Barnabé Rudge, Tome II
The Project Gutenberg eBook of Barnabé Rudge, Tome II
Title: Barnabé Rudge, Tome II
Author: Charles Dickens
Translator: M. Bonnomet
Release date: February 27, 2006 [eBook #17880]
Language: French
Credits: Produced by Ebooks Libres et Gratuits; this text is also available in multiple formats at www.ebooksgratuits.com
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Charles Dickens
BARNABÉ RUDGE
Tome II
(1841)
Traduction Mr Bonnomet
Table des matières
CHAPITRE PREMIER. CHAPITRE II. CHAPITRE III. CHAPITRE IV. CHAPITRE V. CHAPITRE VI. CHAPITRE VII. CHAPITRE VIII. CHAPITRE IX. CHAPITRE X. CHAPITRE XI CHAPITRE XII. CHAPITRE XIII. CHAPITRE XIV. CHAPITRE XV. CHAPITRE XVI. CHAPITRE XVII. CHAPITRE XVIII. CHAPITRE XIX. CHAPITRE XX. CHAPITRE XXI. CHAPITRE XXII. CHAPITRE XXIII. CHAPITRE XXIV. CHAPITRE XXV. CHAPITRE XXVI. CHAPITRE XXVII. CHAPITRE XXVIII. CHAPITRE XXIX. CHAPITRE XXX. CHAPITRE XXXI. CHAPITRE XXXII. CHAPITRE XXXIII. CHAPITRE XXXIV. CHAPITRE XXXV. CHAPITRE XXXVI. CHAPITRE XXXVII. CHAPITRE XXXVIII. CHAPITRE XXXIX. CHAPITRE XL.
CHAPITRE PREMIER.
Le lendemain matin, le serrurier resta en proie aux mêmes incertitudes, et le surlendemain, et plusieurs jours de suite encore. Souvent, après la chute du jour, il entrait dans la rue et tournait ses regards vers la maison qu'il connaissait si bien; et il était sûr d'y voir la lumière solitaire briller encore à travers les fentes du volet de la fenêtre, quand tout paraissait au dedans muet, immobile, triste comme un tombeau. Comme il ne voulait pas risquer de perdre la faveur de M. Haredale en désobéissant à ses injonctions précises, il ne s'aventurait jamais à frapper à la porte ou à trahir sa présence; mais, chaque fois que l'attrait d'un vif intérêt et d'une curiosité non satisfaite le poussait à venir voir de ce côté, et Dieu sait s'il y venait souvent, la lumière était toujours là.
Quand il aurait su ce qui se passait au dedans, il n'en aurait guère été plus avancé; ce n'est pas là ce qui lui aurait donné la clef de ces veilles mystérieuses. À la brune, M. Haredale se renfermait chez lui, et au point du jour il sortait. Il ne manquait jamais une seule nuit le même manège. Il entrait et sortait toujours tout seul, sans varier le moins du monde ses habitudes.
Voici comment il occupait sa veillée. Le soir, il entrait au logis, absolument comme le jour où le serrurier l'avait accompagné. Il allumait une bougie, parcourait l'appartement, l'examinant avec soin et en détail. Cela fait, il retournait dans la chambre du rez-de-chaussée, posait son épée et ses pistolets sur la table, et s'asseyait devant jusqu'au lendemain matin.
Il avait presque toujours avec lui un livre que souvent il essayait de lire, mais sans pouvoir jamais y fixer les yeux ou sa pensée cinq minutes de suite. Le plus léger bruit au dehors frappait son oreille: il semblait qu'il ne pouvait pas résonner un pas sur le trottoir qui ne lui fit bondir le coeur.
Il ne passait pas ces longues heures de solitude sans rien prendre. Il portait généralement dans sa poche un sandwich au jambon, avec un petit flacon de vin, dont il se versait quelques gouttes dans une grande quantité d'eau, et il buvait ce sobre breuvage avec une ardeur fiévreuse, comme s'il avait la gorge desséchée; mais il était rare qu'il prit une miette de pain pour déjeuner.
S'il était vrai, comme le serrurier, après mûre réflexion, paraissait disposé à le croire, que ce sacrifice volontaire de sommeil et de bien-être dût être attribué à l'attente superstitieuse de l'accomplissement d'une vision ou d'un rêve en rapport avec l'événement qui l'avait occupé tout entier depuis tant d'années; s'il était vrai qu'il attendit la visite de quelque revenant qui courait les champs à l'heure où les gens sont tranquillement endormis dans leur lit, il ne montrait toujours aucune trace de crainte ou d'hésitation. Ses traits sombres exprimaient une résolution inflexible; ses sourcils froncés, ses lèvres serrées, annonçaient une décision ferme et profonde; et, quand il tressaillait au moindre bruit, l'oreille aux aguets, ce n'était point du tout le tressaillement de la peur, c'était plutôt celui de l'espérance: car aussitôt il saisissait son épée, comme si l'heure était enfin venue; puis il la serrait à poing fermé, et écoutait avidement, l'oeil étincelant et l'air impatient, jusqu'à ce qu'il n'entendît plus rien.
Ces désappointements étaient fréquents, car ils se renouvelaient à chaque son extérieur; mais sa constance n'en était point ébranlée. Toujours, toutes les nuits, il était là à son poste, comme une sentinelle lugubre et sans sommeil. La nuit se passait, le jour venait: il veillait toujours.
Et cela bien des semaines. Il avait pris un logement garni au Vauxhall pour y passer la journée et goûter quelque repos; c'est de là qu'à la faveur de la marée il venait, ordinairement par eau, de Westminster à London-Bridge, pour éviter les rues populeuses.
Un soir, peu de temps avant le crépuscule, il suivait sa route accoutumée le long de la rivière, dans l'intention de passer par la salle de Westminster-Hall, puis par la cour du palais, pour aller prendre, comme d'habitude, le bateau de London-Bridge. Il y avait pas mal de gens rassemblés autour des Chambres, pour voir entrer et sortir les membres du Parlement, qu'ils accompagnaient de leurs acclamations bruyantes, d'approbations ou de sifflets, selon leurs opinions connues. En traversant la foule il entendit deux ou trois fois pousser le cri de: «Pas de papisme!» qui n'était pas nouveau pour ses oreilles; mais il n'y fit seulement pas attention, en voyant qu'il partait d'un attroupement de fainéants de bas étage; et, sans en prendre aucun souci, il continua son chemin avec la plus parfaite indifférence.
Il y avait dans la salle de Westminster de petits groupes épars au milieu desquels les uns, en petit nombre, levaient les yeux vers la voûte majestueuse de l'édifice, éclairée par les derniers feux du soleil couchant, dont les rayons obliques coloraient ses vitraux, avant de s'éteindre tout à fait dans l'ombre. D'autres, des passants bruyants, des ouvriers qui retournaient chez eux en sortant de leurs ateliers, pressaient le pas, éveillant de leurs voix animées les échos sonores, et bouchant le jour de la petite porte lointaine, quand ils défilaient devant pour continuer leur route. D'autres, en conversation réglée sur des sujets politiques ou personnels, se promenaient lentement de long en large, les yeux fixés sur le sol, et semblaient être tout oreilles depuis les pieds jusqu'à la tête, pour écouter ce qui se disait. Ici une demi-douzaine de gamins se chamaillaient ensemble, de manière à faire de Westminster une vraie tour de Babel; là un homme isolé, demi-clerc et demi-mendiant, se promenait à pas comptés, épuisé par la faim qui perçait dans le désespoir de ses traits; coudoyé, en passant, par un petit garçon chargé de quelque commission, dandinant son panier, et fendant, de ses cris perçants, la charpente même du plafond; pendant qu'un écolier, plus discret et surtout plus prudent, s'arrêtait à mi-chemin pour remettre sa balle dans sa poche, à la vue du bedeau qui arrivait de loin en grondant. C'était l'heure de la soirée où, rien que le temps de fermer les yeux, on trouve en les rouvrant que l'obscurité a fait des progrès. La dalle, usée par les pas qui la réduisaient en poussière, faisait un appel aux murs élevés de l'enceinte pour répéter le bruit retentissant des pieds toujours en mouvement, à moins qu'il ne fût dominé tout à coup par la chute de quelque lourde porte retombant contre le bâtiment, comme un coup de tonnerre, qui noyait tous les autres bruits dans son fracas éclatant.
M. Haredale, donnant à peine un coup d'oeil à ces groupes en passant, et un coup d'oeil distrait, avait déjà presque traversé la salle, lorsque son attention fut attirée par deux personnes debout devant lui. L'une d'elles, un gentleman d'une mise élégante, portait à la main une badine qu'il faisait tourner, en se promenant, de la façon la plus fashionable; l'autre l'écoutait d'un air de chien couchant, avec des manières obséquieuses et rampantes: c'était à peine s'il se permettait de glisser un mot dans leur colloque. La tête rentrée dans les épaules jusqu'aux oreilles, il se frottait les mains avec une basse complaisance, ou répondait de temps en temps par une simple inclination de tête, qui tenait un juste milieu entre un signe d'approbation et une plate révérence.
Après tout, ces deux hommes n'offraient rien de bien remarquable: car ce n'est déjà pas si rare de voir des gens faire une cour servile à un bel habit accompagné d'une canne, sans vouloir parler ici des cannes à pommes d'or ou d'argent de nos seigneurs les lords, ni des baguettes officielles de nos magistrats. Et pourtant, dans ce monsieur bien mis, et aussi dans l'autre, il y avait quelque chose qui fit éprouver à M. Haredale une sensation désagréable. Il hésita, s'arrêta, et se disposait à se jeter de côté pour éviter leur rencontre, lorsque, au même moment, les deux autres, s'étant retournés vivement, se trouvèrent face à face avec lui avant qu'il eût pu leur échapper.
Le gentleman à la canne leva son chapeau et commençait à s'excuser de ce choc imprévu; M. Haredale se hâtait d'accepter l'explication et de s'évader, quand le premier s'arrêta tout court et s'écria: «Tiens! c'est Haredale! Parbleu! voilà qui est étrange!
— C'est vrai, répondit-il avec impatience. Oui, je…
— Mon cher ami, cria l'autre en le retenant, comme vous êtes pressé! Une minute, Haredale, au nom de notre ancienne connaissance.
— Je suis pressé, en effet. Nous ne désirions cette rencontre ni l'un ni l'autre. Nous n'avons rien de mieux à faire que de l'abréger. Bonsoir.
— Fi! fi! répliqua sir John, car c'était lui, vous êtes aussi trop maussade. Justement nous parlions de vous. J'avais encore votre nom sur les lèvres; peut-être même me l'avez-vous entendu prononcer… Non? J'en suis fâché, j'en suis vraiment fâché. Vous reconnaissez notre ami ici présent, Haredale? convenez que c'est une singulière rencontre.»
L'ami en question, évidemment mal à son aise, avait pris la liberté de serrer le bras de sir John et de lui faire entendre, par toute sorte d'autres signes, qu'il désirait éviter cette présentation. Mais comme cela n'entrait pas dans les vues de sir John, il n'eut pas l'air de s'apercevoir de ces supplications muettes, et le montra de la main, en même temps qu'il disait «notre ami,» pour appeler plus particulièrement sur lui l'attention.
Notre ami n'eut donc plus d'autre ressource que d'étaler sur son visage le plus brillant sourire dont il pouvait disposer, et de faire une révérence propitiatoire au moment où M. Haredale tourna sur lui ses yeux. Se voyant reconnu, il avança la main d'un air de gaucherie et d'embarras, qui ne fit qu'augmenter lorsque Haredale la rejeta d'un air de mépris, en disant froidement:
«M. Gashford! Alors on ne m'avait pas trompé. Il paraît, monsieur, que vous avez décidément jeté le masque, et que vous poursuivez à présent avec l'ardeur amère d'un renégat ceux dont les opinions étaient autrefois les vôtres. Grand honneur pour la cause que vous embrassez, monsieur! Je fais mon compliment à celle que vous venez d'épouser, d'avoir fait, une pareille acquisition.»
Le secrétaire se frottait les mains avec force révérences, comme pour désarmer son adversaire en s'humiliant devant lui. Sir John Chester s'écriait de l'air le plus réjoui: «Vraiment, il faut convenir que c'est une singulière rencontre!» Et là-dessus il prenait dans sa tabatière une prise de tabac avec son calme ordinaire.
«M. Haredale, dit M. Gashford, levant les yeux en cachette et les baissant tout de suite après, quand ils eurent rencontré le regard fixe et ferme du premier, M. Haredale est trop consciencieux, trop honorable, trop sincère, assurément, pour attribuer à d'indignes motifs un changement d'opinions plein de loyauté, même quand ces opinions nouvelles ne seraient pas d'accord avec celles qu'il professe lui-même; M. Haredale est trop juste, trop généreux, d'une intelligence trop éclairée, pour…
— Ah! vraiment, monsieur? reprit l'autre avec un sourire sarcastique en le voyant s'arrêter embarrassé. Vous disiez donc…?
Gashford haussa légèrement les épaules et, baissant encore les yeux sur les dalles, garda le silence.
«Non; mais, réellement, dit John venant alors à son aide, convenons que c'est une rencontre tout à fait singulière. Haredale, mon cher ami, pardon; je ne crois pas que vous soyez frappé, comme il faut l'être, de ce qu'elle a de remarquable. Voyez un peu: nous voici là, sans rendez-vous préalable, trois anciens camarades de collège, réunis dans la salle de Westminster; trois anciens pensionnaires du triste et ennuyeux séminaire de Saint-Omer, où vous deux vous étiez obligés, par votre titre de catholiques, de faire votre éducation, et où moi, l'une des espérances en herbe du parti protestant de ce temps-là, j'avais été envoyé pour prendre des leçons de français d'un Parisien pur sang.
— Vous pourriez ajouter une particularité qui rend la chose encore plus singulière, sir John, dit M. Haredale: c'est que quelques-unes de ces espérances en herbe du parti protestant sont en ce moment liguées dans l'édifice là-bas pour nous dépouiller du privilège abusif et monstrueux d'apprendre à nos enfants à lire et à écrire; c'est que, dans ce pays de liberté prétendue, en Angleterre même, où nous entrons par milliers tous les ans dans vos troupes pour défendre votre liberté, et pour aller mourir en masse à votre service dans les sanglantes batailles du continent, vous aussi, par milliers, à ce que j'entends dire, vous vous laissez persuader par ce M. Gashford, qu'il faut nous regarder tous comme des loups et des bêtes fauves. Vous pourriez ajouter encore que cela n'empêche pas cet homme-là d'être reçu dans votre société, de se promener tranquillement par les rues en plein jour, la tête levée (pas comme en ce moment): et je vous réponds que ce n'est pas la particularité la moins étrange de cette étrange rencontre.
— Oh! vous êtes bien sévère pour notre ami, répliqua sir John avec un sourire engageant; vraiment, je vous trouve bien sévère avec notre ami.
«Laissez-le continuer, sir John, dit Gashford en tripotant ses gants, laissez-le continuer, j'y mettrai de la patience, sir John. Quand on a l'honneur de votre estime, on peut se passer de celle de M. Haredale. M. Haredale est un des hommes qui se sentent atteints par nos lois pénales, et naturellement je ne dois pas m'attendre à me voir en faveur auprès de lui.
— Ma faveur! monsieur, repartit Haredale, jetant un regard amer à l'autre interlocuteur, elle vous est au contraire si bien acquise, que je suis charmé de vous voir en si bonne compagnie. N'êtes- vous, pas à vous deux, l'essence de votre fameuse Association?
— Je dois vous dire, reprit sir John de son air le plus doucereux, qu'ici vous faites une méprise. C'est de votre part, pour un homme aussi exact et aussi judicieux, une erreur qui m'étonne. Je n'appartiens pas à l'Association dont vous parlez; je professe un immense respect pour ses membres, mais je n'en fais pas partie, quoique je sois, il est vrai, opposé par conscience à ce qu'on vous rende vos droits. Je regarde cela comme mon devoir, j'en ai beaucoup de regret; mais c'est une nécessité fâcheuse, et qui me coûte plus que vous ne pensez… Voulez-vous une prise? si vous ne voyez pas d'inconvénient à prendre cette légère infusion d'un parfum innocent, vous en trouverez l'arôme exquis, j'en suis sûr.
— Pardon, sir John, dit Haredale en faisant signe qu'il n'en usait pas, pardon de vous avoir mis au rang des humbles instruments qui travaillent au grand jour. J'aurais dû faire plus d'honneur à votre génie. Les hommes de votre capacité se contentent de comploter impunément dans l'ombre et de laisser leurs enfants perdus exposés au premier feu des mécontents.
— Comment donc! répliqua sir John, toujours avec la même douceur, vous n'avez pas besoin de vous excuser. Ce serait bien le diable si de vieux amis comme vous et moi ne pouvaient pas se passer quelques libertés.»
Gashford, qui avait été tout ce temps-là dans une agitation perpétuelle, mais sans lever les yeux, se tourna enfin vers sir John et se hasarda à lui glisser à l'oreille qu'il était obligé de partir, pour ne pas faire attendre milord.
«Vous n'avez que faire de vous tourmenter, mon bon monsieur, lui dit M. Haredale; je vais vous quitter pour vous mettre plus à l'aise.» Et c'est ce qu'il allait faire sans plus de cérémonie, lorsqu'il fut arrêté par un murmure et un bourdonnement qui partaient du bout de la salle; et, jetant les yeux dans cette direction, il vit arriver lord Georges Gordon, entouré d'une foule de gens.
La figure de ses deux compagnons laissa percer, chacun à sa manière, une expression de triomphe secret, qui donna naturellement à M. Haredale l'envie de ne point se déranger devant ce chef de parti, et de l'attendre de pied ferme sur son passage. Il se redressa donc, et, croisant ses bras derrière son dos, prit une attitude fière et méprisante, pendant que lord Georges s'avançait lentement, à travers la foule qui se pressait autour de lui, juste vers l'endroit où les trois interlocuteurs étaient réunis.
Il venait de quitter à l'instant la chambre des Communes, et était venu tout droit à la salle du palais, répandant, selon sa coutume, le long de son chemin, la nouvelle de ce qui avait été dit, le soir même, relativement aux papistes, des pétitions présentées en leur faveur, des personnes qui les avaient appuyées, du jour où l'on passerait le bill, et du moment opportun qu'il faudrait choisir pour présenter à leur tour leur grande pétition protestante. Il débitait tout cela aux personnes qui l'entouraient, en élevant la voix et ne ménageant pas les gestes. Ceux qui se trouvaient le plus près de lui se communiquaient leurs commentaires, et laissaient éclater des menaces et des murmures; ceux qui étaient en arrière de la foule criaient: «Silence,» ou bien: «Ne fermez donc pas le passage,» ou se pressaient contre les autres pour tâcher de leur prendre leurs places; en un mot, ils avançaient péniblement, de la façon la plus irrégulière et la plus désordonnée, comme fait toujours la foule.
Quand ils furent arrivés près de l'endroit où se tenaient le secrétaire, sir John et M. Haredale, lord Georges se retourna en faisant quelques réflexions incohérentes d'une nature assez violente, finit par le cri banal de «À bas les papistes!» et demanda aux assistants trois salves de hourras pour appuyer sa motion. Pendant qu'on s'empressait, autour de lui, d'y répondre avec une grande énergie, il se débarrassa de la multitude et s'avança auprès de Gashford. Comme ils étaient tous les deux, ainsi que sir John, bien connus de la populace, elle fit un pas en arrière pour les laisser tous quatre ensemble.
«Voici M. Haredale, lord Georges, lui dit sir John Chester, voyant que le noble lord regardait l'inconnu d'un oeil scrutateur, un gentleman catholique malheureusement… je regrette beaucoup qu'il soit catholique… mais c'est une de mes connaissances que j'estime beaucoup, une ancienne connaissance aussi de M. Gashford. Mon cher Haredale, voici lord Georges Gordon.
— J'aurais reconnu tout de suite Sa Seigneurie, quand je ne l'aurais jamais vue auparavant, dit M. Haredale. J'espère qu'il n'y a pas deux gentilshommes en Angleterre qui, en s'adressant à une populace ignorante et passionnée, fussent capables de lui parler dans les termes injurieux que je viens d'entendre, d'une part considérable de leurs concitoyens. Fi! milord, fi!
— Je n'ai rien à vous dire, monsieur, répliqua lord Georges à haute voix, en agitant la main avec un trouble visible; il n'y a rien de commun entre nous.
— Il y a bien des choses au contraire qui devraient être communes entre nous, dit M. Haredale; je puis dire même que Dieu nous a donné tout en commun… la charité commune à tous les hommes, le sens commun, les notions les plus communes des convenances qui devraient vous interdire une pareille conduite. Quand chacun de ces hommes que vous avez là autour de vous aurait des armes dans les mains, comme ils les portent déjà dans le coeur, je ne quitterais pas la place sans vous dire que vous déshonorez votre rang.
— Je ne vous entends pas, monsieur, répliqua-t-il encore du même ton; je ne veux pas vous entendre, je me moque bien de ce que vous dites. Gashford, ne répliquez pas (en effet le secrétaire faisait mine de vouloir répondre), je n'ai rien de commun avec les adorateurs des idoles.»
À ces mots il lança un coup d'oeil à sir John, qui leva les mains et les sourcils, comme pour déplorer la conduite téméraire de M. Haredale, en même temps qu'il adressait à la foule et à son chef un sourire d'admiration.
«Lui! me répliquer! cria Haredale en toisant Gashford des pieds à la tête. Un homme qui a commencé par être un voleur, quand il n'était pas plus haut que cela; qui, depuis, est devenu le fripon le plus servile, le plus faux, le plus éhonté! un homme qui a rampé à plat ventre toute sa vie, déchirant la main qu'il léchait et mordant ceux qu'il flattait! Un sycophante qui n'a su, de sa vie ni de ses jours, ce que c'est qu'honneur, vérité, courage; qui, après avoir ravi l'innocence à la fille de son bienfaiteur, l'a épousée pour lui briser le coeur par ses cruels traitements! Un chien couchant qui allait remuer la queue à la fenêtre de la cuisine pour attraper un morceau de pain! un mendiant qui demandait trois pence à la porte de nos églises! Voilà l'apôtre de foi dont la conscience délicate renie les autels où la honte de sa vie a été publiquement dénoncée!… À présent, vous reconnaissez l'homme.
— Oh! réellement… vous êtes trop, trop sévère avec notre ami, s'écria sir John.
— Laissez continuer M. Haredale, dit Gashford, dont la hideuse figure était, pendant tout ce temps-là, trempée et dégouttante de sueur, il peut bien dire tout ce qu'il voudra, cela m'est aussi indifférent qu'à milord. S'il traite milord lui-même comme vous venez de l'entendre, comment voulez-vous que moi je n'y passe pas à mon tour?
— Ce n'est pas assez, milord, continua M. Haredale, que moi, un aussi bon gentilhomme que vous, je ne puisse plus garder ma propriété, quelle qu'elle soit, que par une connivence de l'État, effrayé lui-même des lois cruelles dirigées contre nous; que nous ne puissions plus faire apprendre à nos enfants, dans les écoles, les premiers éléments du bien et du mal: il faut encore qu'on lâche après nous des dénonciateurs comme cet homme-là! En voilà un brillant chef de file pour donner le signal à vos cris de: «Pas de papistes!» Fi donc! fi donc!»
La noble dupe, lord Georges Gordon, avait plus d'une fois regardé du côté de sir John Chester, pour lui demander s'il y avait quelque chose de vrai dans ce qu'on disait là de Gashford, et chaque fois sir John lui avait répondu en haussant les épaules et en lui faisant des yeux qui voulaient dire; «Oh ciel! non,» Alors milord reprit, toujours aussi haut et avec la même affectation que tout à l'heure:
«Monsieur, je n'ai rien à vous répondre, et ne me soucie pas d'en entendre davantage. Je vous prie de ne pas m'imposer votre conversation, et de ne point me mêler dans vos attaques personnelles. Je ferai mon devoir envers mon pays et mes compatriotes, et ce n'est point par de telles violences qu'on m'en empêchera, qu'elles viennent ou non des émissaires du pape, je vous en réponds; venez, Gashford.»
Ils avaient fait quelques pas, tout en parlant, et ils étaient arrivés à la porte de la salle, par laquelle ils passèrent ensemble. M. Haredale, sans un mot d'adieu, tourna du côté de l'escalier de la Tamise dont il était près, et appela le seul batelier qui se trouvât encore au bas.
