Barnabé Rudge, Tome II
CHAPITRE XXXVIII.
Cette après-midi, après avoir fait un somme pour se reposer de ses fatigues; après s'être rasé, habillé, rafraîchi des pieds à la tête; après avoir dîné et s'être régalé d'une pipe, d'un petit extra de Toby, d'une sieste dans le grand fauteuil, et d'une causerie familière avec Mme Varden sur tout ce qui venait de se passer, sur tout ce qui se passait, sur tout ce qui allait se passer, dans la sphère de leurs intérêts domestiques, le serrurier s'assit à la table de thé dans le petit parloir de derrière, l'homme le plus vermeil, le plus à son aise, le plus gai, le plus cordial, le plus satisfait de tous les bons vieux gaillards d'Angleterre, d'Irlande et d'Écosse.
Il était là assis, avec son oeil rayonnant fixé sur Mme Varden; sa figure respirait la joie, et son vaste gilet semblait sourire dans chaque pli: je vous assure que son humeur joviale lui perçait par tous les pores et lui montait sous la table tout le long de ses gros mollets: c'était un spectacle à faire tourner en douce crème de bienveillante satisfaction jusqu'au vinaigre même de la misanthropie. Il était là assis, à suivre des yeux sa femme qui décorait la salle de fleurs pour faire plus d'honneur à Dolly et à Joseph Willet, qui étaient allés se promener ensemble et que la bouilloire appelait depuis plus de vingt minutes de son chant le plus engageant, auprès du feu, en gazouillant comme jamais bouilloire n'a gazouillé. On avait aussi pour eux déployé sur la table, dans toute sa gloire, le beau service de porcelaine, mais de vraie porcelaine de Chine, avec des mandarins joufflus qui tenaient de larges parapluies. On avait encore, pour tenter l'appétit du jeune couple, mis en évidence un jambon clair, transparent, juteux, garni de feuilles de laitue verte toute fraîche et de concombre odorant, le tout posé sur une table dressée dans le demi-jour, et couverte d'une nappe blanche comme de la neige. C'était pour satisfaire leur friandise qu'on avait répandu avec tant de profusion des confitures, des marmelades, des gâteaux frisés et d'autres menues pâtisseries, dont on ne fait qu'une bouchée, avec des petits pains nattés, du pain de ménage, des flûtes de pain bis ou blanc: c'étaient eux dont la jeunesse rajeunissait aussi Mme Varden, qui se tenait là toute droite, avec sa robe à fleurs ponceau sur un fond blanc; bien tirée à quatre épingles, bien cambrée dans son corset, les lèvres aussi vermeilles que les joues, la cheville bien prise, toute riante et de belle humeur, enfin, à tous égards, délicieuse à voir… Il était là assis, le serrurier, au milieu de tous ces délices et de bien d'autres, comme le soleil qui leur communiquait leur éclat; le centre du système, entouré de ses satellites; la source de la lumière, de la chaleur, de la vie, de la joie vive et franche qui égayaient toute la maison.
Et Dolly donc! ce n'était plus du tout la Dolly que vous connaissez. Il fallait la voir entrer, bras dessus bras dessous avec Joe; il fallait voir comme elle se donnait du mal pour ne pas en avoir l'air honteuse du tout, du tout; comme elle faisait semblant de ne pas tenir le moins du monde à s'asseoir à côté de lui à table; comme elle câlinait le serrurier en lui disant deux mots à l'oreille, pour lui demander trêve de plaisanteries; comme ses couleurs allaient et venaient dans une petite agitation de plaisir continuelle, qui lui faisait faire tout de travers, et cela d'une manière si charmante que tout n'en allait que mieux… vraiment! je ne suis pas étonné que le serrurier dît à sa femme, quand ils se retirèrent pour aller se coucher, qu'il serait resté là vingt-quatre heures de suite à regarder la chose sans se lasser.
Et les souvenirs encore, dont ils se régalèrent tout le long du thé, jusque bien avant dans la soirée! L'air jovial dont le serrurier demandait à Joe s'il se rappelait cette nuit d'orage au Maypole, où il commença à courir à la recherche de Dolly!… Les éclats de rire de toute la compagnie, à propos de la nuit où elle était allée en soirée dans la chaise à porteur!… La malice avec laquelle ils raillaient sans pitié Mme Varden d'avoir mis là, à cette même fenêtre, les fameuses fleurs à la belle étoile!… La peine que Mme Varden eut d'abord à prendre part au rire général qu'on se permettait à ses dépens, et l'éclatante revanche qu'elle prit par sa belle humeur… Les déclarations confidentielles de Joe sur le jour précis, l'heure exacte où il s'était aperçu pour la première lois qu'il raffolait de Dolly, et les aveux que Dolly fit en rougissant, moitié de son propre gré, moitié malgré elle, sur le moment où elle avait découvert qu'elle ne voyait pas Joe de mauvais oeil… Quel fonds inépuisable de conversation animée!
Et puis, il y avait tant à dire de la part de Mme Varden sur ses doutes, sur ses alarmes maternelles, sur ses soupçons prudents! car il paraît, au dire de Mme Varden, que rien n'avait jamais échappé à sa pénétration et à son extrême sagacité. Comme si elle ne s'était pas tenue au courant tout du long! Comme si elle n'avait pas vu ça du premier coup! Comme si elle ne l'avait pas toujours prédit! Comme si elle n'avait pas été la première à s'en apercevoir, même avant les amoureux! Elle ne s'était peut-être pas dit en elle-même, car elle se rappelait ses propres expressions: «Le jeune Willet observe trop notre Dolly pour que je ne l'observe pas lui-même?» Oh! que si! elle l'avait joliment observé, et elle avait remarqué une foule de petites circonstances (qu'elle énumérait l'une après l'autre) si excessivement minutieuses, que personne, excepté elle, n'en pouvait tirer aucune induction, même maintenant. En un mot, il paraît que, depuis le commencement jusqu'à la fin, elle avait montré une habileté infinie, auprès de laquelle la tactique du général le plus consommé n'était que de la Saint-Jean.
Naturellement, la nuit où Joe avait monté à cheval pour accompagner leur retour à côté de la carriole, et où Mme Varden avait insisté pour qu'il retournât chez lui, ne fut pas non plus passée sous silence… pas plus que le soir où Dolly s'était trouvée mal en entendant prononcer le nom du jeune homme… pas plus que les mille et mille fois où Mme Varden, toujours un modèle de prudence et de vigilance, l'avait trouvée toute triste et toute rêveuse dans sa chambre. Bref, on n'oublia rien, et toujours, d'une manière ou d'une autre, on en revint à cette conclusion, que l'heure d'à présent était l'heure la plus heureuse de leur vie; que, par conséquent, tout s'était passé pour le mieux, et qu'on ne pouvait rien imaginer qui eût pu ajouter à leur bonheur.
Pendant qu'ils étaient dans le feu de la conversation, ne voilà-t- il pas un coup saisissant qui se fait entendre dans la rue à la porte de la boutique, qu'on avait tenue fermée toute la journée pour n'être pas dérangés! Joe connaissait trop son devoir pour permettre à personne d'aller ouvrir quand il était là, et se hâta de quitter la chambre pour y aller.
En vérité, il serait par trop étrange que Joe eût oublié le chemin de la porte; et quand même, elle était ma foi assez grande et tout droit devant lui pour qu'il ne lui fût pas facile de s'y tromper. Cela n'empêcha pas que Dolly, peut-être parce qu'elle était sous l'influence de cette agitation d'esprit à laquelle ils venaient de se livrer tous, ou peut-être parce qu'elle craignait, comme il n'avait qu'un bras, qu'il ne fût pas en état de l'ouvrir (car elle ne pouvait pas avoir d'autres raisons), se précipita derrière lui. Et ils s'arrêtèrent si longtemps dans le corridor… je suppose que c'était parce que Joe la suppliait de ne pas s'exposer au froid du courant d'air (en juillet) qui allait infailliblement entrer par la porte, quand elle s'ouvrirait… que le coup fut répété d'une manière plus saisissante encore que la première fois.
