vous avez compté sur moi pour...
Il s'arrêta, étranglé par une irrésistible envie de rire.
—Mais ce que vous me demandez là est impossible! reprit-il au bout de quelques instants.
—Impossible! et pourquoi?
M. de Flammermont allait répondre la vérité: à savoir qu'il était le dernier homme auquel on pût demander un service semblable.
Mais, heureusement, il réfléchit à l'imprudence d'un semblable aveu et, transformant soudainement sa physionomie:
—Parce que, répliqua-t-il, nous sommes à une distance telle de la Terre, que, pour le moment du moins, il est inutile de songer à nous rapatrier...
—Ah! bah! fit railleusement une voix derrière eux.
Du même mouvement, les deux hommes se retournèrent et aperçurent Fricoulet. Celui-ci s'avança vers eux:
—Je commence, dit-il, par vous adresser mille excuses d'avoir entendu une partie de votre conversation; mais vous éleviez si fort la voix, qu'elle est venue jusqu'à mon oreille... heureusement pour vous, sir Jonathan.
Tandis que M. de Flammermont avait un haut-le-corps de surprise, en entendant son ami parler de la sorte, l'Américain se précipita vers l'ingénieur, et, lui serrant les mains à les briser:
—Alors, vous croyez... balbutia-t-il.
—Je crois que Gontran n'a point suffisamment étudié la question, ce en quoi il a suivi, d'ailleurs, l'exemple de M. Ossipoff et du citoyen Sharp.
—Que veux-tu dire?
—Qu'aucun de vous trois, en calculant la route que va suivre la comète, n'avez tenu compte des perturbations planétaires.
—Eh! riposta le jeune comte avec un mouvement d'épaules fort accentué, que nous importent les perturbations?...
—Énormément; et si tu veux m'écouter quelques instants, tu te rangeras à mon avis; la comète qui nous emporte étant beaucoup plus légère que les différents mondes dont elle va couper l'orbite, se trouvera forcément influencée par eux; si bien que la courbe suivie par elle ne sera plus régulière, mais formera une succession de sinuosités infléchies vers les planètes à proximité desquelles elle passera... Or, si mes calculs sont justes, une de ces sinuosités les plus accentuées sera celle que provoquera l'attraction terrestre.
M. de Flammermont hochait la tête.
—À quelle distance comptes-tu donc que nous passerons de notre monde natal?
—Peuh! à deux millions de lieues à peine... c'est-à-dire que la queue de notre comète enveloppera la Terre tout entière.
—Mais, n'en peut-il résulter rien de fâcheux pour nos compatriotes? demanda Farenheit un peu inquiet.
—Ce sont là des choses qu'on ne peut savoir... si, par hasard, c'est le carbone qui se trouve dominer dans l'appendice caudal du monde que nous chevauchons, il pourra résulter un empoisonnement partiel ou même une asphyxie générale de la race humaine.
Le Yankee poussa une exclamation épouvantée.
—Ce serait plus grave encore, poursuivit Fricoulet, si c'était le noyau lui-même qui heurtât la Terre; un continent défoncé!... un royaume écrasé... Paris ou New-York pulvérisés... voilà quelles seraient certainement les moindres conséquences d'une semblable rencontre.
Sir Jonathan s'était redressé, tout pâle.
—By God! gronda-t-il d'une voix étranglée, les États-Unis détruits! mais ce serait la fin du monde!
Les deux jeunes gens ne purent s'empêcher de sourire de ce formidable orgueil national.
—La fin du Nouveau-Monde, tout au moins, ajouta Gontran.
—Rassurez-vous, sir Jonathan, poursuivit Fricoulet; chose semblable n'arrivera pas... du moins, cette fois. D'ailleurs, le grand Arago a calculé qu'il y avait 280 millions de chances contre une, pour qu'une comète ne heurtât pas la Terre, dans son vol à travers l'espace... déjà, à deux reprises différentes, notre planète natale a traversé la queue de la comète de Biéla sans en recevoir aucun autre dommage qu'une pluie d'aérolithes et d'étoiles filantes.
L'Américain respira bruyamment, le cœur délivré d'une lourde angoisse.
—Alors, dit M. de Flammermont, tu penses qu'il ne serait pas déraisonnable de songer à rejoindre la Terre?