Mais la populace, dont l'avant-garde n'avait pas perdu une parole de lord Georges Gordon, et dans laquelle avait promptement circulé le bruit que l'étranger était un papiste qui venait d'insulter milord pour s'être fait l'avocat de la cause populaire, se précipita pêle-mêle et, poussant devant elle le noble lord, son secrétaire et sir John Chester, qui avaient l'air d'être à sa tête, se réunit en foule au haut de l'escalier où M. Haredale attendait que le bateau fut prêt, et là se tint tranquille, laissant entre elle et lui un espace vide.
Mais si elle était inactive, elle n'était pas pour cela silencieuse. Il commença par s'élever au milieu d'eux quelques murmures indistincts, suivis de quelques sifflets, qui bientôt eux-mêmes se transformèrent en un orage violent. Alors on entendit une voix crier: «À bas les papistes!» et tout le monde fit chorus, rien de plus. Quelques moments après un homme se mit à crier: «Il faut le lapider;» un autre: «Il faut lui donner un plongeon;» un autre d'une voix de stentor: «Pas de papisme!» les autres répétèrent en écho ce cri favori que la foule (environ deux cents braillards) accueillit par une acclamation générale.
M. Haredale était resté calme jusque-là sur le bord des marches: en entendant cette manifestation, il leur jeta à la ronde un regard de mépris et descendit lentement l'escalier. Il était déjà près du bateau, quand Gashford se retourna de côté, d'un air innocent, et aussitôt une main se leva dans la foule et lança à M. Haredale une grosse pierre qui le frappa à la tête, et le fit chanceler sur ses pieds comme un homme ivre.
Le sang jaillit à l'instant de sa blessure et coula le long de ses vêtements. Il se retourna tout de suite et, remontant les marches avec une audace et une colère qui les fit tous reculer:
«Qui est-ce qui a fait cela? demanda-t-il. Qu'on me montre celui qui m'a visé.»
Pas une âme ne bougea; et pourtant, je me trompe, il y eut un homme ou deux sur les derrières qui s'esquivèrent et se glissèrent de l'autre côté, où ils se mirent à regarder, les mains dans les poches, comme des spectateurs indifférents.
«Qui est-ce qui a fait cela? répéta-t-il. Qu'on me montre celui qui l'a fait. Misérable chien que vous êtes, est-ce vous? Le coup part de votre tête, si ce n'est pas de votre bras…, je vous connais.»
À ces mots, il se jeta sur Gashford et le jeta à ses pieds, il y eut un mouvement soudain dans la foule, et plusieurs bras se levèrent contre lui; mais en voyant son épée nue, tous reculèrent encore.
«Milord, sir John, criait-il, allons! Dégainez donc, l'un ou l'autre; c'est vous qui me devez raison de cet outrage, et me voilà en face de vous. Allons! l'épée au poing, si vous êtes des gentilshommes.»
En même temps, il frappait la poitrine de sir John du plat de sa lame, et se mettait en garde, la figure enflammée, l'oeil étincelant, seul contre tous.
Un instant, un instant seulement, aussi rapide que la pensée, on vit passer sur la doucereuse figure de sir John un éclair sombre que personne n'y avait vu jamais. Le moment d'après, il fit un pas en avant, étendit une main sur l'arme de M. Haredale, pendant que de l'autre il essayait d'apaiser la foule.
«Mon cher ami, mon bon Haredale, vous êtes aveuglé par la colère; c'est bien naturel, extrêmement naturel, mais cela vous empêche de reconnaître même vos amis d'avec vos ennemis.
— Que si, que je les reconnais bien, n'ayez pas peur que je m'y trompe, répliqua-t-il, presque fou de fureur. Sir John, lord Georges, est-ce que vous ne m'avez pas entendu? Vous êtes donc des lâches!
— Allons, allons! dit un homme qui perça la foule et le poussa doucement devant lui vers le bas des escaliers; ne parlons plus de cela. Au nom du ciel, allez-vous-en. Que diable voulez-vous faire en face de tous ces gens-là? et ne voyez-vous pas qu'il y en a deux fois autant dans la rue voisine, qui vont tomber sur vous dans un moment?» Et, en effet, on les voyait accourir. «Vous n'auriez pas poussé la première botte, que vous tomberiez étourdi du coup de pierre que vous venez de recevoir. Voyons! retirez- vous, monsieur, ou je vous promets que vous allez vous faire écharper. Venez, monsieur, dépêchez-vous… plus vite que ça.»
M. Haredale, qui commençait à se sentir tourner le coeur, reconnut la justesse de cet avis et descendit les marches avec l'assistance de son ami inconnu. John Grueby (car c'était lui) le fit monter dans le bateau qu'il poussa du pied, l'envoyant du coup à trente pieds du rivage, et recommanda au batelier de gagner au large hardiment; puis il remonta avec autant de calme et de sang-froid que s'il venait de débarquer.
La populace montra d'abord quelque velléité de lui faire payer son intervention dans l'affaire; mais, comme John avait l'air solide et de sang-froid, comme d'ailleurs il portait la livrée de lord Georges, on se ravisa, et l'on se contenta d'envoyer de loin, après le bateau, une grêle de cailloux qui firent sur l'eau des ricochets innocents: car la barque, pendant ce temps-là, avait passé le pont, et glissait à toutes rames au milieu du courant.
Après cette récréation, les gens de la foule s'en retournèrent, donnant, sur leur chemin, des coups de marteau à la protestante dans les portes des catholiques, cassant quelques lanternes et rossant quelques constables égarés. Mais, en entendant annoncer à voix basse qu'il arrivait un détachement des gardes du roi, ils prirent leurs jambes à leur col, et la rue fut balayée en un moment.
CHAPITRE II.
Après que le rassemblement se fut dispersé, se dirigeant, par petits groupes fortuits, dans différentes directions, il ne resta plus, sur le lieu de la scène du dernier événement, qu'un homme; c'était Gashford. Tout meurtri de sa chute, mais plus abattu encore par la honte, et furieux de la flétrissure qu'il venait de subir, il s'en allait boitant de droite et de gauche, ne respirant que malédictions, menaces et vengeance.
Le secrétaire n'était pas homme à épuiser sa colère en vaines paroles. Tout en évaporant, dans ces effusions violentes, les premières bouffées de sa haine, il suivait d'un oeil ferme deux hommes qui, après avoir disparu avec les autres, quand on avait sonné l'alarme, étaient revenus depuis, et se montraient à présent au clair de la lune, errant et causant ensemble, à quelque distance, sur la place.
Il ne fit pas un mouvement pour s'avancer vers eux, mais il attendit patiemment, dans le côté sombre de la rue, qu'ils fussent las de se promener de long en large et qu'ils fussent partis de compagnie. Alors il les suivit, mais d'un peu loin, ne les perdant pas de vue, mais sans le faire paraître, et surtout sans se laisser voir à ces deux personnages.
Ils montèrent dans la rue du Parlement, passèrent devant l'église Saint-Martin, tournèrent Saint-Gilles, gagnèrent la route de Tottenham-Court, derrière laquelle se trouvait alors, à l'ouest, une place appelée les Chemins verts. C'était un endroit retiré, assez mal famé, qui conduisait dans la campagne. De gros tas de cendres, des mares d'eau stagnante, une végétation de mouron et de chiendent; des tourniquets cassés, quelques pieux de barricades encore fichés en terre, après que les gens en avaient, depuis longtemps, emporté les barreaux pour faire du feu avec, et menaçant d'accrocher de leurs clous rouillés le promeneur distrait qui passait par là: voilà les traits les plus remarquables du tableau que présentait ce paysage. Seulement, çà et là, un baudet ou une rosse décrépite, attachés par la longe à un piquet, pour se régaler des misérables touffes d'herbe rabougrie qu'ils pourraient disputer au sol rude et pierreux, étaient en parfaite harmonie avec le reste et annonçaient clairement, quand les maisons ne l'auraient pas assez fait connaître par elles-mêmes, la pauvreté des gens qui vivaient là dans les buttes crevassées du voisinage, et la témérité qu'il y aurait à un homme qui aurait de l'argent dans ses poches, ou une mise cossue, de s'aventurer par là tout seul, autrement qu'en plein jour.
Les pauvres sont, à certains égards, comme les riches: ils ont aussi leurs caprices en fait de goût. Il y avait de ces cabanes avec de petites tourelles; il y en avait d'autres qui avaient de fausses fenêtres peintes sur leurs murailles en ruine. L'une d'elles soutenait un joujou de clocher sur une tour caduque de quatre pieds de haut, qui servait à dérober aux yeux la cheminée. Il n'en était pas une qui n'eût, dans le petit morceau de terre devant la maison, un banc rustique ou un berceau. La population du lieu faisait le commerce d'os, de chiffons, de verres cassés, de vieilles roues, de chiens et d'oiseaux. Tous ces divers objets, distribués sans ordre, emplissaient les jardins et répandaient un parfum qui n'était pas des plus délicieux, dans l'air agité d'ailleurs par des aboiements, des cris, des hurlements.
C'est dans ce refuge que le secrétaire suivit les deux hommes qu'il n'avait pas perdus de vue; c'est là qu'il les vit entrer chez eux dans une des maisons les plus misérables, qui ne se composait que d'une chambre, et encore assez petite. Il attendit dehors, jusqu'à ce que le bruit de leurs voix, mêlé à des chants discordants, lui eût fait connaître qu'ils étaient en belle humeur; et alors, s'approchant de la porte, au moyen d'une planche vacillante placée en travers sur le fossé, il frappa avec la main.
«Monsieur Gashford! dit l'homme qui vint ouvrir, retirant sa pipe de ses dents avec une surprise évidente. Par exemple, nous ne nous serions jamais attendus à tant d'honneur. Entrez, monsieur Gashford… entrez, monsieur.»
Gashford, sans se le faire dire deux fois, entra d'un air gracieux. Il y avait du feu dans la grille couverte de rouille; car, en dépit du printemps qui était déjà bien avancé, les nuits étaient fraîches, et Hugh s'y chauffait, en fumant sa pipe sur un tabouret, Dennis approcha une chaise, son unique chaise, pour le secrétaire, devant le foyer, et reprit lui-même sa place sur le tabouret qu'il avait quitté pour aller ouvrir au visiteur nocturne.
«Qu'est-ce qu'il y a donc de nouveau, monsieur Gashford? dit-il en reprenant sa pipe et le regardant de côté. Est-il venu des ordres du quartier général? Allons-nous nous mettre en train? Contez-nous ça, monsieur Gashford.
— Oh! rien, rien, dit le secrétaire en lui faisant un signe de tête amical. Mais c'est égal, voilà la glace rompue; nous avons commencé la danse aujourd'hui… n'est-ce pas, Dennis?
— Un bien petit commencement! répondit en grognant le bourreau; il n'y en a pas pour ma dent creuse.
— Ni moi non plus, cria Hugh. Donnez-nous seulement quelque chose à faire où il y ait une vie au bout… oui, une vie au bout, notre bourgeois. Ha! ha!… à la bonne heure!
— Mais, dit le secrétaire, de son expression de physionomie la plus hideuse et de son ton de voix le plus doux, vous ne voudriez pas que je vous donnasse quelque chose à faire avec la mort… la mort d'un homme au bout?
— Je ne connais pas tout ça, répliqua Hugh. Je ne connais que ma consigne. Je m'en moque pas mal, moi.
— Et moi donc? vociféra Dennis.
— Les braves garçons! dit le secrétaire, d'une voix aussi pastorale que s'il recommandait au prône quelque rare merveille de valeur et de générosité. À propos…» Et ici il s'arrêta un moment, pour se chauffer les mains; puis les regardant en face soudainement: «Qui est-ce donc qui a jeté cette pierre aujourd'hui?
M. Dennis toussa et branla la tête, comme pour dire: «Ça, c'est un mystère.» Hugh restait assis et fumait en silence.
«Pas mal visé, dit le secrétaire, se chauffant encore les mains devant le feu. Je voudrais bien connaître le gaillard qui a fait ce coup-là.
— Est-ce vrai? dit Dennis après l'avoir regardé en face, pour s'assurer qu'il parlait sérieusement. Est-ce que réellement vous tenez à le connaître, monsieur Gashford?
— Certainement, répliqua le secrétaire.
— Eh bien! sur l'honneur, dit le bourreau en riant de la gorge, et en montrant Hugh du bout de sa pipe, vous le voyez assis là: voilà votre gaillard. Mille pipes! monsieur Gashford, ajouta-t-il tout bas, en approchant de lui sa chaise et le poussant du coude, c'est une fine lame, allez! On a autant de peine à le retenir qu'un bouledogue à la niche. Sans moi, il allait vous jeter à bas ce catholique romain, et, en moins de rien, vous aviez une émeute.
— Et pourquoi pas? cria Hugh d'une voix hargneuse, attrapant à la volée cette dernière observation. Qu'est-ce qu'on gagne à remettre toujours les choses? Il faut battre le fer tandis qu'il est chaud; je ne connais que ça.
— Ah! reprit Dennis, secouant la tête avec une espèce de pitié pour la candeur de son jeune ami; vous supposez donc que le fer est chaud, mon cher frère? Il faut échauffer le sang des gens avant de frapper le premier coup; il faut les mettre en humeur. Ce n'est pas le tout, voyez-vous, que d'aller faire quelques provocations, comme aujourd'hui. Si je vous avais laissé faire, vous alliez nous gâter tout pour demain, et ruiner nos affaires.
— Dennis a parfaitement raison, dit Gashford d'un air doucereux.
Parfaitement raison. Dennis a une grande connaissance du monde.
— Comment ne connaîtrais-je pas le monde, moi qui aide tant de gens à en sortir?» fit le bourreau en riant avec une grimace, et prononçant sa plaisanterie à demi-voix derrière sa main.
Le secrétaire ne manqua pas de rire pour faire plaisir à Dennis; puis après, se tournant vers Hugh:
«Vous avez pu voir, dit-il, que la politique de Dennis est aussi la mienne. Vous avez vu, par exemple, comme je me suis laissé tomber dès la première attaque. Je n'ai fait aucune résistance; je n'ai rien fait pour provoquer une échauffourée. Grand Dieu! je m'en suis bien gardé.
— Ma foi! c'est vrai, cria Dennis avec un rire bruyant; vous êtes tombé tout tranquillement, monsieur Gashford, et tout de votre long, qui plus est. Je me suis dit sur le moment: «Voilà M. Gashford fini.» Je n'ai jamais vu personne mieux étendu sur le dos, ni plus tranquillement que vous, à moins que ça ne fût un cadavre. C'est que c'est un rude jouteur, ce papiste-là; ça, c'est vrai.»
La figure de secrétaire, pendant que Dennis éclatait de rire en tournant ses yeux recoquillés du côté de Hugh, qui en faisait autant de son côté, aurait pu servir de modèle pour un portrait du diable. Il resta assis sans rien dire, jusqu'à ce que les autres eussent repris leur sérieux. Alors jetant un regard autour de lui:
«On est très agréablement ici, dit-il, si agréablement, Dennis, que, n'était le désir particulier que m'a témoigné milord que j'allasse souper avec lui, et voilà le moment d'y aller, je serais tenté de rester plus tard, au risque d'être arrêté en sortant sur mon chemin. Je suis venu vous trouver pour une petite affaire… oui… vous vous en doutez bien. Et vous ne pouvez manquer d'être flatté que j'aie pensé à vous pour cela. Si nous devions un jour être obligés… on ne peut pas répondre de ça, vous savez… La vie du monde est quelque chose de si incertain…
— Je crois bien, monsieur Gashford, dit en l'interrompant le bourreau avec un signe de tête plein de gravité; en ai-je assez vu, moi, d'incertitudes en ce qui regarde l'existence de la vie du monde! en ai-je assez vu, de ces chances inattendues comme il en arrive! nom d'une pipe!»
Et, trouvant le sujet trop vaste pour pouvoir y suffire, il se remit à fumer sa pipe en regardant les autres.
«Je disais donc, reprit le secrétaire lentement et avec une intention marquée, que nous ne pouvons pas répondre de ce qui arrivera; et, si nous devions un jour être obligés d'avoir recours à la violence, milord (qui a souffert aujourd'hui toutes les impertinences qu'on peut souffrir) a fait choix de vous deux, parce que je vous ai recommandés comme de braves et solides garçons, sur lesquels on peut compter, pour vous donner l'agréable commission de punir cet Haredale. Arrangez-vous avec lui, ou ce qui lui appartient, comme vous l'entendrez, pourvu que vous ne lui fassiez pas de quartier, et que vous ne laissiez pas deux soliveaux de sa maison debout à la place où les a mis le charpentier. Pillez, brûlez, faites ce que vous voudrez, mais que tout ça dégringole; rasez-moi la place. Lui et tous ceux qui l'intéressent, mettez-les nus comme vers, comme des nouveau-nés que leurs mères viennent d'exposer sans abri. Vous m'entendez? dit Gashford faisant une pause et se pressant doucement les mains l'une contre l'autre.
— Vous comprendre? notre bourgeois! cria Hugh. Vous vous expliquez assez clairement à présent; à la bonne heure, voilà qui s'appelle parler!
— Je savais que cela vous ferait plaisir, dit Gashford en lui donnant une poignée de main, j'en étais sûr. Allons, bonsoir. Ne vous levez pas, Dennis, je trouverai bien mon chemin tout seul. Ce n'est peut-être pas la dernière fois que je reviendrai vous faire visite, et j'aime mieux aller et venir sans vous déranger. Je trouverai parfaitement bien mon chemin. Bonsoir.»
Et il était parti: il avait fermé la porte derrière lui. Les deux camarades s'entre-regardèrent avec un signe de satisfaction. Dennis, ranimant le feu:
«Ça m'a l'air, dit-il, de prendre tournure.
— Oui-da! cria Hugh. Ça me va.
— J'avais toujours entendu dire que maître Gashford, dit le bourreau, avait de la mémoire et une constance surprenante, qu'il ne savait pas ce que c'était qu'oubli et pardon… Buvons à sa santé.»
Hugh ne se fit pas prier; et, sans verser une goutte du liquide sur le plancher, en manière de libation, ils trinquèrent à la santé du secrétaire, de l'homme selon leur coeur.
CHAPITRE III.
Pendant que les passions les plus perverses des hommes les plus pervers travaillaient ainsi dans l'ombre, et que le manteau de la religion, dont ils se couvraient pour cacher les difformités les plus hideuses, menaçait de devenir le linceul de tout ce qu'il y avait d'honnête et de paisible dans la société, il y eut une circonstance qui changea la position de deux de nos personnages, dont nous nous sommes séparés depuis longtemps dans le cours de cette histoire, et que nous sommes obligés d'aller retrouver maintenant.
Dans une petite ville de province, en Angleterre, dont les habitants soutenaient leur existence par le travail de leurs mains, à tresser et préparer la paille pour les fabricants de chapeaux et autres articles de toilette et d'ornement de ce genre, vivaient sous un nom supposé, dans une pauvreté obscure, étrangers aux variations, aux plaisirs, aux soucis de ce monde, occupés seulement de gagner, à la sueur de leur front, leur pain quotidien, Barnabé et sa mère. Le pas d'un visiteur n'avait pas franchi le seuil de leur demeure dans les cinq ans qu'ils y avaient passés, depuis qu'ils étaient venus y chercher un asile; et jamais, dans cet intervalle, ils n'avaient renoué connaissance avec le monde auquel ils s'étaient dérobés à cette époque. La triste veuve n'avait pas d'autre pensée que de travailler en paix, et de se sacrifier corps et âme pour son pauvre fils. Si le bonheur avait pu jamais être le partage d'une femme en proie aux chagrins secrets qui la poursuivaient, elle aurait pu se croire heureuse à présent. La tranquillité, la résignation, l'amour dévoué qu'elle portait à un être auquel elle était si nécessaire, formaient le cercle étroit de ses joies tranquilles; et elle ne demandait qu'une chose: c'était de n'en pas voir la fin.
Quant à Barnabé, le temps avait coulé pour lui avec la rapidité du vent. Les jours et les années avaient passé sans éclaircir les nuages de sa raison, sans que l'aube qui devait dissiper la nuit, la sombre nuit de son intelligence, se fût encore levée pour lui. Souvent il restait assis des jours entiers, sur son petit banc, auprès du feu ou à la porte de la chaumière, occupé sans relâche du travail que lui avait enseigné sa mère, et prêtant l'oreille aux contes qu'elle lui répétait, pour le retenir sous ses yeux par l'appât de cette ruse innocente. Il ne se les rappelait jamais. Le conte de la veille était nouveau pour lui le lendemain, il l'entendait toujours avec le même plaisir; et, dans ses moments de tranquillité, il restait patiemment à la maison, écoutant les histoires de sa mère comme un petit enfant, et travaillant gaiement depuis le lever du soleil jusqu'au moment où la nuit l'empêchait de continuer son ouvrage.
D'autres fois, et dans ces moments-là elle avait bien du mal à gagner leur pain grossier, il allait errer à l'aventure depuis les premières heures du jour jusqu'à l'heure où le crépuscule avait fait place à la nuit. Presque personne dans le pays, même les petits enfants, n'avait de temps à perdre dans l'oisiveté, et il n'avait pas de camarade pour l'accompagner dans ses excursions sans but. D'ailleurs, quand il y en aurait eu une légion, ils n'auraient pas été tentés de le suivre. Mais il y avait bien dans le voisinage une vingtaine de chiens errants dont il aimait tout autant la compagnie. Il en prenait deux ou trois, quelquefois une demi-douzaine, qui l'escortaient en aboyant derrière ses talons, quand il partait pour quelque expédition qui devait durer tout le jour. Et le soir, quand ils rentraient ensemble, ils étaient tous fatigués de leur course boitillant ou tirant la langue. Barnabé seul, debout le lendemain dès le lever du soleil, comme si de rien n'était, reprenait, avec un cortège plus frais, le cours de ses promenades lointaines, et revenait de même. Dans tous ses voyages, Grip, au fond de son petit panier, sur le dos de son maître, ne manquait pas une partie; et, quand le beau temps les mettait de belle humeur, il n'y avait pas un chien dans la bande qui criât plus haut que le corbeau.
Leurs plaisirs étaient bien simples: une croûte de pain, avec une bouchée de viande, l'eau de la source ou du ruisseau, suffisaient à leurs repas. Barnabé s'amusait à marcher, à courir, à sauter, jusqu'à ce qu'il fut las; alors il se couchait sur l'herbe, ou le long du blé, ou à l'ombre de quelque grand chêne, suivant des yeux les nuages qui flottaient sur la surface d'un ciel d'azur, et écoutant le chant brillant de l'alouette qui s'élevait dans l'air. Et puis il y avait des fleurs champêtres à cueillir, le coquelicot d'un rouge éclatant, la jacinthe parfumée, le coucou ou la rose. Il y avait des oiseaux à regarder; des poissons, des fourmis, des insectes; des lapins ou des lièvres qui traversaient comme une flèche l'allée du bois et disparaissaient au loin dans le fourré. Il y avait des millions de créatures vivantes à étudier, à épier, qu'il accompagnait de ses battements de mains quand ils avaient fui de sa vue. À défaut de tout cela, ou pour varier son plaisir, il y avait le gai soleil à poursuivre à travers les feuilles et les branches des arbres, où il jouait à cache-cache avec lui, descendant bien avant, bien avant dans des creux semblables à une mare d'argent, où les rameaux frémissants baignaient leur feuillage en se jouant. Il y avait les douces senteurs de l'air par un soir d'été, quand il avait traversé les chants de trèfle et de fèves; le parfum des feuilles ou de la mousse humides; l'agitation vivante des arbres, dont les ombres changeantes suivaient tous les mouvements. Et puis après, quand il en avait assez de l'un ou de l'autre, ou même pour mieux savourer sa jouissance, il fermait les yeux, et il y avait un somme à faire au milieu de ces innocentes séductions de la campagne, avec le doux murmure du vent dont ses oreilles aimaient la musique, et tous les objets d'alentour dont le spectacle et le bruit se fondaient en un sommeil délicieux.
Leur hutte (car elle ne valait guère mieux) était placée sur les lisières de la ville, à une petite distance de la grande route, mais dans un endroit retiré, où il était bien rare qu'on rencontrât, dans aucune saison de l'année, quelques voyageurs égarés. Il y avait un petit morceau de terre qui en dépendait, et que Barnabé, dans ses accès de travail, arrangeait ou soignait par boutades. En dedans comme en dehors, la mère ne cessait jamais de travailler pour leur commune subsistance: la grêle, la pluie, la neige ou le soleil, tout cela lui était bien égal.