«Est-ce que personne ne va ouvrir cette porte? cria le serrurier.
Faut-il que j'y aille moi-même?»
Sur quoi, Dolly accourut bien vite dans le parloir, toute rouge jusque dans le fond de ses fossettes; et Joe ouvrit avec un bruit terrible et d'autres démonstrations superflues, pour faire voir l'empressement qu'il y mettait.
«Eh bien! dit le serrurier en le voyant reparaître, qu'est-ce que c'est donc, Joe? qu'est-ce qui vous fait rire?
— Rien, monsieur, voilà que ça vient.
— Comment? ça vient! Qui est-ce qui vient?»
Mme Varden, aussi embarrassée que son mari, ne sut que répondre par un mouvement de tête négatif au regard de son mari, qui semblait lui demander une explication. Alors le serrurier fit tourner son fauteuil sur ses roulettes, pour mieux voir la porte, qu'il contempla les yeux tout grands ouverts, avec une espérance mélangée de curiosité et de surprise qui éclata sur sa joviale figure.
Au lieu de voir apparaître immédiatement une ou plusieurs personnes, on ne fit qu'entendre divers sons remarquables, d'abord dans l'atelier, puis après dans le petit corridor qui le séparait du parloir, comme si c'était quelque coffre écrasant ou quelque meuble bien lourd qu'on apportât, avec un déploiement de forces humaines mal proportionné à la pesanteur de la charge. Enfin, après qu'on eut fait bien des efforts, bien heurté, bien meurtri la muraille des deux côtés, la porte fut enfoncée comme d'un coup de bélier; et le serrurier, regardant fixement ce qui venait derrière, se frappa la cuisse, releva les sourcils, ouvrit la bouche, et s'écria d'une voix profondément consternée:
«Le diable m'emporte si ce n'est pas Miggs qui revient!»
La jeune demoiselle dont il venait de prononcer le nom n'eut pas plus tôt entendu ces mots, que, laissant là un tout petit garçon et une très grande caisse dont elle était accompagnée, et s'avançant avec tant de précipitation que son chapeau lui tomba de la tête, elle se rua dans la chambre, joignit les mains, dans lesquelles elle portait une paire de patins, l'un à gauche et l'autre à droite, leva les yeux dévotement vers le plafond, et versa un ruisseau de larmes.
«Toujours la même histoire! cria le serrurier en la regardant avec un désespoir inexprimable. Cette jeune personne-là était née pour faire un éteignoir, un véritable rabat-joie; il n'y a pas moyen de lui échapper.
— Oh! mon maître! oui ma'ame, cria Miggs: je ne peux pas réprimer ici mes sentiments dans ces heureux moments de réconciliation générale, Oh! monsieur Varden, que de bénédictions dans notre famille! que de pardons pour les injures! comme c'est bon et aimable!»
Le serrurier promenait ses yeux de sa femme à Dolly, de Dolly à Joe, et de Joe à Miggs, avec ses sourcils toujours relevés et sa bouche toujours ouverte. Quand il en vint à les porter sur Miggs, ils y restèrent… fascinés.
«Quand on pense, cria Miggs dans un accès de joie frénétique, que M. Joe et la chère Mlle Dolly sont réellement revenus bien ensemble, après tout ce qui s'est dit et fait de contraire! Quand on les voit assis là, auprès l'un de l'autre, lui et elle, si gracieux et tout à fait aimables et avenants! Et moi qui ne savais pas ça et qui n'étais seulement pas là pour leur préparer leur thé! Oh! c'est bien dépitant; mais c'est égal, ça me donne des sensations bien agréables tout de même.»
Soit en serrant ses mains, soit dans une extase de joie pieuse, Mlle Miggs, en ce moment, fit claquer l'un contre l'autre ses patins, comme une paire de cymbales; après quoi elle répéta, de son plus doux accent:
«Madame n'a pas pu croire sans doute…Oh! Dieu du ciel! aurait- elle pu le croire?… que sa bonne Miggs, qui l'a soutenue dans toutes ses épreuves, et qui a si bien compris son caractère, du temps que les autres, avec les meilleures intentions du monde, mais avec des procédés si rudes, donnaient des assauts continuels à sa sensibilité… Non, elle n'a pas pu croire que Miggs irait la planter là? Elle n'a pas pu croire que Miggs, toute domestique qu'elle est, car je sais bien que service d'autrui n'est pas un héritage, oubliât jamais qu'elle avait été l'humble instrument qui servait à les raccommoder ensemble dans leurs bisbilles, et que c'était elle qui parlait toujours au bourgeois de la douceur et de la patience d'agneau de sa maîtresse? Elle n'a pas pu croire que Miggs ne fût pas susceptible d'attachement? Elle n'a pas pu croire que Miggs ne fût sensible qu'à ses gages?»
À tous ces interrogatoires adressés avec une éloquence plus pathétique les uns que les autres, Mme Varden ne répondit pas un mot. Mais Miggs, sans se laisser intimider par cette circonstance, se tourna vers le petit garçon qu'elle avait amené pour l'aider (c'était l'aîné de ses neveux et nièces… le fils de sa propre soeur mariée… il était né dans la cour du Lion d'Or, n° 27, et il avait été élevé à l'ombre même du second cordon de sonnette à main droite du chambranle de la porte), et, tout en faisant abus de son mouchoir de poche pour essuyer sa sensibilité, elle s'adressa à lui pour le prier, à son retour chez ses parents, de consoler sa tante de la perte qu'elle faisait de sa nièce, en leur faisant un récit fidèle de l'accueil qu'elle avait reçu au sein de cette famille, avec laquelle iceux et susdits parents n'ignoraient pas qu'elle avait incorporé ses affections les plus chères; de leur rappeler qu'il ne fallait rien moins que le sentiment impérieux de son devoir et son dévouement à son vieux maître et à madame, comme aussi à Mlle Dolly et au jeune M. Joe, pour refuser l'invitation pressante que ses parents, comme il pouvait en porter témoignage, lui avaient faite de coucher, boire et manger chez eux à perpétuité, sans aucun frais ni redevance; enfin de l'aider à monter son coffre, puis de s'en retourner chez lui directement avec sa bénédiction et ses injonctions absolues de mêler à ses prières du soir et du matin le voeu exprimé au Tout-Puissant de faire de lui un jour un serrurier, ou un M. Joe, et d'avoir Mme Varden et Mlle Dolly pour parentes et pour amies.
Ayant enfin terminé cette admonition, bien inutile, à vrai dire, car nous sommes obligé d'avouer que le jeune gentleman au profit duquel elle était destinée, n'y fit pas la moindre attention, toutes ses facultés mentales étant, à ce qu'il paraît, pour le moment, absorbées dans la contemplation des friandises étalées sur la table… Mlle Miggs signifia à la compagnie en général de ne pas se tourmenter, qu'elle allait revenir tout à l'heure; et, avec l'aide de son neveu, elle se prépara à porter sa garde-robe au haut de l'escalier.
«Ma chère, dit le serrurier à sa femme, est-ce que c'est là votre désir?
— Mon désir! répondit-elle. Je suis étonnée… je suis surprise de son audace. Qu'elle déguerpisse d'ici, et promptement.»
Miggs, en entendant cela, laissa tomber lourdement le bout de sa malle, fit un reniflement bruyant, se croisa les bras, vissa le coin de sa bouche et cria, sur une gamme ascendante: «Ho! miséricorde!» trois fois bien distinctes.
«Vous entendez ce que dit votre maîtresse, ma belle enfant, reprit le serrurier. Je crois que vous ferez bien de vous en aller. Tenez! prenez ça en mémoire de votre ancien service dans la maison.»