—Mon cher ami, répondit gravement l'ingénieur, lorsque des gens ont été assez fous pour entreprendre la vertigineuse folie que nous avons entreprise, plus ils déraisonnent et plus, à mon avis, ils sont près de la vérité.
—Cependant, deux millions de lieues?...
—Nous en avons bien fait trente millions...
—C'est vrai, mais les conditions n'étaient pas les mêmes.
—Qu'importent les conditions à des hommes comme nous.
—Serais-tu donc prêt à tenter l'aventure?
—Absolument, je commence à avoir la nostalgie du boulevard Montparnasse... et puis, à te dire vrai, la conversation du vieil Ossipoff n'a rien de distrayant... Fédor Sharp me répugne; quant à Mlle Séléna, elle est bien charmante, cela, je suis obligé de le reconnaître... malheureusement, elle est ta fiancée et cette situation de bourreau futur...
—Alcide! grommela Gontran en fronçant les sourcils...
—Que veux-tu, mon cher, c'est plus fort que moi; je déteste cette institution qu'on nomme le mariage et j'ai la femme en suprême horreur; donc, je le répète, Mlle Séléna qui, en toute autre circonstance, me serait peut-être sympathique, me porte épouvantablement sur les nerfs, du moment que tu dois l'épouser un jour ou l'autre... Ma conclusion est que je suis tout disposé à accompagner sir Jonathan et à tenter de rejoindre mon gîte.
—Mais je suis perdu! s'exclama involontairement M. de Flammermont, tu sais bien que, sans toi...
Par prudence, il n'acheva pas sa phrase.
—En ce cas, viens avec nous, répliqua l'ingénieur.
—Abandonner Séléna!... Y songes-tu?
—Décide le vieil Ossipoff à nous accompagner.
—Tu le connais, et tu sais bien qu'il n'y consentira jamais avant d'avoir accompli le voyage circulaire qu'il s'est proposé.
—En ce cas, lâche le père et enlève la fille.
Gontran eut un haut-le-corps magnifique.
—Je suis un honnête homme, répondit-il avec dignité.
Fricoulet eut un geste d'impatience.
—Eh! grommela-t-il, tu ne peux pourtant pas nous contraindre à un exil éternel... Il te plaît de courir le monde céleste, à ton aise; mais ne nous empêche pas de profiter de cette occasion qui ne se représentera peut-être jamais plus, de revoir la mère-patrie...
Une perplexité terrible était peinte sur le visage de M. de Flammermont.
—Songe, poursuivit l'ingénieur, qu'il n'y a pas de raison pour que cette course au clocher prenne jamais fin... Quand il aura visité les mondes connus, Ossipoff voudra passer aux mondes inconnus... Tout cela prendra du temps, et, lorsqu'enfin il te sera loisible, en ce qui concerne Séléna, de passer du futur au présent, vous serez tous deux tellement vieux, tellement fatigués, que vous n'aspirerez plus qu'à une chose: l'éternel sommeil.
Et, se croisant les bras comiquement:
—Entre nous, ton rôle de perpétuel fiancé commence à devenir ridicule, et il serait grand temps que M. le Maire arrangeât cette situation-là.
—Tu as raison, répondit Gontran, la mine toute déconfite, parfaitement raison... mais comment faire?
—Prendre toutes nos dispositions en vue du départ... et, au dernier moment, nous agirons.
—De quelle façon?
—Cela, on ne peut encore le savoir... tout dépendra des circonstances;... pour l'instant, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais du moyen à employer pour nous en aller d'ici.
—Et ce moyen, est-ce que tu l'as?
—Presque.
Le jeune comte et Farenheit s'approchèrent curieusement de l'ingénieur.
—Quel est-il? demandèrent-ils simultanément.
—Un ballon.
Un double cri de surprise répondit à ces deux mots.
—Vous n'y pensez pas, dit aussitôt l'Américain; partir d'ici en ballon!... Franchir, en ballon, deux millions de lieues à travers l'espace, c'est insensé!
L'ingénieur les considérait tous les deux avec calme.
—Pourquoi, insensé! répliqua-t-il; comme je vous l'ai dit tout à l'heure, la queue de la comète qui nous porte va, à un moment donné, s'étendre jusqu'à la Terre... une fois dans l'atmosphère terrestre, il nous suffira d'ouvrir la soupape pour mettre le pied sur notre planète natale.