Quoique déjà bien loin des scènes de sa vie passée, bien loin surtout de songer ou d'espérer qu'elles revinssent jamais, elle ressentait pourtant un désir étrange de savoir ce qui se passait dans le monde d'activité auquel elle était maintenant étrangère. Sitôt qu'il lui tombait sous la main quelque vieux journal ou quelque bout de nouvelles de Londres, elle les lisait avec avidité. L'impression qu'elle en éprouvait n'était pas toujours agréable: car, dans ces moments-là, la plus vive anxiété et les angoisses de la crainte se peignaient quelquefois sur ses traits, mais sans lasser sa curiosité. Puis aussi, dans les nuits de tempête, pendant l'hiver, quand le vent sifflait et faisait rage, sa figure reprenait son expression d'autrefois, et elle tremblait de tous ses membres, comme dans un accès de fièvre. Mais Barnabé ne s'en apercevait guère: elle se contenait de son mieux, et finissait par recouvrer son calme apparent avant qu'il eût pu seulement remarquer chez elle le changement passager qu'elle venait de subir.
Il ne faut pas croire que Grip fût le moins du monde un membre oisif et inutile de l'humble communauté. Grâce aux leçons de Barnabé, grâce au développement d'une espace d'instruction naturelle commune à sa race, et à l'usage exercé qu'il faisait de ses rares facultés d'observation, il avait acquis un degré de sagacité qui l'avait rendu fameux à plusieurs milles à la ronde. Son esprit de conversation et ses à-propos surprenants étaient le sujet de l'admiration générale, et, comme il venait beaucoup de monde voir l'oiseau merveilleux, et que chaque visiteur laissait quelque souvenir de satisfaction pour son caquet (quand il lui plaisait de se prêter à la circonstance, car on sait qu'il n'y a rien de capricieux comme le génie), il gagnait de quoi ajouter un item important aux revenus du ménage. Bien mieux, l'oiseau lui- même avait l'air de savoir ce qu'il valait; malgré la liberté sans réserve à laquelle il s'abandonnait en présence de Barnabé ou de sa mère, il gardait en public une étonnante gravité, et ne s'abaissait pas à donner jamais d'autres représentations gratis que d'aller becqueter la cheville des petits vagabonds qui se trouvaient là (c'était un exercice, par parenthèse, qui paraissait lui faire un plaisir infini), ou bien de tuer, par occasion, quelque poulet, ou enfin d'avaler le dîner des chiens du voisinage, dont le plus hargneux lui témoignait une crainte respectueuse.
Le temps s'était donc écoulé comme cela, sans qu'il fût rien survenu qui eût troublé ni changé l'uniformité de leur vie, lorsque, par une soirée de juin, ils étaient ensemble dans leur petit jardin, prenant un peu de repos après les fatigues du jour. La veuve avait encore son ouvrage sur ses genoux, et à ses pieds la paille nécessaire à ses travaux. Barnabé était debout, appuyé sur le manche de sa bêche, regardant le soleil couchant dans le lointain, et chantonnant tranquillement.
«Une brave soirée, ma mère! Si nous avions seulement, en espèces sonnantes dans nos poches, quelques morceaux de cet or qui est empilé là-bas dans le ciel, nous serions riches pour le restant de nos jours.
— Nous sommes mieux comme nous sommes, répondit la veuve avec un sourire paisible. Il faut nous trouver contents, sans nous donner seulement le souci d'y penser, quand même il serait là reluisant à nos pieds.
— Oui! dit Barnabé croisant ses bras sur sa bêche, et regardant toujours avec attention le soleil couchant, c'est bel et bon, ma mère; mais l'or est bon à prendre. Je voudrais bien savoir où en trouver. Grip et moi nous saurions bien en faire notre profit, je vous en réponds.
— Qu'est-ce que vous en feriez?
— Ce que j'en ferais? un tas de choses. Nous nous mettrions comme des princes… je veux dire vous et moi, mère, je ne parle pas de Grip. Nous aurions des chevaux, des chiens, des habits de riches couleurs et des plumes à notre chapeau; nous ne travaillerions plus, nous vivrions délicatement et à notre aise. Oh! que oui, que nous en trouverions bien l'emploi. Si je savais seulement où en déterrer! J'aurais coeur à la besogne, allez!
— Vous ne savez pas, dit la mère, se levant de son siège en lui mettant la main sur l'épaule, ce que bien des gens ont fait pour en gagner, qui ont reconnu, trop tard, qu'il n'est jamais plus brillant que de loin, mais qu'il perd tout son prix et son éclat quand une fois on l'a dans la main.
— Eh! eh! vous dites ça. Vous croyez ça, répondit-il, toujours l'oeil fixé dans la même direction: c'est égal, mère, je voudrais bien en essayer.
— Ne voyez-vous pas, dit-elle, comme il est rouge? Il n'y a rien au monde qui ait autant de taches de sang que l'or. Évitez-le, Barnabé. Il n'y a personne qui ait plus de raison que moi d'en détester jusqu'au nom même. C'est lui qui a amassé sur votre tête et sur la mienne plus de misère et de souffrance que personne n'en a jamais connu, et que personne, j'espère, grâce à Dieu! n'en connaîtra jamais. J'aimerais mieux que nous fussions morts et couchés dans la tombe que de vous voir jamais aimer l'or.»
Il détourna un moment ses yeux pour regarder sa mère avec étonnement; puis, les portant alternativement du rouge vif du ciel à la cicatrice de son poignet, comme pour en comparer la couleur, il allait lui adresser une question avec vivacité, lorsqu'un nouvel objet vint frapper son attention facile à distraire, et lui fit tout à fait oublier son dessein.
Il y avait là, debout, la tête nue, un homme dont les pieds et les vêtements étaient couverts de poussière, et qui se tenait derrière la baie de séparation entre leur jardin et le sentier. Il se penchait modestement en avant, comme pour se mêler à leur conversation, quand il pourrait trouver l'occasion d'y placer son mot. Il avait aussi la figure tournée du côté de la lumière du soleil couchant; mais ses yeux exposés à l'éclat des derniers feux du soir montraient, par leur immobilité, qu'il était aveugle et qu'il n'en éprouvait aucune perception.
«Dieu bénisse les voix qui frappent mon oreille! dit le voyageur. La soirée m'en semble plus belle encore à les entendre. Les voix remplacent pour moi les yeux. Voudraient-elles bien parler encore, pour réjouir le coeur d'un pauvre pèlerin?
— Est-ce que vous n'avez pas de guide? demanda la veuve après un moment de silence.
— Je n'en ai pas d'autre que celui-ci (et il levait son bâton vers le soleil), et quelquefois la nuit un astre plus doux pour diriger mes pas; mais en ce moment il se repose.
— Est-ce que vous venez de faire un long voyage?
— Bien long et bien fatigant, répondit-il en secouant la tête; fatigant, on ne peut plus. Tiens! je viens de heurter avec mon bâton la margelle de votre puits… Faites-moi donc le plaisir de me donner un verre d'eau, madame?
— Pourquoi m'appeler madame? répliqua-t-elle. Je ne suis pas plus riche que vous.
— C'est que vous avez la parole douce et distinguée, voilà pourquoi; la bure ou la soie sont tout un pour moi, quand je ne peux les toucher. Je ne puis pas juger les gens à leur mise.
— Tournez par ici, dit Barnabé, qui était sorti du jardin à sa rencontre. Donnez-moi la main. Vous êtes donc aveugle, et toujours dans l'obscurité, hein? N'avez-vous pas peur de l'obscurité? Est- ce que vous n'y voyez pas un tas de figures qui marmottent je ne sais quoi en faisant des grimaces?
— Hélas! répliqua l'autre, je n'y vois rien du tout. Que je veille ou que je dorme, jamais rien.»
Barnabé regarda ses yeux avec curiosité; il les toucha da ses doigts, comme aurait pu le faire un enfant indiscret, en le conduisant à la maison.
«Si vous venez de si loin, dit la veuve allant au-devant de lui à la porte, comment avez-vous pu trouver votre chemin tout le long de la route?
— J'ai toujours entendu dire que le temps et le besoin sont de grands maîtres: ce sont bien les meilleurs, dit l'aveugle en s'asseyant sur la chaise vers laquelle l'avait conduit Barnabé, et posant son bâton et son chapeau à terre sur le carreau. Mais, c'est égal, puissiez-vous, vous et votre fils, vous passer de leurs leçons! Ce sont de rudes maîtres.
— Avec tout cela, vous vous êtes écarté de la route? dit la veuve d'un ton de compassion.
— Cela se peut bien, cela se peut bien, reprit-il avec un soupir, et cependant aussi avec une espèce de sourire dans ses traits. C'est très probable. Les poteaux et les bornes militaires ne me disent rien, vous comprenez, je ne vous en suis que plus obligé de me procurer une chaise pour me reposer, et un verre d'eau pour me rafraîchir.»
En même temps il leva le pot à l'eau vers sa bouche. C'était de belle et bonne eau, bien claire, bien fraîche, bien appétissante; mais avec tout cela il fallait qu'il ne la trouvât pas à son goût, ou qu'il n'eût pas bien soif, car il ne fit qu'y tremper ses lèvres et remit le pot sur la table.
Il portait, suspendue à une longue courroie autour de son cou, une espèce de sacoche ou de bissac à mettre de la nourriture. La veuve plaça devant lui un morceau de pain et du fromage; mais il la remercia en disant que, grâce à quelques âmes charitables, il avait déjeuné le matin, et qu'il n'avait plus faim. Après cette réponse, il ouvrit son bissac pour y prendre quelques pence, la seule chose qu'il parût y avoir dedans.
«Voulez-vous bien me permettre de vous demander, dit-il en se tournant du côté où Barnabé se tenait, les yeux fixés sur lui, à vous qui n'êtes pas privé du don précieux de la vue, si vous ne voudriez pas aller m'acheter avec cela un peu de pain pour me soutenir en route. Que Dieu répande ses bénédictions sur les jeunes pieds qui vont se déranger pour venir en aide à la misère d'un pauvre aveugle!»
Barnabé regarda sa mère, qui lui fit signe qu'il pouvait accepter la commission, et le voilà parti dans son empressement charitable. L'aveugle, sur son siège, écouta d'un air attentif jusqu'à ce que la veuve ne pût plus entendre les pas de son fils déjà loin, et changeant brusquement de ton:
«Voyez-vous, la veuve, il y a bien des espèces d'aveuglement, il y a l'aveuglement conjugal, madame; celui-là, vous avez pu l'observer par vous-même dans le cours de votre propre expérience et c'est un aveuglement à peu près volontaire, qui se met lui-même la bandeau sur les yeux. Il y a l'aveuglement de parti, madame, et des hommes d'État: celui-là ressemble à celui d'un taureau furieux au milieu d'un régiment de soldats en uniforme rouge. Il y a la confiance aveugle de la jeunesse, qui ressemble à l'aveuglement des petits chatons dont les yeux ne se sont pas encore ouverts à la lumière. Il y a encore cet aveuglement physique, madame, dont je suis, bien malgré moi, un trop illustre exemple. Enfin, madame, il y a cet aveuglement de l'intelligence dont nous avons un échantillon dans cet intéressant jeune homme, votre fils, et qui, malgré quelques lueurs, quelques éclairs lucides, ne peut pas inspirer plus de confiance que des ténèbres absolues. Voilà pourquoi, madame, j'ai pris la liberté de le tenir à l'écart un bout de temps pendant que je vais avoir avec vous un petit entretien; et, comme cette précaution ne peut que faire honneur à la délicatesse de mes sentiments envers vous, je suis sûr, madame, que vous voudrez bien m'excuser.»
Après avoir prononcé ce discours avec des manières élégantes et dégagées, il tira de dessous sa blouse une bouteille de grès plate, la déboucha, et, tenant le bouchon entre ses dents, modifia d'une manière sensible le liquide du pot à l'eau par une infusion plantureuse du breuvage de son cru. Il eut la politesse de le vider à la santé de la veuve et des dames en général; puis, le déposant vide, il fit claquer ses lèvres avec une jouissance manifeste.
«Je suis, madame, un citoyen cosmopolite, dit l'aveugle en rebouchant son flacon, et, si j'ai l'air de me conduire franchement, comme vous voyez, en voilà la raison. Vous vous demandez qui je peux être, madame, et ce que je viens faire ici. Je n'ai pas besoin de mes yeux pour lire cela dans les vôtres; il me suffit de l'expérience que j'ai de la nature humaine pour connaître tous les mouvements de votre âme, comme si je les voyais écrits dans vos traits féminins. Je vais satisfaire immédiatement votre curiosité, madame, immédiatement.»
Là-dessus, il donna une tape sur le plat de sa bouteille, la remit en place sous sa blouse, passa les jambes l'une sur l'autre, se croisa les bras et s'installa bien dans sa chaise, avant de procéder à ses explications.
Ce changement de manières avait été si soudain et si inattendu; l'astuce et l'audace de sa conduite faisaient un tel contraste avec son infirmité (car nous sommes accoutumés à voir, chez ceux qui ont perdu l'usage de quelque sens, ce vide rempli par je ne sais quoi de divin), et cette métamorphose inspirait de telles craintes à celle qui en était témoin, qu'il lui fut impossible de prononcer un mot. Le visiteur, après avoir attendu une réflexion ou une réponse, voyant qu'il attendait vainement, reprit:
«Madame, je m'appelle Stagg. Un de mes amis, qui a passé ces cinq dernières années à espérer l'honneur d'un rendez-vous avec vous, m'a chargé de venir vous rendre visite. Je serais bien aise de vous dire dans le tuyau de l'oreille le nom de ce gentleman… Tudieu! madame, êtes-vous sourde? Vous n'entendez donc pas que je vous dis que je serais bien aise de vous glisser le nom de mon ami dans le tuyau de l'oreille?
— Vous n'avez que faire de répéter ce que vous venez de dire, répondit la veuve avec un gémissement étouffé; je ne sais que trop de quelle part vous venez.
— Mais, aussi vrai que je suis un homme d'honneur, madame, dit l'aveugle en se frappant sur la poitrine, et dont il n'y a pas à discuter les pouvoirs confidentiels, je vous demande la permission de vous répéter que je veux absolument vous dire le nom du gentleman. Bien! bien! ajouta-t-il, comme s'il voyait avec son ouïe subtile jusqu'au mouvement des mains de la veuve repoussant cette confidence. Je ne vous le dirai pas tout haut. Avec votre permission, madame, je désire la faveur de vous le dire tout bas.»
Elle s'approcha de lui et se baissa. Il lui murmura un nom dans l'oreille, et alors elle se tordit les mains et se promena de long en large dans la chambre, comme une femme au désespoir. L'aveugle, avec un calme parfait, fit une nouvelle exhibition de sa bouteille, se versa un autre grog à plein verre, leva le coude comme tout à l'heure, et, sirotant à petits coups, la suivit du visage en silence.
«Vous n'avez pas la conversation prompte, la veuve, dit-il, pendant un petit intervalle qu'il mit entre deux gorgées. Est-ce que vous voulez que nous en parlions devant votre fils?
— Que voulez-vous de moi? répondit-elle. Que demandez-vous?
— Nous sommes pauvres, la veuve; nous sommes pauvres, répliqua-t- il en étendant sa main droite et en se frottant le pouce dans la paume de la main.
— Pauvres! s'écria-t-elle. Et moi, qu'est-ce que je suis donc?
— Les comparaisons sont toujours odieuses, dit l'aveugle. Je n'en sais rien; ça ne me fait rien; ça ne me fait rien. Ce que je sais, c'est que nous sommes pauvres. Les affaires de mon ami ne sont pas brillantes; les miennes non plus. Il nous faut nos droits ou un dédommagement. D'ailleurs, vous savez tout cela aussi bien que moi; à quoi bon tant de paroles?»
Elle recommença à se promener d'un air terrifié, de long en large dans la chambre. À la fin, s'arrêtant brusquement devant lui:
«Est-ce qu'il est près d'ici? demanda-t-elle.
— Oui, tout près.
— Alors je suis perdue.
— Perdue, la veuve! dit l'aveugle avec calme. Au contraire; dites donc plutôt retrouvée. Voulez-vous que je l'appelle?
— Pour rien au monde, répondit-elle en frissonnant.
— Très bien, répliqua-t-il en croisant de nouveau ses jambes, car il avait fait mine de se lever pour aller à la porte. Comme vous voudrez, la veuve; sa présence n'est pas nécessaire, que je sache. Mais enfin, lui et moi, il faut bien que nous vivions. On ne peut pas vivre sans boire ni manger. On ne peut pas boire et manger sans avoir de l'argent… Je n'ai pas besoin de vous en dire davantage.
— Vous ne savez donc pas, reprit-elle, que je ne vis moi-même que de privations? Il faut que vous l'ignoriez apparemment. Si vous aviez des yeux et que vous pussiez les promener autour de vous dans ce pauvre réduit, vous auriez pitié de moi. Ah! mon ami, que votre propre affliction attendrisse aussi votre coeur en notre faveur et lui donne quelque sympathie pour ma misère!»
L'aveugle fit claquer ses doigts et répondit: «Vous n'êtes pas dans la question, madame, vous n'êtes pas dans la question. J'ai le coeur le plus tendre du monde, mais ça ne suffit pas pour vivre. Au contraire, je connais bien des gentlemen qui n'en vivent pas plus mal pour avoir la tête dure, mais qui ne feraient pas grand'chose d'un coeur tendre. Écoutez. Il s'agit ici d'une affaire qui n'a rien à voir avec les sympathies et le sentiment. En ma qualité d'ami commun, je désire arranger les choses d'une manière satisfaisante, si c'est possible, et c'est possible. Si vous êtes pauvre comme vous dites à présent, c'est que vous le voulez bien. Vous avez des amis qui ne vous laisseraient pas dans le besoin s'ils le savaient. Mon ami, à moi, est dans une position plus gênée et plus misérable qu'on ne peut croire, et, comme vous êtes l'un et l'autre les anneaux d'une même chaîne, il est tout naturel que ce soit de votre côté qu'il se tourne pour obtenir aide et assistance. Il a partagé longtemps mon logis et ma table: car, je vous le disais tout à l'heure, j'ai le défaut d'avoir le coeur tendre, et je ne puis m'empêcher, comme ami, de trouver qu'il a tout à fait raison de s'adresser à vous. Vous avez toujours eu un abri sur votre tête; lui, il a toujours erré sans asile. Vous avez votre fils pour vous aider et vous consoler; lui, il n'a personne. Il ne faut pas que tous les avantages soient du même côté. Puisque vous êtes embarqués dans le même bateau, il faut vous partager le lest avec plus d'équité.»
Elle allait prendre la parole, lorsqu'il l'en empêcha pour continuer:
«Le seul moyen de le faire, c'est de boursicoter pour moi et mon ami; et c'est le conseil que je voulais vous donner. Il ne vous en veut pas, à ce que je peux croire, madame; bien loin de là: car, malgré la dureté avec laquelle vous l'avez traité plus d'une fois, en le mettant pour ainsi dire à la porte, il a tant d'égards pour vous, je pense, que, même dans le cas où vous tromperiez aujourd'hui son attente, il consentirait à se charger de votre fils pour en faire un homme.»
Il prononça ces derniers mots avec une expression particulière et se tut pour en voir l'effet. La pauvre veuve ne répondit que par des larmes.
«C'est un garçon, dit l'aveugle d'un air réfléchi, qui paraît avoir des dispositions: on pourra en faire quelque chose. Il a l'air assez disposé, d'après ce que j'ai entendu ce soir de sa conversation avec vous, à essayer de changer un peu l'uniformité de la vie qu'il mène ici… Mais ce n'est pas tout ça. Mon ami a un besoin pressant de vingt livres sterling. Puisque vous refusez une pension pour vous, vous pouvez bien faire ça pour lui. Il serait désagréable de vous exposer à voir troubler la paix de votre maison. Vous avez l'air d'être bien ici, et il faut faire un petit sacrifice pour y rester tranquillement. Vingt livres, la veuve, ce n'est pas le diable. Vous savez bien où vous procurer ça, quand vous voudrez: un petit mot à la poste et tout est dit… vous avez vos vingt livres.»
Elle allait encore lui répondre, lorsqu'il l'arrêta de nouveau pour lui dire:
«Ne vous pressez pas trop de me donner votre réponse: vous pourriez vous en repentir. Pensez-y un peu. Vingt livres… prises dans la poche d'un autre… ce n'est pas difficile. Songez à tout ça. Je ne suis pas si pressé. Voici la nuit qui arrive, et, si vous ne me donnez pas à coucher ici, je n'irai toujours pas loin. Vingt livres! je vous donne vingt minutes pour y réfléchir, madame, une guinée à la minute, c'est bien joli. En attendant, je vais prendre un peu l'air, qui est très pur et très agréable dans ce pays.»
En même temps, il prit à tâtons le chemin de la porte, emportant avec lui sa chaise. Puis s'asseyant sous un chèvrefeuille touffu, et étendant ses jambes en travers de la porte pour que personne ne pût entrer ni sortir sans qu'il en eût connaissance, il tira de sa poche une pipe, une pierre à fusil, un briquet et de l'amadou, et se mit à fumer. La soirée était charmante; c'était dans la saison où le crépuscule est la plus jolie chose du monde. De temps en temps il s'arrêtait pour laisser la fumée de sa pipe monter lentement en spirales dans l'air, et pour renifler le parfum délicieux des fleurs. Il était là si à son aise! il était comme chez lui: on aurait cru qu'il n'en avait pas bougé de sa vie; et il attendait en maître de céans la réponse de la veuve et le retour de Barnabé.
CHAPITRE IV.
Quand Barnabé revint avec le pain demandé, la vue du bon vieux pèlerin fumant sa pipe et se mettant à son aise avec si peu de cérémonie, parut lui causer, même à lui, beaucoup de surprise, surtout lorsqu'il vit ce digne et pieux personnage, au lieu de serrer précieusement et avec soin son pain dans son bissac, le repousser négligemment sur la table, et tirer sa bouteille en l'invitant à s'asseoir pour boire un coup avec lui.
«Car, dit-il, je ne m'embarque jamais sans biscuit, comme vous voyez. Goûtez-moi ça. Est-ce bon?»
Les yeux de Barnabé en pleuraient et il toussait comme un malheureux, tant le grog était fort, ce qui ne l'empêcha pas de répondre que c'était excellent.
«Encore une goutte, dit l'aveugle; n'ayez pas peur, vous n'en prenez pas comme cela tous les jours.
— Tous les jours, cria Barnabé, dites donc jamais!
— Vous êtes trop pauvre, reprit l'autre avec un soupir. Voilà le mal. Votre mère, la pauvre femme, serait plus heureuse si elle était plus riche, Barnabé.
— Tiens! comme cela se trouve! C'est justement ce que je lui disais quand vous êtes venu ce soir, en voyant tout l'or qui brillait au ciel, dit Barnabé rapprochant sa chaise, et regardant attentivement l'aveugle en face. Dites-moi donc. N'y aurait-il pas quelque moyen de devenir riche, que je pourrais apprendre?
— Quelque moyen? il y en a cent.
— Vraiment? Comme vous dites ça! Eh bien! quels sont-ils?… ne vous tourmentez pas, mère, c'est pour vous que je fais cette question, ce n'est pas pour moi… quand je vous dis que c'est pour vous… Quels sont-ils, voyons?»
L'aveugle tourna sa face, où perçait un sourire de joie triomphante, du côté où la veuve se tenait en grand émoi.
«Mais, répondit-il, mon bon ami, ça ne se trouve pas comme ça à rester le derrière sur sa chaise.
— Sur sa chaise! cria Barnabé s'étirant les manches; ce n'est toujours pas moi que vous voulez dire; ou bien vous vous trompez joliment, moi qui suis souvent à courir avant le lever du soleil, pour ne rentrer à la maison qu'à la nuit. Vous me trouveriez dans les bois avant que le soleil en ait chassé l'ombre, et j'y suis bien des fois encore après que la lune brille au ciel, et regarde à travers les branches pour voir l'autre lune qui demeure dans l'eau. En allant à droite, à gauche, je cherche bien à trouver, dans l'herbe et dans la mousse, s'il n'y a pas quelqu'une de ces pièces de monnaie pour lesquelles elle se donne tant de mal à travailler et verse tant de larmes. Et, quand je suis couché à l'ombre, où je m'endors, c'est encore pour en rêver… Je rêve que j'en déterre des tas, que j'en vois des cachettes dans les broussailles, que je les vois étinceler dans le feuillage, comme des gouttes de rosée. Mais, avec tout cela, je n'en trouve jamais. Dites-moi donc où il y en a. Fallût-il un an pour y aller, j'y vais; parce que je sais bien comme vous qu'elle serait plus heureuse si elle m'en voyait revenir chargé. Parlez donc, je vous écoute, dussé-je vous prêter l'oreille toute la nuit.»