Mlle Miggs empoigna le billet de banque qu'il avait pris dans son portefeuille pour le lui donner; elle le mit en dépôt dans sa petite bourse de cuir rouge, qu'elle enfonça dans sa poche (mettant à découvert, par la même occasion, une portion considérable de quelque vêtement de dessous, en flanelle, et montrant plus de bas de coton noir qu'on n'a l'habitude d'en laisser voir en public), puis elle remua la tête en regardant Mme Varden et en répétant:
«Ho! miséricorde!
— Voici, ma chère, la seconde fois, si je se me trompe, que vous nous avez dit ça, fit observer le serrurier.
— Les temps sont changés, à ce qu'il paraît, ma'ame, s'écria Miggs en redressant la tête. Il paraît que vous pouvez vous passer de moi, maintenant. Vous n'avez plus besoin de moi pour les tenir en bride. Il ne vous faut plus personne à gronder, ou à vous servir de souffre-douleur, ma'ame, à ce que je vois. Je suis charmée de vous voir devenue si indépendante. Je vous en fais mon compliment, bien sûr.»
Là-dessus elle fit une belle révérence, et tenant sa tête bien droite, l'oreille tournée du côté de Mme Varden, et l'oeil sur le reste de la compagnie, à mesure qu'elle adressait à l'un ou à l'autre quelque allusion spéciale dans ses réflexions, elle continua ainsi:
«Oui, bien sûr, je suis enchantée de vous voir tant d'indépendance pour le quart d'heure, quoique je ne puisse pas m'empêcher en même temps de vous plaindre, ma'ame, d'avoir été réduite à tant de soumission, faute d'avoir là quelqu'un pour vous soutenir… hé! hé! hé! vous devez joliment souffrir (surtout quand on pense à tout le mal que vous disiez toujours de M. Joe), de finir par l'avoir pour gendre. Et je m'étonne que Mlle Dolly aussi puisse se remettre avec lui, après toutes ses allées et venues avec le carrossier. Il est vrai que j'ai entendu dire que le carrossier a réfléchi à la chose… hé! hé! hé!… et qu'il a confié à un jeune homme de ses amis, qu'il n'était pas si bête que de se laisser mettre dedans, malgré les efforts extraordinaires qu'elle et toute sa famille faisaient pour l'attirer.»
Ici elle s'arrêta pour attendre une réplique, et, n'en recevant pas, elle reprit sa course:
«J'ai aussi entendu dire, ma'ame, qu'il y avait des dames dont toutes les maladies n'étaient que des simagrées, et qu'elles savent tomber évanouies, roides comme mortes, toutes les fois que la fantaisie leur en prend. Vous pensez bien que ce n'est pas moi qui ai jamais rien vu de pareil de mes propres yeux… non, non. Hé! Hé! hé! ni les bourgeois non plus… non, non. Hé! hé! hé! J'ai encore entendu des voisins faire la remarque qu'il y a quelqu'un de leur connaissance, une bonne pâte de pauvre nigaud d'homme, qui est allé un jour à la pêche pour en rapporter une femme, et qui n'a attrapé qu'un pied de nez. Vous pensez bien que moi, personnellement, je n'ai jamais, que je sache, rencontré cette personne-là, ni vous non plus, ma'ame… non, non! Je me demande qui ce peut être… qu'en dites-vous, ma'ame? Je suis sûre que vous n'en savez pas plus long que moi. Oh! peut-être que si. Hé! Hé! hé!»
Autre pause de Miggs, attendant encore une réplique. La réplique ne vient pas, et alors elle est tellement gonflée de dépit et de douleur qu'elle se sent prête à éclater.
«Cela me fait bien plaisir de voir rire Mlle Dolly, cria-t-elle en riant elle-même du bout des dents. J'aime beaucoup à voir rire les gens… et vous aussi, n'est-ce pas, ma'ame! Cela vous a toujours fait plaisir de voir les gens de bonne humeur, n'est-ce pas, ma'ame? Aussi avez-vous toujours fait tout ce que vous pouviez pour entretenir ces dispositions folâtres, n'est-ce pas, ma'ame? Ce n'est pourtant pas qu'il y ait tant de quoi rire, au bout du compte… qu'en dites-vous, ma'ame! Ce n'est pas le Pérou, après avoir tant fait sa revêche quand elle n'était encore qu'une poupée, après avoir tant dépensé de toilette et d'affiquets, ce n'est déjà pas le Pérou de gagner à la loterie un pauvre diable de pioupiou, et manchot, encore, n'est-ce pas, ma'ame! Hé! hé! ce n'est pas moi, toujours, qui voudrais d'un mari manchot. Je voudrais, au moins, qu'il eût ses deux bras. Deux bras, ce n'est pas de trop, quand il devrait avoir seulement deux crocs au bout de ses moignons, en guise de mains, comme le balayeur qui est là devant notre porte.»
Mlle Miggs allait ajouter, et avait même déjà commencé, qu'à tout prendre, un balayeur était encore un parti plus sortable qu'un pioupiou, quoique, bien sûr, quand les gens ne peuvent plus choisir, il faille bien qu'ils prennent ce qu'ils trouvent, et encore qu'ils se regardent comme bien heureux; mais comme ses vexations et son chagrin étaient de cette nature amère qui vous tourne sur le coeur sans pouvoir se soulager par des mots, et qui s'exalte jusqu'à la folie, faute d'être alimentée par la contradiction, elle ne put pas aller plus longtemps comme ça, et éclata en une tempête de larmes et de sanglots.
Réduite à cette extrémité, elle tomba sur l'infortuné neveu, en veux-tu en voilà, et lui dérobant une poignée de cheveux qui lui resta dans la main, elle lui déclara qu'elle voudrait bien savoir s'il voulait la faire encore attendre là longtemps à se faire insulter, s'il avait ou non l'intention de l'aider à remporter sa malle, et s'il trouvait plaisir à entendre vilipender sa famille; je vous fais grâce d'une foule d'autres questions semblables. Victime de ces provocations humiliantes, le petit garçon qui, tout ce temps-là, avait été, petit à petit, poussé à la révolte par la vue d'un croquet sur lequel il ne pouvait pas mettre la main, s'en alla plein d'indignation, laissant sa tante se démener à son aise avec sa malle pour tâcher de le suivre.
Enfin, tant bien que mal, à force de tirer, de pousser, on réussit à gagner la porte de la rue. Et là, Mlle Miggs, tout essoufflée de cet effort, épuisée d'ailleurs par ses sanglots et ses larmes, s'assit sur sa propriété pour y cuver sa douleur, jusqu'à ce qu'elle pût enjôler quelque autre jeunesse pour l'aider jusque chez elle.
«Il n'y a pas de quoi s'occuper de ça, Marthe, il n'y a que de quoi rire, dit le serrurier à l'oreille de sa femme, en la suivant à la fenêtre et en lui essuyant les yeux avec bonhomie. Qu'est-ce que ça vous fait? Ce n'est pas d'aujourd'hui que vous avez reconnu vos torts. Allons! encore un petit verre de Toby, ma chère. Dolly va nous chanter une petite chanson, et cette interruption ne fera qu'ajouter à notre gaieté.»
CHAPITRE XXXIX.
Un mois après, on était presque à la fin d'août, et M. Haredale se trouvait seul dans le bureau de la malle-poste, à Bristol. Quoiqu'il ne se fût écoulé que quelques semaines depuis sa conversation avec Édouard Chester et sa mère dans la maison du serrurier, et qu'il n'eût rien changé dans l'intervalle à sa mise ordinaire, son extérieur n'était plus du tout le même. Il avait l'air beaucoup plus vieux et plus cassé. L'agitation et l'inquiétude n'épargnent pas à l'homme les rides et les cheveux blancs; mais le renoncement secret à nos anciennes habitudes, et la rupture des liens qui nous sont chers et familiers, laissent des traces encore plus profondes. Nos affections ne sont pas aussi faciles à blesser que nos passions; mais le coup descend plus avant, et la plaie demande plus longtemps pour se cicatriser. Il n'était plus maintenant qu'un homme tout à fait solitaire, et le coeur qu'il portait avec lui n'était aussi qu'isolement et tristesse.
