Barnabé Rudge, Tome II
CHAPITRE X.
L'émeute est une créature d'une existence mystérieuse, surtout dans une grande ville. D'où vient-elle et où va-t-elle? presque personne n'en sait rien. Elle s'assemble, elle se disperse avec la même rapidité. Il n'est pas plus facile de remonter aux différentes sources dont elle se compose qu'à celle des flots de la mer, avec laquelle elle a plus d'un trait de ressemblance: car l'Océan n'est pas plus changeant, plus incertain, ni plus terrible, quand il soulève ses vagues; il n'est pas plus cruel ni plus insensé dans sa furie.
Les gens qui étaient allés faire du tapage à Westminster le vendredi matin, et qui avaient accompli le soir l'oeuvre de dévastation plus sérieuse de Duke-Street et de Warwick-Street, étaient, en général, les mêmes. Sauf quelques misérables de plus, que tous les rassemblements sont moralement sûrs de s'adjoindre dans une ville où il doit y avoir un plus grand nombre de fainéants et de mauvais sujets, on peut dire que l'émeute, dans ces deux rencontres, était formée des mêmes éléments. Cependant, quand elle fut dispersée dans l'après-midi, elle s'était éparpillée dans diverses directions: il n'y avait pas eu de nouveau rendez-vous donné, pas de plan conçu ou médité; en un mot, à ce qu'ils pouvaient croire, ils s'en retournaient chacun chez eux, sans espoir de se réunir encore.
À l'enseigne de la Botte, le quartier général, comme nous avons vu, des émeutiers, il n'y en avait pas, le vendredi soir, une douzaine: deux ou trois dans l'écurie et les remises, où ils passaient la nuit; autant dans la salle commune; le même nombre couchés dans les lits. Le reste était retourné dans leurs logis ou plutôt dans leurs repaires ordinaires. Peut-être parmi ceux qui étaient étendus dans les champs et les sentiers voisins, au pied des meules de foin, ou près des fours à chaux, n'y en avait-il pas une vingtaine qui eussent un domicile. Mais quant aux autres réduits publics, aux loueurs, aux garnis, ils avaient à peu près leur compte de leurs locataires ordinaires, et pas d'étrangers; ils avaient leur total régulier de vice et de turpitude, auquel ils étaient accoutumés, mais pas plus.
L'expérience d'une seule soirée, cependant, avait suffi pour donner la preuve à ces chefs d'émeute, à ces catilinas de rencontre, qu'ils n'avaient qu'à se montrer dans les rues pour voir à l'instant se réunir autour d'eux des bandes qu'ils n'auraient pu garder rassemblées, quand ils n'en avaient plus que faire, sans beaucoup de dangers, de peine et de frais. Une fois maîtres de ce secret, ils se sentirent la même assurance que s'ils avaient autour d'eux un camp de vingt mille soldats, dévoués à leurs ordres. Toute la journée du samedi, ils restèrent tranquilles. Le dimanche, ils songèrent plutôt à tenir leurs gens en haleine qu'à poursuivre sérieusement, par quelque mesure énergique, l'exécution de leurs premiers projets.
«J'espère, dit Dennis, bâillant de grand coeur le dimanche matin, et se relevant sur son séant d'une botte de paille qui lui avait servi de lit pour la nuit, en même temps qu'il s'appuyait la tête dans sa main et réveillait Hugh, étendu près de lui; j'espère que maître Gashford va nous laisser faire notre dimanche; à moins qu'il ne veuille déjà nous remettre à l'ouvrage, hein?
— Il n'aime pas à laisser languir les choses, on peut être sûr de ça, répondit Hugh en grognant. Et pourtant je ne me sens pas bien disposé à bouger de là. Je suis roide comme un cadavre, et couvert de sales égratignures, comme si j'avais passé la journée à me battre avec des chats sauvages.
— Dame! aussi, vous avez tant d'enthousiasme! dit Dennis regardant avec admiration la tête mal peignée, la barbe emmêlée, les mains déchirées, la figure égratignée du farouche camarade qu'il avait là; vous êtes un vrai démon! vous vous faites cent fois plus de mal qu'il n'est nécessaire, par l'envie que vous avez d'être toujours en avant, et d'en faire plus que les autres.
— Pour ce qui est de ça, répliqua Hugh, rejetant en arrière ses cheveux épars et lançant un coup d'oeil à la porte de l'écurie où ils étaient couchés, en voilà un là qui me vaut bien. Qu'est-ce que je vous avais promis? Quand je vous disais qu'il en valait une douzaine à lui tout seul, et pourtant vous n'aviez pas confiance en lui!»
M. Dennis, encore endormi et plié en deux, releva son menton dans sa main, pour imiter l'attitude de Hugh, et lui dit en regardant aussi dans la direction de la porte:
«C'est vrai, c'est vrai, frère, vous le connaissiez bien. Mais qui supposerait jamais, à voir ce garçon-là, qu'il pût faire de telles prouesses? Quel dommage, frère, qu'au lieu de prendre un peu de repos, comme nous, pour se préparer à faire des nouveaux efforts en faveur de notre honorable Cause, il s'amuse à jouer au soldat comme un bambin! Et voyez donc aussi comme il est propre, continuait M. Dennis, qui n'avait pas du tout de raison de se sentir quelque sympathie pour les gens délicats sur cet article; comme on voit bien son imbécillité jusque dans cet excès de propreté! à cinq heures du matin, il était déjà à la pompe, quand tout le monde aurait parié qu'il devait être assez fatigué d'avant-hier, pour avoir encore besoin de dormir à cette heure-là. Mais pas du tout; je me suis éveillé seulement une minute ou deux, et il était déjà à la pompe. Et encore, il fallait le voir planter sa plume de paon dans son chapeau, quand il a eu fini de se laver! Ah! je suis bien fâché que ce soit un esprit si borné; mais que voulez-vous? le meilleur d'entre nous a ses défauts.»
Le sujet de ce dialogue et de cette conclusion proclamée d'un ton de réflexion philosophique n'était autre, comme s'en doutent bien nos lecteurs, que Barnabé, qui, son drapeau en main, se tenait en faction au soleil devant la porte éloignée, se promenant quelquefois de long en large et chantonnant sur l'air du carillon que faisaient entendre les cloches des églises voisines. Mais qu'il se tint tranquille, les deux mains appuyées sur la hampe de son drapeau, ou qu'il le mit sur son épaule, pour monter la garde d'un pas grave et mesuré, le soin avec lequel il avait arrangé sa pauvre toilette, son port droit et fier, montraient toute l'importance qu'il attachait au poste qu'on lui avait confié, et l'orgueil qu'il en ressentait dans son âme. De l'endroit où Hugh et son camarade étaient étendus dans l'ombre obscure du hangar, Barnabé, avec la soleil, et le carillon pacifique du dimanche qu'il accompagnait de la voix, formait un charmant tableau de genre, auquel la porte servait de cadre, comme l'obscurité de l'écurie lui servait du fond. Ce tableau avait un pendant: c'était celui qu'ils représentaient de leur côté, se vautrant, comme des animaux immondes, dans leur fumier et leur corruption sur leur litière. Eux-mêmes, ils en sentaient le contraste; ils regardèrent quelques moments sans rien dire, et d'un air un peu douteux:
«Ah! dit Hugh à la fin, avec un grand éclat de rire, le drôle de corps que ce Barnabé! il n'y en a pas un parmi nous qui puisse en faire autant, sans dormir, boire ni manger, comme lui. Quant à ce que vous disiez qu'il joue au soldat, c'est moi qui l'ai mis là en faction.
— Alors c'est que vous aviez une raison pour ça, et une bonne, je gage, répliqua Dennis en montrant toutes ses dents à force de rire et jurant comme un païen. Pourquoi donc ça, frère?
— Dame! vous savez, lui dit Hugh en se rapprochant de lui sur sa paille, que notre noble capitaine de là-bas était joliment dedans hier matin, et puis encore, comme vous et moi, un peu plus en train hier au soir.»
Dennis regarda dans ce coin où Simon Tappertit gisait enfoncé dans une botte de foin, ronflant comme une toupie, et remua la tête en signe d'assentiment.
«Et notre noble capitaine, continua Hugh, encore avec un éclat de rire, notre noble capitaine et moi nous avons fait pour demain le plan d'une expédition éclatante… et profitable.
— Encore les papistes? demanda Dennis en se frottant les mains.
— Oui, contre les papistes; contre un papiste au moins avec qui plusieurs d'entre nous, et moi tout le premier, nous avons un vieux compte à régler.
— Ce n'est pas cet ami de maître Gashford dont il nous parlait chez moi, hein? dit Dennis, bouillant de plaisir et d'impatience.
— Justement, c'est lui-même.
— Ah! que c'est bien votre affaire! cria M. Dennis en lui donnant une poignée de main; à la bonne heure! Vengeons-nous, tue, assomme, et cela marchera deux fois plus vite. Eh bien après? contez-moi cela.
— Ha! ha! ha! Le capitaine, ajouta Hugh, a envie de profiter de cela pour enlever une femme dans la bagarre, et… Ha! ha! ha!… moi aussi.»
M. Dennis fit la grimace à cette partie de plan qu'on lui communiquait; en principe général, il ne voulait pas entendre parler de femmes. C'étaient des créatures si peu sûres et si glissantes, qu'il n'y avait pas à y faire le moindre fond, et qu'on ne les trouvait jamais du même avis, vingt-quatre heures durant. Il en avait encore bien plus long à dire là-dessus; mais il préféra demander à Hugh le rapport qu'il pouvait y avoir entre l'expédition proposée et la faction de Barnabé, posé en sentinelle à la porte de l'écurie. Voici ce que son camarade lui répondit avec mystère:
«Voyez-vous, les gens à qui nous avons envie de rendre visite étaient de ses amis, il n'y a pas bien longtemps, et, du caractère que je lui connais, je suis sûr et certain que, s'il croyait que nous allions leur faire du mal, bien loin de nous aider, il se tournerait contre nous. C'est pour cela que je lui ai persuadé (je le connais de longue main) que lord Georges l'a choisi de préférence pour garder ici la place demain en notre absence, et que c'est un grand honneur pour lui. Voilà pourquoi il monte en ce moment la garde, fier comme un Artaban. Ha! ha! Qu'en dites-vous? Si je suis un démon, je ne suis toujours pas un étourdi.»
M. Dennis se confondit en compliments et ajouta:
«Mais pour ce qui concerne l'expédition elle-même?
— Quant à ça, dit Hugh, vous en connaîtrez tous les détails de la bouche du grand capitaine, et de la mienne, ensemble ou séparément; car justement le voilà qui s'éveille. Allons! sus! Coeur de Lion! Ha! ha! Bon courage, et buvez encore un petit coup. Encore du poil de la chienne qui vous a mordu, capitaine! Demandez à boire au garçon. J'ai là sous mon lit assez de tasses et de chandeliers d'or et d'argent pour payer votre écot, capitaine, quand vous boiriez le vin à tonneaux.» Et en même temps, dérangeant la paille, il montrait une place où la terre avait été fraîchement remuée.
M. Tappertit reçut de très mauvaise grâce ces encouragements joyeux; deux nuits de ribote ne l'avaient pas accommodé: son esprit n'était guère moins fatigué que son corps, qui ne pouvait seulement pas se tenir sur ses jambes. Cependant avec l'assistance de Hugh il parvint à gagner, en chancelant, la pompe où il se rafraîchit la gorge d'un bon verre d'eau fraîche, et la tête et la figure d'une bonne douche de liquide à la glace, avant de commander un grog au lait et au rhum. Grâce à cet innocent breuvage, accompagné de biscuits et de fromage, il se réconforta l'âme. Cela fait, il se mit à son aise, par terre entre ses deux compagnons, qui ne s'étaient pas épargnés à boire de leur côté et, se mit en devoir d'éclairer M. Dennis sur les détails du projet annoncé pour le lendemain.
Leur conversation fut assez longue et leur attention assez soutenue pour qu'on pût voir l'intérêt manifeste qu'ils prenaient au sujet. Il fallait aussi qu'il ne fût pas toujours d'un caractère bien attristant, ou qu'il fût du moins enjolivé par des scènes plaisantes, car ils riaient souvent à gorge déployée, jusqu'à faire sauter Barnabé sous les armes, tout scandalisé de leur légèreté. Cependant ils ne l'inviteront pas à venir les rejoindre, avant qu'ils eussent bien bu, bien mangé et fait un bon somme pendant plusieurs heures: c'est-à-dire pas avant le crépuscule. Ils l'informèrent alors qu'ils allaient faire une petite démonstration dans les rues, seulement pour unir les gens en éveil, parce que c'était dimanche soir, et qu'il fallait bien au public un peu de divertissement; qu'il était libre de les accompagner s'il voulait.
Sans autres préparatifs, si ce n'est qu'ils emportèrent des gourdins et mirent à leur chapeau une cocarde bleue, ils commencèrent à battre les rues; et, sans autre dessein prémédité que de faire tout le mal qu'ils pourraient, ils les parcoururent au hasard. Bientôt leur nombre s'étant accru, ils se divisèrent en deux bandes, et, après s'être donné rendez-vous dans les champs voisins de Welbeck-Street, ils traversèrent la ville dans toutes les directions. Le corps le plus considérable, celui qui s'augmenta avec la plus grande rapidité, était celui dont Hugh et Barnabé faisaient partie. Celui-là prit son chemin du côté de Moorfield, où il y avait une riche chapelle à l'usage de quelques familles catholiques bien connues qui habitaient dans le voisinage.
Pour commencer, ils s'attaquèrent aux résidences de ces familles, dont ils brisèrent les portes et les fenêtres. Ils détruisirent le mobilier, ne laissant que les quatre murs, emportant avec soin, pour leur usage, tous les outils et les engins de destruction qu'ils rencontrèrent, tels que marteaux, fourgons, haches, soies, et autres instruments de ce genre. Un grand nombre d'émeutiers les passaient dans des ceinturons qu'ils se faisaient avec une corde, un mouchoir, ou tout ce qu'ils trouvaient de bon pour cela sous leurs mains; et ils portaient ces armes improvisées aussi ostensiblement qu'un sapeur du génie qui va déblayer le champ de bataille. Pas le moindre déguisement, pas la moindre dissimulation, et même, ce soir-là, très peu d'excitation et de désordre. Dans les chapelles, ils arrachèrent et emportèrent jusqu'à la pierre de l'autel, les bancs, les chaires, les chaises, les dalles mêmes; dans les maisons particulières, ils mirent en pièces jusqu'aux lambris et jusqu'aux escaliers. Cette petite fête du dimanche fut par eux accomplie comme une tâche qu'ils s'étaient donnée et qu'ils voulaient faire en conscience. Il n'aurait pas fallu cinquante hommes bien résolus pour leur faire tourner le dos. Une simple compagnie de soldats les aurait dispersés comme la paille au vent; mais il n'y avait personne pour les empêcher, pas d'autorité pour les réprimer, ou, pour mieux dire, n'était la terreur des victimes qui fuyaient à leur approche, personne ne faisait à eux plus d'attention que si c'étaient des ouvriers à la tâche, faisant leur travail régulier et légal avec beaucoup de décence et de tenue.
Ils marchèrent de même, avec ordre, au lieu du rendez-vous, allumèrent de grands feux dans les champs, et, gardant seulement ce qu'il y avait de plus précieux dans leur butin, ils brûlèrent le reste. Les ornements sacerdotaux, les images des saints, de riches étoffes et de belles broderies, la garniture de l'autel et le trésor de la sacristie, tout devint la proie des flammes, qui bientôt éclairèrent le pays alentour. Pendant ce temps-là ils dansaient, ils hurlaient, ils vociféraient autour de ces feux jusqu'à s'en rendre malades, sans être un seul moment troublés par personne dans ces exercices édifiants.
Quand l'attroupement quitta le théâtre du désordre et enfila Welbeck-Street, ils rencontrèrent Gashford, qui avait été témoin de toute leur conduite, et marchait d'un pas furtif le long du trottoir. Arrivé à sa hauteur, Hugh, marchant de front avec lui, sans avoir l'air de le connaître ni de lui parler, lui glissa ces mots dans l'oreille:
«Eh bien! maître, est-ce mieux?
— Non, dit Gashford, c'est toujours la même chose.
— Qu'est-ce que vous demandez donc? dit Hugh. La fièvre ne commence pas par son paroxysme; elle va pas à pas.
— Ce que je demande, dit Gashford en lui pinçant le bras de manière à lui laisser imprimée dans la chair la marque de ses ongles, ce que je demande, c'est que vous mettiez quelque méthode dans votre besogne, imbéciles que vous êtes! Vous ne pouvez pas nous faire d'autres feux de Saint-Jean qu'avec des planches ou des chiffons de papier? Vous n'êtes pas seulement en état de nous faire tout de suite un incendie en grand?
— Un peu de patience, notre maître! dit Hugh. Je ne vous demande que quelques heures et vous verrez; vous n'aurez qu'à regarder le ciel demain soir, si vous voulez voir une aurore boréale.»
Là-dessus il recula d'un pas, pour reprendre son rang près de Barnabé, et, quand le secrétaire porta sur lui les yeux, ils avaient déjà l'un et l'autre disparu dans la foule.
CHAPITRE XI
Le jour du lendemain fut annoncé au monde par de joyeux carillons et par des coups de canon tirés à la Tour. On hissa des drapeaux sur un grand nombre de flèches des clochers de la ville. En un mot, on accomplit toutes les cérémonies d'usage en l'honneur du jour anniversaire de la naissance du roi, et chacun s'en alla vaquer à ses plaisirs ou à ses affaires, comme si Londres était dans un ordre parfait, et qu'il n'y eût pas encore dans quelques- uns de ses quartiers des cendres chaudes qui allaient se rallumer aux approches de la nuit pour répandre au loin la désolation et la ruine.
Les chefs de l'émeute, rendus plus audacieux encore par leurs succès de la nuit dernière et par le butin qu'ils avaient conquis, retenaient fermement unies les masses de leurs partisans, et ne songeaient qu'à les compromettre assez pour n'avoir plus à craindre que l'espoir de leur pardon ou de quelque récompense ne leur donnât la tentation de trahir et de livrer entre les mains de la justice les ligueurs les plus connus.
Il est sûr que la crainte de s'être trop avancés pour pouvoir désormais obtenir leur pardon retenait les plus timides sous leurs drapeaux non moins que les plus braves. Beaucoup d'entre eux, qui n'auraient pas fait difficulté de dénoncer les chefs et de se porter témoins contre eux en justice, sentaient qu'ils ne pouvaient espérer leur salut de ce côté, parce que leurs propres actes avaient été observés par des milliers de gens qui n'avaient pas pris part aux troubles; qui avaient souffert dans leurs personnes, leur tranquillité, leurs biens, des outrages de la populace; qui ne demanderaient pas mieux que de porter témoignage, et dont le gouvernement du roi préférerait sans doute les déclarations à celles de tous autres. Dans cette catégorie se trouvaient beaucoup d'artisans qui avaient laissé là leurs travaux le samedi matin; il y en avait même que leurs patrons avaient revus prenant une part active au tumulte: d'autres se savaient soupçonnés, et n'ignoraient pas que, s'ils revenaient dans leurs ateliers, ils seraient remerciés sur-le-champ. D'autres enfin avaient agi en désespérés dès le commencement, et se consolaient avec ce proverbe populaire qui dit que, pendu pour pendu, autant vaut l'être pour un mouton que pour un agneau. Tous d'ailleurs espéraient et croyaient fermement que le gouvernement, qu'ils semblaient avoir paralysé, finirait, dans son épouvante, par compter avec eux et par accepter leurs conditions. Les plus raisonnables se disaient qu'au pis-aller ils étaient trop nombreux pour qu'on pût les punir tous, et chacun aimait à croire qu'il avait autant de chances d'échapper au châtiment que personne. Quant à la masse, elle ne raisonnait pas et ne pensait à rien, obéissant seulement à ses passions impétueuses, aux instincts de la pauvreté, de l'ignorance, à l'amour du mal, à l'espérance du vol et du pillage.
Il est encore à remarquer que, à partir du moment de leur première explosion à Westminster, tout symptôme d'ordre arrêté d'avance ou de plan concerté entre eux avait disparu. Quand ils se divisaient par bandes pour courir dans les différents quartiers de la ville, c'était d'après une inspiration soudaine et spontanée. Chacune d'elles se grossissait sur son chemin, comme les rivières à mesure qu'elles coulent vers la mer; chaque fois qu'il leur fallait un chef, il s'en présentait un, qui disparaissait sitôt que l'on n'en avait plus besoin, pour reparaître encore à la première nécessité. Le tumulte prenait chaque fois une forme nouvelle et inattendue, selon les circonstances du moment: on voyait de braves ouvriers retournant chez eux, après une journée de travail, jeter là leurs outils pour se mêler activement à l'émeute, en un instant; des saute-ruisseaux en faisaient autant, laissant là les commissions dont ils étaient chargés en ville. En un mot, c'était comme une peste morale qui était tombée sur Londres. Le bruit, le tumulte, l'agitation, avaient pour eux un attrait irrésistible qui les séduisait par centaines. La contagion s'étendait comme le typhus. Le mal, encore à l'état d'incubation, infectait à chaque heure de nouvelles victimes, et la Société commençait à s'alarmer sérieusement de leurs fureurs.
Il était à peu près deux ou trois heures après midi, lorsque Gashford vint dans le repaire que nous avons décrit au dernier chapitre, et, n'y trouvant que Dennis et Barnabé, s'informa de ce qu'était devenu Hugh.
Il était sorti, à ce que lui dit Barnabé, il y avait bien une heure, et n'était pas encore revenu.
«Dennis, dit le souriant secrétaire, de sa voix la plus doucereuse, en se tenant les jambes croisées sur un baril; Dennis!»
Le bourreau, se réveillant en sursaut, se mit sur son séant, et le regarda les yeux tout grands ouverts.
«Comment ça va-t-il, Dennis? dit Gashford, le saluant d'un signe de tête. J'espère que vous n'avez pas eu à vous plaindre de vos dernières expéditions, Dennis?
— Maître Gashford, répondit le bourreau, fixant sur lui les yeux, vous avez une manière si tranquille de vous dire les choses, qu'il y a de quoi faire sauter au plancher. Nom d'un chien, ajouta-t-il entre ses dents, sans détourner les yeux, et d'un air pensif; vous avez quelque chose de si rusé!
— De si distingué, vous voulez dire, Dennis.
— De si distingué, reprit l'autre en se grattant la tête, toujours sans quitter des yeux les traits du secrétaire, que, quand vous me parlez, je crois entendre chacun de vos mots jusque dans la moelle de mes os.
— Je suis charmé de vous voir l'ouïe si subtile, et je m'applaudis de savoir me rendre pour vous si intelligible, dit Gashford, de son ton uniforme et invariable. Où est votre ami?»
M. Dennis se retourna comme s'il s'attendait à le trouver endormi sur son lit de paille; puis, se rappelant qu'il l'avait vu sortir:
«Je ne peux pas vous dire, maître Gashford. Je croyais qu'il devait rentrer plus tôt que ça. J'espère que ce n'est pas encore le moment de nous mettre à la besogne, maître Gashford?
— Mais, dit le secrétaire, je vous le demande, comment voulez- vous que je vous dise ça, Dennis? Vous êtes parfaitement maître de vos actions, vous savez, et vous n'en devez compte à personne, si ce n'est à la justice de temps à autre, n'est-ce pas?»
Dennis, tout dérouté par le sang-froid de manières et de langage de son patron, reprit pourtant son assiette en lui entendant faire cette allusion à sa profession, et lui montra Barnabé en secouant la tête et en fronçant le sourcil.
«Chut! cria Barnabé.
— Ah! motus là-dessus, maître Gashford, dit le bourreau à voix basse. Les préjugés populaires… vous n'y pensez jamais… Eh bien! quoi, Barnabé? qu'est-ce qu'il y a? mon garçon.
— Je l'entends qui vient, répondit-il. Écoutez. Remarquez-vous ça? c'est son pied. N'ayez pas peur, je reconnais bien son pas, et celui de son chien aussi. Tramp, tramp, pitt, patt, c'est bien ça, ils s'en viennent tous les deux, et, tenez! Ha! ha! ha! ha! les voici.» Il criait joyeusement, saluant à deux mains la venue de son camarade, auquel il donna de petites tapes d'amitié sur le dos, comme si ce rude compagnon était le plus aimable des hommes. «Le voici, et il n'a pas de mal, encore! Je suis bien content de le voir revenu, ce vieux Hugh.
— Je veux être un renégat s'il ne me fait pas toujours un meilleur accueil que les gens raisonnables, dit Hugh en lui secouant la main avec une tendresse étrange, qui ressemblait à de la rage. Et vous, garçon, comment allez-vous?
— À merveille, cria Barnabé, ôtant son chapeau. Ha! ha! ha! Et la joie au coeur, Hugh. Et tout prêt à faire ce qu'on voudra pour la bonne cause et la justice, et à soutenir ce bon gentleman si doux et si blême, ce lord qu'ils ont maltraité; n'est-ce pas, Hugh?
— Oui,» répondit son ami, laissant aller sa main, et regardant un moment Gashford avec un changement d'expression notable avant de lui dire: «Bonjour, maître.
— Bonjour donc! répliqua le secrétaire en se caressant la jambe. Et puis encore bonjour et bonne année, accompagnés de beaucoup d'autres! Vous êtes échauffé.
— Ma foi, maître, vous le seriez bien autant que moi, dit-il en s'essuyant la figure, si vous étiez venu ici en courant aussi vite que moi.
