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Barnabé Rudge, Tome II

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CHAPITRE XX.

Le prisonnier, laissé à lui-même, s'assit sur son grabat, et, les coudes sur ses genoux, son menton dans ses mains, resta plusieurs heures de suite dans cette attitude. Il serait difficile de dire quelle était, pendant ce temps, la nature de ses réflexions. Elles n'étaient point distinctes; et, sauf quelques éclairs de temps en temps, elles n'avaient pas trait à sa condition présente, ni à la suite de circonstances qui l'avait amené là. Les craquelures des dalles de son cachot, les rainures qui séparaient les pierres de taille dont se composait la muraille, les barreaux de sa fenêtre, l'anneau de fer rivé dans le parquet… tout cela se confondait à sa vue d'une manière étrange, et lui créait un genre inexplicable d'amusement et d'intérêt qui l'absorbait tout entier. Et, quoique au fond de chacune de ses pensées il y eût un sentiment pénible de son crime et une crainte constante de la mort, ce n'était que la douleur vague qu'éprouve le malade dans son sommeil, lorsque son mal le poursuit au milieu même de ses songes, lui ronge le coeur au sein de ses plaisirs imaginaires, lui gâte les meilleurs banquets, prive de toute sa douceur la musique la plus suave, empoisonne son bonheur même, sans être cependant une sensation palpable et corporelle; fantôme sans nom, sans forme, sans présence visible; corrompant tout sans avoir d'existence réelle; se manifestant partout, sans pouvoir être perçu, saisi, touché nulle part, jusqu'à l'heure où le sommeil s'en va et laisse la place à l'agonie qui s'éveille.

Longtemps après, la porte de son cachot s'ouvrit. Il leva les yeux, vit entrer l'aveugle, et retomba dans sa première attitude.

Guidé par le souffle de sa respiration, le visiteur s'avança vers son lit, s'arrêta près de lui, et, étendant la main pour s'assurer qu'il ne se trompait pas, resta longtemps silencieux.

«Ce n'est pas bien, Rudge. Ce n'est pas bien,» finit-il par dire.

Le prisonnier trépigna du pied en se détournant de lui, sans rien répondre.

«Comment donc vous êtes-vous laissé prendre? demanda-t-il, et où cela? Vous ne m'avez jamais confié tout votre secret. N'importe, je le sais maintenant. Eh bien! lui demanda-t-il encore en se rapprochant de lui, comment cela est-il arrivé et dans quel endroit?

— À Chigwell, dit l'autre.

— À Chigwell? pour quoi faire alliez-vous là?

— Parce que, répondit-il, je voulais justement visiter l'homme sur lequel je suis tombé; parce que j'y étais entraîné par lui et par le Destin; parce que j'y étais poussé par quelque chose de plus fort que ma volonté. Quand je l'ai vu veiller dans la maison où elle demeurait, tant de nuits de suite, j'ai reconnu sur-le- champ que je ne pourrais jamais lui échapper… jamais! et quand j'ai entendu la cloche…»

Il frissonna; il marmotta entre ses dents qu'il faisait un froid glacé; il se promena à grands pas de long en large dans son étroit cachot, se rassit, et reprit son ancienne posture.

«Vous disiez donc, reprit l'aveugle après quelque temps de silence, que, lorsque vous avez entendu la cloche…

— Laissez la cloche tranquille, voulez-vous? répliqua l'autre d'une voix précipitée. Il me semble l'entendre encore.»

L'aveugle tourna vers lui sa figure attentive et curieuse, pendant que l'autre, sans y faire attention, continua de parler.

«J'étais allé à Chigwell pour y trouver l'émeute. J'avais été tellement traqué et poursuivi par cet homme, que je n'espérais plus de salut qu'en me cachant dans la foule. Ils étaient déjà partis; je me suis mis à les suivre, quand elle a cessé…

— Quand elle a cessé? qui donc?

— La cloche. Ils avaient quitté la place. J'espérais trouver encore quelque traînard attardé là, et j'étais à chercher dans les ruines, quand j'entendis… (Il tira péniblement son souffle de sa poitrine et passa sa manche sur son front)… quand j'entendis sa voix.

— Qu'est-ce qu'elle disait?

— N'importe: je ne sais pas; j'étais alors au pied de la tour où j'ai commis le…

— Oui, dit l'aveugle en agitant la tête avec un calme parfait… je comprends.

— Je grimpai l'escalier, ou du moins ce qu'il en restait, dans l'intention de me cacher jusqu'à son départ; mais il m'entendit et me suivit au moment même où je mettais le pied sur les cendres encore chaudes.

— Vous auriez dû vous cacher contre le mur, ou jeter l'homme en bas, ou le poignarder, dit l'aveugle.

— Vous croyez ça; vous ne savez donc pas qu'entre cet homme et moi il y en avait un autre qui le guidait (je le voyais, moi, s'il ne le voyait pas, lui), et qui dressait sur sa tête une main sanglante. C'était justement dans la chambre du premier, où lui et moi nous nous sommes regardés en face la nuit du meurtre, et, où avant de tomber il a levé sa main comme cela, fixant sur moi les yeux. Je savais bien que c'était là aussi que je finirais par être traqué.

— Vous avez l'imagination forte, dit l'aveugle avec un sourire.

— Vous n'avez qu'à baigner la vôtre dans le sang, et vous verrez si elle ne deviendra pas aussi forte que la mienne.»

En même temps il poussa un gémissement, il se balança sur son lit, et levant les yeux pour la première fois, il dit d'une voix basse et caverneuse:

«Vingt-huit ans! vingt-huit ans! Et dans tout ce temps-là il n'a jamais changé; il n'a pas vieilli; il est resté toujours le même. Il n'a pas cessé d'être devant moi; la nuit, dans l'ombre; le jour, au grand soleil; à la lueur du crépuscule, au clair de la lune, à la clarté de la flamme, de la lampe, de la chandelle, et aussi dans les ténèbres les plus profondes: toujours le même! En compagnie, dans la solitude, à terre, à bord; quelquefois il me laissait des mois, quelquefois il ne me quittait plus. Je l'ai vu, sur mer, venir se glisser, dans le fort de la nuit, le long d'un rayon de la lune sur l'eau paisible. Et je l'ai vu aussi, sur les quais, sur les places, la main levée, dominant, au centre de la foule empressée, qui allait à ses affaires sans savoir l'étrange compagnon qu'elle avait avec elle dans ce revenant silencieux. Imagination! dites-vous. N'êtes-vous pas un homme en chair et en os? Et moi, ne le suis-je pas? Ne sont-ce pas des chaînes de fer que je porte là, rivées par le marteau du serrurier? ou bien croyez-vous que ce soient des imaginations que je puisse dissiper d'un souffle?»

L'aveugle l'écoutait en silence.

«Imagination! c'est donc en imagination que je l'ai tué? c'est donc en imagination qu'en quittant la chambre où il gisait, j'ai vu la figure d'un homme regarder derrière une porte obscure, et montrer clairement, dans son expression d'effroi, qu'elle me soupçonnait du coup! Je ne me rappelle donc pas bien que j'ai commencé par lui parler doucement, que je me suis approché de lui tout doucement, tout doucement, le couteau encore tout chaud dans ma manche! C'est donc une imagination qu'il est mort, comme je le vois encore! Il n'a donc pas chancelé contre l'angle du mur où je l'avais fait reculer? Et là, le sang lui noyait le coeur; il n'est peut-être pas resté debout dans le coin, roide mort, sans tomber par terre? Je ne l'ai donc pas vu un instant, comme je vous vois, droit sur ses pieds… mais mort?»

L'aveugle, qui entendit qu'en disant ces mots il venait de se lever tout debout, lui fit signe de se rasseoir sur son lit; mais l'autre n'y prit seulement pas garde.

«C'est alors que me vint la première idée de faire retomber sur lui le soupçon du crime; c'est alors que je le revêtis de mes habits, et que je le tirai tout du long de l'escalier jusqu'à la pièce d'eau. Je ne me rappelle donc pas bien encore le bruit crépitant des bulles d'eau qui montèrent à la surface quand je l'eus roulé dedans? Je ne me rappelle donc pas avoir essuyé sur ma figure l'eau qu'il fit rejaillir jusque sur moi en tombant, et qui me semblait sentir le sang?

«Je ne suis peut-être pas retourné chez moi après ce temps-là? Et, grand Dieu! que cela me prit de temps!… Je ne me suis pas présenté à ma femme, et je ne lui ai pas raconté la chose? Je ne l'ai pas vue tomber à la renverse, et, quand j'ai voulu la relever, elle ne m'a donc pas repoussé avec force, comme si je n'avais été qu'un enfant, tachant de sang la main dont elle m'avait serré le poignet? Tout ça, c'est donc de l'imagination?

«Elle ne s'est peut-être pas jetée à genoux pour appeler le ciel à témoin qu'elle et son enfant… encore à naître, ils me reniaient à jamais? Elle ne m'a pas ordonné, en termes si solennels que j'en devins froid comme glace, moi tout bouillant encore des horreurs que venait d'accomplir ma main… elle ne m'a pas ordonné de fuir pendant qu'il en était temps encore, décidée, disait-elle, malgré le silence qu'elle me devait comme ma femme infortunée, à ne plus me donner d'abri? Je ne suis peut-être pas allé, cette nuit-là même, abandonné des hommes et des dieux, promis en proie à l'enfer, commencer sur la terre mon long pèlerinage de torture, à la longueur du câble dont le démon tenait le bout, toujours sûr de me ramener au gîte quand il voudrait?

— Pourquoi y êtes-vous retourné? dit l'aveugle.

— Pourquoi le sang est-il rouge? Je ne pouvais pas plus m'en empêcher que je ne peux vivre sans respirer. J'ai lutté contre la force qui m'entraînait; mais elle me tirait en dépit de tout obstacle et de toute résistance, comme un dragueur de la force de cent chevaux. Rien n'était capable de m'arrêter. Ni l'heure ni le jour n'étaient de mon choix. Dormant, veillant, il y avait de longues années que je revisitais le vieux théâtre de la chose, que je hantais mon tombeau. Pourquoi j'y suis retourné! parce que Newgate ouvrait sa geôle béante pour me recevoir, et que lui, il était à la porte à me faire signe d'entrer.

— On ne vous reconnaissait pas! dit l'aveugle.

— Comment vouliez-vous qu'on me reconnût? Il y avait vingt-deux ans que j'étais mort.

— Vous auriez dû garder mieux votre secret.

— Mon secret? Vous croyez que c'était le mien? C'était un secret que le premier souffle pouvait à son gré répandre et faire circuler dans l'air. Les étoiles le trahissaient dans leur lueur scintillante, l'eau dans le murmure de son cours, les feuilles dans leur frémissement, les saisons dans le retour de leurs quartiers. On l'aurait vu percer dans les traits ou dans la voix du premier venu. Est-ce que toute chose n'avait pas des lèvres où il tremblait à chaque instant, impatient de se trahir… mon secret!

— Dans tous les cas, dit l'aveugle, c'est bien vous qui l'avez révélé de vous-même.

— De moi-même! c'est bien moi qui l'ai fait, mais non pas de moi- même. Je me sentais forcé d'aller, de temps en temps, errer tout autour, tout autour de l'endroit. Quand ça me prenait, vous m'auriez mis à la chaîne, que je l'aurais brisée pour y aller tout de même. Aussi vrai que l'aimant attire le fer, lui, dans le fond de son tombeau, il m'attirait aussi quand il lui en prenait fantaisie. Ah! vous appelez ça de l'imagination! Ah! vous croyez que c'était pour mon plaisir que j'y allais, quand je luttais et résistais au contraire de toutes mes forces contre un pouvoir irrésistible!»

L'aveugle haussa les épaules, et sourit d'un air incrédule. Le prisonnier reprit sa première attitude, et ils restèrent là muets tous les deux pendant longtemps.

«Alors, je suppose, dit le visiteur rompant enfin le silence, que vous voilà pénitent et résigné; que vous n'avez plus d'autre désir que de faire votre paix avec tout le monde, et en particulier avec votre femme qui vous a conduit où vous êtes: en un mot que vous ne demandez pas d'autre faveur que d'être mené à Tyburn[6] le plus tôt possible; que, par conséquent, je ferai bien de vous laisser là, car je sens que, dans ces dispositions, vous n'auriez pas en moi une compagnie bien agréable.

— Ne vous ai-je pas dit, reprit l'autre avec rage, que j'ai lutté et résisté de toutes mes forces contre le pouvoir qui m'a entraîné ici? Ma vie a-t-elle été autre chose depuis vingt-huit ans qu'un combat perpétuel, qu'une résistance incessante, et pouvez-vous croire que je sois disposé à me coucher par terre pour y attendre le coup de la mort? La mort fait horreur à tous les hommes… à moi surtout.

— Ah! voilà qui s'appelle parler, à la bonne heure, Rudge (mais je ne vous donnerai plus ce nom), c'est ce que vous avez dit de mieux depuis longtemps, répondit l'aveugle d'un ton plus familier et en lui mettant la main sur l'épaule. Voyez-vous, moi, je n'ai jamais tué personne, parce que je n'ai jamais été dans une situation à en avoir besoin. Je vais plus loin: je ne trouve pas cela bien de tuer un homme, et je ne crois pas que j'en donnasse le conseil ou que j'en eusse le goût, dans l'occasion… parce que c'est très hasardeux. Mais puisque vous, vous avez eu le malheur de passer par là avant notre connaissance, et que vous êtes devenu mon camarade, que vous m'avez été utile depuis longtemps déjà, je passe là-dessus, et je ne pense qu'à une chose, c'est que vous n'avez que faire d'aller mourir sans nécessité. Or, pour le moment, je ne vois pas du tout que ce soit nécessaire.

— Et comment voulez-vous que je fasse autrement? répondit le prisonnier. Ne voulez-vous pas que je grignote ces murs avec mes dents, comme une souris, pour me faire un trou par où je m'échappe?

— Il y a des moyens plus faciles que ça; promettez-moi de ne plus me parler de toutes vos imaginations, de toutes ces idées sottes et folles, qui ne sont pas dignes d'un homme… et moi je vous dirai ce que je pense.

— Eh bien! dites.

— Votre honorable dame, à la conscience si délicate, votre scrupuleuse, votre vertueuse, votre pointilleuse, je voudrais pouvoir dire votre affectueuse femme…

— Après?

— Elle est en ce moment à Londres.

— Qu'elle soit où elle voudra, que le diable l'emporte!

— Je trouve ce souhait naturel. Si elle avait accepté sa pension comme d'habitude, vous ne seriez pas ici, et nous serions mieux tous les deux dans nos affaires. Mais cela ne fait rien à la chose. Elle est donc à Londres. Elle aura eu peur, je suppose, de mes représentations la dernière fois que je suis allé la voir, et surtout de l'assurance que je lui ai donnée, sachant bien quel en serait l'effet, que vous étiez là tout près d'elle, et elle aura quitté son gîte pour venir à Londres.

— Comment le savez-vous?

— Je le sais de mon ami, le noble capitaine, l'illustre général de blaguerie, M. Tappertit. C'est lui qui m'a dit, la dernière fois que je l'ai vu, c'est-à-dire pas plus tard qu'hier au soir, que votre fils que vous appelez Barnabé… je ne pense pas que ce soit du nom de son père…

— Malédiction! à quoi bon…

— Comme vous êtes vif! dit avec calme le bon aveugle. C'est bon signe, cela sent la vie… Il me disait donc que votre fils Barnabé avait été entraîné loin de sa mère par un de ses anciens amis de Chigwell, et qu'il est parti, pour le moment, avec les émeutiers.

— Et qu'est-ce que cela me fait? si on doit pendre en même temps le père et le fils, la belle consolation pour moi!

— Doucement, doucement l'ami, répliqua l'aveugle d'un air narquois; vous allez trop vite au but. Je suppose que je déterre votre douce dame, et que je lui dise quelque chose comme ceci: «Vous voudriez bien retrouver votre fils, madame; bien. Comme je connais les personnes qui le retiennent auprès d'elles, je puis vous le faire rendre, madame; bien. Seulement il faut payer pour le ravoir: c'est toujours bien. Et cela ne vous coûtera pas cher, madame… c'est encore le meilleur de l'affaire.»

— Qu'est-ce que c'est que cette mauvaise plaisanterie?

— Très probablement c'est ce qu'elle me dira; mais moi je lui répondrai; «Ce n'est pas du tout une plaisanterie; un monsieur qu'on dit votre mari, madame, quoique l'identité ne soit pas facile à constater après un laps de temps si considérable, est en prison. Sa vie est en danger; il est accusé d'assassinat. Or, madame, vous savez que votre mari est mort depuis bien, bien longtemps. Le monsieur dont il s'agit ne pourra donc pas être pris pour lui, pour peu que vous ayez la bonté de déclarer en justice, sous serment, quand il est mort et comment; mais que, quant au monsieur qu'on vous représente, et qui lui ressemble assez, à ce qu'il paraît, il n'est pas plus votre mari que moi. Une pareille déposition décidera l'affaire. Promettez-moi de la faire, madame, et je vais essayer de mettre en sûreté votre fils (un joli garçon, ma foi!) en attendant que vous nous ayez rendu ce petit service, après quoi je vous le ferai rendre sain et sauf. Si, au contraire, vous vous refusez à ce que je vous demande, j'ai grand'peur qu'il ne soit trahi, livré à la justice, qui, sans aucun doute, le condamnera à mort. Vous avez donc le choix; c'est à vous qu'il devra la vie ou la mort. Si vous refusez, le voilà pendu. Si vous consentez, le chanvre dont on doit faire la corde qui lui sera passée autour du cou n'est pas encore près de pousser.»

— Il y a là une lueur d'espérance, cria le prisonnier.

— Une lueur! répliqua son ami; dites une aurore radieuse, un beau et glorieux soleil. Chut! j'entends des pas à distance. Comptez sur moi.

— Quand viendrez-vous me reparler de ça?

— Aussitôt que je pourrai. Je voudrais pouvoir vous dire que ce sera demain. On vient nous dire que le temps de ma visita est expiré. J'entends tinter le trousseau de clefs. Pas un mot de plus là-dessus; on pourrait en surprendre quelque chose.»

Comme il finissait ces mots, la serrure tourna, et un guichetier apparut à la porte pour annoncer qu'il était l'heure pour les visiteurs de sortir.

«Déjà! dit Stagg d'un air patelin. C'est bien dommage; mais qu'y faire? Allons! du courage, mon ami; ce n'est qu'une méprise qui sera bientôt reconnue, et alors vous remonterez sur votre bête. Si ce charitable gentleman veut voir la complaisance de conduire seulement jusqu'au porche de la prison un pauvre aveugle, qui n'a d'autre récompense à lui offrir que ses prières, et de lui tourner la figure dans la direction de l'ouest, il fera un acte de charité. Merci, mon bon monsieur, je vous suis bien obligé.»

En disant ces mots, et, après s'être un moment arrêté à la porte pour tourner vers son ami son visage ricanant, il partit.

Le guichetier le reconduisit jusqu'au porche, puis il revint ouvrir et débarrer la porte du cachot, et, la tenant toute grande ouverte, il informa le prisonnier qu'il avait la liberté de se promener, pendant une heure, dans la cour voisine, si cela lui faisait plaisir.

Celui-ci répondit par un signe de tête qu'il acceptait, et, quand il se retrouva seul, il se mit à ruminer ce qu'il venait d'entendre dire à l'aveugle, et à peser la valeur des espérances que cette conversation récente avait éveillées dans son âme, tout en regardant machinalement et tour à tour, pendant ce temps-là, la clarté du jour au dehors, ou l'ombre projetée par un mur sur l'autre, et s'allongeant sur les dalles. La cour dont il jouissait n'était qu'un petit carré, rendu plus froid et plus sombre par la hauteur des murs dont il était entouré, et capable en apparence de donner le frisson au soleil même. La pierre dont elle était formée, nue, rude et dure, donnait, par contraste, même à Rudge, des pensées de campagne, de prairies et d'arbres verdoyants, avec un désir brûlant de prendre la clef des champs. Cependant il se leva, alla s'appuyer contre le chambranle de la porte et regarda l'azur éclatant du ciel, qui semblait sourire même à cet affreux repaire du crime. À voir le prisonnier, on pouvait croire qu'oubliant un moment sa prison, il se trouvait, par souvenir, étendu sur le dos dans quelque champ embaumé, où ses yeux poursuivaient les rayons du soleil à travers le mouvement des branches étendues sur sa tête… il y avait bien longtemps.

Tout à coup son attention fut attirée par un bruit de ferraille… il savait bien ce que c'était, car il avait tressailli tout à l'heure de s'entendre lui-même faire un bruit pareil en marchant pour sortir du cachot. Puis une voix se mit à chanter, et il vit l'ombre d'une personne se dessiner sur les dalles. Cette ombre s'arrêta… se tut brusquement, comme si le chanteur s'était rappelé tout à coup, après l'avoir un moment oublié, qu'il était en prison… puis le même bruit de ferraille, et l'ombre disparut.

Il se promena dans la cour de long en large, effarouchant les échos du tintement sonore de ses fers. Il y avait auprès de la porte de son cachot une autre porte, entr'ouverte comme la sienne.

Il n'avait pas fait une demi-douzaine de fois le tour de sa cour qu'en s'arrêtant à regarder cette porte. Il entendit encore le bruit de ferraille; puis il vit à la fenêtre grillée une figure, bien indistincte (le cachot était si sombre et les barreaux si épais!) puis, immédiatement après, parut un homme qui vint vers lui.

La solitude lui pesait, comme s'il y avait un an qu'il fût en prison. L'espoir d'avoir un camarade lui fit doubler le pas pour faire la moitié du chemin au-devant du nouveau venu.

Qui était cet homme? C'était son fils.

Ils s'arrêtèrent face à face, se dévisageant l'un l'autre. Lui, il recula tout honteux, malgré lui: quant à Barnabé, en proie à des souvenirs imparfaits et confus, il se demandait, où il avait déjà vu cette figure-là. Il ne fut pas longtemps incertain: car tout à coup, portant sur lui les mains, et le colletant pour le jeter à terre, il lui cria:

«Ah! je sais, c'est vous le voleur!»

Rudge d'abord, au lieu de répondre, baissa la tête et soutint la lutte en silence; mais, voyant que l'agresseur était trop jeune et trop fort pour lui, il releva la tête, le regarda fixement entre les deux yeux, et lui dit:

«Je suis ton père.»

Cette parole produisit un effet magique: Barnabé lâche prise à l'instant, recule, et le regarde effrayé; puis, par un élan subit, il lui passe les bras autour du cou, et lui presse la tête contre ses joues.

Oui, oui, c'était son père: il n'en pouvait douter. Mais où donc était-il resté si longtemps, laissant sa mère toute seule, ou, ce qui était bien pis, seule avec son pauvre idiot d'enfant? Était- elle réellement maintenant heureuse et à son aise, comme on avait voulu le lui faire croire? Où était-elle? N'était-elle pas près d'eux? Ah! bien sûr elle n'était pas heureuse, la pauvre femme, si elle savait son fils en prison Oh! non.

À toutes ces questions précipitées, l'autre ne répondit pas un mot: il n'y eut que Grip qui croassa de toutes ses forces, sautillant autour d'eux, tout autour, comme s'il les enveloppait dans un cercle magique, pour invoquer sur eux toutes les puissances du mal.

CHAPITRE XXI.

Pendant le cours de cette journée, tous les régiments de Londres ou des environs furent de service dans quelque quartier de la ville. Les troupes régulières et la milice, dispersées en province, reçurent l'ordre, dans chaque caserne et dans chaque poste à vingt-quatre heures de marche, de commencer à se diriger sur la capitale. Mais les troubles avaient pris une proportion si formidable, et, grâce à l'impunité, l'émeute était devenue si audacieuse, que la vue de ces forces considérables, continuellement accrues par de nouveaux renforts, au lieu de décourager les perturbateurs, leur donna l'idée de frapper un coup plus violent et plus hardi que tous les attentats des jours précédents, et ne servit qu'à allumer dans Londres une ardeur de révolte qu'on n'y avait jamais vue, même dans les anciens temps de la révolution.

