Barnabé Rudge, Tome II
CHAPITRE XXIX.
Toute la journée du lendemain, Emma Haredale, Dolly et Miggs restèrent claquemurées ensemble dans cette prison où elles avaient déjà passé tant de jours, sans voir personne, sans entendre d'autre voix que les murmures d'une conversation chuchotée dans une chambre voisine entre les hommes chargés de les surveiller. Il paraissait y en avoir un plus grand nombre depuis quelque temps, et on n'entendait plus du tout les voix de femmes qu'elles avaient pu clairement distinguer d'abord. Il semblait aussi qu'il régnât parmi eux un peu plus d'agitation, car ils étaient toujours à entrer et à sortir avec mystère, et ne faisaient que questionner les nouveaux arrivants. Ils avaient commencé par ne point se gêner le moins du monde dans leur conduite: ce n'était que tapage, querelles entre eux, batailles, danses et chansons. À présent, ils étaient réservés et silencieux, ne causaient plus qu'à demi-voix, entraient ou sortaient sur la pointe du pied, au lieu de ces pas bruyants et de ces démarches fanfaronnes dont le fracas annonçait leur arrivée ou leur départ à leurs captives tremblantes.
Ce changement venait-il de ce qu'il y avait maintenant quelque personne d'autorité parmi eux, dont la présence leur imposait, ou bien fallait-il l'attribuer à d'autres causes? elles n'en pouvaient rien savoir. Quelquefois elles s'imaginaient qu'il fallait en imputer la raison à ce qu'il y avait dans cette chambre un malade, parce que la nuit précédente on avait entendu un piétinement de gens qui paraissaient apporter un fardeau, et, après cela, un bruit semblable à un gémissement. Mais elles n'avaient aucun moyen de s'en assurer; les moindres questions, les moindres prières de leur part ne leur attiraient qu'un orage de jurements, ou d'insultes pires encore; et elles ne demandaient qu'une chose, c'était qu'on les laissât tranquilles, sans avoir à subir de menaces ou de compliments; trop heureuses de cet isolement pour risquer de compromettre la paix qu'elles y trouvaient par quelque communication aventureuse avec ceux qui les tenaient en captivité.
Il était bien évident, pour Emma et même pour la pauvre petite fille du serrurier, que c'était elle, Dolly, qui était le grand objet de convoitise de ces brigands; et qu'aussitôt qu'ils auraient le loisir de s'occuper de soins plus tendres, Hugh et M. Tappertit ne manqueraient pas d'en venir aux coups pour elle, auquel cas il n'était pas difficile de prévoir à qui tomberait cette jolie prise. En proie à son ancienne horreur pour ce misérable, ravivée maintenant par le danger et devenue un sentiment indicible d'aversion et d'épouvantable dégoût; en proie à mille souvenirs, à mille regrets, à mille sujets d'angoisse, d'anxiété, de crainte, qui ne lui laissaient aucun repos, la pauvre Dolly Varden… la suave, la florissante, la folâtre Dolly, commençait à pencher la tête, à se faner et se flétrir comme une belle fleur. Les roses s'éteignaient sur ses joues, son courage l'abandonnait, son triste coeur était en défaillance. Adieu tous ses caprices provocants, ses goûts de conquête et d'inconstance, toutes ses petites vanités séduisantes: il n'en restait plus rien. Elle demeurait blottie tout le long du jour contre le sein d'Emma Haredale; tantôt appelant son cher père, son vieux père en cheveux gris, tantôt sa mère; tantôt soupirant même après son logis, si précieux à sa mémoire; elle dépérissait lentement, comme un pauvre oiseau dans sa cage.
Coeurs légers, coeurs légers, qui vous laissez doucement entraîner au courant paisible de la vie, étincelant et flottant gaiement sur ses eaux aux rayons du soleil… duvet de la pêche, fleur des fleurs, vapeur purpurine du jour d'été, âme de l'insecte ailé qui ne vit qu'un jour… ah! qu'il faut peu de temps pour vous plonger au fond du torrent, quand il est troublé par l'orage! Le coeur de la pauvre Dolly, cette petite chose si gentille, si insouciante, si mobile, toujours dans le vertige d'une agitation sans fin et sans repos, qui ne connaissait de constance que dans ses regards pénétrants, son sourire gracieux et les éclats de sa joie… le coeur de Dolly allait se briser.
Emma, qui avait connu la douleur, était plus capable de la supporter. Elle n'avait pas grandes consolations à donner; mais elle pouvait toujours calmer et soigner sa compagne. Elle n'y manquait pas, et Dolly ne la quittait pas plus que l'enfant ne quitte sa nourrice. En essayant de lui rendre quelque courage, elle augmentait le sien, et, quoique les nuits fussent bien longues, les jours bien pénibles, et qu'elle ressentit la funeste influence de la veille et de la fatigue, quoiqu'elle eût peut-être une idée plus claire et plus distincte de leur isolement et des périls effrayants qui en étaient la suite, elle ne laissait pas échapper une plainte. Devant les bandits qui les tenaient en leur pouvoir, elle avait à la fois dans sa tenue tant de calme et de dignité; au milieu même de ses terreurs, elle montrait si bien sa conviction secrète qu'ils n'oseraient pas la toucher, qu'il n'y en avait pas un parmi eux qui ne la regardât avec un certain sentiment de crainte: il y en avait même qui la soupçonnaient de porter sur elle quelque arme cachée, toute prête à en faire usage.
Telle était leur condition lorsque Mlle Miggs vint les rejoindre, leur donnant à entendre qu'elle aussi elle avait été emprisonnée avec elles pour ses charmes, et leur comptant par le menu tant d'exploits de sa résistance héroïque, dont elle avait puisé la force surnaturelle dans sa vertu, qu'elles regardèrent comme un bonheur d'avoir avec elles un pareil champion. Et ce ne fut pas la seule consolation qu'elles tirèrent d'abord de la présence de Miggs et de sa société: car cette jeune demoiselle déploya tant de résignation et de longanimité, tant de patience céleste dans ses peines; enfin tous ses chastes discours respiraient tant de pieuse confiance et de soumission, tant de dévote assurance de voir tout cela finir bien, qu'Emma se sentit encouragée par ce brillant exemple, sans mettre en doute la vérité de tout ce qu'elle disait, et bien persuadée que c'était, comme elles, une victime arrachée à tout ce qu'elle aimait, en proie à toutes les souffrances de l'inquiétude et de la crainte. Quant à la pauvre Dolly, elle fut un peu ranimée d'abord à la vue d'une personne qui lui rappelait la maison paternelle; mais en apprenant dans quelles circonstances elle l'avait quittée, et dans quelles mains était tombé son père, elle se remit à verser des larmes plus amères que jamais, et à refuser toute consolation.
Mlle Miggs se donnait bien du mal à lui faire des remontrances sur ces dispositions d'esprit, à la supplier de prendre exemple sur elle:
«Voyez-moi, disait-elle; voyez comme je recueille à présent, à de gros intérêts, dix fois le montant de mes souscriptions à la petite maison rouge, par la paix de l'âme et la tranquillité de conscience qu'elles me procurent.
Et, pendant qu'elle en était sur ces sujets sérieux, elle crut de son devoir d'essayer la conversion de miss Haredale. Pour son édification, elle se lança dans une polémique assez confuse, dans le cours de laquelle elle se comparait à un missionnaire d'élection, et mademoiselle à un cannibale réprouvé. Enfin, elle revint si souvent là-dessus, elle les conjura tant de fois de prendre exemple sur elle, avec un suave mélange de vanterie et de modestie, en songeant à son mérite indigne et à l'énormité de ses péchés, qu'elle ne tarda pas à les ennuyer plutôt qu'à les consoler dans cet étroit réduit, et les rendit encore plus malheureuses, s'il était possible, qu'elles ne l'avaient été avant sa venue.
Cependant la nuit était arrivée, et, pour la première fois, car leurs geôliers avaient toujours mis beaucoup d'exactitude à leur apporter le soir des lumières et leur nourriture, on les laissa dans l'obscurité. Tout changement d'habitudes, dans leur situation et dans un pareil lieu, leur inspirait naturellement de nouvelles craintes, et, au bout de quelques heures qu'on les eut laissées ainsi dans les ténèbres, Emma ne put réprimer plus longtemps ses inquiétudes.
Elles prêtèrent une oreille attentive. C'étaient toujours les mêmes chuchotements dans la chambre voisine, avec un gémissement de temps en temps, poussé, à ce qu'il semblait, par une personne très souffrante, qui faisait, mais en vain, tout ce qu'elle pouvait pour étouffer ses plaintes. Ces hommes semblaient aussi dans l'obscurité de leur côté, car on ne voyait pas briller la moindre lueur à travers les fentes de la porte: ils ne remuaient pas comme à l'ordinaire, ils avaient l'air de se tenir cois; c'est tout au plus si l'on entendait par hasard rompre le silence par quelque chose comme le craquement d'un buffet qu'on ouvrait.
Dans les commencements, Mlle Miggs s'étonnait grandement en elle- même de ce que ce pouvait être que cette personne malade; mais, après réflexion, elle en vint à penser que c'était sans doute un stratagème qui rentrait dans le plan en exécution, un artifice habile, destiné, selon elle, à un grand succès, pour apporter à miss Haredale quelque consolation: ce devait être un mécréant de papiste qui avait été blessé; et cette heureuse supposition l'encouragea à dire plusieurs fois à mi-voix: «Dieu soit lié! Dieu soit lié!»
«Est-il possible, dit Emma avec quelque indignation, vous qui avez vu ces hommes commettre tous les outrages dont vous nous avez parlé, et qui avez fini par tomber entre leurs mains, que vous veniez louer Dieu de leurs cruautés!
— Les considérations personnelles, mademoiselle, répliqua Miggs, sont moins que rien devant une si noble cause. Dieu soit lié! Dieu soit lié! mes bons messieurs.»
On aurait cru, à entendre la voix perçante de Mlle Miggs, répétant obstinément cet alléluia d'un nouveau genre, qu'elle le criait jusque par le trou de la serrure; mais il faisait trop noir pour qu'on pût la voir.
«S'il doit venir un temps, et Dieu sait que cela peut être d'un moment à l'autre, où ils voudront mettre à exécution les projets, quels qu'ils soient, pour lesquels ils nous ont amenées ici, pouvez-vous encore les encourager comme vous faites, et avoir l'air de prendre leur parti? demanda Emma.
— Si je le puis? certainement oui, grâces en soient rendues à mes bonnes étoiles du bon Dieu, certainement je le puis et je le fais, reprit Miggs avec un redoublement d'énergie… Dieu soit lié! Dieu soit lié! mes bons messieurs.»
Dolly elle-même, tout abattue, tout anéantie qu'elle était, se ranima à ce cri, et ordonna à Miggs de se taire sur-le-champ.
«À qui faites vous l'honneur d'adresser cette observation, miss Varden?» dit Miggs, en appuyant avec une attention marquée sur le pronom interrogatif.
Dolly lui répéta son ordre.
«Oh! bonté divine, cria Miggs en se tenant les côtes à force de rire, bonté divine! Bien sûr que je vais me taire, ô mon Dieu oui! Ne suis-je pas une vile esclave qui n'est bonne qu'à travailler, peiner, se fatiguer, se faire gronder, vilipender, qui n'a seulement pas le temps de se débarbouiller, en un mot le vaisseau du potier, n'est-ce pas, mademoiselle? Ô mon Dieu, oui! ma position est humble, mes capacités bornées, et mon devoir est de m'humilier devant les filles dégénérées, dénaturées, de bonnes et dignes mères, de vraies saintes qui souffrent le martyre à voir toutes les persécutions qu'elles ont à souffrir de leur famille corrompue: mon devoir est peut-être aussi de courber l'échine devant elles, ni plus ni moins que les infidèles devant leurs idoles… n'est-ce pas, mademoiselle? Ô mon Dieu, oui! je ne suis bonne qu'à aider de jeunes coquettes païennes à se brosser, à se peigner, à se transformer en sépulcres blanchis, pour faire croire aux jeunes gens qu'il n'y a pas seulement là-dessous un morceau de ouate pour remplir les vides, ni cosmétiques, ni pommades, ni aucune invention de Satan et des vanités terrestres. N'est-ce pas, mademoiselle? Oh certainement! mon Dieu oui!»
Après avoir débité cette tirade ironique avec une volubilité étonnante, et surtout avec une voix perçante qui étourdissait les oreilles, surtout quand elle lançait comme autant de fusées chaque interjection, Mlle Miggs, par pure habitude, et non pas parce que les larmes pouvaient être justifiées par la circonstance, puisqu'il s'agissait pour elle d'un vrai triomphe, termina en répandant un ruisseau de pleurs et en appelant, du ton le plus pathétique, le nom, le doux nom de Simmuns.
Qu'est-ce que Emma Haredale et Dolly allaient faire, et où se serait arrêtée Mlle Miggs, une fois qu'elle avait arboré franchement son drapeau et qu'elle se disposait à le balancer victorieusement sous leurs yeux étonnés, c'est ce qu'il est impossible de savoir; mais, d'ailleurs, il serait inutile d'approfondir cette question, car il y eut sur le moment même un incident saisissant qui vint interrompre le cours de l'éloquence de Miggs et enlever d'assaut leur attention tout entière.
C'était un violent coup de marteau frappé à la porte de la maison, qu'on entendit immédiatement s'ouvrir brusquement; puis tout de suite une bagarre dans l'autre chambre et un bruit d'armes. Transportée par l'espérance que l'heure de la délivrance était enfin arrivée, Emma et Dolly appelèrent à grands cris au secours, et leurs cris reçurent bientôt une réponse. Au bout d'un moment à peine d'intervalle, un homme, portant d'une main une épée nue et de l'autre au flambeau, se précipita dans la chambre qui leur servait de prison.
Leurs premiers transports furent réprimés par la vue d'un étranger, car elles ne connaissaient pas l'homme qui se présentait alors à leurs yeux; cependant elles s'adressèrent à lui pour le supplier, dans les termes les plus pathétiques, de les rendre à leurs familles.
«Et croyez-vous que je sois ici pour autre chose? répondit-il en fermant la porte, contre laquelle il appuya son dos, comme pour en défendre le passage. Pourquoi donc vous imaginez-vous que je me sois frayé un passage jusqu'à vous à travers tant de dangers et tant d'obstacles, si ce n'est pas pour vous sauver?»
Avec une joie impossible à décrire, elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre, en remerciant le ciel de ce secours inespéré. Leur libérateur s'avança de quelques pas pour mettre le flambeau sur la table; et retournant sur-le-champ prendre sa première position, il ôta son chapeau et les regarda d'un air souriant.
«Vous avez des nouvelles de mon oncle, monsieur? dit Emma, se tournant vivement de ce côté.
— Et de mes père et mère? ajouta Dolly.
— Oui, dit-il, de bonnes nouvelles.
— Ils sont vivants et sains et saufs? crièrent-elles à la fois.
— Vivante et sains et saufs, répéta-t-il.
— Et tout près de nous?
— Je ne puis pas dire cela, répondit-il d'un air doucereux; ils sont, au contraire, bien loin. Les vôtres, ma mignonne, ajouta-t- il en s'adressant à Dolly, ne sont qu'à quelques heures d'ici: vous pourrez leur être rendue, j'espère, cette nuit.
— Mon oncle, monsieur?… balbutia Emma.
— Votre oncle, chère demoiselle Haredale, heureusement… je dis heureusement, parce qu'il s'est tiré mieux qu'un grand nombre de nos coreligionnaires de ce conflit… est en lieu de sûreté… Il a traversé la mer et s'est réfugié sur le continent.
— Dieu soit béni! dit Emma presque défaillante.
— Vous avez bien raison; il y a de quoi le bénir plus que vous ne pouvez l'imaginer peut-être, n'ayant pas eu la douleur de voir une seule de ces nuits de cruels outrages.
— Désire-t-il, dit Emma, que j'aille le rejoindre?
— Comment pouvez-vous le demander? cria l'étranger d'un air de surprise. S'il le désire! Mais vous ne savez donc pas le danger qu'il y aurait pour vous à rester en Angleterre, la difficulté d'échapper, tous les sacrifices que feraient volontiers des milliers de personnes pour en acheter les moyens! sans cela vous ne me feriez pas pareille question. Mais pardon! j'oubliais que vous ne pouviez pas vous douter de tout cela, étant restée ici prisonnière.
— Je m'aperçois, monsieur, dit Emma après un moment de silence, par tout ce que vous venez de me faire entendre sans oser me le dire, que je n'ai vu que la première et la moins violente des scènes de désordre dont nous pouvions être menacés, et que leur furie ne s'est pas encore ralentie.»
Il haussa les épaules, secoua la tête, leva les mains au ciel, et toujours avec le même sourire doucereux, qui n'était pas agréable à voir, abaissa ses yeux à terre et resta silencieux.
«Vous pouvez hardiment, monsieur, reprit Emma, me dire toute la vérité: les maux par lesquels nous venons de passer nous ont préparées à tout entendre.»
Mais ici Dolly s'entremit, pour la prier de ne pas insister pour savoir tout, le mal comme le bien, et supplia le gentleman de ne dire que le bien, et de garder le reste pour le moment où elles seraient réunies avec leurs parents et leurs amis.
«Cela peut se dire en deux mots, répondit-il en lançant à la fille du serrurier un regard de dépit. Le peuple s'est levé comme un homme contre nous. Les rues sont remplies de soldats qui soutiennent l'insurrection et font cause commune avec elle. Nous n'avons aucun secours à attendre d'eux, et point d'autre salut que la fuite. Encore est-ce une pauvre ressource, car on nous épie de tous côtés, et on veut nous retenir ici par la force ou par la fraude. Miss Haredale, il m'est pénible, croyez-le bien, de vous parler de moi, ou de ce que j'ai fait ou de ce que je suis disposé à faire; j'aurais trop l'air de vous vanter mes services. Mais comme j'ai des connaissances puissantes parmi les protestants, et que toute ma fortune est embarquée dans leur navigation et leur commerce, j'ai eu le bonheur de trouver là le moyen de sauver votre oncle. Je puis vous sauver de même, et c'est pour acquitter la promesse sacrée que je lui ai faite de ne pas vous quitter avant de vous avoir remise dans ses bras, que vous me voyez ici. La trahison ou le repentir d'un des hommes qui vous entourent m'a fait découvrir votre retraite, et vous voyez comment je m'y suis frayé un chemin l'épée à la main.
— Vous m'apportez sans doute, dit Emma défaillante, quelque lettre ou quelque gage de la part de mon oncle?
— Non, il n'en a pas, cria Dolly en lui montrant l'étranger avec vivacité. Je suis sûre à présent qu'il n'en a pas. Pour tout au monde n'allez pas avec lui.
— Taisez-vous, petite sotte, taisez-vous, répliqua-t-il en fronçant le sourcil avec colère; non, mademoiselle Haredale, je n'ai ni lettre ni gage d'aucune espèce car, en vous montrant de la sympathie, à vous et à ceux d'entre vous qui vous trouvez victimes d'un malheur si accablant et si peu mérité, je ne me dissimule pas que j'expose ma vie; et je n'avais pas envie, par conséquent, d'apporter sur moi une lettre qui m'aurait valu une mort certaine. Je n'ai pas songé un moment à demander, ni M. Haredale à me proposer le moindre gage de la fidélité de mon message… peut- être aussi n'en a-t-il pas eu l'idée, se fiant à la parole, à la sincérité d'un homme à qui il devait la vie.»
Il y avait dans cette réponse un reproche qui ne pouvait manquer son effet sur un caractère confiant et généreux pomme celui de miss Haredale; mais Dolly, qui n'était pas si candide, n'en fut pas touchée le moins du monde, et continua de la conjurer, dans les termes de l'affection et de rattachement les plus tendres, de ne pas s'y laisser prendre.
«Le temps presse, dit leur visiteur, qui, malgré ses efforts pour leur témoigner le plus vif intérêt, avait jusque dans son langage une certaine froideur qui glaçait l'oreille, et le danger nous menace. Si je m'y suis exposé pour vous en vain, à la bonne heure; seulement promettez-moi, si nous nous retrouvons jamais, de me rendre témoignage. Si vous êtes décidée à rester, comme je le suppose, rappelez-vous, mademoiselle Haredale, que je n'ai pas voulu vous quitter sans vous donner un avertissement solennel, sans me laver les mains de toutes les conséquences dont vous voulez courir les risques.
— Arrêtez, monsieur, cria Emma… encore un moment, je vous prie. Ne pouvez-vous pas, et elle tenait Dolly serrée plus près encore de son coeur, ne pouvez-vous pas nous emmener ensemble?
— C'est déjà une tâche assez difficile, répondit-il, d'emmener une femme en toute sûreté, au milieu des scènes que nous allons rencontrer, sans compter que nous devons éviter d'attirer l'attention de la foule rassemblée dans les rues. Je vous ai dit qu'elle sera rendue cette nuit à ses parents. Si vous acceptez mon offre de services, mademoiselle Haredale, je vais la faire à l'instant placer sous bonne garde pour acquitter ma promesse. Êtes-vous décidée à rester? Il y a, en ce moment, des gens de tout rang et de toute religion qui cherchent à se sauver de la ville, saccagée d'un bout à l'autre. Permettez-moi d'aller voir si je ne puis pas me rendre utile à quelques autres. Partez-vous ou restez- vous?
— Dolly, dit Emma d'un ton précipité, ma chère enfant, nous n'avons plus que cette seule espérance. Si nous nous séparons à présent, c'est seulement pour nous retrouver plus tard heureuses et honorées. Je me confie à ce gentleman.
— Non… non… non, criait Dolly, qui ne voulait pas la lâcher; je vous en prie, je vous en supplie, n'en faites rien.
— Vous l'entendez, dit Emma; cette nuit… cette nuit même… dans quelques heures… songez-y… vous allez être au milieu de ceux qui mourraient de chagrin loin de vous, et que votre absence plonge en ce moment dans le plus profond désespoir. Vous prierez pour moi, chère enfant comme je prierai de mon côté pour vous; n'oubliez jamais les heures de douce paix que nous avons passées ensemble. Dites-moi: «Que Dieu vous bénisse!» et séparons-nous avec ce souhait.»
Mais Dolly ne voulut rien dire: non, malgré tous les baisers qu'Emma déposait sur sa joue, qu'elle couvrait en même temps de ses larmes, tout ce que Dolly pouvait faire, c'était de se pendre à son col, de sangloter, de l'étreindre sans vouloir la lâcher.
«Voyons! nous n'avons plus de temps pour tout cela, cria l'homme en lui desserrant les mains et la repoussant rudement, en même temps qu'il attirait Emma Haredale du côté de la porte. À présent, dehors, vite. Sommes-nous prêts?
— Oui-da, cria une voix retentissante qui le fit tressaillir, tout prêts. Arrière, ou vous êtes mort.»
Et au même instant il fut jeté par terre comme un boeuf dans l'abattoir; il fut terrassé du coup, comme si un bloc de marbre venait de se détacher du toit pour l'écraser sur la place; puis on vit entrer à la fois une lumière éclatante et des visages rayonnants… et Emma se sentit étreindre dans les embrassements de son oncle, et Dolly avec un cri qui perça l'air, tomba dans les bras de son père et de sa mère.
Comme on se pâmait, comme on riait aux éclats, comme on pleurait, comme on sanglotait, comme on se souriait comme on s'adressait une foule de questions dont on n'attendait pas la réponse, parlant tous ensemble, sans savoir ce qu'on disait dans ces transports de joie! Et puis après, comme on s'embrassait, comme on se félicitait, comme on se serrait dans les bras les uns des autres, comme on s'abandonnait à tous les ravissements du bonheur, encore et encore et toujours! Il n'y a pas moyen de dépeindre cette scène-là.
Enfin, après bien longtemps, le vieux serrurier, par souvenir, alla accoler bel et bien deux étrangers qui s'étaient tenus à part tout seuls devant ce tableau; et alors qu'est-ce qu'on vit là?… qui ça? C'étaient ma foi bien Edward Chester et Joseph Willet.
«Regardez! cria le serrurier. Regardez par ici. Où serions-nous tous sans ces deux-là? Eh! monsieur Édouard, monsieur Édouard…Oh! Joe, Joe, comme vous avez soulagé mon coeur ce soir! et pourtant il est encore bien plein.
— C'est M. Édouard qui l'a flanqué par terre, dit Joe. J'en avais grande envie pour mon compte, mais je lui en fais le sacrifice… Allons, mon brave et honnête gentleman, reprenez vos sens, car vous n'avez pas longtemps à vous dorloter comme ça par terre.»
En même temps il avait le pied sur la poitrine du faux libérateur, et le roulait tout doucement. Gashford, car c'était bien lui, et pas un autre, bas et rampant, mais aussi méchant que jamais, souleva sa face malfaisante, comme dans le tableau du péché terrassé par l'ange, et demanda qu'on le traitât doucement.