— Alors vous savez les nouvelles? En effet, j'ai supposé que vous deviez les savoir.
— Les nouvelles? Quelles nouvelles?
— Quoi, vous ne savez pas? cria Gashford, relevant les sourcils avec une exclamation de surprise. Est-ce possible? Alors venez donc; c'est moi qui vais vous faire connaître votre honorable position, après tout. Voyez-vous là-haut les armes du roi? lui demanda-t-il d'un air souriant, en prenant dans sa poche un papier qu'il déploya sous les yeux de Hugh.
— Eh bien! qu'est-ce que ça me fait?
— Ça vous fait beaucoup, mais beaucoup; répliqua le secrétaire.
Lisez-moi ça.
— Vous savez bien que, la première fois que je vous ai vu, je vous ai dit que je ne savais pas lire, dit Hugh d'un air d'impatience. Au nom du diable, qu'est-ce qu'il peut y avoir là dedans?
— C'est une proclamation émanée du roi en son conseil, dit Gashford: elle est datée d'aujourd'hui et promet une récompense de cinq cents guinées… Cinq cents guinées, c'est bien de l'argent et une grande tentation pour certaines gens… à quiconque dénoncera la personne ou les personnes qui ont pris la part la plus active aux démolitions de ces chapelles catholiques de samedi soir.
— Ce n'est que ça? cria Hugh d'un air indifférent. Je le savais déjà.
— J'aurais bien dû m'en douter, dit Gashford, souriant, et repliant le document. J'aurais dû deviner que votre ami vous l'avait dit.
— Mon ami? bégaya Hugh, faisant des efforts maladroits pour simuler la surprise. Quel ami?
— Tut, tut! croyez-vous que je ne sais pas d'où vous venez? repartit Gashford en se frottant les mains et se donnant de petites tapes du revers de l'une contre le creux de l'autre, avec un regard de fin renard. Vous me croyez donc bien bête? Voulez- vous que je vous dise son nom?
— Non pas, dit Hugh en jetant un coup d'oeil rapide du côté de
Dennis.
— Il vous aura sans doute appris aussi, continua le secrétaire après une petite pause, que les émeutiers qui ont été pris (les pauvres diables!) sont traduits en justice, et qu'il y a déjà des témoins très actifs qui ont eu la témérité de comparaître à leur charge. Entre autres… et ici il serra les dents, comme pour étrangler quelques mots violents qui lui venaient sur le bout de la langue, et se mit à parler lentement… entre autres un gentleman qui a vu toute la scène à Warwick-Street, un gentleman catholique, un certain Haredale.»
Hugh aurait voulu l'empêcher de prononcer ce nom; mais c'était déjà fait, et Barnabé, qui l'avait entendu, s'était retourné précipitamment.
«À votre poste, à votre poste, brave Barnabé! cria Hugh, prenant son ton le plus brusque et le plus décidé, et lui mettant dans la main son drapeau appuyé contre la muraille. Montez la garde sans perdre de temps, car nous allons partir pour notre expédition. Allons, Dennis, levons-nous, et alerte! Brave Barnabé, vous aurez soin de ne laisser personne retourner ma paillasse: nous savons ce qu'il y a dessous, n'est-ce pas? À présent, maître, vivement! Si vous avez quelque chose à nous dire, faites tôt: car le petit capitaine, avec un détachement, est là dans les champs, qui n'attend plus que nous. Vite, des mots qui parlent et des coups qui portent!»
L'attention de Barnabé ne tint pas contre le remue-ménage du départ. Le regard d'étonnement mêlé de colère qu'on avait pu voir dans ses traits, quand il s'était retourné tout à l'heure, s'était dissipé aussi rapidement que les mots étaient sortis de sa mémoire, comme l'haleine s'efface sur un miroir poli. Alors, empoignant l'arme que Hugh venait de lui fourrer dans la main, il alla monter fièrement sa faction à la porte, trop loin d'eux pour pouvoir les entendre.
«Vous avez manqué de gâter tout, maître, lui dit Hugh. Oui, vous!
N'est-ce pas drôle?
— Qui diable pouvait supposer qu'il eût l'oreille si subtile? répondit Gashford pour se justifier.
— Subtile! Ma foi, je ne parle pas de ses mains, vous les avez vues à l'oeuvre; mais il a quelquefois la tête même aussi subtile que vous et moi, dit Hugh. Dennis, nous devrions être partis. On nous attend; je suis venu vous le dire. Donnez-moi mon bâton et mon baudrier. Un petit coup de main, notre maître; passez-moi ça par-dessus l'épaule, et bouclez-le par derrière, s'il vous plaît.
— Leste comme toujours! dit le secrétaire en lui ajustant son fourniment.
— C'est qu'il faut être leste aujourd'hui. Nous avons à faire une besogne un peu leste.
— Est-ce vrai? est-ce vrai? dit Gashford avec un air si innocent, que l'autre, le regardant par-dessus l'épaule d'un air courroucé, lui répliqua:
— Est-ce vrai? Vous le savez bien, que c'est vrai. Comme si vous ne saviez pas mieux que personne que la première précaution à prendre c'est d'aller faire des exemples sur ces témoins-là pour faire peur aux autres, et leur apprendre à venir encore déposer contre nous et contre les membres de notre Association!
— Je connais quelqu'un, et vous aussi, reprit Gashford avec un sourire expressif, qui sait cela au moins aussi bien que vous et moi.
— Si le gentleman que je pense est le même que celui dont vous parlez, comme je le crois, reprit Hugh d'un ton radouci, il faut donc qu'il soit aussi bien informé de tout que (ici il s'arrêta pour regarder autour de lui, comme pour s'assurer que le gentleman en question n'était pas là)… que le diable en personne. Voilà tout ce que je peux dire. Voyons! est-ce tout, maître? Vous n'en finirez donc pas, ce soir?
— Eh bien! voilà qui est fini! dit Gashford, en se levant; à propos, je voulais encore vous dire… comme cela, vous n'avez pas trouvé que votre ami désapprouvât la petite expédition d'aujourd'hui? Ha! ha! ha! c'est heureux que cela se rencontre si bien avec la leçon à donner à M. le témoin; car je suis sûr qu'il n'a pas plus tôt entendu parler de votre projet qu'il a voulu le voir exécuter. Et à présent vous voilà partis, hein?
— À présent, nous voilà partis, maître. Vous n'avez pas un dernier mot à nous dire?
— Ah! ciel! mon Dieu non, dit Gashford avec une douceur charmante, pas le moindre.
— Bien sûr? cria Hugh en poussant du coude Dennis, qui riait dans sa barbe.
— Bien sûr, hein, maître Gashford?» dit le bourreau, toujours riant d'un rire étouffé.
Gashford réfléchit un moment, indécis entre sa prudence et sa méchanceté. Puis, se plaçant entre eux deux, et leur posant à chacun une main sur l'épaule:
«Mes amis, leur dit-il tout bas d'une voix crispée, n'oubliez pas… mais je suis sûr que vous vous en souviendrez… n'oubliez pas notre conversation de l'autre soir… chez vous, Dennis… vous savez sur qui: Pas de merci, pas de quartier, ne laissez pas deux soliveaux de sa maison debout, à la place où les a mis le charpentier. Le feu, comme on dit, est un bon serviteur, mais un mauvais maître. Que ce soit son maître; il n'en mérite pas d'autre. Mais je suis bien sûr que vous serez fermes, je suis bien sûr que vous serez résolus; je suis bien sûr que vous vous rappellerez qu'il a soif de votre sang et de celui de vos braves compagnons. Si vous avez jamais montré ce que vous savez faire, c'est aujourd'hui que vous allez le faire voir. N'est-ce pas, Dennis? n'est-ce pas Hugh?»
Ils le regardèrent tous les deux, et s'entre-regardèrent après; alors ils se mirent à pousser un grand éclat de rire, brandirent leurs gourdins au-dessus de leurs têtes, lui donnèrent une poignée de main, et sortirent en courant.
Gashford les laissa prendre un peu les devants, puis il les suivit. Il les vit à distance se diriger en toute hâte du côté des champs voisins, où leurs camarades étaient déjà rassemblés. Hugh regardait en arrière et faisait tourner son chapeau aux yeux de Barnabé, qui, charmé du poste de confiance qu'on lui avait laissé, répliquait de la même manière, et reprenait après sa promenade de long en large devant la porte de l'écurie, où déjà ses pieds avaient tracé un sentier. Et lorsque Gashford lui-même, déjà loin, se retourna pour la première fois, Barnabé était toujours là à se promener de long en large, du même pas cadencé. C'était bien le plus dévoué et le plus fier champion qui eût jamais été chargé de défendre un poste: jamais personne ne se sentit au coeur plus d'attachement à son devoir, ni plus de détermination pour le défendre jusqu'à la mort.
Souriant de la simplicité de ce pauvre idiot, Gashford se rendit lui-même à Welbeck-Street par un chemin différent de celui que devaient suivre les émeutiers, et là, assis derrière un rideau à l'une des fenêtres du premier étage de la maison de lord Georges Gordon, il attendit avec impatience leur passage. Ils y mirent tant de temps que, malgré la certitude qu'il avait que c'était bien par là qu'ils étaient convenus de passer, il eut un moment l'idée qu'ils avaient dû changer leurs plans et leur itinéraire. À la fin pourtant le bruit confus des voix se fit entendre dans les champs voisins, et bientôt après ils défilèrent en foule, formant une troupe nombreuse.
Cependant ils étaient loin d'être tous là, comme on s'en aperçut bientôt, quand ils vinrent divisés en quatre sections, qui s'arrêtèrent l'une après l'autre devant la maison, pour pousser trois salves de hourras, et passèrent ensuite leur chemin, après que les chefs qui les conduisaient eurent crié tout haut où ils allaient, en invitant les spectateurs à se joindre à eux. Le premier détachement, portant en bannières quelques restes du pillage qu'ils avaient consommé à Moorfield, proclama qu'ils étaient en route pour Chelsea, d'où ils reviendraient dans le même ordre, pour faire tout près de là un feu de joie des dépouilles qu'ils en rapporteraient. Le second déclara qu'ils allaient à East-Smithfield, pour le même objet. Tout cela se faisait en plein soleil et au grand jour. De beaux équipages ou des chaises à porteurs s'arrêtaient pour les laisser passer, ou s'en retournaient sur leurs pas, pour éviter leur rencontre; les piétons se rangeaient dans l'encoignure d'une allée ou demandaient aux locataires la permission de se tenir à une croisée ou dans le vestibule, en attendant que l'émeute fût passée: mais personne n'intervenait, et, sitôt que le flot était écoulé, chacun reprenait son trantran ordinaire.
Restait encore la quatrième division, et c'était celle que le secrétaire attendait avec le plus d'impatience. Enfin la voilà qui s'avance! Elle était nombreuse et composée d'hommes de choix: car, en cherchant à les reconnaître, il vit parmi eux bien des figures qui ne lui étaient pas inconnues, et, en tête naturellement, celles de Simon Tappertit, Hugh et Dennis. Ils firent halte, comme les autres, pour pousser leurs hourras; mais, quand ils se remirent en marche, ils ne proclamèrent pas, comme eux, le but qu'ils se proposaient. Hugh se contenta de lever son chapeau au bout de son gourdin, et partit après avoir jeté un coup d'oeil à un gentleman qui était là en spectateur, de l'autre côté de la rue.
Gashford suivit, par instinct, la direction de ce coup d'oeil, et vit, debout sur le trottoir, avec une cocarde bleue, sir John Chester, qui leva son chapeau à quelques lignes au-dessus de sa tête pour faire honneur à l'émeute, et s'appuya ensuite avec grâce sur sa canne, souriant de la manière la plus agréable, déployant sa toilette et sa personne tout à fait à leur avantage, et surtout ayant l'air d'une tranquillité inimaginable. Cela n'empêcha pas, malgré toute son habileté, que Gashford ne le vit bien faire un signe de protection à Hugh, pour le reconnaître en passant: car le secrétaire, oubliant la foule, n'eut plus d'yeux que pour sir John.
Celui-ci resta à la même place et dans la même attitude, jusqu'au moment où le dernier homme de la foule eut tourné le coin de la rue. Alors il prit sans hésiter son chapeau, dont il détacha la cocarde, et la remit soigneusement dans sa poche pour la prochaine occasion. Il se rafraîchit avec une prise de tabac, ferma sa tabatière, et se remit en marche tout doucement. Au même instant passait une voiture qui s'arrêta, une main de dame fit tomber la glace, et sir John s'avança aussitôt, le chapeau à la main. Au bout d'une minute ou deux de conversation à la portière, évidemment au sujet de l'émeute, il monta légèrement dans la voiture, qui l'emmena.
Le secrétaire sourit; mais il avait des sujets plus sérieux en tête, et ne songea pas longtemps à celui-là. On lui apporta son dîner, mais il le fit redescendre sans y toucher. Il passa quatre mortelles heures à se promener de long en large dans sa chambre, sans fin et sans repos, à regarder toujours à la pendule, à faire d'inutiles efforts pour s'asseoir et lire, ou à se jeter sur son lit, ou à regarder par la fenêtre. Quand il vit au cadran que le temps marqué était venu, il monta d'un pas furtif jusqu'au haut de la maison, passa sur la nuit en attique, et s'assit, le visage tourné vers l'est.
Il ne s'inquiétait guère ni de la fraîcheur de l'air, qui saisissait son front échauffé en venant des prairies voisines, ni des masses de toits et de cheminées qu'il avait sous les yeux, ni de la fumée et du brouillard dont il cherchait à percer les nuages, ni des cris perçants des enfants dans leurs jeux du soir, ni du bruit ni du tumulte bourdonnant de Londres, ni du gai souffle qui accourait de la campagne pour se perdre et s'éteindre dans le brouhaha de la grande ville. Non; il regardait… il regardait toujours autre chose jusque dans l'obscurité de la nuit, tachetée seulement çà et là de quelques jets de lumière le long des rues, à distance; et plus l'obscurité augmentait, plus augmentaient aussi son attention et son inquiétude.
«Rien que du noir, non plus, dans cette direction, murmurait-il tout bas incessamment. L'animal! où donc est cette aurore boréale qu'il m'avait promis de me faire voir ce soir dans le ciel?»
CHAPITRE XII.
Pendant ce temps-là, le bruit des troubles de la ville avait déjà circulé joliment dans les bourgs et les villages des environs de Londres, et, chaque fois qu'il arrivait des nouvelles fraîches, elles étaient sûres d'être accueillies avec cet appétit pour le merveilleux et cet amour du terrible, qui sont, probablement depuis la commencement du monde, un des attributs caractéristiques de l'espèce humaine. Cependant ces rumeurs, aux yeux de certaines personnes de ce temps, comme elles le seraient aux nôtres mêmes, si les faits aujourd'hui n'étaient pas acquis à l'histoire, semblaient si monstrueuses et si invraisemblables, qu'un grand nombre des gens qui habitaient loin de là, quelque crédules qu'ils pussent être d'ailleurs, ne pouvaient réellement se mettre dans l'esprit que la chose fût possible, et repoussaient les renseignements qu'ils recevaient de toutes mains, comme de pures fables et des fables absurdes.
M. Willet, bien décidé à n'en rien croire, d'après des raisonnements infaillibles à lui connus, et d'une obstination constitutionnelle dont nous avons déjà eu des preuves, était un de ceux qui refusaient positivement la conversation sur un sujet si ridicule, selon eux. Ce soir-là même, et peut-être bien au moment où Gashford était en vedette sur les toits, le vieux John avait la face si rouge, à force de branler la tête pour contredire ses trois anciens camarades de bouteille, que c'était un vrai phénomène, et qu'on aurait payé sa place pour voir ce visage rubicond, sous le porche du Maypole où ils étaient assis tous quatre, briller comme les escarboucles-monstres qu'on rencontre dans les contes de fées.
«Croyez-vous, monsieur, dit M. Willet, regardant fixement Salomon Daisy (car c'était son habitude, toutes les fois qu'il avait une altercation personnelle, de s'en prendre au plus faible de la bande), croyez-vous, monsieur, que je sois un imbécile de naissance?
— Non, non, Jeannot, répondit Salomon, regardant à la ronde le petit cercle dont il faisait partie. Nous ne sommes pas assez bêtes pour croire cela. Vous n'êtes pas un imbécile, Jeannot; que non, que non!»
M. Cobb et M. Parkes secouèrent la tête à l'unisson en marmottant entre leurs dents: «Non, non, Jeannot, bien loin de là.»
Mais, comme ces sortes de compliments n'avaient ordinairement d'autre effet que de rendre M. Willet encore plus têtu qu'auparavant, il les examina d'un air de profond dédain et leur répondit en ces termes:
«Alors, qu'est-ce que vous venez me chanter, que ce soir vous allez faire un tour ensemble jusqu'à Londres… vous trois… pour vous en rapporter au témoignage de vos sens. Est-ce que, leur dit M. Willet, mettant sa pipe entre ses dents d'un air de dégoût solennel, le témoignage de mes sens, à moi, ne vous suffit pas?
— Mais, dit humblement Parkes pour s'excuser, nous n'en avons pas connaissance, Jeannot.
— Vous n'en avez pas connaissance, monsieur? répéta M. Willet en le toisant des pieds à la tête. Ah! vous n'en avez pas connaissance? Vous en avez connaissance, monsieur. Ne vous ai-je pas dit que Sa benoîte Majesté le roi Georges III ne laisserait pas plus l'émeute rigoler dans les rues de sa bonne ville de Londres, qu'il ne se laisserait lui-même insulter par son parlement?
— À la bonne heure, Johnny; mais c'est là le témoignage de votre bon sens; ce n'est pas le témoignage de vos sens, risqua M. Parkes.
— Et qu'en savez-vous? repartit John avec une grande dignité.
Vous vous permettez là des contradictions un peu lestes, monsieur.
Qu'en savez-vous, si c'est l'un plutôt que l'autre? je ne croyais
pas vous l'avoir dit encore, monsieur.»
M. Parkes, se voyant embarqué dans une discussion métaphysique dont il ne savait trop comment se tirer, balbutia une apologie et battit en retraite devant son antagoniste. Il s'ensuivit un silence de dix ou douze minutes, après lequel M. Willet se mit à grommeler, à branler la tête en éclatant de rire, et à faire l'observation, à propos de son défunt adversaire, «qu'il l'avait joliment arrangé.» Sur quoi MM. Cobb et Daisy rirent aussi avec des signes de tête affirmatifs, et Parkes fut définitivement considéré comme un homme mort.
«Vous imaginez-vous que, si tout cela était vrai, M. Haredale serait toujours dehors, comme il est? dit John, après une autre pause. Croyez-vous qu'il n'aurait pas peur de laisser sa maison toute seule avec deux jeunes femmes et une couple de serviteurs pour toute défense?
— C'est vrai, mais c'est peut-être parce que son château est à une bonne distance de Londres; vous savez qu'on dit que les émeutiers ne s'écartent pas à plus de deux ou trois milles. La preuve, c'est qu'il y a des catholiques, vous savez, qui ont envoyé, pour plus de sûreté, leurs bijoux et leur argenterie à la campagne… du moins, on le dit.
— On le dit, on le dit! répéta M. Willet d'un air bourru. Oui, monsieur; c'est comme on dit que vous avez vu un revenant en mars dernier, mais personne n'en croit rien.
— Eh bien! dit Salomon, se levant pour distraire l'attention de ses deux amis, qui commençaient à rire de cette boutade, qu'on le croie ou qu'on ne le croie pas, que ce soit vrai ou faux, si nous voulons aller à Londres, nous ferons bien de partir tout de suite. Ainsi, Johnny, une poignée de main, et bonne nuit!
— Je n'ai pas de poignée de main, reprit l'aubergiste, qui fourra les siennes dans ses poches, à donner à des gens qui s'en vont à Londres pour de pareilles bêtises.»
Les trois vieux compagnons en furent quittes pour lui prendre les coudes au lieu de lui serrer les mains. Après cette cérémonie, ils décrochèrent leurs chapeaux, prirent leurs cannes, leurs manteaux, lui souhaitèrent le bonsoir et partirent, en lui promettant de lui rapporter le lendemain des détails véridiques sur l'état réel de la ville; et, s'ils la trouvaient tranquille, ils lui feraient de bon coeur amende honorable.
John Willet les regarda partir sur la route, aux rayons abondants et riches d'une belle soirée d'été. Il fit tomber les cendres de sa pipe, rit en lui-même de leur folie, à s'en tenir les côtes. Il en était encore tout essoufflé, car cela lui prit du temps, vu qu'il n'était pas plus prompt à rire qu'à penser ou à parler, lorsqu'enfin il s'assit, le dos à la muraille, allongea ses jambes sur le banc, se couvrit la figure de son tablier, et tomba dans un profond sommeil.
Peu importe le temps qu'il dormit; toujours est-il que ce fut assez long: car, lorsqu'il s'éveilla, la riche clarté du soleil couchant s'était éteinte, les ombres et les ténèbres de la nuit se précipitaient à l'horizon, et on voyait déjà briller au-dessus de sa tête quelques étoiles éclatantes.
Tous les oiseaux étaient à leur perchoir, et les pâquerettes, sur le gazon, avaient fermé leur petit capuchon pour protéger leur sommeil; le chèvrefeuille enlacé autour du porche exhalait ses parfums plus odorants que jamais, comme si, à cette heure silencieuse, il devenait moins timide, et qu'il aimât à prodiguer à la nuit ses douces senteurs; le lierre remuait à peine son feuillage d'un vert profond. Comme tout cela était tranquille! comme tout cela était beau!
Mais est-ce que je n'entends pas encore un autre bruit que le frôlement des feuilles dans les arbres et le gai frémissement des sauterelles? Écoutez bien! c'est quelque chose de bien faible et de bien éloigné; cela ressemble assez à ce bruit de mer qu'on entend dans un coquillage. Mais le voici qui augmente… Ah! maintenant il décroît!… il recommence… il redouble… il s'affaiblit encore… il éclate avec violence.
En effet, c'était bien un bruit qu'on entendait sur la route, et qui variait avec les détours du chemin. Mais à présent il n'y avait plus à s'y méprendre; c'étaient bien les voix, c'étaient bien les pas d'un grand nombre de personnes.
Peut-être pourtant que, même alors, John Willet aurait été à cent lieues de penser à l'émeute, sans les clameurs de sa cuisinière et de sa fille de service, qui se mirent à grimper l'escalier en poussant des cris, et à s'enfermer au verrou dans un vieux grenier, d'où elles firent entendre encore après des hurlements plaintifs, apparemment pour mieux assurer le secret de leur retraite. Ces deux demoiselles ont déposé plus tard que M. Willet, dans sa terreur, ne prononça qu'un mot, six fois de suite, et d'une voix de stentor qui le fit retentir jusqu'au haut de l'escalier où elles étaient. Mais, comme ce mot ne se composait que d'un monosyllabe[2], parfaitement inoffensif quand on l'emploie pour le quadrupède même qu'il désigne, mais très répréhensible quand on l'applique à des femmes d'un caractère irréprochable, il y a des personnes qui ont été portées à croire que ces demoiselles étaient sous l'empire de quelque hallucination causée par l'excès de leur frayeur, et qu'elles avaient été dupes d'une erreur d'acoustique.
Quoi qu'il en soit, John Willet, chez lequel, à défaut de courage, il y avait un entêtement imbécile qui pouvait en avoir l'air, s'établit sous le porche, où il les attendit de pied ferme. Une fois, je crois, il lui passa par la tête une idée vague que cette porte, derrière lui, avait une serrure et des verrous. Il eut, par la même occasion, une autre idée confuse dans le cerveau, qu'il avait sous la main des volets pour fermer les fenêtres du rez-de- chaussée. Mais il n'en resta pas moins là comme une souche, à regarder de loin dans la direction d'où le bruit s'avançait rapidement, sans seulement se donner la peine de retirer les mains de ses goussets.
Il n'eut pas longtemps à attendre: une masse noirâtre, qui se mouvait dans un nuage de poussière, se fit bientôt apercevoir. L'émeute doublait le pas; criant à tue-tête, comme des sauvages, ils se précipitèrent pêle-mêle, et, en quelques secondes, ils s'étaient passé l'aubergiste, comme une balle, de main en main, jusqu'au coeur de la troupe.
«Ohé! cria une voix qu'il reconnut, en même temps que l'homme qui parlait fendait la presse pour se faire un passage jusqu'à lui. Où est-il? Donnez-le-moi. Ne lui faites pas de mal. Eh bien! mon vieux Jean, comment ça va? ha! ha! ha!»
M. Willet le regarda, vit bien que c'était Hugh, mais sans rien dire, et peut-être sans en penser davantage.
«Voilà des camarades qui ont soif; il faut leur donner à boire, cria Hugh, en le poussant dans la maison. Allons, Jean-Jean, hardi à la besogne! Donnez-nous de ce bon petit, de cet excellent petit… extra-fin que vous gardez pour votre boîte ordinaire.»
John articula faiblement ces mots: «Qui est-ce qui payera?
— Dites donc, les autres, entendez-vous? Il demande qui est-ce qui payera,» cria Hugh avec des éclats de rire qui rebondirent dans la foule. Puis, se tournant vers John, il ajouta: «Qui payera? mais, personne!»
John arrêta ses yeux sur cette masse de figures, les unes ricanantes, les autres menaçantes, les unes éclairées par des torches, les autres indistinctes, quelques-unes couvertes par l'ombre et les ténèbres, ou le regardant fixement, ou faisant l'inspection de sa maison, ou se regardant les unes les autres; et, sans savoir comment, car il ne se rappelait seulement pas avoir bougé, il se trouva dans son comptoir, assis dans son fauteuil, assistant à la destruction de ses biens, comme à quelque représentation théâtrale d'une nature surprenante et stupéfiante, mais qui ne le regardait pas du tout, à ce qu'il pouvait croire.