Gontran, bouche bée et les yeux écarquillés, écoutait parler son ami, croyant à une mystification.
—Mais, dit-il après un instant de réflexion, en admettant que la route dont tu nous parles à travers l'espace nous soit ouverte... c'est le ballon qui nous manque.
—Et notre sphère de sélénium, la comptes-tu pour rien?
Cette fois, l'ahurissement de M. de Flammermont fut complet.
—Quoi! s'écria Farenheit, vous pensez à utiliser cette machine de métal?
—Pourquoi pas? Le poids de la sphère, comparativement à son volume, est pour ainsi dire nul, et une fois pleine de gaz, elle sera de force à transporter jusqu'à Paris ou à New-York, tous les voyageurs qui se confieront à elle.
—Du gaz, du gaz... répéta sir Jonathan en hochant la tête, je voudrais bien savoir où vous avez la prétention d'en trouver?
—Je n'ai point cette prétention, mais tout simplement l'intention de le fabriquer.
Tout en parlant, il avait tiré de sa poche son inévitable carnet et, sur l'une des pages, il crayonnait rapidement.
—Voilà, dit-il enfin, le calcul que j'établis en tenant compte de l'intensité de la pesanteur à la surface du monde où nous nous trouvons:
| Poids de la sphère de sélénium: | 400 | kilogrammes |
| Poids de 6 voyageurs: | 300 | — |
| Appareillage, corderie, nacelle, etc.: | 250 | — |
| Bagages, vivres, instruments, etc.: | 250 | — |
| Total: | 1,200 | kilogrammes |
Notre sphère, poursuivit l'ingénieur, mesure exactement 10 m 50 de diamètre ou 630 mètres cubes de capacité. En la remplissant d'hydrogène pur, qui, par suite de la grande densité de l'atmosphère qui nous entoure, a une force ascensionnelle de 2 kilogrammes et demi, nous disposerons d'une force suffisante pour nous enlever tous avec une rupture d'équilibre plus que suffisante pour nous permettre d'atteindre notre but.
—Quelle sera cette différence d'équilibre? demanda Gontran.
—Celle de la sphère remplie d'hydrogène pur, toute arrivée, et prête à partir avec le poids de l'air déplacé. Elle ne sera pas moins de 300 kilogrammes.
—Allons, tu as réponse à tout, dit M. de Flammermont, il n'y a plus qu'à se mettre à l'ouvrage.
—Et cela le plus tôt possible, car bien que nous ayons trois mois devant nous, nous n'avons, cependant, pas un moment à perdre.
—Trois mois! s'écria Farenheit d'un ton désappointé, il me va falloir supporter, pendant trois mois encore, la triste et répugnante mine de ce Sharp du diable!
—Que voulez-vous, sir Jonathan, il faut vous armer de patience.
—Si vous saviez comme les doigts me démangent d'être à portée de ce misérable et de ne pas les nouer autour de sa gorge!... Sérieusement, vous pensez qu'il n'y aurait pas moyen de sortir d'ici avant l'époque que vous venez de dire?
—J'ai parlé de trois mois, et c'est assurément le minimum du temps que mettra la comète pour atteindre l'orbite terrestre... heureusement pour nous, d'ailleurs, car nous ne serions pas prêts.
—Pas prêts! s'exclama Gontran... mais, en trois mois on fait bien des choses.
—Nous n'avons pas trois mois, reprit Fricoulet, car il faut en déduire tout le temps pendant lequel nous allons être obligés de nous enfouir dans le sol, pour fuir l'incendie solaire,... avant quelques jours, il nous sera impossible de rester où nous sommes... et nous devrons demeurer terrés jusqu'à ce que la comète, ayant passé à son périhélie, ait repris le chemin de l'aphélie. Alors, seulement, nous commencerons nos travaux... est-ce convenu ainsi?
—C'est convenu!
Et en signe d'alliance, les trois hommes se serrèrent la main.
—Surtout, pas un mot de tout ceci à qui que ce soit... même à Mlle Séléna!
Gontran rougit légèrement:
—Je serai muet comme une carpe!