«Je sais où trouver tous les papiers de milord, monsieur Haredale, dit-il d'une voix soumise, pendant que M. Haredale lui tournait le dos, sans le regarder seulement une fois; et il y a dans le nombre, des documents très importants. Il y en a beaucoup dans des tiroirs secrets, et dans d'autres endroits, qui ne sont connus que de milord et de moi. Je puis fournir à l'accusation des renseignements précieux et rendre de grands services à l'enquête. Vous aurez à répondre de cela, si vous me faites subir de mauvais traitements.
— Pouah! cria Joe avec un profond dégoût. Levez-vous, eh! l'homme de bien On vous attend dehors, voyons! debout! m'entendez-vous?»
Gashford se releva lentement, ramassa son chapeau, et regardant tout autour de la chambre d'un air de malveillance déconfite, mais en même temps d'humilité méprisable, se glissa dehors furtivement.
«Et à présent, messieurs, dit Joe, qui paraissait être l'orateur de la troupe, car tous les autres gardaient le silence, plus tôt nous serons revenus au Lion Noir, mieux cela vaudra, je crois.»
M. Haredale fit un signe d'assentiment, et passant sous son bras le bras de sa nièce, en prenant une de ses mains qu'il pressa dans les siennes, il sortit tout droit, suivi du serrurier, de Mme Varden et de Dolly, qui, vraiment, quand elle aurait été, à elle toute seule, une douzaine de Dolly, n'aurait pas présenté assez de surface pour contenir tous les encrassements et les caresses dont elle était comblée par ses parents. Édouard Chester et Joe fermaient la marche.
Et vous me demanderez peut-être si c'est que Dolly ne retourna pas une fois la tête pour regarder derrière elle… pas même une pauvre fois? s'il n'y eut pas comme un petit clignotement égaré de ses cils d'ébène, presque à fleur de sa joue rougissante, comme un petit éclair de l'oeil étincelant, quoique abattu, qu'ils voilaient à demi? Dame! Joe le crut, et il est bien probable qu'il ne s'était pas trompé, car il n'y avait pas beaucoup d'yeux comme ceux de Dolly: c'est une justice à leur rendre.
La chambre voisine, qu'il leur fallait traverser, était pleine de gens, parmi lesquels M. Dennis, qui était sous bonne garde, et près de là, depuis la veille, dans une cachette dont on avait tiré la coulisse, Simon Tappertit, l'amusant apprenti, couvert de brûlures et de contusions, avec un coup de feu dans le côté, et des jambes… ces jolies jambes que vous savez, l'orgueil et la gloire de son existence… d'une laideur difforme, grâce aux meurtrissures dont elles avaient été victimes. Comprenant à présent les gémissements qui l'avaient tant étonnée, Dolly se serra contre son père, toute frissonnante à cette vue. Mais les contusions, les brûlures, les meurtrissures, le coup de feu, toute la torture enfin qu'il subissait dans chacun de ses membres détraqués, ne causèrent pas au coeur de Simmuns la moitié de la douleur qu'il éprouva en voyant passer Dolly pour sortir avec Joe son libérateur.
Il y avait une voiture toute prête à la porte pour le voyage, et Dolly fut tout heureuse de s'y trouver en liberté dans l'intérieur, accompagnée de son père, de sa mère, d'Emma Haredale et de son oncle, en personnes naturelles, assis vis-à-vis d'elle. Mais point de Joe, ni d'Édouard, qui n'avaient rien dit. Ils s'étaient contentés de leur faire un salut, et s'étaient tenus à distance. Le voyage allait lui paraître bien long pour arriver au Lion Noir!
CHAPITRE XXX.
En effet, le Lion Noir était si loin, et il fallait tant de temps pour y arriver, que, malgré les fortes présomptions que Dolly trouvait en elle-même de la réalité des derniers événements, dont les effets étaient bien visibles, elle ne pouvait pas se débarrasser de l'idée que ce ne pouvait être qu'un rêve qui durait toute la nuit. Elle se défiait de ses yeux et de ses oreilles, même quand elle vit, à la fin des fins, la voiture s'arrêter au Lion Noir, l'hôte de cette taverne approcher à la lueur éclatante d'une prodigalité de flambeaux, pour les aider à descendre, et leur souhaiter une cordiale bienvenue.
Ce n'est pas le tout: à la portière de la voiture, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, étaient déjà Édouard Chester et Joe Willet: il fallait qu'ils fussent venus par derrière dans une autre voiture, procédé si étrange, si bizarre, si inexplicable, que Dolly n'en était que plus disposée à se bercer de l'idée qu'elle dormait de plus en plus profondément. Mais quand M. Willet apparut aussi… le vieux John lui-même… avec sa grosse caboche têtue et son double menton si copieux que l'imagination la plus téméraire, dans ses conceptions les plus extravagantes, n'aurait jamais rêvé un menton avec de si vastes proportions… alors elle reconnut son erreur, et fut bien obligé de s'avouer qu'elle était, ma foi! bien éveillée.
Et Joe, qui n'avait plus qu'un bras!… Joe, ce joli garçon si bien tourné, si bel homme! Quand Dolly jeta un regard de son côté, et qu'elle pensa au mal qu'il avait dû souffrir, aux pays lointains où il était allé se perdre, et qu'elle se demanda qui est-ce qui avait été sa garde-malade, souhaitant dans son coeur que cette femme, quelle qu'elle fût, l'eût soigné avec autant de bonté et de ménagement qu'elle l'eût fait elle-même, les larmes montèrent à ses beaux yeux, une par une, petit à petit, si bien qu'elle ne put plus les retenir, et se mit à pleurer devant tout le monde, comme une Madeleine.
«Nous voilà tous maintenant, Dolly, lui dit son père avec douceur; nous ne serons plus séparés; courage, ma chérie, courage!»
La femme du serrurier devinait peut-être mieux que lui la cause du chagrin de sa fille. Mais Mme Varden n'était plus du tout la même femme; c'était toujours cela qu'on devait à l'émeute: elle joignit donc aussi ses consolations à celles de son mari, et adressa à sa fille des représentations amicales du même genre.
«Peut-être bien, dit M. Willet senior, en regardant la compagnie à la ronde, peut-être bien qu'elle a faim. Ça doit être ça, soyez-en sûrs… c'est comme moi.»
Le Lion noir qui, à l'exemple du vieux John, avait prolongé l'attente du souper: au delà de tout délai raisonnable et tolérable, applaudit à cet amendement comme à la découverte philosophique la plus profonde et la plus fine à la fois; et, comme la table était toute servie, on se mit au souper à l'instant même.
La conversation ne fut pas des plus animées, et il y avait bien quelques convives qui n'avaient pas un gros appétit. Mais le vieux John ne laissa languir ni l'un ni l'autre, et, si quelqu'un eut ce double tort, il fut bien réparé par le vieux John, qui ne s'était jamais tant distingué.
Ce n'est pas que M. Willet soutint une conversation bien suivie; ce n'est pas par là qu'il brilla au souper; il n'avait pas là un seul de seul de ses vieux camarades d'enfance à «asticoter» et il n'osait trop s'y risquer avec Joe: il avait à son égard quelque vague pressentiment que ce gaillard-là, au premier mot qui ne lui plairait pas, flanquerait par terre le Lion noir et s'en irait tout droit en Chine, ou dans quelque autre région lointaine également inconnue, pour le restant de ses jours, ou au moins jusqu'à ce qu'il se fût débarrassé du bras qui lui restait et de ses deux jambes, peut-être même d'un oeil ou de quelque chose comme ça par-dessus le marché. Le beau de la conversation de M. Willet, c'était une espèce de pantomime dont il animait chaque intervalle de silence, et qui faisait dire au Lion noir, son ami intime depuis longues années, qu'il ne l'avait jamais vu comme ça, et qu'il dépassait l'attente et l'admiration de ses amis les plus émerveillés de son esprit.
Le sujet qui occupait toutes les méditations de M. Willet et qui occasionnait ces démonstrations mimiques, n'était autre que le changement corporel qu'avait subi son fils; il n'avait jamais pu prendre sur lui d'y croire et de s'en rendre raison. Peu de temps après leur première entrevue, on s'était aperçu qu'il s'en était allé, d'un air égaré, dans un état de grande perplexité, tout droit à la cuisine, dirigeant son regard sur le feu de l'âtre, comme pour consulter son conseiller ordinaire en matières de doute et dans les cas embarrassants. Seulement, comme il n'y avait pas de chaudron au Lion noir, et que le sien avait été si bien arrangé par les insurgés, qu'il était tout à fait hors de service, il sortit encore d'un air égaré, dans un effroyable gâchis de confusion morale, et dans son incertitude il avait recours aux moyens les plus étranges pour dissiper ses doutes: par exemple, d'aller tâter la manche de Joe, comme s'il croyait que le bras de son fils était peut-être caché dedans, ou de regarder ses propres bras et ceux de tous les autres assistants, comme pour s'assurer que c'était bien deux, et non pas un, qui étaient le lot ordinaire de chacun, ou de rester assis une heure de suite dans une méditation profonde, comme s'il essayait de se remettre en mémoire l'image de Joe quand il était plus jeune, et de se rappeler si c'était réellement un bras qu'il avait dans ce temps-là, ou s'il avait bien la paire; enfin de se donner une foule d'occupations et d'imaginer une foule de vérifications du même genre.
Se voyant donc, au souper, entouré de visages qu'il avait si bien connus dans son vieux temps, M. Willet reprit son sujet avec une nouvelle vigueur: on voyait qu'il était décidé à savoir le fin mot aujourd'hui ou jamais. Tantôt, après avoir mangé deux ou trois bouchées, il déposait sa fourchette et son couteau, pour regarder fixement son fils de toute sa force, surtout du côté mutilé. Puis il promenait ses yeux tout autour de la table, jusqu'à ce qu'il eût rencontré ceux de quelque convive, et alors il remuait la tête avec une grande solennité, se donnait une petite tape sur l'épaule, clignait de l'oeil, pour ainsi dire, car un clin d'oeil n'était pas chez lui synonyme d'un mouvement rapide: il y mettait le temps; il serait plus exact de dire qu'il se mettait à dormir d'un oeil pendant une minute ou deux. Puis il donnait encore à sa tête une secousse solennelle, reprenait son couteau et sa fourchette, et se remettait à manger. Tantôt il portait à sa bouche un morceau d'un air distrait, et, concentrant sur Joe toutes ses facultés, le regardait, dans un transport de stupéfaction, couper sa viande d'une seule main, jusqu'à ce qu'il fut rappelé à lui par des symptômes d'étouffement qui finissaient par lui rendre sa connaissance. D'autres fois, il imaginait une foule de petits détours, comme de lui demander le sel, ou le poivre, ou le vinaigre, ou la moutarde, tout ce qu'il voyait du côté mutilé, et observait comment son fils faisait pour lui passer ce qu'il lui avait demandé. À force de répéter ces expériences, il finit par se donner pleine satisfaction et se convaincre si bien, qu'après un intervalle de silence plus long que tous les précédents, il remit sa fourchette et son couteau aux deux côtés de son assiette, but une bonne gorgée au pot d'étain qu'il avait près de lui (toujours sans perdre Joe de vue), et se renversant sur le dos de sa chaise avec un gros soupir, dit en regardant les convives à la ronde:
«C'est coupé.
— Par saint Georges! dit de son côté le Lion noir en frappant sa main contre la table, il a trouvé ça.
— Oui, monsieur, reprit M. Willet, de l'air d'un bomme qui sentait qu'il avait bien gagné le compliment qu'on faisait de sa sagacité, et qu'il le méritait. On dira ce qu'on voudra; c'est coupé.
— Racontez-lui donc où ça vous est arrivé, dit le Lion noir à
Joe.
— À la défense de la Savannah, mon père.
— À la défense de la Savaigne, répéta M. Willet tout bas, en jetant encore un regard autour de la table.
— En Amérique, dans le pays qui est en guerre, dit Joe.
— En Amérique, dans le pays qui est en guerre, répéta M. Willet. On l'a coupé à la défense de la Savaigne en Amérique, dans le pays qui est en guerre.» Après avoir continué de se répéter en lui-même ces paroles à voix basse (notez que c'était bien la cinquantième fois qu'on lui avait déjà donné auparavant ce renseignement dans les mêmes termes), M. Willet se leva de table, tourna autour de Joe, lui tâta sa manche tout du long, depuis le poignet jusqu'au moignon, lui donna une poignée de main, alluma sa pipe, en tira une bonne bouffée, se dirigea vers la porte, se retourna quand il y fut, se frotta l'oeil gauche avec le dos de son index, et dit d'une voix défaillante: «Mon fils a eu le bras… coupé… à la défense de la… Savaigne… en Amérique… dans le pays qui est en guerre.» Là-dessus, il se retira pour ne plus revenir de toute la nuit.
Au reste, sous un prétexte ou sous un autre, chacun en fit autant à son tour, excepté Dolly qu'on laissa là toute seule, assise sur sa chaise. Elle était bien soulagée de se trouver seule, pour pleurer tout son content, quand elle entendit au bout du corridor la voix de Joe qui souhaitait bonne nuit à quelqu'un. Elle l'entendit encore marcher dans le corridor et passer devant la porte; seulement sa marche trahissait quelque hésitation. Il revint sur ses pas… comme le coeur de Dolly se mit à battre!… et regarda dans la chambre.
«Bonne nuit!…» Il n'ajouta pas: «Dolly;» mais c'est égal, elle était bien aise qu'il n'eût pas dit non plus: «Mademoiselle Varden.
— Bonne nuit! sanglota Dolly.
— Je suis bien fâché de vous voir encore si affectée de choses qui sont maintenant passées pour toujours, dit Joe avec bonté. Ne pleurez donc pas. Je n'ai pas le courage de vous voir si triste. Voyons! n'y pensez plus. Vous voilà maintenant sauvée et heureuse.»
Dolly n'en pleurait que de plus belle.
«Vous avez dû bien souffrir pendant ce peu de jours… et pourtant je ne vous trouve point du tout changée, si ce n'est peut-être en bien. On m'avait dit que vous étiez changée; mais moi, je ne vois pas ça. Vous étiez… vous étiez déjà très jolie, mais vous voilà plus jolie que jamais. C'est vrai comme je vous le dis. Vous ne pouvez pas m'en vouloir de vous faire ce compliment; car enfin, vous le savez bien vous-même, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'on vous l'a dit, bien sûr.»
La vérité est que Dolly le savait bien, et que ce n'était pas la première fois qu'elle se l'entendait dire; loin de là. Mais il y avait des années qu'elle avait reconnu que le carrossier n'était qu'un âne bâté; et, soit qu'elle eût peur de faire la même découverte chez les autres, ou que, à force d'entendre, elle se fût blasée en général sur les compliments, il est sûr et certain que, tout en pleurant bien fort, elle se sentait plus flattée de celui-là, dans ce moment, qu'elle ne l'avait jamais été de tout autre auparavant.
«Je bénirai votre nom, dit en sanglotant la bonne petite fille du serrurier, tant que je vivrai. Je ne l'entendrai jamais sans me sentir briser le coeur. Je ne l'oublierai jamais dans mes prières, soir et matin, jusqu'à la fin de mes jours!
— Vraiment? fit Joe avec vivacité: est-ce bien vrai? cela me rend… vous ne sauriez croire comme cela me rend heureux et fier de vous entendre dire de ces choses-là.»
Dolly sanglotait toujours en tenant son mouchoir devant ses yeux; et Joe restait toujours là debout, à la regarder.
«Votre voix, dit-il, me reporte avec tant de plaisir à mon bon vieux temps, que, pour le moment, il me semble comme si cette soirée… je peux bien en parler, n'est-ce pas, maintenant, de cette soirée-là… comme si cette soirée était encore là, et qu'il ne fût rien arrivé dans l'intervalle. J'ai oublié toutes les peines que j'ai endurées depuis, et il me semble que c'est hier que j'ai rossé ce pauvre Tom Cobb, et que je suis venu vous voir, mon paquet sur l'épaule, avant de décamper… Vous rappelez-vous?»
Si elle se rappelait! mais elle ne dit mot; elle leva seulement les yeux un petit instant. Ce ne fut qu'un coup d'oeil, un petit coup d'oeil timide et larmoyant, mais qui fit garder à Joe le silence… bien longtemps.
«Bah! finit-il par dire résolument, il fallait que ça arrivât comme c'est arrivé. Je suis donc allé bien loin me battre tout l'été, et me geler tout l'hiver, depuis ce temps-là. Me voilà revenu, la bourse aussi vide qu'en partant, et estropié par-dessus le marché. Mais voyez-vous, Dolly, c'est égal; j'aimerais mieux encore avoir perdu l'autre bras… j'aimerais mieux avoir perdu ma tête… que d'être revenu pour vous voir morte, et non pas telle que je me figurais toujours vous voir, telle que je n'ai pas cessé d'espérer et de souhaiter vous retrouver. Ainsi, au bout du compte, Dieu soit loué!»
Ah! comme la petite coquette d'il y a cinq ans était devenue sensible depuis ce temps-là! Elle avait fini par se trouver un coeur. C'est parce qu'elle n'en connaissait pas tout le prix, qu'elle avait tant méconnu le prix du coeur de Joe, mais à présent elle ne l'aurait pas donné pour tout l'or du monde.
«N'ai-je pas eu autrefois, dit Joe avec son ton de franchise un peu brusque, l'idée que je pourrais revenir riche et me marier avec vous? Mais dans ce temps-là j'étais un enfant, et il y a longtemps que je ne suis plus si bête. Je sais bien que je ne suis qu'un pauvre soldat licencié et mutilé, trop heureux maintenant de traîner son existence comme il pourra. Pourtant, là! vrai! même à présent, je ne peux pas dire que ça me fera plaisir de vous voir mariée, Dolly; mais c'est égal, je suis content… Oui, je le suis, et je suis bien aise de l'être… en songeant que vous êtes admirée et courtisée, et que vous pouvez, quand vous voudrez, choisir à votre goût un homme pour vous rendre heureuse. C'est une consolation pour moi de savoir que vous parlerez quelquefois de moi à votre mari; et je ne désespère pas d'en arriver un jour à l'aimer, à lui donner une bonne poignée de main, à venir vous voir quelquefois, comme un pauvre ami qui vous a connue petite fille. Que Dieu vous bénisse!»
Sa main tremblait; mais, avec tout ça, il sut bien la contenir, et quitta Dolly.
CHAPITRE XXXI.
La nuit de ce vendredi-là, car c'était le vendredi de la semaine des émeutes qu'Emma et Dolly furent délivrées, grâce à l'aide empressée de Joe et d'Édouard Chester, les troubles furent entièrement apaisés; l'ordre et la tranquillité furent rétablis dans la ville épouvantée. Mais comme, en vérité, après ce qui s'était passé, personne ne pouvait dire si ce calme nouveau durerait longtemps ou si on n'était pas destiné à voir éclater tout à coup de nouveaux orages qui viendraient remplir les rues de Londres de sang et de ruines, ceux qui s'étaient dérobés par la fuite au tumulte récent se tenaient encore à distance, et bien des familles, qui n'avaient pu jusque-là se procurer les moyens de fuir, profitaient de ce moment de répit pour se retirer à la campagne. De Tyburn à Whitechapel, les boutiques étaient encore fermées, et il ne se faisait guère d'affaires dans aucun des centres habituels du mouvement commercial. Cependant, malgré les prédictions sinistres des alarmistes, cette nombreuse classe de la société qui voit toujours si clair dans les évènements les plus obscurs, la ville restait dans une tranquillité profonde, la force armée, composée de troupes considérables, distribuée sur tous les points les plus dangereux, et postée dans tous les endroits principaux, tenait en échec les restes dispersés de l'émeute. On poursuivait avec une vigueur infatigable la recherche des perturbateurs, et s'il s'en trouvait encore parmi eux d'assez incorrigibles et d'assez téméraires pour avoir la fantaisie, après les terribles scènes des derniers jours, de se risquer dans les rues, ils étaient tellement abattus par ces mesures fermes et résolues, qu'ils se dépêchaient de retourner s'ensevelir dans leurs cachettes, ne songeant plus qu'à leur propre salut.
En un mot, l'émeute était en déroute. On avait tué à coups de fusil plus de deux cents insurgés dans les rues. Il y en avait en outre deux cent cinquante dans les hôpitaux avec des blessures graves: là-dessus, peu de jours après, on comptait soixante-dix ou quatre-vingts morts de plus. Il y en avait une centaine d'arrêtés, sans compter ceux qu'on arrêtait d'heure en heure. Quant à ceux qui avaient péri victimes de l'incendie ou de leurs propres excès, le nombre en était inconnu.
Cependant il est certain qu'il y avait beaucoup de ces misérables qui avaient trouvé une horrible sépulture dans la cendre brûlante des feux qu'ils avaient allumés, ou qui s'étant glissés dans des caves et des celliers, soit pour y boire en secret, soit pour y panser leurs blessures, ne revirent jamais le jour. Bien des semaines après que le foyer de l'incendie ne contenait plus qu'une cendre noire et froide, la bêche du fossoyeur, mise en réquisition, ne laissa point de doute à cet égard.
Pendant les quatre grands jours de l'insurrection, soixante-dix maisons particulières et quatre prisons considérables avaient été détruites. La perte totale des objets mobiliers, d'après l'estimation de ceux qui l'avaient subie, était de cent cinquante mille livres sterling. À l'estimer au plus bas, d'après l'évaluation plus impartiale de personnes désintéressées, elle montait toujours bien à plus de cent vingt-cinq mille livres. Cette perte immense fut bientôt après couverte par une indemnité sur la fortune publique, en exécution d'un vote de la chambre des Communes, la somme ayant été prélevée sur les différents quartiers de Londres, et sur le comté et le bourg de Southwark. Toutefois, lord Mansfield et lord Saville ne voulurent ni l'un ni l'autre recevoir d'indemnité d'aucun genre.
La chambre des Communes dans sa séance du mardi, avec ses portes fermées et bien gardées, avait émis une résolution à l'effet de procéder, immédiatement après la fin des émeutes, à l'examen des pétitions présentées par un grand nombre des sujets protestants de Sa Majesté, et à leur prise en sérieuse considération. Pendant qu'on débattait cette question, M. Herbert, l'un des membres présents, se leva indigné et pria la chambre de remarquer que lord Georges Gordon était là sur son banc, au-dessous de la galerie, avec la cocarde bleue, signe de ralliement de la rébellion, attachée à son chapeau. Non seulement ceux qui siégeaient auprès de lui l'obligèrent de l'ôter; mais, quand il s'offrit à aller dans les rues pacifier l'émeute, rien qu'avec la vague assurance que la chambre était disposée à leur donner «la satisfaction qu'ils voulaient,» plusieurs membres se réunirent pour le retenir de force sur son banc. Bref, le désordre et la violence qui régnaient en vainqueurs au dehors, pénétrèrent aussi dans le sénat, et là, comme ailleurs, l'alarme et la terreur étaient à l'ordre du jour, et les formes régulières furent un moment oubliées.
Le mardi, les deux chambres s'étaient ajournées au lundi suivant, déclarant impossible de continuer le cours de leurs délibérations avec la gravité et la liberté nécessaires, tant qu'elles seraient entourées par la troupe armée. Mais, à présent que les révoltés étaient dispersés, les citoyens furent assaillis par une autre crainte. En effet, en voyant les places publiques et leurs lieux ordinaires de réunion remplis de soldats autorisés à faire usage à discrétion de leurs fusils et de leurs sabres, ils commencèrent à prêter une oreille avide au bruit qui circulait de la proclamation d'une loi martiale et à des contes effrayants de prisonniers qu'on aurait vus pendus aux lanternes de Cheapside et de Fleet-Street. Ces terreurs ayant été promptement dissipées par une proclamation déclarant que tous les perturbateurs seraient jugés par une commission spéciale, constituée conformément à la loi, on eut une autre alerte. Il se disait tout bas, d'un bout de la ville à l'autre, qu'on avait trouvé de l'argent français sur quelques insurgés, et que ces troubles avaient été soudoyés par les puissances étrangères, pour arriver au renversement et à la ruine de l'Angleterre. Cette sourde rumeur, entretenue par des placards anonymes semés avec profusion, quoique dénués probablement de tout fondement, tenait sans doute à la découverte de quelques pièces de monnaie qui n'étaient point de fabrication anglaise, trouvées, avec d'autres objets volés, en fouillant les poches des rebelles, ou sur les prisonniers arrêtés et les cadavres des victimes. Cela n'empêcha pas que ce bruit, une fois répandu, produisit une grande sensation, et, au milieu de cette excitation générale qui dispose les gens à saisir avidement toute nouvelle alarmante, il fut colporté avec une merveilleuse activité.