L'aveugle passa légèrement sa main sur toute la personne du pauvre diable; et, voyant qu'il avait les coudes plantés sur la table, le menton appuyé sur ses deux mains, qu'il se penchait avidement en avant, montrant dans toute son attitude l'intérêt et l'impatience dont il était animé, il s'arrêta une minute avant de lui répondre, pour laisser la veuve considérer la chose à loisir.
«C'est dans le monde, mon brave Barnabé, c'est dans les joyeux amusements du monde: ce n'est pas dans des endroits solitaires comme ceux où vous passez votre temps; c'est dans les foules, au milieu du bruit et du tapage.
— Bravo! bravo! cria Barnabé, en se frottant les mains, à la bonne heure! voilà ce que j'aime. Et Grip aussi. Voilà ce qu'il nous faut à tous les deux. Bravo!
— Dans les endroits, continua l'autre, comme il en faut à un jeune gars qui aime sa mère et qui peut faire là pour elle, et pour lui par-dessus le marché, en moins d'un mois, ce qu'il ne ferait pas ici dans toute sa vie… c'est-à-dire avec un ami, vous comprenez, pour lui donner de bons conseils.
— Vous entendez, mère? cria Barnabé, se retournant vers elle avec délice. Et puis maintenant venez donc me dire qu'il ne vaut pas seulement la peine qu'on le ramasse, quand même il serait là reluisant à nos pieds! Et pourquoi donc alors le recherchons-nous tant à présent, que, pour en avoir un peu, nous nous tuons de travail du matin jusqu'au soir?
— Certainement, dit l'aveugle, certainement… La veuve, n'avez- vous pas encore votre réponse prête? Est-ce que, ajouta-t-il tout bas, vous n'êtes pas encore décidée?
— Je veux vous dire un mot… à part.
— Mettez votre main sur ma manche, dit Stagg se levant de table, et je vous suivrai où vous voudrez. Courage, mon brave Barnabé! Nous reparlerons de ça. J'ai un caprice pour vous. Attendez-moi là un peu, je vais revenir… Allons, la veuve!»
Elle le mena à la porte, puis dans le petit jardin, où ils s'arrêtèrent.
«Il a bien choisi son commissionnaire, dit-elle à demi-voix; vous êtes bien l'homme qu'il faut pour représenter celui qui vous envoie.
— Je lui dirai cela de votre part, répondit Stagg. Comme il a beaucoup de considération pour vous, l'éloge que vous voulez bien faire de moi ne pourra que me relever dans son estime. Mais il nous faut nos droits, la veuve.
— Des droits! savez-vous qu'un seul mot de moi…?
— Pourquoi ne continuez-vous pas? répliqua l'aveugle avec calme, après un long silence. Est-ce que vous croyez que je ne sais pas bien qu'un mot de vous suffirait pour faire faire à mon ami le dernier pas de danse qu'il pût jamais faire dans ce monde? Que si, que je le sais bien. Eh bien, après? ne sais-je pas bien aussi que ce mot-là, vous ne le direz jamais, la veuve?
— Vous croyez ça?
— Si je le crois! j'en suis si sûr que je ne veux pas seulement que nous perdions notre temps à discuter cette question. Je vous répète qu'il nous faut nos droits, ou un dédommagement. Ne vous écartez pas de là, ou je retourne à mon jeune ami, car ce garçon- là m'intéresse, et j'ai envie de le mettre en bon chemin pour faire fortune. Bah! je sais bien ce que vous allez dire, ajouta-t- il bien vite; vous n'avez pas besoin de m'en parler, vous me l'avez déjà fait entendre. Vous voulez me demander si je ne devrais pas avoir pitié de vous, parce que je suis aveugle. Eh bien! non. Faut-il, parce que je ne vois pas, que vous vous imaginiez que je dois mieux valoir que ceux qui voient? Et de quel droit? Ne semble-t-il pas que la main de Dieu se manifeste plutôt à me priver de mes yeux qu'à vous laisser les vôtres? Voilà bien votre jargon, à vous autres! Oh! quelle horreur! c'est un aveugle et il a volé; ou bien il a menti; ou bien il a filouté. Voyez un peu la belle histoire! Parce qu'il n'a pour vivre que les liards que vous lui jetez dans sa sébile, le long des rues, il est bien plus coupable que vous qui pouvez voir, travailler, vivre enfin indépendants de la charité d'autrui. Le diable soit de vous! Parce que vous avez vos cinq sens, vous pouvez être aussi vicieux que vous voulez. Parce que nous n'en avons que quatre, et qu'il nous manque le plus précieux de tous, il faut que nous vivions bien moralement de notre infirmité. Voilà la justice et la charité du riche pour le pauvre, comme on l'entend par tout le monde!»
Il s'arrêta là-dessus un moment, et entendant sonner da l'argent dans la main de la veuve:
«Bon, s'écria-t-il, reprenant tout de suite son air posé, voilà qui peut arranger les affaires. Est-ce la somme, dites-moi, la veuve?
— Je veux d'abord que vous répondiez à une question. Vous dites qu'il est près d'ici. Est-ce qu'il a quitté Londres?
— S'il est près d'ici, la veuve, vous comprenez qu'il faut qu'il ait quitté Londres.
— Oui, mais, je veux dire, est-ce pour de bon? Vous savez bien.
— Oui, ma foi! c'est pour de bon. La vérité est que, s'il y était resté plus longtemps, cela pouvait avoir pour lui des conséquences désagréables. C'est la raison qui lui a fait quitter Londres.
— Écoutez, dit la veuve, faisant sonner des pièces de monnaie sur le banc près duquel ils étaient; comptez.
— Six, dit l'aveugle en les écoutant attentivement à mesure.
Comment! pas davantage?
— C'est l'épargne de cinq années. Six guinées.»
Il prit une des pièces dans sa main, la tâta soigneusement, la mit dans ses dents, la fit sonner sur le banc, et invita la veuve à continuer.
«Ces guinées-là, je les ai amassées sou par sou, pour les cas de maladie, ou dans la prévision de la mort qui pourrait m'enlever à mon fils. C'est le prix de cinq années de faim, de veilles et de travail. Si vous êtes disposé à les prendre, prenez-les, mais à la condition que vous quitterez la maison à l'instant, et que vous ne rentrerez plus dans cette chambre où mon fils est assis à vous attendre.
— Six guinées! dit l'aveugle, secouant la tête; il est vrai qu'elles sont de poids et de bon aloi, mais ce n'est pas les vingt guinées que je vous demande, la veuve; nous sommes loin de compte.
— Vous savez bien que, pour une somme pareille, il faut que j'écrive loin d'ici. Envoyer une lettre, recevoir la réponse tout cela demande du temps.
— Deux jours, peut-être? dit Stagg.
— Davantage.
— Quatre jours?
— Huit jours. Revenez d'aujourd'hui en huit, à la même heure; mais pas ici: vous m'attendrez au coin de la ruelle.
— Et par conséquent, dit l'aveugle d'un air rusé, je suis sûr de vous retrouver encore ici?
— Où voulez-vous que j'aille chercher un asile ailleurs? N'êtes- vous pas encore content, après m'avoir réduite à la mendicité et m'avoir dépouillée du petit trésor si chèrement amassé, que je sacrifie, en ce moment, pour pouvoir au moins rester chez moi?
— Hum! dit l'aveugle après quelques moments de réflexion: mettez- moi la face tournée du côté que vous dites, et juste dans le chemin. Suis-je bien là?
— Vous y êtes.
— Eh bien! d'aujourd'hui en huit au coucher du soleil. N'oubliez pas le garçon qui est là dedans. Quant à présent, bonsoir!»
Elle ne lui fit pas de réponse, et il n'en attendait pas. Il s'en alla lentement, retournant de temps en temps la tête, et s'arrêtant pour écouter, comme s'il était curieux de savoir s'il n'y avait pas quelqu'un par là qui l'observât. Les ombres de la nuit s'épaississaient rapidement; il fut bientôt perdu dans leur obscurité. Cependant, ce ne fut qu'après avoir traversé la ruelle, d'un bout à l'autre, et s'être assurée qu'il était parti, qu'elle rentra dans sa cabane et se dépêcha de barrer la porte et la fenêtre.
«Mère, dit Barnabé, qu'est-ce que vous faites donc? Où est l'aveugle?
— Il est parti.
— Parti! cria-t-il en sursaut. Je voulais encore lui parler. Par où est-il allé?
— Je ne sais pas, répondit-elle en le prenant à bras-le-corps. Il ne faut pas sortir ce soir: il y a des revenants et des rêves dehors.
— Ah! dit Barnabé, frissonnant tout bas.
— Il ne fait pas bon à bouger d'ici ce soir, et demain nous quittons la place.
— Quelle place? Cette cabane… avec le petit jardin, mère?
— Oui, demain matin au lever du soleil. Il nous faut aller à Londres; tâcher de nous perdre dans cette grande cohue: on nous suivrait à la trace dans toute autre ville: et puis, après cela, nous nous remettrons en route pour aller chercher quelque nouveau gîte.»
Il ne fallait pas grands efforts de persuasion pour réconcilier Barnabé avec l'idée d'un changement. Au premier moment il était fou de joie: le moment d'après il était accablé de chagrin, en songeant qu'il allait se séparer de ses amis les chiens. Le moment d'après, il était plus enchanté que jamais; puis il frissonnait à l'idée que sa mère lui avait parlé de revenants pour l'empêcher de sortir ce soir, et rien n'égalait sa terreur et la singularité de ses questions. À la fin, grâce à la mobilité de ses sentiments, il surmonta sa peur, et se couchant tout habillé, pour être plus tôt prêt le lendemain, il s'endormit bientôt devant le triste feu de tourbe.
La mère ne ferma pas l'oeil; elle resta près de lui à veiller. Chaque souffle de vent qu'elle entendait au dehors retentissait à ses oreilles comme ce pas redouté qu'elle connaissait si bien à sa porte, ou comme cette main scélérate posée sur le loquet; cette nuit calme de l'été fut pour elle une nuit d'horreur. Enfin, Dieu merci! le jour parut. Quand elle eut fini les petits préparatifs nécessaires pour son voyage, et fait à genoux sa prière avec bien des larmes, elle éveilla Barnabé qui, au premier appel, sauta gaiement sur ses pieds.
Son paquet d'habillements n'était pas bien lourd à porter, et Grip était plutôt un plaisir qu'une gêne. Au moment où le soleil darda sur la terre ses premiers rayons, ils fermèrent la porte de leur maison désormais abandonnée, et partirent. Le ciel était bleu et clair. L'air était frais et chargé de doux parfums. Barnabé, les yeux en l'air, riait à gorge déployée.
Mais, comme c'était un des jours qu'il avait l'habitude de consacrer à ses grandes excursions, un des chiens, le plus laid de tous, vint d'un bond à ses pieds et se mit à sauter autour de lui en signe de joie. Quand il fallut faire la grosse voix pour le faire retourner chez lui, cela coûta beaucoup à Barnabé. Le chien battit en retraite, reculant d'un air moitié incrédule, moitié suppliant; puis, après avoir reculé quelques pas, il s'arrêta.
C'était le dernier appel d'un vieux camarade, d'un ami fidèle… repoussé désormais. Barnabé ne put supporter cette idée, et, quand il fit de la main, en secouant sa tête, à son compagnon de plaisir et de promenade, le dernier signe d'adieu pour le renvoyer chez lui, il éclata en un torrent de larmes.
«Ah! ma mère, ma mère, comme il va avoir du chagrin, quand il viendra gratter à la porte et qu'il la trouvera toujours fermée!»
Il n'était pas le seul à penser au logis; elle-même, on voyait bien à ses yeux noyés dans les pleurs, qu'elle ne pouvait pas l'oublier; d'ailleurs elle ne l'aurait pas voulu, ni pour lui, ni pour elle, quand on lui aurait donné tout l'or du monde.
CHAPITRE V.
Dans le catalogue des grâces inépuisables que le ciel a faites à l'homme, celle qui doit occuper la première place, c'est, sans contredit, la faculté que nous avons de trouver quelques germes de consolation dans nos plus rudes épreuves: et ce n'est pas seulement parce qu'elle nous ranime et nous soutient quand nous avons le plus besoin de secours; mais c'est aussi parce que, dans cette source de consolations, il y a quelque chose, à ce que nous pouvons croire, qui émane de l'esprit divin; quelque chose de cette bonté suprême qui démêle au milieu de nos fautes une qualité qui les rachète, quelque chose que, même dans notre chute, nous partageons avec les anges; qui remonte au bon vieux temps où ils parcouraient la terre, et que, en partant, ils ont laissée derrière eux, par pitié pour nous.
Que de fois, pendant leur voyage, la veuve se rappela, d'un coeur reconnaissant, que, si Barnabé était si gai et si aimant, il le devait surtout à l'infirmité de son esprit! Que de fois elle se répétait que, sans cela, il aurait été triste, morose, dur, éloigné d'elle, qui sait? méchant et cruel, peut-être! Que de fois elle trouva une consolation dans la force de son fils, une espérance dans la simplicité de sa nature! Le monde était pour lui un monde de bonheur. Il n'y avait pas un arbre, une plante, une fleur, un oiseau, une bête, un faible insecte déposé sur l'herbe par le souffle de la brise d'été, qui ne fût un plaisir pour lui; et le plaisir de son fils était aussi le sien. Dans les conditions de sa vie, que de fils plus sensés auraient été pour elle un sujet de chagrin, pendant que ce pauvre idiot, avec la faiblesse de son esprit, remplissait le coeur de sa mère d'un sentiment de reconnaissance et d'amour! Leur bourse était bien légère: mais la veuve avait retenu pour elle une guinée du petit trésor qu'elle avait compté dans la main de l'aveugle; avec quelques pence qu'elle avait ramassés d'ailleurs, cela valait, pour leurs habitudes frugales, une bonne somme à la banque. Ils avaient, de plus, Grip avec eux; et souvent, quand il aurait fallu changer la guinée, ils n'avaient qu'à lui faire donner une représentation à la porte de quelque cabaret, ou sur la place d'un village, ou devant quelque maison de campagne, pour obtenir du caquet amusant de l'oiseau quelque secours, qu'ils n'auraient pas obtenu de la charité des gens.
Un jour, car ils avançaient lentement, et, malgré les carrioles et les charrettes où on voulait bien les recevoir quelquefois un bout de chemin, ils furent près d'une semaine en voyage, Barnabé, le corbeau sur l'épaule, et marchant devant sa mère, demanda la permission au concierge d'aller seulement jusqu'à un château sur la route, au bout de l'avenue, pour montrer son oiseau. Le brave concierge avait bonne envie de lui en accorder la permission, et s'y disposait sans doute, quand un gros gentleman, un fouet de chasse à la main, et la figure animée comme s'il avait bu un bon coup le matin, vint à cheval à la grille, en jurant et tempêtant plus qu'il n'était nécessaire pour se la faire ouvrir à l'instant.
«Avec qui donc êtes-vous là? dit-il tout en colère au concierge, qui lui ouvrait la grille à deux battants en lui ôtant son chapeau. Qu'est-ce que c'est que ces gens-là? hein? Vous êtes une mendiante, n'est-ce pas, la femme?»
La veuve répondit, avec une humble révérence, qu'ils étaient de pauvres voyageurs.
«Des coureurs, dit le gentleman, des vagabonds. Vous avez donc envie que je vous fasse faire connaissance avec le violon, hein? le violon, le billot et le fouet? d'où venez-vous?»
Elle, d'un ton timide, en le voyant rouge de fureur et en entendant sa grosse voix, le pria de ne pas se fâcher, car ils ne faisaient pas de mal et allaient se remettre en route sur-le- champ.
«Ah! voyez-vous ça? vous croyez que nous allons laisser rôder des vagabonds par ici? Je sais bien ce que vous venez faire. Vous venez voir s'il n'y a pas du linge qui sèche sur les haies, ou quelque poulet égaré sur les chemins. Hein? Qu'est-ce que tu as là dans ton panier, grand fainéant?
— Grip, Grip, Grip, Grip le malin, Grip le savant, Grip l'habile homme, Grip, Grip, Grip, cria le corbeau, que Barnabé s'était empressé de renfermer à l'approche du monsieur en colère. Je suis un démon, je suis un démon. N'aie pas peur, mon garçon. Hourra! coa, coa, coa. Polly, mets sur le feu la bouilloire, nous allons prendre le thé.
— Sors-moi cette vermine, drôle, dit le gentleman, que je la voie.»
Barnabé, sur une invitation si gracieuse, prit son oiseau avec crainte et tremblement, et le posa à terre. Grip ne se sentit pas plutôt libre qu'il déboucha au moins cinquante bouteilles à la file et se mit à danser, regardant en même temps le gentleman avec une insolence sans pareille, et tournant de côté sa tête en spirale, comme s'il avait juré de la démancher.
Les glouglous du bouchon parurent faire plus d'impression sur l'esprit du gentleman que le babil de l'oiseau, sans doute parce qu'ils répondaient mieux à ses habitudes et à ses goûts. Il voulut lui faire répéter cet exercice; mais, malgré ses ordres péremptoires et les cajoleries de Barnabé, Grip resta sourd à la requête et garda un morne silence.
«Viens me l'amener,» dit le gentleman en montrant du doigt le château. Mais Grip, qui ne s'endormait pas, s'était douté de la chose, et se mit à sauter devant eux, échappant à la poursuite de son maître; il battait des ailes et criait en courant: «Marguerite,» afin d'annoncer à la cuisinière qu'il arrivait de la compagnie, pour laquelle elle ferait bien de préparer une petite collation.
Barnabé et sa mère, chacun de leur côté, accompagnaient le gentleman qui, du haut de son cheval, les regardait, de temps en temps, d'un oeil fier et farouche, vociférant par-ci par-là quelque question dont Barnabé trouvait le ton si sévère que, dans son trouble, il n'y faisait point de réponse. Ce fut dans une occasion de ce genre que, voyant le gentleman disposé à le châtier à coups de fouet, la veuve prit la liberté de l'informer à voix basse, et la larme à l'oeil, que son fils était imbécile.
«Tu es donc idiot, hein? dit le gentleman en regardant Barnabé. Y a-t-il longtemps que tu es idiot?
— La mère sait ça, dit timidement Barnabé. Moi je crois que je l'ai toujours été.
— C'est de naissance, dit la veuve.
— Je ne crois pas ça, dit le gentleman, je n'en crois pas un mot. C'est une excuse pour faire le paresseux. Il n'y a rien de bon comme le fouet pour guérir ça tout de suite. Je vous réponds qu'il ne me faudrait pas dix minutes pour lui faire passer cette maladie-là.
— Le ciel y a mis vingt-deux ans déjà, monsieur, sans y réussir, dit la veuve avec douceur.
— Alors, pourquoi ne le faites-vous pas enfermer? Nous payons pourtant assez cher en province pour ces institutions-là, que Dieu confonde! Mais c'est que vous aimez mieux le promener pour demander l'aumône, comme de raison. Oh! je vous connais bien.»
Or, ce gentleman avait plusieurs petits surnoms d'amitié dans ses connaissances. Les uns l'appelaient «un gentilhomme campagnard de la bonne roche,» d'autres «un gentilhomme campagnard du bon temps,» d'autres «un Nemrod,» d'autres «un Anglais pur sang,», d'autres «un vrai John Bull;» mais tous ils s'accordaient en un point: c'est que c'était bien dommage qu'il n'y en eût pas beaucoup comme lui, et que c'était là ce qui faisait que le pays marchait tous les jours à sa ruine. Il était juge de paix: il savait à peine écrire son nom lisiblement; mais il avait des qualités de premier ordre. D'abord, il était très sévère pour les braconniers; ensuite il n'y avait pas de meilleur tireur, de cavalier plus intrépide; nul n'avait de meilleurs chevaux, de meilleurs chiens; il mangeait de la viande, il buvait du vin comme personne; il n'y avait pas, dans tout le comté, un homme comme lui pour se coucher tous les soirs plus aviné, sans qu'il y parût le lendemain matin. Il se connaissait en bêtes chevalines aussi bien qu'un vétérinaire; il avait des connaissances en écurie, qui faisaient honte à son premier cocher. Il n'avait pas un porc dans ses étables qui pût se vanter d'être aussi glouton que son maître. Il n'avait pas un siège au Parlement en personne, mais il était extrêmement patriote, et menait ses gens au vote haut la main. C'était un des plus chauds partisans de l'Église et de l'État, et il n'aurait pas, au grand jamais, donné un bénéfice de son ressort à un curé qui n'aurait pas justifié de boire ses trois bouteilles à son repas, et de chasser le renard dans la perfection. Il n'avait aucune confiance dans l'honnêteté des pauvres gens qui avaient le malheur de savoir lire et écrire, et, dans le fond de l'âme, il n'avait pas encore pardonné à sa femme d'en savoir là- dessus plus long que lui. Bien entendu qu'il avait épousé cette dame pour cette bonne raison que ses amis appelaient «la bonne vieille raison anglaise,» à savoir que les deux propriétés se touchaient. Bref, si nous appelons Barnabé un idiot et Grip une créature de pur instinct animal, je ne sais plus trop comment qualifier notre gentilhomme.
Il poussa jusqu'à la porte d'une belle habitation où l'on montait par un perron; au bas des marches se tenait un domestique pour prendre le cheval. Puis il les conduisit dans un grand vestibule qui, tout spacieux qu'il était, sentait encore les orgies de la veille. Des manteaux de cheval, des cravaches, des brides, des bottes à revers, des éperons, etc., étaient épars de tous côtés et composaient, avec quelques grands andouillets et des portraits de chevaux et de chiens, le principal embellissement de la pièce.
Il se jeta dans un grand fauteuil, qui, par parenthèse, lui servait souvent à ronfler, la nuit, quand il se trouvait que, ces jours-là, il avait été, selon ses admirateurs, plus beau gentilhomme campagnard encore que de coutume; et il donna l'ordre au valet de dire à sa maîtresse de descendre; et aussitôt on vit, un peu agitée, à ce qu'il semblait, par cet appel inaccoutumé, paraître une dame beaucoup plus jeune que lui, qui n'avait pas l'air d'être bien forte de santé, ni bien heureuse.
«Tenez! vous qui n'aimez pas à suivre les chiens en bonne Anglaise, regardez-moi ça; ça vous fera peut-être plus de plaisir.»
La dame sourit, s'assit à quelque distance de lui, et jeta sur
Barnabé un regard de commisération.
«C'est un idiot, à ce que dit cette femme, remarqua le gentleman, en secouant la tête, quoique je ne croie pas ça.
— Est-ce que vous êtes sa mère? demanda la dame.
— Oui, madame.
— Qu'est-ce que vous avez besoin de lui demander ça? dit le gentleman en fourrant ses mains dans ses goussets; vous savez bien qu'elle ne dira pas non. Il est probable que c'est un imbécile qu'elle aura loué à tant par jour. Là! voyons! faites-lui faire quelque chose.»
Cependant Grip avait retrouvé sa civilité: il voulut bien condescendre, à la prière de Barnabé, à répéter son vocabulaire et à exécuter toutes ses gentillesses avec le plus grand succès. Le tire-bouchon, glou et l'encouragement ordinaire: «N'aie pas peur, mon garçon,» amusèrent si bien le gentleman, qu'il demanda bis pour cette partie du rôle: mais Grip rentra dans son panier, et finit par refuser décidément d'ajouter un mot de plus. La dame aussi prit beaucoup de plaisir à l'entendre; mais rien ne divertit son mari comme l'obstination de l'animal dans son refus: il en poussa des éclats de rire à faire trembler la maison, et demanda combien il valait.
Barnabé eut l'air de ne pas comprendre la question, et probablement il ne la comprenait pas.
«Son prix? dit le gentleman, faisant sonner de l'argent dans son gousset. Qu'est-ce que vous en voulez? Combien?
— Il n'est pas à vendre, répondit Barnabé, se dépêchant de fermer le panier et d'en passer la courroie dans son col. Mère, allons- nous-en!