Toute la veille et tout ce jour-là, le commandant en chef essaya de réveiller chez les magistrats le sentiment de leur devoir, et, en particulier chez le lord-maire, le plus poltron et le plus lâche de tous. À plusieurs reprises, on détacha, dans ce but, des corps nombreux de soldats vers Mansion-House pour attendre ses ordres. Mais, comme ni menaces ni conseils ne faisaient rien sur lui, et que la troupe restait là en pleine rue, sans rien faire de bon, exposée plutôt à de mauvaises conversations, ces tentatives louables firent plus de mal que de bien. Car la populace, qui n'avait pas tardé à deviner les dispositions du lord-maire, ne manquait pas non plus d'en tirer avantage pour dire que les autorités civiles elles-mêmes étaient opposées aux papistes, et n'auraient pas le coeur de tourmenter des gens qui n'avaient pas d'autre tort que de penser comme elles. Bien entendu que c'était surtout aux oreilles des soldats qu'on faisait résonner ces espérances, et les soldats, qui, de leur côté, naturellement, n'ont pas de goût pour se battre contre le peuple, recevaient ces avances avec assez de bienveillance, répondant à ceux qui leur demandaient s'ils iraient volontiers tirer sur leurs compatriotes: «Non! de par tous les diables!» montrant enfin des dispositions pleines de bonté et d'indulgence. On fut donc bientôt persuadé que les militaires n'étaient pas des soldats du pape, et n'attendaient que le moment de désobéir aux ordres de leurs chefs pour se joindre à l'émeute. Le bruit de leur répugnance pour la cause qu'ils avaient à défendre, et de leur inclination pour celle du peuple, se répandit de bouche en bouche avec une étonnante rapidité, et, toutes les fois qu'il y avait quelque militaire écarté à flâner dans les rues ou sur les places, il se formait aussitôt un rassemblement autour de lui: on lui faisait fête, on lui donnait des poignées de main, on lui prodiguait toutes les marques possibles de confiance et d'affection.

Cependant la foule était partout. Plus de déguisement, plus de dissimulation; l'émeute allait tête levée dans toute la ville. Un des insurgés voulait-il de l'argent, il n'avait qu'à frapper à la porte de la première maison venue, ou à entrer dans une boutique, pour en demander au nom de l'Émeute: il était sûr de voir sa demande sur-le-champ satisfaite. Les citoyens paisibles ayant peur de leur mettre la main sur le collet quand ils marchaient seuls et isolés, il n'y avait pas de danger qu'on allât leur chercher querelle quand ils étaient en corps nombreux. Ils se rassemblaient dans les rues, les traversaient selon leur bon plaisir, et concertaient publiquement leurs plans. Le commerce était arrêté, presque toutes les boutiques fermées. Presque sur toutes les maisons était déployé un drapeau bleu, en gage d'adhésion à la cause populaire. Il n'y avait pas jusqu'aux juifs de Houndsditch, dans le quartier de Whitechapel, qui écrivaient sur leurs portes et leurs volets: «C'est ici la maison d'un vrai et fidèle protestant.» La foule faisait loi, et jamais loi ne fut acceptée avec plus de crainte et d'obéissance.

Il était à peu près six heures du soir quand un vaste attroupement se précipita dans Lincoln's-Inn-Fields par toutes les avenues, et là se divisa, évidemment d'après un plan préconçu, en diverses branches. Ce n'est pas que l'arrangement prémédité fut connu de toute la foule: c'était le secret de quelques meneurs qui, venant se mêler aux autres, à mesure qu'ils arrivaient sur les lieux, et les distribuant dans tel ou tel détachement, exécutaient le mouvement avec autant du rapidité que si c'eût été une manoeuvre faite au commandement, et que chacun eût eu son poste assigné d'avance.

Tout le monde savait, du reste, que la bande la plus considérable, comprenant à peu près les deux tiers de la masse, était désignée pour l'attaque du Newgate. Elle se formait de tous les perturbateurs qui s'étaient distingués dans les premiers troubles; de tous ceux que la rumeur publique signalait comme des gens de résolution et d'audace, des hommes d'action; de tous ceux qui avaient eu des camarades arrêtés dans les affaires des jours précédents, enfin d'un grand nombre de parents ou d'amis de criminels détenus dans la prison. Cette dernière classe de héros ne renfermait pas seulement les bandits les plus désespérés et les plus redoutables de Londres; on y voyait aussi quelques personnes comparativement honnêtes. Plus d'une femme s'était habillée en homme pour aller aider à la délivrance d'un fils ou d'un frère. Il y avait les deux fils d'un condamné à mort, dont la sentence devait être exécutée le surlendemain, en compagnie de trois autres criminels. Combien de mauvais sujets dont les camarades avaient été emprisonnés pour filouterie! Et aussi que de misérables femmes, parias du genre humain, qui allaient là pour faire relâcher quelque autre créature de bas étage comme elles, ou peut- être entraînées, Dieu seul pourrait le dire, par un sentiment général de sympathie qui les intéressait à tous les malheureux sans espoir!

De vieux sabres, et de vieux pistolets sans poudre ni balles; des marteaux de forge, des couteaux, des scies, des haches, des armes pillées dans des étals de boucherie; une véritable forêt de barres de fer et de massues de bois; des échelles longues, pour escalader les murs, portées par une douzaine d'hommes; des torches allumées, des étoupes enduites de poix, de soufre, de goudron, des pieux arrachés à des palissades ou à des haies; jusqu'à des béquilles enlevées à des mendiants estropiés dans les rues: voilà quelles étaient leurs armes. Quand tout fut prêt, Hugh et Dennis, aux côtés de Simon Tappertit, prirent la tête; et derrière eux se pressa la foule, mouvante et grondante comme une mer qui marche.

Au lieu de descendre tout droit d'Holborn à la prison, comme tout le monde s'y attendait, les chefs de la troupe prirent par Clerkenvall, et se répandant dans une rue paisible, s'arrêtèrent devant une boutique de serrurier… À la clef d'or.

«Tapez à la porte, cria Hugh aux gens qui étaient près de lui. Il nous faut ce soir un homme du métier. Enfoncez plutôt la porte, si on ne vous répond pas.»

La boutique était fermée. La porte et les volets étaient de force et de taille; on avait beau taper, rien ne bougeait. Mais quand la foule impatiente se fut avisée de crier: «Mettons le feu à la maison,» et que les torches s'avancèrent pour mettre la menace à exécution, la croisée du premier s'ouvrit toute grande, et le brave vieux serrurier se dressant à la fenêtre:

«Eh bien! canaille, dit-il, qu'est-ce que vous me voulez? Venez- vous me rendre ma fille?

— Pas de questions, mon vieux, répondit Hugh en faisant signe de la main à ses camarades de le laisser parler. Pas de questions; mais dépêchez-vous de descendre avec les outils de votre état. Nous avons besoin de vous.

— Besoin de moi! cria le serrurier jetant un coup d'oeil sur l'uniforme qu'il portait. Eh bien! si bien des gens de ma connaissance n'étaient pas des coeurs de poulets, il y a déjà quelque temps que vous n'auriez plus besoin de moi. Faites bien attention à ce que je vais vous dire, mon garçon, et vous aussi, les autres. Vous avez là parmi vous une vingtaine de gens que je vois et que je connais bien, et que je regarde, à partir de ce moment, comme des hommes morts. Tenez! filez, vous avez encore le temps de faire l'économie d'un enterrement; sans cela, avant qu'il soit longtemps, vous n'aurez plus qu'à commander vos cercueils.

— Voulez-vous descendre? cria Hugh.

— Voulez-vous me rendre ma fille, brigand? cria le serrurier.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, répliqua Hugh. Allons! camarades, mettons le feu à la porte.

— Arrêtez! cria le serrurier d'une voix qui les fit trembler, en leur présentant la gueule de son fusil. Faites plutôt faire la besogne par un vieux; ce serait dommage de tuer cet innocent.»

Le jeune gars qui tenait la torche, et qui s'était accroupi devant la porte pour y mettre le feu, se hâta de se lever à ces mots et recula de quelques pas. Le serrurier promena ses yeux sur les visages qui lui faisaient face, en abaissant son arme dirigée sur le pas de sa porte. La crosse de son fusil fixée contre son épaule n'avait pas besoin d'autre appui, elle était ferme comme un roc.

«Je préviens l'individu qui va faire ça de commencer par dire son In manus, ajouta-t-il d'une voix sûre; je ne le prends pas en traître.»

Arrachant à un de ses voisins la torche qu'il portait, Hugh s'avançait en jurant comme un possédé, quand il fut arrêté par un cri vif et perçant, et en levant les yeux il vit un vêtement flottant au haut de la maison.

Alors on entendit encore un cri, puis un autre; puis une voix perçante s'écria: «Simon est-il en bas?» En même temps un grand col maigre s'allongea sur la fenêtre de la mansarde, et Mlle Miggs, dont la forme indistincte commençait à être moins manifeste sous l'influence du crépuscule se mit à crier avec frénésie:

«Ah! mes chers messieurs, laissez-moi, laissez-moi entendre Simon me répondre de ses propres lèvres. Parlez-moi, Simon; parlez-moi donc!»

M. Tappertit, qui n'était pas autrement flatté de cette faveur, leva les yeux pour la prier de se taire et lui donner l'ordre de descendre ouvrir la porte, parce qu'ils avaient besoin de son maître, et qu'il ne ferait pas bon leur désobéir.

«Ô mes bons messieurs, cria Mlle Miggs. Ô mon précieux, précieux
Simon!

— Dites donc, avez-vous bientôt fini vos bêtises? répliqua
M. Tappertit. Descendez donc plutôt nous ouvrir la porte…
Gabriel Varden, relevez votre fusil, ou vous n'en serez pas le bon
marchand.

— Ne vous inquiétez pas de son fusil, cria Miggs, Simon et messieurs, j'ai versé dans le canon une chope de petite bière.»

La foule poussa un grand cri de joie, qui fut bientôt suivi d'un grand éclat de rire. «N'ayez pas peur qu'il parte, quand il serait chargé jusqu'à la gueule, continua Miggs, Simon et messieurs, je suis enfermée dans la mansarde, la petite porte à droite, quand vous croirez être tout en haut de la maison; et, par parenthèse, prenez garde, en montant les dernières marches du coin, de ne pas vous cogner la tête contre les poutres et de ne pas marcher sur le côté: vous tomberiez à travers le plafond dans la chambre à deux lits du premier étage, car le plafond est mince, je vous en préviens. Simon et messieurs, je suis enfermée ici pour plus du sûreté; mais ils auront beau faire, mon intention a toujours été et sera toujours de marcher dans la bonne cause, la sainte cause… Je renonce au pape de Babylone, et à toutes ses oeuvres intérieures et extérieures. Foin du païen!… Je sais bien que mon opinion n'est pas grand'chose (et ici sa voix devenait de plus en plus criarde et perçante), puisque je ne suis qu'une pauvre domestique, et par conséquent un objet d'humiliation; mais ça ne m'empêchera pas de dire ce que je pense, et de me confier dans l'appui de ceux qui pensent comme moi.»

Une fois que Miggs eut déclaré que le fusil était hors de service, personne ne s'avisa plus de s'amuser à l'écouter, et on la laissa bavarder à son aise. Les assiégeants dressèrent une échelle contre la fenêtre où se tenait le serrurier, et, malgré la résistance de son courage obstiné, on eut bientôt forcé l'entrée en cassant un carreau et en mettant le châssis en pièces. Après avoir distribué quelques bons coups autour de lui, il se trouva sans défense au milieu d'une populace furieuse qui inondait la chambre et ne présentait plus partout qu'une masse confuse de figures inconnues, à la fenêtre et à la porte.

On était très irrité contre lui, car il avait blessé deux hommes grièvement, et on invitait d'en bas ceux qui étaient montés à l'apporter pour le pendre à un réverbère. Mais Gabriel restait indomptable, et, regardant tour à tour Hugh et Dennis qui lui tenaient chacun un bras, et Simon Tappertit qui lui faisait face:

«Vous m'avez déjà volé ma fille, disait-il, ma fille qui m'est plus chère que la vie; vous pouvez bien me prendre aussi la vie, si vous voulez. Je remercie Dieu d'avoir permis que j'aie pu dérober ma femme à cette scène, et de m'avoir donné un coeur qui ne demandera pas quartier à des gens comme vous.

— Oui, oui, disait M. Dennis, vous avez raison. Vous êtes un brave homme, et vous ne pouvez pas montrer plus de coeur pour votre âge. Bah! qu'est-ce que ça vous fait, un réverbère ce soir, ou un lit de plume dans dix ans d'ici? Voilà-t-il pas une belle affaire!»

Le serrurier lui lança un regard dédaigneux sans lui rien répondre.

«Pour ma part, dit le bourreau, qui trouvait particulièrement de son goût l'idée du réverbère, j'honore vos principes et je les partage. Quand je rencontre des gens aussi bien pensants (et ici il colora son discours par un bon gros juron), je suis tout prêt à leur épargner, comme à vous, la moitié du chemin… N'avez-vous pas quelque part par là un bon bout de corde? Si vous n'en avez pas, ne vous inquiétez pas; un mouchoir fera l'affaire tout de même.

— Pas de bêtises, maître! murmura Hugh en saisissant rudement Varden par l'épaule. Faites ce qu'on vous dit. Vous saurez bientôt ce qu'on vous demande. Allons! faites.

— Je ne ferai rien du tout de ce que vous me demanderez ni vous, ni tout autre coquin de la bande, répondit le serrurier. Si vous vous attendez à obtenir de moi quelque service, vous pouvez vous épargner la peine de me dire ce que c'est. Je vous en préviens d'avance, je ne ferai rien pour vous.

M. Dennis fut si touché de la constance du vieux grognard, qu'il protesta, presque la larme à l'oeil, qu'il y aurait de la cruauté à faire violence à ses inclinations et que, pour sa part, il ne voudrait pas avoir pareil tort sur la conscience. Ce gentleman, disait-il, avait déjà déclaré à plusieurs reprises qu'il lui était égal qu'on l'exécutât; en conséquence, il regardait comme un devoir pour eux, en leur qualité de populace civilisée et éclairée, de l'exécuter en effet. On n'avait pas, comme il le faisait observer, on n'avait pas tous les jours la bonne fortune de pouvoir s'accommoder aux voeux des gens dont on était assez malheureux pour ne pas partager la manière de voir. Mais, puisqu'ils étaient justement tombés sur un individu qui exprimait un désir auquel ils pouvaient raisonnablement satisfaire (et, pour sa part, il ne demandait pas mieux que d'avouer que, dans son opinion, ce désir faisait honneur à ses sentiments), il espérait bien qu'on se déciderait à lui passer sa fantaisie avant d'aller plus loin. C'était un exercice qui, avec un peu d'habileté et de dextérité, ne demandait pas plus de cinq minutes pour s'accomplir à l'entière satisfaction des deux parties; et, quoique sa modestie l'empêchât de faire lui-même son propre éloge, il demandait la permission de dire qu'il avait dans ces matières des connaissances pratiques assez connues, et que comme il était en même temps d'un caractère obligeant et serviable, il se ferait un véritable plaisir d'exécuter le gentleman.

Ces observations, débitées à la foule qui l'entourait, au milieu d'un tapage et d'un brouhaha effroyables, furent reçues avec grande faveur, peut-être moins à cause de l'éloquence du bourreau que de l'entêtement obstiné du serrurier. Gabriel était dans un péril imminent, et il le savait bien; mais il gardait un silence constant, et n'aurait pas ouvert davantage la bouche, quand on aurait débattu devant lui la question de savoir si on ne le ferait pas rôtir à petit feu.

Pendant que le bourreau parlait, il y eut quelque agitation et quelque confusion sur l'échelle, et aussitôt qu'il eut cessé, au grand désappointement de la foule qui était en bas et qui n'avait pas eu le temps d'apprendre ce qu'il venait de dire, ni d'y répondre par ses acclamations, quelqu'un cria par la fenêtre:

«Il a les cheveux gris, il est vieux; ne lui faites pas de mal.»

Le serrurier se retourna vivement du côté d'où venaient ces paroles de pitié, et fixant un regard assuré sur ceux qui étaient là le long de l'échelle sans rien faire, accrochés les uns aux autres.

«Tu n'as que faire de respecter mes cheveux gris, jeune homme, se mit-il à dire, répondant au timbre de la voix qu'il avait entendue, plutôt qu'à la personne même qu'il n'avait pas vue. Je ne vous demande pas de grâce. Si j'ai les cheveux gris, j'ai le coeur encore assez vert pour vous mépriser et vous braver tous, tas de brigands que vous êtes.»

Ce discours imprudent n'était pas fait, comme on pense, pour apaiser la férocité des assaillants. Ils recommencèrent à demander à grands cris qu'on le leur descendît, et l'honnête serrurier allait passer un mauvais quart d'heure si Hugh ne leur avait pas rappelé, dans la réponse qu'il leur adressa, qu'ils avaient besoin de ses services, et qu'il fallait le garder pour ça.

«Voyons, dit-il à Simon Tappertit, dépêchez-vous donc de lui faire savoir ce que nous lui demandons. Et vous, brave homme, ouvrez vos oreilles toutes grandes, si vous voulez qu'on vous les laisse.»

Gabriel croisa ses bras maintenant libres, et considéra en silence son ancien apprenti.

«Voyez-vous, Varden, dit Simon, c'est que nous allons à Newgate de ce pas.

— Certainement que vous y allez, je le vois bien, répliqua le serrurier, vous n'avez jamais dit plus grande vérité.

— Un instant, reprit Simon, ce n'est pas comme ça que je l'entends. Nous allons le réduire en cendres, forcer les portes et mettre les prisonniers en liberté. C'est vous qui avez aidé dans le temps à faire la serrure de la grande porte.

— Oui, oui, dit le serrurier, et vous verrez, avant peu, quand vous y serez, que vous ne me devez pas d'obligation pour cela.

— C'est possible, mais en attendant, il faut que vous nous montriez le moyen de la forcer.

— Ah vraiment!

— Sans doute, parce qu'il n'y a que vous qui le sachiez; moi, je n'en sais rien. Ainsi, venez avec nous pour la briser de vos propres mains.

— Quand vous me verrez faire ça, dit tout tranquillement le serrurier, c'est que mes mains me tomberont des bras; et vous ferez bien de les ramasser, Simon Tappertit, pour vous en faire des épaulettes, mon garçon.

— C'est bon, on verra ça, cria Hugh qui intervint en ce moment parce qu'il voyait l'indignation de la foule s'échauffer bien fort. Allons! remplissez-lui un panier des outils dont il va avoir besoin pendant que moi, je vais vous faire descendre l'homme. Ouvrez les portes en bas, vous autres, pendant qu'il y en aura qui vont éclairer le grand capitaine. Tudieu, mes gars, à vous voir là à ne rien faire que de grommeler les bras croisés, ne dirait-on pas que nous n'avons plus de besogne!

Ils se regardèrent les uns les autres, et se dispersant aussitôt, montèrent à l'escalade sur la maison, pillant tout, cassant tout, selon leur habitude, et emportant tous les articles de quelque valeur qui venaient à les tenter. Ils n'eurent pas du reste grand temps à perdre dans cette expédition, car le panier d'outils fut bientôt prêt et suspendu aux épaules d'un homme de bonne volonté. Les préparatifs étant donc achevés, et tout disposés pour l'attaque, ceux qui étaient occupés à des oeuvres de pillage et de destruction dans les autres pièces furent rappelés en bas dans l'atelier. Enfin ils allaient tous sortir lorsque celui qui venait de descendre le dernier du haut de la maison, s'avança pour demander s'il fallait relâcher la jeune femme qui était dans le grenier où elle faisait, dit-il un tapage terrible, sans discontinuer.

En ce qui le concernait, Simon Tappertit n'aurait pas manqué de se prononcer pour la négative; mais la masse des frères et amis, se rappelant le bon office qu'elle leur avait rendu en abreuvant le canon de fusil du serrurier, se montrant d'un avis contraire, le capitaine se vit bien obligé de répondre qu'il fallait la mettre en liberté. L'homme alors retourna à son secours, et reparut bientôt avec miss Miggs pliée en deux et toute mouillée de ses larmes.

Comme cette jeune demoiselle s'était laissé emporter tout le long de l'escalier sans donner signe de vie, son libérateur la déclara morte ou mourante, et ne sachant trop que faire d'elle, il cherchait déjà des yeux quelque banc ou quelque tas de cendres commode pour déposer dessus la belle insensible, lorsque tout à coup elle se dressa sur ses pieds par je ne sais quel mécanisme mystérieux, rejeta ses cheveux en arrière, regarda M. Tappertit d'un air égaré en criant «la vie de mon Simmun est sauve!» et à l'instant elle se jeta dans les bras du héros avec tant de promptitude qu'il en perdit l'équilibre et recula de quelques pas sous le choc de son aimable fardeau.

«Ah! que c'est embêtant! dit M. Tappertit. Voyons! des hommes ici! qu'on l'empoigne, et qu'on la remette sous les verrous; on n'aurait jamais dû lui ouvrir.

— Mon Simmun! criait Mlle Miggs en larmes et défaillante; mon cher, mon béni, mon adoré à toujours Simmun!

— Voyons! allez-vous vous tenir, hein? disait M. Tappertit d'un ton tout différent, ou bien je vais vous laisser tomber par terre. Que diable avez-vous donc à glisser comme ça vos pieds le long du plancher au lieu de vous redresser?

— Mon bon ange Simmun! murmurait Miggs… Il m'a promis…

— Promis! Ah! c'est vrai, répondit Simon d'un ton bourru. N'ayez pas peur, je vous tiendrai ma promesse. Je vous ai dit que je vous pourvoirais, et vous pouvez y compter. Allons! mais tenez-vous donc!

— Où voulez-vous que j'aille à présent? Qu'est-ce que je vais devenir après ce que j'ai fait ce soir? cria Miggs. Je n'ai plus d'autre lieu de repos à espérer que le silence de la tombe.

— Plût à Dieu que vous y fussiez déjà, dans le silence de la tombe, répliqua M. Tappertit, et d'une bonne tombe encore, et bien serrée… Venez ici, cria-t-il à l'un des camarades; puis il lui donna le mot d'ordre à voix basse dans le tuyau de l'oreille. Emmenez-la avec vous. Vous savez où?»

L'autre fit signe qu'il le savait; et la prenant dans ses bras, malgré ses protestations, ses sanglots et sa résistance, y compris les égratignures, qui ne laissaient pas de rendre la lutte peu agréable, il enleva son Hélène. Tous ceux qui étaient restés jusque-là dans la maison sortirent dans la rue. Le serrurier fut mis en tête de la bande et forcé de marcher entre deux conducteurs. Toute la troupe se mit aussitôt en mouvement; et sans cri, sans tumulte, ils allèrent droit à Newgate, et firent halte au milieu d'une masse énorme d'insurgés déjà réunis devant la porte de la prison.

CHAPITRE XXII.

Rompant le silence qu'ils avaient gardé jusque-là, ils se mirent à pousser un grand cri, aussitôt qu'ils se furent rangés devant la prison, et demandèrent à parler au gouverneur. Leur visite n'était pas tout à fait inattendue, car sa maison, qui se trouvait sur la rue, était fortement barricadée; le guichet de la geôle était fermé, et on ne voyait personne aux grilles ni aux fenêtres. Avant qu'ils eussent répété plusieurs fois leur sommation, un homme apparut sur le toit de l'habitation du gouverneur, pour leur demander ce qu'ils voulaient.

Les uns disaient une chose, les autres une autre, la plupart ne faisaient que grogner et siffler. Comme il faisait déjà presque nuit, et que la maison était haute, il y avait dans la foule un grand nombre de gens qui ne s'étaient pas même aperçus qu'il fût venu personne pour leur répondre, et qui continuaient leurs clameurs, jusqu'à ce que la nouvelle s'en fût répandue partout dans le rassemblement. Il s'écoula bien au moins dix minutes avant qu'on pût entendre une voix distincte, et, pendant ce temps-là, on voyait cette figure qui restait perchée là-haut, et dont la silhouette se détachait sur le fond brillant d'un ciel d'été, regardant en bas dans la rue où se passait la scène de trouble.

«N'êtes-vous pas, finit par crier Hugh, monsieur Akerman, le geôlier en chef de la prison?

— Certainement, c'est lui, camarade,» lui dit Dennis à l'oreille.

Mais Hugh, sans faire attention à lui, voulait avoir la réponse de l'homme même.

«Oui, dit-il, c'est moi.

— Vous avez là, sous votre garde, maître Akerman, quelques-uns de mes amis.

— J'ai là beaucoup de monde sous ma garde;» et en même temps il jetait en bas un coup d'oeil dans l'intérieur de la prison.

Et l'idée qu'il pouvait voir de là les différentes cours, et embrasser tout ce qui leur était masqué par ces murailles maudites, irritait et excitait si fort la populace, qu'ils hurlaient comme des loups.

«Eh bien! délivrez seulement nos amis, dit Hugh, et vous pourrez garder les autres.

— Mon devoir est de les garder tous; et je ferai mon devoir.

— Si vous ne nous ouvrez pas les portes toutes grandes, nous allons les enfoncer, dit Hugh, parce que nous voulons absolument faire sortir les gens de l'émeute.

— Tout ce que je peux faire pour vous, mes braves gens, répliqua Akerman, c'est de vous exhorter à vous disperser, et de vous rappeler que toutes les conséquences du moindre trouble causé dans cette maison ne peuvent qu'être très sérieuses, et donner à bon nombre d'entre vous d'amers et d'inutiles regrets, quand il ne sera plus temps.»

Il fit mine de se retirer là-dessus, mais il fut arrêté par la voix du serrurier.

«Monsieur Akerman, cria Gabriel, monsieur Akerman!

— Je ne veux plus entendre un seul d'entre vous, répondit le gouverneur, se tournant vers l'homme qui lui parlait, et lui faisant signe de la main qu'il ne voulait pas parlementer plus longtemps.