Vraiment, oui! voilà bien le comptoir! ce comptoir vénéré où les plus hardis n'auraient pas osé entrer sans une invitation spéciale du maître, le sanctuaire, le mystère, le Saint des saints: eh bien! le voilà, ce comptoir, qui regorge d'hommes, de gourdins, de bâtons, de torches, de pistolets, qui retentit d'un bruit assourdissant de jurons, de cris, de huées, de menaces; ce n'est plus un comptoir, c'est une ménagerie, une maison de fous, un temple infernal et diabolique. Les gens vont et viennent, entrent et sortent, par la porte ou par la fenêtre, cassent les carreaux, tournent les cannelles, boivent les liqueurs dans de pleins bols de porcelaine; ils se mettent à califourchon sur les tonneaux; ils fument les pipes personnelles et consacrées de John et de ses pratiques; ils élaguent le bosquet respecté d'oranges et de citrons, hachent et taillent en plein fromage dans le fameux chester, brisent des tiroirs inviolables et les ouvrent tout grands, mettent dans leurs poches des choses qui ne leur appartiennent pas, se partagent son propre argent sous ses propres yeux, gaspillent, brisent, cassent, foulent aux pieds comme des insensés tout ce qu'ils trouvent; il n'y a rien d'épargné, rien de sacré. On voit des hommes partout; en haut, en bas, au premier, à la cuisine, dans les chambres à coucher, dans la cour, dans les écuries. Les portes sont ouvertes; cela leur est égal, ils montent par la fenêtre. Qu'est-ce qui les empêche de descendre par l'escalier? non, ils aiment mieux sauter par la croisée. Ils se jettent par-dessus les rampes, pour être plus tôt dans le corridor. À chaque instant ce ne sont que figures nouvelles, une vraie fantasmagorie de gars qui hurlent, de gens qui chantent, de gens qui se battent, de gens qui cassent les verres et les assiettes, de gens qui abreuvent le plancher de la liqueur qu'ils ne peuvent plus boire, de gens qui sonnent la cloche jusqu'à la démancher, de gens qui la frappent à coups de marteau jusqu'à ce qu'ils l'aient mise en morceaux: toujours, toujours, des gens qui grouillent comme des fourmilières; toujours du bruit, de la fumée de tabac, des torches, de l'obscurité, des folies, des colères, des rires, des gémissements, le pillage, l'effroi, la ruine!
Presque tout le temps que John considéra cette scène épouvantable, Hugh se tint auprès de lui, et, quoiqu'il fût bien le plus tapageur, le plus farouche, le plus malfaisant coquin de tous ceux qui étaient là, il empêcha nombre de fois qu'on ne brisât les os de son maître. Et même, quand M. Tappertit, animé par les liqueurs, passa par là, et, pour bien assurer sa prérogative, donna poliment à John Willet des coups de pied dans les os des jambes, Hugh conseilla à son patron de les rendre, et, si le vieux John avait eu la présence d'esprit de comprendre ce qu'il lui disait à demi-mot et d'en profiter, point de doute qu'avec la protection de Hugh il ne s'en fût tiré sans danger.
Enfin la bande commença à se reformer hors de la maison, et à rappeler ceux qui restaient à lambiner au dedans, pour faire corps avec eux. Pendant que les murmures croissaient et se formulaient hautement, Hugh et quelques-uns de ceux qui étaient encore arrêtés au comptoir, et qui étaient évidemment les meneurs principaux, se consultèrent à part pour savoir ce qu'il fallait faire de John, afin de s'assurer de lui jusqu'à ce qu'ils eussent fini leur travail de Chigwell. Les uns proposaient de mettre le feu à la maison et de le laisser s'y consumer; les autres, de lui faire prêter serment qu'il resterait là sur son fauteuil, sans bouger, pendant vingt-quatre heures; d'autres enfin de lui mettre un bâillon et de l'emmener avec eux, sous bonne garde. Après avoir examiné et rejeté successivement toutes ces propositions, on finit par décider qu'il fallait le garrotter dans son fauteuil, et on appela Dennis pour le charger de l'exécution.
«Faites bien attention, père Jean! lui dit Hugh en s'avançant vers lui: nous allons vous lier les pieds et les mains, mais sans vous faire d'autre mal. Vous entendez bien?»
John Willet en regarda un autre, comme s'il ne savait pas qui est- ce qui parlait, et marmotta entre ses dents deux ou trois mots sur l'habitude qu'il avait de prendre quelque chose tous les dimanches à deux heures, ajoutant qu'il n'avait rien pris depuis.
«Est-ce que vous ne m'entendez pas? je vous dis qu'on ne vous fera pas de mal, beugla Hugh en lui donnant un grand coup dans le dos pour mieux lui faire entrer son avis dans la tête. Il a eu si peur, qu'il ne sait plus où il en est, je crois. Donnez-lui donc une goutte. Eh! les autres, passez-nous donc quelque chose.»
En effet, on lui passa un verre de liqueur, dont Hugh versa le contenu dans le gosier du vieux John. M. Willet fit légèrement claquer ses lèvres, fourra la main dans sa poche pour y chercher de l'argent, en demandant combien c'était: il ajouta, en promenant à la ronde des yeux hébétés, qu'il croyait qu'il y avait aussi à payer quelques verres cassés.
«Il a perdu la tête pour le moment, c'est sûr, dit Hugh, après l'avoir secoué rudement sans produire d'autre effet sur tout son système qu'un cliquetis de clefs dans sa poche. Où est-il donc, ce Dennis?»
On appela encore Dennis, qui vint enfin avec un bon bout de corde autour des reins, comme un capucin. Il accourait en toute hâte, escorté d'une demi-douzaine de gardes du corps.
«Allons! lestement! cria Hugh en frappant la terre du pied; dépêchons-nous.»
Dennis ne fit que cligner de l'oeil et déroula sa corde; puis, levant les yeux vers le plafond, regarda tout autour, sur les murs et sur la corniche, d'un oeil curieux: après cette inspection, il branla la tête.
«Mais allez donc, vous ne bougez pas! cria Hugh, frappant encore du pied avec plus d'impatience. Allez-vous nous faire attendre ici qu'on ait sonné l'alarme à dix milles à la ronde, et qu'on vienne nous déranger dans notre besogne?
— C'est bon à dire, camarade, répondit Dennis en faisant un pas vers lui, mais à moins… (et ici il lui parla tout bas)… à moins de l'accrocher à la porte, je ne vois rien de propice pour ça dans toute la chambre.
— De propice pour quoi?
— De propice pour quoi! reprit Dennis; vous savez bien ce qu'on veut faire du bonhomme.
— Quoi! n'alliez-vous pas le pendre? cria Hugh.
— Eh bien! il ne faut donc pas? répliqua le bourreau étonné.
Alors, qu'est-ce qu'il faut faire?»
Hugh ne répondit rien; mais, arrachant la corde des mains de son camarade, il se mit en devoir de lier le père John lui-même. Seulement il s'y prit d'une manière si gauche et si maladroite, que M. Dennis le supplia, presque la larme à l'oeil, de lui laisser faire son métier. Hugh y consentit, et le bourreau eut bientôt fait.
«Là! dit-il, regardant tristement John Willet, qui ne montrait pas plus d'émotion dans ses liens que tout à l'heure, quand il était libre, voilà ce qui s'appelle de la bonne ouvrage, et proprement faite. On le dirait empaillé!… mais dites donc, camarade, je voudrais vous dire un mot; à présent que le voilà troussé comme une volaille, et tout préparé pour la chose, ne vaudrait-il pas mieux, pour tout le monde, le dépêcher sans plus tarder? Ah! que ça ferait bien dans le journal! Le public en aurait bien plus de considération pour nous.»
Hugh, comprenant l'intention de son camarade, mieux encore par ses gestes que par sa manière de s'exprimer un peu technique, pour quelqu'un qui n'en avait pas l'habitude, rejeta derechef cette proposition, et prononça le commandement: «En avant!» qui fut répété au dehors par cent voix en choeur.
«À la Garenne! cria Dennis, en courant, suivi de tous ceux qui étaient encore dans la maison. À la maison du témoin, camarades!»
Un cri de rage répondit à cet appel, et la foule tout entière courut, animée par l'amour de la destruction et du pillage. Hugh resta quelques moments encore en arrière pour prendre quelque nouveau stimulant et pour ouvrir toutes les cannelles, qui pouvaient avoir été épargnées; puis, jetant un dernier coup d'oeil sur cette chambre pillée et dévastée, où les émeutiers avaient jeté le Mai lui-même par la fenêtre, car ils l'avaient scié en morceaux, il alluma sa torche, donna une tape sur le dos de John Willet muet et immobile, il balança son luminaire sur sa tête, poussa un cri furieux, et se dépêcha de courir après ses compagnons.
CHAPITRE XIII.
John Willet, laissé seul dans son comptoir démantibulé, continua de rester assis, tout abasourdi; ses yeux tout grands ouverts montraient bien qu'il était éveillé mais toutes ses facultés de raison et de réflexion étaient abîmées dans un sommeil absolu. Il promenait les yeux autour de cette chambre qui avait été depuis de longues années, et qui était encore, pas plus tard qu'il y a une heure, l'orgueil de son coeur, mais sans qu'un muscle de sa figure en fût seulement ému. La nuit, au dehors, semblait noire et froide, à travers les trouées qui avaient été naguère des fenêtres. Les liquides précieux, à présent à sec ou peu s'en faut, tombaient goutte à goutte sur le plancher. Le Maypole brisé avait l'air de regarder par la croisée rompue, comme le beaupré d'un vaisseau naufragé, et rien n'empêchait de comparer le parquet au fond de la mer, tant il était, comme elle, semé de débris précieux. Les courants d'air, qui n'avaient plus d'obstacles, faisaient claquer et crier sur leurs gonds les vieilles portes. Les chandelles vacillaient et coulaient, garnies de je ne sais combien de champignons. Les beaux et brillants rideaux d'écarlate flottaient et clapotaient au vent. Les bons petits barils hollandais de curaçao ou d'anisette, tournés sens dessus dessous et vides, étaient jetés honteusement dans un coin: ce n'était plus que l'ombre de ces jolis quartauts, qui avaient perdu toute leur jovialité, sans espérance de la retrouver jamais. John voyait cette désolation, ou plutôt il ne la voyait pas. Il ne demandait pas mieux que de rester là, assis les yeux tout grands ouverts, n'éprouvant pas plus d'indignation ou de malaise, revêtu de ses liens, que si c'eussent été des décorations honorifiques. Personnellement, il ne voyait aucun changement: le temps allait son petit bonhomme de chemin, comme d'habitude, et le monde était toujours tranquille comme à l'ordinaire.
N'était qu'on entendait les barils se vider goutte à goutte, les débris des fenêtres cassées crier sous le souffle du vent, et le craquement monotone des portes ouvertes, tout était profondément calme: ces petits bruits, semblables au tic-tac de la montre du temps pendant la nuit, ne faisaient que rendre le silence plus saisissant et plus effrayant. Mais le bruit ou le calme, pour John, c'était tout un: un train de grosse artillerie aurait pu venir exécuter des sarabandes sous sa fenêtre, qu'il n'en aurait été que ça. Il était désormais à l'abri de toute surprise; un revenant même ne lui aurait rien fait.
Justement il entendit un pas, un pas précipité, et cependant discret, qui s'approchait de la maison. Ce pas s'arrêta, avança encore, sembla faire le tour des bâtiments, et finit par venir sous la fenêtre, par laquelle une tête plongea dans la salle.
Les chandelles agitées mettaient ce visage singulièrement en relief sur le fond noir et sombre de la nuit au dehors. Il était pâle, flétri, usé; les yeux, à raison de sa maigreur, paraissaient naturellement grands et brillants; les cheveux étaient grisonnants. Il lança un regard pénétrant dans la chambre, en même temps qu'on entendit une voix creuse demander:
«Est-ce que vous êtes seul dans cette maison?»
John ne fit aucun signe, quoique cette question fût répétée deux fois et qu'il l'eût bien entendue. Après un moment de silence, l'homme entra par la fenêtre. John ne parut pas plus surpris de cela que du reste. Il en avait tant vu monter ou descendre par les croisées en une heure de temps, qu'il ne se rappelait plus seulement qu'il y eût une porte, et qu'il croyait avoir toujours vécu au milieu, de ces exercices gymnastiques depuis son enfance.
L'homme portait un grand habit noir passé, et un chapeau rabattu. Il marcha droit à John et le regarda en face. John lui rendit incontinent la monnaie de sa pièce.
«Est-ce qu'il y a longtemps que vous êtes assis là comme ça?» dit l'homme.
John réfléchit, mais sans pouvoir trouver rien à dire.
«De quel côté sont-ils partis?
À cette question, expliquez-moi comment il se fit, car je n'y comprends rien, que la forme particulière des bottes de l'étranger trotta dans la tête de M. Willet, qui finit par secouer ces distractions importunes et retomba dans son premier état.
— Ah çà! vous feriez aussi bien de me répondre, dit l'autre; ce serait le moyen de conserver au moins votre peau, puisqu'il ne vous reste plus que ça. De quel côté sont-ils partis?
— Par là,» dit John, retrouvant tout de suite la voix et faisant de bonne foi un signe de tête tout juste dans la direction contraire à l'exacte vérité.
Il faut dire que ses pieds et ses mains étaient liés si étroitement, qu'il ne lui restait plus que le visage pour montrer à l'étranger son chemin.
«Vous mentez, dit celui-ci avec un geste de colère et de menace.
Je suis venu par là et je n'ai rien vu. Vous voulez me tromper.»
Cependant il était si visible que l'apathie imperturbable de John n'était pas un jeu; qu'elle était au contraire le résultat de la scène qui venait de se passer sous son toit, que l'étranger retint sa main au moment de le frapper, et se retourna.
John le regarda faire sans seulement sourciller. L'autre alors se saisit d'un verre, le tint sous un des petits barils pour recueillir quelques gouttes, qu'il avala avec une grande avidité. Puis, trouvant que cela n'allait pas assez vite, il jeta le verre par terre avec impatience, prit le baril même à deux mains, et s'en versa directement le contenu dans le gosier. Il y avait çà et là quelques croûtes de pain oubliées; il tomba dessus aussitôt, les mangeant avec voracité, et ne s'arrêtant que pour écouter de temps en temps quelque bruit imaginaire au dehors. Après s'être restauré en courant, il souleva un autre baril pour l'appliquer à ses lèvres, rabattit son chapeau sur son front, comme s'il se disposait à quitter la maison, et revint à John.
«Où sont vos domestiques?»
M. Willet eut un souvenir confus d'avoir entendu les émeutiers leur crier de jeter par la fenêtre la clef de la chambre où elles s'étaient retirées. Il répliqua donc par ces mots:
«Elles sont sous clef.
— Elles feront bien de se tenir tranquilles et vous aussi, repartit l'autre. À présent, dites-moi de quel côté ils sont partis.»
Cette fois-ci, M. Willet ne se trompa pas: l'étranger se précipitait du côté de la porte pour sortir, quand tout à coup le vent leur apporta le tintement éclatant et rapide d'une cloche d'alarme, puis on vit dans l'air une vive et subite clarté qui illumina non seulement toute la chambre, mais toute la campagne.
Ce ne fut pas le passage soudain des ténèbres à cette clarté terrible; ce ne fut pas le son des cris lointains et des hourras victorieux; ce ne fut pas cette invasion effrayante du tumulte dans la paix et la sérénité de la nuit, qui fit reculer d'effroi l'étranger, comme s'il venait d'être frappé d'un coup de tonnerre; non, ce fut la cloche. La forme la plus hideuse du plus épouvantable revenant que l'imagination humaine ait jamais pu se figurer, aurait surgi devant lui, qu'il n'aurait pas fui devant elle, d'un pas chancelant, avec autant d'horreur qu'il en montra au premier son de cette voix de fer retentissante. Les yeux lui sortaient de la tête, il tremblait de tous ses membres, sa figure était horrible à voir, avec sa main droite levée en l'air, la gauche pressant en bas quelque objet imaginaire qu'il frappait à coups redoublés, comme le meurtrier qui plonge un poignard au coeur de sa victime; puis il se tira les cheveux, il se boucha les oreilles, il courut à droite, à gauche, comme un fou; puis enfin il poussa un cri effroyable et se rua dehors: et toujours, toujours la cloche tintait à sa poursuite, plus fort, plus fort, plus vite, plus vite. L'embrasement devenait plus brillant, le tumulte des voix plus profond; l'air était ébranlé par la chute de corps pesants qui craquaient en tombant. Des ruisseaux d'étincelles enflammées jaillissaient jusqu'au ciel; mais il y avait quelque chose de plus sonore que la chute des murs ruinés, de plus rapide pour monter jusqu'au ciel que les étincelles de l'incendie, de plus furieux, de plus sauvage mille fois que le bruit confus des voix, quelque chose qui proclamait d'horribles secrets longtemps ensevelis dans le silence, quelque chose qui parlait la langue des morts: la cloche!… la cloche!»
Une meute de spectres n'aurait jamais devancé à la course cette poursuite rapide, cette chasse enragée; une légion de revenants à ses trousses ne lui aurait pas inspiré tant de crainte. Cela aurait eu au moins un commencement et une fin, tandis qu'ici c'était répandu par tout l'espace. Il n'y avait qu'une voix acharnée à sa poursuite, mais elle était partout: elle éclatait sur la terre, elle éclatait dans l'air; elle courbait en passant la pointe des herbes, elle hurlait à travers les arbres frémissants. Les échos la doublaient et la répétaient, les hiboux la saisissaient au passage dans le vent pour y répondre; le rossignol, de désespoir, en perdait la voix et allait cacher son effroi au plus épais des bois. Elle avait l'air de presser et de stimuler la colère de la flamme en délire; tout était abreuvé d'une teinte écarlate; le feu brillait partout. La nature semblait noyée dans le sang; et toujours le cri impitoyable de cette voix effrayante; la cloche!… la cloche!
Elle cesse, mais pour les autres, non pas pour lui, qui en emporte le glas dans son coeur. Jamais tocsin sorti de la main des hommes n'a eu une voix pour vous vibrer ainsi dans l'âme, et vous répéter, à chaque son, qu'elle ne cessera pas d'appeler le ciel à son aide. Car cette cloche-là sait bien se faire comprendre. Il n'y a pas moyen de ne pas savoir ce qu'elle dit: Assassin! assassin! à chaque note: cruel, barbare, sauvage assassin! Assassin d'un brave homme qui, dans sa confiance, avait mis sa main dans la main de son bourreau. Rien que de l'entendre, les fantômes sortaient de leurs tombes. Tenez! en voilà un, dont la figure animée d'un sourire amical se change tout à coup en une expression d'incrédulité et d'horreur; puis le moment d'après vous y voyez la torture de la douleur; il jette au ciel un regard suppliant et tombe roide sur le sol, les yeux retournés dans leur orbite, comme la biche aux abois qu'il avait quelquefois vue mourir, quand il était petit enfant, qu'il tressaillait et frissonnait… (quel triste souvenir en ce moment!) se cramponnant au tablier de sa mère, curieux et effrayé à cette vue. L'autre, l'étranger, tombe aussi la face sur la terre, qu'il gratte de ses mains comme pour s'y creuser un refuge, pour y cacher, au moins pour y couvrir son visage et ses oreilles. Mais non, non, non. Une triple enceinte de murs, un triple toit d'airain, ne le défendraient pas contre cette voix. L'univers, le vaste univers, n'a point de refuge à lui donner contre elle.
Pendant qu'il se précipitait de tous côtés, sans savoir par où aller; pendant qu'il restait rampant sur la terre, sans pouvoir s'y cacher, la besogne marchait lestement là-bas. En quittant le Maypole, les émeutiers s'étaient formés en un corps compact, et s'étaient avancés d'un pas rapide vers la Garenne. Devancés néanmoins par le bruit de leur approche, ils trouvèrent les portes du jardin bien fermées, les fenêtres barricadées, la maison ensevelie dans une obscurité profonde. Après avoir inutilement tiré les sonnettes et frappé à la grille, ils se retirèrent à quelques pas de là, pour se concerter et prendre conseil sur ce qu'il y avait à faire.
La conférence ne fut pas longue; ils ne soupiraient tous qu'après un même but, sous la double influence d'une ivresse furieuse et de leurs premiers succès, qui ne les enivraient pas moins. L'ordre étant donné de bloquer le château, les uns grimpèrent sur la porte, ou descendirent dans le fossé pour en escalader le revers; d'autres franchirent le mur de clôture, d'autres renversèrent les barreaux de défense, dont ils se firent à chaque brèche nouvelle des armes meurtrières. Quand le château fut complètement cerné, on envoya un petit nombre d'hommes enfoncer dans le jardin un atelier d'outils, et en attendant leur retour les autres se contentèrent de frapper avec violence aux portes, en appelant les gens qui pouvaient être dans la maison, et les sommant de venir leur ouvrir s'ils voulaient avoir la vie sauve.
Voyant qu'ils ne recevaient aucune réponse à ces sommations, et que le détachement envoyé à la découverte des outils revenait avec un supplément utile de pioches, de bêches, de boyaux, ils leur ouvrirent un passage, ainsi qu'à ceux qui étaient déjà armés, ou pourvus d'avance de haches, de barres de fer, de pinces; quand ils eurent percé à travers la foule, ils formèrent le premier rang des assaillants, tout prêts à faire le siège en règle des portes et des fenêtres. Il n'y avait pour le moment parmi eux pas plus d'une douzaine de torches allumées; mais après tous ces préparatifs on distribua des flambeaux qui passèrent de main en main avec tant de rapidité, qu'en moins d'une minute les deux tiers au moins de toute cette masse tumultueuse portaient des brandons incendiaires. Ils leur firent faire la roue au-dessus de leurs têtes, en poussant de grands cris, et se mirent à travailler les fenêtres et les portes.
Au beau milieu du tapage, pendant qu'on entendait le bruit sourd des coups de pioche, le fracas des vitres cassées, les cris et les jurons de la populace, Hugh et ses amis profitèrent du désordre et du tumulte pour se rendre ensemble à la porte de la tourelle, où M. Haredale l'avait reçu la dernière fois avec John Willet, et c'est contre cette porte qu'ils concentrèrent tous leurs efforts. Une bonne porte, ma foi! en vieux chêne, bien fort, soutenue derrière par de fameuses gâches et une traverse solide! Mais, malgré tout, elle ne résista pas longtemps; on l'entendit craquer et tomber sur l'escalier de derrière, où elle leur servit de plate-forme pour leur faciliter l'accès de la chambre haute. Presque au même moment, la maison était forcée sur une douzaine de points et la foule s'éboulait par chaque brèche, comme l'eau déborde à travers une digue rompue.
Il y avait deux ou trois domestiques postés dans le vestibule avec des fusils, dont ils tirèrent un coup ou deux sur les assaillants, quand ils eurent forcé le passage; mais il n'y eut personne d'atteint, et, voyant leurs ennemis se précipiter comme une légion de diables, ils ne songèrent plus qu'à leur propre sûreté et opérèrent leur retraite, en imitant les cris des assiégeants, dans l'espérance de se confondre avec eux, au milieu du vacarme. Et, en effet, ce stratagème leur réussit; il n'y eut qu'un pauvre vieillard dont on n'entendit plus jamais reparler; on lui avait fait, dit-on, sauter la cervelle d'un coup de barre de fer; un de ses camarades le vit tomber, et son cadavre fut ensuite la proie des flammes.
Une fois maîtres du château, les assiégeants se répandirent à l'intérieur, depuis la cave jusqu'au grenier, et commencèrent leur oeuvre de destruction violente. Pendant que quelques groupes allumaient des feux de joie sous les fenêtres d'autres cassaient les meubles et en jetaient les fragments par la croisée pour alimenter la flamme. Là où l'ouverture dans le mur (car ce n'étaient plus des fenêtres) était assez grande, ils lançaient dans le feu les tables, les commodes, les lits, les miroirs, les tableaux, et, chaque fois qu'ils empilaient quelques pièces nouvelles sur le bûcher, c'étaient de nouveaux cris, de nouveaux hurlements, un tintamarre infernal qui ajoutait encore à l'horreur de l'incendie. Ceux qui portaient des haches et qui avaient passé leur colère sur le mobilier, s'en prenaient après aux portes, aux impostes, qu'ils mettaient en pièces; ils brisaient les parquets, coupaient les poutres et les solives, sans s'inquiéter s'ils n'allaient pas ensevelir sous des monceaux de ruines les traînards qui n'avaient pas quitté assez tôt l'étage supérieur. Il y en avait qui fouillaient dans les tiroirs, les caisses, les boites, les pupitres, les armoires, pour y chercher des bijoux, de l'argenterie, des pièces de monnaie; d'autres, plus avides de destruction que de gain, les jetaient dans la cour sans seulement y regarder, en invitant ceux d'en bas à les mettre en tas dans le brasier. D'autres, qui étaient descendus à la cave pour y défoncer les tonneaux, couraient ça et là comme des enragés, mettant le feu à tout ce qu'ils voyaient, souvent même aux vêtements de leurs camarades; enfin brûlant si bien les bâtiments par tous les bouts, qu'on en voyait plusieurs qui n'avaient pas eu le temps de se sauver, suspendus avec leurs mains défaillantes, et le visage noirci par la fumée, aux allèges des croisées où ils s'étaient traînés, en attendant qu'ils fussent attirés et dévorés dans la fournaise. Plus le feu sévissait et pétillait, plus les gens devenaient farouches et cruels, comme des diables qui se sentent dans leur élément au milieu du feu; ils avaient déjà dépouillé leur nature terrestre pour prendre un avant-goût des plaisirs de l'enfer.