Cependant, comme la tranquillité ne se démentit pas pendant toute la journée de vendredi, puis pendant toute la nuit, et qu'on ne fit plus de nouvelles découvertes, la confiance commença à renaître, et les plus timides, les plus découragés, recommencèrent à respirer. Rien que dans Southwark, il n'y eut pas moins de trois mille habitants qui se formèrent en garde privée, pour faire dans les rues des patrouilles d'heure en heure. Les citoyens de Londres ne restèrent pas en arrière pour imiter ce bel exemple, et, selon l'habitude des gens paisibles, qui deviennent d'une audace incroyable quand le danger est passé, il était impossible de rien voir de plus intraitable et de plus hardi. Ils n'hésitaient pas à faire subir au passant le plus robuste un interrogatoire sévère, et menaient haut la main les petits commissionnaires, les bonnes et les apprentis qu'ils trouvaient sur leur chemin.
Quand le jour s'obscurcit pour faire place au soir, à l'heure où les ténèbres commencèrent par se glisser dans les coins et recoins de la ville comme pour s'essayer en secret et prendre leur clan avant de s'aventurer en pleine rue, Barnabé était assis dans son cachot, s'étonnant du silence, et attendant en vain le bruit et les clameurs qui avaient troublé les nuits précédentes. À côté de lui était assis, la main dans la sienne, une compagne dont la présence mettait son âme en paix. Elle était pâle, bien changée, accablée de chagrin, et elle avait le coeur bien gros; mais elle était pour lui toujours la même.
«Ma mère, dit-il après un long silence, combien de temps encore… combien de jours et de nuits… vont-ils me retenir ici?
— Pas beaucoup, mon enfant; pas beaucoup, j'espère.
— Vous espérez! c'est bon, mais ce n'est pas avec des espérances que vous ferez tomber mes chaînes. Moi aussi j'espère, mais cela leur est bien égal. Grip espère; mais qui est-ce qui se soucie de Grip?»
Le corbeau poussa un petit cri triste et mélancolique.
«Personne, dit-il, aussi clairement que peut parler un corbeau.
— Qui est-ce qui se soucie de Grip, excepté vous et moi? dit Barnabé, passant la main sur les plumes ébouriffées de l'oiseau. Il ne parle jamais ici; il ne dit pas un mot en prison. Il est là à se morfondre toute la journée dans son petit coin noir, tantôt faisant un somme, tantôt regardant le jour qui se glisse à travers les barreaux et qui brille dans son oeil, perçant comme une étincelle de ces grands feux qui viendrait à tomber dans la chambre, et qui brûlerait encore. Mais qui est-ce qui se soucie de Grip?
Le corbeau croassa encore: «Personne.
— Et à propos, dit Barnabé, retirant sa main de l'oiseau pour la mettre sur le bras de sa mère, en la regardant fixement en face, s'ils me tuent, car c'est bien possible, j'ai entendu dire qu'ils me tueraient; que deviendra Grip, quand ils m'auront fait mourir?»
Le son du mot ou le courant de ses propres pensées suggéra à l'oiseau sa vieille sentence: «N'aie pas peur de mourir.» Seulement il s'arrêta au beau milieu, tira un bouchon mélancolique, et finit par un croassement languissant, comme s'il ne se sentait pas le courage d'aller jusqu'au bout de sa phrase, quoiqu'elle ne fût pas bien longue.
«Est-ce qu'ils lui ôteront la vie comme à moi? dit Barnabé. Je le voudrais bien; si lui et moi et vous nous mourions tous ensemble, il ne resterait personne pour en avoir du chagrin et de la peine, Mais ils feront ce qu'ils voudront, je ne les crains pas, mère.
— Ils ne vous feront pas de mal, dit-elle, d'une voix presque étouffée par ses larmes. Ils ne voudront pas vous faire de mal, quand ils sauront tout. Je suis sûre qu'ils ne vous en feront pas.
— Oh! n'en soyez pas trop sûre, cria Barnabé, qui montrait un étrange plaisir à croire qu'elle se trompait, mais que lui, il avait trop de sagacité pour tomber dans la même erreur. Ils m'ont désigné, mère, dès le commencement. Je le leur ai entendu dire entre eux quand ils m'ont amené ici la nuit dernière, et je les crois. Ne pleurez pas pour ça, mère. Ils disaient que j'étais hardi, et je leur ferai voir jusqu'au bout qu'ils ne se trompent pas. On peut me croire imbécile, mais cela ne m'empêchera pas de mourir aussi bien qu'un autre… Je n'ai pas fait de mal, n'est-ce pas? ajouta-t-il vivement.
— Pas devant Dieu, répondit-elle.
— Eh bien! alors, dit Barnabé, qu'ils me fassent tout ce qu'ils voudront. Vous m'avez dit un jour, vous-même, un jour que je vous demandais ce que c'était que la mort, que c'était quelque chose qui n'était pas à craindre, quand on n'avait pas fait de mal. Ha! ha! mère, je suis sûre que vous pensiez que j'avais oublié cela.»
Elle était navrée de voir ce joyeux éclat de rire et le ton enjoué avec lequel il lui disait ces mots. Elle le serra contre son coeur et le supplia de lui parler tout bas et de se tenir tranquille, parce qu'il commençait à faire nuit, qu'ils n'avaient plus que peu de temps à rester ensemble, et qu'elle allait être obligée de le quitter.
«Vous reviendrez demain? dit Barnabé.
— Oui, et tous les jours, et nous ne nous séparerons plus.»
Il répliqua avec joie que c'était bien, que c'était tout ce qu'il désirait, et qu'il était sûr d'avance de sa réponse. Puis il lui demanda où elle était restée depuis si longtemps, et pourquoi elle n'était pas venue le voir, pendant qu'il était un grand soldat; et alors il se mit à lui détailler tous les plans qu'il avait formés pour qu'ils pussent devenir riches et vivre dans l'opulence. Cependant il eut quelque soupçon qu'elle avait du chagrin et que c'était lui qui en était en cause; il essaya de la consoler et de la distraire en lui parlant de la vie qu'ils menaient autrefois ensemble, de ses amusements et de la liberté dont il jouissait alors. Il ne se doutait pas que chacune de ses paroles redoublait la douleur de sa mère, et qu'elle répandait des larmes de plus en plus amères à chaque souvenir qu'il ravivait de leur tranquillité perdue.
«Mère, dit Barnabé, quand ils entendirent approcher l'homme qui venait fermer les cellules pour la nuit, tout à l'heure, quand je vous ai parlé de mon père, vous m'avez crié: «Chut!» et vous avez détourné la tête; pourquoi donc? dites-moi pourquoi en deux mots. Vous l'aviez cru mort. Vous n'êtes pas fâchée qu'il vive et qu'il soit revenu nous voir? où est-il? serait-il ici?
— Ne demandez à personne où il est; ne parlez de lui à qui que ce soit, répondit-elle.
— Pourquoi pas? Est-ce parce que c'est un homme sévère et qui a la parole rude? Car enfin, je ne l'aime pas, et je ne tiens pas à me trouver seul avec lui; mais pourquoi ne pas parler de lui?
— Parce que je suis fâchée qu'il vive encore, fâchée qu'il soit revenu nous voir, fâchée que vous et lui vous vous soyez trouvés ensemble. Parce que, cher Barnabé, j'ai fait ce que j'ai pu, toute ma vie, pour vous tenir séparés.
— Séparés! un fils et un père! Pourquoi?
— Il a, lui murmura-t-elle à l'oreille, il a versé le sang; le temps est venu de vous faire cette révélation; il a versé le sang d'un homme qui l'aimait bien, qui avait placé en lui sa confiance, qui ne lui avait jamais rien dit ni rien fait de mal.»
Barnabé recula d'horreur, et, jetant un coup d'oeil rapide sur la tache de son poignet, la cacha en frissonnant sous sa veste.
«Mais, ajouta-t-elle avec précipitation, en entendant la clef tourner dans la serrure, quoique nous devions le fuir, ce n'en est pas moins votre père, mon cher enfant, et moi, je n'en suis pas moins sa malheureuse femme. On en veut à sa vie, et il la perdra. Il ne faut pas que nous y soyons pour quelque chose. Bien au contraire, si nous pouvions l'amener à se repentir, notre devoir serait de l'aimer encore. N'ayez pas l'air de le connaître, si ce n'est comme un homme qui s'est sauvé de la prison, et, si on vous fait des questions sur son compte, ne répondez pas. Que Dieu veille sur vous toute cette nuit, cher enfant! que Dieu soit avec vous!»
Elle s'arracha de ses bras et, quelques secondes après, Barnabé fut tout seul. Il resta longtemps comme enraciné là, la figure cachée dans ses mains, puis il se jeta en sanglotant sur son triste lit.
Mais la lune vint tout doucement dans sa gloire modeste, et les étoiles se montrèrent à travers le petit espace de la fenêtre grillée, comme, à travers l'étroite brèche d'une bonne action, dans une sombre vie de crime, la face du ciel rayonne pleine d'éclat et de miséricorde. Il leva la tête, regarda en l'air ce ciel tranquille qui avait l'air de sourire à la terre affligée, comme si la nuit, plus compatissante que le jour, abaissait des regards de pitié sur les souffrances et les fautes des hommes, et qu'elle voulût insinuer sa paix au fond du coeur de Barnabé. Un pauvre idiot comme lui, emprisonné dans son étroite cellule, se sentait élevé aussi près de Dieu, en contemplant cette clarté si douce, que l'homme le plus libre et le plus heureux de toute cette vaste cité; et dans sa prière, qu'il ne se rappelait pas bien, dans le bout d'hymne, souvenir de son enfance, qu'il se chantonnait pour se bercer avant de s'endormir, il y avait un souffle aussi pur pour monter vers le ciel que dans toutes les homélies du monde, et dans l'écho des voûtes des plus vieilles cathédrales.
Sa mère, en traversant une cour pour sortir, vit, à travers une porte grillée qui donnait sur une autre cour, son mari, marchant autour de l'enceinte, les mains croisées sur sa poitrine et la tête penchée. Elle demanda à l'homme qui la conduisait si elle ne pourrait pas dire un mot au prisonnier. Il y consentit, mais en lui recommandant de se dépêcher, parce qu'il allait fermer pour la nuit, et il n'avait plus qu'une ou deux minutes à lui. En même temps, il ouvrit la porte et lui dit d'entrer.
La porte, en tournant, grinça bien fort sur ses gonds; mais lui, il était sourd au bruit, et continuait sa promenade circulaire dans la petite cour, sans lever la tête ni changer d'attitude le moins du monde. Elle lui parla; mais sa voix était si faible qu'elle ne pouvait se faire entendre. Enfin, elle alla au-devant de ses pas, et, quand il vint, elle étendit la main et le toucha.
Il tressaillit et recula d'un pas, tremblant des pieds à la tête; mais en voyant qui c'était, il lui demanda ce qu'elle venait faire là. Sans attendre sa réponse:
«Voyons! dit-il, venez-vous me rendre la vie ou me l'ôter? m'assassiner aussi, ou me sauver?
— Mon fils… notre fils, répondit-elle, est dans cette prison.
— Qu'est-ce que ça me fait? cria-t-il en frappant du pied avec impatience le pavé de la cour. Je sais bien cela. Il ne peut pas plus m'aider que je ne puis l'aider. Si vous êtes venue pour me parler de lui, vous pouvez vous en aller.»
En même temps il reprit sa promenade, et se mit à faire son tour dans la cour comme auparavant, d'un pas précipité. Quand il la retrouva où il l'avait laissée, il s'arrêta pour lui dire:
«Venez-vous me rendre la vie ou me l'ôter? Vous repentez-vous?
— Oh! c'est à vous qu'il faut demander ça, répondit-elle. Voulez- vous vous repentir, pendant qu'il en est temps encore? Quant à vous sauver, croyez bien que je n'en aurais pas le pouvoir, quand j'en aurais le courage.
— Dites que c'est la volonté qui vous manque, répondit-il avec un juron, en cherchant à se dégager d'elle et à passer outre. Dites que vous ne le voulez pas.
— Écoutez-moi un instant seulement, répliqua-t-elle, rien qu'un instant. Je ne fais que de relever d'une maladie dont je croyais que je ne relèverais jamais. Les meilleurs d'entre nous, dans des moments pareils, pensent aux bonnes intentions qu'ils n'ont pas réalisées, aux devoirs qu'ils ont laissés inachevés. Si j'ai jamais, depuis cette fatale nuit, manqué à prier Dieu pour vous envoyer le repentir avant votre mort… si j'ai manqué de vous en suggérer la pensée, même au moment où l'horreur de votre crime était encore toute fraîche, si, la dernière fois que je vous ai vu, tout entière à la crainte qui venait de m'accabler, j'ai oublié de tomber à deux genoux pour vous adjurer de la façon la plus solennelle, au nom de celui que vous avez envoyé au ciel pour y porter témoignage contre vous, de vous préparer à la punition qui ne pouvait manquer de vous atteindre, et qui s'approche insensiblement en ce moment même… je m'humilie devant vous, et, dans l'agonie de mon rôle de suppliante, je vous conjure de me laisser expier ma faute.
— Qu'est-ce que tout ce jargon veut dire? répondit-il rudement.
Parlez donc de manière que je puisse vous comprendre.
— Je vais le faire, répliqua-t-elle; c'est tout ce que je désire. Accordez-moi encore un moment de patience. La main de celui qui a maudit l'assassin s'est appesantie sur nous, vous n'en pouvez douter. Notre fils, notre innocent enfant, sur lequel est tombée sa colère, avant même qu'il vînt au monde, est ici en danger de perdre la vie… il y est, conduit par votre faute, oui, Dieu le sait, par votre unique faute: car, si la faiblesse de son intelligence l'a entraîné dans ses égarements, n'est-ce pas la terrible conséquence de votre crime?
— Si vous venez pour m'ennuyer de vos reproches et de vos criailleries de femme… marmotta-t-il entre ses dents, en essayant encore de passer.
— Non. Je viens pour autre chose, qu'il faut que vous entendiez. Si ce n'est pas ce soir, c'est demain. Si ce n'est pas demain, ce sera un autre jour; mais il faut que vous l'entendiez. Mon mari, il n'y a point d'espoir pour vous de vous sauver de là… c'est impossible.
— Et c'est vous qui venez me dire ça?» En même temps il leva sa main chargée de fers et l'en menaça. «Ah! c'est vous?
— Oui, dit-elle, avec une vivacité inexprimable, c'est moi. Mais pourquoi?
— Sans doute pour me tranquilliser dans cette prison. Pour me faire passer agréablement le temps d'ici jusqu'à ma mort. Pour mon bien… oui, pour mon bien sans aucun doute, dit-il en grinçant des dents et en lui adressant un sourire avec sa face livide.
— Non, ce n'est pas pour vous accabler de reproches, répliqua-t- elle; non, ce n'est pas pour aggraver les misères et les tortures de votre situation; non, ce n'est pas pour vous dire une seule parole amère: c'est au contraire pour vous rendre l'espérance et la paix. Mon mari, mon cher mari, avouez seulement ce crime abominable; implorez seulement le pardon du ciel et de ceux que vous avez offensés sur la terre. Écartez seulement ces vaines pensées qui vous troublent, et qui ne se réaliseront jamais, pour ne compter que sur votre repentir et votre sincérité, et je vous promets, au nom suprême du créateur, dont vous avez détruit l'image, qu'il vous donnera aide et consolation. Et moi, cria-t- elle en joignant les mains et en levant les yeux au ciel, je jure devant lui, devant lui qui connaît mon coeur et qui peut y lire la vérité de mes paroles, je vous promets, à partir de ce moment-là, de vous aimer tendrement comme autrefois, de veiller sur vous nuit et jour durant le court intervalle qui nous reste, de vous prodiguer les témoignages de ma plus fidèle affection comme je le dois, de joindre mes prières aux vôtres pour que Dieu suspende le jugement qui menace votre tête, pour qu'il épargne notre fils et lui permette de bénir ici son saint nom, de son mieux, le pauvre enfant, à l'air libre et à la clarté du jour.»
Il recula et fixa ses yeux sur elle, pendant qu'elle lui adressait ces prières ardentes, comme s'il était un moment frappé de respect pour elle, et qu'il ne sût que faire. Mais la crainte et la colère prirent bientôt le dessus, et il la repoussa avec mépris.
«Allez-vous-en! cria-t-il. Laissez-moi. Vous complotez contre moi, n'est-ce pas? Vous voulez me faire parler, pour aller dire que je suis bien ce qu'on soupçonne. Malédiction sur vous et votre enfant!
— Hélas! elle est déjà tombée sur lui, la malédiction, répliqua- t-elle en se tordant les mains.
— Qu'elle y tombe plus lourdement encore! Qu'elle tombe sur lui et sur vous tous! Je vous déteste tous les deux. Je n'ai plus rien à perdre. La seule consolation qui puisse me rester et que je me souhaite, c'est de savoir avant de mourir que la malédiction vous atteint. À présent, partez.»
Elle allait encore lui faire de douces instances, même après cet éclat de fureur; mais il menaça de la frapper de sa chaîne.
«Je vous le répète, partez… je vous le répète pour la dernière fois. Le gibet me tient dans ses griffes, et c'est un noir fantôme qui peut me porter encore à d'autres excès. Allez-vous-en! Je maudis l'heure où je suis né, l'homme que j'ai tué, et toutes les créatures vivantes de ce monde.»
Dans un paroxysme de rage, de terreur, de crainte de la mort, il la repoussa, pour se précipiter dans les ténèbres de sa cellule, où il se jeta pantelant sur le carreau, qu'il grattait de ses mains enchaînées. Le geôlier revint fermer la porte du cachot, et emmena ensuite la malheureuse femme.
Dans cette nuit de juin, chaude et embaumée, il y avait par toute la ville des visages heureux et des coeurs gais et légers, qui savouraient doublement la douceur d'un sommeil depuis plusieurs jours inconnu, au milieu des horreurs qui venaient d'avoir lieu. Cette nuit-là, chacun chez soi se réjouissait en famille; on se félicitait les uns les autres d'avoir échappé au danger commun; ceux qui avaient été désignés pour victimes par l'émeute, s'aventuraient à sortir dans les rues; ceux qui avaient été pillés, allaient gagner quelque bon refuge; même le pusillanime lord-maire, qui avait été cité ce soir-là devant le Conseil privé pour donner des explications sur sa conduite, revint content, déclarant à tous ses amis qu'il avait été bien heureux d'en être quitte pour une réprimande, et leur répétant avec la plus grande satisfaction sa mémorable défense devant le Conseil, «qu'il avait montré dans les troubles une telle témérité de courage, qu'il avait bien cru la payer de sa vie.»
Cette nuit-là aussi, quelques agents dispersés de l'émeute furent poursuivis jusque dans leurs cachettes, et arrêtés. Dans les hôpitaux, ou sous les amas de ruines qu'ils avaient faites, dans les fossés, dans les champs, on trouva de ces misérables enterrés sans linceul; plus heureux que ceux qui, pour avoir pris une part active au désordre, dans des prisons provisoires, reposaient en ce moment sur la paille leur tête promise au bourreau.
À la Tour aussi, dans une chambre lugubre dont les murs épais interdisaient l'accès au moindre bourdonnement de la vie et entretenaient un silence dont les inscriptions laissées par d'anciens prisonniers sur ces témoins muets ne faisaient que redoubler l'horreur, gisait sur sa couche un homme tourmenté de remords pour chaque cruauté commise par chaque révolté, reconnaissant à présent que leur crime était son crime, et que c'était lui qui avait mis leurs vies en péril; ne trouvant, au milieu de ces réflexions, qu'une triste consolation dans son fanatisme, ou dans sa vocation imaginaire; c'était le malheureux autour de tout le mal… lord Georges Gordon.
On l'avait arrêté le soir même. «Si vous êtes sûr que c'est moi que vous voulez, dit-il à l'officier qui l'attendait à la porte de chez lui avec un mandat d'amener sous la prévention de haute trahison, je suis prêt à vous accompagner…»
Et en effet, il le suivit sans résistance. On commença par le conduire devant le Conseil privé, puis à la caserne des Horse- Guards, puis on l'emmena par le pont de Westminster, pour éviter l'embarras des rues, jusqu'à la Tour, sous l'escorte la plus forte qu'on eût encore vue chargée d'y conduire un prisonnier seul.
De tous ses quarante mille hommes, il ne lui en restait pas un pour lui tenir compagnie. Tant amis que protégés, clients et serviteurs… il n'avait personne. Son tartuffe de secrétaire l'avait trahi et l'homme qui s'était laissé, dans sa faiblesse, pousser et compromettre par tant d'intrigants uniquement occupés de leurs intérêts personnels, se trouvait à présent seul et abandonné.
CHAPITRE XXXII.
M. Dennis, ayant été fait prisonnier à une heure avancée le même soir, fut emmené pour la nuit seulement au violon voisin, et le lendemain, samedi, on le fit comparaître devant un juge de paix. Comme les charges qui s'élevaient contre lui étaient nombreuses et importantes, qu'en particulier, il fut prouvé par le témoignage de Gabriel Varden qu'il avait manifesté bonne envie de lui ôter la vie, il fut renvoyé devant les assises. De plus, il eut l'honneur distingué de se voir considérer comme un chef de révoltés, et de recevoir de la bouche même du magistrat la flatteuse assurance qu'il était dans une position d'un danger imminent, et qu'il ferait bien de s'attendre à tout.
Dire que la modestie de M. Dennis ne fut pas un peu émue par ces honneurs insignes, ou qu'il fût bien préparé à une réception si obligeante, ce serait lui prêter un plus grand fonds de philosophie stoïque qu'il n'en posséda jamais. À dire vrai, le stoïcisme de ce gentleman était de ceux (combien en voit-on comme cela!) qui mettent un homme en état de supporter avec un courage exemplaire les afflictions de ses amis, mais qui, par une espèce de compensation, le rendent, en ce qui le concerne, très sensible à ses maux, et d'un égoïsme très susceptible. On peut donc, sans calomnier ce fonctionnaire intéressant, déclarer sans réserve et sans déguisement qu'il commença par se montrer très alarmé tout d'abord, et qu'il manifesta des émotions qui ne faisaient pas honneur à son héroïsme, jusqu'à ce qu'il eut appelé à son aide ses facultés ratiocinatives, qui lui firent entrevoir une perspective moins désespérée.
À mesure que M. Dennis exerçait les qualités intellectuelles dont la nature l'avait doué à passer en revue ses chances les plus favorables de se tirer d'affaire bellement et sans grand désagrément personnel, il sentait renaître ses esprits et augmenter sa confiance. Quand il se rappelait la haute estime dans laquelle était tenu son ministère, et le besoin constant qu'on avait de ses services; quand il se considérait lui-même, dont le Code pénal avait fait une espèce de remède universel, applicable aussi bien aux femmes qu'aux hommes, aux vieillards qu'aux enfants, aux gens de tout âge, de toute variété de criminalité; quand il songeait à la haute faveur dont il jouissait, par titre officiel, près de la Couronne, et des deux Chambres du parlement, de la Monnaie, de la Banque d'Angleterre et des Juges du territoire; quand il repassait dans son esprit tous les ministres successifs dont il était resté toujours la panacée favorite; quand il réfléchissait que c'était à lui que l'Angleterre devait de rester isolée dans la gloire de la pendaison parmi les nations civilisées de la terre; quand il se représentait tous ces titres et qu'il les pesait dans son esprit, il n'avait pas l'ombre d'un doute qu'il y allait de l'honneur de la nation reconnaissante de l'acquitter des conséquences de ses dernières escapades, et qu'elle ne pouvait manquer de lui rendre son ancienne place dans le bienheureux système social.
Il en était donc resté, comme on dit, sur sa bonne bouche, quand il prit place au milieu de l'escorte qui l'attendait, et il se rendit à la prison avec une indifférence héroïque. Et arrivant à Newgate, où on avait réparé à la hâte les ruines de quelques cachots pour y tenir en toute sûreté les révoltés, il reçut un accueil chaleureux des porte-clefs, charmés de voir un cas extraordinaire, un cas intéressant, qui rompait agréablement la monotonie de leur service uniforme. Aussi, sous l'empire de cette aimable surprise, lui mit-on les fers avec un soin tout particulier, avant de le coffrer dans l'intérieur de la prison.
«Camarade, dit le bourreau, pendant que, sous la conduite d'un officier de la geôle, il traversait, dans cet attirail nouveau pour lui, tous les corridors qu'il connaissait si bien, est-ce que je vais rester longtemps avec quelqu'un?
— Si vous nous aviez laissé plus de cellules debout, on vous en aurait donné une pour vous tout seul, lui répondit-on; mais, pour le moment, la place nous manque, et nous sommes obligés de vous donner de la compagnie.
— À la bonne heure, répliqua Dennis, je n'ai pas de répugnance pour être en compagnie, camarade; au contraire, j'aime assez la société. J'étais né pour la société, vrai.
— Quel dommage, n'est-ce pas? dit son conducteur.
— Mais non, répondit Dennis, je ne trouve pas. Pourquoi donc serait-ce dommage, camarade?
— Oh! dame! je ne sais pas, dit l'autre négligemment. C'est que, comme vous dites que vous étiez né pour la société, et qu'on va vous en priver dans votre fleur, vous comprenez…
— Dites-moi donc, reprit l'autre vivement, de quoi diable me parlez-vous là? Qu est-ce que c'est que ces gens-là qu'on va priver dans leurs fleurs?