— Voyez-vous comme c'est un idiot, madame la savante? dit le gentleman, jetant à sa femme un regard méprisant. Il n'est déjà pas si bête pour faire valoir sa marchandise. Et vous, la vieille, voyons! Qu'est-ce que vous en voulez?
— C'est le fidèle camarade de mon fils, dit la veuve; il n'est pas à vendre, monsieur, je vous assure.
— Pas à vendre! cria le gentleman, dix fois plus rouge, plus enroué, plus tapageur que jamais; pas à vendre!
— Je vous assure que non, répondit-elle. Nous n'avons jamais eu l'idée de nous en séparer, monsieur; c'est la vérité pure.»
Il allait évidemment faire quelque réplique violente, lorsque, ayant attrapé au passage quelques mots prononcés tout bas par sa femme, il se tourna vivement vers elle pour lui dire: «Hein? quoi?
— Je dis que nous ne pouvons pas les forcer à vendre leur oiseau s'ils ne veulent pas, répondit-elle d'une voix faible. S'ils préfèrent le garder…
— S'ils préfèrent le garder! répéta-t-il après elle. Des gens comme ça, qui traînent dans le pays pour vagabonder et voler de toutes mains, préférer garder un oiseau, quand un propriétaire terrier, un juge de paix, demande à l'acheter! Voilà une vieille femme qui a été à l'école! c'est bien facile à voir. Ne me dites pas que non, cria-t-il de tous ses poumons à la veuve. Moi, je vous dis que si.»
La mère de Barnabé se reconnut coupable d'avoir été à l'école; mais, disait-elle, il n'y avait pas de mal à ça.
«Pas de mal! Non, pas de mal! pas de mal à ça, vieille rebelle, pas le moindre mal. Si j'avais seulement ici mon greffier, je te ferais tâter du billot, ou je te fourrerais dans la geôle pour apprendre à rôder à droite, à gauche, à l'affût d'un tas de menus larcins, bohémienne que tu es. Ici, Simon, jetez-moi ces filous-là dehors, et qu'on les mette à la porte, par la grand'route. Ah! vous ne voulez pas vendre cet oiseau, et vous venez mendier ici l'aumône! S'ils ne détalent pas plus vite que ça, mettez-moi les chiens à leurs trousses.»
Ils n'attendirent pas leur reste et se mirent à se sauver en toute hâte, laissant le gentleman tempêter tout seul, car la pauvre dame s'était déjà retirée auparavant, et firent en vain tout ce qu'ils purent pour faire taire Grip, qui, excité par le bruit, déboucha des bouteilles tout le long de l'avenue, de quoi régaler une ville entière, apparemment pour se réjouir méchamment d'avoir été la cause de tout ce tapage. Ils étaient déjà presque arrivés à la loge du concierge, quand un autre domestique, sorti des massifs voisins, en faisant semblant de les presser de s'en aller, mit un écu dans la main de la veuve, en lui disant tout bas que c'était de la part de la dame, et ferma doucement sur eux la porte.
Quand la veuve s'arrêta avec son fils à la porte d'un cabaret, à quelques milles de là, et qu'elle entendit vanter par ses amis le caractère du juge de paix, en songeant à cet incident, elle ne put s'empêcher de penser qu'il faudrait peut-être quelque chose de plus qu'une capacité d'estomac remarquable et un goût prononcé pour les chenils et les écuries, pour former un parfait gentilhomme campagnard, ou un Anglais pur sang, ou un vrai John Bull, et que peut-être aussi c'était abuser de ces éloges que de les déshonorer ainsi dans l'application. Elle ne se doutait guère alors qu'une circonstance si futile dût avoir jamais quelque influence sur leur sort; mais elle ne l'apprit que trop du temps et de l'expérience.
«Mère, dit Barnabé, pendant qu'ils étaient assis le lendemain sur un chariot qui devait les mener jusqu'à dix milles de la capitale, nous allons commencer, m'avez-vous dit, par aller à Londres; y verrons-nous l'aveugle?»
Elle allait lui répondre: «Dieu nous en garde!» mais elle se retint et se contenta de lui dira: «Non, je ne crois pas. Pourquoi cette question?
— C'est un homme d'esprit, dit Barnabé d'un air pensif; je voudrais bien me retrouver encore avec lui. Qu'est-ce qu'il disait donc des foules? Que l'or se trouvait dans les endroits où il y avait de la foule, et non pas parmi les arbres, ni dans des endroits si tranquilles? Il avait l'air d'aimer ça; et, comme il ne manque pas de foule à Londres, je crois bien que je le trouverai là.
— Mais, mon cher enfant, pourquoi donc tenez-vous tant à le voir?
— Parce que, dit Barnabé en la regardant d'un air sérieux, il me parlait de l'or, qui est une chose bien précieuse, et que vous- même, vous avez beau dire, vous voudriez bien en avoir, j'en suis sûr. Et puis, il n'a fait que paraître et disparaître d'une manière si étrange! Il m'a rappelé ces vieux bonshommes à tête grise, qui viennent quelquefois au pied de mon lit, la nuit, me dire un tas de choses que je ne puis plus me rappeler le lendemain, quand il fait jour. Il m'avait dit qu'il me reparlerait avant de partir: je ne sais pas pourquoi il ne m'a pas tenu parole.
— Mais, mon cher Barnabé, je croyais que vous ne pensiez jamais, auparavant, à être riche ou pauvre, et je vous ai toujours vu content comme vous étiez.»
Il se mit à rire en la priant de lui répéter ça. Puis il se mit à crier: «Hé! hé!… oh! oui;» et recommença de rire. Mais bientôt il lui passa une autre chose par la tête, qui chassa ce sujet de son esprit, pour faire place elle-même à quelque autre rêve aussi fugitif.
Cependant il était évident, par ce qu'il venait de dire, et par sa persévérance à revenir plusieurs fois là-dessus dans le courant de la journée et encore le lendemain, que la visite de l'aveugle et surtout ses paroles s'étaient fortement emparées de son esprit. L'idée de la richesse lui était-elle vraiment venue, pour la première fois, en regardant ce soir-là les nuages dotés dans le ciel, quoiqu'il eût eu souvent sous les yeux des images pareilles auparavant à l'horizon? Ou bien était-ce leur vie misérable et pauvre qui, par contraste, lui avait, depuis longtemps, mis cette idée dans la tête? Ou bien fallait-il croire, comme il le pensait, que c'était l'assentiment fortuit donné par l'aveugle à ces pensées, qu'il couvait dans son esprit qui l'avait décidé? Serait- ce, enfin, qu'il avait été frappé davantage de cette circonstance, parce que c'était le premier aveugle avec lequel il avait jamais fait conversation? C'était un mystère pour la mère. Elle fit tout ce qu'elle put pour obtenir quelque éclaircissement, mais ce fut en vain: il est probable que Barnabé lui-même ne s'en rendait pas compte.
Elle était très malheureuse de lui voir toucher cette corde; mais tout ce qu'elle pouvait faire, c'était de l'amener doucement à quelque autre sujet pour chasser celui-là de son esprit. Quant à le mettre en garde contre leur visiteur, à montrer quelque crainte ou quelque soupçon à cet égard, elle craignait que ce ne fût plutôt le moyen de redoubler l'intérêt que lui portait déjà Barnabé, et de lui faire souhaiter davantage la rencontre après laquelle il soupirait; elle espérait, en se plongeant dans la foule, échapper à la poursuite terrible qu'elle fuyait; puis ensuite, en s'échappant de Londres avec précaution pour aller plus loin, elle voulait, si c'était possible, aller encore chercher une retraite inconnue où elle pût trouver la solitude et la paix.
À la fin, ils arrivèrent à la station où on devait les déposer, à dix milles de Londres, et y passèrent la nuit, après avoir fait marché avec un autre voiturier, moyennant peu de chose, pour se faire emmener le lendemain dans une carriole qui s'en retournait à vide, et qui devait partir à cinq heures du matin. Le voiturier fut exact, la route était bonne, sauf un peu de poussière que la chaleur et la sécheresse rendaient étouffante; et, à sept heures du matin, le 2 juin 1780, qui était un vendredi, ils mirent pied à terre au bas du pont de Wesminster, prirent congé de leur conducteur, et se trouvèrent seuls ensemble sur le pavé brûlant; car la fraîcheur que la nuit répand sur ces carrefours populeux était déjà partie, et le soleil brillait dans tout son lustre.
CHAPITRE VI.
Ne sachant où aller après, et effarouchés par la foule de gens qui étaient déjà sur pied, ils s'assirent à l'écart dans une des retraites du pont pour se reposer. Ils s'aperçurent bientôt que le courant d'activité générale se portait tout entier d'un côté, et qu'il y avait un nombre infini de personnes qui traversaient la Tamise de la rive de Middlesex à celle de Surrey, avec une précipitation extraordinaire et dans un état d'excitation évident. Elles étaient, le plus souvent, réunies par petits pelotons de deux ou trois, ou même d'une demi-douzaine, se parlaient peu, quelquefois observaient un silence absolu, et suivaient leur route d'un pas pressé, comme des gens absorbés par un but unique et commun.
Barnabé et sa mère furent surpris de voir presque tous les hommes de ce grand rassemblement, qui passaient devant eux sans discontinuer, porter une cocarde bleue à leur chapeau, et ceux qui n'avaient pas cette décoration, passants inoffensifs, se montrer inquiets et chercher timidement à éviter l'attention et les attaques des autres, auxquels ils laissaient le haut du pavé, par voie de conciliation. C'était d'ailleurs assez naturel, vu l'infériorité de leur nombre: car ceux qui portaient des cocardes bleues étaient à ceux qui n'en portaient pas dans la proportion de quarante ou cinquante au moins contre un. Cependant on ne voyait point de querelles. Les cocardes bleues se pressaient comme des essaims, cherchant à se passer l'une l'autre, et se hâtant de tout leur pouvoir au milieu de la multitude, échangeant seulement un regard, et encore pas toujours, avec les passants qui n'appartenaient pas à leur association.
Au commencement, le courant populaire s'était borné à occuper les deux trottoirs; un petit nombre de traînards seulement se rencontraient sur la chaussée. Mais, au bout d'une demi-heure environ, le passage fut complètement bloqué par la foule qui, serrée et compacte à présent, embarrassée dans les charrettes et les voitures qu'elle rencontrait, ne pouvait plus avancer que lentement, et quelquefois même se voyait obligée de faire des haltes, de huit ou dix minutes.
Au bout de deux heures environ, le nombre des passants commença à diminuer sensiblement; on les vit, petit à petit, s'éclaircir, débarrasser le pont, disparaître, sauf quelques traînards à cocardes, qui, se sentant en retard, le visage poudreux et échauffé, pressaient le pas pour ne point arriver trop tard, ou s'arrêtaient à demander le chemin qu'avaient pris leurs amis, et se hâtaient, après s'être renseignés, de marcher dans cette direction avec une satisfaction visible. Au milieu de cette solitude relative, qui lui semblait si étrange et si nouvelle après la foule qui l'avait précédée, la veuve eut, pour la première fois, l'occasion de s'informer à un vieillard, qui était venu s'asseoir près d'eux, de ce que signifiait ce concours extraordinaire de gens.
«Mais d'où donc venez-vous? répondit-il, si vous n'avez pas entendu parler de la Grande Association de lord Georges Gordon. C'est aujourd'hui qu'il présente à la Chambre la pétition contre les catholiques. Que Dieu l'assiste!
— Eh bien! qu'est-ce que tous ces gens-là ont à voir là dedans? demanda-t-elle.
— Ce qu'ils ont à voir là dedans? Comme vous y allez! Vous ne savez donc pas que Sa Seigneurie a déclaré qu'elle ne présenterait rien à la Chambre s'il n'y avait pas, pour soutenir la pétition, quarante mille hommes au moins à la porte, et des gaillards solides? Jugez de la foule qu'il va y avoir.
— Quelle foule, en effet! dit Barnabé. Entendez-vous, mère?
— Ils vont, à ce qu'on dit, reprit le vieillard, passer une revue de plus de cent mille hommes. Ah! vous n'avez qu'à laisser faire lord Georges. Il connaît bien son pouvoir. Il y a de puissants visages à ces trois fenêtres là-bas (et il montrait la chambre des Communes qui dominait la rivière), qui vont devenir pâles comme la mort en voyant ce soir lord Georges monter à la tribune: et ils n'auront pas tort. Eh! eh! laissez faire Sa Seigneurie, c'est un malin.»
Et là-dessus, marmottant, riant dans sa barbe, et remuant son index d'un air significatif, il se leva à l'aide de son bâton, et s'en alla comme un château branlant.
«Mère, dit Barnabé, quelle brave foule dont il parle là. Allons!
— Pas pour la rejoindre, toujours, cria-t-elle.
— Si, si, répondit-il en tirant les manches de sa veste. Pourquoi pas? Allons!
— Vous ne savez pas, dit-elle avec instance, le mal que ces gens- là peuvent faire, où ils peuvent vous conduire, ni quelles sont leurs intentions. Pour l'amour de moi…
— C'est justement pour l'amour de vous, cria-t-il en lui tapotant les mains. C'est bien cela, pour l'amour de vous, mère. Vous vous rappelez bien ce que l'aveugle nous disait de l'or. Voilà une brave foule! Allons! ou plutôt, attendez que je sois revenu; attendez-moi là.»
Avec toute l'énergie de sa crainte maternelle, elle essaya, mais en vain, de le détourner de son idée. Il était baissé à boucler son soulier, quand un fiacre passa rapidement devant eux, et, de l'intérieur, une voix ordonna au cocher de s'arrêter.
«Jeune homme! dit la voix.
— Qu'est-ce qu'on me veut? cria Barnabé en levant les yeux.
— Est-ce que vous ne voulez pas porter cette décoration? reprit l'étranger en lui tendant une cocarde bleue.
— Au nom du ciel, n'en faites rien; ne la lui donnez pas, s'écria la veuve.
— Parlez pour vous, bonne femme, dit l'autre froidement. Laissez le jeune homme faire ce qu'il lui plaît. Il est assez grand pour se décider tout seul; il n'a plus besoin de s'accrocher aux cordons de votre tablier. Il sait bien, sans que vous ayez besoin de le lui dire, s'il veut ou non porter le signe d'un fidèle Anglais.»
Barnabé, tremblant d'impatience, se mit à crier: «Oui, oui, je veux le porter.» Il avait déjà répété ce cri plus de vingt fois, quand l'homme lui jeta une cocarde en lui disant: «Dépêchez-vous de vous rendre aux Champs de Saint-Georges.» Puis il ordonna au cocher de prendre le trot et les laissa là.
Barnabé, les mains tremblantes d'émotion, était en train d'attacher de son mieux ce signe de ralliement à son chapeau, répondant avec vivacité aux larmes et aux instances de sa mère, lorsque deux gentlemen qui passaient de l'autre côté jetèrent les yeux sur eux, et, voyant Barnabé occupé à s'embellir de cet ornement, se dirent quelques mots à l'oreille et revinrent sur leurs pas, à leur rencontre.
«Qu'est-ce que vous faites donc là à vous reposer? dit l'un d'eux, habillé tout en noir, avec de grands cheveux clairsemés sur sa tête, et une canne à la main. Pourquoi n'avez-vous pas suivi les autres?
— J'y vais, monsieur, répliqua Barnabé finissant sa besogne et mettant son chapeau d'un air crâne; j'y cours à l'instant.
— Dites donc milord et non pas monsieur, jeune homme, si vous voulez bien, quand Sa Seigneurie vous fait l'honneur de vous adresser la parole, dit le second gentleman avec un air de doux reproche; si vous n'avez pas reconnu lord Georges Gordon tout de suite, il est grand temps maintenant.
— Non, non, Gashford, dit lord Georges, pendant que Barnabé se découvrait et lui faisait un beau salut. Ça ne fait pas grand'chose dans un jour comme celui-ci, que tout Anglais fidèle se rappellera avec orgueil et plaisir; couvrez-vous, l'ami, et suivez-nous, car vous êtes en arrière et vous allez arriver trop tard. Voilà qu'il est dix heures passées. Vous ne saviez donc pas que le rassemblement se faisait à dix heures précises?
Barnabé secoua la tête en les regardant l'un après l'autre, comme s'il ne se doutait pas de ce qu'on voulait lui dire.
«Vous auriez dû le savoir, l'ami, dit Gashford. C'était bien convenu. D'où venez-vous donc, que vous êtes si mal informé?
— Il n'est pas dans le cas de vous répondre, monsieur, dit la veuve. Cela ne sert à rien de l'interroger. Nous ne faisons que d'arriver de bien loin dans la province, et nous ne savons rien de tout cela.
— Il paraît que la cause a poussé loin ses racines, et qu'elle étend déjà ses branches de tous côtés, dit lord Georges à son secrétaire. Bonne nouvelle, et que Dieu soit loué!
— Ainsi soit-il! cria Gashford d'un air solennel.
— Vous ne m'avez pas comprise, milord, dit la veuve. Pardon, vous vous méprenez cruellement sur ce que j'ai voulu dire. Nous n'entendons rien à tout ce qui se passe, et nous n'avons ni l'intention ni le droit d'y prendre avec vous la moindre part. Ce jeune homme est mon fils, mon pauvre fils, infirme d'esprit, et qui m'est plus cher que la vie. Au nom du ciel, milord, allez- vous-en sans lui; épargnez-lui la tentation de vous suivre dans quelque danger.
— Ma bonne femme, dit Gashford, comment est-il possible? Je ne vous comprends pas. Qu'est-ce que vous nous parlez de tentation et de danger? Est-ce que vous prenez milord pour le lion de l'Écriture, qui chercha quelqu'un à dévorer? Que le bon Dieu vous bénisse!
— Non, non, milord; pardonnez-moi, reprit la veuve éplorée, lui mettant les deux mains sur la poitrine, sans savoir ce qu'elle faisait ni ce qu'elle disait, dans le trouble de son ardente prière; mais j'ai des raisons de vous supplier de céder à mes larmes, aux larmes d'une mère. Au nom du ciel! laissez-moi mon fils. Il n'est pas dans son bon sens; il ne sait pas ce qu'il fait, je vous le jure.
— Voyez, dit lord Georges, reculant devant les mains de la veuve et rougissant tout à coup, voyez un peu la perversité de ce siècle! On traite de folie le zèle de ceux qui veulent servir fidèlement la bonne cause. Avez-vous bien le coeur de parler comme cela de votre propre fils, mère dénaturée?
— Vous m'étonnez, dit Gashford à la veuve, avec une espèce de sévérité sans aigreur; voilà un triste échantillon de la dépravation des femmes!
— Il n'en a toujours pas l'air, dit lord Georges jetant un coup d'oeil sur Barnabé, et demandant tout bas à son secrétaire s'il était vrai que le gars avait l'esprit dérangé. Et, quand ce serait, nous ne devons pas nous arrêter à une bagatelle comme ce prétendu dérangement d'esprit. Qui de nous (et il rougit encore) échapperait à ce reproche, si c'était un cas d'exclusion?
— Pas un de nous, répliqua le secrétaire. Dans un cas comme celui-ci, plus il y a de zèle, de fidélité, de bonne volonté, plus la vocation est écrite là-haut, et plus sainte est la folie. Quant à ce jeune homme, milord, ajouta-t-il en retroussant légèrement sa lèvre, pendant qu'il regardait Barnabé, qui était là debout, à tourner dans les mains son chapeau, et à leur faire signe en cachette de partir, soyez sûr qu'il a toute sa raison, et qu'il est aussi sain d'esprit que pas un.
— Ah çà! désirez-vous faire partie de la Grande Association? dit lord Georges en s'adressant à lui; avez-vous l'intention d'être un des nôtres?
— Oui! oui! dit Barnabé, l'oeil étincelant. Certainement que j'en ai l'intention. Je le lui disais à elle-même, pas plus tard que tout à l'heure.
— Je vois ce que c'est, répliqua lord Georges en jetant à la malheureuse mère un regard de reproche; je m'en doutais. Eh bien! vous n'avez qu'à me suivre, moi et ce gentleman, et vous allez accomplir votre désir.»
Barnabé déposa sur la joue de sa mère un tendre baiser, et lui disant d'avoir bon courage, que leur fortune était faite, il marcha derrière eux. Elle aussi, la pauvre femme, elle se mit à les suivre, en proie à une terreur et à un chagrin inexprimables.
Ils marchèrent rapidement le long de Bridge-Road, dont toutes les boutiques étaient fermées; car en voyant passer cette cohue, et dans la crainte de leur retour, les gens n'étaient pas rassurés pour leurs marchandises et les vitres de leurs fenêtres; on pouvait apercevoir à l'étage supérieur de leurs maisons tous les habitants réunis à leurs croisées, regardant en bas dans la rue avec des visages alarmés, où se peignaient diversement l'intérêt, l'attente et l'indignation. Les uns applaudissaient, les autres sifflaient. Mais sans faire attention à ces manifestations, et tout entier au bruit du vaste rassemblement voisin, qui retentissait à ses oreilles comme le mugissement de la mer, lord Georges Gordon hâta le pas et se trouva bientôt dans les Champs de Saint-Georges.
C'étaient réellement des champs à cette époque, et même très étendus. On y voyait rassemblée une multitude immense, portant des drapeaux de toute forme et de toute grandeur, mais tous d'une couleur uniforme, tous bleus, comme les cocardes. Il y avait des pelotons qui faisaient des évolutions militaires, d'autres en ligne, en carré, en cercle. Un grand nombre des détachements qui marchaient sur le champ de parade et de ceux qui restaient stationnaires, chantaient des psaumes et des hymnes. Quel que fût le premier qui en avait eu l'idée, elle n'était pas mauvaise: car le son de ces milliers de voix élevées dans les airs était fait pour remuer l'âme la plus insensible, et ne pouvait manquer de produire un effet merveilleux sur les enthousiastes de bonne foi dans leur égarement.
On avait posté en avant du rassemblement des sentinelles pour annoncer l'arrivée du chef. Quand celles-ci se furent repliées pour passer le mot d'ordre, il circula en un moment dans toute la troupe, et il y eut alors un moment de profond et morne silence, pendant lequel les masses se tinrent si tranquilles et si immobiles, qu'on ne voyait plus, partout où pouvaient se porter les yeux, d'autre mouvement que celui des bannières flottantes. Puis tout à coup éclata un hourra terrible, puis un second, puis un autre. L'air en était ébranlé et déchiré comme par un coup de canon.
«Gashford, cria lord Georges, serrant le bras de son secrétaire tout contre le sien, et parlant avec une émotion qui se trahissait également par l'altération de sa voix et de ses traits, je sens maintenant que je suis prédestiné; je le vois, je le sais. Je suis le chef d'une armée. Ils me sommeraient en ce moment, d'une commune voix, de les conduire à la mort, que je le ferais; oui! dussé-je tomber le premier moi-même.
— En effet, c'est un fier et grand spectacle, dit le secrétaire; une noble journée pour l'Angleterre et pour la grande cause du monde. Recevez, milord, l'hommage d'un humble mais dévoué serviteur…
— Qu'allez-vous faire? lui cria son maître en le prenant par les deux mains, car il avait fait mine de s'agenouiller à ses pieds; cher Gashford, n'allez pas me mettre hors d'état de remplir les devoirs qui m'attendent dans ce glorieux jour.» Et en disant ces mots le pauvre gentleman avait des larmes dans les yeux. «Passons à travers leurs rangs; il nous faut trouver une place dans quelque division pour notre nouvelle recrue. Donnez-moi la main.»
Gashford glissa sa froide, son insidieuse main, dans l'étreinte fanatique de son maître, et alors, la main dans la main, toujours suivis de Barnabé et de sa mère, ils se mêlèrent à la foule.
L'Association, pendant ce temps-là, s'était remise à chanter, et, à mesure que leur chef passait dans les rangs, tous élevaient leurs voix à qui mieux mieux. Parmi ces ligueurs, coalisés pour défendre jusqu'à la mort la religion de leur pays, il y en avait beaucoup qui n'avaient pas même entendu ni psaume ni cantique de leur vie. Mais comme c'étaient de fameux lurons, pour la plupart, cela ne les empêchait pas d'avoir de bons poumons, et, comme ils aimaient naturellement à chanter, ils braillaient toutes les ribauderies et toutes les sottises qui leur passaient par la tête, sachant bien que cela se perdrait dans le choeur général des voix, et ne s'inquiétant guère d'ailleurs qu'on s'en aperçût ou non. Il y eut bien de ces gaudrioles chantées jusque sous le nez de lord Georges Gordon; mais sans faire attention à leurs flonflons, il continua sa marche avec sa roideur habituelle et sa majesté solennelle, charmé, édifié de la piété de ses partisans.