Le bûcher en combustion qui montrait les chambres et les couloirs rouges comme le feu, à travers les trous pratiqués dans les murs écroulés; les flammes égarées qui léchaient de leurs langues fourchues les murs de brique et de pierre au dehors, pour trouver un passage et porter leur tribut à la masse ardente qui brûlait en dedans; le reflet de l'incendie sur le visage des brigands occupés à l'attiser; le mugissement de la braise furieuse, si haute et si brillante qu'elle semblait, dans sa rapacité, avoir dévoré jusqu'à la fumée même; les flammèches vivantes que le vent détachait du brasier pour les emporter sur ses ailes, comme une neige de feu; le bruit sourd des poutres brisées, qui tombaient comme des plumes sur le monceau de cendres, et se réduisaient presque au même instant en un foyer d'étincelles et de poussière enflammée; la teinte blafarde qui couvrait le ciel, faisant mieux ressortir tout autour, par le contraste, les ténèbres profondes; la vue de tous les recoins dont leur usage domestique faisait naguère un lieu sacré, livrés maintenant sans pudeur aux regards d'une populace effrontée; la destruction par des mains rudes et grossières des mille petits objets de la prédilection des maîtres, qui les associaient dans leurs coeurs avec de tendres et précieux souvenirs; et cela, non pas au milieu de visages sympathiques et de consolations murmurées par l'amitié, mais au bruit des acclamations les plus brutales, et de cris étourdissants qui faisaient sauver à la hâte jusqu'aux rats, habitués par une longue possession à ce domicile antique, et devenus, pour ainsi dire, les commensaux de la maison: toutes ces circonstances se combinaient pour présenter aux yeux une scène que les spectateurs qui n'y prenaient point part ne devaient jamais oublier, dussent-ils vivre cent ans.
Quels étaient ces spectateurs? La cloche d'alarme, remuée par des mains puissantes, avait longtemps retenti, mais pas une âme qu'on pût voir. Quelques rebelles prétendaient bien que, lorsqu'elle avait cessé d'appeler à l'aide, on avait entendu des cris de femmes éplorées, et qu'on avait vu flotter leurs vêtements dans l'air, pendant qu'elles étaient emportées, malgré leur résistance, par une troupe de ravisseurs. Mais, dans un pareil désordre, personne ne pouvait dire si c'était vrai ou si c'était faux. Cependant où donc était Hugh? Personne ne l'avait plus vu depuis qu'on avait enfoncé les portes. Toute la bande criait après lui; où est donc Hugh?
«Présent, répondit-il d'une voix enrouée, en sortant de l'obscurité, tout haletant, tout noirci par la fumée. Nous avons fait tout ce que nous pouvions faire. Voilà le feu qui va s'éteindre de lui-même, et, s'il reste encore quelque pan de murailles, ce n'est plus qu'un amas de ruines. Dispersons-nous, mes gars, pendant qu'il y fait bon; rentrez par différents chemins, et nous nous retrouverons comme d'habitude.»
Là-dessus, il disparut de nouveau… (c'était bien étrange, lui qui toujours arrivait le premier et ne s'en allait que le dernier)… et les laissa retourner chacun chez eux comme ils voulaient.
Ce n'était pas une tâche facile que d'organiser la retraite d'une pareille multitude. Quand on aurait ouvert toutes grandes les portes de Bedlam[3], il n'en serait pas sorti autant de fous qu'en avait fait sortir cette nuit de délire. On voyait des hommes danser et trépigner sur les parterres de fleurs, comme s'ils croyaient écraser des victimes humaines sous leurs pieds; ils arrachaient leurs tiges avec fureur, comme des sauvages qui tordent le cou de leurs ennemis. On en voyait d'autres jeter en l'air leurs torches enflammées, et les recevoir sans bouger sur leurs têtes et sur leurs visages tout enflés et tout couturés de brûlures hideuses. On en voyait qui se précipitaient jusqu'au brasier et en écartaient la vapeur avec le mouvement de leurs mains, comme s'ils nageaient en pleine eau; d'autres même qu'on avait beaucoup de peine à empêcher de s'y plonger pour satisfaire leur soif de feu. Sur le crâne d'un garçon, de vingt ans à peine, étendu ivre mort sur le gazon avec le goulot d'une bouteille dans la bouche, coulait du toit une pluie de plomb liquide brûlé à blanc, qui faisait fondre sa tête comme une cire. Quand on réunit tous les gens épars, on retira des caves, pour les emporter à bras, des misérables, vivants encore, mais marqués comme d'un fer chaud sur tout le corps, et, le long de la route, leurs porteurs cherchaient à les ragaillardir par des plaisanteries de corps de garde, en attendant qu'ils les déposassent morts à la porte de quelque hôpital. Mais tous ces tableaux effroyables n'inspiraient à personne, dans cette troupe hurlante, ni pitié ni dégoût; il n'y en avait pas un dont la rage aveugle, féroce, animale, fût seulement assouvie.
Le rassemblement se dispersa à la fin lentement, et par petits pelotons, avec des hourras enroués, et au bruit de leurs cris ordinaires. Quelques traînards, les yeux éraillés et injectés de sang, suivaient l'avant-garde d'un pas aviné. Les appels lointains par lesquels ils se répondaient, le sifflement convenu pour rallier ceux qui manquaient, devinrent de plus en plus rares et faibles, tant qu'enfin ces bruits même expirèrent, faisant place au silence des nuits.
Quel silence! L'éclat éblouissant des flammes n'était plus à présent qu'une lueur d'accès, un éclair intermittent. Les charmantes étoiles du ciel, jusqu'alors invisibles, éclairaient à leur tour le monceau de cendres, bientôt obscur. Une fumée retardataire était encore suspendue le long des ruines, comme pour les cacher aux yeux: le vent semblait la respecter. Des murailles nues, des toits ouverts, des chambres où des êtres bien chers, aujourd'hui défunts, avaient bien des fois relevé le matin leur tête sur leurs chevets pour renaître à une vie nouvelle avec une nouvelle énergie; où tant d'autres, également bien aimés, avaient passé des jours de joie ou de tristesse; où se trouvaient mêlés ensemble tant de souvenirs et de regrets, de soucis et d'espérances… tout cela… parti. Il ne reste plus qu'un vide triste et navrant; un monceau à demi étouffé de poussière et de cendres; le silence et la solitude du néant.
CHAPITRE XIV.
Les bonnes gens du Maypole, qui ne se doutaient guère du changement qui bientôt allait se faire dans leur rendez-vous favori, entrèrent dans la forêt pour se rendre à Londres. Ils ne prirent pas la grand'route, pour éviter la chaleur et la poussière, et se tinrent dans les sentiers à travers champs. À mesure qu'ils approchaient de leur destination, ils se mirent à faire des questions aux gens qui passaient, sur l'émeute, sur la vérité ou la fausseté des récits qu'on leur en avait faits. Les réponses qu'ils reçurent laissaient bien loin derrière elles les chétives nouvelles qui avaient pénétré dans la paisible bourgade de Chigwell. Un homme leur dit que, cette après-midi même, la troupe, chargée de conduire à Newgate quelques émeutiers qu'on venait d'interroger en justice, avait été attaquée par la populace et forcée de faire retraite; un autre, que l'on était en train de démolir la maison de deux témoins à charge près de Clare-Market, au moment où il était parti de Londres; un autre, que l'on devait mettre ce soir le feu à celle de sir Georges Saville, dans le quartier de Leicester-Field, et que sir Georges passerait un mauvais quart d'heure s'il tombait entre les mains du peuple, parce que c'était lui qui avait présenté le bill en faveur des catholiques. Tous s'accordaient à dire que l'émeute était à l'oeuvre, plus forte et plus nombreuse que jamais; qu'il ne faisait pas bon dans les rues; que l'épouvante publique croissait à chaque moment, et qu'il y avait déjà un grand nombre de familles qui s'étaient sauvées à la campagne. Passa un drôle qui portait les couleurs populaires et qui les insulta pour n'avoir point de cocardes à leurs chapeaux, en leur recommandant d'aller voir le lendemain soir une fameuse poussée qu'on allait donner aux portes de la prison. Un autre leur demanda si c'est qu'ils étaient incombustibles, de sortir ainsi sur les chemins sans porter la marque distinctive des honnêtes gens; enfin un troisième, qui allait à cheval tout seul leur ordonna de lui jeter chacun un shilling dans son chapeau, pour la quête des émeutiers.
Malgré le désagrément de se voir ainsi rançonnés, et la crainte que leur causaient tous ces renseignements, ils persistèrent, puisqu'ils avaient tant fait que de venir, dans la résolution de pousser plus loin et d'aller voir de leurs propres yeux l'état réel des choses. Ils doublèrent le pas, comme on fait toujours en pareil cas, lorsqu'on vient du recevoir des nouvelles qui vous intéressent; et, ruminant, chacun de leur côté, les rapports qu'ils venaient d'entendre, ils ne se disaient pas grand'chose.
Or, la nuit était venue, et, quand ils approchèrent de Londres, ils eurent de loin la triste confirmation de ce qu'on leur avait dit, dans la lueur qu'ils purent voir de trois incendies, tout près l'un de l'autre, dont la flamme jetait une réverbération lugubre dans le ciel. En arrivant à l'entrée des faubourgs, ils aperçurent, à la porte de presque toutes les maisons, ces mots écrits à la craie, en gros caractères: «Pas de papisme!» Les boutiques étaient fermées, l'alarme et la crainte se lisaient sur tous les visages.
Chacun de nos curieux faisait à part soi ces remarques peu rassurantes, sans les communiquer à ses camarades, lorsqu'ils arrivèrent à une barrière qui se trouvait fermée. Ils passaient par le Tourniquet sur la contre-allée, comme un cavalier, venant de Londres au grand galop, appela d'un ton très ému le garde- barrière: «Vite, vite, ouvrez-moi, au nom du ciel!»
À cette prière si pressante et si véhémente, l'homme accourut, une lanterne à la main, et se disposait à ouvrir, lorsque, jetant par hasard les yeux derrière lui, il s'écria: «Bonté divine! qu'est-ce que c'est que ça? encore un feu?»
À ces mots, les trois amateurs de Chigwell tournèrent la tête et virent à distance, juste dans la direction d'où ils venaient, jaillir une nappe de feu qui jetait sur les nuages une clarté menaçante, comme si l'incendie était en effet derrière eux, semblable à un soleil couchant de sinistre présage.
«Si je ne me trompe, dit le cavalier, je sais d'où partent ces flammes. Allons! mon brave homme, ne restez pas là pétrifié. Ouvrez-moi la porte.
— Monsieur, lui cria le portier en mettant la main sur la bride de son cheval, au moment où il lui ouvrait un passage, je crois vous reconnaître, monsieur; croyez-moi, n'allez pas plus loin. Je les ai vus passer, je sais de quoi ces gens-là sont capables. Ils vous assassineront.
— Soit! dit le cavalier, toujours l'oeil fixé sur le feu, et non sur son interlocuteur.
— Mais, monsieur, monsieur, cria l'homme en serrant encore davantage la bride, si vous voulez aller plus loin, portez donc au moins le ruban bleu. Tenez! monsieur, ajoutât-il en détachant la cocarde de son chapeau. Si je la porte, ce n'est pas par goût, c'est par nécessité; c'est que j'ai peur pour moi et pour ma maison. Prenez-la seulement pour cette nuit… pour cette nuit seulement.
— Faites, monsieur, faites ce qu'il vous dit, crièrent les trois amis, se pressant autour de son cheval.
— Monsieur Haredale, mon digne monsieur, mon brave gentleman, je vous en prie, laissez-vous persuader.
— Qu'est-ce que j'entends-là? répondit M. Haredale, se baissant pour mieux voir; n'est-ce pas la voix de Daisy?
— Oui, monsieur, répliqua le petit homme. Laissez-vous persuader, monsieur. Ce brave homme dit vrai. Votre vie peut en dépendre.
— Dites-moi, reprit Haredale brusquement, auriez-vous peur de venir avec moi?
— Moi, monsieur? n-o-n.
— Eh bien! mettez cette cocarde à votre chapeau. Si nous rencontrons ces gueux-là, vous leur jurerez que je vous emmène prisonnier, parce que vous la portez. Je leur en dirai autant moi- même: car, aussi vrai que j'espère le pardon du bon Dieu dans l'autre monde, je ne veux pas qu'ils me fassent grâce, pas plus que je ne leur ferai quartier, si nous en venons aux mains ce soir. Allons! sautez en croupe!… vite. Tenez-moi bien par la taille, et n'ayez pas peur.»
En un instant les voilà partis au grand galop, dans un nuage de poussière épaisse, et toujours courant devant eux, comme Robin des Bois.
Par bonheur que l'excellent coursier de Haredale connaissait bien la route: car pas une fois, pas une seule fois, dans tout le voyage, M. Haredale n'abaissa les yeux sur le sol, ni ne les détourna un moment de la clarté qui serrait de but et de fanal à leur course furieuse. Une fois il dit à demi-voix: «C'est ma maison.» Mais il ne desserra pas les dents davantage. Quand ils arrivaient à des endroits où le chemin était plus mauvais et plus sombre, il n'oubliait jamais de poser sa main sur le petit homme pour bien l'affermir en selle; mais il n'en continuait pas moins de garder la tête droite et les yeux fixés sur le feu, alors comme toujours.
La route n'était pas sans danger: car ils avaient quitté la grand'route pour prendre le plus court, toujours à bride abattue, par des ruelles et des sentiers solitaires, où les roues des charrettes avaient fait des ornières profondes, où le passage étroit était bordé de haies et de fossés, où l'on avait sur la tête une arcade de grands arbres qui épaississaient l'ombre et l'obscurité. Mais c'est égal, en avant, en avant, en avant, sans s'arrêter et sans broncher, jusqu'à la porte du Maypole, d'où ils purent voir que le feu commençait à s'éteindre, apparemment faute d'aliment.
«Descendons un moment, un seul moment, Daisy, dit M. Haredale, en l'aidant à sauter de cheval et suivant ses pas. Willet, Willet, où sont ma nièce et mes domestiques?… Willet!»
Tout en poussant ces cris de détresse, il se précipite au comptoir. Qu'est-ce qu'il voit? L'aubergiste lié et garrotté sur sa chaise, la salle démantibulée, dévastée, toute sens dessus dessous… Évidemment, personne n'avait pu venir chercher là un refuge.
M. Haredale était un caractère fort, accoutumé à se contraindre et à réprimer ses plus vives émotions; mais cet augure sinistre des découvertes auxquelles il devait s'attendre (car, en voyant l'incendie, il avait bien deviné tout de suite que sa maison devait être rasée) vainquit son courage. Il se couvrit la figure de ses mains pour un moment, et détourna la tête.
«Johnny, Johnny, dit Salomon, et le brave homme criait de toute sa force en se tordant les mains… mon cher Johnny, oh! quel changement! Je n'aurais jamais cru voir le Maypole en cet état, de ma vie vivante. Et le vieux château de la Garenne, donc! Johnny! Monsieur Haredale!… Ah! Johnny! quel affreux spectacle!
En même temps le petit Salomon Daisy, montrant M. Haredale, plantait ses coudes sur le dos de la chaise de M. Willet, et pleurait comme un veau sur l'épaule de l'aubergiste.
Le vieux John, pendant ce temps-là, le laissait dire. Il restait assis, muet comme un merlan, fixant sur lui un regard qui n'était pas de ce monde, et donnant tous les symptômes possibles d'entière et de parfaite insensibilité à tout ce qui se passait autour de lui. Cependant, quand Salomon ne dit plus rien, il suivit avec ses gros yeux ronds la direction des regards du sacristain, et commença à montrer quelque idée vague qu'il pouvait bien y avoir là quelqu'un qui était venu le voir.
«Vous nous reconnaissez bien, n'est-ce pas, Johnny? dit Salomon en se donnant un coup sur la poitrine: Daisy, vous savez bien… dans l'église de Chigwell… celui qui sonne les cloches… Vous rappelez-vous le petit lutrin des dimanches dans la chapelle… hein! Johnny?»
M. Willet réfléchit quelques minutes, puis il se mit à entonner tout bas, par un instinct mécanique, à propos au lutrin: Magnificat anima mea…
«C'est cela, cria vivement le petit homme; justement, c'est bien moi qui chante les vêpres, Johnny. Vous y êtes, n'est-ce pas? Dites-moi que vous êtes tout à fait remis.
— Remis? dit Willet en récriminant, comme si c'était une question à vider entre lui et sa conscience; remis? ah!
— Ils ne vous ont pas maltraité à coups de bâton, de tisonniers, ou de tout autre instrument contondant, n'est-ce pas, Johnny? demanda Salomon en jetant un coup d'oeil plein d'inquiétude sur la tête de Willet, ils ne vous ont pas battu, n'est-ce pas?»
John fronça le sourcil, baissa les yeux comme s'il était absorbé dans quelque calcul d'arithmétique mentale; puis les releva, comme s'il cherchait au plafond le total de l'addition rebelle; puis les promena sur Salomon Daisy, depuis la pointe des cheveux jusqu'à la plante des pieds; puis les porta lentement tout autour de la salle. Et alors une grosse larme, ronde, plombée, et point du tout transparente, lui roula de chaque oeil, lorsqu'en branlant la tête il répondit:
«S'ils avaient eu seulement la bonté de m'assassiner, combien ils m'auraient obligé!
— Non, non, ne dites pas ça, Johnny, reprit Daisy, la larme à l'oeil; c'est bien triste, mais ça ne va pas jusque-là. Non, non.
— Voyez-moi ça, monsieur, cria John, tournant ses yeux douloureux sur M. Haredale, qui avait mis un genou en terre pour travailler lestement à délivrer l'aubergiste de ses liens. Voyez-moi ça, monsieur. Il n'y a pas jusqu'au Mai lui-même, le vieux Mai, tout de bois et tout insensible qu'il est, qui regarde tout étonné à la fenêtre, comme s'il voulait me dire: «John Willet, John Willet, allons-nous-en piquer une tête dans la mare la plus voisine, qui sera assez profonde pour nous noyer, car c'est fait de nous à tout jamais.»
— Finissez, Johnny, finissez, lui cria son ami, non moins touché de cet effort d'imagination douloureux de la part de M. Willet, que du ton sépulcral dont il avait parlé du Maypole. Je vous en prie, Johnny, finissez.
— Votre perte est grande et votre malheur est pénible, lui dit M. Haredale jetant un regard d'impatience vers la porte, et ce n'est pas le moment de chercher à vous consoler: ce ne serait pas moi, dans tous les cas, qui pourrais le faire; mais, avant de nous quitter, dites-moi une chose, et tâchez de me le dire nettement, je vous en supplie. Avez-vous vu Emma, ou avez-vous entendu parler d'elle?
— Non, dit M. Willet.
— Vous n'avez donc vu que cette canaille?
— Oui.
— Elles se seront sauvées, j'espère, avant le commencement de ces scènes affreuses, dit M. Haredale, qui, au milieu de son agitation, de son désir impatient de remonter à cheval, et de son peu d'habileté pour débrouiller des cordes emmêlées, n'avait pas seulement défait encore un noeud. Daisy un couteau!
— Vous n'auriez pas, dit John regardant autour de lui comme pour chercher son mouchoir de poche ou quelque autre bagatelle qu'il aurait perdue, vous n'auriez pas, l'un ou l'autre, trouvé quelque part par là… un cercueil?
— Willet!» cria M. Haredale.
Salomon laissa tomber de ses mains le couteau, et sentit une sueur froide lui courir tout le long du corps. «Ciel! s'écria-t-il.
— C'est que, voyez-vous, continua John sans les regarder, un moment avant de vous voir, j'ai reçu la visite d'un mort qui allait là-bas. Et s'il avait apporté là sa bière ou que vous l'eussiez rencontrée sur le chemin, j'aurais bien pu vous dire le nom qu'il y avait sur la plaque. Enfin, s'il ne l'a pas apportée, ça ne fait rien.»
M. Haredale, qui venait d'écouter ces paroles avec une attention palpitante, se releva à l'instant droit sur ses pieds, et, sans dire un seul mot, emmena Salomon Daisy à la porte, monta à cheval, le prit en croupe derrière lui, et vola plutôt qu'il ne galopa vers cet amas de ruines, qui était encore un château majestueux quand le soleil couchant l'avait éclairé la veille de ses derniers feux. M. Willet les regarda, les écouta, ramena ses yeux sur lui- même pour bien s'assurer qu'il n'était plus garrotté, et, sans donner le moindre signe d'impatience, de surprise ou de désappointement, retomba doucement dans l'état léthargique dont il n'était sorti un moment que d'une manière très imparfaite.
M. Haredale attacha son cheval à un tronc d'arbre, et, serrant le bras de son compagnon, se glissa doucement le long du sentier, dans les lieux où était hier encore son jardin. Il s'arrêta un instant à regarder ses murs fumants et les étoiles qui envoyaient leur lumière, à travers les toits et les planchers ouverts, jusque sur le tas de cendres et de poussière. Salomon jeta de côté un coup d'oeil timide sur sa figure, et vit que ses lèvres étaient étroitement serrées l'une contre l'autre, que ses traits respiraient une résolution sombre, sans qu'il lui échappât une larme, un regard, un geste qui trahît sa douleur.
Il tira son épée, tâta sa poitrine, comme s'il portait sur lui d'autres armes cachées, saisit de nouveau Salomon par le poignet, et fit, d'un pas discret, le tour de la maison. Il regardait à chaque porte, à chaque ouverture, revenait sur ses pas, quand il entendait seulement remuer une feuille, et cherchait à tâtons, les mains étendues devant lui, dans chaque encoignure plus obscure. C'est ainsi qu'ils firent tout le tour des bâtiments. Mais ils revinrent au point de départ sans avoir rencontré aucune créature humaine, ou sans trouver le moindre indice qu'il y eût là quelque traînard caché.
Après un moment de silence, M. Haredale se mit à crier à deux ou trois reprises, puis enfin il dit tout haut: «Y a-t-il quelqu'un de caché ici, qui connaisse ma voix! il n'y a plus rien à craindre: il peut se montrer. S'il y a là quelqu'un de ma maison, je le prie de me répondre.» Il les appela tous par leur nom, les uns après les autres; l'écho répéta sa voix lugubre sur bien des tons; ensuite tout redevint muet comme auparavant.
Ils se tenaient au pied de la tourelle où était suspendue la cloche d'alarme. Le feu ne l'avait pas épargnée, et depuis, les planchers en avaient été sciés, coupés, enfoncés. Elle était ouverte à tous les vents. Cependant il y restait un bout d'escalier au bas duquel était accumulé un grand tas de cendres et de poussière; des fragments de marches ébréchées et rompues offraient ça et là une place mal sûre et mal commode pour y poser le pied, puis il disparaissait derrière les angles saillants du mur, ou dans les ombres profondes que projetaient sur lui d'autres portions de ruines: car, pendant ce temps-là, la lune s'était levée à l'horizon et brillait d'un grand éclat.
Pendant qu'ils étaient là debout à écouter les échos lointains et à espérer en vain d'entendre quelque voix connue, des grains de poussière glissèrent du haut de cette tourelle en bas. Ému par le moindre bruit dans ce lieu sinistre, Salomon leva les yeux sur son compagnon, et vit qu'il venait de se retourner vers le même endroit, qu'il observait avec une grande attention: il était tout yeux et tout oreilles.
M. Haredale couvrit de sa main la bouche du petit homme, et se remit en observation. L'oeil en feu, il lui recommanda expressément, sur sa vie, de se tenir tranquille, sans parler et sans bouger. Puis, retenant son haleine, et marchant courbé en deux, il se glissa furtivement dans la tourelle, l'épée nue à la main, et disparut.
Effrayé de se voir laisser là tout seul, au milieu de cette scène de destruction, après tout ce qu'il avait vu, tout ce qu'il avait entendu ce soir même, Salomon l'aurait suivi, si l'air et les manières de M. Haredale n'avaient pas eu, en lui défendant d'avancer, quelque chose dont le souvenir le tenait, pour ainsi dire, enchanté. Il resta donc comme enraciné à la place où il était, osant à peine respirer, montrant dans tous ses traits un mélange de surprise et de crainte.
Encore des cendres qui glissent et roulent en bas… très, très doucement… puis encore… puis encore, comme si elles s'écrasaient sous un pied furtif. Et puis voici une figure qui se dessine dans l'ombre, grimpant très doucement aussi et s'arrêtant souvent pour regarder en bas; la voilà qui poursuit son ascension difficile, et qui disparaît aux yeux encore une fois!
La voici qui reparaît dans un jour obscur et douteux! elle est un peu plus haut, pas beaucoup, parce que le chemin est escarpé et pénible; elle ne peut avancer que lentement. Quel est donc le fantôme imaginaire qu'elle poursuit là-haut, et pourquoi donc est- elle toujours à regarder en bas? Cet homme ne sait-il pas qu'il est seul? Est-ce que par hasard il aurait perdu l'esprit dans les pertes cruelles qu'il a pu faire cette nuit? S'il allait se jeter la tête en bas du haut de ce mur chancelant! Salomon, dans sa frayeur, se sentait défaillir et joignait les mains. Ses jambes tremblaient sous lui; une sueur froide inondait son pâle visage.