Quand ils remontèrent au campement, la fille d'Ossipoff avait déjà rejoint sa couchette.
En haut, sur la plate-forme de l'observatoire, on entendait le vieux savant qui discutait à haute voix avec Fédor Sharp:
—Soit, mon cher collègue, disait ce dernier d'une voix âpre, je me rends à vos raisons; j'admets que les protubérances solaires sont produites par des masses gazeuses incandescentes; mais quelle force les projette ainsi sur les régions supérieures?... sur ce point, je crois que vous serez d'accord avec moi en attribuant ces phénomènes à la légèreté spécifique!
—Point du tout, point du tout, répliqua Ossipoff, ces phénomènes ne sont autre chose que de véritables éruptions dues à une force propulsive qui prend naissance dans le Soleil lui-même! Comment expliquer autrement les protubérances?... si ces dernières étaient dues seulement à la légèreté des gaz, ceux-ci s'élèveraient en ligne droite, purement et simplement... ce que je dis là vous semble-t-il logique?
Sharp poussa une sorte de grognement qui pouvait, à la grande rigueur, passer pour un acquiescement.
—Quant à l'origine des masses d'hydrogène ainsi projetées, reprit Ossipoff, je ne puis admettre qu'elles proviennent du Soleil lui-même, comme vous l'affirmiez tout à l'heure.
—Et la raison, s'il vous plaît?
—Les raisons, voulez-vous dire, elles sont au nombre de deux: la première, c'est que le volume du Soleil s'en irait diminuant, puisque le nombre des éruptions atteint, par jour, une moyenne de deux cents, la seconde, c'est que l'atmosphère ambiante s'accroîtrait indéfiniment par suite de l'adjonction de ce gaz qui y arrive de toutes parts.
—Alors, quelle est votre opinion, mon cher collègue?
—C'est que, par suite d'un phénomène que nous ne pouvons nous expliquer encore, les masses gazeuses projetées par le Soleil retombent à sa surface pour être projetées de nouveau et retomber encore.
—Et ainsi jusqu'à la consommation des siècles, repartit Fédor Sharp d'une voix railleuse.
—Ni plus ni moins que le jet d'eau du bassin des Tuileries, chuchota Gontran à l'oreille de Fricoulet.
Celui-ci le fit taire d'un coup de coude afin d'entendre la réponse de l'ex-secrétaire perpétuel:
—Vous comprenez bien, mon cher collègue, disait-il, que votre argument tiré de la diminution de la masse solaire ne peut se soutenir un seul instant, l'hydrogène contenu dans l'intérieur du Soleil est soumis à une pression si formidable et, d'autre part, il y occupe un espace si considérable, que d'ici que les éruptions par lesquelles il reconquiert sa liberté aient dégonflé l'astre central, il s'écoulera des millions et des millions de siècles.
—Alors, qu'arrivera-t-il?
—Il arrivera, sans doute, que le Soleil s'éteindra, comme, sans doute, avant lui, se sont éteints bien d'autres soleils, la nature n'est pas immuable, mon cher collègue, c'est l'éternelle transformation qui fait l'éternelle vie.
Ossipoff demeura un moment silencieux.
Le ballon venait de s'abattre à
Longchamps, le jour du Grand Prix.
Puis les deux jeunes gens entendirent un petit clappement de langue impatienté suivi de ces mots prononcés d'un ton sec:
—Il se fait tard, si nous allions prendre quelque repos?
—À votre aise, mon cher collègue, répondit doucereusement Fédor Sharp.
Les deux jeunes gens n'eurent que le temps de se jeter sur leur hamac; déjà les pas des savants résonnaient dans l'escalier.
—Dis donc, fit l'ingénieur en se penchant vers M. de Flammermont, il me semble que ton futur beau-père vient de se faire coller.
—Il n'en sera que plus grincheux demain; gare à moi.
—Je crois que tu feras bien de repasser tes Continents célestes, riposta Fricoulet.
—Nous verrons cela quand il fera jour... pour le moment, je tombe de sommeil, bonsoir.
Et M. de Flammermont ne tarda pas à s'endormir, pour rêver que le ballon de sélénium, qui l'avait emporté à travers l'espace, venait s'abattre sur l'hippodrome de Longchamp, le jour du Grand Prix.