Il semble que la réclusion et l'exil auxquels il s'était condamné tant d'années eussent dû lui faire paraître sa solitude actuelle moins pénible; mais il sentait maintenant que c'était une mauvaise préparation: car elle n'avait fait qu'aiguiser sa sensibilité; peut-être un petit tour dans les plaisirs du monde aurait-il mieux valu. Il avait si bien compté sur sa nièce pour lui tenir compagnie; il l'avait tant aimée; elle était devenue une part si précieuse et si importante de son existence; ils avaient eu en commun tant de soucis et de pensées que personne d'ailleurs n'avait partagés avec eux, que la perdre, à présent, c'était recommencer la vie. Où trouverait-il, pour cet essai nouveau, l'espérance et l'élasticité de la jeunesse pour triompher des doutes, de la défiance, des découragements de l'âge?
L'effort qu'il avait fait de montrer, en se séparant d'elle, un faux-semblant de gaieté et d'espérance… et c'était la veille seulement qu'ils s'étaient fait leurs adieux… l'avait encore accablé davantage. C'est sous l'empire de ces sentiments qu'il allait revoir Londres pour la dernière fois: il voulait jeter encore les yeux sur les murs de leur vieux logis avant de lui tourner le dos pour toujours.
C'était un voyage qui ne ressemblait guère alors à ce que nous voyons aujourd'hui. Pourtant Haredale en vit la fin, les plus longs voyages en ont une, et il se retrouva sur ses pieds dans les rues de la métropole. Il prit une chambre à l'auberge où arrêtait la malle, et résolut, avant d'aller se coucher, de ne faire savoir à personne son arrivée, de ne plus passer après qu'une nuit à Londres, et de s'épargner la tristesse d'un adieu même avec l'honnête serrurier.
Les dispositions d'esprit auxquelles il était en proie en se couchant ne prêtent que trop aux écarts de l'imagination, aux visions désordonnées. Il le sentait à l'horreur même qu'il éprouva en se réveillant en sursaut de son premier sommeil, et il courut à la fenêtre pour dissiper son trouble par la présence de quelque objet hors de sa chambre, qui n'eût pas été, pour ainsi dire, témoin de son rêve. Cependant ce n'était pas une terreur née de son sommeil cette nuit-là même; elle s'était déjà bien des fois présentée à ses sens, sous mille formes. Elle l'avait hanté souvent au temps jadis; elle était venue le chercher sur son oreiller, toujours et toujours. Si ce n'avait été qu'un objet hideux, un spectre fantastique qui le poursuivît dans son sommeil, le retour de ce cauchemar sous son ancienne forme n'aurait éveillé chez lui qu'une sensation de crainte momentanée, qui aurait passé sitôt qu'il aurait ouvert les yeux. Mais cette vision était impitoyable; elle ne voulait pas le quitter, elle résistait à tout. Quand il refermait les paupières, il la sentait voltiger près de lui. À mesure qu'il s'enfonçait tout doucement dans le sommeil, il savait qu'elle prenait de la force et de la consistance, et qu'elle revenait graduellement à sa forme récente; quand il sautait à bas de son lit, le même fantôme, en s'évanouissant de son cerveau enflammé, le laissait plein d'une crainte contre laquelle le raisonnement et la réflexion dans l'état de veille étaient impuissants.
Le soleil avait déjà paru, avant que M. Haredale eût pu secouer ces impressions. Il se leva tard, mais fatigué, et resta renfermé tout le jour. Il avait envie d'aller ce soir-là rendre sa dernière visite à son vieux manoir, parce que c'était le temps où il avait l'habitude d'y faire une petite tournée, et qu'il était bien aise de le revoir sous l'aspect qui lui était le plus familier. À l'heure qui lui permettait d'y arriver avant le coucher du soleil, il quitta donc l'auberge et se trouva au détour de la grande rue.
Il n'avait encore fait que quelques pas, et marchait tout pensif au travers de la foule bruyante, quand il sentit une main sur son épaule, et reconnut, en se retournant, un des garçons de l'auberge, qui lui dit: «Pardon, monsieur, mais vous avez oublié votre épée.
— Pourquoi me la rapportez-vous? demanda-t-il en étendant la main, sans reprendre encore son arme au domestique, mais en le regardant d'un air troublé et agité.
— Je suis bien fâché, dit l'homme, d'avoir désobligé monsieur, je vais la remporter. Monsieur avait dit qu'il allait faire un petit tour à la campagne, et qu'il ne reviendrait pas de bonne heure; or, comme les routes ne sont pas trop sûres pour un voyageur seul attardé après la brune, et que, depuis les troubles, ces messieurs prennent encore plus qu'auparavant la précaution de ne pas se hasarder sans armes dans des endroits écartés, nous avons pensé, monsieur, qu'étranger à ce pays, vous aviez cru peut-être nos routes plus sûres qu'elles ne sont; mais après cela, peut-être qu'au contraire vous les connaissiez bien et que vous avez sur vous des armes à feu…»
Il prit l'épée, et l'attachant à son côté, il remercia le domestique et continua son chemin.
On se rappela longtemps après qu'il fit tout cela d'une manière étrange et d'une main si tremblante que le garçon resta à le regarder pendant qu'il poursuivait sa route, incertain s'il ne devait pas le suivre pour le surveiller. On se rappela longtemps après qu'on l'avait entendu arpenter à grands pas sa chambre au fort de la nuit; que les domestiques s'étaient entretenus le lendemain matin de sa pâleur et de sa mine fiévreuse; qu'enfin, lorsque le garçon qui lui avait porté son épée était revenu à l'auberge, il avait dit à un de ses camarades qu'il avait encore comme un poids sur l'estomac de tout ce qu'il avait observé dans ce court intervalle, et qu'il avait peur que le gentleman n'eût l'intention de se détruire et qu'on ne le vît jamais revenir en vie.
M. Haredale, à peu près sûr que son trouble avait attiré l'attention du domestique, en se rappelant l'expression de ses traits quand ils s'étaient quittés, hâta le pas, gagna une place de fiacres, et monta dans le meilleur, après avoir fait prix avec le cocher pour le conduire sur la route jusqu'au sentier qui conduisait chez lui à travers champs, et pour attendre son retour auprès d'une maison de plaisance qui se trouvait à une portée de fusil loin de là. Il ne tarda pas à arriver à sa destination, et descendit pour faire le reste du chemin à pied. Il passa si près du Maypole qu'il pouvait en voir la fumée monter au-dessus des arbres, pendant qu'une bande de pigeons… sans doute de ses vieux habitants avant l'incendie… déployant gaiement leurs ailes pour retourner au colombier, lui cachait la vue du ciel. «La vieille maison va me rajeunir, dit-il en regardant de ce côté, et il y aura là un gai foyer sous son toit couvert de lierre. C'est toujours une consolation de penser que tout n'est pas ruines dans le voisinage. Je serai bien aise d'avoir au moins un tableau moins morne et moins sombre où reposer mon esprit.»
Il reprit sa marche, en dirigeant ses pas du côté de la Garenne. Quelle belle soirée, claire, calme, silencieuse! pas un souffle de vent pour agiter les feuilles, rien que les sonnettes monotones des agneaux qui tintaient dans la campagne, et, par intervalles, le beuglement lointain du bétail ou l'aboiement des chiens du village. Le ciel était rayonnant de la gloire adoucie d'un soleil couchant; sur la terre, comme dans l'air, régnait un profond repos. Telle était l'heure à laquelle il arriva à ce manoir abandonné qui avait été si longtemps sa demeure, et il se mit à regarder pour la dernière fois ses murs noircis par la flamme.