S'il en avait eu la force, il aurait désobéi aux ordres de M. Haredale, mais il était incapable de prononcer un mot ou de faire un mouvement. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était de tenir sa vue fixe sur un petit coin de clair de lune où il allait voir sans doute apparaître la figure, si elle continuait de monter; et, quand il la verrait arriver là, il essayerait de l'appeler.
Encore des cendres qui glissent et tombent, des pierres qui roulent en bas avec un bruit, lourd et sourd. Salomon tenait sans cesse ses yeux tendus sur le coin de clair de lune. La figure avançait toujours, car on voyait déjà son ombre sur la muraille. Ah! la voilà qui reparaît… la voilà qui se retourne… la voilà…
Le sacristain, frappé d'horreur, avait poussé un cri qui avait percé l'air: «Le revenant! le revenant!» L'écho n'avait pas encore achevé de répéter ce cri, qu'une autre figure à son tour passait au clair de la lune, se jetait sur la première, la terrassait, lui mettait un genou sur la poitrine, et lui serrait la gorge avec ses deux mains.
«Scélérat! cria M. Haredale d'une voix terrible, car c'était lui, c'est donc toi qui, par une ruse infernale, te fais passer aux yeux des hommes pour mort et enterré, mais que le ciel avait réservé pour ce jour de vengeance. Enfin… enfin, je te tiens, toi dont les mains sont teintes du sang de mon frère et de celui de son fidèle serviteur que tu as répandu après, pour cacher ton premier crime! Toi, Rudge, double assassin, double monstre; je t'arrête au nom de Dieu, qui vient de te remettre entre mes mains. Non, non. Tu aurais la force de vingt hommes comme toi, ajouta-t- il en voyant que le meurtrier luttait contre ses étreintes, non, tu ne m'échapperas pas, tu resteras cette nuit dans mes serres.»
CHAPITRE XV.
Barnabé, armé comme nous l'avons vu, continuait de se promener de long en large devant la porte de l'écurie, enchanté de se retrouver seul, et savourant avec plaisir le silence et la tranquillité dont il avait perdu l'habitude. Après le tourbillon de bruit et de tapage où il avait passé les jours derniers, il n'en sentait que mieux mille fois la douceur de la solitude et de la paix. Il se sentait heureux: appuyé sur le manche du drapeau, plongé dans ses rêveries, il avait sur toute sa figure un sourire radieux, et son cerveau ne nourrissait que des visions joyeuses.
Croyez-vous qu'il ne pensait pas à Elle, à celle dont il était le seul bonheur, et qu'il avait, sans le savoir, plongée dans cet abîme d'affliction amère? Oh! que si: c'était elle qui était au coeur de ses plus brillantes espérances, de ses réflexions les plus orgueilleuses; c'était elle qui allait jouir de tout cet honneur, de toute cette distinction de son fils: la joie et le profit, tout pour elle. Quelle félicité pour elle d'entendre faire l'éloge des prouesses de son pauvre garçon! Ah! Hugh n'avait pas besoin de le lui dire, il l'aurait bien deviné de lui-même. Et puis, comme il était heureux encore de savoir qu'elle nageait dans l'aisance et qu'elle se rengorgeait (il se figurait son air digne et fier dans ces moments-là) en entendant la haute estime qu'on faisait de lui, le brave des braves, honoré du premier poste de confiance. Une fois, d'ailleurs, que tout ce bruit-là allait être fini, et que le bon lord aurait vaincu ses ennemis, quand la paix allait revenir, qu'elle serait riche et lui aussi, comme ils seraient heureux de parler ensemble de ces temps de trouble et de peine où il avait été un héros! Quand ils seraient là, assis ensemble tous les deux, en tête-à-tête, à la lueur d'un crépuscule tranquille et serein, qu'elle n'aurait plus à s'inquiéter du lendemain, quel plaisir de pouvoir se dire que c'était l'oeuvre de son pauvre nigaud de Barnabé! comme il lui donnerait une petite tape sur la joue en riant de grand coeur! «Eh bien! mère, suis-je toujours un imbécile?.,. Voyons! suis-je toujours un imbécile?»
Là-dessus, d'un coeur plus léger, d'un pas plus glorieux, d'un oeil plus triomphant au travers de ses larmes, Barnabé reprit sa promenade militaire, et, chantonnant tout bas, se mit à garder son poste paisible.
Son camarade Grip, qui partageait avec lui sa faction, ordinairement si avide de soleil, au lieu de s'y pavaner aujourd'hui, aimait mieux rôder dans l'écurie. Il y était très affairé à fouiller dans la paille pour y cacher tous les menus objets qu'il pouvait ramasser près de là, et à visiter de préférence le lit de Hugh, auquel il semblait prendre un intérêt tout particulier. Quelquefois Barnabé, passant la tête par la porte, venait l'appeler, et alors il sortait en sautillant; mais on voyait que c'était une simple concession qu'il croyait devoir, par pitié, à l'imbécillité de son maître, et il retournait tout de suite à ses occupations sérieuses. Il fourrait son bec dans la paille, regardait, recouvrait la place, comme si, nouveau Midas, il murmurait à la terre ses secrets pour les ensevelir dans son sein: tout cela d'un air sournois, affectant, chaque fois que Barnabé passait, de regarder les nuages au firmament, sans avoir l'air d'y toucher; en un mot, prenant, à tous égards, un air plus grave, plus profond, plus mystérieux qu'à l'ordinaire.
Le jour avançait. Barnabé, à qui sa consigne ne défendait pas de boire et de manger sur place, mais auquel on avait, au contraire, laissé pour ses besoins une bouteille de bière et un panier de provisions, se décida à déjeuner, car il n'avait rien pris depuis le matin. Pour ce faire, il s'assit par terre devant la porte, et mettant son drapeau sur ses genoux, pour ne pas le perdre en cas d'alarme ou de surprise, il invita Grip à venir dîner.
L'oiseau intelligent ne se le fit pas dire deux fois, et, sautant de côté vers son maître, se mit à crier en même temps: «Je suis un diable, je suis un Polly, je suis une bouilloire, je suis protestant: pas de papisme!» Il avait appris cette dernière ritournelle des braves messieurs avec lesquels il faisait société depuis peu: aussi la prononçait-il avec une énergie peu commune.
«Bien dit, Grip! cria son maître en lui choisissant les meilleurs morceaux pour sa part; bien dit, mon vieux!
— N'aie pas peur, mon garçon, coa, coa, coa, bon courage! Grip! Grip! Grip! Holà! il nous faut du thé! je suis une bouilloire protestante, pas de papisme! criait le corbeau.
— Grip, vive Gordon!» criait de son côté Barnabé.
Le corbeau, mettant sa tête par terre, regardait son maître de côté, comme pour lui dire: «Redis-moi ça.»
Barnabé, comprenant parfaitement son désir, lui répéta la phrase bien des fois. L'oiseau l'écouta avec une profonde attention, répétant quelquefois ce cri populaire à voix basse, comme pour comparer les deux manières et pour s'essayer dans ce nouvel exercice; quelquefois battant des ailes ou aboyant; quelquefois enfin, dans une espèce de désespoir, tirant une multitude infinie de bouchons retentissants, avec une obstination extraordinaire.
Barnabé était si occupé de son oiseau favori, qu'il ne s'aperçut pas d'abord de l'approche de deux cavaliers qui venaient au pas, juste dans la direction du poste qu'il avait à garder. Cependant, quand ils furent à une portée de fusil, il les vit, sauta vivement sur ses pieds, commanda à Grip de rentrer, prît son drapeau à deux mains, et resta tout droit à attendre qu'il pût reconnaître si c'étaient des amis ou des ennemis.
Presque au même instant, il vit que, de ces deux cavaliers, l'un était le maître et l'autre le domestique; le maître était précisément lord Georges Gordon, devant lequel il se tint la tête découverte, les yeux fixés en terre.
«Bonjour, lui dit lord Georges sans arrêter son cheval avant d'être arrivé tout près de lui; tout va bien?
— Tout est tranquille, monsieur, tout va bien, cria Barnabé. Les autres sont partis: ils ont pris par là; voyez-vous ce sentier-là. Ils étaient beaucoup?
— Ah! dit lord Georges en le regardant d'un air sérieux, et vous?
— Oh! ils m'ont laissé ici en sentinelle… pour monter la garde… pour veiller à la sûreté du poste jusqu'à leur retour, ce que je ferai, monsieur, pour l'amour de vous. Vous êtes un bon gentilhomme, un excellent gentilhomme… ça, c'est sûr. Vous avez bien du monde contre vous; mais vous leur ferez voir leur maître. N'ayez pas peur.
— Qu'est-ce que c'est que ça? dit lord Georges, en montrant le corbeau qui regardait du coin de l'oeil à la porte de l'écurie; mais en faisant cette question, il regardait toujours Barnabé d'un air pensif, et, à ce qu'il semblait, avec une certaine inquiétude.
— Comment, vous ne savez pas? répondit Barnabé, éclatant de rire; ne pas savoir ce que c'est! c'est un oiseau d'abord, mon oiseau, mon ami Grip.
— Un diable, une bouilloire, Grip; Polly, un protestant, pas de papisme! cria le corbeau.
— Ce n'est pas l'embarras, ajouta Barnabé, passant la main sur le col du cheval de lord Georges, et parlant doucement; vous n'aviez pas tort de me demander ce que c'est: car souvent je n'en sais rien moi-même, et il faut que je sois familiarisé avec lui comme je le suis, pour croire que ce n'est qu'un oiseau. C'est plutôt un frère pour moi, que Grip… il est toujours avec moi, toujours jasant… toujours content… n'est-ce pas, Grip?»
L'oiseau répondit par un croassement amical, et sautant sur le bras de son maître, que Barnabé lui avait tendu pour cela, se laissa caresser d'un air de parfaite indifférence tournant son oeil mobile et curieux, tantôt vers lord Georges, tantôt vers son domestique.
Lord Georges, se mordant les ongles d'un air un peu déconfit, regarda Barnabé quelque temps en silence, puis il fit signe à son domestique de venir plus près de lui.
John Grueby toucha le bord de son chapeau par respect et s'approcha.
«Aviez-vous déjà vu ce jeune homme? lui demanda son maître à voix basse.
— Deux fois, milord, dit John. Je l'ai vu dans la foule hier au soir et samedi.
— Est ce que… est-ce que vous lui avez trouvé l'air aussi singulier, aussi étrange? continua lord Georges d'une voix faible.
— Fou! répondit John avec une concision énergique.
— Et qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est fou, monsieur? lui dit son maître d'un ton de dépit. Je vous trouve bien prompt à lâcher ce mot-là. Qu'est-ce qui vous fait croire qu'il est fou?
— Milord, vous n'avez qu'à voir son costume, ses yeux, son agitation nerveuse; vous n'avez qu'à l'entendre crier: «Pas de papisme!» Fou, milord.
— Ainsi, parce qu'un homme s'habille autrement que les autres, répliqua son maître avec colère, en jetant un coup d'oeil sur son propre habillement; parce qu'il n'est pas dans son port et dans ses manières exactement comme les autres, et qu'il épouse avec chaleur une cause qu'abandonnent les gens corrompus et irréligieux, c'est une raison pour qu'il soit fou, à votre avis?
— Un vrai fou, tout ce qu'il y a de plus fou, un fou à lier, repartit l'inébranlable John.
— Comment osez-vous me dire cela en face? cria son maître en se tournant vivement de son côté.
— Je le dirais à n'importe qui, s'il me faisait la même question.
— Je vois, dit lord Georges, que M. Gashford avait raison. Je croyais que c'était un effet de ses préventions, et je me le reproche; j'aurais bien dû savoir qu'un homme comme lui était au- dessus de cela.
— Je sais bien que M. Gashford ne parlera jamais en bien de moi, répliqua John en touchant respectueusement son chapeau, et je n'y tiens pas.
— Vous êtes une mauvaise tête, un ingrat, dit lord Georges, un mouchard, peut-être. M. Gashford a parfaitement raison, j'en ai la preuve. J'ai tort de vous garder à mon service. C'est une insulte indirecte que j'ai faite à un ami digne de mon affection et de toute ma confiance, quand je songe à la cause pour laquelle vous avez pris parti, le jour où on l'a maltraité à Westminster. Vous quitterez ma maison dès ce soir… ou plutôt dès notre retour. Le plus tôt sera le mieux.
— Puisqu'il faut en venir là, je suis de votre avis, milord. Que M. Gashford triomphe, à la bonne heure! Mais, quant à me traiter de mouchard, milord, vous savez bien que vous ne le croyez pas. Je ne sais pas ce que vous entendez par vos causes; mais la cause pour laquelle j'ai pris parti, c'est celle d'un homme que je voyais contre deux cents, et je vous avoue que je me rangerai toujours du côté de cette cause-là.
— En voilà assez, répondit lord Georges en lui faisant signe de retourner à sa place. Je ne veux pas en entendre davantage.
— Si vous voulez me permettre d'ajouter un mot, milord, je voudrais donner un bon avis à ce pauvre imbécile: c'est de ne pas rester ici tout seul. La proclamation a déjà circulé dans beaucoup de mains, et tout le monde sait qu'il est intéressé dans l'affaire. Il fera bien, le pauvre malheureux, de se cacher en lieu sûr.
— Vous entendez ce qu'il dit, cria lord Georges à Barnabé, qui les avait regardés avec étonnement pendant ce dialogue. Il pense que vous pourriez bien avoir peur de rester à votre poste, et qu'on vous retient peut-être ici contre votre gré. Qu'est-ce que vous dites de ça?
— Ce que je pense, jeune homme, dit John pour expliquer son conseil, c'est que les soldats pourraient bien venir vous prendre, et que certainement, dans ce cas, vous serez pendu par votre col jusqu'à ce que vous soyez mort… mort… mort, vous m'entendez? Et ce que je pense, c'est que vous ferez bien de vous en aller d'ici, et au plus tôt. Voilà ce que je pense!
— C'est un poltron, Grip, un poltron! cria Barnabé à son corbeau, en le mettant à terre et en posant son drapeau sur son épaule. Qu'ils y viennent! Vive Gordon! Qu'ils y viennent!
— Oui, dit lord Georges, qu'ils y viennent. Qu'ils se risquent à venir attaquer un pouvoir comme le nôtre, la sainte ligue d'un peuple tout entier! Ah! c'est un fol! C'est bon, c'est bon. Je suis fier d'avoir à commander de tels hommes.»
En entendant ces mots, Barnabé sentit son coeur se gonfler d'orgueil dans sa poitrine. Il prit la main de lord Georges et la porta à ses lèvres, caressa la crinière de son coursier, comme si l'affection et l'amour qu'il portait au maître s'étendaient jusqu'à sa monture, déploya son drapeau, le fit flotter fièrement, et se remit à marcher de long en large.
Lord Georges, l'oeil brillant et la figure animée, ôta son chapeau, le fit tourner autour de sa tête, et lui dit adieu avec enthousiasme; puis il se remit au petit trot, après avoir jeté derrière lui un regard de colère, pour voir si son domestique le suivait. L'honnête John donna un coup d'éperon pour courir après son maître, après avoir commencé par inviter encore Barnabé à se retirer, par des signes répétés, qui n'étaient pas équivoques, mais auxquels celui-ci résista résolument jusqu'à ce que le détour de la route les empêchât de se voir.
Se trouvant seul encore une fois, et plus fier que jamais de l'importance du poste qui lui était confié, plein d'enthousiasme, d'ailleurs, en songeant à l'estime particulière et aux encouragements de son chef, Barnabé se promenait de long en large, dans le ravissement d'un songe délicieux, où il était plongé tout éveillé. Les rayons du soleil couchant qu'il avait en face de lui avaient passé dans son âme. Il ne manquait qu'une chose à son bonheur. Ah! si Elle pouvait seulement le voir en ce moment!
Le jour était sur son déclin; la chaleur commençait à faire place à la fraîcheur du soir. Le vent léger qui se levait se jouait dans sa chevelure et faisait frissonner doucement le drapeau au-dessus de sa tête. Il y avait, dans ce bruit glorieux et dans le calme d'alentour, comme un souffle frais et libre qui répondait à ses sentiments. Il n'avait jamais été si heureux.
Il était donc appuyé sur sa hampe, regardant le soleil couchant, et songeant avec un sourire qu'il était en sentinelle pour garder l'or enterré près de là, lorsqu'il vit de loin trois ou quatre hommes qui s'avançaient d'un pas rapide vers la maison, et qui faisaient signe de la main aux gens de l'intérieur de se retirer pour ne pas se trouver au milieu d'un danger prochain. À mesure qu'ils s'approchaient, leurs gestes devenaient de plus en plus expressifs, et ils ne furent pas plus tôt à portée de la voix, que les premiers crièrent que les soldats arrivaient.
À ces mots Barnabé plia son drapeau, et l'attacha autour de la lance. Son coeur battait bien fort, mais il ne songeait pas plus à avoir peur, ni à se retirer, que sa lance elle-même. Les passants officieux qui l'avaient averti se hâtèrent, après l'avoir prévenu du danger qu'il courait, d'entrer dans la maison, où ils jetèrent par leur arrivée le trouble et l'alarme. Les gens se mirent aussitôt à fermer les portes et les fenêtres, en lui faisant signe avec instance de fuir sans perdre de temps, et répétèrent à plusieurs reprises cet avis: mais pour toute réponse il branla la tête d'un air indigné, et n'en resta que plus ferme à son poste. Voyant alors qu'il n'y avait pas moyen de le persuader, ils ne songèrent plus qu'à leur propre sûreté, et quittant la place, où ils ne laissèrent qu'une bonne vieille, ils se sauvèrent à toutes jambes.
Jusque-là, rien n'annonçait que la crainte produite par cette nouvelle ne fût pas imaginaire; mais la Botte n'était pas évacuée depuis cinq minutes, qu'on vit apparaître, à travers champs, une troupe d'hommes en mouvement, et, à l'éclat de leurs armes et de leur équipement qui brillaient au soleil, à leur marche régulière et soutenue (car ils avançaient comme un seul homme), il était facile de reconnaître que c'étaient… des soldats. En un moment Barnabé s'aperçut bien que c'était un fort détachement de gardes à pied, avec deux messieurs en habit bourgeois dans leurs rangs, et un petit peloton de cavalerie; ces derniers étaient à l'arrière-garde et pas plus d'une demi- douzaine.
Ils avançaient résolument, sans accélérer le pas en approchant, sans pousser un cri, sans montrer la moindre émotion ni la moindre inquiétude. Barnabé lui-même savait bien que cela n'avait rien d'extraordinaire dans la troupe; cependant cet ordre invariable avait quelque chose de singulièrement imposant pour un homme accoutumé au bruit et au tumulte d'une populace indisciplinée. Avec tout cela, il n'en resta pas moins décidé à garder son poste, et fit bonne contenance.
Ils étaient déjà arrivés dans la cour, où ils firent halte. L'officier qui les commandait dépêcha une ordonnance aux cavaliers, qui envoyèrent immédiatement un des leurs. L'officier échangea avec lui quelques mots, et ils jetèrent un coup d'oeil à Barnabé, qui reconnut dans le cavalier celui qu'il avait démonté à Westminster, bien étonné de le revoir en face de lui. L'autre, renvoyé en toute hâte, fit le salut militaire au commandant et retourna vers ses camarades, rangés à quelques pas de là.
L'officier ayant alors commandé: «amorcez… chargez, etc.,» Barnabé, malgré la cruelle assurance que c'était pour lui que se faisaient ces préparatifs, ne put se défendre d'un certain plaisir en entendant sonner la crosse des fusils à terre et retentir la baguette dans le canon de l'arme. Mais après quelques autres commandements, les soldats se mirent immédiatement sur une file et cernèrent entièrement les bâtiments, à la distance d'une dizaine de pas; du moins Barnabé n'en compta pas davantage entre lui et les soldats qui lui faisaient face. Les cavaliers restèrent à part, à leur place.
Les deux messieurs en habit bourgeois qui s'étaient mis à l' écart avancèrent à cheval avec l'officier au milieu d'eux; il y en eut un qui tira de sa poche la proclamation et la lut: l'officier somma alors Barnabé de se rendre.
Au lieu de répondre, il alla se placer dans l'embrasure de la porte devant laquelle il montait la garde, et croisa la lance pour se défendre. Après un moment d'un profond silence eut lieu la seconde sommation.
Il n'y répondit pas davantage; et alors il eut fort à faire de promener ses yeux de tous côtés sur une demi-douzaine d'adversaires qui vinrent immédiatement se poster en face de lui, avant de jeter son dévolu sur celui qu'il devait frapper le premier quand ils allaient se jeter sur lui. Il rencontra les yeux de l'un d'eux dans le centre de la petite troupe, et c'est celui- là qu'il résolut d'abattre, dût-il y perdre la vie.
Encore un silence de mort, puis la troisième sommation.
Le moment d'après il reculait dans l'écurie, distribuant des coups à droite et à gauche comme un enragé. Deux de ses ennemis étaient étendus à ses pieds. Celui qu'il avait choisi pour première victime était tombé d'abord en effet: Barnabé n'avait pas perdu la tête, car il en fit la remarque au milieu du trouble et de l'animation de la lutte. Encore un coup… encore un homme à bas puis à bas à son tour, terrassé, blessé à la poitrine d'un coup de crosse (il l'avait vue tomber sur lui), inanimé… prisonnier…
Il fut rappelé à lui par un cri de surprise que poussa l'officier. Il se retourna. Grip, après avoir travaillé en secret toute l'après-midi avec un redoublement d'ardeur, pendant que tout le monde était occupé d'autre chose, avait écarté la paille du lit de Hugh, et retourné de son bec en fer la terre fraîchement remuée. Il y avait là un trou qu'on avait négligemment rempli jusqu'au bord, et qu'on avait seulement recouvert d'une couche de terre. Des gobelets d'or, des cuillers d'or, des flambeaux d'or, des guinées… quel trésor fut mis tout à coup à découvert!
Ils apportèrent un sac et des pelles, déterrèrent tout ce qu'on avait caché là, et en retirèrent la charge de deux hommes au moins. Quant à Barnabé, on lui mit les menottes, on lui lia les bras, on le fouilla, on lui prit tout ce qu'il avait. Personne ne lui adressa ni une question ni un reproche, personne ne lui témoigna la moindre curiosité, les deux soldats qu'il avait étourdis furent emportés par leurs compagnons avec le même ordre insouciant qui avait présidé à tout le reste. Finalement, on le laissa sous la garde de quatre soldats, la baïonnette au bout du fusil, pendant que l'officier dirigea en personne une perquisition générale dans la maison et dans les bâtiments qui en dépendaient.
Ce fut bientôt fait. Les soldats se reformèrent en rangs dans la cour. «En avant, marche!» Barnabé est emmené sous escorte; on lui fait une place, «Serrez les rangs.» Et les voilà partis avec leur prisonnier au centre.
Quand une fois ils furent dans les rues, il s'aperçut qu'il était en spectacle, et dans leur marche rapide il pouvait voir tout le monde venir aux fenêtres quand il était passé, et relever la croisée pour le regarder. De temps en temps il apercevait une figure de curieux par-dessus la tête des gardes qui l'entouraient, ou par-dessous leurs bras, ou sur le haut d'une charrette, ou sur le siège d'un cocher; mais c'est tout ce qu'il pouvait distinguer au milieu de sa nombreuse escorte. Le bruit même de la rue semblait dompté et garrotté comme lui, et l'air qu'il respirait était fétide et chaud comme les bouffées malsaines qui s'exhalent d'un four.
«Une, deux! une, deux! la tête droite! les épaules effacées! emboîtez le pas!» Tout cela avec tant d'ordre et de régularité, sans que pas un d'eux le regardât ou parût se douter de sa présence! Il ne pouvait croire qu'il fût prisonnier, mais il ne l'était que trop bien, il n'avait pas besoin qu'on le lui dit: il sentait les menottes lui serrer les poignets, la corde lui lier les bras au flanc, les fusils chargés à hauteur de sa tête, avec ces pointes froides, brillantes, affilées, tournées de son côté. Rien que de les regarder, lié et retenu comme il était maintenant, c'en était assez pour lui glacer le sang dans les veines.
CHAPITRE XVI.
Ils ne mirent pas longtemps à regagner la caserne, car l'officier qui commandait le détachement voulait éviter de soulever le peuple par un déploiement inusité de force militaire dans les rues, et, par humanité d'ailleurs, il désirait donner le moins de tentation possible à la foule d'essayer quelque rébellion pour arracher le prisonnier de ses mains: car il savait bien que cela ne manquerait pas d'amener une effusion de sang fatale, et que, si les autorités civiles qui l'accompagnaient l'autorisaient à faire tirer ses soldats, la première décharge ferait tomber sur la place un grand nombre d'oisifs innocents, victimes de leur sotte curiosité. Il fit donc marcher sa troupe au pas accéléré, évitant avec une prudence louable les rues populeuses et les carrefours, prenant de préférence le chemin qu'il croyait le moins infesté par les partisans du désordre. Grâce à ces sages précautions, non seulement ils purent retourner dans leurs quartiers sans embarras, mais ils déjouèrent complètement les projets d'une bande d'insurgés qui s'étaient rassemblés dans une grande rue qu'on s'attendait à leur voir prendre, et qui restèrent encore à les attendre, pour délivrer le prisonnier, longtemps après qu'ils l'avaient déjà déposé en lieu de sûreté, avaient fermé les portes de la caserne, et doublé les postes de chacune d'elles pour mieux en assurer la défense.