Ils allaient donc toujours, toujours, tantôt sur le front de cette ligne, tantôt derrière celle-là, tournant autour de la circonférence de ce cercle, longeant les quatre côtés de ces carrés, et il y en avait sans fin à passer en revue, de ces cercles, de ces carrés, de ces lignes. La chaleur du jour était arrivée à son apogée; la réverbération du soleil sur la place du rassemblement la rendait encore plus étouffante: ceux qui portaient les lourdes bannières commençaient à se sentir défaillir, et prêts à tomber de lassitude. La plupart des frères et amis ne se gênaient pas pour ôter leurs cravates et déboutonner leurs habits et leurs gilets. Dans le centre, un certain nombre d'entre eux, accablés par l'excès de la chaleur rendue plus insupportable encore par la multitude dont ils étaient entourés, se jetaient sur le gazon, tout haletants, offrant d'un verre d'eau tout ce qu'ils avaient d'argent. Et pourtant pas un homme ne quittait la place, pas même parmi ceux qui souffraient le plus; et pourtant lord Georges, tout ruisselant de sueur, continuait sa marche avec Gashford; et pourtant Barnabé et sa mère les suivaient de près avec persévérance.
Ils étaient arrivés au bout d'une longue ligne d'environ huit cents hommes sur une seule file et lord Georges avait tourné la tête derrière lui, quand on entendit un cri de reconnaissance, à demi étouffé comme tous les cris que la voix fait entendre en plein air au milieu d'une foule; et aussitôt un homme sortit des rangs avec un grand éclat de rire, et posa sa lourde main sur l'épaule de Barnabé.
«Eh quoi! s'écria-t-il, Barnabé Rudge? Voilà un siècle qu'on ne vous a vu. Où diable étiez-vous donc caché?»
Dans ce moment-là, Barnabé pensait à toute autre chose; l'odeur du gazon foulé aux pieds lui rappelait ses vieilles parties de cricket, du temps qu'il était petit garçon et qu'il allait jouer sur la pelouse de Chigwell. Surpris de cette apostrophe soudaine et tapageuse, il fixa sur le personnage ses yeux effarouchés, sans pouvoir dire autre chose que «Est-ce bien Hugh que je vois?»
— Oui-da, Hugh en personne, répéta l'autre; Hugh du Maypole. Vous rappelez-vous mon chien? Il vit toujours et il va bien vous reconnaître, je vous en réponds. Mais, Dieu me pardonne! je crois que vous portez nos couleurs? Tant mieux, ma foi, tant mieux! Ha! ha!
— Vous connaissez ce jeune homme-là, à ce que je vois? dit Lord
Georges.
— Si je le connais, milord! je le connais aussi bien que ma main droite. Mon capitaine aussi le connaît: nous le connaissons tous.
— Voulez-vous le prendre dans votre division?
— Il n'y a pas un garçon meilleur, ni plus agile, ni plus décidé que Barnabé Rudge, dit Hugh; je parie avec qui voudra qu'on ne trouve pas son pareil. Il va marcher, milord, entre Dennis et moi; et c'est lui qui va porter, ajouta-t-il en prenant un drapeau des mains d'un camarade fatigué, c'est lui qui va porter le plus gai drapeau de soie de cette vaillante armée.
«Dieu du ciel! non, cria la veuve eu s'élançant devant eux.
Barnabé… milord… voyez… il faut qu'il revienne; Barnabé,
Barnabé.
— Comment, des femmes dans le camp! cria Hugh se jetant entre eux et les séparant. Holà! capitaine, à l'ordre!
— Qu'est-ce qu'il y a donc? cria Simon Tappertit, qui accourut en toute hâte et tout échauffé. Vous appelez cela de l'ordre!
— Ma foi! non, capitaine, répondit Hugh, tenant toujours la veuve en respect avec ses mains étendues; c'est bien plutôt du désordre. Les dames ne sont bonnes ici qu'à détourner nos vaillants soldats de leurs devoirs. Elles auraient bientôt rempli la place, si on les laissait faire. Allons, vite!
— Serrez les rangs! cria Simon à plein gosier; en avant, marche!»
La pauvre femme était tombée sur le gazon. Tout le camp était en mouvement. Barnabé était entraîné au coeur d'une masse épaisse de ligueurs; elle ne le voyait plus.
CHAPITRE VII.
La populace ameutée avait été tout d'abord divisée en quatre sections; celles de Londres, de Westminster, de Southwark et d'Écosse. Chacune de ces divisions se décomposait elle-même en divers corps, dont la figure et les contours, étant loin d'offrir un ensemble uniforme, présentaient au premier coup d'oeil un ordre auquel il était impossible de rien comprendre, excepté peut-être pour les chefs et les commandants: car, pour les autres, c'était comme le plan de bataille qui n'est pas fait pour être compris du simple soldat, dont l'affaire est de se faire tuer en attendant. Pourtant, il ne faudrait pas croire que ce grand corps n'eût pas une méthode à lui. Car il n'y avait pas cinq minutes qu'on avait commandé le mouvement, que déjà la masse s'était répartie en trois grandes sections, prêtes à passer chacune, selon les ordres donnés antérieurement, la rivière sur un pont différent, et à se diriger par détachements séparés sur la chambre des Communes.
C'est à la tête de la section qui avait pour direction le pont de Wesminster, que lord Georges Gordon prit sa place. Il avait Gashford à sa droite et autour de lui une espèce d'état-major composé de sacripants et de coupe-jarrets. La conduite de la seconde section, qui devait passer par Black-friars, était confiée au Comité d'administration, composé de douze citoyens. La troisième enfin, qui devait prendre London-Bridge, et traverser les rues d'un bout à l'autre pour mieux faire connaître et apprécier leur nombre aux bons bourgeois de Londres, était commandée par Simon Tappertit (assisté par quelques officiers subalternes, pris dans la confrérie des Bouledogues unis), par Dennis, le bourreau, et quelques autres.
Au commandement de: «Marche!» chacun de ces grands corps prit le chemin qui lui était assigné, et se forma dans un ordre parfait, et dans un profond silence. Celui qui traversa la Cité surpassait de beaucoup les autres en nombre, et tenait une si grande étendue, dans son développement, que, lorsque l'arrière-garde commença à se mettre en mouvement, la tête était déjà à plus de quatre milles en avant, quoique les hommes marchassent trois de front, en emboîtant le pas.
En tête de cette division, à la place que Hugh, dans la fougue de son humeur folâtre, lui avait assignée, entre ce dangereux compagnon et le bourreau marchait Barnabé, et bien des gens qui plus tard se rappelèrent ce jour-là n'oublièrent pas non plus la figure qu'il y faisait. Étranger à toute autre pensée qu'à son extase passagère, la face animée, l'oeil étincelant de plaisir, sentant à peine le poids de la grande bannière dont il était chargé, et ne songeant qu'à la faire briller au soleil et flotter à la brise d'été, il avançait, plus fier, plus heureux, plus exalté qu'on ne peut dire: c'était peut-être le seul coeur insouciant, la seule créature innocente de toute l'émeute.
«Que pensez-vous de ça? lui demanda Hugh en passant au travers des rues encombrées par la foule, et en lui faisant lever les yeux vers les fenêtres garnies de spectateurs. Les voilà tous sortis pour voir nos drapeaux et nos banderoles. Hein, Barnabé? Ma foi! c'est Barnabé qui est le héros de la fête! C'est son drapeau qui est le plus grand, et le plus beau, par-dessus le marché! Il n'y a rien, dans tout le cortège, qui approche de Barnabé. Tous les yeux sont tournés sur lui. Ha! Ha! ha!
— Ne faites donc pas tant de tapage, frère, dit le bourreau en grognant, et en lançant du côté de Barnabé un coup d'oeil qui n'avait rien de flatteur. J'espère qu'il ne s'imagine pas qu'il n'y a rien à faire qu'à porter ce chiffon bleu, comme un petit garçon qui porte sa bannière à la procession. Vous êtes prêt à agir sérieusement, je suppose, hein? C'est à vous que je parle, ajouta-t-il en poussant rudement du coude Barnabé. Qu'est-ce que vous faites là à bayer aux corneilles? Pourquoi ne répondez-vous pas?»
Barnabé, en effet, n'avait d'yeux que pour son drapeau. Pourtant, sur cette apostrophe, il promena un regard hébété du bourreau au camarade Hugh, qui dit à l'autre:
«Il ne sait pas ce que vous voulez lui dire; attendez, je vais le lui faire comprendre. Barnabé, mon vieux, écoute-moi bien.
— Je vais vous écouter, dit-il en regardant autour de lui avec inquiétude; mais je voudrais bien la voir, et je ne la vois pas.
— Voir qui? demanda Dennis d'un ton bourru. Seriez-vous par hasard amoureux? j'espère que non. Il ne manquerait plus que ça. Nous n'avons que faire d'amoureux ici.
— Ah! qu'elle serait fière de me voir comme ça! hein? Hugh, dit Barnabé. Comme elle serait contente de me voir à la tête de ce grand spectacle! Elle en pleurerait de joie, j'en suis sûr; où donc peut-elle être? Elle ne me voit jamais à mon avantage; et pourtant, qu'est-ce que ça me fait d'être gai et pimpant, si elle n'est pas là pour en jouir?
— Bon! voilà-t-il pas un beau céladon! s'écria M. Dennis avec le plus suprême dédain. Ah çà! est-ce que vous croyez que nous prenons dans l'Association des amoureux pour faire du sentiment?
— Ne vous tourmentez pas, frère, lui dit Hugh. C'est de sa mère qu'il parle.
— De sa quoi? dit M. Dennis avec un abominable juron.
— De sa mère.
— Et vous croyez que je suis venu me mêler à cette division-ci, que je suis venu prendre part à ce jour mémorable pour entendre des petits garçons appeler leurs mamans! répondit en grondant M. Dennis avec le plus profond dégoût. L'idée d'une maîtresse, c'était déjà assez ennuyeux; mais une maman!»
Et il en eut si mal au coeur, qu'il cracha par terre sans pouvoir ajouter un mot.
«Barnabé a raison, cria Hugh avec une grimace. Mais je vais vous dire, mon garçon; regardez-moi bien, mon brave. Si elle n'est pas ici pour vous admirer, c'est que j'ai eu soin d'elle: je lui ai envoyé une demi-douzaine de gentlemen, chacun avec un beau drapeau bleu, quoique pas si beau de moitié que le vôtre, pour la mener, en grande cérémonie, à une maison magnifique, tout ornée de banderoles d'or et d'argent, et de mille autres choses plaisantes à voir, où elle va attendre que vous soyez revenu, et où je vous réponds qu'elle ne manque de rien.
— Ah! vraiment? dit Barnabé, la figure rayonnante de plaisir.
Voilà qui me réjouit! À la bonne heure, mon bon Hugh!
— Bah! ce n'est rien en comparaison de ce que nous allons voir, reprit Hugh en clignant de l'oeil à Dennis, qui regardait avec un grand étonnement son nouveau compagnon d'armes.
— Comment! est-ce vrai?
— Oh mais, rien du tout. De l'argent, des chapeaux à cornes avec des plumets, des habits rouges brodés d'or, tout ce qu'il y a de plus beau au monde, maintenant et jamais, tout cela est à nous, si nous promettons à ce noble gentleman, le meilleur gentleman de la terre, de porter nos drapeaux pendant quelques jours sans les perdre: nous n'avons pas plus que ça à faire.
— Quoi! pas plus que ça? cria Barnabé avec des yeux animés, en serrant de toutes ses forces la hampe de son étendard. Je vous réponds, alors, que ce n'est pas moi qui perdrai le mien. Laissez faire, il est en bonnes mains. Vous me connaissez, Hugh: n'ayez pas peur que personne me le prenne.
— Voilà qui est bien parlé, cria Hugh; ha! ha! noblement parlé. Je reconnais là mon intrépide Barnabé, avec qui j'ai tant de fois sauté et fait des tours. Je savais bien que je ne me trompais pas sur son compte… Est-ce que vous ne voyez pas, ajouta-t-il à l'oreille de Dennis, vers lequel il s'était rapproché, que ce garçon-là est imbécile, et qu'on peut lui faire faire tout ce qu'on voudra si on sait le prendre? Sans bêtise, savez-vous qu'il vaut douze hommes à lui tout seul? vous n'avez qu'à essayer. Laissez-moi faire, vous verrez bientôt s'il peut nous être utile ou non.»
M. Dennis reçut ces explications avec des signes de tête et des clignements d'yeux qui annonçaient sa complète édification; et, à partir de ce moment, il changea de ton avec Barnabé. Hugh, mettant son doigt à son nez pour lui recommander d'être discret, retourna prendre sa première place, et ils avancèrent en silence.
Il était de deux à trois heures de l'après-midi quand les trois grandes divisions se trouvèrent réunies à Westminster, et formant une masse formidable, poussèrent ensemble un hourra terrible. Ce n'était pas seulement pour annoncer leur présence, c'était surtout un signal, pour ceux qui étaient chargés de ce soin, qu'il était temps de prendre possession des corridors des deux chambres, de tous les accès qui y aboutissaient, ainsi que des escaliers de la galerie. Ce fut aux escaliers que Dennis et Hugh, toujours avec leur disciple au milieu d'eux, se précipitèrent tout droit, Barnabé ayant remis son drapeau à un de leurs camarades, chargé de garder ce dépôt à la porte. Pressés par derrière par ceux qui les suivaient, ils se trouvèrent emportés comme une vague jusqu'à la porte même de la galerie, d'où il était impossible de revenir sur ses pas, quand on en aurait eu envie, à raison de la multitude qui obstruait les passages. On dit souvent par une expression familière, en parlant d'une grande foule, qu'on aurait pu marcher dessus, tant elle était serrée. C'est justement ce qui se fit: car un petit garçon qui s'était trouvé, je ne sais comment, dans la bagarre, et qui était en grand danger d'être étouffé, grimpa sur les épaules d'un homme près de lui, et courut sur les chapeaux et les têtes des gens jusqu'à la rue voisine, traversant dans sa course toute la longueur des deux escaliers et une longue galerie. Au dehors les rangs n'étaient pas moins épais: car un panier jeté dans la foule fut ballotté de tête en tête, d'épaule en épaule, et, tournant comme un toton sur lui-même, disparut au loin, sans être tombé par terre une seule fois.
Dans cette vaste cohue, il y avait bien par-ci par-là quelques honnêtes fanatiques; mais la plus grande partie se composait de l'écume et du rebut de Londres, de gens tarés, de bandits, encouragés par un mauvais code de lois pénales, par de mauvais règlements dans les prisons, par une organisation de police détestable, si bien que les membres des deux chambres du Parlement qui n'avaient pas eu la précaution de se rendre de bonne heure à leur poste étaient obligés de faire le coup de poing pour pénétrer dans ces masses et se faire faire un passage.
On arrêtait, on brisait leurs voitures, on en arrachait les roues, on réduisait les glaces en atomes de poussière, on enfonçait les panneaux; les cochers, les laquais, les maîtres, étaient enlevés de leurs sièges et roulés dans la boue; lords, évêques, députés, sans distinction de personnes ou de partis, recevaient des coups de pied, des bourrades, des bousculades, passaient de main en main par tous les traitements les plus injurieux; et, quand ils finissaient par arriver à l'assemblée, c'était avec leurs habits en loques, leurs perruques arrachées, qu'ils s'y présentaient sans voix et sans haleine, tout couverts de la poudre qu'on avait fait tomber de leurs cheveux sur toute leur personne, à force de les battre et de les secouer. Il y eut un lord qui resta si longtemps dans les mains de la populace, que les pairs en corps résolurent de faire une sortie pour le reprendre, et se disposaient réellement à exécuter leur dessein, lorsque heureusement il apparut au milieu d'eux tout couvert de boue et tout meurtri de coups, à peine reconnaissable aux yeux de ses meilleurs amis. Le bruit et le vacarme ne faisaient que croître de moment en moment. L'air était plein de jurons, de huées, de hurlements; l'émeute furieuse mugissait sans cesse, comme un monstre enragé qu'elle était, et chaque insulte nouvelle dont elle se rendait coupable enflait encore sa furie.
À l'intérieur, l'aspect des choses était peut-être encore plus menaçant. Lord Georges, précédé d'un homme qui faisait porter sur un crochet une immense pétition à travers le couloir jusqu'à la porte de la chambre, où deux huissiers vinrent la recevoir et la déplier sur la table disposée pour la soutenir, était venu de bonne heure occuper sa place, avant même que le président fit la prière. Ses partisans avaient profité de ce moment pour remplir en même temps, comme nous avons vu, le couloir et les avenues. Les membres n'étaient donc plus seulement arrêtés en passant dans les rues, mais on sautait sur eux jusque dans les murs mêmes du parlement, pendant que le tumulte, au dedans et au dehors, couvrait la voix de ceux qui voulaient prendre la parole. Ils ne pouvaient pas seulement délibérer sur le parti que leur conseillait la prudence dans une pareille extrémité, ni s'animer les uns les autres à une résistance noble et ferme. Chaque fois qu'il arrivait un membre, les habits en désordre et les cheveux épars, cherchant à percer, à son corps défendant, la foule du couloir, on était sûr d'entendre pousser un cri de triomphe, et, au moment où la porte de la chambre entr'ouverte avec précaution pour le faire entrer, laissait jeter à la foule un regard rapide sur l'intérieur, ils en devenaient plus sauvages et plus farouches, comme des bêtes fauves qui ont vu leur proie, et ils faisaient contre les battants du portail une poussée à rompre les serrures et les verrous dans leurs gâches et à ébranler jusqu'aux solives du plafond.
La galerie des étrangers, placée immédiatement au-dessus de la porte de la chambre, avait été fermée par ordre à la première nouvelle des troubles, et par conséquent elle était vide. Seulement lord Georges allait s'y asseoir de temps en temps pour être plus à portée d'aller au haut de l'escalier qui y aboutissait, pour répéter au peuple ce qui se faisait à l'intérieur. C'est sur cet escalier qu'étaient postés Barnabé, Hugh et Dennis. Il y avait deux montées de marches, courtes, hautes, étroites, parallèles l'une à l'autre, et conduisant aux deux petites portes communiquant avec un passage bas qui ouvrait sur la galerie. Entre elles deux était une espèce de puits ou de jour sans vitres pour faire circuler l'air et la lumière dans le couloir, qui pouvait bien avoir de dix-huit à vingt pieds de profondeur.
Sur un de ces petits escaliers, non pas celui où se montrait en haut, de temps en temps, lord Georges, mais l'autre, se tenait Gashford, le coude appuyé sur la rampe, la tête posée sur sa main, avec l'expression d'astuce qui lui était familière. Chaque fois qu'il changeait le moins du monde cette attitude, ne fût-ce que pour remuer doucement le bras, vous étiez sûr d'entendre un redoublement de cris furieux, non seulement là, mais dans le couloir au-dessous, où il faut croire qu'il y avait un homme en vedette à examiner constamment ses moindres mouvements.
«À l'ordre! cria Hugh d'une voix de stentor qui domina l'émeute et le tumulte, en voyant apparaître lord Georges sur l'escalier. Des nouvelles! milord apporte des nouvelles!»
Le bruit n'en continua pas moins, malgré cela, jusqu'à ce que Gashford se fût retourné. Aussitôt le plus profond silence régna, même parmi le peuple qui encombrait les passages au dehors ou les autres escaliers, et qui n'avait pu rien entendre, mais qui n'en reçut pas moins le signal de se taire avec une merveilleuse rapidité.
«Messieurs, dit lord Georges très pâle et très agité, soyons fermes! On parle ici d'ajourner, mais il ne nous faut pas d'ajournement. On parle de prendre notre pétition en considération pour mardi prochain, mais il faut qu'on la mette en délibération tout de suite. On montre des dispositions peu favorables au succès de notre cause, mais il faut réussir; nous le voulons!
— Il faut réussir; nous le voulons!» répéta la foule en écho.
Alors, au milieu de leurs cris et de leurs applaudissements, il les salua, se retira, et, presque tout de suite, revint sur ses pas. Sur un second geste de Gashford, le plus profond silence se rétablit à l'instant.
«J'ai bien peur, dit-il, que, pour cette fois-ci, nous n'ayons pas lieu, messieurs, d'espérer justice du parlement. Mais il nous la faut, nous nous retrouverons; nous devons placer notre confiance dans la Providence, et elle bénira nos efforts.»
Comme ce discours était un peu plus modéré que l'autre, il ne fut pas reçu avec la même faveur. Le bruit et l'exaspération étaient à leur comble, lorsqu'il revint encore leur dire qu'on venait de donner l'alarme à plusieurs milles à la ronde; qu'aussitôt que le roi allait apprendre la force de leur rassemblement, il était hors de doute que Sa Majesté enverrait des ordres particuliers pour les satisfaire; enfin, il continuait cette harangue anodine, irrésolue et languissante, lorsqu'on vit tout à coup apparaître deux gentlemen à la porte, où il se terrait; ils passèrent devant lui et, descendant une ou deux marches, regardèrent le peuple avec assurance.
La hardiesse de cette démarche les prit au dépourvu. Mais ils furent bien plus déconcertés encore lorsque l'un de ces gentlemen, se tournant vers lord Georges, lui dit d'une voix calme et recueillie, mais assez haut pour que tout le monde pût bien l'entendre:
«Voulez-vous me faire le plaisir de dire à ces gens-là, milord, que c'est moi qui suis le général Conway, dont ils ont entendu parler; que je suis opposé à leur pétition et à toute leur conduite dans cette affaire, ainsi qu'à la vôtre? Veuillez bien leur dire aussi que je suis militaire, et que je saurai protéger la liberté de la chambre le sabre en main. Vous savez, milord, que nous sommes tous armés ici aujourd'hui; vous savez que le passage pour aborder la chambre est étroit, et vous n'ignorez pas qu'il y a pour le défendre des gens déterminés, qui feront tomber sans vie plus d'un des votres, si vous les laissez persévérer. Faites attention à ce que vous allez faire.
— Et moi, milord Georges, dit l'autre gentleman, s'adressant à lui de même, j'ai besoin de vous dire, moi, le colonel Gordon, votre proche parent, que s'il y a, dans cette foule qui nous assourdit de ses cris, un homme, un seul homme qui franchisse le seuil de la chambre des Communes, je donne ici ma parole d'honneur qu'au même instant je passerai mon sabre au travers, non pas de son corps, mais du vôtre.»
Là-dessus, ils remontèrent les marches à reculons, le visage toujours tourné vers la foule, prirent le noble lord mal inspiré par ses ardeurs religieuses, chacun par un bras, l'entraînèrent par le corridor et fermèrent la porte, qu'on entendit à l'instant barricader en dedans.
Tout cela fut si vite fait, et la mine que faisaient les deux gentlemen, qui n'étaient pas de jeunes fous, était si brave et si résolue, que, ma foi, les gens de l'émeute n'étaient pas fiers et se regardaient les uns les autres d'un air timide et chancelant. Il y en avait déjà qui se retournaient du côté des portes. Quelques autres encore, moins hardis, criaient qu'il n'y avait plus qu'à s'en aller, et demandaient qu'on leur livrât passage, la confusion et la panique s'accrurent rapidement. Gashford parlait tout bas avec Hugh.
«Eh bien! cria ce dernier de toutes ses forces, pourquoi donc vous en aller là-bas, vous autres? Où pouvez-vous donc être mieux qu'ici? une bonne poussade contre cette porte et une autre en même temps à la porte d'en bas, et le tour est fait. Allons, hardi! Quant à la porte en dessous, laissez reculer ceux qui ont peur, et que ceux qui n'ont pas peur rivalisent à qui passera le premier. Tenez! vous allez voir.»
Au même instant, il s'élança par-dessus la rampe dans le couloir au-dessous, et il n'était pas relevé sur ses jambes, que Barnabé était à ses côtés. Le second chapelain et quelques membres des Communes, qui étaient là à supplier le peuple de se retirer, se retirèrent précipitamment. Et aussitôt, poussant un grand cri, la foule se jeta des deux côtés pêle-mêle contre les portes, pour assiéger en règle la chambre.