Les cendres du feu le plus ordinaire donnent toujours à l'âme une émotion mélancolique, car elles portent en elles un souvenir de quelque chose qui a été vivant et animé, et qui n'est plus maintenant qu'une inerte, froide et odieuse poussière, une image de mort et de destruction, qui attire malgré nous notre sympathie. Mais combien sont plus tristes encore les restes épars d'une maison qui fut la nôtre, consumée par l'incendie, le renversement du grand autel domestique, où les plus mauvais d'entre nous célèbrent quelquefois le culte secret du coeur, et où les meilleurs ont offert de si nobles sacrifices et accompli de tels actes d'héroïsme que, s'ils étaient enregistrés dans l'histoire, ils forceraient les temples les plus orgueilleux de l'antiquité, avec leurs fanfaronnes annales, à rougir devant eux!
Il s'arracha à ses méditations profondes pour se promener à pas lents autour de la maison. Il commençait à faire noir. Il avait déjà presque achevé le tour des bâtiments, quand il poussa une exclamation à demi étouffée, tressaillit et se tint coi. Appuyé dans une attitude tranquille, le dos contre un arbre, et contemplant les ruines avec une expression de plaisir… de plaisir si vif que, malgré son indolence habituelle, la surveillance qu'il savait si bien exercer sur ses traits, sa joie éclatait sur son visage, libre de toute contrainte et de toute réserve… oui, devant Haredale, sur sa propre terre, et triomphant encore comme il avait triomphé de toutes les infortunes, de toutes les contrariétés de son ennemi, se tenait l'homme au monde dont l'autre pouvait le moins supporter la présence, n'importe où, mais surtout là.
Quoique son sang se révoltât contre cet homme, quoique sa rage bouillonnât si violemment dans son âme, qu'il l'aurait volontiers frappé roide mort, il eut assez de puissance sur lui-même pour se retenir et passa sans dire un mot, sans jeter un coup d'oeil de son côté. Oui, et il allait continuer, il ne se serait même pas retourné, car il voulait résister au diable qui troublait sa cervelle par d'affreuses tentations (et ce n'était pas un effort facile), si cet imprudent ne l'avait pas lui-même engagé à s'arrêter; et cela avec une voix de compassion affectée qui le rendit presque fou, et lui fit perdre en un instant toute la patience qu'il avait voulu garder malgré son angoisse… la plus poignante, la plus irrésistible de toutes les angoisses.
Aussitôt, réflexion, raison, pitié, clémence, tout ce qui peut aider à contenir la rage et le courroux d'un homme stimulé par la vengeance, tout cela s'envola au moment même où il se retourna. Et pourtant il lui dit lentement et avec le plus grand calme… beaucoup plus de calme qu'il n'en avait jamais mis à lui parler: «Pourquoi m'avez-vous adressé la parole?
— Pour vous faire remarquer, dit sir John Chester avec son flegme habituel, le drôle de hasard qui nous fait rencontrer ici.
— Oui, c'est un hasard étrange.
— Étrange! c'est la chose la plus remarquable et la plus singulière du monde. Je ne monte jamais à cheval le soir. Voilà des années que cela ne m'est arrivé. C'est une fantaisie qui m'a passé, je ne puis m'expliquer comment, par la tête, au beau milieu de la nuit dernière… Comme ceci est pittoresque!…»
Il lui montrait en même temps la maison démantelée, et ajustait son lorgnon pour mieux voir.
«Vous ne vous gênez pas pour admirer votre oeuvre.».
Sir John laissa retomber son lorgnon, pencha le visage du côté d'Haredale avec un air des plus courtois, comme pour lui demander une explication, et en même temps il secouait légèrement la tête, comme s'il se disait à lui-même: «Il faut que cet animal soit devenu fou.»
«Je vous répète que vous ne vous gênez pas pour admirer votre oeuvre.
— Mon oeuvre! dit sir John en regardant autour de lui d'un air souriant. Mon ouvrage, à moi!… je vous demande pardon… réellement je vous demande pardon, mais…
— Sans doute, vous voyez bien ces murs. Vous voyez bien ces chevrons chancelants; vous voyez bien de tous les côtés le ravage du feu et de la fumée. Vous voyez bien l'esprit de destruction qui s'est déchaîné ici… n'est-ce pas?
— Mon bon ami, répondit le chevalier, réprimant doucement d'un signe de sa main la fougue d'Haredale, certainement je le vois. Je vois tout ce dont vous me parlez là, quand vous vous mettez de côté et que vous ne m'en dérobez pas la vue. J'en suis bien fâché pour vous. Si je n'avais pas eu le plaisir de vous rencontrer ici, je crois même que je vous aurais écrit pour vous le dire. Mais vous ne supportez pas ça aussi bien que je m'y serais attendu… veuillez m'excuser, mais je trouve que… vraiment j'attendais mieux de vous.»
Il tira sa tabatière, et, s'adressant à lui de l'air supérieur d'un homme qui, à raison de son caractère plus élevé, se sentait le droit de faire à l'autre une leçon de morale, il continua ainsi:
«Car enfin, vous êtes philosophe, vous savez… et de cette secte de philosophes austères et rigides qui sont bien au-dessus des faiblesses de l'humanité en général. Vous êtes si loin de toutes les frivolités de ce monde! vous les regardez du haut de votre sérénité, et vous les raillez avec une amertume très émouvante: je vous ai entendu le faire.
— Et vous m'entendrez encore!
— Merci! Voulez-vous que nous fassions un petit tour de promenade en causant? car voilà le serein qui tombe un peu fort. Non! eh bien! comme il vous plaira. Seulement, je suis fâché d'être obligé de vous dire que je n'ai plus qu'un petit moment à vous donner.
— Plût à Dieu que vous ne m'en eussiez pas donné du tout! Plût à Dieu, je le dis de toute mon âme, que vous fussiez allé au paradis (si l'on peut proférer un pareil mensonge), plutôt que de venir ici ce soir!
— Mais non, répondit sir John… certainement vous ne vous rendez pas justice; vous n'êtes pas d'une compagnie très agréable, mais je ne voudrais pas aller si loin pour vous éviter.
— Écoutez-moi! dit M. Haredale, écoutez-moi.
— Vous allez railler?
— Non, je vais détailler toute votre infamie. Vous avez pressé et sollicité de faire votre ouvrage un agent capable, mais qui par caractère, par essence plutôt, n'est qu'un traître, et qui vous a trahi malgré la sympathie mutuelle qui vous rapprochait tous deux, comme il a trahi tous les autres; par allusions, par signes, par mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous avez mis Gashford à l'oeuvre… à cette oeuvre que vous voyez là devant nous. Toujours grâce à ces allusions, à ces signes, à ces mots détournés qui ne signifient rien quand on les répète, vous l'avez encouragé à satisfaire la haine mortelle qu'il me porte, et que, Dieu merci, je me flatte d'avoir méritée. Vous l'avez encouragé à la satisfaire par le rapt et le déshonneur de ma fille. Vous l'avez fait. Je le lis sur votre figure, cria-t-il en la montrant brusquement et en faisant un pas en arrière: vous le niez, mais vous ne pouvez le nier que par un mensonge.»
Il avait la main sur la garde de son épée; mais le chevalier, avec un sourire de mépris, lui répliqua aussi froidement qu'auparavant.
«Vous remarquerez, monsieur, s'il vous reste assez de jugement pour le faire, que je ne me suis pas donné la peine de rien nier. Je ne vous crois pas assez de discernement pour lire dans les physionomies, à moins que ce ne soit dans celles qui sont aussi grossières que votre langage, et, autant que je puis me le rappeler, vous n'avez jamais eu ce don; autrement, je connais une figure où vous auriez pu lire plutôt l'indifférence, pour ne pas dire le dégoût. Je parle là d'un temps bien éloigné de nous… mais vous me comprenez.
— Dissimulez tant que vous voudrez, il n'en est pas moins vrai que vous le niez. Que ce soit un désaveu clair ou équivoque, exprimé ou sous-entendu, ce n'en est pas moins un mensonge: car, enfin, puisque vous dites que vous ne le niez pas… l'admettez- vous?