Une fois là, le pauvre Barnabé fut coffré dans une chambre carrelée, où il n'y avait qu'une odeur empestée de tabac, un air lourd et épais, avec un grand lit de camp pour vingt hommes au moins. Quelques soldats à moitié déshabillés flânaient par là, ou mangeaient à la gamelle. On voyait des uniformes pendus à des rangées de portemanteaux le long du mur blanchi à la chaux, et une demi-douzaine d'hommes couchés sur le dos, dormant et ronflant de concert comme des bienheureux. Il avait à peine eu le temps de faire toutes ces remarques, lorsqu'on le tira de là pour l'emmener, à travers le champ de parade, dans une autre partie du bâtiment.
Dans une pareille situation, un coup d'oeil suffit pour vous faire voir bien des choses, qui vous prendraient bien plus de temps dans un moment moins critique. Il y a cent à parier contre un que, si Barnabé avait flâné en pleine liberté à la porte, il serait sorti de là avec une idée très imparfaite des localités, et qu'il ne s'en serait guère souvenu plus tard. Mais, avec les mains serrées dans les menottes, en traversant le préau sablé des exercices du régiment, il ne laissa rien passer. L'aspect sec et aride de cette place poudreuse, et du bâtiment de briques dans toute sa nudité; les habits pendus ça et là à quelques fenêtres; les hommes en bras de chemises et en bretelles se balançant à quelques autres, la moitié du corps en avant; les jalousies vertes dans le quartier des officiers, avec quelques arbustes chétifs sur le devant; les tambours étudiant dans une cour éloignée; les hommes à l'exercice; les deux soldats qui, tout en portant à eux deux le panier de provisions, se regardent du coin de l'oeil, en voyant passer Barnabé, et font un geste de la main en travers de la jugulaire sans rien dire, triste augure pour le prisonnier; le joli sergent qui se dandine, sa canne à la main et sous son bras un registre à fermoir, recouvert de parchemin; les lascars, au rez-de-chaussée, occupés à brosser et à astiquer différents articles de toilette, qui s'arrêtent pour le regarder et se parlent tous ensemble, faisant retentir de leurs voix bruyantes les échos des longs corridors et des sonores galeries; tout, jusqu'au râtelier d'armes devant le poste, et au tambour attaché dans un coin à son ceinturon blanchi à la terre de pipe, se grave dans son esprit, comme s'il avait passé par là plus de cent fois, ou qu'il fût resté un jour entier avec eux, au lieu de cette minute d'observations faites en courant.
On le mena dans une petite cour pavée, sur le derrière, et là on ouvrit une grande porte, doublée de fer, percée, à cinq pieds du sol, de quelques trous pour laisser pénétrer l'air et le jour. C'était le cachot, où on le mit incontinent; puis on ferma la porte sur lui, on plaça devant une sentinelle, et on l'abandonna à ses réflexions.
Ce caveau ou trou noir, selon l'inscription peinte sur la porte, était très sombre, et, comme le dernier occupant était un déserteur ivre, la place n'était pas propre. Barnabé alla trouver à tâtons un peu de paille au fond, et, regardant du côté de la porte, essaya de s'accoutumer à l'obscurité, ce qui n'était pas facile, en sortant de la clarté d'un beau soleil couchant.
Il y avait au dehors une espèce de portique ou colonnade, qui interceptait encore le peu de jour qui aurait pu à grand'peine faire son chemin par les petites ouvertures pratiquées dans la porte. Les pas cadencés de la sentinelle retentissaient avec un bruit monotone sur la dalle, de long en large, rappelant à Barnabé la garde qu'il avait montée lui-même une heure auparavant; et, chaque fois que le factionnaire passait et repassait devant la porte, son ombre obscurcissait tellement le caveau que, quand elle disparaissait, il semblait que le jour revenait: c'était comme une nouvelle aurore.
Quand le prisonnier fut resté quelque temps assis sur la paille, à regarder les crevasses de la porte et à écouter les pas éloignés ou rapprochés de la sentinelle, le soldat se tint tranquille en place. Barnabé, qui n'avait pas assez de prévoyance pour réfléchir au sort qu'on pouvait lui réserver, avait été bercé dans une espèce de sommeil enfantin par le pas régulier du factionnaire; mais, quand l'autre s'arrêta, cela le réveilla, et alors il s'aperçut qu'il y avait deux hommes en conversation sous la colonnade, tout près de la porte de sa cellule.
Il lui était impossible de dire s'il y avait longtemps qu'ils étaient là à causer, car il était tombé dans un état d'apathie où il avait totalement oublié sa position réelle, et, au moment où il entendit les pas du soldat cesser, il était en train de répondre tout haut à une question que lui faisait Hugh dans l'écurie: à quel propos? sur quel sujet? qu'allait-il lui répondre? Quoiqu'il eût encore la réponse sur les lèvres en s'éveillant, il ne se rappelait plus la moindre chose. Les premiers mots qui frappèrent ses oreilles furent ceux-ci:
«Pourquoi donc l'a-t-on amené là, si on devait le reprendre sitôt?
— Et où vouliez-vous qu'il allât? Croyez-vous qu'il pût être nulle part aussi en sûreté qu'avec les troupes du roi? Que vouliez-vous qu'on en fit? Fallait-il pas le livrer à un tas de péquins qui tremblent dans leurs bottes à en enfoncer la semelle, à la moindre menace des gueux de son bord?
— Pour ça, c'est vrai.
— Si c'est vrai!… tenez! je vais vous dire. Je voudrais tant seulement, Tom Green, être capitaine comme je ne suis que sous- officier, et qu'on me donnât à commander deux compagnies… je ne demanderais que deux compagnies … de mon régiment. Après ça qu'on m'appelle pour apaiser l'émeute. Qu'on me donne carte blanche et une demi-douzaine de cartouches à balle…
— Ouais! disait l'autre voix, vous en parlez bien à votre aise, mais ils ne vous donneront pas carte blanche. Et si le magistrat ne veut pas vous autoriser, qu'est-ce que vous voulez que fasse l'officier?»
Cette difficulté parut embarrasser le sergent, qui s'en tira en envoyant les magistrats à tous les diables. «De tout mon coeur, répondit son ami.
— Qu'y a-t-il besoin d'un magistrat? reprit l'autre. Un magistrat, dans ce cas-là, ce n'est qu'une cinquième roue à un carrosse, une espèce d'intrus inconstitutionnel. Voilà une proclamation. Voilà un homme désigné dans la proclamation. Voilà des preuves contre lui, et un témoin oculaire. Que diable! mettez- le en place, et tirez-lui une balle dans la tête, monsieur. Pour quoi faire un magistrat?
— Quand est-ce qu'on le mène devant sir John Fielding? demanda le premier interlocuteur.
— Ce soir, à huit heures, répondit l'autre. Eh bien! voyez un peu les suites de tout ça. Le magistrat l'envoie à Newgate. Bon! nous l'amenons à Newgate. Les insurgés nous attaquent. Nous reculons devant les insurgés. On nous jette des pierres, on nous insulte: nous ne tirons pas un coup de fusil. Pourquoi ça? Parce qu'il y a des magistrats. Que le diable emporte les magistrats!»
Après s'être donné la consolation d'épuiser toutes les malédictions de son vocabulaire contre les magistrats, l'homme ne fit plus entendre qu'un grognement sourd, qui lui échappait de temps en temps, toujours à l'adresse de ces autorités respectables.
Barnabé, qui avait encore assez d'esprit pour comprendre que cette conversation l'intéressait directement, resta parfaitement tranquille jusqu'à la fin; puis, quand ils ne dirent plus rien. Il reprit à tâtons le chemin de la porte, et jetant un coup d'oeil par les trous ventilatoires, il essaya de voir ce que c'était que les hommes qu'il venait d'entendre causer là.
Celui qui condamnait en termes si énergiques le pouvoir civil, était un sergent, pour le moment employé, comme on le voyait aux rubans qui flottaient sur sa calotte, au service du recrutement. Il était appuyé de côté contre un pilier, presque en face de la porte, et, tout en grommelant entre ses dents, il dessinait avec sa canne des arabesques sur le trottoir. L'autre avait le dos tourné au cachot, et ne laissait voir à Barnabé que sa forme. À en juger par les apparences, c'était un bel homme, bien taillé, bien tourné, mais qui avait perdu le bras gauche. On l'avait amputé entre le coude et l'épaule, et sa manche flottante et vide était croisée sur sa poitrine.
C'est sans doute à cette circonstance qu'il dut d'attirer de préférence l'attention et l'intérêt de Barnabé. Il avait quelque chose de militaire dans la tenue, et il portait une toque gracieuse et une veste qui dessinait bien sa taille. Peut-être avait-il déjà servi; dans tous les cas il ne pouvait pas y avoir bien longtemps, car il était encore tout jeune.
«Bon! bon! dit-il d'un air pensif. Que la faute en soit où ça voudra, il n'en est pas moins vrai qu'il est triste de revenir dans ma bonne vieille Angleterre pour la voir dans cet état-là.
— Je suppose que les cochons vont s'en mêler, dit le sergent, avec une imprécation contre les émeutiers, à présent que les oiseaux leur ont déjà donné l'exemple.
— Les oiseaux! répéta Tom Green.
— Mais oui, les oiseaux, répéta le sergent d'un air bourru Est-ce que vous n'entendez plus votre langue?
— Ma foi! je ne vous comprends pas.
— Vous n'avez qu'à aller voir au poste: vous y trouverez un oiseau qui sait leur cri de ralliement comme pas un d'eux; vous l'entendrez brailler: Pas de papisme! comme un homme, ou comme un diable, car il prend lui-même ce titre, et franchement je crois qu'il a raison. Il faut que le diable soit déchaîné quelque part dans Londres. Dieu me damne! si on voulait me croire, je lui aurais bientôt tordu le col.»
Le jeune manchot s'était reculé de deux ou trois pas pour filer voir l'animal, quand la voix de Barnabé l'arrêta:
«C'est à moi, cria-t-il, moitié riant, moitié pleurant; c'est mon chéri, mon ami Grip. Ha! ha! ha! n'allez pas lui faire du mal; il ne vous en a pas fait. C'est moi qui lui ai appris ce qu'il sait: ce n'est donc pas sa faute, c'est la mienne. Vous devriez bien me l'apporter. C'est le seul ami que j'aie à présent. Avec vous, voyez-vous, il se gardera bien de danser, de causer ou de siffler; mais avec moi, c'est bien différent, parce qu'il me connaît; vous ne croiriez jamais comme il m'aime. Vous n'êtes pas capable d'aller faire du mal à un oiseau, n'est-ce pas? Vous êtes un brave soldat, monsieur; vous n'iriez pas faire du mal à une femme ou à un enfant: un oiseau, c'est tout comme.
Cette dernière supplication s'adressait au sergent, que Barnabé, d'après son habit rouge et ses épaulettes, jugeait d'un grade assez élevé dans les honneurs militaires, pour pouvoir décider d'un mot la destinée de Grip. Mais ce gentleman, pour toute réponse, l'envoya au diable comme un brigand de rebelle qu'il était, et jurant par le sang, par la mort, par la tête, etc., finit par l'assurer que, si cela ne dépendait que de lui, il aurait bientôt coupé le sifflet de l'oiseau… et de son maître par-dessus le marché.
— Vous êtes bien brave en paroles avec un pauvre homme en cage, dit Barnabé furieux. Si j'étais seulement de l'autre côté de la porte qui nous sépare, et que nous fussions entre quatre yeux, je vous ferais bientôt chanter une autre gamme…Oui, oui, remuez la tête tant que vous voudrez… je vous ferais chanter une autre gamme. Tuer mon oiseau!… Eh bien! essayez. Tuez tout ce que vous voudrez; mais gare aux représailles, quand ceux qui ont les mains liées pour le quart d'heure seront en état de vous le rendre!»
Après ce beau défi, il se jeta dans le coin de son cachot en marmottant:
«Au revoir, Grip… au revoir, mon bon vieux Grip!» Puis il versa des larmes, pour la première fois depuis sa captivité, et se cacha la figure dans la paille.
Il avait eu d'abord dans l'idée que le manchot aurait pris son parti, ou qu'au moins il lui aurait dit un mot ou deux d'encouragement. Pourquoi? c'est ce qu'il n'aurait pu expliquer, mais enfin il s'était imaginé ça. Le jeune invalide, en l'entendant parler, avait pris soin de ne pas se retourner de son côté, et de se tenir immobile, sans dire un mot, écoutant attentivement chaque mot de ce que disait Barnabé. Peut-être était-ce cette attention de sa part, ou sa jeunesse ou son air franc et honnête, sur lesquels le prisonnier avait bâti ses suppositions. Dans tous les cas, il avait bâti sur le sable. L'autre s'en alla tout de suite quand Barnabé eut fini de parler, sans lui répondre, sans se retourner seulement de son côté. Tant pis! tant pis! Il voyait maintenant que tout le monde était contre lui; il aurait bien dû s'en douter: «Au revoir, mon vieux Grip, au revoir.»
Au bout de quelque temps, on vint ouvrir sa porte et l'appeler pour sortir. Il fut aussitôt sur pied: car il n'aurait pas voulu, pour tout au monde, leur laisser croire qu'il eût la moindre émotion, la moindre crainte. Il sortit donc et se mit à marcher comme un homme, en les regardant face à face.
Pas un des soldats qui l'accompagnaient ne fit seulement attention à cette fanfaronnade. Ils le ramenèrent au champ d'exercice par le même chemin qu'ils avaient pris pour venir, et s'arrêtèrent là, au milieu d'un détachement deux fois aussi nombreux que celui qui l'avait fait prisonnier dans l'après-midi. L'officier, qu'il reconnut, lui dit en peu de mots de bien faire attention que, s'il essayait de s'échapper, quelle que fût l'occasion qu'il pût rencontrer de le faire avec une chance de succès, il y avait là des hommes dont la consigne était de faire feu sur lui au moment même. Après quoi ils l'enveloppèrent comme la première fois, et l'emmenèrent de nouveau.
C'est dans cet ordre invariable qu'ils arrivèrent à Bow-Street[4], suivis et pressés de tous côtés par une foule toujours croissante. Là on le fit comparaître devant un brave monsieur qui n'y voyait pas clair, et on lui demanda s'il avait, quelque chose à dire:
«Moi? rien. Que diable voulez-vous que j'aie à vous dire.»
Après quelques minutes de conversation entre les officiers de police, dont il ne prit aucun souci, tant il montrait d'indifférence, on lui annonça qu'il allait se rendre à Newgate, et on l'emmena.
Quand il fut dans la rue, il était si bien entouré des deux côtés par les soldats qui le pressaient qu'il ne pouvait rien voir. Seulement, au murmure qu'il entendit, il reconnaissait la présence d'une foule considérable, et la mauvaise disposition des assistants pour la troupe, qui se manifestait par des malédictions et des coups de sifflets. Avec quelle ardeur il prêtait l'oreille pour démêler la voix de Hugh! Mais non, dans toutes ces voix confuses, il n'y en avait pas une qu'il connût. Hugh ne serait-il pas aussi prisonnier par hasard? alors, adieu l'espérance!
À mesure qu'ils approchaient de la prison, les huées du peuple devenaient plus violentes. On jetait des pierres à la troupe. De temps en temps on faisait contre les soldats une poussade qui leur faisait perdre un moment l'équilibre. L'un d'eux, tout près de lui, atteint d'un coup à la tempe, mit son fusil en joue; mais l'officier releva l'arme avec son sabre, en lui défendant, sous peine de mort, de tirer. Ce fut là le dernier incident que Barnabé put voir d'une manière un peu distincte: car immédiatement après, il fut poussé, ballotté, agité comme une barque sur une mer orageuse. Mais, c'est égal, qu'on poussât par-ci ou par-là, il retrouvait toujours fidèlement ses gardes à ses côtés. Deux ou trois fois il fut renversé avec eux; mais, même alors, il ne pouvait échapper un seul moment à leur vigilance. Ils étaient debout sur leurs pieds, et le serraient de près, avant que leur prisonnier, embarrassé d'ailleurs par ses menottes, eût pu seulement songer à jouer des jambes.
Ainsi gardé, il se sentit bientôt hissé et soulevé jusqu'au haut d'un étage d'escalier, d'où il put un moment embrasser, d'un coup d'oeil, les assauts livrés par la foule aux soldats, qu'on voyait çà et là faisant des efforts désespérés pour rejoindre leurs camarades. Puis, le moment d'après, tout devint sombre et ténébreux. Il se trouva dans le corridor de la prison, au centre d'un groupe d'hommes inconnus.
Il y avait là un serrurier qui l'attendait pour river ses fers. Trébuchant sous le poids inaccoutumé des chaînes dont il était chargé, il fut conduit à un cachot solide, en pierre de taille, où on le laissa en toute sécurité, après avoir fermé sur lui toutes les serrures, les barres et les verrous de la porte. Il avait un compagnon qu'on lui avait jeté là avec lui, sans qu'il s'en aperçût d'abord; c'était Grip, qui, la tête basse et les plumes noires toutes chiffonnées et tout ébouriffées, semblait comprendre et partager la triste fortune de son maître.
CHAPITRE XVII.
Il nous faut maintenant retourner à Hugh, que nous avons laissé dispersant les émeutiers de la Garenne, avec un mot d'ordre pour se trouver à un autre rendez-vous, et rentrant furtivement dans l'ombre dont il venait de sortir un moment pour ne plus reparaître de la nuit.
Il s'arrêta dans le taillis, se dérobant à la vue de ses compagnons furieux qui attendaient encore dans l'incertitude, ne sachant s'ils devaient lui obéir et se retirer, ou s'ils ne feraient pas mieux de rester là quelque temps encore, dans l'espérance de revenir avec lui. Il en vit même quelques-uns qui n'étaient point du tout disposés à s'en retourner sans lui, et qui se dirigeaient du côté où il se tenait caché, pour aller à sa rencontre et le presser encore de leur tenir compagnie au retour. Mais ces traînards, s'entendant à leur tour presser par leurs amis de partir, et ne se sentant pas bien braves pour s'aventurer dans l'obscurité du bois, où ils avaient peur d'une surprise, et où ils pouvaient tomber entre les mains des voisins ou des serviteurs de la famille qui peut-être les épiaient derrière les arbres, renoncèrent bientôt à leur premier projet, et, formant une petite troupe de ceux de leurs compagnons qu'ils trouvèrent disposés à se mettre en route à l'instant, ils décampèrent.
Après s'être assuré que la grande majorité des perturbateurs avaient pris ce parti, et que le jardin allait bientôt être évacué tout à fait, il plongea dans le plus épais du fourré, cassant les branches sur son passage, et marchant tout droit vers une lumière lointaine qui lui servait à se guider, ainsi que les dernières et sombres lueurs de l'incendie par derrière.
À mesure qu'il approchait du fanal vacillant vers lequel il dirigeait sa course, il commença à voir apparaître la flamme rougeâtre de quelques torches, et à entendre des hommes dont la voix contenue rompait le silence de la nuit, troublé seulement à présent par quelques cris rares et lointains. Il finit par sortir du bois, et, sautant un fossé, il se trouva dans un sentier obscur où un groupe de bandits d'assez mauvaise mine, qu'il avait laissés là un quart d'heure auparavant, attendaient son retour avec impatience.
Ils étaient réunis autour d'une vieille chaise de poste, menée par l'un d'eux assis en postillon sur le porteur. Les stores étaient baissés, et les deux fenêtres gardées par M, Tappertit et Dennis. C'est le premier qui commandait la troupe, et qui, en cette qualité, adressa la parole à Hugh quand il le vit revenir. Pendant le dialogue, les autres, qui s'étaient couchés par terre, en attendant, autour de la voiture, se levèrent et se rangèrent près de lui.
«Eh bien! dit Simon à voix basse, tout va-t-il bien?
— Pas mal, répliqua Hugh sur le même ton. Les voilà qui s'en vont; ils étaient déjà en train de se disperser quand je les ai quittés pour venir.
— Et la route est-elle sûre?
— Oh! pour les camarades, je vous en réponds: ils ne rencontreront pas beaucoup de gens disposés à venir leur chanter pouille, après la besogne qu'on sait qu'ils viennent de faire ce soir… Quelqu'un a-t-il quelque chose à me donner à boire ici?»
Chacun d'eux avait fait sa provision dans les caves, et on lui offrit aussitôt une demi-douzaine de flacons et de bouteilles. Il choisit la plus grande, la mit à sa bouche, et fit dégringoler le vin gargouillant dans sa gorge. Quand il l'eut vidée, il la jeta par terre, et tendit la main pour en prendre une autre qu'il vida d'un trait comme la première. On lui en passa une troisième qu'il ne vida qu'à moitié, réservant le reste pour le coup de l'étrier.
«Ah çà! demanda-t-il, vous autres, n'avez-vous pas quelque chose à me donner à manger? J'ai une faim de loup. Qui est ce qui a rendu visite au garde-manger?… Allons!
— Moi, camarade, dit Dennis, ôtant son chapeau pour chercher quelque chose, si ça peut vous aller; j'ai là dedans un bout de pâté de venaison.
— Bon, cria Hugh en s'asseyant sur le chemin. Aboule, et dépêchons; qu'on m'éclaire et qu'on m'entoure. Je veux faire mon gala en grande cérémonie, mes gars, ha! ha! ha!»
Ils n'avaient pas besoin d'être excités davantage à partager ses dispositions tapageuses; ils avaient tous bu plus que de raison, et il n'y en avait pas un qui eût la tête plus saine que lui dans tous ceux qui vinrent se grouper autour de lui. Il y en avait deux qui lui tenaient une torche de chaque côté pour illuminer son grand couvert. M. Dennis qui, pendant ce temps-là, était parvenu à aveindre dans le fond de son chapeau un gros morceau de pâté, si serré dans la forme que ce n'était pas une petite affaire de l'en extraire, le servit devant Hugh. Celui-ci emprunta à un honorable membre de la société un eustache ébréché, et se mit vigoureusement à l'ouvrage.
«Dites donc, frère, lui cria Dennis après quelques moments, si vous m'en croyez, vous ferez bien d'avaler tous les jours un petit incendie comme cela une heure avant votre dîner, pour vous ouvrir l'appétit: c'est étonnant comme ça vous réussit.»
Hugh le regarda, ainsi que les figures noircies dont il était entouré, et, arrêtant un moment l'exercice de ses mâchoires pour faire voltiger son couteau au-dessus de sa tête, il répondit par un grand éclat de rire.
«Tenez-vous tranquille, hein, si vous voulez bien, dit Simon
Tappertit.
— Ah! voilà-t-il pas, noble officier, qu'il ne sera plus permis de se régaler à présent! répliqua Hugh, en écartant avec son couteau les gens qui l'empêchaient de voir le capitaine… Il ne sera donc plus permis de se régaler un brin, après avoir travaillé comme j'ai fait? En voilà un capitaine mal commode! Diable de capitaine! Ce n'est pas un capitaine, c'est un tyran. Hal ha! ha!
— Je voudrais qu'il y eût là un camarade qui tînt constamment une bouteille à la bouche du lieutenant pour l'empêcher de crier; du moins nous n'aurions pas à craindre de voir bientôt les militaires sur notre dos.
— Eh bien, après! quand nous les aurions sur notre dos? répondit Hugh. Qu'est-ce que ça nous fait? Croyez-vous qu'on en ait peur? Qu'ils y viennent, je ne leur dis que ça, qu'ils y viennent. Le plus tôt sera le mieux. Mettez-moi seulement Barnabé à côté de moi, et à nous deux nous vous les arrangerons, les militaires, sans vous donner la peine de vous en occuper. À la santé de Barnabé!»
Cependant, comme la majorité des camarades là présents en avaient assez pour cette nuit, et ne demandaient pas d'autre affaire, dans l'état de fatigue et d'épuisement où ils étaient déjà, ils se rangèrent du parti de M. Tappertit, et pressèrent l'autre de se dépêcher de souper, disant qu'on n'avait déjà que trop différé le départ. Hugh, de son côté, au milieu même de son ivresse frénétique, ne pouvait s'empêcher de reconnaître qu'ils courraient de gros risques à rester là sur le théâtre des violences récentes; il finit donc son repas sans autre réplique, se leva, s'approcha vers M. Tappertit, et lui donnant une lape sur le dos:
«Là, maintenant, cria-t-il, on est prêt. Il y a de jolis oiseaux dans cette cage, hein? des petits oiseaux bien délicats? de tendres et amoureuses colombes? C'est moi qui les ai mises en cage. C'est moi; voyons que j'y regarde encore.»
En disant cela, il jeta de côté le petit homme, monta sur le marchepied qui était à moitié baissé, leva de force le store, et mit l'oeil à la fenêtre de la chaise, comme l'ogre qui regarde dans son garde-manger.
«Ha! ha! ha! c'est donc vous qui m'avez égratigné, pincé, battu, ma jolie bourgeoise? se mit-il à crier en saisissant une petite main qui cherchait en vain à se dégager de ses griffes. Voyez-vous ça? avec des yeux si pétillants! des lèvres si vermeilles! une taille si appétissante! Eh bien! je ne vous en aime que mieux, madame. Vrai, ma parole. Je veux bien que vous me poignardiez, si ça vous fait plaisir, pourvu que ce soit vous qui me guérissiez après. Ah! que j'aime à vous voir cette mine fière et dédaigneuse! Vous n'avez jamais été si jolie; et, pourtant qui est-ce qui peut se vanter d'avoir jamais été aussi jolie que vous, ma belle petite?
— Allons, dit M. Tappertit, qui avait entendu ces complimenta avec une impatience manifeste, en voilà assez: partons.»