— Oh! personne précisément: je croyais que c'était peut-être vous,» dit le geôlier.
M. Dennis s'essuya la face, qui était devenue tout à coup rouge comme le feu. «Vous avez toujours aimé à dire des farces» dit-il à son conducteur d'une voix tremblante, et il le suivit en silence, jusqu'à ce qu'il se fut arrêté devant la porte.
— C'est là ma résidence, n'est-ce pas? demanda-t-il d'un air facétieux.
— Oui, voilà la boutique, monsieur,» répliqua l'autre. Dennis se disposait à y entrer, d'assez mauvaise grâce, quand tout à coup il s'arrêta et recula tout saisi.
«Eh bien! dit le geôlier, comme vous voilà ému!
— Hum! dit Dennis à voix basse et fort alarmé. Il y a de quoi!
Fermez cette porte.
— C'est ce que je vais faire, quand vous serez entré.
— Mais je n'entrerai pas du tout. Je ne veux pas qu'on m'enferme avec cet homme-là. Est-ce que vous avez envie de me faire étrangler, camarade?»
Le geôlier n'avait pas l'air d'avoir la moindre envie pour ou contre; mais lui faisant observer en deux mots qu'il avait sa consigne, et qu'il voulait l'exécuter, il ferma la porte par- dessus lui, tourna la clef et se retira.
Dennis se tenait tout tremblant le dos contre la porte, et levant le bras par un mouvement involontaire pour se mettre en défense, les yeux fixés sur un homme, le seul locataire pour le moment du cachot, qui était étendu tout de son long sur un banc de pierre, et qui venait de suspendre sa respiration comme s'il était en train de se réveiller. Cependant il se roula sur le côté, laissa pendre son bras négligemment poussa un long soupir et, murmurant quelques mots inintelligibles, retomba aussitôt dans le sommeil.
Légèrement rassuré par ce répit, le bourreau détourna un moment les yeux de son compagnon endormi, et jeta un coup d'oeil autour du cachot pour voir s'il ne trouverait pas quelque endroit favorable ou quelque arme propice pour se défendre. Il n'y avait pas d'autre meuble qu'une mauvaise table, qu'on ne pouvait déranger sans faire du bruit, et une lourde chaise. Il se glissa sur la pointe du pied vers ce dernier article de mobilier, l'emporta dans le coin le plus reculé, et le mettant devant lui pour s'en faire un rempart, il surveilla de là les mouvements de l'ennemi avec la plus grande vigilance et une extrême défiance.
L'homme qui dormait là, c'était Hugh. Et naturellement Dennis devait se trouver dans un état d'attente assez pénible, et souhaiter à part lui que l'autre ne se réveillât jamais. Fatigué de rester debout, il s'accroupit dans son coin au bout de quelque temps, et finit par s'asseoir sur le pavé glacé. Cependant, quoique la respiration de Hugh annonçât toujours qu'il dormait d'un bon somme, il ne pouvait se résoudre à le quitter des yeux un instant. Il en avait si grand'peur, il redoutait tellement un assaut subit de sa part, que, non content d'observer ses yeux fermés au travers des barreaux de la chaise, il se levait en tapinois de temps en temps sur ses pieds pour le regarder, le cou tendu, et s'assurer qu'il était réellement bien endormi, et qu'il n'allait pas profiter d'un moment de surprise pour s'élancer sur lui.
Hugh dormit si longtemps et si profondément, que M. Dennis commença à croire qu'il ne se réveillerait pas avant la visite du porte-clefs. Déjà il se félicitait de cette supposition flatteuse, et bénissait son étoile avec ferveur, quand il se manifesta deux ou trois symptômes assez peu rassurants, comme par exemple un nouveau mouvement du bras, un nouveau soupir, une agitation incessante de la tête; puis, juste au moment où le dormeur allait tomber lourdement à bas de ce lit étroit, les yeux de Hugh s'ouvrirent.
Le hasard voulut que sa figure se trouvât précisément tournée du côté de son visiteur inattendu, il le regarda bien une douzaine de secondes tranquillement, sans avoir l'air d'être surpris ni de le reconnaître. Puis tout à coup il fit un bond et prononça son nom avec un gros juron.
«N'approchez pas, camarade, n'approchez pas, cria Dennis, se cachant derrière la chaise, ne me touchez pas. Je suis prisonnier comme vous. Je n'ai pas la liberté de mes membres. Je ne suis qu'un pauvre vieux. Ne me faites pas de mal.»
Il prononça les derniers mots d'un air si câlin et d'un ton si piteux, que Hugh, qui avait saisi la chaise et la tenait en l'air pour lui en asséner un coup, se retint et lui dit de se relever.
«Oui certainement, camarade, je vais me relever, cria Dennis, prompt à l'apaiser par tous les moyens en son pouvoir; je ne demande pas mieux que de faire tout ce qui peut vous être agréable, bien sûr; là! me voici relevé. Qu'est-ce que je puis faire pour vous? Vous n'avez qu'un mot à dire, et je le ferai.
— Ce que vous pouvez faire pour moi! cria Hugh, en l'empoignant par le collet avec ses deux mains et le secouant aussi rudement que s'il voulait lui couper la respiration. Et qu'est-ce que vous avez fait pour moi?
— J'ai fait de mon mieux, ce que je pouvais faire de mieux.» répondit le bourreau.
Hugh, sans répliquer, le secoua dans ses serres vigoureuses à lui faire branler les dents dans la mâchoire, le lança par terre, et alla se rejeter lui-même sur son banc.
«Si ce n'était pas le plaisir que je ressens au moins de vous voir ici, murmura-t-il entre ses dents, je vous aurais écrasé la tête contre la muraille; oh! oui, et ça ne serait pas long.»
Il se passa quelque temps avant que Dennis eût retrouvé sa respiration pour pouvoir parler; mais sitôt qu'il put reprendre son langage humble et soumis, il n'y manqua pas.
«Oui, j'ai fait de mon mieux, dit-il d'un ton caressant; savez- vous que j'avais là deux baïonnettes dans les reins, et je ne sais pas combien de cartouches à mon service, pour me forcer à aller où vous étiez, et que, si vous n'aviez pas été pris, vous auriez été tué à coups de fusil? Jugez un peu, la belle figure que vous auriez faite!… un beau jeune homme comme vous!
— Je vais donc faire à présent plus belle figure, hein? demanda Hugh, en relevant la tête avec une expression si terrible que l'autre n'osa pas lui répliquer pour le moment.
— Il n'y a pas de doute, dit Dennis d'un ton doucereux, après un instant de silence. D'abord il y a les chances du procès, et vous en avez mille pour vous. Nous pouvons nous en tirer les braies nettes: on a vu des choses plus extraordinaires que ça. Après cela, quand même ce ne serait pas, et que les chances tourneraient contre nous, nous en serons quittes pour être exécutés une bonne fois; et ça se fait, voyez-vous, avec tant de propreté, d'adresse et d'agrément, si le terme ne vous paraît pas trop fort, que vous ne pourriez jamais croire qu'on ait pu porter la chose à ce point de perfection. Tuer un de nos semblables à coups de fusil… Pouah!» Et cette idée seule révoltait tellement sa nature, qu'il cracha sur le pavé du cachot.
La chaleur qu'il montrait sur ce sujet pouvait passer pour du courage aux yeux de quelqu'un qui ne connaissait pas ses goûts et ses préférences artistiques; de plus, comme il se gardait bien de laisser percer ses espérances secrètes, et qu'il avait l'air au contraire de se mettre sur le même pied que Hugh, ce vaurien fut plus sensible à ces considérations pour se laisser attendrir, qu'il ne l'aurait été à tous les plus beaux raisonnements ou à la soumission la plus abjecte. Il reposa donc ses bras sur ses genoux, et, se baissant en avant, il regarda Dennis par-dessous les mèches de ses cheveux, avec une espèce de sourire sur les lèvres.
«Le fait est, camarade, dit le bourreau d'un ton de plus intime confiance, que vous vous étiez fourré là en assez mauvaise compagnie. Vous étiez avec un homme qu'on poursuivait bien plus que vous: c'était lui que je cherchais. Au reste, vous voyez ce que j'ai gagné à tout cela. Me voici ici comme vous: nous sommes dans la même barque.
— Tenez, gredin, lui dit Hugh en fronçant les sourcils, je ne suis pas assez dupe pour ne pas savoir que vous comptiez y gagner quelque chose, sans quoi vous ne l'auriez pas fait; mais c'est une affaire finie. Vous voilà ici. Il ne sera bientôt pas plus question de vous que de moi; et je ne tiens pas plus à vivre qu'à mourir, à mourir qu'à vivre; ce m'est tout un. Alors, pourquoi me donnerais-je la peine de me venger de vous? Boire, manger, dormir, tout le temps que j'ai à rester ici, je ne me soucie pas d'autre chose. S'il pouvait seulement pénétrer un peu plus de soleil dans ce maudit trou, pour qu'on pût s'y réchauffer, je voudrais y rester couché tout le long du jour, sans me donner la peine de me lever ou de m'asseoir une fois: voilà comme je me soucie de moi. Pourquoi donc me soucier de vous?»
Il finit cette harangue par un grognement qui ressemblait assez au bâillement d'une bête féroce, se remit tout de son long sur le banc, et ferma de nouveau les yeux.
Après l'avoir regardé quelques moments en silence, Dennis tout heureux de l'avoir trouvé si bénin, approcha de sa couche grossière la chaise sur laquelle il s'assit près de lui; pourtant il prit la précaution de ne pas se mettre à portée de son bras nerveux.
«Bien dit, camarade, on ne peut pas mieux dire, se risqua-t-il à répondre. Nous allons boire et manger tant que nous pourrons, dormir tant que nous pourrons, nous rendre la vie douce tant que nous pourrons; et avec de l'argent on a tout: dépensons-le gaiement.
— De l'argent! dit Hugh en se retournant dans une position plus commode… où est-il?
— Dame! ils m'ont pris le mien à la loge, dit M. Dennis, mais ils ne traitent pas tout le monde de même.
— Vous croyez? Eh bien! ils m'ont pris le mien aussi.
— Alors je vais vous dire, camarade, il faut vous adresser à vos parents.
— Mes parents! dit Hugh se relevant en sursaut et se soutenant sur ses mains; où sont-ils, mes parents?
— Vous avez toujours bien de la famille?
— Ha! ha! ha! dit Hugh en éclatant de rire et balançant son bras au-dessus de sa tête. Ne va-t-il pas parler de parents, ne va-t-il pas parler de famille à un homme dont la mère a péri de la mort qui attend son fils, et l'a laissé, pauvre affamé, sans un visage de connaissance au monde! Venez donc me parler de parents et de famille!
— Camarade, cria le bourreau, dont les traits éprouvèrent un changement subit, vous ne voulez pas dire que…
— Je veux dire, reprit Hugh, qu'ils l'ont pendue à Tyburn. Ce qui était bon pour elle est assez bon pour moi. Qu'ils m'en fassent autant quand ils voudront… le plus tôt sera le mieux. Pas un mot de plus; je vais dormir.
— Au contraire, j'ai besoin de vous parler; j'ai besoin d'avoir là-dessus plus de détails, dit Dennis, changeant de couleur.
— Ne vous avisez pas de ça, répondit Hugh en grognant; vous ferez bien de tenir votre langue. Quand je vous dis que je vais dormir!»
Dennis s'étant risqué à dire quelques mots encore malgré cet avertissement, son camarade, furieux, lui lança de toute sa force un coup de poing qui pourtant ne l'atteignit pas, puis se recoucha en murmurant une foule de jurons et d'imprécations et en se tournant la face contre la muraille. Après avoir essayé encore une ou deux fois à ses risques et périls, malgré la terrible humeur de son compagnon, de le tirer tout doucement par la basque de son habit pour reprendre cette conversation dont M. Dennis, pour des raisons à lui connues, tenait tant à poursuivre le cours, il n'eut pas d'autre alternative que d'attendre, aussi patiemment qu'il le put, le bon plaisir du dormeur.
CHAPITRE XXXIII.
Un mois s'est écoulé… Nous sommes dans la chambre à coucher de sir John Chester. À travers la fenêtre entr'ouverte, le jardin du Temple paraît vert et agréable. La paisible rivière, égayée par des bateaux et des barques, sillonnée par le battement des rames, étincelle au loin. Le ciel est clair et bleu, et l'air suave de l'été pénètre doucement dans la chambre, qu'il remplit de ses parfums. La ville même, cette ville de fumée, est radieuse. Ses toits élevés, ses clochers, ses dômes, ordinairement noirs et tristes, ont pris une teinte de gris clair qui est presque un sourire. Toutes les vieilles girouettes dorées, les boules, les croix qui surmontent les édifices, brillent à nouveau au gai soleil du matin, et bien haut, au-dessus de tous les autres, domine Saint-Paul, montrant sa crête majestueuse d'or bruni.
Sir John était en train de déjeuner dans son lit. Son chocolat et sa rôtie étaient placés près de lui sur une petite table. Des livres et des journaux étaient étalés sur le couvre-pied, et, s'interrompant tantôt pour jeter un coup d'oeil de satisfaction tranquille autour de sa chambre rangée dans un ordre parfait, tantôt pour contempler d'un air indolent le ciel azuré, il continuait de manger, de boire et de lire les nouvelles, en homme qui sait savourer les douceurs de la vie élégante.
La joyeuse influence du matin semblait produire quelque effet, même sur son humeur toujours uniforme. Ses manières étaient plus gaies qu'à l'ordinaire, son sourire plus serein et plus agréable, sa voix plus claire et plus animée. Il déposa le journal qu'il venait de lire, se renfonça dans son oreiller de l'air d'un homme qui s'abandonne au cours d'une foule de charmants souvenirs, et, après un moment de repos, s'adressa à lui-même le monologue suivant:
«Et mon ami le Centaure, qui suit les traces de sa petite maman! cela ne m'étonne pas. Et son mystérieux ami, M. Dennis, qui prend le même chemin! cela ne m'étonne pas non plus. Et mon ancien facteur, ce jeune imbécile de Chigwell, avec ses allures indépendantes! cela me fait infiniment de plaisir. Il ne pouvait rien lui arriver de plus heureux.»
Après s'être soulagé de ces réflexions, il retomba dans le cours de ses pensées souriantes, auxquelles il ne s'arracha plus que pour finir son chocolat, qu'il ne voulait pas laisser refroidir, et pour tirer la sonnette afin qu'on lui en apportât encore une tasse.
La tasse arrivée, il la prit des mains de son domestique, et lui dit, en le congédiant avec une affabilité charmante: «Bien obligé, Peak.»
«C'est une circonstance bien remarquable, se dit-il d'un ton nonchalant, en jouant tranquillement avec sa petite cuiller, qu'il ne s'en est fallu de rien que mon ami l'imbécile s'échappât de là. Par bonheur (ou, comme on dit dans le monde, par un cas providentiel), le frère de milord le maire s'est trouvé juste à point à l'audience avec d'autres juges de paix campagnards, dont la tête épaisse n'a pu résister à la curiosité d'aller voir ça. Car, bien que le frère de milord le maire eût décidément tort, et donnât par sa déposition stupide une nouvelle preuve de sa parenté avec ce drôle de personnage, en déclarant que la tête de mon ami était très saine, et qu'à sa connaissance il avait parcouru la province avec sa vagabonde mère pour y proclamer des sentiments révolutionnaires et séditieux, je ne lui en suis pas moins obligé d'avoir porté de lui-même ce témoignage. Ces créatures idiotes font quelquefois des observations si étranges et si embarrassantes, qu'en vérité il n'y a rien de mieux à faire que de les pendre, pour le repos de la société.»
Le juge de paix campagnard avait en effet tourné les chances contre le pauvre Barnabé, et décidé les doutes qui faisaient pencher la balance en sa faveur. Grip ne se doutait guère de la responsabilité qui pesait sur lui dans cette affaire.
«Cela fera un trio singulier, dit sir John, s'appuyant la tête sur sa main et dégustant son chocolat, un trio très curieux. Le bourreau en personne, le Centaure et l'imbécile. Le Centaure ferait un excellent sujet d'autopsie dans l'amphithéâtre de chirurgie et rendrait grand service à la science, j'espère qu'ils n'auront pas manqué de le retenir d'avance… Peak, je n'y suis pas, vous sentez: pour personne, excepté le coiffeur.»
Cette recommandation à son domestique fut provoquée par un petit coup à la porte, que Peak se dépêcha d'aller ouvrir. Après un chuchotement prolongé de demandes et de réponses, il revint, et, au moment où il venait de fermer soigneusement derrière lui la porte de la chambre, on entendit tousser un homme dans le corridor.
«Non, c'est inutile, Peak, dit sir John, levant la main pour lui faire signe qu'il pouvait s'épargner la peine de lui rendre compte de son message: je n'y suis pas, je ne puis pas vous entendre. Je vous ai déjà dit que je n'y étais pas, et ma parole est sacrée. Vous ne ferez donc jamais ce que je vous commande?»
N'ayant rien à répondre à un ordre si péremptoire, l'homme allait se retirer, quand le visiteur qui lui avait valu ce reproche, impatient d'attendre, apparemment, cogna plus fort à la porte, en criant qu'il avait à communiquer à sir John Chester une affaire urgente, qui n'admettait point de retard. «Faites-le entrer, dit sir John. Mon brave homme, ajouta-t-il quand la porte fut ouverte, comment pouvez-vous vous introduire si familièrement et d'une manière si extraordinaire dans les appartements particuliers d'un gentleman? Comment pouvez-vous vous manquer ainsi à vous-même, et vous exposer au reproche mérité de vous montrer si mal élevé?
— L'affaire qui m'amène, sir John, n'est pas ordinaire, je vous assure, répondit la personne à qui s'adressait ce mauvais compliment; et si je n'ai pas suivi les règles de la politesse ordinaire pour me présenter devant vous, j'espère que vous voudrez bien me le pardonner, par cette considération.
— À la bonne heure! Nous verrons bien, nous verrons bien, reprit sir John, dont le visage s'éclaircit aussitôt qu'il eut vu celui de son visiteur, et qui reprit tout à fait son sourire avenant. Je crois que nous nous sommes déjà vus quelque part? ajouta-t-il de son ton séduisant; mais, réellement, je ne me rappelle plus votre nom.
— Je m'appelle Gabriel Varden.
— Varden? Ah! oui, certainement. Varden, reprit sir John en se donnant une tape sur le front. Mon Dieu! comme ma mémoire devient quinteuse! Certainement, Varden… M. le serrurier Varden. Vous avez une charmante femme, monsieur Varden, et une bien belle fille! Ces dames se portent bien?
— Oui, monsieur, très bien; je vous remercie.
— J'en suis charmé. Rappelez-moi à leur souvenir quand vous allez les revoir, et dites-leur que je regrette bien de ne pouvoir être assez heureux pour leur faire moi-même les compliments dont je vous ai chargé pour elles. Eh bien! demanda-t-il après un moment de silence de l'air le plus mielleux, qu'est-ce que je peux faire pour vous? Disposez de moi, ne vous gênez pas.
— Je vous remercie, sir John, dit Gabriel avec un peu de fierté; mais ce n'est pas pour vous demander une faveur que je viens ici, c'est simplement pour une affaire… particulière, ajouta-t-il en jetant un coup d'oeil du côté du domestique, qui restait là à regarder… une affaire très pressante.
— Je ne vous dirai pas que votre visite n'en est que plus agréable pour être désintéressée, et que vous n'eussiez pas été également le bienvenu si vous aviez eu à me demander quelque chose, car je me serais estimé heureux de vous rendre service; mais enfin, soyez le bienvenu dans tous les cas… Faites-moi le plaisir, Peak, de me verser encore un peu de chocolat, et de ne pas rester là.»
Le domestique se retira et les laissa seuls.
«Sir John, dit Gabriel, je ne suis qu'un ouvrier, et je n'ai jamais été autre chose de ma vie; si je ne sais pas bien vous préparer à entendre ce que j'ai à vous dire, si je vais tout droit au but, un peu brusquement, si je vous donne un coup qu'un gentleman vous aurait mieux ménagé ou au moins adouci mieux que moi, j'espère que vous me saurez toujours gré de l'intention: car j'ai bien le désir d'y mettre du soin et de la discrétion, et je suis sûr que, de la part d'un homme tout rond comme moi, vous prendrez l'intention pour le fait.
— Monsieur Varden, répliqua l'autre, sans être en rien déconcerté par cet exorde, je vous prie de vouloir bien prendre une chaise. Je ne vous offre pas de chocolat, vous ne l'aimez peut-être pas? À la bonne heure! Ce n'est pas un goût primitif.
— Sir John, dit Gabriel, qui avait reconnu par un salut l'invitation à lui faite de s'asseoir, sans vouloir en profiter; sir John…» Il baissa la voix et s'approcha plus près de lui… «J'arrive tout droit de Newgate.
— Dieu du ciel! s'écria sir John, se mettant bien vite sur son séant dans son lit; de Newgate, monsieur Varden! Il n'est pas possible que vous ayez l'imprudence de venir de Newgate. Newgate, où il y a des typhus de prison, des gens en guenilles, des va-nu- pieds, tant hommes que femmes, et un tas d'horreurs! Peak, apportez le camphre, vite, vite. Ciel et terre! mon cher monsieur Varden, ma bonne âme! est-il vraiment possible que vous veniez de Newgate?»
Gabriel, sans répondre, regardait seulement en silence, pendant que Peak, qui venait d'entrer à propos avec le supplément de chocolat tout chaud, courait ouvrir un tiroir, et rapportait une bouteille dont il aspergeait la robe de chambre de son maître, et toute la literie; après quoi il en arrosa le serrurier lui-même, à pleines mains, et décrivit autour de lui un cercle de camphre sur le tapis. Cela fait, il se retira de nouveau; et sir John, appuyé nonchalamment sur son oreiller, tourna encore une fois sa face souriante du côté de son visiteur.
«Vous me pardonnerez, j'en suis sûr, monsieur Varden, de m'être montré si ému tout de suite, dans votre intérêt comme dans le mien. J'avoue que j'en ai été saisi, malgré votre exorde délicat. Voulez-vous me permettre de vous demander la faveur de ne pas approcher davantage?… Réellement, est-ce que vous venez de Newgate?»
Le serrurier inclina la tête.
«Vrai… ment! Eh bien! alors, monsieur Varden, toute exagération et tout embellissement à part, dit sir John d'un ton confidentiel, en savourant son chocolat, quel genre d'endroit est-ce que Newgate?
— C'est un endroit bien étrange, sir John, répondit le serrurier. Un endroit d'un genre bleu triste et bien affligeant. Un endroit étrange, où l'on voit et où l'on entend d'étranges choses; mais il ne peut pas y en avoir de plus étranges que celles dont je viens vous entretenir. C'est un cas urgent. Je suis envoyé ici…
— Ce n'est toujours pas… de la prison? Non, non, ce n'est pas possible.
— Si, de la prison, sir John.
— Mais mon bon, mon crédule, mon brave ami, dit sir John en posant sa tasse pour rire aux éclats, envoyé par qui donc?
— Par un homme du nom de Dennis… qui, après en avoir tant pendu d'autres depuis des années, sera demain lui-même un pendu.» répondit le serrurier.
Sir John s'était attendu… il en était même sûr dès le commencement… qu'il lui dirait que c'était Hugh qui l'avait envoyé, et il tenait là-dessus sa réponse prête. Mais ce qu'il entendait là lui causa un degré d'étonnement que, pour le moment, malgré son habileté à composer son visage, il ne put s'empêcher de laisser percer dans ses traits. Cependant il eut bientôt dissimulé ce léger trouble, et dit du même ton léger:
«Et qu'est-ce que le gentleman veut de moi? Ma mémoire peut bien encore me faire défaut, mais je ne me souviens pas d'avoir jamais eu le plaisir de lui être présenté, ou de le compter au nombre de mes amis personnels, je vous assure, Varden.
— Sir John, répondit le serrurier gravement, je vais vous répéter, aussi exactement que je pourrai, dans les termes mêmes dont il s'est servi, ce qu'il désire vous communiquer, et ce qu'il faut que vous sachiez, sans perdre un instant.»
Sir John Chester s'installa dans une position plus moelleuse encore et regarda son visiteur avec une expression qui semblait dire: «Voilà un brave homme bien amusant; il faut que je l'entende jusqu'au bout.»
«Peut-être avez-vous vu dans le journal, dit Gabriel, en montrant celui que sir John avait sous la main, que j'ai déposé comme témoin contre cet homme dans son procès, il y a déjà quelques jours, et que ce n'est pas sa faute si j'ai vécu assez pour être à même de dire ce que j'avais vu?