— Vous avez vous-même, répondit sir John, laissant le cours régulier de sa parole couler tout uniment comme s'il n'avait pas été effleuré par le moindre mot d'interruption, vous avez vous- même proclamé le caractère da gentleman en question (je crois que c'était à Westminster) dans des termes qui me dispensent de faire à ce personnage plus ample allusion. Peut-être aviez-vous de bonnes raisons pour le faire, peut-être non, je n'en sais rien. Mais, en supposant que le gentleman fût tel que vous le décriviez, et qu'il vous eût fait, à vous ou à tout autre, des déclarations qui peuvent lui avoir été suggérées par le soin de sa propre sûreté, ou par la tentation de l'argent, ou par le désir de s'amuser, ou par toute autre considération… tout ce que je puis dire de lui, c'est que ceux qui l'emploient ne peuvent échapper au reproche de participer à la honte de cet être dégradé. Vous êtes si franc vous-même, que vous voudrez bien, j'espère, excuser aussi chez moi un peu de franchise.
— Encore une fois, sir John, vous ne m'échapperez pas, cria M. Haredale; chacun de vos mots, de vos regards, de vos gestes, est calculé pour faire croire que ce que je vous reproche n'était point de votre fait. Eh bien! moi, je vous dis que c'est le contraire, que c'est vous qui avez pratiqué l'homme dont je parle, et votre malheureux fils (Dieu lui pardonne!), pour leur faire faire cette besogne. Vous parlez de dégradation et de bassesse de caractère; mais ne m'avez-vous pas dit un jour que c'était vous qui aviez acheté l'absence du pauvre idiot et de sa mère, quand j'ai découvert depuis ce que j'avais déjà soupçonné, que vous étiez allé seulement pour les tenter, et que vous les aviez trouvés partis? C'est à vous que je fais remonter les insinuations perfides que la mort de mon frère n'avait profité qu'à moi, ainsi que toutes les attaques odieuses et les calomnies secrètes qui en ont été la suite. Il n'y a pas un acte de ma vie, depuis cette première espérance que vous avez changée en deuil, en désolation, où je ne vous aie trouvé, comme mon mauvais génie, entre la paix et moi. En tout et partout vous avez toujours été le même, un sans coeur, un hypocrite, un indigne vilain. Pour la seconde et dernière fois je vous jette ces accusations à la face, et je vous repousse avec mépris comme un chien que vous êtes, homme déloyal et faux.»
En même temps il leva son bras et lui frappa la poitrine d'un coup si rude, que l'autre chancela. Sir John ne fut pas plus tôt remis de cet outrage, qu'il tira son épée, jeta au loin le fourreau et son chapeau, et se précipitant sur son adversaire, lui porta au coeur une botte désespérée qui l'aurait couché sans vie sur le gazon, s'il n'avait pas opposé à sa fureur une parade vive et sûre.
En frappant sir John, Haredale avait comme épuisé sa rage, il se contentait maintenant de parer ses passes rapides sans riposter, et lui conseillait, avec une espèce de terreur frénétique peinte sur son visage, de ne pas avancer un pas de plus.
«Pas ce soir, pas ce soir, criait-il; au nom du ciel, pas ce soir!»
En le voyant abaisser son arme, décidé à ne point riposter encore, sir John abaissa aussi la sienne.
«Pas ce soir! lui cria encore son adversaire; profitez de mon avis.
— Vous venez de me dire (il faut que ce soit dans un moment d'inspiration), répliqua sir John d'un ton dégagé, quoique à présent il eût jeté le masque pour lui montrer sa haine en face, vous venez de me dire que c'était la dernière fois. Vous pouvez en être sûr. Est ce que vous pensiez, par hasard, que j'avais oublié notre dernière entrevue? Vous imaginez-vous que je ne me souvienne pas de chacune de vos paroles, de chacun de vos regards, pour vous en demander compte? Qui de nous deux, pensez-vous, a choisi son moment? est-ce vous, est-ce moi? Voyez un peu l'honnête homme avec son jargon de probité, qui, après avoir contracté avec moi un engagement pour prévenir une union qu'il faisait semblant de ne pas trouver à son goût, engagement tenu par moi fidèlement et à la lettre, le viole de son côté, et saisit l'occasion de bâcler le mariage, pour se débarrasser d'un fardeau qui lui pesait sur les bras, et jeter sur sa maison un lustre mal acquis!
— J'ai agi, cria M. Haredale, avec honneur et de bonne foi. J'agis de même encore maintenant, en vous avertissant de ne pas me forcer à recommencer ce duel avec vous ce soir.
— Vous parliez tout à l'heure de mon «malheureux fils,» je crois, dit sir John avec un sourire. Le pauvre sot! s'être laissé duper par un pareil tartufe, enlacer dans leurs filets par un pareil oncle et par une pareille nièce! vous avez bien raison de le plaindre. Mais ce n'est plus mon fils: je vous fais mon compliment, monsieur, de la belle prise que vous avez faite là; elle fait honneur à votre ruse.
— Encore une fois, lui cria son ennemi frappant du pied dans un transport de rage, quoique vous soyez capable de me faire renier mon bon ange, je vous conjure de ne pas venir ce soir au bout de mon épée. Oh! quel malheur que vous soyez venu ici! Pourquoi nous sommes-nous rencontrés? Demain nous étions séparés pour toujours.
— Puisque c'est comme ça, reprit sir John sans la moindre émotion, c'est fort heureux que nous nous soyons rencontrés ce soir. Haredale, je vous ai toujours méprisé, vous savez, mais pourtant je vous croyais capable d'une espèce de courage brutal. Pour l'honneur de mon jugement, dans lequel j'ai toujours eu confiance, je suis fâché de voir que vous n'êtes qu'un lâche.»
Après cela, pas un mot ne fut échangé des deux parts. Ils croisèrent le fer, malgré les ténèbres, et s'attaquèrent l'un l'autre avec acharnement. Ils étaient bien assortis: chacun d'eux était une fine lame.
Au bout de quelques secondes, ils devinrent plus animés et plus furieux, ils se serrèrent de plus près, portèrent et reçurent des blessures légères. Ce fut immédiatement après en avoir attrapé une au bras que maître Haredale, sentant ruisseler son sang tout chaud, fit une attaque plus vive, et plongea son épée jusqu'à la garde à travers le corps de son adversaire.
Leurs yeux se rencontrèrent tout près l'un de l'autre, quand il retira son arme fumante. Haredale passa le bras autour du mourant, qui le repoussa faiblement et tomba sur l'herbe. Là, se soulevant sur ses mains, sir John le contempla un instant avec des yeux de haine et de mépris; mais il parut se rappeler, même alors, que cette expression enlaidirait ses traits après sa mort: il essaya donc de sourire, et, remuant sa droite défaillante, comme pour cacher dans son gilet son linge ensanglanté, il retomba en arrière; il était mort… c'était là le Fantôme de la nuit passée.
CHAPITRE XL.
Donnons un coup d'oeil d'adieu à chacun des acteurs de cette petite histoire que nous n'avons pas encore congédiés dans le cours des événements, et nous aurons fini.
Maître Haredale s'enfuit cette nuit-là même. Avant qu'on eût pu commencer les poursuites, avant même qu'on se fût aperçu de la disparition de sir John et qu'on se fût mis à sa recherche, son adversaire avait déjà quitté la Grande-Bretagne. Il alla tout droit à un établissement religieux, renommé en Europe pour la rigueur et la sévérité de sa discipline et pour la pénitence inflexible que sa règle imposait à ceux qui venaient y chercher un refuge contre le monde: c'est là qu'il fit les voeux qui, à partir de ce moment, l'enlevèrent à ses parents et ses amis, et qu'après quelques années de remords il fut enterré dans les sombres cloîtres du couvent.