La petite main, du fond de la voiture, vint en aide à ce commandement, en repoussant de toutes ses forces la grosse vilaine tête de Hugh, et en relevant le store, au milieu du rire bruyant du lieutenant éconduit, qui jurait ses grands dieux qu'il lui fallait encore un petit coup d'oeil dans la voiture, parce que le dernier l'avait mis en appétit. Cependant, en voyant l'impatience longtemps contenue de la bande éclater enfin en murmures ouverts, il renonça à son dessein et s'assit sur l'avant-train, se contentant de taper de temps en temps au carreau de devant et d'essayer d'y jeter furtivement un regard. M. Tappertit, monté sur le marchepied, et suspendu comme un beau page à la portière, donnait de là ses ordres au postillon, dans l'attitude du commandement, et d'une voix militaire; les autres venaient par derrière ou voltigeaient sur les flancs, comme ils pouvaient. Il y en avait qui, à l'exemple de Hugh, essayaient d'apercevoir à la dérobée le visage dont il avait tant vanté la beauté; mais ils voyaient bientôt leur indiscrétion réprimée par un coup de gourdin de M. Tappertit. C'est ainsi qu'ils poursuivirent leur voyage par des routes détournées et des circuits nombreux, gardant en résumé un ordre passable et un silence assez discret, excepté quand ils faisaient une halte pour reprendre baleine, ou qu'ils se disputaient sur le meilleur chemin à prendre pour gagner Londres.
Pendant ce temps-là, que faisait Dolly?… la belle, la charmante, la séduisante petite Dolly! Les cheveux en désordre, sa robe déchirée, ses cils noirs tout humectés de larmes, son sein palpitant, le visage tantôt pâle de crainte, tantôt cramoisi de colère et d'indignation, mais après tout, dans cet état d'excitation, mille fois plus jolie que jamais, elle faisait tout ce qu'elle pouvait, mais vainement, pour remettre Mlle Haredale, et lui donner un peu de cette consolation dont elle aurait eu tant de besoin elle-même. Les soldats allaient venir, bien sûr. Elles allaient retrouver leur liberté. Il était impossible qu'on les conduisît à travers les rues de Londres sans que, en dépit des menaces de leurs ravisseurs, elles appelassent par leurs cris les passants à leur secours. Si elles choisissaient pour cela le moment où elles seraient dans les endroits les plus fréquentés, comment vouliez-vous qu'on ne vînt point les délivrer? Voilà ce que disait la pauvre Dolly, ce qu'elle essayait même de se persuader; mais tous ses beaux raisonnements finissaient toujours par un déluge de larmes: elle pleurait, elle se lamentait, elle se tordait les mains en se demandant ce qu'on faisait, ce qu'on pensait, ce qu'on souffrait là-bas, à la Clef d'or; et elle sanglotait à fendre le coeur.
Miss Haredale, dont les sentiments étaient toujours d'une nature moins turbulente que ceux de Dolly, mais plus profonds, éprouvait de cruelles alarmes; elle était à peine remise d'un évanouissement qui lui avait encore laissé la figure toute pâle; sa main, dans celle de sa compagne, était froide comme la glace. Néanmoins, elle lui rappelait qu'après Dieu tout dépendait de leur prudence; que si elles se tenaient tranquilles, pour endormir la vigilance des misérables qui les tenaient entre leurs mains, elles auraient bien plus de chances de pouvoir obtenir du secours quand elles seraient arrivées en ville; qu'à moins de supposer que la société tout entière fût bouleversée, on devait déjà s'être mis à leur recherche avec ardeur, et qu'elle était bien sûre que son oncle ne se donnerait pas de repos qu'il ne fût parvenu à les découvrir et à les délivrer. Mais en prononçant ces dernières paroles d'espérance, à l'idée malheureusement trop vraisemblable, après tout ce qu'elle venait de voir et de souffrir elle-même, qu'il avait pu succomber dans un massacre général des catholiques, elle redevint muette de frayeur; et, abîmée dans le souvenir des horreurs dont elle venait d'être témoin, dans la crainte de celles qu'elle pouvait avoir à subir encore, elle se sentait incapable de rien penser ni de rien dire; elle n'osait même laisser un libre cours à sa douleur: elle était roide, froide et blanche comme un marbre.
Ah! que de fois, pendant ce long voyage, Dolly songea à son ancien amoureux, au pauvre Joe, si bon pour elle, et si peu digne de ses dédains! Que de fois elle se rappela le soir où elle s'était précipitée dans ses bras pour échapper à l'homme qui, en ce moment même, plongeait son regard insolent dans les ténèbres où elle était assise dans son affliction, lançant d'odieuses oeillades d'une admiration dégoûtante! Et quand elle pensait à Joe, qu'elle se représentait ce brave garçon, tout prêt, s'il était là, à venir hardiment se jeter au milieu de ces brigands, sans calculer leur nombre… son petit poing se fermait de colère, ses petits pieds trépignaient d'impatience, et l'orgueil qu'elle avait un moment ressenti d'avoir conquis un si grand coeur s'éteignait dans un ruisseau de larmes, et elle poussait des soupirs plus amers que jamais.
Cependant la nuit avançait, et on leur faisait prendre des chemins qui leur étaient tout à fait inconnus, dont la vue redoublait leur inquiétude, car elles cherchaient vainement à reconnaître sur la route les objets qui pouvaient y avoir frappé quelquefois leurs regards en passant. Et cette inquiétude n'était que trop fondée. Comment deux belles filles comme elles pouvaient-elles se voir emportées, Dieu sait où, par une bande de brigands qui les poursuivaient de leurs yeux effrontés, sans craindre tout ce qu'il y avait de pis? Enfin, quand elles entrèrent dans Londres, par un faubourg qu'elles ne connaissaient pas le moins du monde, il était plus de minuit, et les rues étaient sombres et vides. Encore si ce n'eût été que cela! mais la chaise s'étant arrêtée dans un endroit isolé, Hugh vint tout à coup ouvrir la portière, sauta dans la voiture, et s'assit entre elles deux.
Elles eurent beau crier au secours: il passa un bras autour du col de chacune d'elles, en jurant par tous les diables de les étouffer de ses baisers si elles n'étaient pas silencieuses comme la tombe.
«Je suis venu ici pour vous faire tenir tranquilles, dit-il, et c'est comme ça que je m'y prendrai. Ainsi, ne vous tenez pas tranquilles, mes belles demoiselles, si cela vous fait plaisir; criez tant que vous voudrez, j'en serai bien aise, je ne puis qu'y gagner.»
Elles avancèrent alors au grand trot, et probablement avec un cortège moins nombreux que tout à l'heure, quoique l'obscurité de la nuit, maintenant qu'ils avaient éteint leurs torches, ne leur permît pas de s'en assurer par leurs yeux. Elles se reculaient pour ne point le toucher, chacune dans son coin; mais Dolly avait beau se reculer, elle n'en sentait pas moins sa taille enlacée dans le bras hideux qui la serrait. Elle ne criait plus, elle ne parlait plus; la terreur et le dégoût lui en ôtaient la force: seulement, elle lui repoussait le bras avec une telle énergie qu'elle espérait mourir dans ces efforts suprêmes pour se dégager de ses étreintes, et se glissait au fond de la voiture en détournant la tête, et continuant à se débattre avec une vigueur qui l'étonnait elle-même autant que son persécuteur. La voiture s'arrêta de nouveau.
«Emportez celle-là, dit Hugh à l'homme qui vint ouvrir la portière, en prenant la main de miss Haredale et la sentant retomber inanimée; elle est pâmée.
— Tant mieux, grogna Dennis, car c'était cet aimable gentleman: elle en sera plus tranquille. J'aime ça, quand elles se pâment, à moins qu'elles ne soient calmes et douces comme des colombes.
— Pouvez-vous la prendre à vous tout seul? demanda Hugh.
— Je ne peux pas le savoir avant d'essayer. Mais je dois pouvoir en venir à bout. J'en ai déjà enlevé bien d'autres dans ma vie, dit le bourreau. Allons! hop. Elle n'est pas légère, camarade. Ces jolies filles sont toutes comme ça. Allons! encore un petit coup de main! là! je la tiens.»
Pendant ce temps-là il avait pris à bras la jeune demoiselle, et s'en allait chancelant sous son fardeau.
«À votre tour, ma jolie poulette, dit Hugh, attirant à lui Dolly. Vous vous rappelez ce que je vous ai dit: «Chaque cri, chaque baiser.» À présent, criez bien fort, si vous m'aimez, ma mignonne. Un petit cri, seulement, mademoiselle. Ma belle demoiselle, un petit cri seulement pour l'amour de moi.»
Repoussant sa face de toutes ses forces, et se renversant la tête en arrière, Dolly se laissa transporter hors de la chaise, à la suite de miss Haredale, dans une méchante cabane, où son ravisseur, qui la serrait contre sa poitrine, la déposa doucement par terre.
Pauvre Dolly! elle avait beau faire, elle n'en était que plus jolie et plus attrayante. Quand ses yeux pétillaient de colère et qu'elle entrouvrait ses lèvres de pourpre pour laisser casser le souffle rapide de sa fureur, comment vouliez-vous qu'on résistât à cela? Quand elle pleurait, et sanglotait à se fendre le coeur, et qu'elle se lamentait de ses peines de la plus douce voix qui eût jamais charmé une oreille, comment vouliez-vous qu'on restât insensible à cette charmante mauvaise humeur qu'elle montrait de temps en temps d'un air revêche, dans la franche et sincère expansion de sa douceur? lorsque, s'oubliant elle-même et ses propres peines, elle s'agenouillait devant son amie pour se pencher sur elle, pour approcher ses joues de la sienne, pour lui passer ses bras autour du col, quels sont donc les yeux mortels qui auraient pu se détacher de cette taille délicate et souple, de cette chevelure abondante, de ce négligé de toilette, de cet abandon complet et naturel, qui faisaient mieux valoir encore ses charmes et sa beauté? Qui donc aurait pu la regarder prodiguant et sa maîtresse ses tendresses et ses caresses, sans souhaiter d'être à la place d'Emma Haredale, ou au moins à la place de l'une ou l'autre, de celle qui tenait son amie dans ses bras, ou de celle qui était dans les bras de son amie? Ce n'était toujours pas Hugh; ce n'était toujours pas Dennis.
«Tenez! mes jeunes demoiselles, dit M. Dennis, je vais vous dire. Je ne suis pas un homme à beaucoup songer aux dames pour moi-même, et je ne suis pas ici pour mon compte: je n'y suis que pour donner un coup de main à des amis. Mais s'il faut que j'en voie beaucoup comme ça, je sens que je vais changer de rôle, et que je ne jouerai pas longtemps un personnage secondaire, je vous le dis franchement.
— Pourquoi nous avez-vous amenées ici? dit Emma. Est-ce pour nous tuer?
— Vous tuer! cria Dennis en s'asseyant sur un tabouret, et la regardant de l'air le plus aimable. Mais, mon chéri, qui donc voudrait couper le col à de jolis petits poulets comme vous? Demandez-moi plutôt si on vous a amenées ici pour y trouver des maris, à la bonne heure!»
Et ici il échangea un rire affreux avec Hugh, qui faisait exprès de détourner modestement ses yeux du visage de Dolly.
«Que non, que non, mes petits amours, qu'on ne vous tuera pas. Il n'est pas question de ça: c'est tout le contraire.
— Vous qui êtes plus âgé que votre camarade, monsieur, dit Emma toute tremblante, est-ce que vous n'aurez pas pitié de nous? Vous voyez pourtant que nous ne sommes que des femmes.
— Je le vois bien, ma chère, répliqua-t-il: il faudrait donc que je fusse aveugle de ne pas le voir, avec deux pareils échantillons de votre sexe sous les yeux! Ha! ha! certainement, je le vois bien, et je ne suis pas seul à le voir, mademoiselle.»
Il secoua la tête d'un air de mauvais sujet et fit des yeux en coulisse à Hugh, comme s'il avait dit la plus belle chose du monde, et qu'il s'applaudît de se voir si bien en verve.
«Non, non, on ne vous tuera pas le moins du monde. Eh bien! pourtant, continua-t-il en retroussant son chapeau pour se gratter plus commodément la tête, et en regardant gravement son compagnon, n'est-il pas bien remarquable, à l'honneur de l'égalité des sexes devant la loi, qu'elle n'admet pas de distinction là-dessus dans la pénalité entre un homme et une femme? J'ai souvent entendu le juge dire à un voleur de grand chemin, ou à quelque malfaiteur qui avait pénétré dans les maisons, et qui avait garrotté des femmes pieds et poings liés pour s'assurer d'elles (pardon, excuse, mesdemoiselles, de cet épisode): «Malheureux! vous n'aviez donc pas seulement de respect pour leur sexe?» Or, je vous dirai que ce juge-là ne savait pas son métier, mon camarade, et que, si j'avais été à la place des accusés, je n'aurais pas été embarrassé pour lui répondre: «Qu'est-ce que vous me chantez là, milord? J'ai montré pour le sexe le même respect que la loi, pouvais-je faire mieux?» Vous n'avez qu'à faire dans les journaux le relevé du nombre de femmes qui ont été exécutées, dans cette ville-ci seulement, depuis dix ans, dit M. Dennis d'un ton pensif, et vous serez étonné du total… mais très étonné. C'est une belle chose que l'égalité, et bien honorable pour la dignité de la loi. Malheureusement, il n'est pas sûr du tout que cela dure. Les voilà qui commencent déjà à ménager les papistes: je m'attends, du train dont on y va, à voir un de ces jours réformer même cette égalité. Ma foi! oui, je m'y attends.»
Ce sujet de conversation sentait trop son bourreau pour intéresser un profane comme Hugh, qui ne devait pas avoir la même partialité pour la profession; mais, d'ailleurs, Dennis n'eut pas le temps de continuer ses doléances: car, à l'instant même, M. Tappertit entra précipitamment, et sa vue arracha un cri de joie à Dolly, qui se jeta de bonne foi dans ses bras.
«Je le savais bien, j'en étais sûre, cria-t-elle. Mon cher père est à la porte. Merci, ô merci, grand Dieu! Qu'il vous bénisse, Simon! Que le ciel vous bénisse d'être venu ici!»
Simon Tappertit, qui s'était d'abord imaginé dans son for intérieur que la fille du serrurier, ne pouvant plus réprimer sa passion pour lui, allait y donner un libre cours, et déclarer qu'elle était à lui pour toujours, parut déconcerté en entendant cette méprise; d'autant plus que Hugh et Dennis l'accueillirent par un grand éclat de rire qui la fit reculer, et porter sur son prétendu libérateur un regard fixe et inquiet.
«Miss Haredale, dit Simon après un silence plein d'embarras, j'espère que vous êtes aussi bien ici que le permettent les circonstances. Dolly Varden, ma chérie, mon tendre et délicieux amour, j'espère que vous n'êtes pas mal non plus.»
Pauvre petite Dolly! elle vit tout de suite ce qu'il en était, se cacha la face dans ses mains, et se mit à pousser encore des sanglots plus amers que jamais.
«Vous voyez en moi, miss Varden, dit Simon, la main sur le coeur, vous voyez en moi non pas un apprenti, un ouvrier, un esclave, la victime du joug tyrannique de votre père; mais le chef d'un grand peuple, le capitaine d'une noble troupe dont ces messieurs sont, comme qui dirait, les caporaux et les sergents. Vous voyez en moi, non pas un individu comme tout le monde, mais un homme public; non pas un rapiéceur de serrures, mais un médecin des plaies vives de sa malheureuse patrie. Dolly Varden, charmante Dolly Varden, combien y a-t-il d'années que j'attends cette rencontre d'aujourd'hui! Combien y a-t-il d'années que j'aspire à vous relever et vous ennoblir par mon choix! Mais me voici payé de mes peines. Voyez en moi désormais… votre mari. Oui, belle Dolly, charmante enchanteresse, Simon Tappertit est à vous pour toujours.»
En disant ces mots il s'avança vers elle. Dolly recula jusqu'au pied de la muraille; et là, ne pouvant aller plus loin, elle tomba par terre. Persuadé que ce n'était qu'une frime pudique, Simon essaya de la relever. Mais alors Dolly, poussée au désespoir, lui saisit la crinière à deux mains, et, s'écriant tout en larmes que ce n'était qu'un misérable petit polisson, et qu'il n'avait jamais été que ça, le secoua, le tira, le battit si bien, que c'était plaisir de la voir, et d'entendre le malheureux appeler au secours. Jamais elle n'avait paru si belle à Hugh que dans ce moment.
«Il faut qu'elle ait les nerfs bien agacés ce soir, dit Simon en rajustant ses plumes toutes fripées; elle ne sait pas ce qu'elle fait. Il faut la laisser seule jusqu'à demain matin, cela va la remettre un peu. Emportez-la dans la maison voisine.»
À l'instant, Hugh la prit dans ses bras. Mais, soit que M. Tappertit se sentit réellement attendrir le coeur à la vue de sa douleur, soit qu'il ne trouvât pas bienséant qu'on vit sa future se débattre dans les bras d'un autre homme, il ordonna à Hugh, réflexion faite, de la déposer là, et la regarda de mauvais oeil, pendant qu'elle allait bien vite se réfugier auprès de miss Haredale, s'attachant après son amie, et cachant dans les plis de sa robe la rougeur de son front.
«Elles vont rester ensemble ici jusqu'à demain matin, dit Simon, qui avait eu le temps de reprendre toute sa dignité… jusqu'à demain matin. Partez.
— Bah! cria Hugh, comment, capitaine? Partez! Ha! ha! ha!
— Qu'est-ce qui vous fait rire? demanda Simon d'un air sévère.
— Rien, capitaine, rien,» répondit Hugh; et en même temps il tapait de sa main l'épaule du petit homme et recommençait à rire dix fois plus fort sans en expliquer la raison.
M. Tappertit le toisa des pieds à la tête avec une expression de dédain suprême (ce qui fit rire l'autre de plus belle), et se tournant vers les belles captives:
«Mesdames, leur dit-il, vous n'oublierez pas que cette maison est surveillée de tous côtés, et que le moindre bruit qu'on y entendrait serait suivi à l'instant des plus funestes conséquences. Demain, nous vous ferons connaître, à l'une et à l'autre, nos intentions. En attendant, tâchez de ne pas vous montrer à la fenêtre, et de ne pas appeler à votre aide les passants: car, au premier mot, le public verra que vous venez d'une maison catholique, et tous les efforts de nos gens pour défendre votre vie seraient impuissants à vous sauver.»
Après cet avertissement, qui ne manquait pas de vraisemblance, il s'en retourna vers la porte, suivi de Hugh et de Dennis. Ils s'arrêtèrent un moment, avant de sortir, à les contempler enlacées dans les bras l'une de l'autre; puis ils quittèrent la cabane, verrouillèrent la porte en dehors et y mirent bonne garde, ainsi qu'autour de la maison.
«Savez-vous, grommela Dennis en s'en allant avec ses compagnons, que nous avons là deux jolis brins de filles? Celle de maître Gashford vaut bien l'autre, qu'en dites-vous?
— Chut! dit Hugh avec précipitation; n'appelez pas les gens par leurs noms: c'est une mauvaise habitude.
— Eh bien! je ne voudrais pas être à sa place, au monsieur dont vous ne voulez pas qu'on dise le nom, quand il viendra lui faire sa déclaration: voilà tout, dit Dennis. C'est une de ces brunes à l'oeil noir, orgueilleuses et fières, auxquelles je ne me fierais pas, si je leur voyais un couteau sous la main. J'en ai déjà vu plus d'une. Mais il y en a une surtout que je me rappelle qui a été exécutée, il y a bien des années (il y avait aussi un gentleman dans l'affaire): elle me dit d'une lèvre tremblante, mais d'un coeur aussi ferme que celui de Judith devant Holopherne: «Dennis, je suis près de ma fin, mais je voudrais avoir au bout de mes doigts une lame et le voir, lui, devant moi, pour le frapper roide mort.» Ah! mais, c'est qu'elle l'aurait fait comme elle le disait.
— Qui donc, roide mort? demanda Hugh.
— Comment voulez-vous que je vous le dise, camarade? répondit
Dennis. Elle ne l'a pas nommé, ma foi!»
Hugh parut un moment tenté de demander encore quelques renseignements sur ce souvenir incohérent; mais Simon Tappertit, qui, pendant ce temps-là, était plongé dans ses méditations profondes, donna à ses pensées une nouvelle direction.
«Hugh, lui dit-il, vous avez bien travaillé aujourd'hui. Vous serez récompensé. Et vous aussi, Dennis… vous n'avez pas quelque jeune beauté à faire enlever pour votre compte?
— N-o-n, répondit le gentleman passant sa main sur sa barbe grise, longue au moins de deux pouces, je ne vois pas que j'en aie une qui me tienne au coeur.
— Très bien! dit Simon; alors nous trouverons quelque autre moyen de vous indemniser. Quant à vous, mon brave garçon (en se tournant vers Hugh), vous aurez Miggs, vous savez, celle que je vous ai promise, et cela avant qu'il soit trois jours. Comptez là-dessus: je vous en donne ma parole; c'est comme si vous la teniez.»
Hugh le remercia de tout son coeur, et de tout son coeur aussi se mit à rire, si bien et si fort qu'il s'en tenait les côtes, et qu'il était obligé de s'appuyer sur l'épaule de son petit capitaine, pour ne pas se rouler par terre, car il n'aurait pas pu s'en empêcher sans cela.
CHAPITRE XVIII.
Les trois honorables compagnons se dirigèrent du côté de la Botte avec l'intention de passer la nuit dans ce lieu de rendez- vous, et de chercher, à l'abri de leur antique repaire, le repos dont ils avaient tant besoin: car, maintenant que l'oeuvre de destruction qu'ils avaient méditée se trouvait accomplie, et qu'ils avaient mis, pour la nuit, leurs prisonnières en lieu de sûreté, ils commençaient à se sentir épuisés, et à éprouver les effets énervants du transport de folie, qui les avait entraînés à de si déplorables résultats.
Malgré la fatigue et la lassitude à laquelle il succombait alors, comme ses deux camarades, et, on peut dire, comme tous ceux qui avaient pris une part active à l'incendie de la Garenne, Hugh retrouvait encore toute sa verve de tapageuse gaieté, chaque fois qu'il regardait Simon, et, à la grande colère du petit capitaine, il la manifestait par de tels éclats de rire qu'il s'exposait à attirer sur eux l'attention de la police, et à se mettre sur les bras quelque affaire dans laquelle leur état de faiblesse et d'épuisement ne leur aurait pas fait jouer un rôle brillant. M. Dennis lui-même, qui n'était pas très sensible à l'endroit de la dignité personnelle et de la gravité, et qui avait de plus un extrême plaisir à voir les excès d'humeur bouffonne de son jeune ami, crut devoir lui faire des remontrances sur l'imprudence d'une telle conduite, qu'il considérait comme une espèce de suicide; or le suicide étant une anticipation volontaire sur l'action de la loi par la main du bourreau, il ne trouvait rien de plus sot ni de plus ridicule.
En dépit de ces remontrances, Hugh, sans rabattre un iota de son humeur folâtre et bruyante, s'en allait se balançant entre eux deux, en leur donnant le bras, jusqu'au moment où ils se trouvèrent en vue de la Botte, à quelque cent pas de cette honnête taverne. Heureusement pour eux qu'il avait cessé de rire avec sa grosse voix en approchant du but de leur course. Ils continuaient donc leur marche sans bruit, lorsqu'ils virent sortir avec précaution de sa cachette un ami qu'on avait chargé de faire le guet toute la nuit dans les fossés du voisinage pour avertir les traînards qu'il y avait du danger à venir se faire prendre dans cette souricière: «Arrêtez, leur cria-t-il.
— Arrêtez! et pourquoi? dit Hugh.
— Parce que la maison est pleine de constables et de soldats, depuis qu'elle a été envahie hier au soir. Les habitants sont en fuite ou en prison, je ne sais pas lequel des deux. J'ai déjà empêché bien des gens de venir s'y faire prendre, et je crois qu'ils sont allés dans les marchés et les places pour y passer la nuit. J'ai vu de loin la lueur des incendies, mais ils sont éteints maintenant. D'après tout ce que j'ai entendu dire aux gens qui passaient et repassaient, ils ne sont pas tranquilles et se montrent inquiets. Quant à Barnabé, dont vous me demandez des nouvelles, je n'en ai pas entendu parler; je ne le connais pas même de nom, mais, par exemple, il paraît qu'on a pris ici un homme qu'on a emmené à Newgate. Est-ce vrai, est-ce faux? je ne saurais l'affirmer.»
Le trio d'amis, à cette nouvelle, délibéra sur ce qu'ils devaient faire. Hugh, supposant que Barnabé pouvait bien être entre les mains des soldats, et détenu en ce moment sous leur garde à l'auberge de la Botte, voulait qu'on s'avançât furtivement et qu'on mît le feu à la maison; mais ses compagnons, qui n'avaient pas envie de se lancer dans ces entreprises téméraires tant qu'ils n'avaient pas un peuple d'insurgés derrière eux, lui représentèrent que, s'il était vrai qu'ils eussent attrapé Barnabé, ils n'avaient pas manqué de le faire passer dans une prison plus sûre; qu'ils n'auraient pas été assez simples pour le garder toute la nuit dans un lieu si faible et si isolé. Cédant à ces raisons et docile à leurs conseils, Hugh consentit à revenir sur ses pas et à prendre le chemin de Fleet-Market, où ils retrouveraient, selon toute apparence, quelques-uns de leurs plus intrépides camarades, qui s'étaient dirigés de ce côté-là en recevant le même avis.