— Peut-être! cria sir John. Comment pouvez-vous dire peut-être? Mon cher monsieur Varden, vous êtes un héros, et vous méritez bien de vivre dans la mémoire des hommes. Rien ne peut surpasser l'intérêt avec lequel j'ai lu votre déposition, et avec lequel je me suis rappelé que j'avais le plaisir de vous connaître un peu… J'espère bien que nous allons faire publier votre portrait!
— Ce matin, monsieur, dit le serrurier, sans faire attention à ces compliments, ce matin, de bonne heure, on m'a apporté de Newgate un message de la part de cet homme, qui me priait d'aller le voir, parce qu'il avait quelque chose de particulier à me communiquer. Je n'ai pas besoin de vous dire que ce n'est pas un de mes amis, et que je ne l'avais même jamais vu avant le siège de ma maison par les insurgés.»
Sir John s'éventa doucement avec le journal, en faisant un signe de tête pour témoigner de son assentiment.
«Cependant, reprit Gabriel, je savais, par le bruit public, que le mandat d'exécution pour le mettre à mort demain était arrivé la nuit dernière à la prison, et le regardant comme un homme in extremis, je cédai à sa demande.
— Vous êtes un vrai chrétien, monsieur Varden, dit sir John; et cette aimable qualité de plus redouble le désir que je vous ai déjà exprimé de vous voir prendre une chaise.
— Il m'a dit, continua Gabriel, en regardant avec fermeté le chevalier, qu'il m'avait envoyé chercher parce qu'en sa qualité d'exécuteur des hautes oeuvres, il n'avait ni ami ni camarade au monde, et parce qu'il croyait, d'après la manière dont il m'avait vu déposer en justice, que je devais être un homme loyal, qui agirait franchement et fidèlement avec lui. Il ajouta qu'étant évité par chacun de ceux qui connaissaient sa profession, même par les gens du plus bas étage et de la plus misérable condition, et voyant, quand il était allé rejoindre les rebelles, que ceux auxquels il s'était associé ne s'en doutaient pas (et je crois qu'il m'a dit vrai, car il avait là pour camarade un pauvre imbécile d'apprenti que j'avais depuis longtemps à la boutique), il s'était bien gardé de leur livrer son secret, jusqu'au moment où il avait été pris et mené en prison.
— C'est très discret de la part de M. Dennis, fit observer sir John avec un léger bâillement, quoique toujours avec la plus extrême affabilité mais… à l'exception de votre manière admirable et lucide de narrer, contre laquelle je n'ai rien à dire… ce n'est pas autrement intéressant pour moi.
— Lorsque, poursuivit le serrurier sans se laisser intimider par ces interruptions auxquelles il ne faisait seulement pas attention… lorsqu'il fut mené en prison, il y trouva pour camarade de chambrée un jeune homme nommé Hugh, un des chefs de l'émeute, qui avait été trahi et livré par lui. D'après quelques paroles échappées à ce malheureux dans le cours de la conversation vive qu'ils échangèrent en se retrouvant, il découvrit que la mère de Hugh avait subi la même mort que celle qui leur était à tous deux réservée… Le temps est bien court, sir John.»
Le chevalier posa son éventail de papier, remit sa tasse sur la table près de lui, et, à l'exception du sourire qui perça dans le coin de sa bouche, il regarda le serrurier d'un oeil aussi assuré que le serrurier le regardait lui-même.
«Voici maintenant un mois qu'ils sont en prison. De fil en aiguille, le bourreau a bientôt reconnu, par leurs conversations, en comparant les dates, les lieux, les circonstances, que c'était lui-même qui avait exécuté la sentence prononcée contre cette femme par la loi. Tentée par le besoin, comme tant d'autres, elle s'était laissé entraîner au délit fatal de passer de faux billets de banque. Elle était jeune et belle, et les industriels qui emploient des hommes, des femmes et des enfants à ce trafic, jetèrent les yeux sur elle comme sur une personne faite pour réussir dans leur commerce, et probablement pour ne pas éveiller de longtemps les soupçons. Ils s'étaient bien trompés: elle fut arrêtée du premier coup, et condamnée à mort pour son début. Elle était Bohémienne de naissance, sir John…»
Peut-être n'était-ce que l'effet d'un nuage qui obscurcit le soleil en passant, et jeta une ombre sur la figure du chevalier; mais il devint d'une pâleur mortelle. Cela ne l'empêcha pas de soutenir d'un oeil ferme l'oeil du serrurier, comme auparavant.
«Elle était Bohémienne de naissance, sir John, répéta Gabriel, et elle avait l'âme haute, indépendante; raison de plus, avec sa bonne mine et ses manières distinguées, pour intéresser quelques- uns de ces gentlemen qui se laissent aisément prendre à des yeux noirs: on fit donc des efforts pour la sauver. On y aurait réussi, si elle avait voulu seulement leur dire quelques mots de son histoire. Mais elle n'y consentit jamais, elle s'obstina dans son silence. On eut même des raisons de soupçonner qu'elle attenterait à sa vie. On la mit en surveillance nuit et jour, et, à partir de ce moment, elle n'ouvrit plus la bouche.»
Sir John étendit la main vers sa tasse, mais le serrurier l'arrêta en chemin:
«Excepté, ajouta-t-il, une minute avant de mourir. Car alors elle rompit le silence pour dire d'une voix ferme, qui ne fut entendue que de son exécuteur, lorsque toute créature vivante s'était retirée pour l'abandonner à son sort: «Si j'avais là une dague dans les doigts, et qu'il fût à portée de mes mains, je la lui enfoncerais dans le coeur, même en ce moment suprême! — À qui ça! demanda l'autre. — Au père de mon garçon,» dit-elle.»
Sir John retira sa main, et, voyant que le serrurier s'était tu, il lui fit signe avec la plus tranquille politesse et sans aucune émotion apparente, de continuer.
«C'était le premier mot qui lui fût échappé depuis le commencement, qui pût faire soupçonner qu'elle eût aucun attachement sur la terre. «Et l'enfant, est-il vivant? demanda-t- il. — Oui,» répondit-elle. Il lui demanda où il était, quel était son nom, et si elle avait quelque souhait à former pour lui. «Je n'en ai qu'un: c'est qu'il puisse vivre et grandir dans une ignorance absolue de son père, pour que rien au monde ne puisse lui apprendre ce que c'est que douceur et pardon. Quand il sera devenu un homme, je m'en fie au dieu de ma tribu pour le faire rencontrer avec son père, et me venger par mon fils.» Il lui fit encore quelques questions, mais elle ne répondit plus rien. Encore, d'après le récit du bourreau, n'est-ce pas à lui qu'elle semblait dire ce peu de mots, car elle avait, pendant ce temps-là, les yeux levés vers le ciel, sans les tourner vers lui une seule fois.»
Sir John prit une prise de tabac, en regardant d'un air approbateur une élégante esquisse représentant la Nature sur muraille, et, relevant les yeux vers le visage du serrurier, il lui dit d'un air de courtoisie protectrice.
«Vous alliez remarquer, monsieur Varden …
— Que jamais, répliqua Gabriel, qui ne se laissait pas démonter par tous ces semblants et n'en gardait pas moins son ton ferme et son regard assuré, que jamais elle ne tourna les yeux vers lui; pas une seule fois, sir John, et que c'est comme cela qu'elle mourut. Lui, il l'eut bientôt oubliée; mais, quelques années après, un homme fut de même condamné à mort, un Bohémien comme elle, un gaillard au teint brun et basané, une espèce d'enragé. Et, pendant qu'il était en prison, en attendant l'exécution, comme il avait vu bien des fois le bourreau avant d'être arrêté. Il lui sculpta son portrait sur sa canne, comme pour montrer qu'il bravait la mort, et pour faire voir à ceux qui l'approchaient le peu de souci qu'il avait de la vie. Arrivé à Tyburn, il lui remit sa canne entre les mains, en lui disant que la femme dont il lui avait parlé avait déserté sa tribu pour aller trouver un gentleman, et que, se voyant ensuite abandonnée par son séducteur et répudiée par ses anciennes camarades, elle avait fait le serment, dans son orgueil irrité, de ne jamais plus demander aide ni secours à personne, quelle que fût sa misère. Il ajouta qu'elle avait tenu parole jusqu'au dernier moment, et que le rencontrant dans les rues, même lui, qui, à ce qu'il paraît, l'avait autrefois tendrement aimée, elle avait fait un détour pour échapper à sa vue, et qu'il ne l'avait plus revue depuis, que le jour où, se trouvant dans un des fréquents rassemblements de Tyburn, avec quelques-uns de ses rudes compagnons, il était devenu presque fou, en la voyant, mais sous un autre nom, parmi les criminels dont il était venu contempler la mort. Là donc, debout sur la même planche où elle avait figuré avant lui, il raconta tout cela au bourreau, et lui dit le vrai nom de la femme, qui n'était connu que de sa tribu et du gentleman pour l'amour duquel elle avait abandonné les siens… Ce nom, sir John, il ne veut plus le dire qu'à vous.
— Qu'à moi! s'écria le chevalier s'arrêtant dans le geste de porter sa tasse à ses lèvres, d'une main ferme comme un roc, et courbant en l'air son petit doigt, pour déployer à son avantage la splendeur d'une bague de diamant dont il était orné. Qu'à moi!… mon cher monsieur Varden. À quoi bon, je vous prie, me choisir tout exprès pour me faire cette confidence, quand il avait sous sa main un homme aussi digne que vous de toute sa confiance?
— Sir John, sir John, répondit le serrurier, demain à midi ces hommes-là seront morts. Écoutez le peu de mots que j'ai encore à vous dire, et n'espérez pas me tromper. Car je ne suis, il est vrai, qu'un homme simple et humble de condition, tandis que vous, vous êtes un gentleman de haut rang et de grand savoir; mais la vérité m'élève à votre niveau, et je sais que vous devinez où j'en veux venir, et que vous êtes convaincu que Hugh le condamné est votre fils.
— Par exemple! dit sir John, en le raillant d'un ton badin; je ne suppose pas que ce gentleman sauvage, qui est mort si subitement, soit allé jusque-là.
— C'est vrai, reprit le serrurier, car elle lui avait fait prêter serment, d'après un rite connu seulement de ces gens-là, et que les plus détestables parmi eux respectent comme sacré, de ne point dire votre nom; seulement, il avait sculpté sur sa canne un dessin fantastique où l'on voyait quelques lettres, et quand le bourreau la reçut de ses mains, l'autre lui recommanda particulièrement, s'il devait jamais rencontrer plus tard le fils de la Bohémienne, de ne pas oublier l'endroit désigné par ces lettres.
— Quel endroit?
— Chester.»
Le chevalier acheva sa tasse de chocolat avec l'air d'y trouver un plaisir infini, et s'essuya soigneusement les lèvres sur son mouchoir.
«Sir John, dit le serrurier, voilà tout ce qu'il m'a dit; mais, depuis que ces deux hommes ont été laissés ensemble, en attendant la mort, ils ont conféré ensemble très intimement. Allez les voir, allez entendre ce qu'ils peuvent vous dire de plus. Voyez ce Dennis, il vous apprendra ce qu'il n'a pas voulu me confier à moi- même. Vous qui tenez maintenant le fil dans les mains, si vous voulez quelque confirmation de tous ces faits, rien ne vous est plus aisé.
— Ah çà, qu'est-ce donc, mon cher, mon bon, mon estimable monsieur Varden? car, en vérité, malgré moi, je ne puis pas me fâcher contre vous, dit sir John Chester en se relevant de son oreiller et s'appuyant sur son coude; qu'est-ce donc que tout cela signifie?
— Je vous prends pour un homme, sir John, et je suppose que cela signifie qu'il faut réveiller quelque affection naturelle dans votre coeur; qu'il faut tendre tous vos nerfs et déployer toutes les facultés et l'influence dont vous pouvez jouir en faveur de votre misérable fils et de l'homme qui vous a révélé son existence. Au moins devez-vous, je suppose, aller voir votre fils, pour lui inspirer l'horreur de son crime et le sentiment du danger qui le menace: car pour le moment il y est insensible. Jugez de ce qu'a dû être sa vie, par ce que je lui ai entendu dire, que si je réussissais à vous déranger le moins du monde, ce ne serait que pour faire hâter sa mort, si vous en aviez le pouvoir, parce qu'elle vous répondrait de son silence!
— Et est-il possible, mon bon monsieur Varden, dit sir John d'un ton de doux reproche, est-il réellement possible que vous ayez vécu jusqu'à l'âge que vous avez, et que vous soyez resté assez simple et assez crédule pour venir trouver un gentleman d'un caractère bien connu, avec une pareille mission, de la part de quelques misérables poussés à bout par le désespoir, et qui se rattacheraient à un fétu? Dieu du ciel! ah, fi donc! fi donc!»
Le serrurier allait répliquer, mais l'autre l'arrêta.
«Sur tout autre sujet, monsieur Varden, je serai charmé… de converser avec vous; mais je dois à ma dignité d'ajourner cette question à un autre moment.
— Réfléchissez-y bien, monsieur, quand je vais être parti, répondit le serrurier; réfléchissez-y bien. Quoique vous ayez trois fois, depuis quelques semaines, mis à la porte votre fils légitime, M. Édouard, vous pouvez avoir le temps, vous pouvez avoir des années devant vous pour faire votre paix avec celui-là, sir John; mais ici vous n'avez plus que douze heures: c'est bientôt passé, et après cela ce sera fini.
— Je vous remercie beaucoup, répliqua le chevalier en envoyant de sa main délicate un baiser en forme d'adieu au serrurier, je vous remercie de votre avis ingénu. Je regrette seulement, mon brave homme, quoique vous soyez d'une simplicité charmante, que vous n'ayez pas avec cela un peu plus de connaissance du monde. Je n'ai jamais été plus contrarié qu'en ce moment d'être interrompu par l'arrivée de mon coiffeur. Que Dieu vous bénisse! Bonjour. N'oubliez pas, je vous prie, ma commission auprès de ces dames, monsieur Varden. Peak, conduisez M. Varden jusqu'à la porte.»
Gabriel ne dit plus rien; il rendit seulement à sir John un signe d'adieu, et le quitta. Comme il sortait de la chambre, la figure de sir John changea, et le sourire stéréotypé fit place à une expression égarée et inquiète. Comme celle d'un acteur ennuyé, épuisé par le rôle difficile qu'il vient de jouer. Il se leva de son lit avec un soupir pénible, et s'enveloppa dans sa robe de chambre.
«Ainsi elle a tenu parole, dit-il, elle a fidèlement exécuté sa menace. Je voudrais pour beaucoup n'avoir jamais vu cette sombre figure… Il était facile d'y lire du premier coup toutes ces conséquences. C'est une affaire qui ferait un bruit terrible, si elle reposait sur un témoignage plus honnête; mais celui-là, avec tous les anneaux rompus qui empêchant de renouer la chaîne, je peux impunément le braver … C'est extrêmement désagréable d'être le père d'une créature si grossière. Pourtant je lui avais donné un bon avis, je lui avais bien dit qu'il se ferait pendre. Qu'aurais-je pu faire de plus si j'avais su le secret de notre parenté? car enfin, combien y a-t-il de pères qui n'en font pas même autant pour leurs bâtards!… Vous pouvez faire entrer le coiffeur, Peak.»
Le coiffeur entra, et, dans sir John Chester, dont la conscience accommodante fut bientôt tranquillisée par les nombreux exemples que lui fournissait sa mémoire à l'appui de sa dernière réflexion, il retrouva le même gentleman séduisant, élégant, imperturbable, qu'il avait vu la veille, l'avant-veille et toujours.
CHAPITRE XXXIV.
En s'en allant tout doucement de chez sir John Chester, le serrurier ralentit encore son pas sous les arbres qui ombrageaient l'entrée, avec une sorte d'espérance qu'on allait peut-être le rappeler. Il était revenu déjà sur ses pas, et s'arrêtait encore au détour de la rue, quand l'horloge sonna douze fois. Douze heures, tintement solennel! non pas seulement en pensant à demain, mais il savait que c'était le glas funèbre de l'assassin, il l'avait vu passer dans la rue encombrée par la foule, au milieu des imprécations de la multitude; il avait remarqué sa lèvre frémissante et ses membres tremblants; la couleur plombée de sa face, son front gluant, son oeil égaré… la crainte de la mort qui absorbait chez lui toute autre pensée, et qui lui dévorait sans pitié le coeur et la cervelle. Il avait remarqué son regard errant, en quête de quelque espérance, et ne rencontrant, de quelque côté qu'il se tournât, que le désespoir. Il avait vu cette créature agitée par son crime, pitoyable et désolée, conduite avec sa bière à côté d'elle dans la charrette jusqu'au gibet. Il savait que jusqu'à la fin il était resté inflexible, obstiné; que, dans la terreur sauvage de sa condition, il s'était plutôt endurci qu'attendri à l'égard de sa femme et de son fils; que ses dernières paroles avaient été des paroles de malédiction contre eux, comme étant ses ennemis.
M. Haredale avait résolu d'y aller, pour s'assurer par ses yeux du dénoûment. Il n'y avait que le témoignage de ses sens qui pût satisfaire cette soif ardente de vengeance qui le tenait en haleine depuis tant d'années. Le serrurier le savait, et, quand les cloches eurent cessé leur carillon, il courut à sa rencontre.
«Quant à ces deux hommes, lui dit-il en arrivant, je ne peux plus rien faire. Que le ciel ait pitié d'eux!… Hélas! je ne peux rien faire pour eux ni pour d'autres. Mary Rudge aura un gîte, et elle est assurée d'un ami fidèle qu'elle retrouvera au besoin. Mais Barnabé… le pauvre Barnabé… le bon Barnabé… quel service puis-je lui rendre? Il y a bien des hommes dans leur bon sens, Dieu me pardonne! cria l'honnête serrurier en s'arrêtant dans une cour étroite qu'ils traversaient, pour passer sa main sur ses yeux humides, que je me résignerais plus facilement à perdre que Barnabé. Nous avons toujours été bons amis; mais je ne savais pas, non je n'ai jamais su jusqu'à ce jour combien j'aimais ce garçon- là.»
Il n'y avait pas grand monde dans la ville qui pensât à Barnabé ce jour-là, si ce n'est comme à l'acteur principal du spectacle qu'on allait donner au peuple le lendemain. Mais, quand toute la population y aurait songé, pour souhaiter de voir épargner sa vie, il n'y en avait pas un parmi eux qui l'eût fait avec un zèle plus pur, ni avec une plus grande sincérité de coeur que la bon serrurier.
Barnabé devait mourir. Il n'y avait plus d'espérance. Ce n'est pas le moindre des maux qui résultent de cette punition suprême et terrible, la peine de mort, qu'elle endurait les cours de ceux qui ont affaire à elle, et fait des hommes les plus aimables d'ailleurs, les êtres les plus indifférents à la grande responsabilité qui pèse sur eux: souvent même ils ne s'en doutent pas. On avait prononcé la sentence qui condamnait à mort Barnabé. On la prononçait, tous les mois, pour des crimes plus légers. C'était une chose si ordinaire, qu'il y avait bien peu de personnes que cet arrêt épouvantable fit tressaillir, ou qui se donnassent la peine d'en discuter la légitimité. Cette fois encore, cette fois surtout, où la Loi avait été outragée d'une manière si flagrante, il fallait assurer, disait-on, «la dignité de la Loi.» Le symbole de sa dignité, gravé à chaque page du Code criminel, c'était la potence, et Barnabé devait mourir.
On avait essayé de le sauver. Le serrurier avait porté pétitions sur pétitions, mémoires sur mémoires, de ses propres mains à la source des grâces. Mais la source des grâces n'était pas, comme dans la Bible, la fontaine de miséricorde, et Barnabé devait mourir.
Depuis le commencement, sa mère ne l'avait pas quitté un moment, excepté la nuit; et, en la trouvant à ses côtés, il était content comme toujours. Ce jour-là, qui devait être le dernier pour lui, il fut plus animé et plus fier qu'il ne l'avait encore été; et, quand elle laissa tomber de ses mains le saint livre qu'elle venait de lui lire tout haut, pour lui sauter au cou, il s'arrêta dans le soin empressé qu'il prenait de rouler un morceau de crêpe autour de son chapeau, tout surpris des angoisses de sa mère. Grip proféra un faible croassement, moitié encouragement, à ce qu'on pouvait croire, moitié remontrance; mais il n'eut pas le coeur d'aller plus loin, et retomba brusquement dans un profond silence.
Pendant qu'ils étaient là sur le bord de ce grand golfe, au delà duquel personne ne peut voir l'Océan, le Temps, qui allait bientôt lui-même se perdre dans le vaste abîme de l'Éternité, roulait avec eux comme un puissant fleuve qui enfle et précipite son cours à mesure qu'il approche de la mer. C'est à peine si le matin était arrivé, ils étaient restés assis à causer ensemble comme dans un rêve, et déjà venait le soir. L'heure redoutable de la séparation, qui, hier encore, semblait si éloignée, allait sonner.
Ils marchaient ensemble dans la cour des condamnés, sans se quitter l'un l'autre, mais sans parler. Barnabé trouvait que la prison était un séjour pénible, lugubre, misérable, et espérait le lendemain comme un libérateur qui allait l'arracher à ce lieu de tristesse pour le conduire vers un lieu de lumière et de splendeur. Il avait une idée vague qu'on s'attendait à le voir se conduire en brave… qu'il était un homme d'importance, et que les geôliers seraient trop contents de le surprendre à verser des larmes. À cette pensée, il foulait la terre d'un pied plus ferme, en recommandant à sa mère de prendre courage et de ne plus pleurer. «Sentez ma main, lui disait-il, vous voyez bien qu'elle ne tremble pas. Ils me traitent d'imbécile, ma mère, mais ils verront… demain.»
Dennis et Hugh étaient dans la même cour. Hugh sortit de sa cellule en même temps qu'eux, s'étirant les membres comme s'il venait de dormir. Dennis était assis sur un banc dans un coin, son menton enfoncé dans ses genoux, et il se balançait de haut en bas, comme une personne qui souffre des douleurs atroces.
La mère et le fils restèrent d'un côté de la cour, et ces deux prisonniers de l'autre, Hugh marchait à grands pas de long en large, jetant de temps à autre un regard farouche vers le ciel brillant d'un jour d'été, puis se retournant, après cela, pour regarder la muraille.
«Pas de sursis! pas de sursis! Personne ne vient. Nous n'avons plus que la nuit, à présent, disait Dennis d'une voix faible et gémissante en se tordant les mains. Croyez-vous qu'ils vont m'accorder mon sursis ce soir, camarade? Ce ne serait pas la première fois que j'aurais vu arriver des sursis la nuit. J'en ai vu qui n'arrivaient qu'à cinq, six et même sept heures du matin. Ne pensez-vous pas qu'il me reste encore quelque bonne chance, n'est-ce pas? Dites-moi que oui, dites-moi que oui, jeune homme, criait la misérable créature avec un geste suppliant, implorant Barnabé, ou je vais devenir fou.
— Il vaut mieux être fou ici que dans son bon sens. Tu n'as qu'à devenir fou, lui dit Hugh.
— Mais dites-moi donc ce que vous en pensez. Comment! quelqu'un ne me dira pas ce qu'il en pense, continuait le malheureux, si humble, si misérable, si abject, que la Pitié en personne aurait tourné le dos en voyant tant de bassesse sur la figure d'un homme. Ne me reste-t-il plus une chance? pas une seule chance favorable? N'est-il pas vraisemblable qu'ils ne tardent tant que pour me faire peur? N'est-ce pas que vous le croyez? Oh! ajoutait-il avec un cri perçant, en se tordant toujours les mains, personne ne veut donc me consoler!
— C'est vous qui devriez montrer le plus de courage, et c'est vous qui en montrez le moins, dit Hugh en s'arrêtant devant lui. Ha! ha! ha! voyez-vous le bourreau, quand c'est à son tour!
— Vous ne savez pas ce que c'est, vous, criait Dennis, qui se tordait en deux tout en parlant; moi, je le sais. Comment! je pourrais être exécuté! moi! moi! en venir là!
— Et pourquoi pas? dit Hugh, rejetant de côté ses mèches de cheveux pour mieux voir son ancien collègue de révolte. Que de fois, avant de connaître votre état, vous ai-je entendu parler de ça, de manière à en faire venir l'eau à la bouche?
— Je suis toujours le même; j'en parlerais encore de même, si j'étais encore bourreau. C'en est un autre que moi qui hérite de mon opinion, à l'heure qu'il est. C'est bien ce qui m'afflige le plus. Il y a quelqu'un, à présent, qui m'attend avec impatience pour m'exécuter. Je sais bien par moi-même ce qui en est.
— Il n'a pas longtemps à attendre, dit Hugh en reprenant sa promenade. Vous n'avez qu'à vous dire cela pour vous tranquilliser.»