Il se passa deux jours avant qu'on retrouvât le corps de sir John. Aussitôt qu'on l'eut reconnu et emporté chez lui, son estimable valet de chambre, fidèle aux principes de son maître, disparut avec tout l'argent et les objets de prix sur lesquels il put mettre la main, grâce à quoi il alla quelque part faire le gentilhomme dans la perfection, pour son propre compte. Il eut un véritable succès dans cette carrière distinguée, et il aurait même fini par épouser quelque héritière, sans un malheureux mandat d'arrêt qui occasionna sa fin prématurée. Il mourut d'une fièvre contagieuse qui faisait alors de grands ravages, et qu'on appelait communément le typhus des prisons.
Lord Georges Gordon, après être resté emprisonné à la Tour jusqu'au lundi 5 février de l'année suivante, fut jugé ce jour-là à Westminster pour crime de haute trahison. Il est vrai qu'après une enquête sérieuse et patiente, il fut déchargé de cette accusation, faute de pouvoir prouver qu'il eût agité la population dans des intentions déloyales et illégales. Il y avait même encore tant de personnes à qui ces troubles n'avaient pas servi de leçon pour modérer leur faux zèle, qu'on fit, en Écosse, une souscription pour payer les frais de la défense.
Pendant les sept années qui suivirent, il se tint tranquille par comparaison, grâce à l'intercession assidue de ses amis; pourtant il trouva encore, de temps en temps, l'occasion de déployer son fanatisme protestant par quelques manifestations extravagantes qui réjouirent fort ses ennemis; il fut même excommunié en forme par l'archevêque de Canterbury, pour avoir refusé de comparaître comme témoin, sur la citation expresse de la Cour ecclésiastique. Dans l'année 1788, il fut poussé par un nouvel accès de folie à composer et publier un pamphlet injurieux, écrit en termes très violents contre la reine de France. Accusé de diffamation, après avoir fait devant la cour différentes déclarations qui n'étaient pas moins insensées, il fut condamné, et se sauva en Hollande pour échapper à la peine prononcée contre lui. Mais, comme les bons bourgmestres d'Amsterdam n'étaient pas flattés d'accueillir un pareil hôte, ils le renvoyèrent chez lui en toute hâte. Il arriva à Harwich dans le mois de juillet, et se dirigea de là à Birmingham, où il fit, en août, profession publique de la religion juive. Il y figura comme israélite jusqu'au moment où il fut arrêté et ramené à Londres pour subir sa peine. En vertu de l'arrêt porté contre lui, il fut, au mois de décembre, jeté dans la prison de Newgate, où il passa cinq ans et dix mois, obligé en outre de payer une forte amende, et de fournir des garanties sérieuses de bonne conduite à l'avenir.
Après avoir adressé, au milieu de l'été de l'année suivante un appel à la commisération de l'Assemblée nationale en France, appel auquel le ministre anglais refusa sa sanction, il s'arrangea pour subir jusqu'au bout la punition qui lui était infligée; il laissa croître sa barbe jusqu'à sa ceinture, et se conformant sous tous les rapports aux cérémonies de sa nouvelle religion, il s'appliqua à l'étude de l'histoire, et, par occasion, à l'art de la peinture, pour lequel, dans sa jeunesse, il avait montré des dispositions. Abandonné par ses anciens amis et traité, à tous égards, en prison, comme le plus grand criminel, il y demeura gai et résigné, jusqu'au 1er novembre 1793, époque où il mourut dans son cachot: il n'avait que trente-quatre ans.
Il y a bien des gens qui ont fait dans le monde plus brillante figure et qui ont laissé une renommée plus éclatante, sans avoir jamais témoigné autant de sympathie pour les malheureux et les nécessiteux. Il ne manqua pas de pleureurs à ses funérailles. Les prisonniers déplorèrent sa perte et l'accompagnèrent de leurs regrets: car, avec des moyens bornés, sa charité était grande, et, dans la distribution qu'il faisait parmi eux de ses aumônes, il ne considérait que leurs besoins, sans distinction de secte ou de symbole religieux. Il y a, dans les hauts parages de la société, bien des esprits supérieurs qui pourraient apprendre à cet égard quelque chose, même de ce pauvre cerveau fêlé de lord qui est mort à Newgate.
Jusqu'au dernier moment, le brave John Grueby ne déserta pas son service. Il n'y avait pas vingt-quatre heures que son maître était à la Tour, qu'il vint près de lui pour ne plus le quitter jusqu'à la mort.
Lord Gordon eut encore des soins constants et dévoués dans la personne d'une jeune fille juive d'une grande beauté, elle s'était attachée à lui par un sentiment demi religieux et demi romanesque, mais dont le caractère vertueux et désintéressé parait avoir défié le soupçon des censeurs les plus téméraires.
Gashford, naturellement, l'avait abandonné. Il subsista quelque temps du trafic qu'il fit des secrets de son maître, mais tout a un terme, et, quand il eut épuisé son fonds, son commerce ne pouvant plus lui rapporter rien, il se procura un emploi dans le corps honorable des espions et des mouchards au service du gouvernement. En cette qualité, comme tous les misérables de son espèce, il traîna sa honteuse et pénible existence, tantôt à l'étranger, tantôt en Angleterre, et endura longtemps toutes les misères d'un pareil poste. Il y a dix ou douze ans… tout au plus… un vieillard maigre et hâve, maladif et réduit au dernier état de gueuserie, fut trouvé mort dans son lit, je ne sais dans quel cabaret borgne du Bourg, où il était tout à fait inconnu. Il avait pris du poison. On ne put avoir aucun renseignement sur son nom: on découvrit seulement, d'après certaines notes du carnet qu'il portait dans sa poche, qu'il avait été secrétaire de lord Georges Gordon, à l'époque des fameuses émeutes…
Bien des mois après le rétablissement de l'ordre et de la paix, quand on n'en parlait déjà plus dans la ville; qu'on ne disait plus, par exemple, que chaque officier militaire entretenu aux frais de Londres pendant les derniers troubles avait coûté pour la table et le logement quatre livres sterling quatre shillings par jour, et chaque simple soldat deux shillings, deux pence et un demi penny; bien des mois après qu'on avait oublié même ces détails intéressants et que tous les Bouledogues-Unis avaient été jusqu'au dernier, ou tués, ou emprisonnés ou transportés, M. Simon Tappertit, ayant été transféré de l'hôpital à la prison, et de là devant la Cour, fut renvoyé gracié, avec deux jambes de bois. Dépouillé des membres qui faisaient sa grâce et son orgueil, et déchu de sa haute fortune pour tomber dans la condition la plus humble et la plus profonde misère, il se décida à retourner boiteux chez son ancien maître, pour lui demander quelque soulagement. Grâce aux bons conseils et à l'aide du serrurier, il s'établit décrotteur et ouvrit boutique en cette qualité sous une arcade voisine des Horse-Guards. Comme c'est un quartier central, il eut bientôt une nombreuse clientèle, et, les jours de lever du roi, il est prouvé qu'il a eu jusqu'à vingt officiers, à demi- solde qui faisaient queue pour se faire cirer leurs bottes. Son commerce reçut même une telle extension que, dans le cours des temps, il entretint jusqu'à deux apprentis, sans compter qu'il prit pour femme la veuve d'un chiffonnier éminent, ci-devant à Milbank.
Il vécut avec cette dame (qui l'assistait dans son négoce) sur le pied de la plus douce félicité domestique, entaillée seulement de quelques uns de ces petits orages passagers qui ne servent qu'à éclaircir l'atmosphère des ménages et à en égayer l'horizon. Il arriva quelquefois, par exemple, dans ces bouffées de mauvais temps, que M. Tappertit, jaloux du maintien de ses prérogatives, s'oublia jusqu'à corriger la dame à coups de brosse, de bottes et de souliers; pendant que sa ménagère (mais il faut lui rendre la justice que c'était seulement dans des cas extrêmes) se vengeait en lui emportant ses jambes et en le laissant exposé dans la rue aux huées des petits polissons, qui ne prennent jamais tant de plaisir qu'à mal faire.