— Mais je ne suis pas un d'entre eux, dit Gabriel. Je suis un honnête homme, monsieur Akerman, un honorable industriel… Gabriel Varden, le serrurier. Vous me connaissez bien?

— Comment! vous dans la foule! cria le gouverneur d'une voix altérée.

— Ils m'ont amené de force… ils m'ont amené ici pour leur forcer la serrure de la grand'porte, répondit le serrurier. Veuillez m'être témoin, monsieur Akerman, que je m'y refuse, que je n'en veux rien faire, advienne que pourra de mon refus. S'ils me font quelque violence, faites-moi le plaisir de vous rappeler ça.

— N'avez-vous plus moyen de vous tirer de là? dit le gouverneur.

— Non, monsieur Akerman. Vous allez faire votre devoir et moi le mien… Encore une fois, tas de brigands et de coupe-jarrets, dit le serrurier, se retournant de leur côté, je refuse. Ah! enrouez- vous tant que vous voudrez à hurler contre moi, je refuse.

— Un moment, un moment, se hâta de dire le geôlier, Monsieur Varden, je vous connais pour un digne homme, pour un homme qui ne consentirait jamais à rien faire contre la loi… à moins d'y être forcé.

— Forcé, monsieur! reprit le serrurier, qui voyait bien d'après le ton dont c'était dit, que le gouverneur lui ménageait une excuse bien suffisante pour céder à la multitude qui l'assiégeait et l'étreignait de toutes parts, et au milieu de laquelle on voyait debout ce vieillard, seul contre tous. Forcé, monsieur! je ne ferai rien de force ni de gré.

— Où donc est l'homme qui me parlait tout à l'heure? dit le gardien avec inquiétude.

— Présent! répondit Hugh.

— Ne savez-vous pas ce que c'est qu'une accusation de meurtre, et qu'en retenant cet honnête artisan avec vous, vous mettez sa vie en péril?

— Nous savons bien ça, répondit-il; pourquoi donc croyez-vous que nous l'avons amené ici, si ce n'est pas pour ça? Donnez-nous nos amis, maître Akerman, et nous vous donnons le vôtre. N'est-ce pas que vous ratifiez, ce troc, mes gars?»

La populace lui répondit par un bruyant hourra.

«Vous voyez ce que c'est, cria Varden. Ne les laissez pas entrer, au nom du roi Georges, et rappelez-vous ce que je viens de vous dire. Bonne nuit.»

Les négociations finirent là. Une grêle de pierres et d'autres projectiles força le gouverneur à se retirer, et la multitude, s'avançant par essaims le long des murailles, bloqua Gabriel Varden contre la porte.

C'est en vain qu'on mit à ses pieds le paquet d'instruments de son état; c'est en vain qu'on employa tour à tour, pour le forcer d'en faire usage, les promesses, les coups, des offres de récompense, des menaces de mort sur place: «Non, cria l'intrépide serrurier, non, je ne veux pas.»

Il n'avait jamais tant aimé la vie, mais rien ne put l'ébranler. Les faces sauvages qui le dévisageaient de tous côtés, les cris de ceux qui étaient altérés de son sang, comme des bêtes féroces, la vue des hommes qui fendaient la foule et marchaient sur le corps de leurs camarades pour arriver jusqu'à lui, le visant, par-dessus la tête des autres, avec leurs haches et leurs piques, tout échouait devant son courage obstiné. Il les regardait l'un après l'autre, homme par homme, face à face, et toujours avec sa voix fatiguée, son visage pâlissant, il leur criait haut et ferme; «Non, je ne veux pas!»

Dennis lui asséna sur la figure un coup de poing qui le jeta par terre. Il se remit sur ses pieds avec la prestesse d'un jeune homme, et, le front tout ensanglanté, il lui sauta à la gorge.

«Ah! c'est toi, chien de lâche? lui dit-il; rends-moi ma fille, rends-moi ma fille.»

Ils luttèrent ensemble. Il y en avait qui criaient: «Tuez-le! et d'autres qui heureusement ne se trouvaient pas assez près, qui voulaient l'écraser sous leurs pieds. Quant au bourreau, il avait beau serrer de toutes ses forces les poignets de son adversaire, il ne pouvait pas venir à bout de lui faire lâcher prise.

«Si c'est comme ça que vous me remerciez, monstre d'ingratitude! dit-il enfin avec force jurons et hors d'haleine, car il avait toutes les peines du monde à articuler une parole.

— Rends-moi ma fille, criait le serrurier, devenu aussi furieux que ceux qui l'entouraient; rends-moi ma fille.

Renversé encore une fois, encore une fois redressé, puis par terre, il luttait contre une vingtaine d'hommes qui se le passaient de main en main, quand un grand coquin, qui sortait de l'abattoir avec ses habits et ses grandes bottes encore chauds et fumants de sang et de graisse, leva une hallebarde et, poussant un horrible jurement, visa la tête découverte du brave vieillard. Au même instant, pendant qu'il avait le bras levé pour frapper, il tomba lui-même comme d'un coup de foudre, et un manchot lui passa sur le corps pour venir en aide au serrurier. Il avait un autre homme avec lui, et à eux deux ils saisirent vivement et rudement l'artisan.

«Vous n'avez qu'à nous le laisser, crièrent-ils à Hugh en jouant des pieds et des mains pour se frayer un passage en arrière à travers la foule. Vous n'avez qu'à nous le laisser. N'allez-vous pas gaspiller votre force contre cet homme-là quand il n'en faut que deux comme nous pour lui faire son affaire en deux minutes? Vous perdez votre temps. Songez, aux prisonniers, songez à Barnabé.»

Ceci fut répété partout dans la foule. Les marteaux commencèrent à battre contre les murs; chacun fit des efforts pour arriver au pied de la prison et prendre place au premier rang. S'ouvrant de force un passage à travers les mutins avec une ardeur aussi désespérée que s'ils étaient au milieu d'ennemis acharnés et non de leurs propres camarades, les deux hommes opérèrent leur retraite avec le serrurier au milieu d'eux, et l'entraînèrent jusqu'au coeur même du rassemblement.

Pendant ce temps-là, les coups commençaient à pleuvoir comme la grêle sur la grande porte et sur le bâtiment, qui ne s'en émouvait guère: car ceux qui ne pouvaient approcher de la porte étaient toujours bien aises de décharger leur rage sur n'importe quoi… même sur les gros blocs de pierre qui brisaient leurs armes en morceaux dans leurs mains, leur donnant jusque dans les bras des fourmillements douloureux, comme s'ils ne se contentaient pas d'une résistance passive et qu'ils leur rendissent coup pour coup. Le fracas du fer contre le fer se mêlait au tumulte étourdissant qu'il dominait par son bruit éclatant, à mesure que les grands marteaux de forge s'abaissaient sur les clous et les plaques de la porte. C'était une pluie d'étincelles. Les gens travaillaient par bandes et se relayaient à de courts intervalles, pour mettre toute la fraîcheur de leur force au service de cette oeuvre de destruction. Mais c'est égal: on voyait toujours debout le grand portail, aussi fier, aussi sombre, aussi fort qu'avant, et, sauf les marques des coups à sa surface, toujours le même.

Pendant qu'il y en avait qui dépensaient toute leur énergie à cette tâche pénible, il y en avait d'autres qui dressaient des échelles contre la prison, et qui essayaient de grimper de là jusqu'au haut des murs, où elles ne pouvaient atteindre parce qu'elles étaient trop courtes. Il y en avait d'autres qui soutenaient un engagement avec une escouade de la police, forte d'une centaine d'hommes, et la faisaient reculer à grands coups, ou l'écrasaient sous leur nombre; d'autres encore faisaient le siège de la maison sur laquelle s'était montré le gouverneur, et, enfonçant les portes, revenaient avec tous les meubles, les empilaient contre la porte de la prison pour en faire un feu de joie qui pût la consumer. Aussitôt qu'on eut vent de cette idée, tous ceux qui se donnaient jusque-là une peine inutile jetèrent là leurs outils et se mirent à augmenter le tas, qui bientôt atteignit la largeur de la moitié de la rue, et une telle hauteur que ceux qui allaient porter en haut des combustibles étaient obligés de prendre des échelles. Quand tout le mobilier et les effets du gouverneur eurent été jetés sur ce riche bûcher, jusqu'au dernier, on se mit à les enduire de poix, de goudron, de résine, apportés de toutes parts, et on arrosa le tout de térébenthine. Ils en firent autant à tout le bois qui garnissait les portes de la prison, sans oublier la moindre traverse ni le moindre madrier. Après avoir accompli ce baptême infernal, ils mirent le feu au bûcher avec des allumettes flamboyantes et du goudron enflammé; puis alors ils se tinrent auprès, pour en surveiller le résultat.

Comme les meubles étaient très secs et rendus plus inflammables encore par l'huile et la bougie qui s'y trouvaient mêlées, sans parler des autres moyens employés, ils n'eurent pas de peine à prendre feu. Les flammes s'élancèrent avec un rugissement terrible, noircissant le mur de la prison, et se dressant jusqu'au haut de sa façade en serpents de feu. Dans le commencement, les insurgés ramassés autour de l'incendie ne témoignaient l'ivresse de leur triomphe que par leurs regards satisfaits; mais quand il devint plus brûlant et plus menaçant… quand il se mit à craquer, à bondir, à mugir, comme une grande fournaise… quand il se réfléchit sur les maisons vis-à-vis, et qu'il illumina non seulement les visages pâles et étonnés aux fenêtres, mais jusqu'aux plus intimes recoins de chaque habitation… quand ils le virent caresser la grande porte de sa lueur rougeâtre, et badiner avec elle, tantôt s'attachant à sa surface durcie, tantôt la quittant tout à coup avec une inconstance sauvage pour prendre son essor vers les cieux, puis revenant l'envelopper dans ses serres brûlantes et préparer sa ruine… quand il répandit une si vive clarté que le cadran de l'église du Saint-Sépulcre, dont l'aiguille marque si souvent l'heure de la mort pour les condamnés, était aussi lisible qu'en plein jour, et que le coq qui tourne au haut de son clocher brillait à ce soleil inaccoutumé comme un riche joyau monté de pierreries chatoyantes… quand la pierre noircie et la brique sombre devinrent toutes rouges par la force de la réflexion, et que les croisées reluisirent comme de l'or bruni, miroitant aussi loin que pouvait s'étendre la vue, avec leurs vitres purpurines… quand les murs et les tours, les toits et les blocs de cheminées, au milieu des flammes vacillantes, semblèrent trembler et chanceler comme un homme ivre… quand des milliers d'objets qu'on n'avait jamais vus jusqu'alors vinrent s'étaler à la vue, et que les choses les plus familières prirent un aspect tout nouveau… alors la populace commença à faire chorus avec le tourbillon enflammé, et à pousser des cris, des clameurs, des vociférations comme heureusement il est rare d'en entendre, s'agitant en même temps pour entretenir le feu et le tenir en haleine, afin de ne pas le laisser décroître.

Quoique la chaleur fût si intense que le badigeon des maisons en face de la prison grillait et se craquelait, formant ça et là des boursouflures, comme des pustules à la peau du patient tenu sur le gril par le bourreau, et finissait par crever et tomber en miettes: quoique les carreaux tombassent en éclats des croisées, et que le plomb et le fer sur les toits dépouillassent la main imprudente qui venait à s'y frotter par hasard; que les moineaux sortissent de leurs trous pour prendre leur vol sur les gouttières, et qu'étourdis par la fumée, ils tombassent tremblants jusque sur le bûcher embrasé; le feu n'en était pas moins activé sans relâche par des mains infatigables, et l'on voyait tout autour des ombres aller et venir sans cesse. Jamais ils ne se ralentissaient dans leur zèle, jamais ils ne se retiraient à l'écart; au contraire, ils serraient la flamme de si près que les spectateurs du premier rang avaient fort à faire pour que les chauffeurs, dans leur ardeur, ne les jetassent pas dedans, par la même occasion. Si un homme s'évanouissait ou se laissait choir, il y en avait une douzaine qui se disputaient sa place, et cela, quoiqu'ils sussent bien que c'était un poste de torture, de soif, de fatigue insupportables. Ceux qui tombaient évanouis, et qui avaient le bonheur de ne pas être écrasés sous les pieds ou brûlés par la flamme, étaient emportés dans une cour d'auberge tout près de là, pour y recevoir une douche à la pompe. On se passait de mains en mains de pleins baquets d'eau dans la foule; mais la soif était si ardente et si générale, l'empressement si grand à qui boirait le premier, que, le plus souvent, tout le contenu en était renversé par terre, sans que pas un eût pu seulement humecter ses lèvres.

Cependant, au milieu des cris et du vacarme, ceux qui étaient le plus près du bûcher continuaient de rejeter dans le tas les fragments embrasés qui venaient à rouler en bas, et poussaient les charbons ardents contre la porte, qui, malgré ce linceul de flammes, n'en restait pas moins fermée et barricadée, sans leur ouvrir de passage. On passait, par-dessus la tête des gens, de gros tisons à ceux qui se tenaient au pied des échelles, tout prêts à grimper jusqu'au dernier échelon, pour les tenir d'une main contre le mur de la prison, déployant tout ce qu'ils avaient d'habileté et de force pour lancer ces brandons sur le toit, ou les jeter en bas dans les cours intérieures. Souvent ils en venaient à bout, et c'était alors un redoublement d'horreur dans cette scène effroyable: car les prisonniers enfermés là-dedans, voyant, à travers leurs barreaux, le feu prendre dans plusieurs endroits et s'approcher menaçant, pendant qu'ils étaient là sous clef pour la nuit, commençaient à s'apercevoir qu'ils étaient en danger de brûler vifs. Cette crainte horrible, se répandant de cellule en cellule, leur arrachait des cris et des lamentations épouvantables; ils appelaient au secours avec des cris si affreux, que la prison tout entière retentissait de leurs plaintes; on entendait leurs clameurs dominer les hurlements de la populace et le mugissement des flammes: c'était un tumulte d'agonie et de désespoir à faire trembler les plus hardis.

Ce qu'il y a de remarquable, c'est que ces cris commencèrent par le côté de la prison qui faisait face à Newgate-Street, où tout le monde savait qu'étaient renfermés les hommes condamnés à être exécutés le mardi suivant. Et non seulement ces quatre criminels, qui avaient si peu de temps à vivre, furent les premiers à prendre l'alarme, en se voyant menacés de brûler vifs, mais ce furent aussi, du commencement jusqu'à la fin, les plus importuns de tous: car on les entendait distinctement, malgré la solide épaisseur des murailles, crier que le vent donnait de leur côté et que les flammes allaient bientôt les atteindra; ils appelaient les agents de la prison, pour qu'ils vinssent éteindre le feu en puisant de l'eau à la citerne qui était dans leur cour, et pleine d'eau. À en juger du milieu de la foule, au dehors, ces quatre condamnés ne cessaient pas un instant d'appeler au secours, et cela avec autant de frayeur et d'attachement frénétique à l'existence, que si chacun d'eux avait devant lui le long espoir d'une vie heureuse et honorée, au lieu de quarante-huit heures d'un emprisonnement misérable, suivi d'une mort violente et infâme.

Mais rien ne saurait décrire l'angoisse et la souffrance des deux fils d'un de ces malheureux, chaque fois qu'ils entendaient ou croyaient entendre la voix de leur père. Après s'être tordu les mains, en courant à droite, à gauche, comme des fous furieux, l'un d'eux montait sur les épaules de l'autre pour essayer de grimper jusqu'au mur élevé, surmonté dans le haut par des piques et des pointes de fer. Et quand il retombait dans la foule, tout meurtri qu'il était, cela ne l'empêchait pas de remonter, de retomber; et enfin, lorsqu'il reconnut l'inutilité de ses tentatives, il se mit à battre les pierres pour les déchirer avec ses mains, comme s'il pouvait par là faire brèche dans l'épaisse muraille et s'y ouvrir de force un passage. À la fin, ils se frayèrent, à travers la multitude, un chemin jusqu'à la porte, quoique bien des hommes, douze fois plus forts qu'eux, eussent en vain essayé de le faire; et on les vit dans le feu, oui, dans le feu, faire des efforts désespérés pour la jeter par terre avec des leviers.

Et ils n'étaient pas les seuls à être émus par le vacarme qui se faisait entendre de la prison. Les femmes qui étaient là à regarder, criaient à tue-tête, frappaient leurs mains l'une contre l'autre et se bouchaient les oreilles; d'autres tombaient évanouies. Les hommes qui n'avaient pu approcher de la muraille pour prendre part au siège, plutôt que d'être là à ne rien faire, arrachaient les pavés de la rue avec une furie et une ardeur aussi grandes que si c'eût été la prison même et qu'ils avançassent ainsi leur projet. Il n'y avait pas dans la foule une seule créature qui ne fût dans une agitation perpétuelle. Toute cette masse énorme était folle.

Un grand cri! Encore! encore! sans que la plupart pussent savoir pourquoi, ni ce que cela voulait dire. C'est que les gens qui étaient autour de la porte l'avaient vue céder tout doucement et se détacher du gond d'en haut. Elle n'était plus suspendue de ce côté que sur celui d'en bas; mais cela ne l'empêchait pas de rester encore toute droite, soutenue derrière par la barre, et affermie par son propre poids, qui l'avait fait enfoncer au pied, dans le tas de cendres. On voyait maintenant par en haut une ouverture béante, à travers laquelle se montrait un passage obscur, caverneux, sombre… «Entassez le feu!»

Le feu brûlait avec rage. La porte en était toute rouge et l'ouverture s'élargissait. Ils essayaient en vain de s'abriter le visage avec leurs mains, et, debout, tout prêts à prendre leur élan, ils surveillaient le progrès du leur oeuvre. On voyait passer le long du toit de sombres figures, les unes rampant sur leurs mains et leurs genoux, les autres emportées à bras. Il était clair que la prison ne pouvait pas tenir plus longtemps. Le gouverneur, avec ses agents, leurs femmes et leurs enfants, s'échappaient… «Entassez le feu!»

La porte s'enfonce encore; elle descend plus avant dans les cendres… elle chancelle… elle cède… la voilà par terre!

Ils poussent un nouveau cri, reculent un pas et laissent un espace libre entre eux et l'entrée de la prison. Hugh saute sur le monceau de braise ardente et fait voler dans les airs un tourbillon d'étincelles, illumine le sombre passage avec les flammèches qui se sont attachées à ses vêtements, et s'élance dans l'intérieur.

Le bourreau le suit. Et alors il s'en précipite tant d'autres derrière eux, que le feu s'écrase sous leurs pas et va joncher la rue; mais ils n'ont plus besoin de lui maintenant: au dedans comme au dehors, toute la prison est en flammes.

CHAPITRE XXIII.

Pendant tout le cours de la terrible scène qui venait de finir par ce succès, il y avait dans Newgate un homme en proie à une crainte et à une torture morale qui n'avait point de pareille au monde, même celle des criminels condamnés à mort.

Lorsque les mutins s'étaient assemblés d'abord devant les bâtiments, l'assassin avait été tiré de son sommeil… si le sien mérita ce nom béni… par l'éclat des voix et le tumulte de la foule. Il tressaillit en entendant ce bruit, et s'assit sur son lit pour écouter.

Après un court intervalle de silence, le bruit redoubla. Écoutant toujours d'une oreille attentive, il finit par comprendre que la prison était assiégée par une multitude furieuse. Aussitôt sa conscience coupable lui représenta ces gens comme animés contre lui, et lui donna la crainte qu'ils ne vinssent l'arracher seul de sa cellule pour le mettre en pièces.

Une fois sous l'empire de cette terrible idée, tout semblait fait exprès pour la confirmer et la fortifier. Son double crime, les circonstances dans lesquelles il avait été commis, la longueur du temps qui s'était écoulé depuis la découverte survenue en dépit de tout, faisaient de lui, pour ainsi dire, l'objet visible de la colère du Tout-Puissant. Au milieu des crimes, des vices, de la peste morale de ce grand lazaret de la capitale, il était là tout seul, marqué et désigné comme victime expiatoire de ses forfaits, un Lucifer au milieu des démons. Les autres prisonniers n'étaient qu'une vile tourbe, occupés à se cacher et à se dissimuler, une populace comme celle qui frémissait dans la rue. Lui, il était l'homme, l'homme unique, en butte à toutes ces fureurs réunies; un homme à part, solitaire, isolé, dont les captifs eux-mêmes s'éloignaient et se reculaient avec effroi.

Soit que la nouvelle de sa capture ébruitée au dehors les eût amenés tout exprès pour le tirer de là et le tuer dans la rue, soit que ce fussent les émeutiers qui, fidèles à quelque plan arrêté d'avance, étaient venus pour saccager la prison; dans l'un comme dans l'autre cas, il n'avait aucune espérance qu'on épargnât sa vie. Chaque cri qu'ils poussaient, chaque clameur qu'ils faisaient entendre, était un coup nouveau qui le frappait au coeur; à mesure que l'attaque avançait, il devenait de plus en plus égaré par ses terreurs frénétiques; il essayait de renverser les barreaux qui défendaient la cheminée pour l'empêcher de grimper par là; il appelait à haute voix les guichetiers pour qu'ils vinssent se ranger autour de sa cellule et le sauver de la furie de la canaille.

«Mettez-moi si vous voulez dans un cachot souterrain, n'importe la profondeur, je me moque bien qu'il soit sombre ou dégoûtant, que ce soit un nid de rats ou de vipères, pourvu que je puisse m'y cacher et m'y dérober à toute recherche.»

Mais personne ne venait, personne ne répondait à ses cris. Ses cris mêmes lui faisaient craindre d'attirer sur lui l'attention, et il retombait dans le silence. De temps en temps, en regardant par la grille de sa fenêtre, il voyait une étrange clarté sur la muraille et sur le pavé de la cour; cette clarté, d'abord assez faible, augmenta insensiblement; c'était comme si des gardiens passaient et repassaient avec des torches sur le toit de la prison. Bientôt l'air était tout rouge, et des brandons enflammés venaient en tourbillonnant tomber à terre, éparpiller le feu sur le sol, et brûler tristement dans les coins. L'un d'eux roula sous un banc de bois et le mit en combustion. Un autre attrapa un tuyau et s'en vint tout du long grimper sur le mur, laissant derrière lui une longue traînée de feu. Le moment d'après, une pluie épaisse de flammèches commença à tomber petit à petit devant la porte, du haut de quelque partie voisine de la toiture, apparemment incendiée.

Se rappelant que sa porte ouvrait en dehors, il reconnut que chaque étincelle qui venait tomber sur le tas et y éteindre sa force et sa vie, ne laissant en mourant qu'un sale atome de plus de cendre et de poussière, aidait à l'ensevelir là comme dans une tombe vivante. Et pourtant, quoique la prison retentît de clameurs et du cri: «Au secours!…» quoique le feu bondit dans l'air comme si chaque flamme détachée avait une vie de tigre, et mugit comme si chacune d'elles avait une voix affamée… quoique la chaleur commençât à devenir intense et l'air suffoquant, que le bruit allât croissant, que le danger de sa situation, ne fût-ce que de la part de l'élément impitoyable, devint à chaque instant plus menaçant… c'est égal, il avait peur de faire entendre de nouveau sa voix: la foule alors pourrait se porter par là et se diriger d'après le témoignage de ses oreilles ou les renseignements donnés par les autres prisonniers, du côté où il était détenu. C'est ainsi que, redoutant également les gens de la prison et les gens du dehors, le bruit et le silence, le jour et l'obscurité, entre la crainte d'être relâché et celle d'être abandonné là pour y mourir, il souffrait un supplice et des tortures si violentes, que jamais l'homme, dans le plus horrible caprice d'un pouvoir despotique et barbare, n'a pu infliger à l'homme un plus cruel châtiment que celui qu'il s'infligeait lui-même.