Quoiqu'un de ces deux hommes étalât dans ses paroles et son attitude l'immobilité la plus absolue, et que l'autre, dans chaque mot, dans chaque geste, fît preuve d'une lâcheté si abjecte, que c'était humiliant de le voir, il était difficile de dire quel était celui des deux qui présentait le spectacle le plus repoussant et le plus dégoûtant. Chez Hugh, c'était le désespoir obstiné d'un sauvage attaché au poteau funeste, le bourreau, au contraire, était réduit à l'état d'un chien qu'on va noyer, et qui a déjà la corde au cou. Cependant M. Dennis aurait pu dire, car il le savait bien par expérience, que ce sont là les deux formes les plus ordinaires chez les patients qui vont sauter le pas. Telle est, en gros, la belle récolte du grain semé par la Loi, qu'on regardait généralement cette moisson comme une chose toute naturelle.
Il y avait cependant des points par lesquels ils se ressemblaient tous. Le cours errant et fatal de leurs pensées, qui les ramenait à des souvenirs subits de choses anciennes dans le passé, depuis longtemps oubliées, sans relations entre elles… le vague besoin, qui les tourmentait sans cesse, de quelque chose d'indéfini que rien ne pouvait leur donner… la fuite ailée des minutes qui formaient des heures, comme par enchantement… la venue rapide de la nuit solennelle… l'ombre de la mort planant toujours sur eux, dont cependant l'obscurité ténébreuse n'empêchait pas les détails les plus communs et les plus triviaux de surgir au milieu de l'horreur dont ils étaient frappés, pour les forcer à les contempler… l'impossibilité de conserver leur esprit, quand ils y eussent été disposés, dans un état de pénitence et de préparation dernière, ou même de le tenir fixé sur toute autre chose que l'image hideuse qui fascinait toutes leurs facultés, voilà ce qu'ils avaient tous de commun; il n'y avait de différence que dans les signes extérieurs.
«Allez nous chercher le livre que j'ai laissé là dedans… sur votre lit, dit-elle à Barnabé en entendant sonner l'heure. Embrassez-moi d'abord.»
Il regarda son visage et vit bien dans ses traits que le moment était venu. Après s'être tenus longtemps dans les bras l'un de l'autre, il s'arracha de ceux de sa mère, en lui recommandant de ne pas bouger avant son retour. Il ne fut pas long à revenir, car il avait été rappelé par un cri déchirant… Mais elle était partie.
Il courut à la porte de la cour, pour regarder au travers. Il vit qu'on l'emportait. Elle lui avait dit que son coeur se briserait. Hélas! plût à Dieu!
«Ne croyez-vous pas, lui dit Dennis en pleurnichant et en se traînant jusqu'à lui, pendant qu'il était là debout, le pied enraciné dans le sol, à regarder la muraille nue et vide; ne croyez-vous pas qu'il me reste encore quelque chance? C'est une fin si terrible! une fin si terrible pour un homme comme moi! Ne croyez-vous pas qu'il se trouvera quelque chance, je ne dis pas pour vous, mais pour moi? Parlez bas, que celui-là (montrant Hugh) ne nous entende pas: c'est un tel garnement!
— Allons, dit le gardien, qui venait de faire sa ronde en dedans et en dehors avec les mains dans ses poches, et qui bâillait comme s'il s'ennuyait à mourir, allons, mes gars, il est temps de rentrer!
— Non, pas encore, cria Dennis; pas encore: il s'en faut d'une heure.
— Dites donc… il parait que votre montre a bien changé d'allure, reprit le gardien; j'ai vu le temps où elle avançait: elle a maintenant le défaut contraire.
— Mon ami, criait la misérable créature en tombant à genoux, mon cher ami, car vous avez toujours été mon cher ami, il faut qu'il y ait quelque méprise. Il y a, j'en suis sûr, quelque lettre égarée, quelque messager qui aura été arrêté en route. Qui sait s'il n'est pas tombé de mort subite? J'ai vu comme cela, une fois, un homme tomber roide mort dans la rue; je l'ai vu de mes yeux, et même il avait des papiers dans sa poche. Envoyez demander. Que quelqu'un aille aux informations. Il n'est pas possible qu'ils veuillent me pendre; c'est tout à fait impossible… Mais si, j'y pense, ils veulent me pendre, reprit-il en se relevant sur ses pieds avec un cri d'angoisse. Ils veulent me pendre par surprise, et c'est pour cela qu'ils retiennent la grâce qu'on m'a faite. C'est un complot contre ma vie, ils veulent que je la perde.»
Et poussant un autre hurlement, il tomba par terre dans une crise de nerfs.
«Voyez-vous le bourreau, quand c'est son tour! répéta Hugh, pendant qu'on emportait son camarade. Ha! ha! ha! Courage, brave Barnabé! ça ne nous fait rien à nous. Votre main. D'ailleurs ils font bien de nous retirer du monde: car, s'ils nous relâchaient, nous ne les tiendrions pas quittes à si bon marché, hein? Encore une poignée de main; on ne meurt qu'une fois. Si vous vous réveillez la nuit, vous n'avez qu'à vous bercer avec ce gai refrain, et vous retomberez tout de suite la tête sur l'oreiller, Ha! ha! ha!»
Barnabé jeta encore un coup d'oeil par la grille de la cour, qui était vide maintenant. Puis il regarda Hugh enjamber hardiment le pas qui conduisait à son cachot. Il l'entendit crier bravo! et partir d'un grand éclat de rire en faisant tourner son chapeau au- dessus de sa tête. Alors, il s'en alla lui-même, comme un somnambule, aussi insensible à la crainte ou au chagrin, et se jeta sur sa paillasse, écoutant l'heure qu'allait sonner l'horloge.
CHAPITRE XXXV.
Le temps suivait son cours. Le tapage des rues devenait moins fréquent petit à petit, jusqu'à ce qu'enfin le silence ne fut plus guère interrompu que par les cloches des tours de l'église, marquant la marche… plus lente et plus discrète pendant le sommeil de la ville endormie, de ce grand Veilleur à tête grise, qui ne connaît pour lui ni sommeil ni repos. Dans le court intervalle des ténèbres et du calme dont jouissent les villes après la fièvre de la journée, tout bruit d'affaires s'éteint, et ceux qui, par hasard, s'éveillent de leurs songes, restent à écouter dans leurs lits, à soupirer après l'aube, à regretter que la fin de la nuit ne soit pas encore écoulée.
Dans la rue, en dehors du long mur de la prison, des ouvriers vinrent en flânant à cette heure solennelle, par groupes de deux ou trois, et, en se rencontrant sur la chaussée, ils posèrent leurs outils par terre et se mirent à chuchoter entre eux. D'autres sortirent bientôt de la prison même, portant sur leur dos des planches et des charpentes. Quand ils eurent sorti tous ces matériaux, les premiers se mirent à la besogne à leur tour, et le son lugubre des marteaux commença à retentir dans les rues jusque- là silencieuses.
Çà et là, parmi ces ouvriers réunis, on en voyait un, avec une lanterne ou une torche fumante à la main, se tenir auprès des autres pour les éclairer dans leur travail; et à l'aide de cette lueur douteuse on en entrevoyait quelques-uns dans l'ombre qui arrachaient des pavés sur le chemin, pendant que d'autres tenaient tout droits de grands poteaux ou les fixaient dans des trous préparés d'avance pour les recevoir. D'autres amenaient lentement à leurs camarades une charrette vide, qui grondait derrière eux en sortant de la prison; pendant que d'autres, enfin, dressaient de longues barricades en travers de la rue. Ils étaient tous très occupés à leur ouvrage. Leurs figures sombres, qui se mouvaient de droite et de gauche, à cette heure inaccoutumée, si actives et si silencieuses, auraient pu passer pour des ombres de revenants employés, à l'heure de minuit, à quelque ouvrage fantastique, qui s'évanouirait comme elles au chant du coq, au premier rayon du jour, ne laissant plus à leur place que le brouillard et les vapeurs du matin.
Tant qu'il fit encore noir, il s'amassa sur la place un petit nombre de curieux, qui étaient venus tout exprès avec l'intention d'y rester. Ceux même qui ne traversaient la place qu'en passant pour aller ailleurs, s'arrêtaient là quelque temps comme par un attrait irrésistible. Cependant le bruit de la scie et du maillet allait son train gaillardement, mêlé au fracas des planches qu'on jetait sur le pavé de la chaussée, et de temps en temps aux voix des ouvriers qui s'appelaient les uns les autres. Toutes les fois qu'on entendait le carillon de l'église voisine, et c'était à chaque quart d'heure, une étrange sensation, instantanée et inexprimable, mais bien visible, courait comme un frisson sur le corps de tous les assistants.
Petit à petit on vit apparaître à l'orient une faible lueur, et l'air, qui était resté chaud toute la nuit, devint froid et glacé. Ce n'était pas encore le jour, mais l'obscurité diminuait, et les étoiles pâlissaient. La prison, qui n'avait été jusque-là qu'une masse noire sans figure et sans forme, prit son aspect accoutumé, et de temps à autre on put voir sur son toit un veilleur solitaire s'arrêter pour regarder de là les préparatifs qu'on faisait dans la rue. Comme cet homme faisait, en quelque sorte, partie de la prison même, et qu'il savait, ou du moins on pouvait le supposer, tout ce qui s'y passait, il devenait par cela même l'objet d'un intérêt particulier, et on regardait sa silhouette, on se la montrait les uns aux autres avec autant de vivacité que si c'était un esprit.
Cependant la faible lueur devint plus éclatante, et les maisons, avec leurs inscriptions et leurs enseignes, se détachèrent distinctement sur le fond grisâtre du matin. De grosses voitures publiques sortirent lourdement de la cour d'auberge vis-à-vis, avec les voyageurs avançant la tête pour avoir leur part du coup d'oeil; et en s'en allant cahin-caha, chacun d'eux jetait en arrière un dernier regard sur la prison. Puis bientôt les premiers rayons du soleil vinrent éclairer la rue, et l'oeuvre nocturne qui, dans ses divers progrès et surtout dans l'imagination variée des spectateurs, avait pris cent formes successives, possédait enfin sa vraie et due forme, … c'était un échafaud et un gibet.
Dès que la chaleur d'un jour éclatant commença à se faire sentir à la foule encore peu épaisse, on entendit les langues se délier, les volets s'ouvrir, les jalousies se tirer; les personnes qui avaient couché dans des appartements de l'autre côté de la prison, et qui avaient de bonnes places à louer à grand prix pour voir l'exécution, sortirent de leur lit à la hâte. Dans plusieurs maisons, les gens étaient occupés à relever les châssis des croisées pour la plus grande commodité des spectateurs; il y en avait même d'autres où les spectateurs étaient déjà à leur poste, assis sur leurs chaises, et jouant aux cartes, ou buvant, ou plaisantant ensemble, pour passer le temps. Quelques-uns avaient loué des places jusque sur le toit, et on les voyait déjà grimper pour les prendre, par le parapet ou par les fenêtres des greniers. Quelques autres, ne trouvant pas leurs places assez bonnes hésitaient à les occuper, et restaient debout dans un état d'indécision, contemplant en bas la foule qui grossissait successivement, avec les ouvriers qui se reposaient nonchalamment contre l'échafaud, et affectant de se montrer peu sensibles à l'éloquence du propriétaire, qui leur vantait le magnifique coup d'oeil qu'on avait de la maison, et le bon marché qu'il en demandait.
Jamais on n'avait vu plus belle matinée du haut des toits et des étages supérieurs de ces bâtiments; les clochers des églises de Londres et le dôme de la grande cathédrale appelaient les regards, bien au-dessus de la prison, découpés sur un ciel bleu, et colorés par les nuages légers d'un jour d'été, montrant dans une atmosphère pure et claire jusqu'aux dessins dentelés de leur architecture, toutes leurs niches et leurs ouvertures. Tout était lumière et bonheur, excepté en bas dans la rue, encore dans l'ombre; l'oeil plongeait là dans une grande fosse sombre, où, au milieu de tant de vie et d'espérance, au milieu de cette renaissance générale, était dressé le terrible instrument de mort. On aurait dit que le soleil même ne pouvait pas se décider à regarder par là.
Mais cet appareil lugubre était encore mieux ainsi, triste et caché dans l'ombre, qu'au moment où la journée étant plus avancée, il étala dans la pleine gloire du soleil brillant sa peinture noire toute craquelée, et ses noeuds coulants qui se balançaient à la lumière du jour comme des guirlandes hideuses. Il était mieux dans la solitude et la tristesse de l'heure de minuit, avec un petit nombre de formes vivantes groupées autour de lui, qu'à la fraîcheur du matin, signal du réveil de la vie, au centre d'une foule avide. Il était mieux quand il hantait la rue comme un spectre, pendant que tout le monde était couché, et qu'il ne pouvait infecter de son influence que les rêves de la ville, que lorsqu'il vint braver le grand jour et salir de sa présence impure les sens des citoyens éveillés.
Cinq heures étaient sonnées… puis six… puis huit. Le long des deux grandes rues, à chaque bout de la place, il y avait maintenant un torrent de monde qui roulait ses flots vivants vers les rendez-vous d'affaires et les marchés où les appelaient l'amour du gain. Les charrettes, les diligences, les fourgons, les camions, les diables et les brouettes se frayaient de force un passage à travers les derniers rangs de la foule, pour se rendre dans la même direction. Les voitures publiques qui venaient des environs s'arrêtaient, et le conducteur montrait avec son fouet le gibet, quoiqu'il eût pu s'en épargner la peine: car ses voyageurs n'avaient pas besoin de cela pour tourner tous la tête de ce côté, et les portières étaient tapissées d'yeux tout grands ouverts. Dans quelques charrettes et quelques fourgons, on pouvait voir des femmes jetant avec épouvante un coup d'oeil du côté de cette horrible machine; il n'y avait pas jusqu'aux petits enfants que leurs papas tenaient au-dessus de leur tête dans la foule pour leur faire voir le beau joujou qu'on appelle une potence, et pour leur apprendre comment on pend un homme.
On devait mettre à mort, devant la prison, deux des insurgés qui avaient pris part à l'attaque dirigée contre elle; immédiatement après on devait en exécuter un autre dans Bloomsbury-Square. À neuf heures, un fort détachement de soldats se mit en marche dans la rue, se forma en double haie, et ne laissa qu'un étroit passage dans Holborn, qui avait été, tant bien que mal, occupé toute la nuit par les constables. À travers les rangs de la troupe, on amena une autre charrette (celle dont nous avons déjà parlé servait à la construction de l'échafaud), et on la roula jusqu'à la porte de la prison. Après ces préparatifs, les soldats purent mettre l'arme au pied: les officiers se promenaient de long en large dans le passage qu'ils avaient pratiqué, ou causaient ensemble au pied de l'échafaud. Quant à la foule qui s'était rapidement accrue depuis quelques heures, et qui recevait encore de nouveaux renforts à chaque minute, elle attendait midi avec une impatience que redoublait chaque carillon de l'horloge du Saint- Sépulcre.
Jusqu'à ce moment la foule était restée tranquille, et même, vu les circonstances, comparativement silencieuse, excepté quand l'arrivée de quelque nouvelle société à une fenêtre encore inoccupée fournissait l'occasion de regarder par là et de faire quelques observations. Mais, à mesure que l'heure approchait, il s'éleva un bourdonnement, un murmure qui, croissant de moment en moment, finit par devenir un tumulte assez fort pour remplir l'air d'alentour.
Il n'y avait pas moyen d'entendre distinctement des mots ni même des voix dans cette clameur, et d'ailleurs on ne se parlait guère les uns aux autres: si ce n'est que, par exemple, ceux qui se prétendaient mieux informés, disaient peut-être à leurs voisins qu'ils reconnaîtraient bien le bourreau quand il paraîtrait, parce qu'il était plus petit que l'autre; ou bien que l'homme qui devait être pendu avec lui s'appelait Hugh, et que c'était Barnabé Rudge qu'on pendrait à Bloomsbury-Square.
À l'approche du moment fatal, le bourdonnement devint si fort, que ceux qui étaient aux fenêtres ne pouvaient pas entendre sonner l'heure à l'horloge de l'église, quoiqu'elle fût tout près d'eux. Il est vrai qu'ils n'avaient pas besoin de l'entendre, ils pouvaient bien la voir sur le visage des gens. Il n'y avait pas plus tôt un nouveau quart de sonné, qu'il se faisait un mouvement dans la foule… comme s'il venait de leur passer quelque chose sur la tête… comme s'il y avait un changement subit dans la température… et dans ce mouvement on pouvait lire le fait comme sur un cadran d'airain avec le bras d'un géant pour aiguille.
Onze heures trois quarts! le murmure devient étourdissant, et cependant chacun a l'air d'être muet. Regardez partout où vous voudrez dans la foule, et vous ne voyez que des yeux tendus, des lèvres serrées. L'observateur le plus vigilant aurait eu bien de la peine à vous montrer tel point ou tel autre, et à vous dire: «Tenez, c'est l'homme de là-bas qui vient de crier.» Il serait aussi facile de voir une huître remuer les lèvres dans son écaille.
Onze heures trois quarts! Bon nombre de spectateurs, qui s'étaient retirés de leurs fenêtres, reviennent restaurés, comme si c'était l'heure juste où ils doivent reprendre leur faction. Ceux qui s'étaient endormis se réveillent, et chacun dans la foule fait un dernier effort pour se ménager une meilleure place, ce qui occasionne une presse effrayante contre les balustrades, et les fait céder et ployer sous le poids comme de simples roseaux. Les officiers, qui jusque-là s'étaient tenus en groupes, vont reprendre leurs positions respectives, et commander la manoeuvre, le sabre en main: «Portez armes! «et l'acier poli, en circulant à travers la foule, brille et s'agite au soleil comme les eaux d'un fleuve. Au milieu de cette traînée éclatante, deux hommes amènent vivement un cheval qu'on se dépêche d'atteler à la charrette qui est à la porte de la prison; puis un profond silence remplace le tumulte qui n'avait fait jusque-là que s'accroître, et après cela un moment de calme pendant lequel tout le monde retient sa respiration. Pour le coup, chaque croisée était bouchée par les têtes etagées les unes sur les autres: les toits grouillaient de gens, qui s'attachaient aux cheminées, qui avançaient le corps par-dessus les gouttières, qui se tenaient n'importe où, au risque de se voir entraînés sur le pavé de la rue par la première tuile qui viendrait à leur manquer dans la main. La tour de l'église, le toit de l'église, le cimetière de l'église, les plombs de la prison, jusqu'aux tuyaux de descente et aux poteaux de réverbères, il n'y a pas un pouce de terrain qui ne fourmille de créatures humaines.
Au premier coup de midi, la cloche de la prison commença à tinter. Alors le tumulte, mêlé maintenant des cris de: «À bas les chapeaux!» et de: «Les pauvres diables!» et par-ci par-là dans la foule de quelques cris et de quelques gémissements, éclata avec une force nouvelle. C'était affreux à voir (si on avait rien pu voir dans ce moment d'excitation et de terreur) tout ce pêle-mêle d'yeux avides braqués sur l'échafaud et la potence.
Le murmure sourd se faisait entendre dans la prison aussi distinctement qu'au dehors. Pendant qu'il résonnait dans l'air, on amena les trois prisonniers dans la cour; ils savaient bien ce que c'était que tout ce bruit.
«Entendez-vous? cria Hugh, sans en éprouver aucun souci. Ils nous attendent. Je les ai entendus qui commençaient à se rassembler, quand je me suis éveillé cette nuit, et je me suis retourné de l'autre côté pour me rendormir tout de suite. Nous allons voir l'accueil qu'ils vont faire au bourreau, à présent que c'est son tour. Ha! ha! ha!»
L'aumônier, qui arrivait justement en ce moment, le gronda de sa joie indécente et l'avertit de changer de conduite.
«Et pourquoi ça, notre maître? dit Hugh. Qu'est-ce que je peux faire de mieux que de ne pas m'en désoler? Il me semble que vous, vous ne vous en désolez pas trop non plus. Oh! vous n'avez pas besoin de me le dire, cria-t-il au moment où l'autre allait parler, vous n'avez pas besoin de prendre vos airs tristes et solennels, je sais bien que vous ne vous en souciez guère. On dit qu'il n'y a personne comme vous dans Londres pour savoir faire une salade de homards. Ha! ha! je savais ça, comme vous voyez, avant de venir ici. Allez-vous en avoir une bonne, ce matin? Avez-vous jeté un coup d'oeil au déjeuner? J'espère qu'il y en a à gogo pour toute cette compagnie affamée qui prendra place à table avec vous, quand la comédie sera finie.
— Je crains bien, fit observer le ministre en secouant la tête, que vous ne soyez incorrigible.
— Vous avez raison. Je le suis, répliqua Hugh sévèrement. Pas d'hypocrisie, notre maître. Puisque c'est pour vous un jour de plaisir et de régal tous les mois, laissez-moi me régaler et prendre du plaisir à ma manière. S'il vous faut absolument un garçon qui se meure de peur, il y en a là un qui fera bien votre affaire: vous n'avez qu'à essayer votre pouvoir sur lui.»
En même temps il lui montra Dennis que deux hommes tenaient entre eux, se traînant à peine sur ses jambes et si tremblant que toutes ses articulations et ses jointures avaient l'air d'être agitées par des convulsions; puis détournant la tête de cet ignoble spectacle, il appela Barnabé qui se tenait à part.
«Courage, Barnabé! ne te laisse pas abattre mon garçon, c'est bon pour lui.
— Ma foi! cria Barnabé, en s'approchant vers lui d'un pas léger, je n'ai pas peur, Hugh. Je suis très content. On m'offrirait maintenant de me laisser la vie que je n'en voudrais pas; regardez-moi, trouvez-vous que j'aie l'air d'avoir peur de mourir? Croyez-vous qu'ils pourront me voir trembler, moi?»
Hugh contempla un moment ses traits, où il y avait un sourire étrange qui n'était pas de ce monde; son oeil vif étincela, et se mettant entre lui et l'aumônier, il murmura rudement quelques mots à l'oreille de ce dernier.
«Tenez! notre maître, si j'étais à votre place, je ne lui en dirais pas bien long. Vous avez beau avoir l'habitude de ces choses-là, cette fois-ci ça pourrait vous gâter l'appétit pour votre déjeuner.»
Barnabé était le seul des trois condamnés qui se fût levé et eût fait sa toilette le matin. Les autres n'y avaient pas songé seulement une fois, depuis que leur sentence avait été prononcée. Il portait encore à son chapeau les débris de ses plumes de paon, et tous ses atours ordinaires étaient disposés sur sa personne avec le même soin. Son oeil de feu, son pas ferme, son port fier et résolu, auraient fait honneur à quelque haut exploit de véritable héroïsme, à quelque acte de sacrifice volontaire, inspiré par une noble cause et un honnête enthousiasme. Quel dommage de les voir honorer la mort d'un rebelle!
Mais tout cela ne faisait encore qu'ajouter à son crime. C'était le comble de l'audace. Ainsi l'avait déclaré l'arrêt; il fallait bien que cela fut. Le bon ministre lui-même avait été grandement choqué, pas plus tard qu'un quart d'heure avant, de voir comme il avait fait des adieux à Grip. Un homme, dans sa position, s'amuser à caresser un oiseau!…
La cour était pleine de gens; de fonctionnaires civils de bas étage, d'officiers de justice, de soldats, d'amateurs et d'étrangers qu'on avait invités à venir là comme à la noce. Hugh regardait autour de lui, faisait d'un air sombre un signe de tête à quelque autorité qui lui indiquait de la main par où il devait avancer, et, donnant une tape sur l'épaule de Barnabé, il passait outre avec la démarche d'un lion.
Ils entrèrent dans une grande chambre, si voisine de l'échafaud qu'on pouvait de là très bien entendre ceux qui se tenaient contre les barrières, demander avec instance aux hallebardiers de les enlever de la foule où ils étouffaient, et d'autres crier à ceux de derrière de reculer, au lieu de les fouler à les écraser, et de les suffoquer faute d'air.
Au milieu de cette chambre, deux serruriers, avec leurs marteaux, se tenaient près d'une enclume. Hugh alla droit à eux, et plaça son pied si hardiment sur l'enclume, qu'il la fit résonner comme sous le coup de quelque arme pesante. Puis, croisant les bras, il resta debout pour se faire ôter ses fers, promenant hautement dans la salle ses yeux menaçants sur ceux qui étaient là à le dévisager en se chuchotant à l'oreille.
On perdit tant de temps à traîner Dennis, que la cérémonie était finie pour Hugh et presque pour Barnabé avant qu'il parût. Cependant il ne fut pas plus tôt à cette place qu'il connaissait si bien, et au milieu de figures qui lui étaient si familières, qu'il retrouva assez de force et de sentiment pour joindre les mains et faire un dernier appel à la pitié.
«Messieurs, mes bons messieurs, cria cette abjecte créature, rampant sur ses genoux, et finissant par se jeter tout de son long étendu sur les dalles: gouverneur, cher gouverneur… honorables shériffs… mes dignes gentlemen, prenez pitié d'un pauvre homme qui a vécu au service de Sa Majesté, de la justice, du parlement, et… ne me laissez pas mourir… par une méprise.