En ce moment, où un second effort allait les mettre en face de leurs ennemis sur la défensive à l'intérieur, et faire inévitablement couler le sang dans une lutte désespérée, on vit la foule par derrière lâcher pied, sur le bruit qui circula de bouche en bouche, qu'un messager était allé par eau chercher des troupes, qui, déjà se formaient en lignes dans les rues. La populace, qui n'était pas curieuse de soutenir une charge dans les étroits passages où elle était bloquée, se mit à s'en aller avec autant d'impétuosité qu'elle était venue. Barnabé et Hugh furent entraînés dans le courant, et là, à force de jouer des coudes, de lutter à coups de poings, de piétiner sur ceux qui tombaient en fuyant ou d'être piétinés à leur tour, ils finirent, eux et la masse dont ils étaient entourés, par s'écouler petit à petit dans la rue, où débouchait justement en toute hâte un gros détachement de gardes à pied et de gardes à cheval, balayant devant eux la place avec tant de rapidité, qu'il semblait que la populace fondait sur leurs pas.
Au commandement de: «Halte!» la troupe forma ses rangs à travers la rue. Les émeutiers, haletants et épuisés à la suite de leurs derniers efforts pour se tirer de peine, en firent autant, mais d'une manière irrégulière et désordonnée. L'officier qui commandait la force armée vint à cheval en toute hâte dans l'espace qui les séparait, accompagné d'un magistrat et d'un huissier de la chambre des Communes, auxquels deux cavaliers s'étaient empressés de prêter leur cheval. On lut le Riot Act mais pas un homme ne bougea.
Au premier rang des insurgés se tenaient Barnabé et Hugh. Quoiqu'un avait jeté dans les mains de Barnabé, quand il sortit dans la rue, son précieux drapeau, qui, roulé maintenant tout autour de la hampe, avait l'air d'une canne de géant, à voir comme il la portait haute et ferme, en se tenant sur ses gardes. Si jamais homme, dans la sincérité de son âme, se crut engagé dans une juste cause, et se sentit résolu à rester fidèle à son chef jusqu'à la mort, c'était bien le pauvre Barnabé, inféodé à lord Georges Gordon.
Après avoir en vain essayé de se faire entendre, le magistrat donna l'ordre de charger, et les horse-guards se mirent à chevaucher à travers la foule, pendant qu'il galopait encore de côté et d'autre, pour exhorter le peuple à se disperser; et, quoique les soldats reçussent des pierres assez grosses pour que quelques-uns d'entre eux fussent tout meurtris, leurs ordres ne leur permettaient que de faire prisonniers les insurgés les plus ardents, et d'écarter les autres avec le plat de leurs sabres. En voyant les chevaux venir sur elle, la foule céda sur plusieurs points, et les gardes, profitant de leur avantage, eurent bientôt nettoyé le terrain; cependant, deux ou trois de ceux qui marchaient à l'avant-garde, et qui étaient en ce moment presque isolés des autres par la foule où ils s'étaient engagés, poussèrent droit à Hugh et à Barnabé, que sans doute on leur avait désignés comme les deux hommes qui s'étaient élancés d'en haut dans le couloir. Ils avançaient donc petit à petit, donnant aux plus mutins, sur leur route, quelques estafilades légères, qui jetaient par-ci par-là quelque blessé dans les bras de ses camarades, au milieu des gémissements et de la confusion.
À la vue de ces figures effrayées et sanglantes, qu'il aperçut un moment devant lui, avant qu'elles eussent disparu dans la foule, Barnabé devint pâle et se sentit faillir le coeur. Mais il n'en resta pas moins ferme à son poste, serrant dans son poing le drapeau, et tenant l'oeil fixé sur le soldat le plus voisin, avec quelques signes de tête qu'il faisait à Hugh en réponse aux conseils que ce mauvais génie lui soufflait à l'oreille.
Le soldat donna de l'éperon, fit reculer son cheval sur les gens qui le pressaient de tous côtés, distribuant avec son sabre quelques coups de manchette à ceux qui portaient les mains sur la rêne pour arrêter son coursier, et faisant signe à ses camarades de venir à son aide, pendant que Barnabé, sans reculer d'une semelle, attendait sa venue. Plusieurs insurgés lui crièrent de se sauver, d'autres s'approchaient de lui pour le faire échapper, quand la hampe du drapeau s'abaissa sur leurs têtes, et, le moment d'après, la selle du cavalier était vide.
Alors Hugh et lui firent demi-tour et s'enfuirent à travers la foule qui leur livra passage et le ferma bien vite, pour qu'on ne vit pas par où ils s'étaient enfuis; hors d'haleine, échauffés, couverts de poussière, ils arrivèrent au bord du fleuve sains et saufs, et montèrent dans un bateau qui les eut mis bientôt à l'abri de tout danger immédiat.
En descendant le fleuve, ils entendaient distinctement les applaudissements du peuple, et même, supposant que peut-être ils avaient forcé par ce trait d'audace la troupe à battre en retraite, ils restèrent un moment suspendus sur leurs rames, ne sachant s'ils devaient revenir ou non. Mais la populace, en passant sur le pont de Westminster, ne tarda pas à leur assurer que le rassemblement était dispersé, et Hugh, ayant conjecturé des applaudissements de tout à l'heure que c'était une acclamation de la multitude pour remercier le magistrat d'avoir renvoyé la force armée, à la condition expresse que chacun s'en retournerait tranquillement chez soi, et que, par conséquent, lui et Barnabé ne pouvaient pas mieux faire que de s'en aller aussi, résolut de descendre avec Barnabé jusqu'à Blackfriars, au bout du pont, et de gagner de là l'hôtel de la Botte, où ils étaient sûrs de trouver, non seulement bon vin et bon logis, mais certainement aussi quelques camarades qui viendraient les rejoindre. Barnabé y consentit, et ils se mirent à ramer vers Blackfriars.
Heureusement pour eux, ils arrivèrent au bon moment. Il était temps. En entrant dans Fleet-Street, ils trouvèrent toute la rue en révolution; et, quand ils en demandèrent la cause, on leur dit qu'il venait de passer un détachement de horse-guards au galop, escortant à Newgate quelques insurgés prisonniers, qu'on allait coffrer là. Bien contents d'avoir échappé par bonheur à cette cavalcade, ils ne perdirent pas de temps à faire plus de questions, et se rendirent à la Botte aussi vite qu'ils purent; Hugh pourtant modérant le pas, par prudence, pour ne pas se compromettre en attirant sur eux l'attention du public.
CHAPITRE VIII.
Ils avaient été des premiers à gagner la taverne; mais il n'y avait pas dix minutes qu'ils y étaient, qu'on vit arriver, à la suite les uns des autres, quelques groupes composés de gens qui avaient fait partie du rassemblement. Parmi eux étaient M. Dennis et Simon Tappertit, qui tous deux, mais surtout le premier, saluèrent Barnabé de la manière la plus cordiale, en le félicitant de la prouesse qu'il avait faite.
«Et nom d'un chien, dit Dennis en plantant dans un coin son gourdin avec son chapeau dessus, et en s'attablant avec eux, ça me fait grand plaisir d'y penser. Quelle occasion! Mais non, on l'a laissée passer sans rien faire. Ma foi! je ne sais plus ce qu'on attend. De ce temps-ci le peuple n'a plus d'âme. Voyons, apportez- nous quelque chose à boire et à manger. Décidément je suis dégoûté de l'humanité.
— Sous quel rapport? demanda M. Tappertit, qui venait d'éteindre l'ardeur de sa physionomie dans cinq ou six pots de bière. Est-ce que vous ne regardez pas ça comme un joli commencement, maître Dennis?
— Qu'est-ce qui me dit que ce commencement là n'est pas aussi la fin? répliqua le bourreau. Quand ce militaire a été abattu, nous pouvions prendre Londres. Mais non, nous restons là à bayer aux corneilles… le juge de paix… ah! que j'aurais voulu lui mettre une balle de pistolet dans chaque oeil, pour mieux lui faire tourner la prunelle, quand il a dit aux gens: «Mes enfants, si vous voulez me donner votre parole de vous disperser, je vais congédier la troupe.» Alors, voilà mes gaillards qui poussent un hourra, qui jettent à leurs pieds les atouts qu'ils ont dans la main, et qui filent comme une meute docile de petits chiens qu'ils sont. Ah! dit le bourreau, du ton d'un profond dégoût, je rougis de honte d'être le semblable de pareilles créatures; j'aurais mieux aimé naître boeuf ou bélier, ma parole la plus sacrée.
— Vous n'auriez toujours pas risqué d'avoir un caractère plus désagréable qu'à présent, répliqua Simon Tappertit, en sortant avec une majesté superbe.
— Ne comptez pas là-dessus; j'aurais du moins des cornes dont je ne ménagerais pas les fameux héros qui nous honorent ici de leur compagnie; je ne ferais d'exception que pour ces deux-là, montrant Hugh et Barnabé, pour la résolution qu'ils ont montrée seuls aujourd'hui.»
Après cette justice douloureuse rendue à leur courage, M. Dennis chercha quelque consolation dans son rosbif froid et dans un cruchon de bière, mais sans détendre les plis de sa triste et sombre figure, dont ces distractions solides et liquides augmentèrent plus qu'elles ne dissipèrent, par leur influence, l'expression sinistre.
La compagnie présente, si durement diffamée par Dennis, n'aurait pas été en reste de récrimination, peut-être même en serait-on venu aux coups, s'ils n'avaient pas été tous si fatigués et si découragés. La plus grande partie d'entre eux étaient encore à jeun; ils avaient tous énormément souffert de la chaleur, et dans les cris, les efforts violents, l'excitation de la journée, un bon nombre avaient perdu la voix et presque la force de se tenir. Ils ne savaient plus que faire; ils craignaient les suites de ce qu'ils avaient fait; ils sentaient bien qu'après tout ils avaient échoué dans leur plan, et qu'ils n'avaient guère fait qu'empirer les affaires. Si bien que, de ceux qui étaient venus à la Botte, en moins d'une heure il y en eut beaucoup de partis; et les plus honnêtes, les plus sincères, se promirent bien de ne plus jamais recommencer l'expérience qu'ils avaient faite le matin. Quelques autres restèrent, mais seulement pour se rafraîchir, et s'en retourner après chez eux, tout démoralisés. D'autres enfin, qui n'avaient pas manqué jusque-là de fréquenter régulièrement ce lieu de rendez-vous, s'en dispensèrent tout à fait. La demi-douzaine de prisonniers tombés entre les mains de la troupe se multiplia dans les rapports qui circulèrent bientôt partout, jusqu'au chiffre de la cinquantaine, tout au moins; et leurs amis, faibles de corps, et de sens rassis, sentirent si bien s'en aller leur énergie, sous l'influence de ces nouvelles décourageantes, qu'à huit heures du soir il n'y restait plus que Dennis, Hugh et Barnabé. Encore étaient-ils à moitié endormis sur les bancs dans la salle, quand ils furent réveillés par l'entrée de Gashford.
«Oh! vous voilà donc ici? dit le secrétaire. Je ne m'attendais guère à vous trouver là.
— Et où donc voulez-vous que nous soyons, maître Gashford? répondit Dennis en se mettant sur son séant.
— Oh! nulle part, nulle part, répliqua-t-il de l'air le plus doucereux. Les rues sont pleines de cocardes bleues, je pensais que vous étiez peut-être plutôt par là. Je suis bien aise de voir que non.
— En ce cas, vous avez donc des ordres à nous transmettre, notre maître? dit Hugh.
— Des ordres! oh! ciel! non. Je n'en ai pas le moindre, mon brave garçon. Quels ordres voulez-vous que j'aie à vous donner? vous n'êtes pas à mon service.
— Mais, maître Gashford, fit observer Dennis, nous appartenons à la Cause, n'est-ce pas?
— La Cause! répéta le secrétaire, en le regardant comme s'il ne savait pas ce que l'autre voulait lui dire. Il n'y a pas de Cause. La Cause est perdue.
— Perdue!
— Mais certainement. Est-ce que vous n'en avez pas entendu parler? La pétition a été rejetée à la majorité de cent quatre- vingt-douze contre six. C'est une affaire finie. Nous aurions aussi bien fait de ne pas nous donner tant de mal. Si ce n'était ça et la contrariété de milord, je n'y penserais seulement plus. Qu'est-ce que ça me fait, du reste?»
En même temps, il avait pris un canif dans sa poche, mis son chapeau sur ses genoux, et s'occupait à découdre la cocarde bleue qu'il avait portée tout le jour, en fredonnant un cantique qui avait été en faveur dans la matinée, et en paraissant la caresser avec une espèce de regret.
Ses deux acolytes se regardaient l'un l'autre, puis le regardaient à son tour, ne sachant trop comment poursuivre la conversation sur ce sujet. À la fin, Hugh, après bien des coups de coude et des coups d'oeil échangés avec M. Dennis, se hasarda à lui prendre la main pour lui demander pourquoi il ôtait ce ruban de son chapeau.
«Parce que, dit le secrétaire en relevant les yeux avec un sourire qui pouvait bien passer pour une grimace, parce que, de porter ça pour rester tranquille, ou de porter ça pour dormir, ou de porter ça pour se sauver, c'est une mauvaise farce. Voilà tout, mon ami.
— Qu'est-ce que vous vouliez donc que nous fissions, notre maître? cria Hugh.
— Rien, répliqua Gashford en haussant les épaules, rien du tout. Quand milord s'est vu insulter et menacer parce qu'il venait auprès de vous, moi, je suis trop prudent pour avoir désiré que vous fissiez quelque chose. Quand les militaires sont venus vous écraser sous les pieds de leurs chevaux, j'aurais été bien fâché que vous fissiez quelque chose. Quand l'un d'eux a été renversé par une main hardie, et que j'ai vu la confusion et la crainte sur tous leurs visages, j'aurais été bien fâché que vous fissiez quelque chose, et vous avez pensé comme moi, car vous n'avez rien fait. C'est là le jeune homme qui a eu si peu de prudence et tant de hardiesse! Ah! j'en suis bien fâché pour lui.
— Fâché! notre maître, cria Hugh.
— Fâché! maître Gashford, répéta Dennis.
— Je suppose qu'on vienne à afficher demain une proclamation promettant une cinquantaine de livres sterling, ou quelque misère de ce genre, à celui qui l'arrêtera; je suppose même qu'on y comprenne aussi un autre homme qui s'est jeté dans le couloir du haut de l'escalier, dit Gashford, ce ne serait pas encore la peine de faire quelque chose.
— Nom d'un tonnerre! notre maître, cria Hugh en sautant sur son banc. Qu'est-ce que nous avons donc fait pour que vous nous parliez comme ça?
— Rien du tout, reprit l'autre avec le même rire. Si on vous jette en prison, si ce jeune homme (et ici il regarda fixement la figure sérieuse et attentive de Barnabé), est arraché de nos bras et de ceux de ses amis, de gens qu'il aime peut être, et que sa mort mettra aussi au tombeau; si on le plonge dans un cachot jusqu'à ce qu'on l'en retire pour le pendre à leurs yeux; c'est égal, il ne faut rien faire. Je suis sûr que vous trouverez, comme moi, que c'est le parti le plus prudent.
— Venons-nous-en, cria Hugh, marchant à grands pas vers la porte;
Dennis, Barnabé, venons-nous-en.
— Où cela? quoi faire? dit Gashford, passant devant lui et s'appuyant contre la porte, pour l'empêcher de sortir.
— N'importe où! n'importe quoi! cria Hugh. Ôtez-vous de là, notre maître, ou nous allons sauter par la fenêtre; ça reviendra au même. Laissez-nous partir.
— Ha! ha! ha! quels… quels gaillards! dit Gashford qui tout à coup, changeant de ton, prit celui d'une familiarité plaisante et railleuse. Quelles natures inflammables! Ah çà! ça ne vous empêchera toujours pas de boire un coup avant de partir?
— Oh, non! certainement,» dit Dennis en grognant et en essuyant d'avance ses lèvres avides avec sa manche. Pas de rancune, frère; buvons un coup avec maître Gashford.»
Hugh essuya la sueur de son front et laissa reparaître sur sa face un sourire, pendant que l'artificieux secrétaire riait à gorge déployée.
«Allons! garçon, à boire, et dépêchons-nous, car il ne s'arrêtera pas ici davantage, pas même pour boire un coup. C'est un luron si déterminé! dit le doucereux secrétaire auquel M. Dennis répondait par des signes de tête et des jurons qu'il marmottait entre ses dents. Une fois piqué au jeu, voyez-vous, ce garçon-là ne se connaît plus.»
Hugh balança son poing robuste en l'air, et en assena un bon coup à Barnabé dans le dos, en lui disant: «N'aie pas peur.» Après quoi ils se donnèrent une poignée de main, Barnabé étant toujours évidemment sous l'empire de la même pensée, qu'il n'y avait pas au monde un héros aussi vertueux, aussi désintéressé que lui; ce qui faisait rire Gashford encore plus fort.
«J'ai entendu dire, ajouta-t-il tranquillement, en versant dans leurs verres, à mesure qu'ils les vidaient, autant de liqueur qu'ils en voulaient et répétant, à leur gré, cet exercice, j'ai entendu dire, mais je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est faux, que les gens qui sont à flâner ce soir dans les rues, seraient assez disposés à aller démolir une ou deux chapelles catholiques, s'ils avaient seulement des chefs. On m'a même parlé de celle de Duke-Street, aux Champs de Lincoln's-Inn, et de celle de Warwick- Street, dans Golden-Square. Mais ce qu'on dit, vous savez…Vous n'allez pas par là?
— Est-ce encore pour ne rien faire, mon maître? cria Hugh. Diable! il ne faut pas que Barnabé et moi nous allions passer par la geôle, et peut-être par la potence. Nous allons leur en ôter la fantaisie. Ah! on a besoin de chefs! Allons, les amis, à l'ouvrage!
— Quel garçon impétueux! cria le secrétaire. Ah! ah! en voilà un gaillard qui n'a pas peur! Quel feu, quelle véhémence! C'est un bomme qui…»
Mais ce n'était pas la peine d'achever sa phrase: les autres s'étaient déjà précipités hors de la maison, et ne pouvaient déjà plus l'entendre. Il s'arrêta donc au milieu d'un éclat de rire, prêta l'oreille, ajusta ses gants, croisa ses bras derrière son dos, et, après avoir assez longtemps parcouru à grands pas la salle déserte, il dirigea sa marche du côté de la Cité, et prit par les rues.
Elles étaient pleines de monde, car les événements du jour avaient fait grand bruit. Les gens qui n'étaient pas curieux de s'éloigner de chez eux étaient à leurs croisées ou sur le pas de leurs portes, et l'on n'avait partout qu'un même sujet de conversation. Les uns racontaient que l'émeute était tout à fait dissipée; les autres qu'elle venait de recommencer: il y en avait qui prétendaient que lord Georges Gordon avait été envoyé sous bonne garde à la Tour; d'autres, qu'il y avait eu un attentat contre la vie du roi, qu'on avait rappelé la troupe, et qu'il n'y avait pas une heure qu'on avait entendu distinctement, au bout de la ville, un feu de peloton. À mesure que la nuit devenait plus sombre, les nouvelles devenaient aussi plus effrayantes et plus mystérieuses; et souvent il suffisait d'un passant qui annonçait en courant que les agitateurs n'étaient pas loin, qu'ils allaient être bientôt arrivés, pour faire aussitôt fermer et barricader les portes, assurer les fenêtres basses, enfin pour jeter autant de consternation et d'épouvante que si la ville venait d'être envahie par une armée étrangère.
Gashford se promenait partout à la sourdine, écoutant, pour les répandre plus loin à son tour, ou pour les confirmer de son témoignage, toutes les fausses rumeurs qui pouvaient servir à ses fins. Tout entier à ce soin, il venait de tourner, pour la vingtième fois, le coin de Holborn, quand une troupe de femmes et d'enfants qui se sauvaient, tout haletants et se retournant souvent pour regarder par derrière, au milieu d'un bruit confus de voix, attira son attention.
Cet indice assuré, joint à l'éclat rougeâtre dont on voyait la réverbération sur les maisons d'en face, lui fit reconnaître l'approche de quelques amis; il s'abrita un moment dans une allée, dont il avait trouvé la porte ouverte en passant, et, montant avec quelques autres personnes à une fenêtre du second étage, il se mit à regarder en bas la foule.
Ils avaient avec eux des torches qui éclairaient distinctement les visages des principaux acteurs de cette scène. Ils venaient de démolir quelques bâtiments, on le voyait assez, et il n'était pas moins évident que c'était un lieu consacré au culte catholique, comme le prouvaient les dépouilles qu'ils portaient en trophées, des soutanes, et des étoles avec de riches fragments des ornements de l'autel, couverts de suie, de crotte, de poussière et de plâtre. Leurs vêtements en lambeaux, leurs cheveux en désordre éparpillés autour de leurs têtes, leurs mains et leurs figures écorchées et saignantes des clous rouillés contre lesquels ils s'étaient meurtris, Barnabé, Hugh et Dennis, poursuivaient leur route en avant, furieux et hideux comme des échappés de Bedlam. Derrière eux se pressait la foule pour les suivre. Les uns chantaient, les autres poussaient des cris de victoire; d'autres se querellaient; d'autres menaçaient les spectateurs en passant; d'autres, avec de grands éclats de bois sur lesquels ils passaient leur rage, comme si c'eussent été des victimes vivantes, les brisaient en mille morceaux qu'ils jetaient en l'air; d'autres, en état d'ivresse, ne sentaient pas même les coups qu'ils avaient reçus par la chute des pierres, des briques ou de la charpente. Il y en avait un qu'on portait sur un volet, en guise de civière, au milieu de la multitude; il était couvert d'un drap sale, sous lequel on voyait seulement un bloc inanimé, une figure funèbre. Puis, c'étaient des visages grossiers qui passaient, éclairés ça et là par un bout de flambeau fumeux; une fantasmagorie de têtes de démons, d'yeux sauvages, de bâtons et de barres de fer dressés en l'air, qui tournaient et s'agitaient sans fin. Tableau horrible où l'on voyait à la fois tant et si peu, tant de fantômes qu'on ne pouvait plus oublier de sa vie, et tant d'objets confus qu'on n'avait que le temps d'entrevoir d'un coup d'oeil rapide! Parais, disparais!
Pendant que la foule passait pour marcher à son oeuvre de ruine et de colère, on entendit un cri perçant, vers lequel se précipitèrent quelques personnes. Gashford était du nombre: il était descendu tout exprès. Seulement, il était en arrière du groupe de curieux, sans rien voir et sans rien entendre. L'un de ceux qui étaient mieux placés devant lui l'informa que c'était une femme veuve qui venait de reconnaître son fils parmi les émeutiers.
«Est-ce là tout? dit le secrétaire, se retournant comme pour rentrer chez lui. Ma foi! cela commence à prendre tournure.»
CHAPITRE IX.
Malgré les espérances que Gashford avait pu concevoir de ces préliminaires violents, qui avaient si bien l'air de prendre tournure en effet, les choses n'allèrent pas plus loin pour le moment. La troupe fut mandée de nouveau, elle fit encore une demi- douzaine de prisonniers, et la foule se dispersa derechef, après une courte échauffourée, sans qu'il y eût eu de sang répandu. Au milieu de leurs transports et de leur ivresse, ils n'avaient pourtant pas encore rompu tout frein, ni bravé ouvertement le gouvernement et les lois. Ils gardaient encore quelque chose de leur respect habituel pour l'autorité que la société avait commise au soin de sa conservation; et, si des mesures opportunes eussent rétabli plus tôt la majesté du pouvoir, le secrétaire en aurait été pour ses peines; il ne lui restait plus qu'à digérer ses désappointements.
À minuit, les rues étaient vides et tranquilles, et, sauf qu'il y avait dans deux quartiers de la ville un monceau de murs chancelants et un amas de décombres, à la place où le soleil s'était couché la veille sur un riche et magnifique édifice, tout avait son aspect ordinaire. Les catholiques bourgeois ou marchands, en assez grand nombre dans la Cité et ses faubourgs, n'avaient pas d'inquiétude pour leurs biens ou leurs propriétés; peut-être même n'avaient-ils pas vu avec une grande indignation le tort qu'on leur avait déjà fait en pillant et détruisant leurs églises. Une foi sincère dans le gouvernement, dont la protection leur était acquise depuis bien des années, et une confiance en apparence bien fondée dans les bons sentiments et le jugement de la grande masse de leurs concitoyens, avec lesquels, malgré leur différence d'opinions religieuses, ils vivaient tous les jours sur le pied de l'intimité, de l'affection, de l'amitié, les rassuraient contre le renouvellement des excès commis la veille. Ils étaient convaincus qu'il ne fallait pas plus rendre les vrais protestants responsables de ces outrages, qu'il n'eût été juste d'attribuer aux catholiques le billot, la question, le gibet et le poteau qui avaient déshonoré le règne de Marie.