Enfin, la porte était donc renversée. Alors les voilà qui se précipitent dans la prison, s'appelant les uns les autres dans les corridors voûtés; secouant les grilles de fer qui séparaient chaque cour; frappant à la porte des cellules et des gardiens, enfonçant serrures, gâches et verrous, arrachant les dormants, pour faire sortir par là les prisonniers; essayant de les tirer de vive force par des ouvertures et des croisées où un enfant n'aurait pas pu passer; poussant des huées et des hurlements à tout confondre; courant au travers de l'air embrasé et des flammes, comme des salamandres. Par les cheveux, par les jambes, par la tête, ils saisissaient les prisonniers pour les faire sortir. Il y en avait qui se jetaient sur les détenus à mesure qu'ils accouraient aux portes, pour essayer de limer leurs fers; d'autres qui dansaient autour d'eux avec une joie frénétique, qui leur déchiraient leurs vêtements, tout prêts, en vérité, dans leur folie, à leur écarteler les membres. Une douzaine d'assiégeants vint alors à percer dans la cour où l'assassin jetait des regards effrayés du haut de sa fenêtre obscure; cette bande tirait par terre un prisonnier dont ils avaient si bien déchiré les vêtements, qu'ils ne lui tenaient plus au corps, et qui était là sanglant et inanimé entre leurs mains. Plus loin, une vingtaine de prisonniers couraient çà et là, égarés dans la prison comme dans un labyrinthe, tellement effarouchés par le bruit et la lumière, qu'ils ne savaient que faire ni par où aller, criant toujours au secours comme avant, à tue-tête. Quelque malheureux affamé, qui s'était fait arrêter volant un pain ou un morceau de viande, se glissait à la dérobée et les pieds nus… s'échappant lentement, en voyant brûler sa maison, sans en avoir une autre prête à le recevoir, ni des amis prêts à lui tendre les bras, ni quelque ancien asile où chercher un gîte, ni d'autre liberté à recouvrer que la liberté de mourir de faim. Ailleurs, un groupe de voleurs de grandes routes s'en allait en troupe, sous la conduite des amis qu'ils avaient dans la foule, et qui, le long du chemin, leur enveloppaient leurs menottes de mouchoirs ou de cordes de foin pour les cacher, jetaient sur eux des manteaux et des redingotes, leur donnaient à boire, en leur tenant la bouteille contre les lèvres, parce qu'ils n'avaient pas de temps à perdre à briser les fers de leurs mains. Tout cela, Dieu sait avec quel accompagnement de bruit, de précipitation, de confusion! C'était pis qu'un mauvais rêve, et sans relâche, sans intervalle même d'un seul instant de repos.

Il était encore à regarder ce spectacle du haut de sa fenêtre, quand une bande de gens avec des torches, des échelles, des haches, des armes de toute espèce, s'élança dans la cour et, frappant à la porte à coups de marteau, demanda s'il y avait là dedans un prisonnier. En les voyant venir, il avait quitté la croisée pour se blottir dans le coin le plus reculé de sa cellule; mais il eut beau ne point leur répondre, comme ils s'étaient mis dans l'idée qu'il y avait quelqu'un, ils dressèrent leurs échelles et commencèrent à arracher les barreaux de sa fenêtre, et, non contents de cela, à faire tomber jusqu'aux pierres de la muraille.

Aussitôt qu'ils eurent fait une brèche assez large pour y passer la tête, l'un d'eux y jeta une torche et regarda tout autour de la chambre. Lui, il suivit le regard de l'inconnu, jusqu'à ce qu'il s'arrêta sur lui, et qu'il l'entendit lui demander pourquoi il n'avait pas répondu; mais il n'ouvrit pas la bouche.

Dans ce trouble et cette stupéfaction générale, ils n'en furent pas surpris. Sans dire un mot de plus, ils élargirent la brèche de manière à y passer le corps d'un homme, et alors ils sautèrent par là sur le plancher, l'un après l'autre, jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de place dans la cellule. Ils le prirent avec eux, le passèrent par la fenêtre à ceux qui se tenaient sur les échelles, et qui le passèrent à leur tour jusque dans la cour. Alors ils sortirent l'un après l'autre, et, lui ayant bien recommandé de se sauver sans perte de temps, parce que, autrement, il trouverait le passage obstrué, ils se précipitèrent ailleurs pour en sauver d'autres.

Il lui semblait que tout cela n'avait pas duré plus d'une minute. Il chancelait sur ses jambes, sans pouvoir croire encore que ce fût vrai, lorsque la cour se remplit de nouveau d'une multitude empressée qui emmenait avec elle Barnabé. En une minute encore, peut-être moins; à peine une minute; au même instant; sans intervalle de temps… lui et son fils étaient passés de main en main à travers la foule épaisse amassée dans la rue, et jetaient derrière eux un coup d'oeil sur une masse de feu: quelqu'un leur dit que c'était là Newgate.

Dès le moment où ils avaient commencé à entrer dans la prison, les assiégeants s'étaient dispersés dans diverses directions, s'élançant comme une fourmilière par chaque trou et chaque crevasse, comme s'ils avaient une parfaite connaissance des réduits les plus secrets, et qu'ils portassent dans leur tête un plan exact des bâtiments. Il est vrai qu'ils devaient en grande partie cette connaissance immédiate de la place au bourreau qui se tenait dans le couloir, disant à l'un d'aller par ici, à l'autre de tourner par là, et qui leur fut d'un grand secours pour la merveilleuse rapidité avec laquelle fut opérée la délivrance des prisonniers.

Mais ce fonctionnaire légal tenait en réserve un petit bout de renseignement important qu'il gardait précieusement pour lui-même. Quand il eut distribué ses instructions relatives aux diverses parties de l'établissement, que la populace se fut dispersée d'un bout à l'autre, et qu'il la vit sérieusement à la besogne, il prit dans un placard du mur voisin un trousseau de clefs, et s'en alla, par un corridor particulier tout près de la chapelle, qui joignait la maison du gouverneur, et se trouvait alors en proie à l'incendie, rendre visite aux cellules de condamnés. C'était une série de petites chambres lugubres et bien défendues, donnant sur une galerie basse, protégée, du côté où il entra, par un fort guichet en fer, et à l'autre bout par deux portes et une grille épaisse. Il ferma par-dessus lui le guichet à double tour, et, après s'être bien assuré que les autres entrées étaient également solidement fermées, il s'assit sur un banc dans la galerie, et se mit à sucer la tête de sa canne avec un air de complaisance, de calme et de satisfaction extrêmes.

C'eût été déjà bien étrange de voir un homme se donner ce genre de plaisir avec tant de tranquillité, pendant que la prison était en feu et au milieu du tumulte qui déchirait l'air, quand il aurait été hors de l'enceinte des murs. Mais ici, au coeur même du bâtiment, et, de plus, assourdi par les prières et les cris des quatre condamnés dont les mains, étendues à travers le grillage des portes de leurs cellules, se serraient avec frénésie sous ses yeux pour implorer son aide, c'était une particularité bien remarquable. C'est que, voyez-vous, M. Dennis s'était dit apparemment que ce n'était pas tous les jours fête, et qu'il ne fallait pas perdre cette bonne occasion de rire un peu à leurs dépens. En effet, il s'était planté son chapeau sur le coin de l'oreille, en vrai farceur, et suçait la tête de sa canne avec délice, de plus en plus charmé et souriant, comme s'il se disait en lui-même: «Dennis, Dennis, vous êtes un chien de vaurien: le drôle de corps que vous faites! Il n'y en a pas deux comme vous au monde: vous êtes un vrai original.»

Il resta comme cela sur son banc quelques minutes, pendant que les quatre misérables dans leurs cellules, certains d'avoir entendu entrer dans la galerie quelqu'un qu'ils ne pouvaient pas voir, éclataient en prières aussi pathétiques et aussi pitoyables qu'on pouvait s'y attendre de la part de malheureux dans leur position; suppliant l'inconnu, quel qu'il fût, de les mettre en liberté, au nom du ciel! et protestant, avec une ferveur qui pouvait être vraie dans la circonstance, qu'ils s'amenderaient, et qu'ils ne feraient plus jamais, jamais, jamais, le mal devant Dieu et devant les hommes, qu'ils mèneraient, au contraire, une vie honnête et pénitente, pour réparer par leur chagrin et leur repentir les crimes qu'ils avaient commis. L'énergie terrible de leur langage aurait ému le premier venu. Bon ou mauvais, juste ou injuste (s'il eût été possible qu'on homme bon et juste fût égaré là cette nuit), personne, non personne n'aurait pu s'empêcher de les délivrer, et, laissant à d'autres le soin de leur trouver une autre punition, personne ne se serait refusé à les sauver de cette peine terrible et répugnante qui n'a jamais ramené au bien une âme portée au mal, et qui en a endurci des milliers naturellement peut-être portées au bien.

M. Dennis, qui avait été, lui, élevé et nourri dans les principes de notre bonne vieille école, et qui avait administré nos bonnes vieilles lois d'après notre bon vieux système, toujours au moins une fois ou deux par mois, et cela depuis longtemps, supportait tous ces appels à sa pitié en véritable philosophe. À la fin pourtant, comme ces cris répétés le troublaient dans sa jouissance, il frappa avec sa canne à l'une des portes en criant:

«Dites-moi, voulez-vous me faire le plaisir de vous taire?»

Là-dessus, ils se mirent tous à vociférer qu'ils allaient être pendus le surlendemain, et renouvelèrent leurs supplications pour obtenir son aide.

«Mon aide! pourquoi faire? dit M. Dennis, s'amusant à cogner sur les doigts de la main qui se trouvait à la grille de la cellule la plus voisine.

— Pour nous sauver, crièrent-ils.

— Oh! certainement, dit M. Dennis en clignant de l'oeil au mur en face, faute d'avoir un autre compagnon à qui faire partager sa belle humeur de cette plaisanterie goguenarde. Et vous disiez donc, camarades, qu'on doit vous exécuter?

— Si nous ne sommes pas relâchés ce soir, cria l'un d'eux, nous sommes des hommes morts.

— Tenez, je vais vous dire ce que c'est, reprit le bourreau gravement. J'ai peur, mon ami, que vous ne soyez pas dans cet état d'esprit qui convient à votre condition, d'après ce que je vois. On ne vous relâchera pas, ne comptez pas là-dessus… Voulez-vous finir ce tapage indécent? Je m'étonne que vous ne soyez pas honteux: moi, je le suis pour vous.»

Il accompagna ce reproche d'un bon coup de canne sur les dix doigts de chaque cellule, l'une après l'autre, après quoi il alla reprendre son siège d'un air enchanté.

«Comment! vous avez des lois? dit-il en se croisant les jambes et en relevant ses sourcils; vous avez des lois faites pour vous tout exprès; une jolie prison faite pour vous tout exprès; un prêtre pour votre service tout exprès; un officier constitutionnel nommé pour vous tout exprès; une charrette entretenue pour vous tout exprès… et vous n'êtes pas encore contents!… Voulez-vous bien cesser votre tapage, vous, monsieur, tout là-bas?»

Un gémissement fut toute la réponse.

«Autant que je puis croire, dit M. Dennis d'un ton demi-badin, demi-fâché, il n'y a pas un seul nomme parmi vous. Je commence à croire que j'ai pris un côté pour l'autre, et que je suis ici chez les dames. Et pourtant, pour ce qui est de ça, j'ai vu bien des dames faire bonne mine à mauvais jeu d'une manière tout à fait honorable pour le sexe… Dites donc, numéro deux, ne grincez donc pas des dents comme ça. Jamais, continua le bourreau en frappant la porte avec sa canne, jamais je n'ai vu ici de si mauvaises manières jusqu'à ce jour. Tenez! vous me faites rougir; vous déshonorez Bailey.»

Après avoir attendu un moment quelque justification en réponse,
M. Dennis reprit d'un ton câlin:

«Faites bien attention tous les quatre. Je suis venu ici pour prendre soin de vous et pour veiller à ce que vous ne soyez pas brûlés, au lieu de l'autre chose. Vous n'avez pas besoin de faire tant de bruit, parce que vous ne serez pas trouvés par ceux qui ont forcé la prison; vous ne ferez que vous égosiller inutilement. La belle avance, si vous perdez la voix quand il vous faudra en venir au fameux speech, vous savez! ce serait grand dommage. C'est ce que je ne cesse de leur dire toujours pour le speech de la fin: «Donnez-moi un bon tour de gueule, c'est ma maxime: donnez-moi un bon tour de gueule.» C'est moi qui en ai entendu, continua le bourreau, ôtant son chapeau pour prendre son mouchoir dans la coiffe et s'en essuyer la face, et se recoiffant après d'un air un peu plus crâne encore, c'est moi qui en ai entendu, de l'éloquence sur le plancher!… vous savez bien le plancher dont je veux vous parler!… C'est moi qui en ai entendu de fameux tours de gueule en manière de speechs, qui étaient aussi clairs qu'une cloche, et aussi réjouissants qu'une vraie comédie! À la bonne heure! parlez- moi de ça. Quand la chose est de nature à vous amener à l'endroit où est marquée ma place, voilà ce que j'appelle une disposition d'esprit décente. Prenons donc, s'il vous plaît, une disposition d'esprit décente, je puis même dire honorable, agréable, sociable. Quoi que vous fassiez (et c'est à vous en particulier que je m'adresse, dites donc là-bas, numéro quatre), ne pleurnichez jamais. J'aimerais cent fois mieux, quoique je ne parle pas là dans mon intérêt, voir un homme déchirer exprès ses habits devant moi pour me gâter mes profits, que de le voir pleurnicher. C'est toujours, au bout du compte, une disposition d'esprit bien plus décente.»

Pendant que le bourreau leur tenait ce langage du ton paterne d'un pasteur en conversation familière avec son troupeau, le bruit s'était un peu apaisé, parce que les émeutiers étaient occupés à transporter les prisonniers à Sessions-House, située en dehors des murs d'enceinte de la prison, quoiqu'elle en fût une dépendance, et à les faire passer de là dans la rue. Mais au moment où il en était là de ses admonitions bénévoles, le bruit des voix dans la cour prouva clairement que la populace était revenue de ce côté sur ses pas, et aussitôt après une violente secousse à la grille d'en bas annonça qu'ils voulaient finir par une attaque contre les Cellules: c'était le nom qu'on donnait à cette partie de la prison.

C'est en vain que le bourreau courait de porte en porte, couvrant les guichets l'un après l'autre avec son chapeau, et se consumant en efforts inutiles pour étouffer les cris des quatre prisonniers. C'est en vain qu'il repoussait leurs mains étendues, les frappait de sa canne ou les menaçait d'ajouter par surcroît pour les punir quelque douleur de plus à leur exécution, quand il en serait chargé, et de les faire languir pour la peine, cela ne les empêchait pas de faire retentir la maison de leurs cris. Au contraire, stimulés par l'assurance où ils étaient qu'il n'y avait plus qu'eux maintenant sous les verrous, ils pressaient les assiégeants avec tant d'insistance que ceux-ci, avec une célérité incroyable, forcèrent la forte grille d'en bas, formée de barreaux en fer de deux pouces carrés, renversèrent les deux autres portes, comme si c'eussent été des cloisons de bois blanc, et apparurent au bout de la galerie, séparés seulement des Cellules par un ou deux barreaux.

«Holà! cria Hugh, qui fut le premier à plonger les yeux dans le corridor sombre. C'est Dennis que je vois là! C'est bien fait, mon vieux. Dépêche-toi de nous ouvrir; sans quoi nous allons être suffoqués par la fumée en nous en allant.

— Vous n'avez qu'à vous en aller tout de suite, dit Dennis
Qu'est-ce que vous venez chercher ici?

— Chercher! répéta Hugh. Eh bien! et les quatre hommes?

— Dis donc les quatre diables! cria le bourreau. Est-ce que vous ne savez pas bien qu'ils restent là pour être pendus mardi? Est-ce que vous n'avez plus aucun respect pour la loi et la constitution… rien du tout? Laissez ces quatre hommes tranquilles.

— Allons! nous n'avons pas le temps de rire, cria Hugh. Ne les entendez-vous pas? Retirez ces barres qui sont là fixées entre la porte et le plancher, et laissez-nous entrer.

— Camarade, dit le bourreau à voix basse, en se baissant pour n'être pas entendu des autres, sous prétexte de faire ce que Hugh désirait, mais ne le quittant pas des yeux; ne peux-tu pas bien me laisser ces quatre hommes à ma discrétion, si c'est mon caprice comme ça? Tu fais bien ce que tu veux, toi; tu te fais en toute chose la part que tu veux… eh bien! moi, voilà ma part que je te demande. Je te le répète, laisse-moi ces quatre hommes-là tranquilles, je n'en veux pas davantage.

— Voyons, à bas les barreaux, ou laisse-nous passer, fut la réponse de Hugh.

— Tu sais bien, reprit doucement le bourreau, que tu peux remmener ce monde-là, si ça te convient. Comment! tu veux décidément entrer?

— Oui.

— Tu ne laisseras pas ces quatre hommes-là tranquilles, à ma discrétion? Tu n'as donc de respect pour rien… hein? continua le bourreau en opérant sa retraite par où il était entré, et regardant son compagnon d'un air sombre. Tu veux entrer, camarade, tu le veux?

— Quand je te dis que oui. Que diable! qu'est-ce que tu as donc?… Où veux-tu aller?

— Je vais où je veux, ça ne te regarde pas, répliqua le bourreau, jetant encore du guichet de fer où il était, et qu'il tenait entrebâillé, un regard dans la galerie, avant de le fermer sur lui tout à fait. Ne t'inquiète pas où je vais; mais fais attention où tu cours: tu t'en souviendras. Je ne t'en dis pas davantage.»

Là-dessus, il secoua d'un air menaçant du côté de Hugh son portrait sculpté sur sa canne, et, lui faisant une grimace encore moins aimable que son sourire habituel, il ferma la porte et disparut.

Hugh ne perdit pas de temps. Stimulé à la fois par les cris des condamnés et par l'impatience de la foule, il recommanda au camarade qui était immédiatement derrière lui (il n'y avait de place que pour un homme de front), de reculer un peu pour ne pas attraper de mal, et brandit avec tant de force un marteau de forge, qu'en quatre coups il fit ployer et rompre le barreau, qui leur livra passage.

Si les deux fils du prisonnier dont nous avons parlé déployaient déjà auparavant un zèle qui allait jusqu'à la fureur, on peut juger à présent de leur vigueur et de leur rage; ce n'étaient plus des hommes, c'étaient des lions. Après avoir prévenu le prisonnier renfermé dans chaque cellule de se reculer de la porte aussi loin qu'il pourrait, pour ne pas se faire blesser par les coups de hache qu'ils allaient donner dans la porte, ils se divisèrent en quatre groupe; pour peser sur elle chacun de leur côté, et l'enfoncer de vive force en faisant sauter gâches et verrous. Mais, quoique la bande où se trouvaient ces deux jeunes gens ne fût pas la plus forte, il s'en faut; quoiqu'elle fût la plus mal armée, et qu'elle n'eût commencé qu'après les autres, c'est leur porte qui céda la première, et leur homme qui fut le premier délivré. Quand ils l'entraînèrent dans la galerie pour briser ses fers, il tomba à leurs pieds, comme un vrai tas de chaînes, et on l'emporta dans cet état sur les épaules de ses libérateurs sans qu'il donnât signe de vie.

Ce fut là le couronnement de cette scène d'horreur; ce fut la mise en liberté de ces quatre misérables, traversant en pareille escorte, d'un air égaré, abasourdi, les rues pleines d'agitation et de vie, qu'ils n'avaient plus espéré revoir jamais, avant le jour où on viendrait les arracher à la solitude et au silence pour leur dernier voyage, le jour où l'air serait chargé du souffle infect de milliers de poitrines haletantes, où les rues et les maisons ne seraient plus bâties et recouvertes de briques, de moellons et de tuiles, mais de faces humaines étagées les unes au- dessus des autres. À voir en ce moment leur figure pâle, leurs yeux creux et hagards, leurs pieds chancelants, leurs mains étendues en avant pour ne pas tomber, leur air égaré, la manière dont ils ouvrirent la bouche béante pour respirer comme s'ils se noyaient, la première fois qu'ils plongèrent dans la foule, on reconnaissait bien que ce ne pouvaient être qu'eux. Il n'y avait pas besoin de dire: «Vous voyez bien cet homme-là, il était condamné à mort;» il portait hautement ces mots-là imprimés et marqués du fer rouge sur son front. Le monde se retirait devant eux pour les laisser passer, comme si c'étaient des déterrés qui venaient de ressusciter avec leurs linceuls; et l'on vit plus d'un spectateur qui venait, par hasard, de toucher ou de frôler leurs vêtements à leur passage, frissonner de tous ses membres, comme si c'étaient en effet de vrais morts.

Sur l'ordre de la populace, les maisons furent toutes illuminées cette nuit-là… avec des lampions, du haut en bas, comme dans un jour de grande réjouissance publique. Bien des années après, les vieilles gens, qui, dans leur jeunesse, habitaient ce quartier, se rappelaient à merveille cette clarté immense en dedans comme en dehors, et l'effroi avec lequel ils regardaient, petits enfants, par la fenêtre passer la Figure. La foule, l'émeute avec toutes les autres terreurs, s'étaient déjà presque évanouies de leur souvenir, que celui-là, celui-là seul et unique, était encore distinct et vivant dans leur mémoire. Même à cet âge innocent de la première enfance, il suffisait d'avoir vu un seul instant un de ces condamnés passer comme un dard, pour que cette image suprême dominât, obscurcît toutes les autres, absorbât l'esprit tout entier, et ne le quittât plus jamais.

Quand ce beau chef-d'oeuvre fut achevé, les cris et les clameurs devinrent de plus en plus faibles; le cliquetis des chaînes qui retentissait de tous côtés au moment où les prisonniers s'étaient échappés ne se fit plus entendre. Tout le tapage de la foule se changea en un murmure vague et sourd comme dans le lointain; et, quand ce débordement de flots humains se fut retiré, il ne resta plus qu'un triste monceau de ruines fumantes, pour marquer la place qui venait d'être le théâtre du tumulte et de l'incendie.

CHAPITRE XXIV.

Quoiqu'il n'eût pas eu de repos la nuit précédente, et qu'il eut veillé presque sans relâche depuis quelques semaines, ne dormant que dans le jour et à bâtons rompus, M. Haredale, depuis l'aube du matin jusqu'au coucher du soleil, cherchait sa nièce partout où il pouvait croire qu'elle eût cherché un refuge. Tout le long du jour, rien, pas une goutte d'eau, ne passait ses lèvres; il avait beau poursuivre ses recherches au loin, de tous côtés, il ne s'était seulement pas assis… pas une fois.

Tous les quartiers qu'il pouvait imaginer, et Chickwell, et Londres, et les maisons des artisans et commerçants à qui il avait affaire, et toutes ses connaissances, il n'avait rien négligé dans ses courses laborieuses. En proie à l'anxiété la plus harassante, aux appréhensions les plus pénibles, il allait de magistrat à magistrat, jusqu'au secrétaire d'État même. C'est de ce ministre seulement qu'il reçut un peu de consolation. «Le gouvernement, lui dit-il, poussé par les factieux jusqu'aux dernières prérogatives de la couronne, était déterminé à en faire usage; on allait probablement publier le lendemain une proclamation qui donnerait à la force armée un pouvoir discrétionnaire et illimité pour la répression de l'émeute. Les sympathies du roi, de l'administration et des deux chambres du parlement, comme aussi certainement des honnêtes gens de toutes les sectes religieuses, étaient acquises aux catholiques persécutés; et on était résolu à leur faire justice à tout risque et à tout prix.» Il l'assura de plus que d'autres personnes, dont on avait incendié les maisons, avaient aussi pendant quelque temps perdu la trace de quelque enfant ou de quelque parent, qu'ils avaient toujours, à sa connaissance, fini par retrouver; qu'on ne perdrait pas de vue sa déclaration, qu'on la recommanderait particulièrement dans les instructions transmises aux chefs de la police et à ses plus infimes agents; qu'on ne négligerait rien de ce qu'on pourrait faire en sa faveur, et qu'on y apporterait toute la bonne volonté et la constance qu'il avait droit d'espérer.

Reconnaissant de ces bonnes paroles, quelque peu rassurantes que fussent ses démarches antérieures, et sans se faire illusion sur l'espérance qu'il en devait concevoir pour le sujet de peine dont son coeur était dévoré, remerciant pourtant le ministre du fond du coeur pour l'intérêt qu'il lui témoignait dans son malheur et qu'il paraissait si bien ressentir, M. Haredale se retira. Il se trouva, à l'entrée de la nuit, seul dans les rues, sans savoir seulement où aller reposer sa tête.

Il entra dans un hôtel près de Charing-Cross, pour demander quelque rafraîchissement et un lit. Il s'aperçut que son air fatigué et abattu attirait l'attention de l'aubergiste et de ses serviteurs. Il eut l'idée que peut-être on supposait qu'il n'avait pas le sou; il tira sa bourse et la mit sur la table. «Ce n'est pas cela, lui dit l'aubergiste d'une voix troublée.» Il craignait seulement que monsieur ne fût une des victimes de l'émeute, auquel cas il n'oserait risquer de le recevoir chez lui. Il était père de famille, et il avait déjà reçu deux avertissements de prendre garde aux hôtes qu'il admettrait dans son hôtel. Il en était bien fâché, et il en demandait bien pardon à monsieur, mais il ne pouvait faire autrement.

Non. M. Haredale le sentait mieux que personne; c'est ce qu'il lui dit en quittant sa maison.

Comprenant qu'il aurait dû s'y attendre, d'après ce qu'il avait vu le matin à Chigwell, où pas un homme n'avait osé toucher à une bêche, en dépit de ses offres libérales, pour venir fouiller les ruines de sa maison, il prit par le Strand, trop fier pour s'exposer encore à un refus, et d'un esprit trop généreux pour vouloir envelopper dans son chagrin ou sa ruine quelque honnête commerçant qui aurait été assez faible pour lui donner asile. Il errait donc dans une des rues parallèles à la Tamise, marchant au hasard, d'un air soucieux, et pensant à des choses bien anciennes dans son souvenir, quand il entendit un domestique crier à un autre en face, par la fenêtre, que la populace était en train de mettre le feu à Newgate.