— Dennis, dit le gouverneur de la prison, vous savez bien comment tout cela se fait, et que le mandat d'exécution est venu pour vous en même temps que pour les autres. Vous savez bien que nous n'y pouvons rien changer, quand nous en aurions l'envie.
— Tout ce que je demande, monsieur, tout ce que je demande et ce que je désire, c'est du temps pour qu'on s'assure du fait, cria le pauvre diable tout tremblant, en jetant de tous côtés un regard qui implorait la sympathie. Le roi et le gouvernement ne peuvent pas savoir que c'est de moi qu'il s'agit; sans cela ils n'auraient jamais le coeur de m'envoyer à cette affreuse boucherie. Ils ont vu mon nom, mais ils ne savent pas que c'est moi. Retardez mon exécution… par charité, retardez mon exécution, mes bons messieurs du bon Dieu… jusqu'à ce qu'on soit allé leur dire que c'est moi qui suis bourreau ici depuis près de trente ans. Quoi! n'y a-t-il personne qui veuille aller le leur dire?» Et en même temps il pressait ses mains d'un air suppliant et regardait tout autour, tout autour, bien des fois… «N'y a-t-il pas une âme charitable qui veuille aller le leur dire?
— Monsieur Akerman, dit un monsieur qui se trouvait là près de lui, après un moment de silence; comme il ne serait pas impossible que cette certitude rendît à ce malheureux homme un peu du calme désirable en un pareil moment, voulez-vous me permettre de lui donner l'assurance qu'on n'ignorait pas, quand on a rendu la sentence, que c'était bien lui qui était le bourreau?
— Oui; mais en ce cas, peut-être n'auront-ils pas cru la peine si forte, s'écria le criminel, se traînant aux genoux de l'interlocuteur, pour le saisir de ses deux mains, tandis qu'elle est plus forte pour moi, cent fois pire que pour tout autre. Faites-leur savoir ça, monsieur. Ils m'ont puni plus sévèrement rien qu'en m'infligeant la même peine. Retardez mon exécution jusqu'à ce qu'ils le sachent.»
Le gouverneur fit un signe, et les deux hommes qui l'avaient soutenu s'approchèrent. Il poussa un cri perçant.
«Attendez, attendez! un seul moment! un seul moment encore. Laissez-moi cette dernière chance de sursis; il y en a un de nous trois qui doit aller à Bloomsbury-Square. Permettez que ce soit moi. Le sursis peut venir pendant ce temps-là; je suis sûr qu'il va venir. Au nom du ciel! permettez qu'on m'envoie à Bloomsbury- Square. Ne me pendez pas ainsi. C'est un assassinat.»
On lui mit le pied sur l'enclume: mais là même on entendait ses vociférations au-dessus du fracas des marteaux entre les mains des serruriers, et de la rage enrouée de la foule; il criait qu'il connaissait la naissance de Hugh… que son père était vivant, et que c'était un gentilhomme d'une naissance et d'un rang distingués… qu'il possédait des secrets de famille importants; qu'il ne pouvait les révéler si on ne lui en donnait pas le temps, et qu'on le forcerait à mourir en les ayant sur la conscience. Enfin il ne cessa de déraisonner que lorsque la voix lui manqua, et qu'il tomba comme un paquet de linge sale entre les mains de ses deux gardiens.
C'est à ce moment que l'horloge frappa le premier coup de midi, et que la cloche de la prison commença à tinter. Les différents employés de la prison, avec deux shériffs à leur tête, se mirent en marche vers la porte. Tout était prêt quand le dernier coup de l'heure frappa les oreilles.
On en avertit Hugh en lui demandant s'il n'avait pas quelque chose à dire.
«À dire! s'écria-t-il; moi, non; je suis tout prêt… Ah! mais si, ajouta-t-il en jetant les yeux sur Barnabé; j'ai un mot à dire en effet. Viens ici, mon garçon.»
Il y avait en ce moment quelque chose de bon, même de tendre, en désaccord avec son visage farouche, quand il saisit son pauvre camarade par la main.
«Voilà ce que j'ai à dire, cria-t-il en regardant d'un oeil ferme autour de lui; c'est que quand j'aurais dix vies à perdre, et que la perte de chacune d'elles devrait me donner dix fois l'agonie de la mort la plus douloureuse, je les donnerais toutes… oui, messieurs là-bas qui avez l'air de ne pas me croire… je les donnerais toutes les dix pour sauver seulement celle-là… seulement celle-là, répéta-t-il en serrant encore la main de Barnabé… celle qu'il va perdre par ma faute.
— Ce n'est pas par votre faute, dit l'idiot avec douceur, ne dites pas ça; il n'y a pas de reproche à vous faire: vous avez toujours été très bon pour moi… Hugh, nous allons enfin savoir qu'est-ce qui fait briller les étoiles, à présent.
— Je l'ai enlevé à sa mère par surprise, sans savoir qu'il dût en résulter tant de mal, dit Hugh, lui posant la main sur la tête et parlant d'un ton de voix moins élevé; je la prie de me pardonner, et toi aussi, Barnabé… Tenez, ajouta-t-il avec énergie, regardez! voyez-vous bien ce garçon-là?
— Oui, oui, murmura-t-on de tous côtés, sans trop savoir pourquoi cette question.
— Le gentleman de là-bas… il montra l'aumônier… m'a souvent entretenu ces jours derniers de foi et de ferme croyance. Vous voyez tous ce que je suis… plutôt une brute qu'un homme: on me l'a dit assez de fois… Eh bien! avec tout cela j'avais assez de foi pour croire, et je l'ai cru aussi fortement que pas un de vous, messieurs, peut croire quelque chose, que cette vie-là, du moins, serait épargnée. Voyez-le! regardez-le!»
Barnabé avait fait un pas vers la porte, où il se tenait debout en lui faisant signe de le suivre.
«Si ce n'était pas là de la foi, si ce n'était pas là une ferme croyance, cria Hugh, tenant son bras étendu en avant et levant les yeux au ciel dans l'attitude d'un prophète sauvage que l'approche de la mort a rempli d'une inspiration fatidique, alors c'est qu'il n'y en a pas. Quel autre sentiment pouvait m'apprendre… avec une naissance comme la mienne et une éducation comme celle que j'ai reçue, à espérer encore de la pitié dans ce lieu barbare, cruel, impitoyable? Moi qui n'ai jamais joint les mains pour prier, j'invoque sur cette boucherie humaine la colère de Dieu; sur cet arbre de deuil, dont je vais être le fruit mûr suspendu à la branche qui m'attend, j'appelle la malédiction de toutes ses victimes, passées, présentes et à venir, sur la tête de l'homme qui, dans sa conscience, sait bien que je suis son fils, je dépose le voeu qu'il ne meure pas dans son lit de duvet, mais de mort violente comme moi, et qu'il n'ait pas d'autre pleureur à ses funérailles que le vent de la nuit. Et là-dessus, ainsi soit-il! ainsi soit-il!»
Son bras retomba à son côté; il se retourna et se dirigea vers eux d'un pas assuré. Il était redevenu le même homme qu'auparavant.
«Vous n'avez rien de plus à dire?» reprit le gouverneur.
Hugh fit signe à Barnabé de ne pas l'approcher (sans porter les yeux de son côté), et répondit: «Rien de plus. En avant! À moins, dit Hugh, jetant avec vivacité un regard derrière lui, à moins qu'il n'y ait parmi vous quelqu'un qui ait envie d'un chien, et encore à la condition qu'il le traitera bien. J'en ai un qui m'appartient dans la maison d'où je viens, et il serait difficile d'en trouver un meilleur. Il commencera bien par grogner un peu, mais ça passera… Cela vous étonne que je pense à un chien dans un moment comme ça, ajouta-t-il presque en riant; mais, voyez- vous, si je connaissais un homme qui le méritât seulement à moitié autant que lui, ce n'est pas au chien que je penserais.»
Il n'ajouta plus un mot et alla prendre sa place, d'un air insouciant, tout en écoutant cependant le service des morts, avec quelque chose comme une attention sombre ou une curiosité vivement excitée. Aussitôt qu'il eut passé la porte, on emporta son misérable compagnon de supplice… et la foule vit le reste.
Barnabé aurait volontiers monté les marches en même temps qu'eux… il avait même voulu les devancer; mais on le retint les deux fois, parce que c'était ailleurs qu'il devait subir sa peine. Quelques minutes après, les shériffs reparurent. La même procession reprit sa marche à travers un grand nombre de passages et de corridors, pour passer par une autre porte où la charrette attendait. Il baissa la tête pour éviter de voir ce qu'il savait bien que ses yeux ne manqueraient pas de rencontrer sans cela, et s'assit tristement, quoiqu'avec un certain orgueil et une certaine joie d'enfant… sur le véhicule. Les aides prirent leurs places à côté, devant et derrière. Les voitures des shériffs vinrent après. Un détachement de soldats entoura le tout, et on se mit lentement en route à travers les rangs pressés de la foule, pour arriver à la maison en ruines de lord Mansfield.
C'était bien triste à voir… tout cet appareil, toute cette force déployée, toutes ces baïonnettes étincelantes autour d'une créature sans défense… Mais ce qui était plus triste encore, c'était de remarquer comme tout le long du chemin ses pensées errantes trouvaient un étrange encouragement dans le spectacle de ces fenêtres garnies de curieux et de la multitude qui encombrait les rues; c'était d'observer comme dans ce moment-là même il se montrait sensible à l'influence du beau ciel bleu dont il semblait chercher à pénétrer, le sourire sur les lèvres, la profondeur impénétrable. Mais on avait déjà vu tant de scènes pareilles depuis la fin des émeutes; on en avait vu de si attendrissantes, de si repoussantes, qu'elles avaient bien plutôt réussi à éveiller la pitié pour les victimes que le respect de la Loi, dont le bras rigoureux semblait, dans bien des cas, s'être appesanti avec autant de barbare plaisir, une fois le danger passé, qu'elle s'était montrée, lâchement paralysée dans le péril de la crise.
Deux boiteux…deux vrais enfants… l'un avec une jambe de bois, l'autre traînant, à l'aide d'une béquille, ses membres tout tortillés, furent pendus à cette même place de Bloomsbury-Square. Quand la charrette fut au moment de glisser sous leurs pieds pour consommer leur supplice, on s'aperçut qu'ils tournaient le dos au lieu de tourner la face à la maison qu'ils avaient aidé à piller, et on prolongea leur angoisse pour réparer cet oubli. On pendit aussi dans Bowstreet un autre petit garçon; d'autres jeunes gars eurent le même sort dans divers quartiers de la ville; quatre malheureuses femmes furent mises à mort: en un mot, ceux qu'on exécuta comme insurgés n'étaient guère, pour la plupart, que les plus faibles, les plus vulgaires, les plus misérables d'entre eux. La meilleure satire qu'on pût faire du fanatisme hypocrite qui avait servi de prétexte à tous ces maux, c'est qu'un certain nombre de ces malheureux déclarèrent qu'ils étaient catholiques, et demandèrent des prêtres de cette religion pour les assister à leurs derniers moments.
On pendit dans Bishopsgate-Street un jeune homme dont le vieux père avec sa tête grise attendait son arrivée au pied de la potence pour l'embrasser, et s'assit là par terre, jusqu'à ce qu'on eût descendu le corps. On lui aurait bien fait cadeau du cadavre de son fils; mais il n'avait ni corbillard, ni bière, ni rien pour l'emporter: il était trop pauvre! il fallut qu'il se contentât de la satisfaction de marcher tout bonnement à côté de la charrette qui ramenait son enfant à la prison, essayant, le long du chemin, de toucher au moins sa main sans vie.
Mais la foule avait oublié ces détails, ou, si elle n'en avait pas perdu la mémoire, elle ne s'en souciait guère; et, pendant qu'une multitude nombreuse se battait et tempêtait pour s'approcher du gibet devant Newgate, afin d'y jeter un dernier coup d'oeil avant de s'en séparer, il y en avait une autre qui suivait l'escorte du pauvre Barnabé, pour aller grossir la foule qui l'attendait sur les lieux.
CHAPITRE XXXVI.
Le même jour, et presque à la même heure, M. Willet senior fumait sa pipe sur sa chaise, dans une chambre du Lion Noir. Quoiqu'on fût en pleine chaleur d'été, M. Willet était assis tout contre le feu. Il était plongé dans une profonde méditation, tout entier à ses propres pensées, auquel cas il ne manquait jamais de se mijoter à l'étuvée, persuadé que ce procédé de cuisson était favorable pour mettre en fusion ses idées, qui, lorsqu'il commençait à mitonner, se mettaient quelquefois à couler assez copieusement pour l'étonner lui-même.
Mille et mille fois déjà, les amis et connaissances de M. Willet, pour le consoler, lui avaient donné l'assurance que, pour se récupérer des pertes et dommages qu'il avait soufferts dans le pillage du Maypole, il pouvait avoir «un recours sur le comté.» Mais comme cette manière de parler avait le malheur de ressembler à cette expression populaire: «avoir recours à la paroisse,[7]» M. Willet ne voyait dans ces consolations prétendues qu'un paupérisme déguisé, sur une plus grande échelle peut-être, mais qui n'en était pas moins le signe de sa ruine à un point de vue plus étendu. En conséquence, il n'avait jamais manqué de recevoir ces communications par un mouvement de tête douloureux, ou par de grands yeux hébétés, de sorte qu'on le voyait toujours plus mélancolique après une visite de condoléance, qu'à tout autre moment des vingt-quatre heures de chaque journée.
Cependant le hasard voulut que, se trouvant assis devant le feu dans cette occasion particulière, soit qu'il fût déjà, pour ainsi dire, rissolé à point, soit qu'il fût dans un état d'esprit plus gaillard que d'habitude, soit par un heureux concours de ces deux circonstances combinées… le hasard voulut que, se trouvant assis dans cette occasion particulière, M. Willet aperçût de loin, dans les profondeurs les plus reculées de son intellect, une espèce d'idée cachée, ou de faible probabilité qu'il y avait peut-être à tirer sur la bourse publique des fonds applicables à la restauration du Maypole, pour lui faire reprendre son ancienne splendeur parmi les tavernes de ce monde. Et ce rayon mystérieux de lumière encore incertaine se fit tout doucement si bien jour au dedans de lui, qu'il finit par y prendre feu, et par l'illuminer d'une pensée claire et visible à ses yeux, comme le brasier devant lequel il était assis. Enfin, bien convaincu qu'il avait les premiers honneurs de cette découverte; que c'était lui qui avait levé, chassé, visé et abattu d'un bon coup à la tête une idée parfaitement originale, qui ne s'était jamais jusque-là présentée à aucun homme, mort ou vivant, il posa sa pipe pour se frotter les mains, et rit à gorge déployée.
«Eh mais! père, lui cria Joe, qui entrait en ce moment, vous êtes bien gai, aujourd'hui!
— Oh! rien de particulier, dit M. Willet, continuant de rire de bon coeur, rien du tout de particulier, Joseph. Voyons! contez-moi quelque chose de cette Savaigne.»
Et, après avoir exprimé ce désir, M. Willet eut un troisième accès de rire, et interrompit ces démonstrations d'humeur légère qui ne lui étaient pas ordinaires, en remettant sa pipe entre ses dents.
«Que voulez-vous que je vous dise, père? répondit Joe en posant la main sur l'épaule paternelle, et en regardant son visage en face; que me voilà revenu plus pauvre qu'un rat d'église? Ce n'est pas nouveau pour vous. Ou bien que me voilà revenu mutilé et estropié? C'est encore quelque chose qui n'est pas nouveau pour vous.
— On l'a coupé, marmotta M. Willet, toujours les yeux fixés sur le feu, à la défense de la Savaigne, en Amérique, dans le pays où on fait la guerre.
— C'est bien cela, répliqua Joe, souriant et s'appuyant, avec le coude qui lui restait, sur le dos du fauteuil de son père. C'est justement le sujet dont je venais causer avec vous. Un homme qui n'a plus qu'un bras, père, ne peut pas servir à grand'chose dans l'activité générale de ce monde.
C'était là une de ces propositions vastes auxquelles M. Willet n'avait jamais réfléchi et qui méritaient mûre considération. Aussi ne répondit-il pas.
«Dans tous les cas, reprit Joe, il n'est pas libre de prendre et de choisir ses moyens d'existence comme un autre. Il ne peut pas dire: «Je vais mettre la main à ceci,» ou: «Je ne veux pas mettre la main à cela;» il faut qu'il prenne ce qu'il trouve, et encore qu'il se trouve heureux de n'être pas réduit à pis… Plaît-il?»
M. Willet venait, en effet, de se répéter tout bas à lui-même, d'un air rêveur, les mots: «Défense de la Savaigne,» mais il parut embarrassé d'avoir été entendu, et répondit: «Rien.
— Maintenant, écoutez bien, père. M. Édouard est revenu en Angleterre des Indes occidentales. À l'époque où on l'a perdu de vue (vous savez, père, le même jour où je me sauvai de mon côté), il a fait un voyage dans une île de ce pays-là, où s'était établi un de ses camarades de collège. Quand il l'eut retrouvé là, il ne se crut pas déshonoré de prendre un emploi dans son domaine et… et, bref, il y a bien fait ses affaires; il y prospère, il a fait ici un voyage pour son compte, et va y retourner au plus tôt. C'est un bonheur de toute manière que nous soyons revenus à peu près en même temps, et que nous nous soyons rencontrés dans les derniers troubles: car non seulement ce fut pour nous l'occasion de rendre service à d'anciens amis; mais cette circonstance m'a procuré l'avantage de pouvoir me tirer d'affaire sans être à charge à personne. En un mot, père, il peut me donner de l'occupation; de mon côté, je me suis assuré que je peux lui être de quelque utilité, et je m'en vais emporter mon unique bras à son service pour en tirer le meilleur parti possible.»
Aux yeux intellectuels de M. Willet, les Indes occidentales, ou plutôt toute contrée étrangère, n'étaient habitées que par des nations sauvages qui ne faisaient toute la journée qu'enterrer le calumet de paix, brandir des tomahawks, et se tatouer sur le corps des dessins plus étranges les uns que les autres. Il n'eut donc pas plus tôt entendu cette déclaration qu'il se renversa sur son fauteuil, tira sa pipe de ses lèvres, et fixa sur son fils des yeux aussi effarés que s'il le voyait déjà attaché à un pieu, et livré aux plus cruelles tortures pour l'amusement d'une population folâtre. Quelle forme allait-il donner à l'expression de ce sentiment, c'est ce qu'on n'a jamais pu savoir; mais peu importe, d'ailleurs: car, avant qu'il eût pu trouver une syllabe, Dolly Varden accourut dans la chambre, toute en larmes, se jeta sur le sein de Joe, sans un mot d'explication, et lui passa ses bras blancs autour du cou.
«Dolly! cria Joe. Dolly!
— Oui, appelez-moi comme ça, toujours comme ça, s'écria la petite demoiselle du serrurier. Et ne me parlez plus avec froideur; ne me tenez pas à distance, comme vous faisiez; ne m'en veuillez plus jamais de mes folies, dont je me suis depuis longtemps repentie, ou vous me ferez mourir de chagrin, Joe.
— Moi vous en vouloir! dit Joe.
— Oui… car chaque mot de bonté et de sincère franchise que vous prononciez m'allait au coeur; car vous, qui avez tant souffert avec moi… car vous, qui ne devez qu'à mes caprices toutes vos peines et vos chagrins… quand je vous vois si bon… si noble pour moi, Joe…»
Il ne put rien lui dire, pas une syllabe, il y avait bien une sorte d'éloquence assez drôle dans son bras gauche qui lui avait serré la taille; mais, quant à ses lèvres, elles étaient muettes.
«Encore, si vous m'aviez rappelé par un mot… seulement un petit mot… continua Dolly, sanglotant, et s'attachant encore à lui de plus près, que je ne méritais pas la patience que vous m'aviez montrée; si vous vous étiez un seul moment prévalu de votre triomphe, j'en aurais eu moins de chagrin.
— Mon triomphe!» répéta Joe, avec un sourire qui semblait dire:
«Avec cela que je suis un beau garçon pour triompher!
— Oui, votre triomphe, criait-elle, toujours de tout son coeur et de toute son âme, qui éclataient dans sa voix et dans les larmes dont étaient inondées ses joues, car c'en est un. Je suis heureuse de penser et de reconnaître que c'en est un. Je ne voudrais pas pour tout au monde me sentir moins humiliée… Oh non! je ne voudrais pas avoir perdu le souvenir de ce dernier soir où nous nous sommes entretenus ici même… non, non, quand même je pourrais effacer le passé de ma mémoire, et qu'il dépendrait de moi que ce fût hier seulement que notre séparation eût eu lieu.»
Jamais vous n'avez vu regard d'amoureux comme celui de Joe en ce moment.
«Cher Joe, dit Dolly, je vous ai toujours aimé… oui, dans le fond du coeur je vous aimais toujours, malgré ma vanité et mes étourderies. J'avais espéré que vous reviendriez ce soir-là. Je m'étais figuré que vous n'y manqueriez pas. J'en ai fait au ciel la prière à deux genoux. Et dans tout le cours de ces longues, longues années que vous avez passées loin de moi, jamais je n'ai cessé de penser à vous, et d'espérer qu'enfin nous aurions un jour le bonheur d'être réunis.»
L'éloquence du bras de Joe surpassa toute celle du langage le plus passionné; et celle de ses lèvres, donc!… Et cependant, avec tout cela, il ne disait pas un mot.
«Et maintenant enfin, cria Dolly toute palpitante de l'ardeur qu'elle mettait dans ses paroles, quand vous seriez malade, estropié de tous vos membres, valétudinaire, infirme, morose; quand même, au lieu d'être ce que vous êtes, vous ne seriez aux yeux de tout le monde, non pas aux miens, qu'un débris, qu'une ruine, plutôt qu'un homme, je n'en serais pas moins votre femme, votre bonne amie, avec plus d'orgueil et de joie que si vous étiez le lord le plus magnifique de toute l'Angleterre.
— Qu'ai-je fait, s'écria Joe à son tour, qu'ai-je donc fait pour obtenir une telle récompense?
— Vous m'avez appris, dit Dolly, levant vers lui sa jolie figure, à me connaître et à vous apprécier; à valoir un peu mieux que je ne valais; à mieux me rendre digne de votre brave et virile nature. Plus tard, cher Joe, vous verrez avec le temps que vous m'avez appris tout cela: car je veux être, non seulement à présent que nous sommes jeunes et pleins d'espérance, mais encore quand nous serons devenus vieux et cassés, je veux être votre douce, votre patiente, votre infatigable petite femme. Je ne veux plus avoir de pensée ni de soin que pour notre ménage et pour vous; je veux m'étudier sans cesse à vous plaire par le témoignage constant de ma plus vive affection et de mon amour le plus dévoué. Je le veux, oh oui, je le veux!»
Joe ne put que répéter ses premiers mouvements d'éloquence, mais… c'était bien tout ce qu'il pouvait faire de mieux approprié à la circonstance.
«Ils le savent à la maison; dit Dolly. Pour vous suivre, je les quitterais, s'il le fallait; mais je n'en ai pas besoin; ils savent tout, et ils en sont charmés; ils sont aussi fiers de vous que moi-même, et aussi pleins de reconnaissance…Ne viendrez-vous pas me voir, comme un pauvre cher ami qui m'a connue, quand j'étais petite fille? n'est-ce pas que vous viendrez, cher Joe?»
C'est bon! c'est bon! ne vous inquiétez pas de ce que Joe dit en réponse: il en dit bien long, à coup sûr. Et Dolly ne fut pas en reste. Et il pressa Dolly dans son bras, qui la serrait joliment, pour un bras seul. Et Dolly ne fit pas de résistance; et s'il y a jamais eu un couple heureux dans ce monde, qui avec tous ses défauts n'est pas encore si misérable, au bout du compte, vous pouvez dire, sans risque de vous tromper, que c'était celui-là.
Dire que, durant ces évolutions, M. Willet senior éprouvait les plus grandes émotions de surprise dont la nature humaine soit susceptible; dire qu'il était dans une espèce de paralysie d'étonnement, et qu'il était enlevé dans les régions les plus ardues, les plus étourdissantes, les plus inaccessibles, d'une stupéfaction compliquée… ce serait faire en termes bien imparfaits une esquisse trop incomplète de l'état d'esprit où il se trouvait égaré. Si un Roc, un aigle, un griffon, un éléphant volant, un cheval marin avec ses grandes ailes, lui eût apparu subitement, qu'il l'eût pris sur son dos, et l'eût emporté corporellement au coeur même de la Savaigne, ce n'aurait été pour lui qu'un événement vulgaire et journalier, en comparaison de ce qu'il voyait de ses yeux. Quoi! être là sur sa chaise tout tranquillement, à regarder et à entendre tout ça! se voir complètement négligé, oublié, laissé de côté, pendant que son fils et une demoiselle causaient ensemble d'une manière si passionnée, s'embrassaient l'un l'autre, et ne se gênaient pas plus que s'ils étaient chez eux! c'était vraiment une position si monstrueuse, si inexplicable, qui passait si bien ses plus vastes facultés de compréhension, qu'il en tomba dans une léthargie d'ébahissement dont il ne pouvait pas plus se réveiller qu'un dormeur enchanté dans la première année de son bail emphytéotique avec les fées.