La pendule allait sonner une heure, et Gabriel Varden avec sa dame et miss Miggs, étaient encore assis dans le petit salon à attendre. Le fait par lui-même n'était déjà pas ordinaire. Mais la mèche languissante des chandelles tristes et coulantes, le silence qui régnait parmi eux, et, par-dessus tout, les bonnets de nuit de madame et de sa gouvernante, montraient bien qu'il y avait longtemps qu'on était prêt à se mettre au lit, si l'on n'avait pas eu de fortes raisons d'attendre sur sa chaise bien après l'heure accoutumée.
À défaut d'autres preuves, on en aurait trouvé un témoignage suffisant dans la tenue de Mlle Miggs. Arrivée à cet état de sensibilité nerveuse et d'agitation du système qui résultent d'une veille prolongée, elle ne cessait de se frotter le nez et de se tortiller sur place, comme si sa chaise était rembourrée de noyaux de pêches qui lui rendissent à chaque instant un changement de position désirable: elle faisait de même à ses paupières des frictions fréquentes, sans oublier les petites toux, les petits gémissements, les tressaillements spasmodiques, les bâillements, les reniflements, mille autres démonstrations de même nature, qui avaient fini par tellement agacer et taquiner la patience du serrurier, qu'après l'avoir quelque temps regardée en silence, il éclata par cette apostrophe soudaine:
«Miggs, ma bonne fille, allez vous coucher; allez vous coucher. J'aimerais mieux entendre, goutte à goutte, tomber pendant une heure la pluie de vingt-cinq gouttières, ou vingt-cinq souris grignoter une croûte derrière le lambris, que de vous voir comme ça. Allez-vous coucher, Miggs: allez, vous m'obligerez.
— C'est que vous n'avez rien qui vous chiffonne, monsieur, répondit Mlle Miggs; aussi votre proposition ne m'étonne pas du tout. Mais madame n'est pas comme vous… et tant que vous ne serez pas tranquille, madame, ajouta-t-elle en se tournant vers la femme du serrurier, il me serait impossible d'aller maintenant me coucher l'esprit en paix, quand toutes les gouttières dont parlait monsieur me courraient dans le dos, avec leur eau glacée.»
Après cette déclaration, Mlle Miggs fit une foule d'efforts et de tours d'épaule pour se frotter une démangeaison fictive dans une place imaginaire, et eut la chair de poule de la tête aux pieds, voulant par là faire entendre que la cascade en question lui dégringolait tout du long, mais que le sentiment du devoir la retenait sous cette douche cruelle, comme elle endurcirait sa patience contre toutes les autres souffrances.
Mme Varden étant trop assoupie pour pouvoir parler, et Mlle Miggs ayant dit tout ce qu'elle avait à dire, le serrurier, lui, n'eut rien de mieux à faire que de soupirer et de prendre patience comme il pourrait.
Mais quelle patience d'ange n'aurait-il pas fallu pour rester tranquille en face d'un pareil basilic? S'il regardait d'un autre côté pour ne pas la voir, c'était encore pis; il sentait qu'elle se frottait la joue, se tordait l'oreille, clignait ses yeux, donnait à son nez toutes les formes les plus hétéroclites. Si elle était un moment délivrée de ces petits maux, c'est qu'elle avait le pied engourdi, ou des impatiences dans les bras, ou une crampe à la jambe, ou quelque autre maladie horrible qui mettait tout son être à la torture. Jouissait-elle enfin d'un moment de repos: alors, fermant les yeux, ouvrant la bouche, on la voyait droite et roide sur sa chaise; puis elle penchait un peu la tête en avant, et s'arrêtait comme avec un ressort, crac. Puis encore la tête descendait un tantinet; le ressort jouait: elle s'arrêtait, crac. Puis elle reprenait son assiette. L'instant d'après, la tête tombait, tombait, tombait insensiblement. Ah! mon Dieu! c'est fini, elle va perdre l'équilibre; le pauvre serrurier sue sang et eau de peur qu'elle ne se fasse une bosse au front et peut-être ne se fracture le crâne: décidément il va la réveiller. Mais, non, pas du tout; sans qu'on sache pourquoi ni comment, la voilà roide et droite comme un I, les yeux tout grands ouverts, avec une expression provocante dans sa physionomie, car le sommeil ne lui a rien fait rabattre de son obstination, et elle a l'air de vous dire tout net: «Je puis vous donner ma parole d'honneur que je n'ai pas seulement fermé les yeux depuis la dernière fois que je vous ai regardé.»
À la fin des fins, quand l'horloge eut sonné deux heures, on entendit un bruit à la porte de la rue, comme si quelqu'un était tombé par accident contre le marteau. Aussitôt Mlle Miggs, sautant sur ses pieds et frappant des mains, cria, par un singulier mélange du sacré et du profane: «Dieu tout-puissant, mame, c'est le coup de marteau de Simon.
— Qui est là? cria Gabriel.
— Moi,» répondit la voix bien connue de M. Tappertit. Gabriel lui ouvrit la porte et le fit entrer.
M. Simon n'était pas à son avantage. Un homme de sa taille n'avait pas dû être à son aise dans la foule, et, comme il avait joué un rôle actif dans les parades et les bousculades de la veille, ses habits étaient littéralement tout aplatis des pieds à la tête. Quant à son chapeau, il avait subi tant de renfoncements, qu'il n'avait plus de forme du tout, et ses souliers éculés auraient plutôt passé pour des savates. Son habit flottait par morceaux autour de lui; il avait perdu à la bataille ses boucles de culotte et d'escarpins; il ne lui restait plus qu'une moitié de cravate, et le devant de sa chemise était déchiré en lambeaux. Cependant, malgré tous ces désavantages personnels, malgré sa faiblesse, son échauffement et sa fatigue, malgré la poussière et la crotte dont il était si bien barbouillé que, s'il avait été renfermé dans une boîte, il n'aurait pas été plus difficile de reconnaître de quelle étoffe était sa peau; malgré tout cela, il s'avança fièrement dans le petit salon, se jeta sur une chaise, et faisant tout ce qu'il pouvait pour fourrer ses mains dans ses goussets, dont la poche retournée était étalée le long de ses cuisses et pendillait comme un gland de bonnet de coton, il se mit à considérer le ménage avec une dignité sombre.
«Simon, dit gravement le serrurier, comment se fait-il que vous reveniez au logis à des heures pareilles et dans l'état où vous êtes? Donnez-moi votre parole que vous n'êtes pas allé avec les émeutiers, et je ne vous en demanderai pas davantage.
— Monsieur, répliqua M. Tappertit avec un air de mépris, je vous trouve bien hardi de me faire une question pareille.
— Vous venez de boire un coup, dit le serrurier.
— En principe général, monsieur, et dans le sens le plus injurieux du mot, répliqua l'élève à son bourgeois avec un grand calme, je vous considère comme un menteur. Mais dans cette dernière supposition, je dois dire que, sans le vouloir… sans le vouloir, monsieur, vous avez mis le nez dessus.
— Marthe, dit le serrurier se retournant vers sa femme, et secouant la tête tristement, pendant que sa figure ouverte dissimulait mal un sourire en présence de l'absurde personnage étendu devant lui, je suis sûr que l'on finira par reconnaître que le pauvre garçon ne se sera pas compromis avec les fous et les mauvais sujets dont nous avons tant parlé, et qui ont fait ce soir tant de mal. S'il a été à Warwick-Street ou à Duke-Street cette nuit…
— Il n'a été ni à l'un ni à l'autre, monsieur,» cria M. Tappertit d'une voix élevée qui finit tout à coup en une espèce de grognement sourd, répétant au serrurier, sur lequel il avait les yeux fixés: «Il n'a été ni à l'un ni à l'autre.
— J'en suis bien aise, de tout mon coeur, dit le serrurier d'un ton sérieux: car s'il y était allé, et qu'on pût l'en convaincre, voyez-vous, Marthe, votre grande Association serait devenue pour lui la charrette du bourreau qui mène les gens à la potence, et les laisse là les jambes en l'air. Aussi sûr que nous sommes de ce monde, vous et moi.»
Mme Varden était trop effrayée du changement qui s'était opéré dans les manières et l'extérieur de Simon; elle était surtout trop épouvantée des récits qui lui avaient été faits ce soir-là sur le compte des émeutiers, pour hasarder aucune réponse, ni recourir à son système ordinaire de politique matrimoniale. Mlle Miggs se tordait les mains et pleurait.
«Il n'a pas été à Duke-Street, ni à Warwick-Street, Georges Varden, dit Simon d'un air farouche; mais il a été à Westminster. Peut-être bien que là, monsieur, il aura donné des coups de pied à quelque membre de la chambre et des taloches à quelque lord… Ah! cela vous étonne! Eh bien! je vais vous le répéter. Il a pu en faire saigner quelques-uns du nez et donner de bonnes taloches à quelque lord. Qui sait? ajouta-t-il en portant la main à la poche de son gilet, ce cure-dent-là, et il tira un large cure-dent, qui fit pousser à la fois un cri à Miggs et à Mme Varden, c'était peut-être celui d'un évêque. Voyez-vous, Georges Varden?
— Tenez, dit le serrurier vivement, j'aimerais mieux qu'il m'en eut coûté cinq cents guinées, et que cela ne fût pas arrivé. Idiot que vous êtes, savez-vous seulement le danger que vous courez?
— Oui, monsieur, je le sais, et je m'en fais gloire. J'y étais, et tout le monde a pu m'y voir. J'étais en vue, j'étais dans les honneurs de la chose. J'en braverai les conséquences.»
Le serrurier, réellement troublé et agité, se promenait silencieusement de long en large, jetant de temps en temps un coup d'oeil sur son apprenti; enfin s'arrêtant devant lui:
«Croyez-moi, dit-il, allez vous coucher, ne fût-ce qu'une couple d'heures, pour vous réveiller de sens rassis et repentant. Montrez seulement du regret de ce que vous avez, fait, et nous essayerons de vous sauver de là. Si je le réveille à cinq heures, dit Varden à sa femme vers laquelle il s'était tourné brusquement, il n'aura qu'à se lever et changer d'habits; puis après cela il pourra gagner l'escalier de la Tour, et partir pour Gravesend par le chasse-marée, avant qu'on ait fait des recherches contre lui. De là il peut aisément gagner Canterbury, où votre cousin lui donnera de l'ouvrage jusqu'à ce que l'orage soit passé. Je ne suis pas bien sûr d'agir comme il faut en le sauvant du châtiment qu'il mérite; mais il a demeuré chez nous douze ans au moins, petit garçon ou homme fait, et je serais désolé qu'il finît mal, pour un jour qu'il s'est mal conduit. Allez fermer la porte de devant, Miggs, et qu'on ne voie pas votre lumière dans la rue, quand vous monterez dans votre chambre. Allons! vite, Simon, allons nous coucher!
— Et vous supposez, monsieur, répliqua M. Tappertit avec une difficulté et une lenteur d'élocution qui formaient un contraste parfait avec la rapidité et l'élan de son excellent maître… Et vous supposez que je suis assez bas et assez vil pour accepter votre proposition humiliante?… Mécréant!
— Tout ce que vous voudrez, monsieur, mais allez vous coucher. Il n'y a pas une minute à perdre. Miggs, par ici la lumière.
— Oui! oui! allez, allez vous coucher tout de suite,» crièrent les deux femmes à la fois.
M. Tappertit se leva sur ses jambes, et, repoussant sa chaise pour montrer qu'il n'avait pas besoin de son assistance, il répondit en se promenant à son tour de long en large, mais sans pouvoir décider sa tête à se mettre d'accord dans ses mouvements avec son corps.
«Qu'est-ce que vous me parliez de Miggs, monsieur? On pourrait bien la brûler vive, votre Miggs.
— Oh! Simon, éjacula la demoiselle d'une voix défaillante; Dieu de Dieu! quel coup il vient de me donner!
— Toute la famille ici, on pourrait bien la brûler vive, monsieur, reprit M. Tappertit en la regardant avec un sourire d'ineffable dédain, excepté Mme Varden, pour laquelle je suis venu ici ce soir. Madame Varden, prenez ce morceau de papier. C'est une sauvegarde, madame, vous pourrez en avoir besoin.»
À ces mots, il tendit à la longueur du bras un sale chiffon de papier. Le serrurier le prit, l'ouvrit, et lut ce qui suit:
Tous les bons amis de notre Cause auront grand soin, j'espère, de respecter la propriété de tout fidèle protestant. Je sais pertinemment que le propriétaire de céans est un solide et respectable partisan de la Cause.
Georges Gordon.
«Qu'est-ce que c'est que ça? dit le serrurier en changeant de visage.
— C'est quelque chose qui peut vous rendre service, mon jeune cadet, répliqua son apprenti, et vous ne serez pas fâché de le retrouver dans l'occasion. Serrez-moi ça soigneusement, et dans un endroit où vous puissiez mettre tout de suite la main dessus, en cas de besoin. Et n'oubliez pas d'écrire demain soir à la craie, sur votre porte, pour au moins huit jours: Pas de papisme! voilà tout!
— C'est, ma foi, une pièce authentique, dit le serrurier après examen; je reconnais l'écriture. Il y a quelque danger là-dessous. Quel diable y a-t-il donc en jeu?
— Un diable de feu, repartit Simon, un diable de flamme et de colère. Tâchez de vous garer de son chemin, ou vous y resterez, mon cher. Vous ne direz pas qu'on ne vous a pas averti; c'est à vous maintenant à vous tenir sur vos gardes. Adieu!»
Mais ici les deux femmes se jetèrent au-devant de lui, surtout Mlle Miggs, qui lui tomba sur le corps avec tant de ferveur qu'elle le colla contre la muraille, en le conjurant l'une et l'autre, dans les termes les plus émouvants, de ne pas sortir avant d'avoir repris son bon sens; d'entendre enfin raison, de réfléchir à ce qu'il allait faire; de prendre un peu de repos, après quoi il serait toujours à même de faire ce qu'il voudrait.
«Quand je vous dis que je suis décidé! la patrie sanglante m'appelle, et j'y vais. Miggs, si vous ne vous ôtez pas de mon chemin, vous allez vous faire pincer.»
Mlle Miggs, toujours accrochée au rebelle, poussa un cri douloureux, un seul cri; mais était-ce dans les transports de son émotion, était-ce parce que son ennemi venait d'exécuter sa menace? c'est encore un mystère.
«Allez-vous me lâcher? dit Simon, faisant des efforts désespérés pour se dégager de la chaste, mais étouffante étreinte de l'araignée qui l'enveloppait dans ses bras. Laissez-moi m'en aller. Je vous ai assuré un sort dans notre constitution nouvelle de la Société, un joli petit sort… là! êtes-vous contente?
— Ô Simon! cria Mlle Miggs, ô Simon béni! ô mame! si vous saviez où en sont mes sentiments en ce moment d'épreuve!»
Ma foi! ses sentiments avaient bien l'air d'être d'une nature assez turbulente. Elle avait perdu son bonnet à la bataille, elle était à genoux sur le carreau, révélant sans pudeur aux assistants la plus étrange collection de papillotes bleues et de papillotes jaunes, de tours de cheveux suspects, d'aiguillettes, de lacets de corset, de cordons, on ne peut vraiment pas dire de quoi. Elle était pantelante, elle crispait ses mains; on ne lui voyait que le blanc des yeux; elle pleurait comme une Madeleine: enfin, elle montrait tous les symptômes les plus aigus d'une grande souffrance morale.
«Je laisse ici, dit Simon se tournant vers le bourgeois, sans faire seulement attention à l'affliction virginale de Mlle Miggs, je laisse au premier une caisse d'effets: vous en ferez ce que vous voudrez. Moi, je n'en ai pas besoin. Je ne reviendrai plus ici. Vous n'avez, monsieur, qu'à chercher un ouvrier: je ne suis plus l'ouvrier que de ma patrie; désormais voilà dans quelle partie je travaille.
— Dans deux heures d'ici vous ferez tout ce que vous voudrez; mais, pour le moment, allez vous coucher, reprit le serrurier en se plantant devant le passage de la porte. Vous m'entendez? allez- vous coucher.
— Oui, je vous entends, et je me moque de vous, Varden, répondit Simon Tappertit. J'ai été ce soir à la campagne, arranger une expédition qui fera tressaillir de crainte votre âme de serrurier, poseur de sonnettes. C'est une affaire qui demande toute mon énergie: laissez-moi passer.
— Si vous faites seulement mine d'approcher de la porte, je vous flanque par terre: ainsi vous ferez bien d'aller vous coucher!
Simon, sans rien répondre, se releva aussi droit qu'il put, et piqua une tête dans le beau milieu de la poitrine de son vieux patron, sur quoi les voilà tous les deux dans la boutique, accrochés l'un à l'autre, les mains et les pieds si bien entortillés, qu'on aurait cru voir en peloton une demi-douzaine de combattants pour le moins; je crois même que Miggs et Mme Varden en comptaient douze, au milieu de leurs cris perçants.
Varden n'aurait pas eu de mal à terrasser son ancien apprenti et à le réduire, pieds et poings liés. Mais il lui répugnait de le malmener dans cet état d'ivresse sans défense: il se contentait donc de parer, quand il pouvait, ses coups, les acceptant pour bons quand il ne pouvait pas les parer, restant toujours entre Simon et la porte, et attendant qu'il se rencontrât quelque occasion favorable de le forcer à faire retraite dans l'escalier et de l'enfermer sous clef dans sa chambre. Mais le brave homme avait trop compté sur la faiblesse de son adversaire; il n'aurait pas dû oublier que souvent tel ivrogne, qui n'a plus la force de se soutenir, n'en court pas moins comme un lapin. Simon Tappertit, prenant le temps à propos, fit traîtreusement semblant de tomber en arrière, et, pendant que l'autre se baissait pour le ramasser, il fut, en un clin d'oeil, sur ses jambes, passa devant lui brusquement, ouvrit la porte, dont il connaissait bien le truc, et se précipita dans la rue comme un chien enragé. Le serrurier s'arrêta un moment, dans l'excès de sa stupéfaction, puis lui donna la chasse.
On ne pouvait pas mieux choisir le moment pour courir; à cette heure silencieuse les rues étaient désertes, l'air frais; la figure qu'il poursuivait se voyait clairement à distance, fuyant comme un trait, avec une ombre longue et gigantesque sur ses talons. Mais le pauvre serrurier était un peu poussif pour espérer de vaincre à la course un jeune homme comme Simon, que la graisse n'empêchait pas de courir: ah! autrefois, à la bonne heure, il l'aurait rattrapé en un rien de temps. Aussi commençait-il à être bien distancé, et, au moment où les premiers rayons du soleil levant vinrent éblouir Gabriel Varden, au tournant d'une rue, il ne fut pas fâché d'abandonner la partie et de s'asseoir sur une marche pour reprendre haleine. Pendant ce temps-là, Simon, sans s'arrêter une fois, fuyait toujours avec la même rapidité dans la direction de la Botte, où il savait bien qu'il allait retrouver des camarades. Cette respectable auberge, déjà avantageusement connue pour avoir attiré sur elle l'oeil de la police, avait même organisé pour la circonstance une surveillance amicale, et placé des vedettes pour attendre le retour du petit capitaine.
«Fais comme tu voudras, Simon, fais comme tu voudras, dit le serrurier, aussitôt qu'il put recouvrer l'usage de la parole. J'ai fait ce que j'ai pu pour te sauver, mon pauvre garçon; mais je vois bien que c'est inutile, et que tu te mets toi-même la corde au col.»
En même temps il branla la tête d'un air triste et découragé, revint sur ses pas, se dépêcha de rentrer chez lui, où il trouva Mme Varden et la fidèle Miggs qui attendaient avec impatience son retour.
Or, Mme Varden, et par conséquent aussi Mlle Miggs, étaient troublées par de secrets reproches qu'elles s'adressaient en elles-mêmes. Voilà ce que c'est que d'avoir aidé et soutenu, de toutes ses forces, le commencement d'un désordre dont personne à présent ne pouvait plus prévoir la fin! Voilà ce que c'est que d'avoir indirectement amené la scène dont elles venaient d'être témoins! À présent, c'était au serrurier à triompher et à faire des reproches. Cette dernière pensée surtout était si cruelle à Mme Varden, qu'elle en avait l'oreille basse, et que, pendant que son mari était à la poursuite de leur ouvrier échappé, elle cachait sous sa chaise la petite maison en brique rouge avec son toit jaune, de peur que sa vue ne fournit quelque occasion nouvelle de revenir sur ce sujet pénible; et c'est pour cela qu'elle la cachait tant qu'elle pouvait sous ses jupes.
Mais justement le serrurier avait songé à cet article en route, et il ne fut pas plutôt rentré, qu'il le chercha des yeux dans la chambre, et, ne le trouvant pas, demanda tout de suite où il était.
Mme Varden n'avait pas d'autre ressource que de livrer sa tirelire, ce qu'elle fit avec bien des larmes et des protestations que si elle avait su ça…
«Oui, oui, dit Varden, c'est trop juste. Je le sais bien. Ce n'est pas pour vous en faire reproche, ma chère. Mais rappelez-vous une autre fois que, de toutes les mauvaises choses, il n'y en a pas de pires que les bonnes, quand on en fait un mauvais usage. Une méchante femme, tenez! c'est bien méchant. Eh bien! quand la religion fait fausse route, c'est la même chose; mais n'en parlons plus, ma chère.»
Là-dessus, il laissa tomber la maisonnette de brique rouge sur le carreau, mit le talon dessus, et l'écrasa en mille morceaux. Les gros sols, les petits sols, les pièces de six pence et les autres contributions volontaires roulèrent dans tous les coins de la chambre, sans que personne songeât à les toucher pour les ramasser.
«Voilà quelque chose, dit le serrurier, de bien facile à faire; plût à Dieu que les autres oeuvres de la même Société ne présentassent pas plus de difficultés!
— Par bonheur encore, Varden, lui dit sa femme en s'essuyant les yeux avec son mouchoir, qu'en cas de nouveaux troubles… j'espère bien qu'il n'y en aura pas, je le souhaite de tout mon coeur…
— Et moi aussi, ma chère.
— Dans ce cas-là, du moins, nous avons le papier que ce pauvre jeune homme égaré nous a apporté.
— Ah! tiens! c'est vrai! dit le serrurier se retournant vivement.
Où est-il donc, ce papier?»
Mme Varden resta toute tremblante de peur, en lui voyant prendre dans ses mains la sauvegarde, la déchirer en mille morceaux et les jeter dans l'âtre.
«Vous ne voulez pas vous en servir? dit-elle.
— M'en servir! cria le serrurier. Oh! que non! Ils peuvent venir, s'ils veulent, nous écraser sous notre toit renversé, brûler notre maison, notre cher logis: je ne veux pas plus de la protection de leur chef que je ne veux inscrire leur hurlement d'antipapisme sur ma porte, quand ils devraient me fusiller. M'en servir! Qu'ils viennent, je les en défie. Le premier qui descend le pas de ma porte pour ça ne le remontera pas si vite. Que les autres fassent ce qu'ils voudront, mais ce n'est pas moi qui irai mendier leur pardon; non, non, quand on me donnerait autant d'or pesant que j'ai de fer dans ma boutique. Allez-vous coucher, Marthe. Moi, je vais descendre les volets et me mettre au travail.
— Si matin? lui dit sa femme.
— Oui, répondit gaiement le serrurier, si matin. Ils peuvent venir quand ils voudront, ils ne me trouveront pas à me cacher et à fouiner, comme si nous avions peur de prendre notre part de la lumière du jour, pour la leur laisser tout entière. Ainsi, bon sommeil, ma chère, et de bons rêves que je vous souhaite.»
En même temps il donna un baiser cordial à sa femme, en lui recommandant de ne pas perdre de temps, sans quoi il serait l'heure de se lever avant qu'elle fût seulement couchée. Mme Varden monta l'escalier, d'une humeur douce et aimable, suivie de Miggs, qui n'était pas non plus si revêche; mais, malgré ça, elle ne pouvait s'empêcher, tout le long du chemin, d'avoir des quintes de toux sèche, des reniflements et des hélas! en levant les mains au ciel, comme pour dire, dans son profond étonnement: «C'est égal, la conduite de notre maître est bien hardie.»