À Newgate! où était son homme! Sa force défaillante lui revint, et son énergie, sur le moment, fut dix fois plus puissante que jamais. Quoi! se pourrait-il faire… S'ils allaient délivrer l'Assassin… et que lui, Haredale, après tout ce qu'il avait déjà souffert, finit par mourir sans avoir pu se laver du soupçon d'avoir égorgé son frère!

Sans savoir seulement qu'il se dirigeait vers la prison, il ne s'arrêta que quand il fut en face d'elle. La foule y était en effet, serrée et pressée en une masse épaisse, sombre, mouvante; et on voyait les flammes prendre leur essor dans les airs. La tête lui tournait, mille lumières dansaient devant ses yeux, et il se débattait contre deux hommes qui arrêtaient son élan.

«Non, non, disait l'un; possédez-vous, mon bon monsieur. Nous attirons ici l'attention. Allons-nous-en. Qu'est-ce que vous voulez faire dans tout ce monde-là?

— C'est égal, le gentleman est pour qu'on fasse quelque chose, dit l'autre, l'entraînant tout en parlant. Je lui sais toujours gré de ça; je lui en sais bon gré.»

Pendant ce temps-là ils avaient gagné une cour près de là, tout à fait à côté de la prison. Lui, il les regardait tour à tour, et, en essayant de se remettre, il sentit qu'il n'était pas bien ferme sur ses jambes. Le premier qui lui avait parlé était le vieux gentleman qu'il avait vu chez le lord-maire; l'autre était John Grueby, qui l'avait si bravement soutenu à Westminster.

«Qu'est-ce que cela veut dire? demanda-t-il d'une voix défaillante. Où donc nous sommes-nous rencontrés?

— Derrière la foule, répondit le distillateur; mais venez avec nous. Je vous en prie, venez avec nous. Il me semble que vous connaissez mon ami que voilà?

— Certainement, dit M. Haredale, le regardant avec une sorte de stupeur.

— Eh bien! il vous dira, reprit le vieux gentleman, que je suis un homme à qui vous pouvez vous fier. Il me connaît, c'est mon domestique. Il était ci-devant (comme vous savez, je crois) au service de lord Georges Gordon; mais il l'a quitté, et, par pur intérêt pour moi et quelques autres victimes désignées de l'émeute, il est venu me donner les renseignements qu'il a pu recueillir sur les desseins de ces misérables.

— C'est vrai, monsieur, dit John, mettant la main à son chapeau; mais vous savez, à une condition: c'est que vous ne porterez pas témoignage contre milord… Un homme égaré, monsieur; mais au fond un bon homme. Ce n'est pas milord qui a jamais conduit ces complots.

— C'est une condition que j'observerai, vous pouvez en être sûr, répliqua le vieux distillateur. Je vous le garantis sur mon honneur. Mais venez avec nous, monsieur, je vous en prie, venez avec nous.»

John Grueby, sans joindre ses instances à celles de son maître, adopta un autre moyen de persuasion plus direct, en passant son bras dans celui de M. Haredale, pendant que son maître en faisait autant de son côté, et en l'emmenant au plus tôt.

M. Haredale, à l'étrange égarement de sa tête, et à la difficulté qu'il éprouvait à fixer ses idées, tellement qu'il ne pouvait se rappeler ses nouveaux compagnons deux minutes de suite sans les regarder tour à tour, sentit qu'il avait le cerveau troublé par l'agitation et la souffrance qui l'avaient assailli depuis quelque temps, et auxquelles il était encore en proie: il se laissa donc emmener où ils voulaient. Tout le long du chemin, il avait le sentiment qu'il ne savait plus ce qu'il disait ni ce qu'il faisait, et qu'il avait peur de devenir fou.

Le distillateur demeurait, comme il le lui avait déjà dit lors de leur première rencontre, à Holborn-Hill, où il avait de vastes magasins, et où il faisait son commerce sur une grande échelle. Ils pénétrèrent chez lui par une porte de derrière, pour ne pas attirer l'attention de la foule, et montèrent dans une chambre sur le devant. Cependant les fenêtres en étaient, comme toutes celles de la maison, fermées au volet, pour qu'à l'extérieur tout parût dans l'obscurité.

Ils le placèrent là sur un sofa, tout à fait sans connaissance. Mais, John ayant couru tout de suite chercher un chirurgien qui lui fit une copieuse saignée, il reprit graduellement ses sens. Comme il était, pour le moment, trop faible pour marcher, ils n'eurent pas de peine à lui persuader de passer là la nuit, et le mirent au lit sans perdre une minute. Cela fait, ils lui firent prendre un cordial et un biscuit avec une bonne potion fortifiante, dont l'influence le plongea bientôt dans une léthargie où il oublia un instant toutes ses peines.

Le négociant en vins, qui était un vieillard plein de coeur, et tout à fait un digne homme, n'avait pas la moindre envie de se coucher lui-même, car il avait reçu des émeutiers plusieurs avertissements menaçants, et, s'il était sorti ce soir-là, c'était précisément pour tâcher de savoir, dans les conversations de la populace, si ce n'était pas sa maison qu'on devait venir attaquer après. Il passa toute la nuit dans la même chambre, sur un fauteuil, faisant par-ci par-là un petit somme, et recevant de temps en temps les rapports de John Grueby et de trois ou quatre autres employés de confiance, qui s'en allaient aux écoutes dans la foule; il leur avait fait préparer, pour les soutenir, une bonne provision de comestibles dans la chambre voisine, et même, malgré son anxiété, il allait de temps en temps lui-même y chercher du réconfort.

Ces rapports étaient tout d'abord d'une nature assez alarmante; mais, à mesure que la nuit avançait, ils n'en furent que plus inquiétants, et contenaient de telles menaces de violence et de destruction, qu'en comparaison de ce nouveau plan, tous les troubles antérieurs ne paraissaient rien.

La première nouvelle qu'on lui apporta fut celle de la prise de Newgate et de la fuite de tous les prisonniers, dont la marche, à mesure qu'ils montaient par Holborn et les rues adjacentes, s'annonçait à tous les citoyens renfermés dans leurs maisons par le fracas de leurs chaînes, concert épouvantable, qui s'entendait dans toutes les directions, comme autant de forges en exercice. D'ailleurs les flammes jetaient un tel éclat par les voûtes vitrées du distillateur, que les chambres et les escaliers au- dessous étaient presque aussi bien éclairés qu'en plein jour, pendant que les clameurs éloignées de la multitude faisaient trembler jusqu'aux murailles et aux plafonds.

À la fin on les entendit approcher de la maison, et il y eut là quelques minutes d'une anxiété épouvantable. Ils arrivèrent tout près, et s'arrêtèrent devant; mais, après avoir poussé trois cris effroyables, ils continuèrent leur chemin, et, quoiqu'ils y revinssent cette nuit à plusieurs reprises, donnant chaque fois une nouvelle alarme, ils ne firent rien: ils avaient les mains pleines. Peu de temps après qu'ils avaient disparu pour la première fois, un des éclaireurs du brave négociant accourut avec la nouvelle qu'ils s'étaient arrêtés devant la maison de lord Mansfield, dans Bloomsbury-Square.

Bientôt après, il en arriva un autre, puis un autre; puis le premier revint à son tour, et ainsi de suite, petit à petit: voici ce qu'ils racontèrent. L'attroupement qui s'était arrêté devant la maison de lord Mansfield avait sommé les gens qui étaient dedans de leur ouvrir, et ne recevant point de réponse (lord et lady Mansfield s'échappaient en ce moment par une porte dérobée), ils étaient entrés de force, selon leur habitude. Là, ils se mirent à démolir la maison avec la plus grande furie, et, y mettant le feu en plusieurs endroits, ils avaient enveloppé dans une ruine commune tout le mobilier, qui était d'une grande valeur, l'argenterie, les bijoux, une magnifique galerie de tableaux, la plus rare collection de manuscrits qu'il y eût jamais eu au monde entre les mains d'un particulier, et, ce qui était pis encore, parce que c'était irréparable, l'immense bibliothèque de droit, contenant presque à chaque page des notes de la main même du juge, et d'une valeur inestimable, parce que c'était le résultat des études et de l'expérience de sa vie tout entière. Pendant qu'ils étaient à sauter en hurlant autour du feu, une troupe de soldats, un magistrat en tête, était survenue, trop tard, il est vrai, pour empêcher le mal déjà fait; mais pourtant ils s'étaient mis à disperser la foule. On avait lu le riot act[1], et, comme l'attroupement ne se dissipait pas, les soldats avaient reçu l'ordre de faire feu, et, mettant leurs fusils en joue, avaient fait tomber roide morts, à la première décharge, six hommes et une femme; il y avait eu beaucoup de blessés. Ils avaient rechargé sur-le-champ, fait une seconde décharge, mais probablement en l'air, car on n'avait vu tomber personne. Là-dessus, effrayée sans doute aussi par les cris et le tumulte, la foule s'était mise à se disperser; les soldats avaient avancé, laissant par terre les morts et les blessés. Mais ils n'avaient pas eu plus tôt le dos tourné, que les factieux étaient revenus emporter les cadavres et les blessés pour faire une procession funèbre, les corps en tête. Ils avaient marché dans cet ordre avec des éclats de gaieté horrible et sauvage, fixant des armes dans la main même des morts pour leur donner l'air d'être vivants, et précédés par un drôle qui agitait de toutes ses forces la cloche du dîner de lord Mansfield.

Les éclaireurs rapportèrent encore que cette bande de mutins s'était renforcée d'un certain nombre d'autres gens qu'ils avaient rencontrés, revenant de faire semblable besogne; et que, laissant seulement un détachement pour escorter les blessés et les morts, ils s'étaient mis en marche pour la maison de campagne de lord Mansfield à Caen-Wood, entre Hampstead et Highgate, dans l'intention de lui faire subir le même sort qu'à la maison de ville, et se promettant d'y allumer un feu qui, de cette hauteur, illuminerait Londres tout entier. Mais ils avaient été désappointés dans cette espérance par la rencontre d'un parti de cavalerie qui les attendait là, et qui les avait fait revenir, plus vite qu'ils n'étaient allés, tout droit à Londres.

Chaque bande séparée qui s'était reformée dans les rues, était allée, de son côté, se mettre à l'oeuvre, selon son caprice, et le feu avait été mis, en un moment, à une douzaine de maisons, parmi lesquelles celle de sir John Fielding et de deux autres juges de paix. On en avait incendié dans Holborn (alors un des carrefours les plus populeux de Londres) quatre autres qui brûlaient toutes à la fois, et ne laissèrent bientôt plus qu'un amas de cendres, car le peuple avait coupé les tuyaux d'irrigation, et n'avait pas voulu laisser les pompiers faire jouer leurs pompes. Dans une maison près de Moorfields, ils trouvèrent quelques serins en cage; ils les prirent et les jetèrent tout vivants dans les flammes. Les pauvres petites créatures criaient, dit-on, comme des enfants, quand on les lança sur la braise: il y eut même un homme qui, touché de leur sort, fit de vains efforts pour les sauver, à la grande indignation de la foule, qui voulait lui faire un mauvais parti.

Dans cette même maison, un des garnements qui avaient parcouru les appartements, brisant les meubles et prêtant leur aide à la destruction de la maison, trouva une poupée de petite fille… un méchant jouet… qu'il exposa par la fenêtre aux yeux de la populace dans la rue, comme une idole qu'adoraient les habitants de la maison. Pendant ce temps-là, un autre de ses compagnons qui avait la conscience aussi tendre (c'étaient justement ces deux hommes-là qui avaient été les premiers à faire rôtir tout vifs les serins), s'assit sur le parapet de la maison, pour adresser de là à la foule une harangue tirée d'une brochure mise en circulation par l'Association, sur les vrais principes du Christianisme. Que faisait, pendant ce temps-là, le lord-maire? Il avait les mains dans ses poches, contemplant tout cela du même oeil qu'il aurait contemplé tout autre spectacle, charmé, à le voir, d'avoir trouvé une bonne place.

Tels furent les rapports communiqués au vieux négociant par ses serviteurs, pendant qu'il était assis auprès du lit de M. Haredale, sans avoir pour ainsi dire fermé l'oeil depuis la commencement de la nuit, aux cris de la populace, à la lueur des divers incendies, au bruit de la fusillade des soldats. Si on ajoute à ces détails la mise en liberté de tous les prisonniers de la prison neuve, à Klerkenwell, bon nombre de vols commis dans les rues contre les passants, car la foule pouvait faire à son aise tout ce qui lui renaît dans la tête, telles furent les scènes dont, heureusement pour lui, M. Haredale ne se douta seulement pas, et qui se passèrent toutes avant minuit.

CHAPITRE XXV.

Quand les ténèbres commencèrent à faire place au jour, la ville avait un aspect étrange.

C'est à peine si personne avait songé à se coucher de toute la nuit. L'inquiétude générale était si visible sur les visages des habitants, avec une expression si altérée par le défaut de sommeil (car tous ceux qui avaient quelque chose à perdre étaient restés sur pied depuis le lundi), qu'un étranger qui serait tombé dans les rues, sans rien savoir, aurait pu croire qu'il y avait quelque peste ou quelque épidémie qui désolait la ville. Au lieu de l'animation qui égaye d'habitude le matin, tout était mort et silencieux. Les boutiques restaient fermées, les bureaux et les magasins étaient clos, les stations de fiacres et de chaises à porteurs étaient désertes; pas une charrette, pas un wagon qui réveillât de ses cahots les rues paresseuses; les cris des marchands ne se faisaient pas entendre; partout régnait un silence morne. Un grand nombre de gens étaient dehors dès avant le point du jour; mais ils glissaient plutôt qu'ils ne marchaient, comme s'ils avaient peur du bruit même de leurs pas: on aurait dit que la voie publique était plutôt hantée par des revenants que fréquentée par la population, et on voyait, autour des ruines fumantes, des ombres muettes écartées les unes des autres, qui n'osaient pas se risquer à blâmer les perturbateurs ou à en avoir seulement l'air par leurs chuchotements.

Chez le lord président à Piccadilly, dans le palais Lambeth, chez le lord chancelier dans Grent-Ormond-Street, à la Bourse, à la Banque, à Guildhall, dans les Inns de la Cour, dans les salles de justice, dans chaque chambre ayant sa façade sur les rues des environs de Westminster et du Parlement, il y avait des détachements de soldats, postés là avant le jour. Un corps de Horse-Guards était en parade devant Palace-Yard. On avait formé dans le Park un camp où quinze cents hommes et cinq bataillons de la milice étaient sous les armes; la Tour était fortifiée, les ponts-levis étaient dressés, les canons chargés et pointés, avec deux régiments d'artillerie occupés à renforcer la forteresse et à la mettre en état de défense. Un fort détachement de soldats stationnait sur le qui-vive à New-River-Head, que le peuple avait menacé d'attaquer, et où l'on disait qu'ils avaient l'intention de couper les conduits, afin qu'il n'y eût pas d'eau pour éteindre les flammes. Dans le marché à la volaille, à Corn-Hill, sur plusieurs autres points principaux, on avait tendu à travers les rues des chaînes de fer; des escouades avaient été distribuées dans quelques vieilles églises de la Cité, pendant qu'il faisait encore nuit, ainsi que dans un certain nombre de maisons particulières, comme celle de lord Buckingham à Grosvenor-Square: on les avait barricadées comme pour y soutenir un siège, avec des canons pointés aux fenêtres. Le soleil, en se levant, éclaira des appartements somptueux remplis d'hommes armés; les meubles mis en tas dans les coins, à la hâte et sans précaution, au milieu de la terreur du moment; les armes qui brillaient dans les chambres de la Cité au milieu des pupitres, des tabourets, des livres poudreux; les petits cimetières enfumés dans les ruelles tortueuses et les rues de traverse, avec des soldats étendus parmi les tombes, ou flânant à l'ombre de quelque vieil arbre, et leurs fusils en faisceau étincelant au jour; les sentinelles solitaires se promenant de long en large dans les cours de la Cité, maintenant silencieuses, mais hier encore animées par le bruit et le mouvement des affaires; enfin partout des postes militaires, des garnisons, des préparatifs menaçants.

À mesure que le jour faisait fuir l'ombre, on voyait dans les rues des spectacles encore plus inaccoutumés. Les portes du Banc du roi et des prisons de Fleet, quand on vint les ouvrir à l'heure ordinaire, se trouvèrent placardées d'avis annonçant que les émeutiers reviendraient cette nuit pour les réduire en cendres. Les directeurs, sachant qu'ils ne tiendraient que trop bien, selon toute apparence, leur parole, ne demandaient pas mieux que de lâcher leurs prisonniers et de leur permettre de déménager. De sorte que, tout le long du jour, ceux qui avaient quelques meubles s'occupèrent à les emporter, les uns ici, les autres là, la plupart chez des revendeurs, pour en tirer le plus d'argent qu'ils pourraient. Parmi ces débiteurs incarcérés pour dettes, il y en avait qui étaient si abattus par le long séjour qu'ils avaient fait en prison, si misérables, si dénués d'amis, si morts au monde, sans personne qui eût conservé leur souvenir ou qui leur eût gardé quelque intérêt, qu'ils suppliaient leurs geôliers de ne pas leur rendre leur liberté, et de les diriger sur quelque autre maison de force. Mais les geôliers n'en avaient garde; ils craignaient trop de s'exposer à la colère de la populace, et les mettaient à la porte, où ils erraient çà et là dans les rues, se rappelant à peine les chemins dont leurs pieds avaient depuis si longtemps perdu l'habitude; et ces pauvres créatures dégradées et pourries jusqu'au coeur par le séjour de la prison s'en allaient, la larme à l'oeil, ratatinées dans leurs haillons, et traînant la savate tout le long de la chaussée.

Parmi les trois cents prisonniers eux-mêmes qui s'étaient échappés de Newgate, il y en avait… un petit nombre, il est vrai, mais quelques-uns pourtant… qui cherchaient partout leurs geôliers pour se remettre entre leurs mains, préférant l'emprisonnement et une punition nouvelle aux horreurs d'une nuit à passer encore comme la dernière. Plusieurs détenus, ramenés au lieu de leur ancienne captivité par quelque attrait indéfinissable, ou par le désir de triompher de sa chute et de repaître leur ressentiment du plaisir de le voir réduit en cendres, ne craignaient pas d'y retourner en plein midi et de flâner autour des cachots. Ce jour- là, on en reprit cinquante dans l'enceinte de la prison; ce qui n'empêcha pas les autres d'y retourner, malgré tout, et de s'y faire prendre, tout le long de la semaine, plusieurs fois par jour, par groupes de deux ou trois. Sur les cinquante dont nous venons de parler, il y en avait quelques-uns d'occupés à essayer de ranimer le feu; mais en général ils ne semblaient avoir d'autre objet que de venir errer et se promener autour de leur ancienne résidence: car souvent on les trouva là endormis au milieu des ruines, ou assis à causer ensemble, ou même occupés à boire et à manger, comme dans un lieu de plaisir.

Outre les placards affichés aux portes des prisons de Fleet et du Banc du roi, on déposa plusieurs avis pareils, avant une heure de l'après-midi, à la porte de quelques maisons particulières; et plus tard l'émeute proclama son intention de se saisir de la Banque, de la Monnaie, de l'Arsenal de Woolwich et des palais royaux. Ces avis étaient presque toujours distribués par un porteur seul, qui tantôt, si c'était une boutique, entrait pour le déposer, avec des menaces sanglantes peut-être, sur le comptoir; tantôt, si c'était une maison bourgeoise, frappait à la porte, et le remettait à la servante. Malgré la présence de la force armée dans chaque quartier de la ville, et de la troupe nombreuse campée dans le Park, ces messagers continuèrent la distribution de leurs manifestes avec impunité, tout le long de la journée. On vit de même deux jeunes garçons descendre Holborn, armés de barreaux pris aux grilles de la maison de lord Mansfield, et quêtant de l'argent pour les émeutiers. On vit ainsi un homme de haute taille aller à cheval dans Fleet-Street, faire une collecte pour le même objet: celui-là refusait de recevoir autre chose que des pièces d'or.

Il circulait aussi, dans ce moment, une rumeur qui répandait encore plus de terreur dans toute la ville de Londres que ces intentions même annoncées publiquement d'avance par l'émeute, quoique tout le monde ne doutât pas que la réussite de ces machinations ne dût entraîner une banqueroute nationale et la ruine générale. On disait qu'ils étaient résolus à ouvrir les portes de Bedlam et à lâcher les fous. C'était là ce qui présentait à l'esprit de la population des images si effrayantes, et qui menaçait en effet d'un attentat si fécond en horreurs d'un nouveau genre, dont l'imagination même ne pouvait se rendre compte, qu'il n'y avait pas de perte si importante ni de cruauté si barbare dont on n'eût plus volontiers couru le risque, et que beaucoup d'hommes jouissant de leur bon sens quelques heures auparavant furent sur le point d'en perdre la tête.

C'est ainsi que se passa la journée: les prisonniers déménageaient; les gens couraient çà et là dans les rues, emportant ailleurs leurs meubles et leurs effets, des groupes silencieux restaient debout autour des maisons ruinées; tout commerce était suspendu; et les soldats, disposés dans l'ordre que nous avons vu, restaient dans une complète inaction. C'est ainsi que se passa la journée, en attendant la nuit qu'on voyait approcher avec terreur.

Enfin, le soir, sur le coup de sept heures, le Conseil privé du roi publia une proclamation solennelle déclarant: qu'il était devenu nécessaire d'employer la force armée; que les officiers avaient reçu l'ordre le plus direct et le plus formel de faire à l'instant usage de tous les moyens en leur pouvoir pour réprimer les troubles; que tous les sujets honnêtes de Sa Majesté étaient invités à rester chez eux cette nuit-là, eux, leurs domestiques et leurs apprentis. Puis on distribua aux soldats de service trente- six cartouches par homme; on battit le tambour, et toute la troupe fut sous les armes au soleil couchant.

Les autorités municipales, stimulées par ces mesures de rigueur, se réunirent en assemblée générale, votèrent des remercîments aux autorités militaires pour le concours qu'elles voulaient bien prêter à l'administration civile, l'acceptèrent et placèrent les corps désignés sous la direction des deux shériffs. Dans le palais de la reine, une double garde, les yeomen de service, les officiers des menus plaisirs, et tous les autres serviteurs, furent placés dans les corridors et sur les escaliers, à sept heures, avec la recommandation expresse de veiller à leur poste toute la nuit; puis on ferma toutes les portes. Les gentlemen du Temple et autres Inns montèrent la garde à l'intérieur de leurs bâtiments, et firent dépaver le devant de la rue pour barricader leurs portes. Dans Lincoln's Inn, ils cédèrent la grand'salle et les communs à la milice du Northumberland, commandée par lord Algernon Percy; dans quelques quartiers de la Cité, les bourgeois s'offrirent d'eux-mêmes et, sans forfanterie, firent bonne contenance. Des centaines de gentlemen forts et robustes vinrent se jeter, armés jusqu'aux dents, au milieu des salles des diverses compagnies, fermèrent à double tour et au verrou toutes les portes, en disant aux factieux dont ils étaient entourés; «Venez- y, si vous l'osez, et vous allez voir.» Tous ces arrangements faits simultanément, ou à peu près, furent complétés, en attendant qu'il fît tout à fait noir: les rues se trouvèrent comparativement dégagées, gardées aux quatre coins et dans les abords principaux par les troupes, pendant que des officiers à cheval allaient dans toutes les directions, ordonnant aux traînards qu'ils pouvaient rencontrer de rentrer chez eux, et invitant les habitants à rester dans leurs maisons, et même, en cas de fusillade, à ne pas approcher des fenêtres. On doubla les chaînes dressées dans les carrefours où l'on pouvait craindre davantage l'invasion des masses, et on y établit des postes considérables de soldats. Quand on eut pris toutes ces précautions et qu'il fit tout à fait nuit, les commandants attendirent le résultat avec quelque anxiété, mais aussi avec quelque espérance que ces démonstrations vigoureuses suffiraient pour décourager la populace et prévenir de nouveaux désordres.

Mais ils s'étaient cruellement trompés dans leurs calculs: car, moins d'une demi-heure après, comme si la tombée de la nuit eût été le signal arrêté d'avance, les émeutiers, ayant pris d'abord la précaution d'empêcher, par petites bandes, l'allumage des réverbères, se levèrent comme une mer en furie, se montrant à la fois sur tant de points différents, et avec une rage si inconcevable, que les officiers qui commandaient les troupes ne surent d'abord de quel côté se tourner ni que faire. De nouveaux incendies éclatèrent, l'un après l'autre, dans chaque quartier de la ville, comme si les insurgés avaient l'intention d'envelopper la Cité dans un cercle de flammes qui, se resserrant petit à petit, la réduirait en cendres tout entière; la foule grouillait dans les rues comme une fourmilière, avec des cris affreux; et, comme il n'y avait plus dehors que les perturbateurs d'un côté et les soldats de l'autre, ceux-ci pouvaient croire qu'ils voyaient là Londres tout entier rangé contre eux en bataille, et qu'ils étaient seuls contre toute la ville.