«Père, dit Joe en lui présentant Dolly, vous voyez de quoi il s'agit?»
M. Willet regarda d'abord la jeune fille, puis son fils, puis encore Dolly, et alors il fit un effort inutile pour tirer une bouffée de sa pipe, qui était éteinte depuis longtemps.
«Dites seulement un mot, quand ce ne serait que… comment vous portez-vous? insista Joe.
— Certainement, Joseph, répondit M. Willet, oui, sans doute.
Pourquoi pas?
— Vous avez raison, dit Joe. Pourquoi pas?
— Oh! répliqua le père, pourquoi pas?»
Et en faisant cette réflexion à voix basse, comme s'il discutait en lui-même quelque grave question, il se servit de son petit doigt… si toutefois il en avait un sur les dix qui méritât cette qualification; il se servit du petit doigt de sa main droite comme d'un bourre-pipe, et retomba dans son silence.
Et il resta là assis au moins une demi-heure, quoique Dolly, du ton le plus caressant, lui exprimât plus d'une douzaine de fois l'espérance qu'il n'était pas fâché contre elle. Il resta là assis une demi-heure, comme pétrifié, sans remuer, ni plus ni moins qu'une grosse quille. À l'expiration de cette période, tout à coup, et sans la moindre préparation, il poussa, au grand saisissement des deux jeunes gens, un éclat de rire bruyant et court, en répétant:
«Certainement, Joseph. Oui, sans doute. Pourquoi pas?»
Et il sortit pour faire un petit tour.
CHAPITRE XXXVII.
Ce n'est pas du côté de la Clef d'or que le vieux John alla faire son petit tour de promenade: car entre la Clef d'or et le Lion Noir il y a tout un voyage de rues à la file, comme le savent bien ceux qui connaissent les distances respectives de Clerkenwell et de White-Chapel, et M. Willet était connu pour n'être pas un fameux piéton. Mais la Clef d'or se trouve sur notre chemin, si elle n'était pas sur le sien; ce chapitre va donc nous suivre, s'il vous plaît, à la Clef d'or.
La Clef d'or en personne, cet emblème naturel de l'état de serrurier, avait été jetée à bas par les émeutiers, et foulée injurieusement sous leurs pieds. Mais, en ce moment, on l'avait remontée à sa place, dans toute la gloire d'une nouvelle couche de peinture, et jamais elle n'avait eu si bonne mine.
Elle n'était pas la seule. Toute la façade de la maison était élégante et coquette: on l'avait si bien rafraîchie du haut en bas, que, s'il restait encore quelques-uns des perturbateurs, qui étaient venus l'attaquer, la vue de ce bon vieux logis, rajeuni et prospère, devait être pour eux un ver rongeur, un vrai crève- coeur.
Cependant les volets de la boutique étaient clos; les jalousies du premier étage étaient toutes abaissées, et, au lieu de la gaieté qui régnait d'ordinaire dans la maison, on lui voyait un extérieur triste et comme un air de deuil, que les voisins, accoutumés à voir autrefois entrer et sortir le pauvre Barnabé, n'avaient pas de peine à comprendre. La porte était entre-bâillée, mais on n'entendait pas le marteau sur l'enclume; le chat était ronflant accroupi sur les cendres de la forge: tout était désert, sombre et silencieux.
M. Haredale et Édouard Chester se rencontrèrent sur le seuil de la porte. Le jeune homme céda le pas à l'autre, et, après être entrés tous les deux d'un air de familiarité qui semblait indiquer qu'ils attendaient là quelque chose, et qu'on était accoutumé à les laisser entrer et sortir sans les questionner, ils fermèrent la porte derrière eux.
Ils entrèrent dans l'ancien parloir, montèrent l'escalier à pic, façonné à l'ancienne mode, et tournèrent à droite dans la belle salle, l'orgueil et la gloire de Mme Varden, autrefois le théâtre des labeurs domestiques de Miggs.
«D'après ce que m'a appris Varden, dit M. Haredale, il a amené la mère ici hier au soir.
— Oui, répondit Édouard; elle est à présent au second, dans la chambre au-dessus. On dit que sa douleur passe toute croyance. Je n'ai pas besoin de vous dire, vous le savez d'avance, que le soin, l'humanité, la sympathie de ces braves gens, sont sans limites.
— Je m'en doute. Que le ciel les récompense de cet acte de bonté et de bien d'autres! Varden n'est pas ici?
— Il est retourné avec votre messager, qui l'a trouvé au moment où il revenait chez lui. Il a été dehors toute la nuit… mais cela, vous le savez bien, puisqu'il en a passé la plus grande partie avec vous.
— C'est vrai. Si je ne l'avais pas eu, c'est comme s'il m'eût manqué mon bras droit: il a beau être plus âgé que moi, rien ne l'arrête.
— C'est bien le coeur le plus ferme et en ce moment l'homme le plus gai de la terre.
— Il en a bien le droit. Il en a bien le droit. Il n'y a jamais eu de meilleure créature au monde. Il ne fait que récolter ce qu'il a semé… Ce n'est que trop juste.
— Tout le monde, dit Édouard après un moment d'hésitation, n'a pas le bonheur de pouvoir en dire autant.
— Il y en a plus que vous ne croyez, reprit M. Haredale; seulement nous, nous faisons plus d'attention au temps de la moisson qu'à celui des semailles; voilà aussi pourquoi vous vous trompez en ce qui me concerne.»
Le fait est que son visage pâle, ses yeux hagards et son extérieur sombre, avaient eu tant d'influence sur la réflexion qu'Édouard avait faite, que celui-ci, pour le moment, ne sut que répondre.
«Bah! bah! dit M. Haredale, votre allusion n'était pas difficile à deviner. Mais, c'est égal, vous vous êtes trompé. J'ai eu ma part de chagrins, plus que ma part, peut-être; mais je n'ai pas su la supporter comme il fallait. J'ai rompu, quand j'aurais dû plier. J'ai perdu dans la rêverie et la solitude le temps que j'aurais dû employer à mêler mon existence à celles de toutes les créatures du bon Dieu. Les hommes qui apprennent la patience, sont ceux qui donnent à tous leurs semblables le nom de frère. Mais moi, j'ai tourné le dos au monde, et j'en subis la peine.» Édouard allait protester, mais M. Haredale ne lui en laissa pas le temps.
«Il est trop tard, continua-t-il, pour en éviter maintenant les conséquences. Je me dis quelquefois que, si j'avais à recommencer ma vie, je pourrais réparer cette faute… non pas tant précisément, il me semble, en y réfléchissant, par amour pour ce qui est bien, que dans mon propre intérêt. Je recule par instinct devant l'idée de souffrir une seconde fois tout ce que j'ai souffert, et c'est dans cette circonstance que je puise la triste assurance que je serais encore le même, quand je pourrais effacer le passé, et recommencer à nouveau en prenant pour guide l'expérience que j'ai déjà faite.
— Non, non; vous ne vous rendez pas justice, dit Édouard.
— Vous croyez cela, répondit M. Haredale, et j'en suis bien aise. Mais je me connais mieux que personne, et c'est ce qui fait que je n'ai pas en moi tant de confiance. Passons à un autre sujet de conversation… qui, d'ailleurs, n'est pas aussi éloigné du premier qu'on pourrait le croire au premier abord. Monsieur, vous aimez toujours ma nièce, et elle vous est toujours attachée.
— J'en tiens l'assurance de sa bouche même, dit Édouard, et vous savez… je suis sûr que vous n'en doutez pas… que je n'échangerais pas cet aveu contre toute autre bénédiction que le ciel voudrait m'octroyer.
— Vous êtes un jeune homme franc, honorable et désintéressé, dit M. Haredale. Vous en avez porté la conviction jusque dans mon esprit malade, et je vous crois. Attendez ici mon retour.»
En même temps il quitta la chambre, et revint l'instant d'après avec Mlle Haredale.
«La première et seule fois, dit-il, en les regardant tour à tour, que nous nous sommes trouvés ensemble tous les trois sous le toit du père de ma nièce, je vous ai enjoint, Édouard, de le quitter, et je vous ai défendu d'y revenir jamais.
— C'est le seul détail de l'histoire de notre amour que j'aie oublié, reprit Édouard.
— Vous portez un nom, dit M. Haredale, que je n'ai que trop de raisons de me rappeler. J'étais poussé, excité par des souvenirs de torts et d'injures qui m'étaient personnels, je le sais et le confesse; mais, même en ce moment, je me calomnierais si je vous disais qu'alors ou jamais j'aie cessé de faire au fond du coeur les voeux les plus ardents pour son bonheur, ou que j'aie agi en cela (je reconnais du reste mon erreur) par une autre impulsion que le désir pur, unique, sincère, de remplacer près d'elle, autant que je le pouvais du moins, le père qu'elle avait perdu.
— Cher oncle, dit Emma en pleurant, je n'ai jamais connu d'autre père que vous. Ma mère et mon père ne m'ont laissé à chérir que leur mémoire; mais vous, j'ai pu vous aimer toute ma vie. Jamais père n'a été plus tendre pour son enfant que vous ne l'avez été pour moi, depuis le premier moment que je puis me rappeler jusqu'au dernier.
— Vous me parlez avec trop de tendresse, répondit-il, et pourtant je n'ai pas le courage de souhaiter que vous me jugiez moins favorablement: j'ai trop de plaisir à entendre ces mots de votre bouche, comme j'en aurai toujours à me les rappeler quand nous serons séparés; ce sera le bonheur de ma vie. Encore un peu de patience, je vous prie, Édouard; elle et moi nous avons passé bien des années ensemble; et, quoique je sache bien qu'en la remettant entre vos mains je mets le sceau à son bonheur futur, je sens qu'il me faut un effort pour m'y résigner.»
Il la pressa tendrement contre son sein et, après une minute de silence, il reprit:
«J'ai eu tort avec vous, monsieur, et je vous en demande pardon… ce n'est pas ici une formule banale, ni un regret affecté: c'est l'expression vraie et sincère de ma pensée. Avec la même franchise, je vous avouerai à tous deux qu'il a été un temps où je me suis rendu complice par connivence d'une trahison dont le but était de vous séparer à jamais… car, si je n'y ai point trempé moi-même, j'ai du moins laissé faire: je m'en confesse coupable.
— Vous vous jugez trop sévèrement, dit Édouard. Laissons cela de côté.
— Non, cette trahison se dresse pour ma condamnation; je regarde en arrière, et ce n'est pas aujourd'hui la première fois, répondit-il. Je ne peux pas me séparer de vous sans obtenir mon pardon plein et entier. Car je n'ai plus guère de temps à passer dans la vie commune du monde, et j'ai déjà bien assez de regrets à emporter dans la solitude à laquelle désormais je me voue, sans en grossir le nombre.
— Vous n'emporterez de nous deux, dit-elle, que des bénédictions. Ne mêlez jamais le souvenir de votre Emma… qui vous doit tant d'amour et de respect… avec aucun autre sentiment que celui d'une affection et d'une reconnaissance éternelles pour le passé, et les voeux les plus ardents pour votre félicité à venir.
— L'avenir, reprit son oncle avec un sourire mélancolique, est un mot plein de bonheur pour vous, et son image doit vous apparaître entourée d'une guirlande de joyeuses espérances. Mais, pour moi, c'est autre chose: puisse-t-il être seulement un temps de paix, exempt de soucis et de haine! Quand vous quitterez l'Angleterre, je la quitterai comme vous. Il y a sur le continent des cloîtres, mon seul asile, maintenant que les deux grands voeux de ma vie sont satisfaits. Cela vous fait de la peine, parce que vous oubliez que je deviens vieux, et que me voilà bientôt au bout de ma carrière. Allons! nous en reparlerons… plutôt deux fois qu'une, et je vous demanderai, Emma, vos bons conseils.
— Pour les suivre? lui dit sa nièce.
— Au moins les écouterai-je, répondit-il en l'embrassant, et je vous promets que je les prendrai en considération. Voyons! n'ai-je pas encore quelque chose à vous dire? Vous vous êtes vus beaucoup depuis quelque temps. Il vaut mieux il est plus convenable que je laisse de côté les circonstances du passé qui avaient causé votre séparation et semé entre nous le soupçon et la défiance.
— Oui, oui, cela vaut beaucoup mieux, répéta tout bas Emma.
— J'avoue la part que j'y ai prise à cette époque, dit M. Haredale, tout en me le reprochant. Cela prouve qu'on ne doit jamais s'écarter, si peu que ce soit, du bon chemin, du chemin de l'honneur, sous le prétexte spécieux que la fin justifie les moyens. Quand la fin qu'on se propose est bonne, il faut l'obtenir par de bons moyens. Ceux qui font autrement sont des méchants, et il n'y a rien de mieux à faire que de les regarder comme tels et de ne point se faire leur complice.»
Il détourna ses yeux de sa nièce pour les reporter sur Édouard, et lui dit d'un ton plus doux:
«Vous avez maintenant presque autant de fortune l'un que l'autre. J'ai été pour elle un intendant fidèle, et à ce qui lui reste des biens autrefois plus considérables de son père, je désire ajouter, comme gage de mon affection, une pauvre pitance qui ne vaut pas la peine d'en parler, et dont je n'ai plus besoin. Je suis bien aise que vous alliez voyager à l'étranger. Que notre maison maudite reste en ruines! Quand vous reviendrez après quelques années prospères, vous en ferez bâtir une meilleure, et, j'espère, plus fortunée. Voulez-vous faire la paix?»
Édouard prit la main que lui tendait Haredale, et la serra cordialement.
«Vous ne mettez ni retard ni froideur dans votre réponse, dit M. Haredale, en lui rendant une poignée de main aussi chaleureuse, et maintenant, que je vous connais, je me dis, quand je vous regarde, que vous êtes bien l'homme que j'aurais voulu lui choisir pour époux. Son père était d'un caractère généreux, et vous lui auriez convenu tout à fait. Je vous la donne en son nom, et je vous bénis pour lui. Si le monde et moi, nous nous séparons là- dessus, nous nous serons séparés en meilleurs termes que nous n'avons vécu ensemble depuis longtemps.»
Il la mit dans les bras de son mari, et il allait quitter la chambre, quand il fut arrêté dans sa marche, sur le pas de la porte, par un grand bruit dans le lointain, qui les fit tressaillir en silence.
C'était un tumulte éclatant, mêlé d'acclamations frénétiques qui déchiraient l'air. Les clameurs approchaient de plus en plus à chaque moment, avec tant de rapidité que, rien que le temps d'y prêter l'oreille, elles éclatèrent en une confusion de sons assourdissants au coin de la rue.
«Il faut mettre ordre à ça… il faut apaiser ce tapage, dit
M. Haredale avec vivacité. Nous aurions dû y penser et l'empêcher.
Je vais les trouver à l'instant.»
Mais, avant qu'il pût atteindre la porte de la rue, avant qu'Édouard eût eu seulement le temps de prendre son chapeau pour le suivre, ils furent encore arrêtés par un cri perçant, qui, cette fois, partait du haut de l'escalier. En même temps la femme du serrurier se précipita dans la chambre, et courant tout bonnement se jeter dans les bras de M. Haredale, elle s'écria:
«Elle sait tout, cher monsieur… elle sait tout. Nous lui en avons dit quelques mots petit à petit, et maintenant elle est toute préparée.»
Après cette communication, accompagnée des actions de grâces les plus ferventes pour remercier Dieu de ce nouveau bienfait, la bonne dame, fidèle à l'usage classique des matrones dans toutes les occasions d'une émotion vive, se pâma tout de suite.
Ils coururent à la fenêtre, levèrent le châssis, et regardèrent dans la rue encombrée par la foule. Au milieu d'une immense multitude parmi laquelle il n'y avait pas une personne qui restât un moment en repos, on voyait en plein la bonne grosse et rougeaude figure du serrurier, culbuté à droite, à gauche, comme s'il luttait contre une mer agitée. Tantôt il était emporté vingt pas en arrière, tantôt poussé en avant presque jusqu'à la porte; puis emporté par un nouveau flot, puis pressé contre le mur d'en face, puis contre les maisons attenantes à la sienne, puis soulevé jusque sur un perron où les bras d'une cinquantaine de gens le poursuivaient de leurs saluts, pendant que tous les autres, dans le plus grand tumulte, s'égosillaient à l'applaudir de toutes leurs forces. Quoique véritablement il fût en danger de se voir mettre en morceaux par l'enthousiasme général, le serrurier, aussi rassuré que jamais, répondait à leurs acclamations par les siennes, jusqu'à s'en faire mal à la gorge, et, dans un élan de joie et de bonne humeur, il agitait son chapeau avec tant d'ardeur, que le jour avait fini par y passer entre le bord et la forme.
Mais au milieu de tout cela, ballotté de main en main, avançant un pas, reculant deux, poussé, bousculé comme il était, il n'en reparaissait que plus jovial et plus radieux après chaque assaut. La paix de son âme n'en était pas plus affectée que s'il avait volé comme une plume sur la surface de l'eau et il n'en tenait pas moins ferme, sans le lâcher seulement une fois, un bras serré contre le sien; c'était celui d'un ami vers lequel il se tournait de temps en temps pour lui frapper sur l'épaule, ou bien pour lui glisser un mot d'encouragement solide, ou bien pour l'égayer par un sourire; mais avant tout, son soin constant était de le défendre contre l'empressement indiscret de la foule, et de lui ouvrir un passage pour le faire entrer à la Clef d'or. Passif et timide, effarouché, pâle, étonné, regardant la foule comme s'il venait de ressusciter des morts, et qu'il se considérât lui-même comme un revenant au milieu des vivants, Barnabé… non pas Barnabé en esprit, mais bel et bien Barnabé en chair et en os, avec un pouls naturel, des nerfs, des muscles, un coeur qui battait bien fort, et des émotions violentes… se pendait au bras de son vieil ami, le robuste serrurier, se laissant conduire par lui comme un enfant.
C'est ainsi qu'à la fin des fins ils atteignirent la porte, que des mains complaisantes tenaient toute prête en dedans pour les recevoir. Alors, se glissant par l'ouverture, et repoussant de vive force la foule de ses pétulants admirateurs, Gabriel ferma la porte derrière lui, et se trouva entre M. Haredale et Édouard Chester, pendant que Barnabé ne faisait qu'un bond au haut de l'escalier et tombait à genoux au pied du lit de sa mère.
«Bénie soit la fin de la plus heureuse et de la plus rude besogne que nous ayons faite de notre vie! dit à M. Haredale le serrurier haletant. Les mâtins! avons-nous eu du mal à nous en débarrasser! En vérité, j'ai vu le moment où, avec toutes leurs belles amitiés, nous allions y rester.»
Ils avaient employé toute la journée précédente à tâcher d'arracher Barnabé à son triste destin. Trompés dans leurs tentatives auprès des premières autorités auxquelles ils s'étaient adressés, ils les renouvelèrent d'un autre côté. Encore repoussés par là, ils recommencèrent sur nouveaux frais au milieu de la nuit, et finirent par parvenir, non seulement jusqu'au juge et au jury qui l'avaient condamné, mais jusqu'à des personnages influents à la cour, jusqu'au jeune prince de Galles, et jusqu'à l'antichambre du roi lui-même, ayant enfin réussi à éveiller quelque intérêt en sa faveur, et à donner l'envie d'examiner son cas avec moins de passion, ils avaient eu une entrevue avec le ministre, dans son lit, à huit heures du matin. Le résultat d'une enquête minutieuse, due à leurs démarches, et secondée par les attestations en faveur d'un pauvre garçon qu'ils connaissaient depuis son enfance, fut qu'entre onze heures et midi le pardon absolu da Barnabé Rudge fut apprêté, signé, et confié à un cavalier pour le porter en toute hâte au lieu de l'exécution. Le messager de grâce arriva sur les lieux juste au moment où on voyait déjà paraître la fatale charrette; et, pendant qu'elle remportait Barnabé à la prison, M. Haredale, après s'être assuré que tout était fini, était revenu tout droit de Bloomsbury-Square à la Clef d'or, laissant à Gabriel l'agréable tâche de le ramener chez lui en triomphe.
«Je n'ai pas besoin de vous dire, fit observer là-dessus le serrurier après avoir donné des poignées de main à tous les hommes de la maison, et serré dans ses bras toutes les femmes plus de quarante-cinq fois, qu'excepté entre nous, en famille, ce n'est pas moi qui ai voulu en faire un triomphe; mais nous n'avons pas été plus tôt dans la rue qu'on nous a reconnus, et alors a commencé le vacarme. Si on me donnait le choix entre les deux, ajouta-t-il en essuyant sa figure toute cramoisie, et après avoir éprouvé l'un et l'autre, je crois que j'aimerais encore mieux me voir enlevé de ma maison par une bande d'ennemis qu'escorté à la maison par une émeute d'amis.»
Mais on voyait bien que c'était seulement de la part de Gabriel une façon de parler, et qu'au contraire l'affaire, d'un bout à l'autre, lui causait un plaisir extrême; car le peuple continuant son tapage au dehors, et redoublant ses acclamations comme s'il venait de prendre des gosiers de rechange, capables de durer au moins une quinzaine, il envoya chercher Grip au second étage; Grip était revenu sur le dos de son maître et avait reconnu les faveurs de la multitude en tirant du sang de chaque doigt qui s'aventurait à la portée de son bec. Alors, prenant l'oiseau sur son bras, il se présenta lui-même à la fenêtre du premier et agita encore son chapeau, si bien que cette fois il ne tenait plus qu'à un fil entre les quatre doigts et le pouce. Cette démonstration ayant été accueillie par des vivats mérités, et le silence s'étant un peu rétabli, il les remercia de leur sympathie, et, prenant la liberté de les informer qu'il y avait quelqu'un de malade dans la maison, il leur proposa trois hourras en faveur du roi Georges, trois autres en faveur de la vieille Angleterre, puis trois autres en faveur de n'importe qui, pour la clôture. La foule y consentit, en substituant seulement le nom de Gabriel Varden dans le hourra de n'importe qui, et en lui en donnant un de plus, pour faire la bonne mesure; puis elle se dispersa pleine de bonne humeur. Ainsi finit la cérémonie.
Toutes les félicitations échangées parmi les habitants de la Clef d'or, quand on les eut laissés tranquilles; le débordement de joie et de bonheur qu'ils ressentaient; la difficulté où Barnabé en personne se trouvait de l'exprimer autrement qu'en allant comme un fou de l'un à l'autre, jusqu'à ce qu'enfin, ayant recouvré plus de calme, il vint s'étendre par terre auprès de la couche de sa mère, et y tomba dans un profond sommeil; tout cela n'a pas besoin de se dire; heureusement, car ce ne serait pas facile à décrire, si c'était nécessaire à notre récit.
Avant de quitter cette scène charmante, nous ferons bien de jeter un coup d'oeil sur un tableau plus sombre et d'un genre tout différent, qui, cette nuit-là même, avait eu un petit nombre de spectateurs.
C'était dans un cimetière, à l'heure de minuit; il n'y avait d'autres assistants qu'Édouard Chester, un ministre, un fossoyeur, et les quatre porteurs d'une bière grossière. Ils se tenaient tous debout autour d'une fosse nouvellement creusée, et l'un des porteurs tenait à la main une lanterne sourde, la seule lumière qui éclairât ces lieux funèbres, pour répandre sa faible lueur sur le livre d'offices. Il la plaça un moment sur le cercueil, avant de la descendre avec l'aide de ses compagnons. Le couvercle de la bière ne portait aucune inscription.
La terre humide retomba avec un bruit solennel sur la dernière demeure de cet homme sans nom; et le bruit du gravier laissa un triste écho même dans l'oreille endurcie de ceux qui l'avaient porté à son dernier asile. La fosse fut remplie jusqu'au haut, puis aplanie en piétinant dessus, et ils s'en allèrent tous ensemble.
— Vous ne l'avez jamais vu de son vivant? demanda le ministre à
Édouard.
— Pardon, souvent, mais il y a bien des années, et je ne ne doutais pas que ce fût mon frère.
— Jamais depuis?
— Jamais. J'ai voulu le voir hier, mais il s'y est refusé obstinément, malgré les instances répétées que j'ai fait faire auprès de lui.
— Et il a refusé de vous voir? Il fallait que ce fût un coeur endurci et dénaturé.
— Croyez-vous?
— Vous avez l'air de n'être pas de mon avis?
— En effet. Nous entendons tous les jours le monde s'étonner de voir ce qu'il appelle des monstres d'ingratitude. Ne dirait-on pas qu'il s'attendait plutôt à voir partout des monstres d'affection, comme si c'était la chose la plus naturelle?»
Cependant ils étaient arrivés à la porte de la grille. Là ils se souhaitèrent bonne nuit, et s'en retournèrent chacun chez soi.