La nécessité d'agir leur rendit une force nouvelle et rafraîchit leur ardeur; ils pressèrent donc le pas sans songer à la fatigue qui les accablait cinq minutes auparavant, et furent bientôt arrivés à destination.
Fleet-Market, à cette époque, était une longue file irrégulière de hangars et d'appentis en bois qui occupaient le centre de ce qu'on appelle aujourd'hui Farringdon-Street. Ces constructions grossières, adossées malproprement l'une à l'autre, empiétaient jusque sur le milieu de la route, au risque d'encombrer la chaussée et de gêner les passants, qui se dépêchaient de se tirer de là comme ils pouvaient, à travers les charrettes, les paniers, les brouettes, les diables, les tonneaux, les bancs et les bornes, coudoyés par les portefaix, les marchands ambulants, les charretiers, par la foule bigarrée d'acheteurs, de vendeurs, de voleurs, de coureurs, de flâneurs. L'air était parfumé de la puanteur des herbes pourries et des fruits moisis, des rebuts de la boucherie, des boyaux et des tripailles jetés sur le chemin. On croyait alors qu'il fallait acheter par ces incommodités publiques l'avantage d'avoir dans les villes certains commerces utiles, et Fleet-Market exagérait encore la chose.
C'est en cet endroit, peut-être parce que ses hangars et ses paniers pouvaient remplacer passablement un lit pour ceux qui n'en avaient pas, peut-être aussi parce qu'il offrait les moyens de faire, en cas de besoin, des barricades improvisées, que les émeutiers étaient venus en nombre, non seulement cette nuit-là, mais depuis déjà deux ou trois nuits. Il faisait alors grand jour; mais, comme la matinée était fraîche, il y avait un groupe de ces vagabonds autour de l'âtre du cabaret, buvant des grogs bouillants d'absinthe, fumant leur pipe et concertant de nouvelles expéditions pour le lendemain. Comme Hugh et ses deux amis étaient bien connus de la plupart de ces buveurs, ils furent reçus avec des marques d'approbation distinguées, et on leur laissa la place d'honneur pour s'asseoir. La chambre fut fermée et barricadée pour éloigner les fâcheux, et on commença à sa communiquer les nouvelles qu'on pouvait avoir.
«Il parait, dit Hugh, que les soldats ont pris possession de la
Botte. Y a-t-il quelqu'un ici qui puisse nous dire ce qui en est?
— Certainement,» s'écrièrent ensemble plusieurs voix. Mais, comme la plupart de ceux qui étaient là avaient pris part à l'assaut de la Garenne, et que le reste avait fait partie de quelque autre expédition nocturne, il se trouva que personne n'en savait là- dessus plus que Hugh lui-même. Ils avaient tous été avertis l'un par l'autre, ou par l'ami caché sur la route, mais ils ne savaient rien personnellement.
«C'est que, dit Hugh, nous avons laissé là hier en faction un homme qui n'y est plus. Vous savez bien qui je veux dire… Barnabé, celui qui a renversé le cavalier à Westminster. Y a-t-il quelqu'un qui l'ait revu ou qui ait entendu parler de lui?»
Ils secouaient la tête et murmuraient tous que non, en se regardant à la ronde pour se questionner les uns les autres, quand on entendit du bruit à la porte: c'était un homme qui demandait à parler à Hugh… il fallait absolument qu'il vit Hugh.
«Ce n'est qu'un homme seul? cria Hugh à ceux qui gardaient la porte; laissez-le entrer.
— Oui, oui, répétèrent les autres; qu'il entre, qu'il entre.» En conséquence on débarre la porte; elle s'ouvre, et l'on voit paraître un manchot, la tête et la figure enveloppées d'un linge sanglant, comme un homme qui a reçu de sérieuses blessures. Ses habits étaient déchirés, et sa main unique pressait un bon gourdin. Il se précipite au milieu d'eux tout haletant, demandant après Hugh.
«Présent! lui répondit celui à qui il s'était adressé; c'est moi qui suis Hugh. Qu'est-ce que vous me voulez?
— J'ai une commission pour vous, dit l'homme. Vous connaissez un certain Barnabé?
— Qu'est-ce qu'il est devenu? Est-ce de sa part que vous venez?
— Oui, il est arrêté. Il est dans un des plus forts cachots de Newgate. Il s'est défendu de son mieux, mais il a été accablé par le nombre. Voilà ma commission faite.
— Quand donc l'avez-vous vu? demanda Hugh avec empressement.
— Pendant qu'on l'emmenait en prison sous escorte nombreuse, ils ont pris une rue détournée où nous avions cru qu'ils ne passeraient pas. J'étais un de ceux qui ont essayé de le délivrer. Il m'a chargé de vous dire où il était. Nous n'avons pas réussi; mais c'est égal, l'affaire a été chaude: regardez plutôt.»
Il montrait du doigt ses habits et le bandeau sanglant qui ceignait sa tête: il paraissait encore tout essoufflé de sa course, en regardant la compagnie à la ronde. Enfin, se retournant de nouveau vers Hugh:
«Je vous connaissais bien de vue, dit-il, car j'étais des vôtres vendredi, samedi et hier, mais je ne savais pas votre nom. Je vous reconnais maintenant. Vous êtes un fameux gaillard, et lui aussi. Il s'est battu le soir comme un lion, quoique ça ne lui ait pas servi à grand'chose. Moi aussi, j'ai fait de mon mieux, surtout pour un manchot.»
Il jeta de nouveau un regard curieux autour de la chambre: du moins il en eut l'air, car il était difficile de distinguer ses traits sous le bandeau qui lui couvrait le visage; puis, regardant encore fixement du côté de Hugh, il empoigna son bâton, comme s'il s'attendait à une attaque et qu'il se mît sur la défensive.
Au reste, s'il en eut un moment la peur, elle ne dura pas longtemps, en présence de la tranquillité de tous les assistants. Personne ne songea plus à s'occuper du porteur de nouvelles; tous s'occupèrent des nouvelles elles-mêmes. On n'entendait de tous côtés que des jurons, des menaces, des malédictions. Les uns criaient que, si on souffrait ça, ce serait bientôt leur tour à se voir tous emmenés à la geôle; les autres, que c'était bien fait, que, s'ils avaient délivré d'abord les autres prisonniers, cela ne serait pas arrivé. Un homme se mit à crier de toutes ses forces: «Qui est-ce qui veut me suivre à Newgate?» Tout le monde lui répondit par une acclamation bruyante, en se précipitant vers la porte.
Mais Hugh et Dennis s'adossèrent contre elle pour les empêcher de sortir, attendant que la clameur confuse de leurs voix se fût apaisée et permît de faire entendre des observations raisonnables. Ils leur représentèrent que de vouloir s'en aller faire ce beau coup en plein jour à présent, ce serait un trait de folie; tandis que, s'ils attendaient la nuit, et qu'ils combinassent auparavant un plan d'attaque, non seulement ils pourraient reprendre tous leurs camarades, mais encore délivrer les prisonniers, et mettre le feu à la prison pardessus le marché.
«Et encore pas à la prison de Newgate seule, leur cria Hugh, mais à toutes les prisons de Londres, pour qu'ils n'aient plus d'endroits où mettre les prisonniers qu'ils pourraient nous faire. Nous les brûlerons toutes, nous en ferons des feux de joie. Tenez, dit-il en saisissant la main du bourreau, s'il y a des hommes ici, qu'ils viennent croiser leurs mains avec les nôtres, en gage d'alliance. Barnabé en liberté, et à bas les prisons! Qui est-ce qui le jure avec nous?»
Tous, jusqu'au dernier, vinrent tendre leurs mains. Tous jurèrent avec des serments effroyables d'arracher, la nuit suivante, leurs amis, à Newgate, d'enfoncer les portes, de mettre le feu à la geôle, ou de périr eux-mêmes dans les flammes.
CHAPITRE XIX.
Cette nuit-là même, car il y a des temps de bouleversement et de désordre où vingt-quatre heures suffisent pour embrasser plus d'événements émouvants qu'une vie tout entière, cette nuit-là même M. Haredale, ayant garrotté son prisonnier, avec l'aide du petit sacristain, le força à monter sur son cheval jusqu'à Chigwell, afin de s'y procurer un moyen de transport pour l'emmener à Londres devant un juge de paix. Il ne doutait pas qu'en considération des troubles dont la ville était le théâtre, il n'obtint aisément de le faire mettre en prison provisoirement jusqu'au point du jour, car il n'y aurait pas eu de sécurité à le déposer au corps de garde ou au violon. Et, quant à conduire un prisonnier par les rues, lorsque l'émeute en était maîtresse, ce ne serait pas seulement une témérité puérile, ce serait un défi imprudent jeté à la populace. Laissant au sacristain le soin de conduire son cheval par la bride, il ne quittait pas l'assassin, et c'est dans cet ordre qu'ils traversèrent le village au beau milieu de la nuit.
Tout le monde y était encore sur pied, car chacun avait peur de se voir incendier dans son lit, et cherchait à se réconforter par la compagnie de quelques autres, en veillant en commun. Quelques-uns des plus braves s'étaient armés et réunis ensemble sur la pelouse. C'est à eux que M. Haredale, qui leur était bien connu, s'adressa d'abord, leur exposant en deux mots ce qui était arrivé, et les priant de l'aider à transporter à Londres le criminel avant le point du jour.
Mais il n'y avait pas de danger qu'il s'en trouvât un qui eût le courage de l'aider seulement du bout du doigt. Les émeutiers, en passant par le village, avaient menacé de leurs vengeances les plus atroces quiconque lui porterait secours pour éteindre le feu et lui rendrait le moindre service, aussi bien qu'à tout autre catholique. Ils étaient allés jusqu'à les menacer dans leur vie et leurs propriétés. S'ils s'étaient rassemblés, c'était pour veiller à leur propre conservation, mais ils n'avaient pas envie de se risquer à lui prêter main-forte. C'est ce qu'ils lui déclarèrent, avec quelque hésitation accompagnée de l'expression de leurs regrets, en se tenant à l'écart au clair de la lune, et en jetant de côté un regard craintif sur le lugubre cavalier, qui se tenait là, la tête penchée sur sa poitrine et son chapeau rabattu sur ses yeux, sans remuer et sans dire un mot.
Voyant qu'il était impossible de leur faire entendre raison, et désespérant de les convaincre après les exemples qu'ils avaient vus des furieuses vengeances de la multitude, M. Haredale les pria au moins de le laisser agir lui-même librement et prendre la seule chaise de poste et la seule paire de chevaux qui se trouvassent dans le bourg à sa disposition. Ce ne fut pas sans difficulté qu'ils y consentirent: pourtant ils finirent par lui dire de faire ce qu'il voudrait, pourvu qu'il les quittât le plus promptement possible, au nom du bon Dieu.
Laissant le sacristain à la tête du cheval, il sortit la chaise en la faisant rouler de ses propres mains, et il allait mettre aux chevaux les harnais, lorsque le postillon du village, une espèce de vaurien et de vagabond, mais qui n'avait pas mauvais coeur, en voyant la peine qu'il se donnait, jeta là la fourche dont il était armé, en jurant que les émeutiers le couperaient s'ils voulaient menu, menu comme chair à pâté, mais qu'il ne resterait pas là, les bras croisés, à voir un honnête gentleman, qui ne leur avait pas fait de mal, réduit à une telle extrémité, sans lui prêter son assistance. M. Haredale lui donna une cordiale poignée de main, et le remercia de tout son coeur; au bout de cinq minutes, la chaise était prête et le bon drille sur sa selle. On mit l'assassin dans l'intérieur: on baissa les stores, le sacristain s'assit sur le brancard; M. Haredale monta sur son cheval et ne quitta pas la portière. Les voilà partis, au fort de la nuit et dans le plus profond silence, sur la route de Londres.
Telle était la terreur générale dans le pays, que les chevaux mêmes de la Garenne qui avaient échappé aux flammes n'avaient pu trouver d'abri nulle part. Les voyageurs passèrent devant eux sur la route, pendant qu'ils étaient à brouter un maigre gazon; et le conducteur leur dit que les pauvres bêtes avaient commencé par venir errer dans le village, mais qu'on les en avait chassées pour ne point attirer sur les habitants la colère et la vengeance des ennemis de M. Haredale.
Et il ne faut pas croire que ce sentiment de lâche frayeur fût borné à de petits endroits comme celui-là, où les gens étaient timides, ignorants et sans secours. Quand ils approchèrent de Londres, ils rencontrèrent, au faible crépuscule du matin, de pauvres familles catholiques qui, sous l'influence des menaces effrayantes et des avertissements répétés de leurs voisins, quittaient la ville à pied, faute, disaient-elles, d'avoir pu trouver à louer ni charrette ni chevaux pour déménager leurs effets, qu'elles avaient été obligées de laisser derrière elles à la merci de la populace. Près de Mile-End ils passèrent devant une maison dont le locataire, un gentleman catholique d'une fortune modique, après avoir loué un chariot pour le déménager à minuit avait fait descendre, en attendant, son mobilier dans la rue, — afin de charger sans perdre de temps. Mais l'homme avec lequel il avait fait ses conventions, alarmé par les incendies de cette nuit, et par la vue des émeutiers, qui avaient passé devant sa porte, avait refusé de tenir sa parole; de manière que le pauvre gentleman, avec sa femme, quatre domestiques et leurs petits enfants, étaient assis, grelottants sur leurs paquets, à la belle étoile, redoutant la venue du jour et ne sachant comment faire pour se tirer de là.
On leur dit qu'il en était de même avec les voitures publiques. La panique était si grande, que les malles et les diligences avaient peur de transporter des voyageurs de la religion attaquée. Quand les conducteurs les connaissaient pour des catholiques, ou obtenaient d'eux l'aveu qu'ils appartenaient à cette croyance, ils ne voulaient pas les prendre, même pour de grosses sommes d'argent. La veille même, il y avait des gens qui évitaient de reconnaître, en passant dans les rues, des catholiques de leur connaissance, de peur qu'il n'y eût là des espions apostés qui pourraient les dénoncer et les brûler, comme ils disaient, c'est- à-dire mettre le feu à leur maison. Un bon vieillard, un prêtre, dont on avait détruit la chapelle, un pauvre homme, faible, patient, inoffensif, qui s'en allait tout seul à pied sur la route, dans l'espérance de rencontrer plus loin quelque diligence qui voulût bien le prendre, dit à M. Haredale qu'il serait bien heureux s'il trouvait un magistrat assez hardi pour se charger, sur sa plainte, de faire mettre son prisonnier en état d'arrestation. Malgré tous ces récits décourageants, ils continuèrent de se diriger vers Londres, et, au lever du soleil, ils étaient devant Mansion-House.
M. Haredale se jeta à bas de cheval; mais il n'eut pas besoin de frapper à la porte, car elle était déjà ouverte, et sur le seuil se tenait un vieux gentleman de bonne mine, rouge ou plutôt pourpre de figure, dont la physionomie animée montrait qu'il faisait des représentations à quelque autre personne placée en haut de l'escalier, pendant que le portier essayait, petit à petit, de se débarrasser de lui et de lui fermer la porte sur le nez. Avec l'impatience et l'excitation naturelles à son caractère et à sa position, M. Haredale s'avança de son côté pour prendre la parole, quand le gros monsieur lui dit:
«Mon bon monsieur, laissez-moi, je vous prie, obtenir d'abord une réponse. Voici la sixième fois que je viens ici. Hier seulement, je suis venu cinq fois. On menace de détruire ma maison. Ils doivent venir la brûler ce soir. C'était déjà leur projet hier; mais ils ont eu de l'occupation ailleurs. Laissez-moi, je vous prie, obtenir une réponse.
— Mon bon monsieur, répondit M. Haredale en secouant la tête, ma maison a été brûlée de fond en comble. Mais, à Dieu ne plaise que la vôtre soit incendiée de même! Obtenez votre réponse; seulement, de grâce, tâchez que ce ne soit pas long.
— Eh bien! milord, vous entendez? dit le vieux gentleman à quelqu'un qui se trouvait en haut de l'escalier, où l'on voyait voltiger sur le palier le pan d'une robe de magistrat. Voici un gentleman dont la maison a été effectivement réduite en cendres cette nuit.
— Mon Dieu! mon Dieu! répliqua une voix bourrue. J'en suis bien fâché, mais qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse? Je ne peux pas la rebâtir, si elle est démolie. Le chef de la justice de la Cité ne peut pas être occupé à rebâtir les maisons qu'on démolit, mon bon monsieur; vous sentez que c'est ridicule.
— Mais il me semble que le chef de la magistrature de la Cité pourrait empêcher les gens d'avoir besoin qu'on rebâtisse leurs maisons, si le chef de la magistrature est un homme et non pas une momie… qu'en dites-vous, milord? cria le vieux gentleman en colère.
— Vous devriez être plus respectable, monsieur, dit le lord- maire, du moins plus respectueux, voulais-je dire.
— Plus respectueux, milord! répondit le vieux gentleman. J'ai été cinq fois assez respectueux comme cela hier. Le respect est une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser. On ne peut pas toujours être à faire du respect, quand on sait qu'on va avoir sa maison brûlée sur sa tête, avec tout ce qu'il y a dedans. Dites- moi ce qu'il faut que je fasse, milord. Voulez-vous, oui ou non, me donner protection?
— Je vous ai déjà dit hier, monsieur, dit le lord-maire, qu'on pourra vous donner un alderman chez vous, si vous en voulez un.
— Et que diable voulez-vous que je fasse d'un alderman? répliqua le vieux gentleman toujours courroucé.
— Pour intimider la foule, monsieur, dit le lord-maire.
— Est-il Dieu possible! repartit d'un ton désolé le vieux gentleman, en essuyant son front, dans un état d'impatience risible; songer à m'envoyer un alderman pour intimider la foule! Mais, milord, quand tous ces gens-là seraient des poupons à la mamelle, quelle peur voulez-vous qu'ils aient d'un alderman? Viendrez-vous vous-même?
— Moi? dit le lord-maire avec énergie; certainement non.
— Eh bien! alors, qu'est-ce qu'il faut que je fasse? Ne suis-je pas citoyen anglais? Ne dois-je pas jouir du bénéfice des lois de mon pays? Ne me doit-on pas protection pour la taxe que je paye au roi?
— Ma foi! je ne sais pas. Quel dommage que vous soyez catholique! Pourquoi n'êtes-vous pas protestant? Vous ne seriez pas compromis dans tout ce gâchis… Il y a de grands personnages au fond de tous ces troubles… Mon Dieu! mon Dieu! quel ennui que d'être un homme public! Repassez dans la journée. Voulez-vous que je vous donne un porte-javeline[5]? Ou bien, tenez, je peux disposer du constable Philips… celui-là est libre aujourd'hui. Il n'est pas encore trop vieux pour son âge; il n'y a que les jambes qui ne sont pas solides; mais, en le mettant à une fenêtre, le soir, à la chandelle, il aurait encore l'air assez jeune, et il leur ferait une peur du diable… Mon Dieu! mon Dieu! eh bien, nous verrons ça.
— Arrêtez! cria M. Haredale en poussant la porte que le concierge voulait fermer violemment, et en parlant d'un ton animé; milord maire, ne vous en allez pas, s'il vous plaît. J'ai là un homme qui a commis un assassinat, il y a vingt-huit ans. Je n'ai qu'un mot à vous dire et à prêter serment devant vous, pour vous mettre à même de le faire mettre en prison en attendant l'instruction. Je ne vous demande, pour le moment, que de le mettre en lieu sûr. Le moindre retard peut le faire tomber entre les mains des émeutiers.
— Ah! mon Dieu! mon Dieu! cria le lord-maire, qu'est-ce que je vais devenir? Dieu du ciel… il y a de grands personnages au fond de tous ces troubles, vous savez… vraiment, je ne peux pas.
— Milord, dit M. Haredale, la victime était mon propre frère. Je lui ai succédé dans ses biens: il n'a pas manqué de langues traîtresses dans le temps pour faire circuler tout bas le bruit que j'étais pour quelque chose dans cet horrible assassinat; oui, moi, moi qui l'aimais, Dieu le sait, si tendrement! Enfin, voici le moment venu, après tant d'années d'angoisse et de misères, de le venger, et de mettre au jour un crime si artificieux et si diabolique qu'il n'a pas son pareil. Chaque minute de retard de votre part peut délier les mains sanglantes de ce misérable, et le faire échapper à la justice. Milord, je vous somme de m'entendre, et d'expédier cette affaire sur-le-champ.
— Mon Dieu! mon Dieu! cria le chef de la magistrature, mais vous savez bien que ce n'est pas l'heure de mes séances… je ne vous comprends pas d'agir avec cette insistance indiscrète… vous ne devez pas… réellement vous ne devez pas… et encore je parierais que, vous aussi, vous êtes catholique?
— C'est vrai, dit M. Haredale.
— Dieu du ciel! je crois que tout le monde se fait catholique exprès pour m'ennuyer et me tourmenter. Vous aviez bien besoin de venir ici: ils vont venir, à leur tour, mettre le feu, c'est sûr, à Mansion-House, et c'est à vous que nous en aurons l'obligation. Faites enfermer votre prisonnier, monsieur, donnez-lui un gardien… et… et… repassez à l'heure des séances… alors nous verrons.»
Avant que M. Haredale eût seulement le temps de répliquer, le bruit d'une porte qui se ferma et des verrous qu'on tira en dedans lui annonça que le lord-maire venait de faire retraite dans sa chambre à coucher, et que toute réclamation serait désormais inutile. Les deux clients déconfits se retirèrent ensemble, et le concierge ferma la porte derrière eux.
«Et voilà comme il me congédie! reprit le vieux gentleman, sans que je puisse obtenir de lui aide ni justice Qu'est-ce que vous allez faire, monsieur?
— Je vais essayer d'autre chose, répondît M. Haredale, qui était déjà remonté sur son cheval.
— Je vous assure que je vous plains, et d'autant plus que nous sommes tous les deux dans le même cas. Je ne suis pas sûr d'avoir ce soir une maison à vous offrir: laissez-moi vous l'offrir, au moins, pendant qu'elle est encore debout. Pourtant, en y réfléchissant, ajouta le vieux gentleman en remettant dans sa poche son portefeuille qu'il avait déjà tiré, je ne veux pas vous donner ma carte: car, si on la trouvait sur vous, cela pourrait vous mettre encore dans l'embarras. Je m'appelle Langdale; je suis marchand de vin distillateur; je demeure à Holborn-Hill. Si vous venez me voir, vous serez là bienvenu.»
M. Haredale s'inclina et piqua des deux, tout près de la chaise, comme auparavant, pour se rendre chez sir John Fielding, qui passait pour un magistrat actif et résolu; il était d'ailleurs déterminé, si les émeutiers venaient à l'attaquer, à exécuter lui- même l'assassin de ses propres mains, plutôt que de le laisser échapper.
Ils arrivèrent cependant à la demeure du magistrat, sans encombre: car l'émeute, comme nous l'avons vu, était occupée à concerter des plans plus profonds, et il frappa à la porte. Comme le bruit s'était généralement répandu que sir John avait été mis au ban par les émeutiers, sa maison avait été gardée toute la nuit par des agents de la police. L'un d'eux, sur la déclaration de M. Haredale, jugeant l'affaire assez importante pour l'introduire devant le magistrat, lui procura sur-le-champ une audience.
On ne perdit pas de temps pour délivrer un mandat d'arrêt, afin de mettre l'assassin à Newgate, bâtiment neuf qui venait d'être récemment achevé à grands frais, et que l'on considérait comme une prison d'une force respectable. Quand on eut le mandat, trois agents de police garrottèrent l'accusé de nouveau: car, dans les efforts qu'il avait faits en se débattant en voiture, il s'était dégagé de ses menottes. Ils le bâillonnèrent pour qu'il ne pût pas appeler à son secours, dans le cas où l'on aurait à traverser quelque rassemblement, et prirent place dans la chaise, à côté de lui. Ils étaient bien armés et formaient une escorte formidable: cependant ils prirent encore la précaution de baisser les stores pour faire croire qu'il n'y avait personne dans la voiture, et recommandèrent à M. Haredale de prendre les devants pour ne pas attirer l'attention en ayant l'air d'être avec eux.
On eut bientôt lieu de s'applaudir de ces mesures de prudence: car, en prenant rapidement le chemin de la Cité, ils eurent à traverser quelques groupes qui, sans aucun doute, auraient arrêté la chaise, s'ils avaient pu se douter qu'il y eût quelqu'un dedans. Mais les gens qui se trouvaient à l'intérieur se tenant cois, et le cocher ne s'amusant pas à provoquer des questions, ils arrivèrent bientôt à la prison, et, une fois là, ils firent sortir l'homme et le coffrèrent, en un clin d'oeil, dans la lugubre enceinte de Newgate.
Les yeux ardents de M. Haredale le suivirent avec attention, jusqu'à ce qu'il l'eut vu enchaîné, et bien barricadé dans son cachot. Bien plus, il avait déjà quitté la prison, et se trouvait dans la rue, qu'il passait encore les mains sur les plaques de fer de la porte, et tâtait la pierre de ces fortes murailles, comme pour s'assurer que ce n'était pas un songe, et pour se féliciter de voir que tout cela était si solide, si impénétrable, si froid. Ce ne fut qu'après avoir perdu de vue la prison et regardé les rues encore vides, sans mouvement et sans vie, à cette heure matinale, qu'il sentit de nouveau le poids qu'il avait sur le coeur; qu'il retrouva ses angoisses et ses tortures pour les malheureuses femmes qu'il avait laissées chez lui, quand il avait un chez lui: car sa maison détruite n'était plus elle-même qu'un des grains du long rosaire de ses regrets.