En deux heures, trente-six incendies, trente-six conflagrations importantes, étaient signalés; parmi lesquels on comptait Borough- Clink dans Tooley-Street, le Banc du roi, la prison de la Fleet, et le nouveau Bridewell. Chaque rue était un champ de bataille. Dans chaque quartier, le bruit des mousquets de la troupe dominait les clameurs et le tumulte de la populace. La fusillade commença dans le marché à la volaille, où on avait tendu une chaîne au travers de la chaussée; c'est là que la première décharge tua du coup une vingtaine de factieux. Les soldats, après avoir à l'instant emporté leurs cadavres dans l'église Saint Médard, firent feu une seconde fois, et, serrant de près la foule qui avait commencé à céder passage en voyant l'exécution commencer, se reformèrent en ligne dans Cheapside et chargèrent à la baïonnette.

Les rues offraient alors un horrible spectacle. Les huées de la canaille, les cris des femmes, les plaintes des blessés, le bruit incessant de la fusillade, formaient un accompagnement étourdissant et épouvantable aux diverses scènes étalées sous les yeux à chaque bout. Là où le chemin était barré par des chaînes était aussi le fort du combat et le plus grand nombre de victimes; mais on peut dire qu'il n'y avait pas un carrefour important où l'affaire ne fût pas chaude et sanglante.

À Holborn-Bridge, à Holborn-Hill, la confusion était plus grande que partout ailleurs; car la foule qui débordait de la Cité en deux courants impétueux, l'un par Ludgate-Hill, et l'autre par Newgate-Street, se réunissait là et formait une masse si compacte, qu'à chaque décharge les gens semblaient tomber par tas. On avait posté en cet endroit un gros détachement de soldats qui tiraient tantôt du côté de Fleet-Market, tantôt du côté de Holborn, ou de Snowhill, balayant constamment les rues dans toutes les directions. Là aussi il y avait plusieurs incendies considérables, de sorte que toutes les horreurs de cette nuit terrible semblaient s'être donné rendez-vous sur ce seul et même théâtre.

Au moins vingt fois les assaillants, ayant à leur tête un homme qui brandissait une hache dans sa main droite, monté sur un gros et grand cheval de brasseur, caparaçonné avec les chaînes emportées de Newgate, dont le cliquetis accompagnait chacun de ses pas, firent une tentative pour forcer le passage et mettre le feu à la maison du négociant en vins. Au moins vingt fois ils furent repoussés avec perte, ce qui ne les empêcha pas de revenir à la charge; et, quoique le bandit qui était à leur tête fût bien reconnaissable, et bien visible, car il n'y avait pas d'autre factieux à cheval, pas un coup ne put l'atteindre. Chaque fois que la fumée de la fusillade se dissipait, on était sûr de le trouver là, appelant ses compagnons de sa voix enrouée, brandissant toujours sa hache sur sa tête, et prenant un nouvel élan, comme s'il portait un charme qui protégeât sa vie, et qu'il fût à l'épreuve de la poudre et des balles.

C'était Hugh: c'était lui qu'on voyait se multiplier sur tous les points dans l'émeute. C'était lui qui avait dirigé deux attaques sur la Banque, qui avait aidé à renverser les baraques de péage sur le pont de Black-Friars, et en avait semé l'argent sur le pavé; qui avait mis le feu de sa propre main à deux prisons; qui, ici, là, partout et toujours, était à l'avant-garde, toujours en mouvement, frappant les soldats, encourageant la foule, faisant entendre la musique de fer de son cheval à travers les cris et le tapage, sans jamais être atteint ni arrêté un moment. Cerné d'un côté, il se faisait jour de vive force ailleurs; obligé de se retirer sur ce point, il avançait sur cet autre à l'instant même. Repoussé de Holborn pour la vingtième fois, il poussait son cheval à la tête d'une grosse troupe d'insurgés droit à Saint-Paul, attaquait un poste de soldats chargés de la garde des prisonniers derrière les grilles, les forçait à la retraite, leur prenait les hommes dont ils devaient compte, et, avec ce renfort, revenait à la charge, dans le délire du vin et de la rage, les excitant de ses hourras comme un démon.

Le plus habile cavalier aurait eu bien de la peine à rester à cheval au milieu d'une telle foule et d'un pareil tumulte mais, quoique ce furieux roulât sur la croupe (il n'avait pas de selle) comme un bateau ballotté par la mer, il n'était pas un instant embarrassé de se tenir ferme et de diriger sa monture partout où il voulait. Dans les rangs les plus épais et les plus pressés, sur les cadavres et les débris enflammés, tantôt sur les trottoirs, tantôt sur la chaussée, tantôt poussant son cheval sur les marches d'un perron pour mieux se faire voir de son parti, tantôt enfin se frayant un passage dans une masse d'êtres vivants, si serrée et si compacte qu'on n'aurait pas pu en couper une tranche avec la lame d'un couteau, il allait toujours, sûr de surmonter tous les obstacles à son gré. Et peut être est-ce à cette circonstance même qu'il devait de n'avoir pas encore reçu une balle: car son audace extrême, et la certitude où l'on était qu'il devait être un de ceux dont la proclamation officielle avait mis à prix la capture, inspiraient aux soldats le désir de le prendre vivant et détournaient bien des coups qui, sans cela, ne se seraient pas égarés loin de lui.

Le négociant et M. Haredale, ne pouvant plus rester tranquillement assis à écouter le bruit, sans voir ce qui se passait, avaient grimpé sur le toit de la maison, et là, cachés derrière une pile de cheminées, ils regardaient en bas avec précaution dans la rue; ils avaient quelque espérance qu'après tant d'attaques toujours repoussées, les assaillants allaient céder, quand un grand cri leur annonça qu'un parti nouveau arrivait de l'autre côté, et quand l'effroyable fracas de ces fers maudits les avertit en même temps que c'était encore Hugh qui était à la tête de cette troupe. Les soldats s'étaient avancés dans Fleet-Market, où ils étaient occupés à disperser la foule devant eux; ce qui permit aux assaillants de marcher sans rencontrer d'obstacle et d'arriver bientôt devant la maison.

«Tout est perdu maintenant, dit le négociant: dans une minute voilà cinquante mille livres sterling qui vont être jetées dans la rue. Il faut nous sauver. Nous ne pouvons plus rien faire, trop heureux si nous pouvons seulement échapper.»

Leur première idée avait été de se glisser comme ils pourraient le long des toits des maisons, et d'aller frapper à la fenêtre de quelque mansarde pour qu'on leur permît de passer par là, et de descendre dans la rue afin de se sauver. Mais un autre cri, plus furieux encore, monta de la populace, dont tous les visages en l'air étaient tournés vers eux, et leur apprit qu'ils étaient découverts, que même on avait reconnu M. Haredale: car Hugh, le voyant en plein, à la lueur du feu qui éclairait ce côté de la maison a giorno, l'appela par son nom, en jurant qu'il voulait avoir sa vie.

«Laissez-moi, dit M. Haredale au négociant, et au nom du ciel, mon bon ami, sauvez-vous… Viens y donc, marmottait-il entre ses dents en se tournant du côté de Hugh, et en lui faisant face, sans prendre davantage aucun souci de se cacher. Le toit est haut et, si une fois je t'y tiens, je te réponds que nous mourrons ensemble.

— Folie! dit l'honnête marchand en le tirant par derrière; folie toute pure! Entendez raison, monsieur; mon bon monsieur, entendez raison. Je ne pourrais plus maintenant me faire ouvrir en allant cogner à quelque fenêtre, et, quand je le pourrais, je ne trouverais personne d'assez hardi pour favoriser ma fuite. Traversons les caves; il y a là sur la rue de derrière une espèce de passage par où nous entrons et sortons les tonneaux. Ne perdez pas un instant: venez avec moi… pour nous deux… pour moi… mon cher monsieur.»

Tout en parlant, tout en tirant M. Haredale, il put, comme lui, jeter un coup d'oeil sur la rue; un simple coup d'oeil, mais qui suffit pour leur montrer la foule se resserrant et se pressant contre la maison: les uns avec des armes courant au premier rang pour enfoncer les portes et les fenêtres; les autres apportant des tisons du feu voisin; d'autres, le nez en l'air, suivant des yeux leur course sur les toits et les montrant à leurs compagnons; tous, furieux et mugissants, comme les flammes qu'ils avaient allumées. Ils virent des hommes avides des trésors de liqueurs fortes qu'ils savaient entassés là, ils en virent d'autres, qui avaient été blessés, étendus par terre pour y mourir, dans les allées d'en face, misérables abandonnés, au milieu de ce vaste rassemblement; ici une femme tout effrayée qui cherchait à s'échapper; là un enfant perdu; plus loin un ignoble ivrogne, qui, sans s'apercevoir seulement d'une blessure mortelle qu'il avait reçue à la tête, criait et se battait jusqu'à la fin. Ils virent tout cela distinctement, même avec une foule d'incidents vulgaires, comme un homme qui avait perdu son chapeau, ou qui se retournait, ou qui se baissait, ou qui donnait une poignée de main à un autre, mais d'un coup d'oeil si rapide que, rien que le temps de faire un pas pour se retirer, ils avaient perdu de vue tout ce spectacle, et ne voyaient plus que leur pâleur mutuelle, et le ciel en feu sur leurs têtes.

M. Haredale céda aux prières de son compagnon, plutôt parce qu'il était résolu à le défendre, que par souci de sa propre vie et pour assurer sa fuite; ils rentrèrent donc dans la maison et redescendirent ensemble l'escalier. Les coups roulaient comme le tonnerre sur les volets; les pinces travaillaient déjà sous la porte; les vitres tombaient des croisées: une lumière éclatante brillait par les plus minces ouvertures, et ils entendaient parler les meneurs si près de chaque trou de serrure ou autre, qu'on aurait dit que ces brigands leur murmuraient à l'oreille d'une voix enrouée des menaces de mort. Ils n'eurent que le temps d'arriver au bas des degrés de la cave et de fermer la porte derrière eux: la populace était entrée dans la maison.

Les voûtes étaient d'une obscurité profonde, et, comme ils n'avaient ni torche ni chandelle (ils se seraient bien gardés de trahir ainsi leur lieu de refuge), ils étaient obligés de chercher leur chemin à tâtons. Mais ils ne furent pas longtemps sans y voir clair: car ils n'avaient encore fait que quelques pas, lorsqu'ils entendirent l'émeute forcer la porte, et, en jetant derrière eux un regard sous les arcades du corridor, ils purent les voir de loin se précipiter çà et là avec des flambeaux, mettre les tonneaux en perce, défoncer les cuves, tourner à droite à gauche dans les celliers, et se jeter à plat ventre pour boire aux ruisseaux de spiritueux qui déjà coulaient sur le sol.

Les deux fugitifs n'en pressaient que mieux le pas, et déjà ils avaient pénétré jusqu'à la dernière voûte qui les séparait du passage, quand tout à coup, dans la direction où ils allaient, une vive lumière vint éclairer leurs visages, et, avant même qu'ils eussent pu se jeter sur le côté, ou faire un pas en arrière, ou chercher une cachette, deux hommes, dont l'un portait une torche, arrivèrent sur eux et s'écrièrent, dans une espèce de murmure de saisissement: «Les voilà!»

Au même instant ils jetèrent la coiffure postiche dont ils s'étaient affublés. M. Haredale vit devant lui Édouard Chester, et puis après, quand le négociant étonné eut la force d'ouvrir la bouche pour prononcer ce nom… Joe Willet.

Vraiment oui! c'était bien Joe Willet en personne, le même Joe (avec un bras de moins pourtant), qui, tous les ans, faisait à chaque trimestre un voyage sur la jument grise pour venir payer le mémoire du rougeaud marchand de vins. Et c'était ce même rougeaud marchand de vins, ci-devant de Thomas-Street, qui en ce moment le regardait en face et l'appelait par son nom.

«Donnez-moi la main, dit Joe doucement et, qui plus est, la prenant de lui-même bon gré mal gré, n'ayez pas peur de secouer la mienne: elle est à vous de bon coeur; malheureusement elle n'a plus sa camarade. Mais, avez-vous bonne mine! quel gaillard vous faites! Et vous… que Dieu vous bénisse, monsieur. Prenez courage, prenez courage. Nous les retrouverons, allez! n'ayez pas peur; nous n'avons pas perdu notre temps.»

Il y avait dans le langage de Joe quelque chose de si franc et de si honnête, que M. Haredale, involontairement, lui mit la main dans la main, quoique leur rencontre ne laissât pas de lui être un peu suspecte. Mais le regard qu'il lança en même temps à Édouard Chester, la discrétion avec laquelle ce jeune gentleman se tenait à l'écart, n'échappèrent pas à Joe, qui se mit à dire hardiment, en jetant aussi un coup d'oeil du côté d'Édouard:

«Les temps sont bien changés, monsieur Haredale, et voilà le moment venu de distinguer nos amis de nos ennemis et de ne pas prendre les uns pour les autres. Permettez-moi de vous dire que, sans ce gentleman, il est bien probable que vous ne seriez plus en vie à cette heure, ou que vous seriez pour le moins grièvement blessé.

— Que dites-vous là? lui demanda M. Haredale.

— Je dis premièrement qu'il ne fallait déjà pas être capon pour aller dans la foule, déguisé comme un gueux de leur clique: mais passons là-dessus, j'y songe, puisque je me trouvais dans le même cas; secondement, que c'est une action brave et glorieuse (voilà comme je l'appelle), d'avoir porté à ce gredin-là un coup qui l'a descendu de son cheval, et sous leurs yeux.

— Quel gredin? sous les yeux de qui?

— Quel gredin, monsieur! dit Joe. Un gredin qui ne vous veut guère de bien et qui a bien en lui l'étoffe de vingt gredins, ou plutôt de vingt diables. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je le connais. S'il avait été une fois dans la maison, il vous aurait bien trouvé, lui, n'importe où. Les autres n'ont pas de rancune particulière contre vous, et, tant qu'ils ne vous verront pas, ils ne songeront qu'à boire à mort. Mais nous perdons là notre temps. Êtes-vous prêt?

— Oui, dit Édouard. Éteignez la torche, Joe, et en avant. Surtout du silence, et vous serez un bon garçon.

— Silence ou pas, murmura Joe en jetant la torche allumée par terre et en l'écrasant avec son pied, en même temps qu'il prenait M. Haredale par la main; c'est égal: c'était toujours une action brave et glorieuse… ça y est.»

M. Haredale et le digne négociant étaient trop étonnés et trop pressés pour faire d'autres questions: ils suivirent donc leurs guides en silence. Seulement, d'après deux mots de chuchotement entre eux et le brave marchand sur le moyen le plus sûr de sortir de là, il apprit qu'ils étaient entrés par la porte de derrière, grâce à la connivence de John Grueby, qui faisait le guet dehors avec la clef dans sa poche et qu'ils avaient mis dans leur confidence. Comme il y avait justement une bande d'insurgés qui arrivaient de ce côté au moment où ils venaient d'entrer, John avait refermé la porte à double tour, et était allé chercher des soldats pour couper la retraite à ces malfaiteurs.

Cependant, comme la porte de devant était enfoncée, et que cette petite troupe, impatiente de se ruer sur les liquides, n'avait pas envie de perdre son temps à en enfoncer une autre, elle avait fait le tour et était entrée par Holborn avec les autres, laissant tout à fait libre et déserte l'étroite ruelle sur laquelle donnait le derrière de la maison. Ainsi donc, quand M. Haredale et ses compagnons eurent rampé par le passage qu'avait indiqué le négociant (ce n'était qu'une espèce de trappe mobile pour passer les tonneaux), et qu'ils eurent réussi, avec quelque difficulté, à déchaîner et lever la porte du fond, ils débouchèrent dans la rue sans avoir été observés ni interrompus par personne. Joe, qui n'avait pas lâché M. Haredale, et Édouard, qui tenait bon aussi avec le négociant, se dépêchèrent de filer par les rues d'un pas rapide; se jetant seulement, par occasion, à l'écart, pour laisser passer quelques fugitifs, ou pour ne pas embarrasser la marche de quelques soldats qui arrivaient derrière eux au pas de course, et dont les questions, quand ils s'arrêtèrent pour leur en faire, furent tout de suite satisfaites par un mot de réponse que Joe leur glissa à l'oreille.

CHAPITRE XXVI.

Pendant que Newgate brûlait, la nuit précédente, Barnabé et son père, après avoir passé de main en main à travers la foule, s'arrêtèrent dans Smithfield, derrière la populace, à contempler les flammes comme des gens qui venaient de se réveiller en sursaut. Il s'écoula quelques moments avant qu'ils pussent reconnaître distinctement où ils étaient, et comment ils y étaient venus, oubliant, pendant qu'ils restaient là spectateurs inactifs et nonchalants de l'incendie, qu'ils avaient dans les mains des outils qu'on leur avait donnés pour se délivrer eux-mêmes de leurs fers.

Barnabé, tout enchaîné qu'il était, n'aurait rien eu de plus pressé, s'il avait suivi son instinct, ou qu'il eût été seul, que de revenir se mettre aux côtés de Hugh, que son intelligence bornée lui représentait en ce moment comme brillant d'un nouveau lustre, depuis qu'il voyait en lui son libérateur et son plus fidèle ami. Mais la terreur que son père éprouvait à rester dans les rues se communiqua bientôt à son esprit, quand il eut compris toute l'étendue de ces craintes, et lui inspira le même empressement à chercher ailleurs leur salut.

Dans un coin du marché, au milieu des stalles à bétail, Barnabé s'agenouilla, et se mit à briser les fers de son père, en s'arrêtant de temps en temps pour lui passer sur la figure une main caressante, ou pour le regarder avec un sourire. Lorsqu'il l'eut vu se dresser, libre, sur ses pieds, et qu'il se fut abandonné au transport de joie que lui causait cette vue, il se mit à l'ouvrage pour son propre compte, et bientôt ses chaînes tombant avec fracas laissèrent ses membres souples et dégagés.

Quand cette tâche fut achevée, ils se glissèrent ensemble furtivement, passèrent devant des groupes de gens rassemblés autour de quelque misérable, accroupi devant eux, pour le cacher aux yeux des passants mais sans pouvoir empêcher qu'on entendit retentir le bruit des marteaux, qui annonçaient assez haut qu'ils étaient aussi occupés de la même besogne. Les deux fugitifs se dirigèrent du côté de Clerkenwell, puis de là gagnèrent Islington, comme la sortie de Londres la plus voisine, et se trouvèrent en un moment dans les champs. Après avoir erré longtemps, ils trouvèrent dans un pâturage, près de Finchley, un misérable hangar dont les murs étaient de pisé et le toit de broussailles et de bruyère; c'était un abri destiné aux bestiaux, mais il était désert pour l'instant. C'est là qu'ils se couchèrent pour y passer la nuit. Ils errèrent encore de tout côté, quand le jour fut venu, et Barnabé alla seul une fois vers un petit hameau à deux ou trois milles de là, pour y acheter du pain et du lait. Mais n'ayant pas trouvé de meilleur lieu de retraite, ils revinrent au même endroit, et s'y couchèrent encore en attendant la nuit.

Il n'y a que Dieu qui puisse dire avec quelle vague idée de devoir et d'affection, avec quelle étrange inspiration de la nature, aussi claire pour lui que pour un homme qui aurait eu l'intelligence la plus radieuse et les facultés les plus développées; avec quelle obscure souvenance des enfants dont il partageait les jeux quand il était enfant lui-même, et qui lui parlaient toujours de leur père, de leur amour pour lui, de son amour pour eux; par quelles associations de souvenirs obscurs de la douleur, des larmes et du veuvage de sa mère, il soignait cet homme et veillait tendrement sur lui. Mais si vagues, si confuses que fussent ces idées qui étaient venues l'émouvoir par degrés, c'est à elles qu'il devait le chagrin qu'il montrait en regardant son visage égaré, les larmes qui inondaient ses yeux en se baissant pour l'embrasser, le soin avec lequel il l'éveillait tout content au milieu de ses pleurs, l'abritant du soleil, l'éventant avec des branchages, la calmant dans les sursauts de son sommeil… Ah! quel sommeil agité!… et se demandant si elle, elle ne voudrait pas bientôt les rejoindre, pour que leur bonheur fût complet. Il resta assis près de lui tout le jour, l'oreille au guet, pour écouter le pas de sa mère à chaque souffle de l'air, cherchant au loin son ombre sur les herbes mollement balancées par le vent, tressant les fleurs des haies pour qu'elle en eût le plaisir quand elle arriverait, et lui aussi quand il s'éveillerait; enfin se baissant de temps en temps pour écouter les murmures des rêves de son père, et pour s'étonner qu'il ne goûtât pas un meilleur repos dans un lieu si tranquille.

Le soleil disparut, la nuit vint et le trouva aussi paisible, tout entier à ces pensées, comme s'il n'y avait qu'eux au monde, et que le lourd nuage de fumée qu'on voyait de loin suspendu sur l'immense cité ne recelât ni vices, ni crimes, ni vie, ni mort, ni aucun sujet d'inquiétude… comme si c'était seulement le vide de l'air.

Mais l'heure était enfin venue où il fallait qu'il allât seul chercher l'aveugle (quel bonheur pour lui!) et le ramener là, en prenant grand soin qu'on ne l'épiât et qu'on ne le suivît en chemin. Il écouta bien les instructions qu'il devait observer, les répéta souvent pour être sûr de les retenir, et, après être revenu deux ou trois fois sur ses pas pour faire une surprise à son père, en riant à coeur joie, il finit par partir sérieusement pour accomplir sa commission, en lui recommandant d'avoir soin de Grip, qu'il n'avait pas oublié d'emporter de la prison dans ses bras.

Agile et impatient de revenir, il ne fut pas long à gagner la ville; cependant, quand il arriva, les incendies étaient déjà allumés et insultaient aux ténèbres de la nuit avec leur éclat affreux. À son entrée dans la ville, peut-être ce changement venait-il de ce qu'il n'avait plus là près de lui ses anciens compagnons, et qu'il n'était point chargé d'une commission violente; peut-être aussi cela venait-il de la beauté de la solitude, où il avait passé la journée, ou des pensées qui l'avaient occupé, mais enfin Londres lui parut peuplé d'une légion de démons. Cette fuite et cette poursuite, cette dévastation cruelle par le fer et la flamme, ces cris effrayants, ce tapage étourdissant, il se demandait si c'était bien là la noble cause du bon lord.

Malgré la stupeur où le plongeait cette scène sauvage, il trouva pourtant le logis de l'aveugle. Tout était fermé: il n'y avait personne. Il attendit longtemps, mais en vain. Il finit par s'en aller, et, comme il apprit justement en ce moment-là que les soldats venaient de tirer, et qu'il devait y avoir beaucoup de morts, il se dirigea vers Holborn, où on lui avait dit qu'était le grand rassemblement; il voulait essayer d'y rencontrer Hugh, pour lui persuader d'éviter le danger et de revenir avec lui.

S'il avait été abasourdi et dégoûté du tumulte tout à l'heure, son horreur ne fit que redoubler en pénétrant dans ce tourbillon de l'émeute, et lorsqu'il en eut sous les yeux ce terrible spectacle, sans y prendre part. Mais enfin, là, au beau milieu, dominant le reste des insurgés, tout près de la maison qu'on attaquait alors, Hugh était à cheval, appelant, animant tous les autres.

Le tumulte qui l'entourait, la chaleur étouffante, les cris, les craquements, tout cela lui faisait mal au coeur; cependant il pénétra de force au travers de la foule, reconnu de bien des gens qui se reculaient eu poussant des bravos pour le laisser passer, et il arrivait justement auprès de Hugh, au moment où il proférait des menaces sauvages contre quelqu'un; mais contre qui et pourquoi, l'extrême confusion de cette scène ne permettait pas à Barnabé de le savoir. Au même instant, la foule se précipita dans la maison dont elle avait brisé la porte, et Hugh… il fut impossible de savoir comment… tomba à terre tout de son long.

Barnabé était à côté de lui, quand il se remit sur ses pieds, encore tout chancelant; heureusement pour lui qu'il fit entendre sa voix, car Hugh levait sa hache pour lui fendre le crâne en deux.

«Barnabé!… vous! Quelle était donc la main qui m'a jeté par terre?

— Ce n'est toujours pas la mienne.

— Qui donc est-ce?,… je vous demande qui c'est? cria-t-il en vacillant et en regardant autour de lui d'un air farouche. Voyons! dépêchons-nous! où est-il? qu'on me le montre.

— Vous avez du mal,» lui dit Barnabé; et, en effet, il était blessé à la tête, d'abord du coup qu'il avait reçu, et puis d'une ruade de son cheval. «Venez-vous-en avec moi.»

En même temps il prit en main la bride, tourna le cheval, et entraîna Hugh à quelques pas de là. Cela suffit pour les dégager de la foule qui se précipitait de la rue dans les caves du négociant en vins.

«Où donc?… où donc est Dennis? dit Hugh s'arrêtant tout court et saisissant Barnabé de son bras vigoureux. Où est-il resté tout le jour? Qu'est-ce qu'il voulait dire en me laissant là, hier au soir, dans la prison? Dites-moi ça… le savez-vous?»

En faisant tourner son arme dangereuse, il tomba par terre, étendu comme un chien. Une minute après, quoique exalté déjà jusqu'à la frénésie par la boisson et par sa blessure à la tête, il rampa jusqu'à un courant d'eau-de-vie enflammée qui coulait dans le ruisseau, et se mit à en boire comme de l'eau.

Barnabé le tira de là et le força à se relever. Quoiqu'il ne fût capable ni de marcher ni de se tenir debout, il se dirigea involontairement en trébuchant jusqu'à son cheval, grimpa sur son dos et s'y tint attaché. Après de vains efforts pour dépouiller l'animal de ses harnais sonores, Barnabé sauta en croupe derrière Hugh, attrapa la bride, tourna dans Leather-Lane, qui était tout près de là, et mit à un bon trot le coursier effrayé.

Cependant, avant de sortir de la rue, il regarda derrière lui: il regarda un spectacle tel qu'il ne devait plus s'effacer jamais, même de sa pauvre mémoire, dût-il vivre cent ans. La maison du négociant en vins, avec une demi-douzaine de maisons voisines, n'était plus qu'une grande et brûlante fournaise. Toute la nuit, personne n'avait essayé d'éteindre les flammes ou d'en arrêter le progrès; mais, pour le moment, un détachement de soldats étaient sérieusement occupés à abattre deux maisons en bois qui étaient à chaque instant en danger de prendre feu, et qui ne pouvaient manquer, si on les laissait s'enflammer, d'étendre au loin l'incendie. La chute bruyante des murs vacillants et des énormes pièces de charpente; les huées et les vociférations de la foule furieuse, la fusillade lointaine d'autres détachements militaires; les regards éplorés et les cris de détresse de ceux dont les habitations étaient en péril; la course errante des gens effrayés qui emportaient leurs effets; la réflexion, sur chaque partie du ciel, des flammes d'un rouge de sang qui s'élançaient dans l'air, comme si le dernier jour était enfin venu et que tout l'univers fût en feu; la poussière, la fumée, les tourbillons de flammèches qui venaient roussir et allumer tous les objets sur lesquels elles tombaient; les bouffées de chaleur malsaine qui venaient tout infecter; les étoiles, la lune, le ciel même, éclipsés: tout cela présentait un tel spectacle de ruine et de terreur, qu'on eût dit que le firmament était effacé du coup, et que la nuit, avec son repos tranquille et sa lumière douce, ne reviendrait plus jamais visiter la terre.

Mais voici un spectacle bien pire encore; pire cent fois que le feu et la fumée, et même que la rage insensée, impitoyable de la canaille! Les gouttières de la rue, et chaque crevasse, chaque fissure dans les pierres de la muraille, versaient les spiritueux enflammés, qui, bientôt endigués par des mains actives, débordaient sur le trottoir et la chaussée et formaient une grande mare où les gens tombaient morts par douzaines. Ils étaient couchés par tas autour de ce lac effroyable, maris et femmes, pères et fils, mères et filles, des femmes avec des enfants dans leurs bras ou contre leur mamelle, et là ils buvaient jusqu'à la mort. Pendant que les uns étaient penchés, pressant leurs lèvres sur le bord pour ne jamais relever la tête, d'autres, d'un bond, s'arrachaient à cette boisson de feu, et se mettaient à danser, moitié dans les transports d'un triomphe insensé, moitié dans l'agonie d'une suffocation dévorante, jusqu'à ce qu'enfin ils tombaient là, plongeant leurs cadavres dans la liqueur qui les avait tués. Eh bien! cela même, ce n'était pas encore la mort la plus cruelle et la plus effrayante qu'on eût à déplorer cette nuit-là. Du fond des celliers enflammés où ils avaient bu dans leurs chapeaux, dans des seaux, dans des baquets, des cuviers, des souliers, on tira quelques hommes encore vivants, mais qui n'étaient qu'une flamme, des pieds à la tête. Dans l'angoisse de leurs souffrances insupportables, avides de tout ce qui ressemblait à de l'eau, ils roulaient leurs corps sifflants dans cet étang hideux, et lançaient à droite et à gauche des éclaboussures du feu liquide qui lapait tout ce qu'il rencontrait dans sa course, n'épargnant pas plus les vivants que les morts. Dans cette dernière nuit des grands troubles, car ce fut la dernière, les malheureuses victimes d'une révolte absurde devinrent elles-mêmes la cendre et la poussière des flammes qu'elles avaient allumées, et jonchèrent de leurs débris méconnaissables les rues et les places de Londres.

L'âme profondément empreinte de ce souvenir ineffaçable qu'un seul coup d'oeil avait suffi pour lui révéler dans sa fuite, Barnabé sortit en courant de la ville qui recelait de telles horreurs; et baissant la tête pour ne pas même voir la lueur des feux souiller le tranquille paysage qui s'étendait sous ses yeux, il fut bientôt sur la route des champs paisibles.

Il s'arrêta environ à un demi-mille du hangar où était couché son père, et faisant comprendre avec quelque difficulté à Hugh qu'il fallait descendre là, il jeta le harnais du cheval au fond d'une mare d'eau stagnante, et abandonna l'animal à lui-même. Après cela il soutint son compagnon du mieux qu'il put, et l'emmena tout doucement du côté de leur asile.

CHAPITRE XXVII.

On était au coeur de la nuit, et d'une nuit très noire quand Barnabé, avec son trébuchant ami, s'approcha de l'endroit où il avait laissé son père; cependant il put le voir se dérobant dans les ténèbres, car il ne se fiait pas même à son fils, et se retirant d'un pas rapide. Après lui avoir crié deux ou trois fois, mais sans succès, qu'il pouvait revenir, qu'il n'y avait rien à craindre, il laissa tomber Hugh sur le sol et se mit à la recherche de son père pour le ramener.

L'autre continua de se glisser furtivement dans l'ombre, jusqu'à ce que Barnabé l'eût rattrapé. Alors il se retourna, et lui dit d'une voix terrible, quoique étouffée:

«Laisse-moi aller. Ne me touche pas. Tu l'as dit à ta mère, et vous vous êtes entendus pour me trahir.»

Barnabé le regarda en silence.

«Tu as vu ta mère?

— Non, cria Barnabé avec ardeur. Oh! non, il y a bien longtemps… plus longtemps que je ne puis dire. Il doit bien y avoir un an. Est-ce qu'elle est ici?»

Son père le regarda fixement quelques instants, puis il lui dit en se rapprochant de lui, car, rien qu'à voir sa figure et à l'entendre parler, il était impossible de douter de sa sincérité:

«Qu'est-ce que c'est que cet homme-là?

— Hugh… c'est Hugh. Pas davantage, vous savez bien. Ce n'est pas celui-là qui vous fera du mal. Comment! vous aviez peur de Hugh! ha! ha! ha! peur de ce bon gros vieux farceur de Hugh!

— Je vous demande qui il est, reprit l'autre d'un ton si farouche que Barnabé s'arrêta au beau milieu de ses éclats de rire, et recula quelques pas, le regardant d'un air de stupéfaction et de terreur.

— Dieu! êtes-vous sévère! vous me faites trembler, comme si vous n'étiez pas mon père. Pourquoi donc me parlez-vous comme cela?

— Je veux, répondit-il en repoussant la main que son fils, d'un air timide, posait, pour l'apaiser, sur sa manche, je veux une réponse, et au lieu de cela vous me répliquez par les plaisanteries et des questions. Quel est l'homme que vous venez d'amener dans notre cachette, pauvre imbécile? et où est l'aveugle?

— Je ne sais pas où il est. Sa maison était fermée. J'ai attendu, sans voir personne venir: ce n'est pas ma faute. Quant à celui-ci, c'est Hugh… le brave Hugh, qui a enfoncé cette odieuse prison pour nous délivrer. Ah! dites à présent que vous ne l'aimez pas, hein? n'est-ce pas que vous l'aimez?

— Pourquoi est-il couché par terre?

— Il a fait une chute, et puis il a trop bu. Les champs, les arbres, tout ça tourne, tourne, tourne autour de lui, et la terre lui manque sous les pieds. Vous le connaissez bien! vous vous le rappelez! Tenez! regardez-le.»

En effet ils étaient revenus à l'endroit où il était couché, et ils se baissèrent sur lui tous les deux pour voir sa figure.

«Bien! je me le rappelle, murmura le père. Pourquoi l'avez-vous amené ici?

— Parce qu'il aurait été tué, si je l'avais laissé là-bas. Si vous aviez vu comme on tirait des coups de fusil et comme le sang coulait! La vue du sang ne vous fait-elle pas trouver mal, mon père? Je vois bien que si, à votre figure. C'est comme moi… qu'est-ce que vous regardez donc?

— Rien, dit l'assassin doucement, après avoir reculé un pas ou deux pour regarder avec les lèvres serrées et l'oeil fixe par- dessus la tête de son fils. Rien.»

Il resta dans la même attitude et avec la même expression dans ses traits pendant quelques minutes; puis il promena lentement son regard autour du lui, comme s'il avait perdu quelque chose, et revint en frissonnant vers le hangar.

«Voulez-vous que je l'emporte là-dedans, père?» demanda Barnabé qui était resté, pendant ce temps-là, à regarder aussi, sans savoir ce que cela voulait dire.

Il ne répondit que par un gémissement étouffé, en se couchant par terre enveloppé de son manteau jusque par-dessus la tête, et se retira dans le coin le plus obscur.

Voyant qu'il n'y avait pas moyen, pour le moment, d'éveiller Hugh ou de lui faire reprendre ses sens, Barnabé le traîna sur l'herbe et le coucha sur un petit tas de foin et de paille de rebut, dont il avait déjà lui-même fait son lit, après avoir commencé par apporter un peu d'eau d'un ruisseau voisin, pour laver sa blessure et lui nettoyer les mains et la figure. Ensuite il se coucha lui- même, entre eux deux, pour y passer la nuit, et, la face tournée vers les étoiles, il tomba dans un profond sommeil.

Réveillé de bonne heure, le lendemain matin, par l'éclat du soleil, le chant des oiseaux et le bourdonnement des insectes, il laissa dormir les autres dans la hutte, pour aller se promener un peu et respirer cet air doux et frais. Mais il sentit que ses sens harassés, accablés, alourdis par les terribles scènes de la veille et des autres soirées précédentes, se refusaient à jouir des beautés du jour naissant, dont il avait si souvent goûté la douceur avec un plaisir infini. Il pensa à ces matinées heureuses où il allait avec ses chiens, bondissant comme lui, au travers des plaines et des bois, et ce souvenir lui remplit les yeux de larmes. Il ne se reprochait pas, Dieu le bénisse! d'avoir fait le moindre mal, et il n'avait pas changé de sentiment sur la justice de la cause où il s'était engagé, ou des hommes qui la défendaient: mais il était, en ce moment, plein de soucis, de regrets, de souvenirs effrayants; il souhaitait, pour la première fois, que tel ou tel événement ne fut jamais arrivé, et qu'on eût épargné à bien des gens tant de chagrins et de souffrances. Il commença aussi à songer combien ils seraient heureux, son père, sa mère, Hugh et lui, s'ils s'en allaient ensemble demeurer dans quelque endroit solitaire, où il n'y eût aucun de ces troubles à craindre; peut-être l'aveugle, qui parlait de l'or en connaisseur, et qui lui avait confié qu'il avait de grands secrets pour en gagner, pourrait-il leur apprendre à vivre sans ressentir l'aiguillon de la faim et du besoin. À ce propos, il regretta encore davantage de ne pas l'avoir vu la nuit dernière, et il méditait encore là-dessus, quand son père vint lui toucher l'épaule.

«Ah! cria Barnabé, tressaillant au sortir de sa rêverie. Ce n'est que vous!

— Qui donc vouliez-vous que ce fût?

— Je croyais presque que c'était l'aveugle. Il faut, père, que j'aie avec lui un bout de conversation.

— Et moi aussi: car, si je ne le vois pas, je ne sais plus où fuir ni que faire, et j'aimerais mieux la mort que de perdre mon temps ici. Il faut que vous alliez tout de suite le voir et que vous me l'ameniez ici.

— Vraiment? s'écria Barnabé charmé. À la bonne heure, mon père.
C'est tout ce que je demandais.

— Mais c'est lui qu'il faut me ramener, et pas d'autre. Surtout, quand vous devriez l'attendre à sa porte pendant vingt-quatre heures, attendez toujours, et ne revenez pas sans lui.

— N'ayez pas peur, cria-t-il gaiement. Je vous l'amènerai, je vous l'amènerai.

— Mettez bas ces babioles, dit le père en lui arrachant les bouts de ruban et les plumes qu'il portait à son chapeau, et jetez mon manteau par-dessus vos habits. Faites bien attention à votre démarche; du reste, on est trop occupé d'autre chose dans les rues pour qu'on vous remarque. Quant à votre retour, ne vous en inquiétez pas; il saura bien y pourvoir en toute sûreté.

— Je crois bien! dit Barnabé, certainement qu'il y pourvoira. C'est ça un habile homme, n'est-ce pas, mon père, et bien capable de nous apprendre le moyen de devenir riches? Oh! je le connais bien, je le connais bien.»

Il fut bientôt habillé, et aussi bien déguisé que possible. Cette fois il avait le coeur plus léger en entreprenant ce second voyage, et en laissant Hugh, encore abruti par l'ivresse, étendu par terre sous le hangar, avec son père qui se promenait devant, de long en large.

L'assassin, en proie aux plus tristes pensées, le regarda partir, et se remit à marcher comme tout à l'heure, troublé par le moindre murmure de l'air dans les branches, et par l'ombre la plus légère que les nuages en passant jetaient sur les prés émaillés de marguerites. Il était impatient de voir son fils revenu sain et sauf, et cependant, quoique sa vie et sa sûreté en dépendissent, il n'était pas fâché de le voir parti. Le profond sentiment d'égoïsme que lui inspiraient ses crimes, toujours présents à ses yeux avec leurs conséquences actuelles ou futures, absorbait et faisait entièrement disparaître toute pensée de Barnabé, comme étant son fils. Bien plus, la présence de ce malheureux était pour lui un reproche pénible et cruel; il retrouvait dans ses yeux égarés les terribles images de cette nuit criminelle. Son visage de l'autre monde, son esprit informe, représentaient à l'assassin une créature qui avait pris naissance dans le sang de sa victime. Il ne pouvait supporter son regard, sa voix, son toucher. Et pourtant il se voyait forcé, par sa condition désespérée et son unique chance d'échapper au gibet, de l'avoir à ses côtés et de reconnaître qu'il ne pouvait sans lui songer à se soustraire à la mort.

Il se promena donc de long en large, sans repos, tout le jour, roulant ces pensées dans son esprit, et Hugh était encore étendu, sans le savoir, sous le hangar. À la fin, au moment où le soleil allait se coucher, Barnabé revint, amenant l'aveugle et causant avec lui d'un air animé tout le long du chemin.

L'assassin s'avança à leur rencontre, et ordonnant à son fils d'aller parler à Hugh qui venait de se dresser sur ses pieds, il le remplaça près de l'aveugle, et le suivit à pas lents du côté du hangar.

«Pourquoi l'avoir envoyé, lui? dit Stagg. Ne saviez-vous pas que c'était le moyen de le perdre, sitôt qu'on l'aurait reconnu?

— Ne vouliez-vous pas que j'y allasse moi-même? répliqua l'autre.

— Hem! peut-être que non. J'étais devant la prison mardi soir; mais, dans la foule, je vous ai manqué. On a fait hier soir de fameuse besogne… oh! mais de la jolie besogne!… une besogne profitable, ajouta-t-il en faisant sonner l'argent dans son gousset.

— Avez-vous…

— Vu votre bonne dame?… Certainement.

— Eh bien! n'avez-vous rien à me dire de plus?

— Oh! je vais vous dire tout, reprit l'aveugle en éclatant de rire. Pardon, mais j'aime à vous voir si impatient: c'est signe d'énergie.

— Consent-elle à dire le mot qui peut me sauver?

— Non, répondit l'aveugle d'un ton décidé, en tournant vers lui son visage. Non; voici ce que c'est: elle a été à deux doigts de la mort, depuis qu'elle a perdu son cher fils… elle est restée privée de sentiment, enfin, je ne sais pas quoi. Je l'ai été chercher dans un hôpital, et me suis présenté (sauf votre permission) au chevet de son lit. Notre conversation n'a pas été longue; elle était trop faible, et puis il y avait là tant de monde auprès de nous, que je n'étais pas à mon aise. Mais je lui ai dit tout ce dont j'étais convenu avec vous; je lui ai fait toucher au doigt, et dans les termes les plus forts, la situation du jeune gentleman. Elle a voulu m'attendrir; mais, comme je lui ai dit, c'était peine perdue. Alors elle s'est mise à pleurer et à gémir, bien entendu: c'est toujours comme ça avec les femmes Puis, ne voilà-t-il pas que tout d'un coup elle a retrouvé sa force et sa voix pour me dire qu'elle se mettait, elle et son fils, sous la garde de Dieu; que c'était à lui qu'elle en voulait appeler contre nous… et elle le fit, ma foi! dans un langage tout à fait gentil, je vous assure. Je lui conseillai, en ami, de ne pas trop compter sur une assistance aussi éloignée; je lui recommandai d'y songer à deux fois; je lui laissai mon adresse, en lui disant que j'étais sûr qu'elle enverrait chez moi le lendemain avant midi, et je la quittai pâmée ou faisant semblant de l'être.»

Après ce beau récit, qu'il interrompit de temps à autre pour casser et croquer à son aise quelques noix, dont il paraissait avoir sa poche pleine, l'aveugle tira d'une autre poche un flacon dont il commença par boire une gorgée, et qu'il offrit ensuite à son compagnon.

«Vous n'en voulez pas, n'est-ce pas? dit-il en sentant que l'autre repoussait le flacon. Comme il vous plaira. Le brave gentleman qui loge là à côté de vous ne me refusera peut-être pas, lui. Eh, sacripant!

— Au nom du diable! dit l'assassin en le retenant par la basque; ne me direz-vous pas ce qu'il faut que je fasse?

— Ce que vous fassiez! Il n'y a rien de plus aisé: une petite course de deux heures, pas plus, au clair de la lune, avec le jeune gentleman, qui ne demande pas mieux; je l'ai catéchisé en chemin, et éloignez-vous de Londres tant que vous pourrez. Vous me ferez savoir où vous êtes, et je me charge du reste. Il faudra bien qu'elle revienne: elle ne peut pas résister longtemps; et en attendant, quant aux chances de vous voir rattraper, songez que ce n'est pas un prisonnier seulement qui s'est échappé de Newgate, il y en a trois cents. Cela ne doit-il pas vous rassurer?

— Mais enfin, il faut que nous vivions. Comment cela?

— Comment! répliqua l'aveugle; en buvant et en mangeant. Et comment boire et manger? Il faut payer. C'est donc de l'argent qu'il faut, cria-t-il en tapant sur son gousset; c'est de l'argent que vous voulez dire, n'est-ce pas? Bah! les rues en étaient pavées. Ce serait diablement dommage que ça fût déjà fini, car c'est un bien joli moment: un moment d'or, comme on n'en voit guère, pour pêcher en eau trouble dans tout ce remue-ménage. Eh! holà! Veux-tu boire, sacripant? Voyons, bois. Où est-tu donc? eh!»

En proférant ces vociférations d'un ton tapageur qui montrait sa parfaite confiance dans le désordre général et, la licence des temps, il alla à tâtons vers le hangar, où Hugh et Barnabé étaient assis par terre.

«Prends-moi ça, cria-t-il en passant à Hugh son flacon. Il ne coule plus maintenant que du vin et de l'or dans les ruisseaux de Londres. Les pompes mêmes ne versent plus que de l'eau-de-vie et des guinées. Prends-moi ça, et ne l'épargne pas.»

Épuisé, sale, la barbe longue, barbouillé de fumée et de suie, les cheveux emmêlés par le sang, la voix presque éteinte, et ne parlant que par chuchotements; la peau desséchée par la fièvre, tout le corps en capilotade, couvert de plaies et de meurtrissures, Hugh eut pourtant encore la force de prendre le flacon et de le porter à ses lèvres. Il était en train de boire, quand le devant du hangar fut tout à coup obscurci par une ombre: c'était Dennis qui venait là se planter devant eux.

«Je ne vous dérange pas? dit ce personnage d'un ton railleur, au moment où Hugh cessait de boire, pour le toiser d'un air peu agréable des pieds à la tête. Je ne vous dérange pas, camarade? Tiens, Barnabé ici avec vous? Comment ça va-t-il, Barnabé? Et ces deux autres messieurs aussi? votre serviteur très humble, messieurs. Je ne vous dérange pas non plus, j'espère? n'est-ce pas, camarades?»

Malgré le ton amical et l'air confiant dont il leur tenait ce langage, on voyait qu'il éprouvait quelque hésitation à entrer, et qu'il restait volontiers dehors, il était un peu mieux mis que de coutume: c'était toujours le même habillement noir usé jusqu'à la corde; mais il avait autour du col une cravate d'assez mauvaise mine, d'un blanc jaune, et à ses mains des gants de peau, comme les jardiniers en portent dans l'exercice de leur état. Ses souliers étaient tout frais graissés, et décorés d'une paire de boucles d'acier rouillé; les rosettes des genoux de sa culotte courte avaient été renouvelées, et, à défaut de boutons, il avait ses vêtements attachés avec des épingles. En somme, il avait l'air d'un recors ou d'un aide de garde du commerce, terriblement fané, mais encore jaloux de conserver les apparences de son rôle officiel, et faisant bonne mine à mauvais jeu.

«Vous êtes joliment bien ici, dit M. Dennis, tirant de sa poche un mouchoir moisi qui ressemblait plutôt à un licou en décomposition, et s'en frottant le front de toutes ses forces.

— Pas assez bien, pourtant, pour vous empêcher de nous trouver, à ce qu'il parait, répondit Hugh de mauvaise humeur.

— Écoutez donc, je vais vous dire, camarade, reprit Dennis avec un sourire amical; quand vous voudrez que je ne sache pas de quel côté vous êtes à chevaucher, vous ferez bien de ne pas attacher de pareils grelots au cou de votre cheval. Ah! je les ai assez entendus la nuit dernière pour ne pas les oublier; il me semble que je les ai encore dans l'oreille; voilà la vérité. Mais, voyons! comment ça va-t-il, camarade?

Pendant ce temps-là il s'était approché, et il s'était même risqué à s'asseoir à côté de lui.

«Comment je vais? répondit Hugh. Dites-moi d'abord ce que vous avez fait hier. Où donc êtes-vous allé quand vous m'avez quitté dans la prison? Pourquoi m'avez-vous quitté? Et qu'est-ce que vous aviez à rouler vos yeux comme vous faisiez, et à me montrer le poing, hein?

— Moi, montrer le poing… à vous, camarade! dit Dennis, arrêtant doucement la main que Hugh venait de lever d'un air menaçant.

— Alors c'était votre bâton: c'est toujours la même chose.

— Que le bon Dieu vous bénisse! camarade; je n'avais rien du tout. Vous me connaissez bien mal. Je ne serais vraiment pas étonné maintenant, ajouta-t-il du ton découragé d'un homme qui se sent calomnié, que vous vous fussiez mis dans la tête, parce que je vous demandais de me laisser ces drôles-là en prison, que j'allais déserter le drapeau.

— Eh bien, oui! je me l'étais mis dans l'idée, répondit Hugh en jurant.

— Quand je vous disais! répliqua M. Dennis tristement. En vérité, il y a de quoi dégoûter de la confiance. Déserter le drapeau, moi, Ned, Dennis, comme m'a baptisé feu mon père… Est-ce à vous, cette hache-là, camarade?

— Oui, c'est à moi, dit Hugh du même ton de mauvaise humeur. Vous l'auriez bien sentie, si vous vous étiez seulement trouvé sur son chemin cette nuit. Posez-la par terre.

— Je l'aurais sentie! dit M. Dennis sans la lâcher, et examinant d'un air distrait si elle avait bien le fil. Je l'aurais sentie! Et moi qui, pendant ce temps-là, travaillais de mon mieux! Voilà bien le monde! Vous n'auriez seulement pas le coeur de me demander si je ne boirais pas bien un coup au goulot de cette bouteille, hein?»

Hugh la lui passa. Comme l'autre l'approchait de ses lèvres, Barnabé fit un bond et, lui recommandant de se taire, regarda dehors d'un air sérieux.

«Qu'est-ce que vous avez, Barnabé? dit Dennis, observant Hugh et laissant tomber le flacon, mais non pas la hache, qu'il gardait toujours à la main.

— Chut! répondit tout bas Barnabé. Qu'est-ce que je vois briller là, derrière la haie?

— Ce que c'est? cria le bourreau à tue-tête, en se saisissant de lui et de Hugh, ce ne seraient pas… ce ne seraient pas les soldats, peut-être?»

Au même instant, le hangar se remplit de gens armés, et un détachement de cavalerie arriva, à travers champs, au grand galop.

«Là! dit Dennis, qui était resté libre pendant qu'ils s'étaient saisis de leurs prisonniers; voici, messieurs, les deux jeunes gens que la proclamation a mis à prix. L'autre, là-bas, est un criminel échappé… J'en suis bien fâché, camarade, ajouta-t-il d'un ton résigné, en s'adressant à Hugh, mais c'est votre faute; c'est vous qui m'y avez forcé. Vous n'avez pas voulu respecter les plus fermes principes constitutionnels, vous savez: vous êtes venu violer et ébranler les fondements mêmes de la société. Je ne sais pas ce que je n'aurais pas donné pour que vous ne fissiez pas ça, ma parole d'honneur… Si vous voulez, messieurs, les tenir ferme, je crois que je ne serai pas embarrassé pour les lier plus solidement que vous ne pourriez le faire.»

Cependant, cette opération fut suspendue pour quelques moments par un autre événement. L'aveugle, dont les oreilles étaient plus clairvoyantes que les yeux de bien des gens, avait été alarmé, avant Barnabé, par un bruit de frottement dans les buissons à l'abri desquels les soldats s'étaient avancés. Il avait fait immédiatement bonne retraite, et s'était tapi dans un coin quelques minutes; mais, dans son trouble, s'étant trompé sans doute en sortant de sa cachette, il était maintenant en pleine vue, courant à travers la plaine.

Un officier cria aussitôt qu'il le reconnaissait pour avoir aidé la nuit précédente à piller une maison. On lui ordonna à haute voix de se rendre. Il n'en courut que plus fort; encore quelques secondes, et il était trop loin pour qu'un coup de feu pût l'atteindre. L'ordre donné, les soldats tirèrent.

Il y eut un moment de profond silence, chacun retenant son haleine. Tous les yeux étaient fixés sur lui. On l'avait vu tressaillir au moment de la décharge, comme s'il avait eu seulement peur du bruit. Mais il ne s'était pas arrêté: il n'avait seulement point ralenti son pas; au contraire, il avait continué sa course encore une quarantaine de mètres plus loin. Mais là, sans tournoyer, sans chanceler, sans aucun signe de faiblesse ou de frémissement dans ses membres, il tomba comme un plomb.

Quelques soldats coururent à l'endroit où il était étendu. Le bourreau les accompagnait. Tout cela s'était passé si vivement, que la fumée n'était pas tout à fait dissipée et serpentait encore dans l'air en un léger nuage, qu'on aurait pu prendre pour l'esprit que venait de rendre le défunt et qui désertait son corps d'un air solennel. Il n'y avait que quelques gouttes de sang sur l'herbe; un peu plus de l'autre côté, quand on l'eût retourné… Voilà tout.

«Venez voir un peu! venez voir un peu! dit le bourreau se baissant, un genou en terre, à côté du corps, et regardant d'un air désolé l'officier avec ses hommes: voilà qui est joli!

— Ôtez-vous de là, répliqua l'officier. Sergent, voyez ce qu'il avait sur lui.»

Le sergent retourna les poches de l'aveugle, les vida sur l'herbe, et trouva, sans compter quelques pièces de monnaie étrangère et deux bagues, quarante-cinq guinées en or. On les emporta enveloppées dans un mouchoir, laissant là, pour le moment, le cadavre, avec le sergent et six soldats chargés de le transporter au poste le plus voisin.

«À présent, si vous voulez partir, dit le sergent en donnant une tape sur l'épaule de Dennis et en lui montrant l'officier qui retournait vers le hangar.»

À quoi M. Dennis répondit seulement: «Je vous défends de me parler. Et en même temps il répéta ce qu'il avait déjà dit, en terminant encore par: «Voilà qui est joli!

— Il me semble que c'était un homme qui ne vous intéressait pas beaucoup? remarqua le sergent froidement.

— Et qui donc intéresserait-il, répliqua M. Dennis en se relevant, si ce n'est pas moi?

— Oh! je ne savais pas que vous aviez le coeur si tendre, dit le sergent: voilà tout.

— Le coeur si tendre! répéta Dennis; le coeur si tendre! Regardez-moi cet homme-là! Trouvez-vous ça constitutionnel? Voyez- vous comme on l'a percé d'une balle de part en part, au lieu de l'exécuter comme un bon Anglais? Le diable m'emporte si je sais maintenant de quel côté me retourner. Votre parti ne vaut pas mieux que l'autre. Que va devenir le pays, si le pouvoir militaire se permet de se substituer comme ça aux autorités civiles? Qu'avez-vous fait des droits du citoyen, de cette pauvre créature, notre semblable, en le privant du privilège de m'avoir, moi, pour l'assister à ses derniers moments? Est-ce que je n'étais pas là? Je ne demandais pas mieux que de le servir. J'étais tout prêt. Nous voilà bien lotis, camarade, si nous faisons crier comme ça les morts contre nous, et que nous allions nous coucher tranquillement par là-dessus: c'est du propre!»

Peut-être trouva-t-il dans son chagrin quelque consolation à garrotter les autres prisonniers; il faut l'espérer pour lui. Dans tous les cas, la sommation qu'on lui fit de se mettre à la besogne parut le distraire, pour le moment, de ses pénibles réflexions, en donnant à ses pensées une occupation qui les flattait davantage.

On ne les emmena pas tous trois ensemble: on en fit deux escouades. Barnabé et son père allèrent d'un côté, au centre d'un peloton d'infanterie, et Hugh, bien attaché sur un cheval, suivit un autre chemin, avec une bonne escorte de cavaliers.

Ils n'eurent pas occasion d'avoir ensemble la moindre communication pendant le court intervalle qui précéda leur départ, parce qu'on eut soin de les tenir rigoureusement séparés. Hugh s'aperçut seulement que Barnabé marchait la tête basse au milieu de ses gardes, et qu'en passant devant lui il souleva doucement, en signe d'adieu, sa main chargée de chaînes, sans lever les yeux. Quant à lui, il ne perdait pas courage, tout le long du chemin, persuadé que la populace viendrait forcer sa prison, où qu'il fût, pour le mettre en liberté. Mais quand ils furent entrés dans Londres, et particulièrement dans Fleet-Street, naguère le quartier général de l'émeute, et qu'il y vit les soldats occupés à poursuivre jusqu'à la dernière trace du rassemblement, il vit qu'il fallait renoncer à cette espérance, et reconnut qu'il marchait à la mort.

CHAPITRE XXVIII.

M. Dennis avait dépêché ce petit bout d'affaire sans aucun désagrément personnel; retiré maintenant dans la sécurité respectable de la vie privée, il eut envie d'aller se donner une heure ou deux de bon temps dans la société des dames. Dans cette aimable intention, il dirigea ses pas vers la maison où Dolly était encore emprisonnée avec Mlle Haredale et où l'on avait aussi transporté miss Miggs, par ordre de M. Simon Tappertit.

En s'en allant le long des rues avec ses gants de peau croisés derrière son dos et le visage animé par la douce gaieté que lui inspiraient ses heureux calculs, M. Dennis pouvait se comparer à un fermier qui rumine ses gains futurs au milieu de ses blés, et qui jouit, par anticipation, des bienfaits abondants de la Providence. De quelque côté qu'il se tournât, il voyait des amas de ruines qui lui promettaient d'amples et riches exécutions. La ville entière semblait comme une plaine où quelque bon génie avait préparé les sillons avec la charrue et semé le grain, fécondé par le temps le plus propice. Il ne lui restait plus qu'à récolter une magnifique moisson.

Tout en prenant les armes et en s'associant aux actes de violence qui s'étaient commis, dans le grand et simple but de conserver à Old-Bailey toute sa pureté, et à la potence toute son utilité première, comme aussi toute sa grandeur morale, ce serait peut- être aller trop loin d'affirmer que M. Dennis eût envisagé et deviné d'avance d'aussi heureux résultats. Il avait plutôt considéré la chose comme une de ces belles combinaisons du sort dont la loi impénétrable est de tourner au profit et à l'avantage des honnêtes gens comme lui. Il se sentait personnellement privilégié dans cette maturité prospère de la moisson promise au gibet, et jamais il ne s'était autant félicité d'être le favori, l'enfant gâté de la Destinée; jamais de la vie il n'avait tant aimé cette belle dame, ni montré autant de calme et de vertueuse confiance.

Car de supposer que lui, on pût aussi l'arrêter comme perturbateur, et le punir avec les autres, c'est une idée que M. Dennis rejetait bien loin de lui, comme une pure chimère. Il se disait que la ligne de conduite qu'il avait adoptée dans Newgate, et le service qu'il avait rendu ce jour-là, protesteraient assez haut contre tous les témoignages qui pourraient établir son identité comme complice de l'émeute. Si par hasard quelqu'un de ceux qui feraient des révélations, se sentant en danger, venait à déposer de sa complicité, cela ne ferait rien du tout; et, quand on découvrirait, au pis aller, quelque petite indiscrétion par lui commise, l'utilité plus grande que jamais de sa profession et les commandes considérables qui allaient se présenter en foule pour l'exercice de ses fonctions, ne manqueraient pas de faire qu'on mettrait de l'indulgence à passer là-dessus. En un mot, il avait joué son jeu d'un bout à l'autre avec beaucoup d'habileté; il avait viré de bord au bon moment; il avait livré deux des insurgés les plus notables et encore un criminel distingué, par-dessus le marché: il était donc bien tranquille, sauf pourtant (car il y avait une petite réserve à faire, qui empêchait même M. Denis de jouir d'un bonheur parfait)… sauf pourtant une circonstance: c'était la détention de Dolly et de miss Haredale dans une maison presque attenante à la sienne. C'était là la pierre d'achoppement: car, si on venait à les découvrir et à les reprendre, elles pouvaient, en portant contre lui témoignage, le mettre dans une situation où il y avait de grands risques à courir. D'un autre côté, les mettre en liberté, après leur avoir arraché auparavant le serment de garder le secret sans rien dire, il n'y avait pas à y penser. La considération du danger qu'il devinait de ce côté avait peut-être bien remplacé dans ce moment, chez le bourreau, son goût général pour le conversation des dames, lorsque, hâtant sa course, il se dépêchait d'aller goûter les charmes de leur société, donnant de bon coeur à tous les diables les amoureuses ardeurs de Hugh et de M. Tappertit, à chaque pas qu'il faisait.

Quand il entra dans le misérable réduit où on les tenait enfermées, Dolly et miss Haredale se retirèrent en silence dans le coin le plus reculé. Mais Mlle Miggs, qui était très prude à l'endroit de sa réputation, tomba aussitôt à genoux et se mit à pousser des cris de mélusine: «Qu'est-ce que je vais devenir?… où est mon Simmuns? Ayez pitié, mon bon gentleman, de la faiblesse de mon sexe;» et d'autres lamentations non moins pathétiques, qu'elle lançait avec une pudeur et un décorum très propres à lui faire honneur.

«Mademoiselle, mademoiselle, lui insinua Dennis à l'oreille, en lui faisant un signe de son index, venez ici, je ne veux pas vous faire de mal. Venez ici, mon agneau, voulez-vous?»

En entendant cette tendre épithète, Mlle Miggs, qui avait suspendu ses cris pour mieux l'écouter quand il avait ouvert la bouche, recommença à crier de plus belle: «Oh! mon agneau! Il m'appelle son agneau! Oh! faut-il que je sois malheureuse de n'être pas venue au monde vieille et laide! Pourquoi le ciel a-t-il fait de moi la plus jeune de six enfants, tous défunts et maintenant dans leurs tombes bénies, excepté ma soeur mariée, qui est établie dans la Cour du Lion d'or, numéro vingt-six, le second cordon de sonnette à…

— Ne vous ai-je pas dit que je ne veux pas vous faire de mal? dit Dennis en lui montrant une chaise pour la faire asseoir. Alors, mademoiselle, qu'est-ce qu'il y a?

— Demandez-moi plutôt ce qu'il n'y a pas, cria Miggs en se serrant les mains dans l'agonie de la douleur. Il y a tout, quoi.

— Mais quand je vous dis au contraire qu'il n'y a rien, reprit le bourreau. Voyons! commencez par ne plus faire tout ce tapage et par venir vous asseoir ici. Voulez-vous, mon petit poulet?»

Le ton caressant dont il disait ces dernières paroles aurait peut- être manqué son but, s'il ne l'avait pas accompagné de plusieurs mouvements saccadés de son pouce par-dessus son épaule, et de divers autres signes d'intelligence, comme de cligner l'oeil et de soulever sa joue avec sa langue, pour faire comprendre à la demoiselle, comme elle n'y manqua pas, qu'il désirait l'entretenir à part au sujet de miss Haredale et de Dolly. Comme Miggs avait une curiosité admirable et une jalousie très active, elle se releva, et, tout en frissonnant, en tremblant, en imprimant un mouvement musculaire des plus prononcés à tous les petits os de sa gorge, elle finit par approcher un peu de lui.

«Asseyez-vous,» dit le bourreau.

Joignant le geste à la parole, il la jeta, un peu brusquement et sans préparation, sur la chaise, et, pour la rassurer par un petit trait de jovialité innocente, comme il en faut pour plaire au sexe et pour le fasciner, il fit de son index une espèce de poinçon ou de vilebrequin dont il fit semblant de vouloir lui percer le flanc: sur quoi Mlle Miggs poussa encore de nouveaux cris et montra quelque envie de tomber en pâmoison.

«Mon cher coeur, lui murmura Dennis à l'oreille en approchant sa chaise près de la sienne, quand est-ce que votre jeune homme est venu ici la dernière fois, hein?

— Mon jeune homme, bon gentleman! répondit Miggs avec un charmant embarras.

— Oui, Simmuns, vous savez… lui, quoi!

— Oh oui! il est bien à moi, cria Miggs avec des éclats de douleur amère…» Et en même temps elle lançait un regard jaloux à Dolly. «À moi, vous avez raison, bon gentleman.»

C'était juste ce que M. Dennis voulait et espérait.

«Ah!» dit-il, regardant si tendrement, pour ne pas dire si amoureusement, Mlle Miggs, qu'elle était assise, comme elle en fit depuis l'observation, sur des épines plus piquantes que toutes les aiguilles et les épingles de Whitechapel, se méfiant des intentions que laissait naturellement supposer cette expression inquiétante de ses traits; voilà justement ce que je craignais, j'en étais sûre. Aussi c'est sa faute à elle. Pourquoi est-elle toujours à les attirer par ses coquetteries?

«Ce n'est pas moi, criait Miggs, croisant les mains et regardant en face d'elle dans le vide des airs avec une espèce de componction dévote, ce n'est pas moi qui voudrais me jeter à leur tête comme elle fait; ce n'est pas moi qui aurais cette effronterie; ce n'est pas moi qui voudrais avoir l'air de dire à toutes les créatures mâles de l'autre sexe: Venez n'embrasser … (Et ici elle eut une chair de poule qui lui fit trembler tous les membres). Non, non, quand on m'offrirait tous les royaumes de la terre. Des mondes, ajouta-t-elle d'un ton solennel, des milliers de mondes n'y réussiraient pas; non, quand je serais une Vénus.

— Mais vous en êtes une Vénus, vous le savez bien, lui dit
M. Dennis d'un air confidentiel.

— Non, je n'en suis pas une, bon gentleman, répondit Miggs en branlant la tête d'un air révolté, qui semblait proclamer qu'elle savait bien qu'il ne tenait qu'à elle d'en être une, mais qu'elle en serait bien fâchée. Non, je n'en suis pas une, bon gentleman, ne me calomniez pas.»

Jusque-là elle s'était retournée de temps en temps du coté où s'étaient retirées Dolly et Mlle Haredale, et alors elle poussait un cri ou un gémissement, ou bien elle mettait la main sur son coeur, en tremblant de tous ses membres, afin de garder les apparences et de faire croire à ses compagnes que, si elle s'entretenait avec leur visiteur, c'était forcée, contrainte, et qu'elle ne se résignait à ce sacrifice personnel que dans leur intérêt commun. Mais en ce moment M. Dennis eut l'air si expressif et lui fit une grimace si singulièrement significative pour qu'elle vint encore plus près de lui, qu'elle renonça à ces petits artifices pour lui donner sans partage sa pleine et entière attention.

«Je vous demandais quand Simmuns est venu ici, lui dit Dennis à l'oreille.

— Pas depuis hier matin, et encore il n'est resté que quelques minutes; il n'était pas venu du tout la veille.

— Vous savez que tout ce qu'il a fait c'était uniquement pour enlever celle-là, dit Dennis en indiquant Dolly du doigt, le plus légèrement qu'il put, et pour vous repasser à un autre?»

Mlle Miggs, qui était tombée dans un état du désespoir intolérable en entendant la première partie de la phrase, revint un peu à elle en entendant la fin, et, par la vivacité soudaine avec laquelle, elle réprima ses larmes, elle eut l'air de déclarer que cet arrangement ne la contrarierait pas autrement, et que c'était peut-être une chose à voir.

«Mais malheureusement, poursuivit Dennis, qui pénétra ses sentiments, malheureusement cet autre est aussi amoureux d'elle, et, quand cela ne serait pas, cet autre est arrêté comme perturbateur, et il ne faut plus penser à lui.»

Mlle Miggs retomba dans son désespoir.

«À présent, continua Dennis, il faut que je fasse évacuer la maison pour vous donner satisfaction. Qu'en dites-vous? ne ferais- je pas bien de la renvoyer d'ici pour qu'elle ne vous embarrasse plus, hein?»

Mlle Miggs, se ranimant, répondit, avec beaucoup de suspensions et d'interruptions causées par son trouble excessif, que c'étaient les tentations qui avaient été la perte de Simmuns; qu'il n'y avait pas de sa faute; que c'était cette Dolly qui avait tout fait; que les hommes ne savaient pas démêler, comme les femmes, ces artifices odieux, et que c'est pour cela qu'ils se laissaient attraper et mettre en cage comme Simmuns; qu'elle ne disait pas ça par un sentiment de rancune personnelle; bien loin de là, elle ne voulait que du bien à tout le monde; mais, comme elle savait bien que Simmuns, une fois uni à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse (elle ne voulait rien dire d'offensant pour personne, ce n'était pas dans son caractère), à quelque gaupe hypocrite et fallacieuse, ne pouvait manquer d'être misérable et malheureux pour le restant de ses jours, elle ne pouvait s'empêcher d'avoir des préventions.

«Ça, c'est vrai, ajouta-t-elle, je ne demande pas mieux que de le confesser.» Mais comme ce n'était, au bout du compte, que son opinion particulière, et qu'on pourrait croire que c'était par esprit de vengeance, elle s'excusait auprès du gentleman de ne pas vouloir en dire plus long. Il aurait beau dire: résolue à accomplir son devoir envers le genre humain, même envers les gens qui avaient toujours été ses plus cruels ennemis, elle ne voulait pas seulement l'écouter.

Là-dessus elle se boucha les oreilles, et remua la tête de droite à gauche, pour faire savoir à M. Dennis qu'il pouvait s'époumoner à lui parler, si cela lui faisait plaisir, mais qu'à partir de ce moment elle était sourde comme un pot.

«Voyons, ma canne à sucre, dit M. Dennis, si vos vues concordent avec les miennes, vous n'avez qu'à vous tenir coite et vous éclipser au bon moment, et demain j'aurai fait maison nette pour nous délivrer de tout ce tracas… Un moment pourtant, voilà l'autre.

— Quel autre, monsieur? demanda Miggs, toujours les doigts dans ses oreilles, et secouant la tête avec un refus obstiné de l'entendre.

— Mais le grand, là-bas» dit Dennis, en se caressant le menton; et il ajouta à mi-voix, comme s'il se parlait à lui même, quelque chose comme qui dirait qu'il ne fallait pas contrarier maître Gashford.

Mlle Miggs répliqua (toujours sourde comme un pot) que, si Mlle Haredale le gênait, il pouvait se mettre l'esprit en repos de ce côté; que, d'après ce qui s'était passé la dernière fois entre Hugh et M. Tappertit, elle croyait savoir qu'on devait la transporter seule le lendemain soir, non pas chez eux, mais chez quelque autre.

M. Dennis ouvrit de grands yeux à cette nouvelle, siffla, réfléchit, et finalement se frappa le front et remua la tête, tout cela à la fois, comme s'il venait d'attraper le fil de cette translation mystérieuse et qu'il eût arrêté son plan. Puis il fit part de ses vues sur Dolly à Mlle Miggs, qui redevint immédiatement plus sourde que jamais, sans en démordre, jusqu'à la fin.

Voici quel était ce plan remarquable: M. Dennis allait sur-le- champ s'occuper de trouver dans les insurgés quelque gaillard jeune et entreprenant (il en avait, dit-il, déjà un en vue), qui, effrayé des menaces qu'il pourrait lui faire, et alarmé par la prise de tant d'autres qui ne valaient ni mieux ni pis que lui, saisirait avec empressement une occasion de pouvoir partir à l'étranger pour y sauver sûrement son butin, quand on y mettrait pour condition de l'embarrasser de la compagnie de quelque personne qu'il faudrait emmener de force; que, bien entendu, cette personne qu'il faudrait emmener de force étant une jolie fille, ce serait pour lui un attrait et une tentation de plus. Une fois le ravisseur trouvé, Dennis se proposait de l'amener là le soir même, quand le Grand n'y serait plus, et que Mlle Miggs se serait retirée tout exprès; qu'alors on vous bâillonnerait Dolly, qu'on l'entortillerait bien dans un manteau, et qu'on l'emporterait dans quelque voiture qui l'attendrait pour l'emmener sur le bord de la rivière; qu'il y avait là toute sorte de facilités pour la faire transporter en contrebande dans quelque petite embarcation, gentiment et sans qu'on fit de questions. Quant aux frais de cet enlèvement, il croyait bien, à vue de nez, qu'il ne faudrait pas, pour les couvrir, plus de deux ou trois théières ou cafetières d'argent, avec un petit pourboire supplémentaire, comme un plat à muffins ou un porte-rôtie; que, comme les émeutiers avaient enterré diverses pièces d'argenterie dans différents endroits de Londres, et, en particulier, à sa connaissance, dans Saint-James Square, qui était facile d'accès, peu fréquenté à la tombée de la nuit, et qui avait au milieu de la place une pièce d'eau bien commode, les fonds nécessaires étaient faciles à se procurer, et qu'on pourrait en disposer au premier moment, quand on en aurait besoin. Le ravisseur, d'ailleurs, ne serait tenu qu'à une chose, à l'emmener et à la garder au loin. On laisserait entièrement à sa discrétion le soin d'arranger et de régler tout le reste.

Si Mlle Miggs n'avait pas été sourde, point de doute qu'elle n'eût été grandement choquée par l'indélicatesse d'une pareille proposition. Une jeune femme s'en aller avec un étranger, la nuit! car la moralité de Miggs, nous l'avons déjà dit, était des plus chatouilleuses et se serait révoltée sur-le-champ. Mais, comme elle le dit elle-même à M. Dennis, quand il eut fini de parler, il avait perdu son temps; elle n'avait rien entendu. Tout ce qu'elle pouvait dire (toujours ses doigts dans les oreilles), c'est qu'il n'y avait qu'une sévère leçon pratique qui pût sauver la fille du serrurier de son entière ruine, et qu'elle se croyait moralement obligée, ne fût-ce que pour remplir un devoir sacré envers la famille, de souhaiter que quelqu'un voulût bien se donner la peine d'entreprendre de la réformer. Mlle Miggs remarqua, et avec beaucoup de sens, comme une idée fortuite qui venait de lui passer par la tête, qu'elle ne craignait pas de dire que le serrurier et sa femme feraient bien entendre quelques murmures et quelques regrets, s'ils venaient, par un enlèvement ou autrement, à perdre leur enfant; mais qu'il était bien rare que nous pussions savoir nous-mêmes ce qu'il nous faut dans ce monde, notre nature étant trop peccative et trop imparfaite pour que la plupart d'entre nous en vinssent à bien comprendre leurs véritables intérêts.

Après cette conclusion satisfaisante de leur entretien, ils se séparèrent: Dennis, pour aviser à l'exécution de ses desseins, et faire une petite promenade dans sa ferme; Mlle Miggs pour se lancer, quand il l'eut quittée, dans une telle explosion d'angoisse morale (qu'elle attribua, dans son récit à ces dames, à certains propos scabreux qu'il avait eu l'audace et la présomption de lui tenir), que le petit coeur de la triste Dolly en fut tout attendri. Aussi, la pauvrette en dit tant, en fit tant pour apaiser la sensibilité outragée de Mlle Miggs, et, pendant tout ce temps-là, elle paraissait si jolie, que si sa jeune chambrière n'avait pas eu, pour se consoler de son dépit furieux, la connaissance du complot qui se brassait contre elle, elle lui aurait sauté aux yeux à l'instant pour lui égratigner la figure.

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