Mlle Miggs, déçue dans tous ses rêves d'établissement matrimonial ou autres, par la faute d'un monde ingrat, qui ne méritait pas ses regrets, tourna à l'aigre comme du petit-lait. Elle finit par devenir si acide, pinçant, cognant, tordant toute la journée les cheveux et le nez de la jeunesse de la cour du Lion d'Or, que, par un consentement unanime, elle fut expulsée de ce sanctuaire, et voulut donner la préférence à quelque autre localité bénie du ciel, pour la régaler de sa présence. Il se trouva justement qu'en ce moment les justices de paix de Middlesex firent savoir, par des affiches officielles, qu'il leur fallait un porte-clefs femelle pour le Bridewell[8] du comté, et désignèrent l'heure et le jour du concours des aspirantes. Mlle Miggs, fidèle au rendez-vous, fut choisie d'emblée et hors ligne sur cent vingt-quatre concurrentes, et immédiatement revêtue de l'emploi qu'elle ne cessa d'exercer jusqu'à sa mort, c'est-à-dire plus de trente ans durant, mais hélas! toujours célibataire pendant tout ce temps-là. On remarqua que cette demoiselle, inflexible d'ailleurs et revêche pour tout le troupeau de femmes dont elle était le pasteur, n'était jamais plus méchante qu'avec celles qui pouvaient avoir quelque prétention à la beauté, et, comme preuve de son indomptable vertu et de sa chasteté sévère, ne faisait jamais quartier à celles qui avaient tenu une conduite légère; elle leur tombait sur le corps à la première occasion; elle n'avait même pas besoin d'occasion du tout pour décharger sur elles sa colère. Entre autres inventions utiles et de son cru, qu'elle mettait en pratique avec cette classe de malfaiteurs, et qui ont mérité de passer à la postérité, il ne faut pas oublier l'art d'infliger un coup fourré des plus traîtres dans les reins, tout près de l'épine dorsale, avec la garde d'une clef qu'elle tenait toujours en main pour cet usage. Elle était également brevetée pour une manière de marcher par accident (quand elle était munie de ses bons patins ferrés) sur celles qui avaient de petits pieds. Nous recommandons ce procédé comme extrêmement ingénieux, et tout à fait inconnu avant elle.
Vous pouvez être sûrs qu'il ne se passa pas longtemps avant que Joe Willet et Dolly Varden fussent bien et dûment mari et femme, et, avec une somme bien ronde sur la Banque (car le serrurier ne se fit pas prier pour donner à sa fille une bonne dot), ils rouvrirent le Maypole. Vous pouvez être bien sûrs aussi qu'il ne se passa pas longtemps avant qu'un gros rougeaud de petit garçon fût toujours à trébucher dans le corridor du Maypole et à piétiner avec ses talons sur la pelouse devant la porte. Il ne se passa pas non plus de longues années avant qu'on vît une grosse rougeaude de petite fille, et puis un autre rougeaud de petit garçon, et puis une pleine troupe de petites filles et de petits garçons: de manière que vous pouviez aller à Chigwell quand vous voulez, vous étiez, toujours sûr d'y voir, ou dans la rue du village, ou sur la pelouse, ou folichonnant dans la cour de la ferme… oui-da, de la ferme, c'en était une à présent aussi bien qu'une taverne… tant de petits Joe et de petites Dolly, qu'on n'en savait pas le compte. Et tout ça ne fut pas long; mais, par exemple, il se passa du temps avant que Joe parût avoir seulement cinq ans de plus, ni Dolly non plus, ni le serrurier non plus, ni sa femme non plus: car la gaieté et le contentement sont de fameux embellisseurs et de fameux cosmétiques, je vous en réponds, pour conserver la bonne mine.
Il se passa bien du temps aussi avant qu'il y eut dans toute l'Angleterre une auberge de village comme le Maypole. C'est même encore une grande question de savoir si, à l'heure qu'il est, il y en a une pareille, ou s'il y en aura jamais. Il se passa bien du temps aussi… car, jamais, c'est trop dire… avant qu'on cessât de montrer au Maypole un intérêt tout particulier pour les soldats blessés, ou que Joe oubliât de les faire rafraîchir, par souvenir de ses anciennes campagnes; ou avant que le sergent en tournée de recrutement manquât d'y donner un coup d'oeil de temps en temps, ou avant qu'ils fussent las, l'un ou l'autre, de parler sièges et batailles, et du causer des rigueurs du temps et du service, et de mille choses qui intéressent la vie du soldat. Quant à la grande tabatière d'argent que le roi avait envoyée à Joe de sa propre main, pour récompenser sa conduite dans les émeutes, quel est l'hôte qui descendit une seule fois au Maypole sans y mettre le doigt et le pouce, et en retirer une grande prise, quand même il n'aurait jamais respiré auparavant un atome de tabac, et qu'il aurait dû se donner des convulsions à force d'éternuer? Pour ce qui est du distillateur cramoisi, quel est l'homme qui a vécu dans ce temps-là et qui ne l'a jamais vu au Maypole, aussi à son aise dans la belle chambre que s'il était chez lui? Et pour ce qui est des fêtes, des baptêmes, des galas de Noël et de la célébration des anniversaires de naissance, de mariage, je ne sais pas de quoi, ou au Maypole ou à la Croix d'Or… si vous n'en avez pas entendu parler, vous n'avez donc entendu parler de rien.
M. Willet Senior, s'étant fourré dans l'esprit, on ne sait par quel procède extraordinaire, que Joe avait envie de se marier, et qu'en sa qualité de père il ferait bien de se retirer dans la vie privée, pour mettre son fils à même de vivre à son aise, choisit pour résidence un petit cottage à Chigwell. On y élargit l'âtre; on agrandit la cheminée pour lui; on y pendit le chaudron à la crémaillère, et surtout on y planta, dans le petit jardin devant la porte de la façade, un petit mai pour rire, de manière qu'il se trouva tout de suite chez lui. C'est là, dans sa nouvelle habitation, que Tom Cobb, Phil Parkes et Salomon Daisy venaient régulièrement tous les soirs, et que, dans le coin de la cheminée, ils gobeletaient tous les quatre, fumant, phrasant, faisant un somme tout de même qu'au temps jadis. Comme on découvrit par hasard, au bout de peu de temps, que M. Willet avait l'air de se considérer encore comme aubergiste de profession, Joe lui procura une ardoise, sur laquelle le bonhomme inscrivait régulièrement des comptes énormes de dépenses pour la consommation de viande, de liquide et de tabac. À mesure qu'il avança en âge, cette passion redoubla d'ardeur, et son plus grand plaisir était d'enregistrer à la craie, au nom de chacun de ses vieux camarades, une somme fabuleuse, impossible à payer jamais; et la joie secrète qu'il éprouvait à établir ses chiffres était telle, qu'on le voyait toujours aller derrière la porte pour jeter un coup d'oeil à son tableau, et revenir avec l'expression de la satisfaction la plus vive.
Il ne se remit jamais bien de la surprise que lui avaient faite les insurgés, et resta dans la même condition mentale jusqu'au dernier moment de sa vie, qui fut bien près de se terminer brusquement la première fois qu'il vit son petit-fils, car ce spectacle parut frapper son esprit de l'idée qu'il était arrivé à Joe quelque miracle d'une nature alarmante. Heureusement, une saignée pratiquée à propos par un habile chirurgien le tira de là; et, quoique les docteurs fussent tous d'accord, quand il eut une attaque d'apoplexie six mois après, qu'il allait mourir, et qu'ils eussent trouvé très mauvais qu'il n'en fît rien, il resta en vie… peut-être par suite de sa lenteur constitutionnelle… encore sept ans en sus; mais cette fois on le trouva un beau matin dans son lit, privé de la parole. Il resta dans cet état, sans souffrir, toute une semaine, et reprit subitement connaissance en entendant la garde murmurer à l'oreille de son fils que le vieux papa s'en allait:
«Oui, Joseph, je m'en vais, dit M. Willet se retournant vivement, dans la Savaigne.»
Et immédiatement il rendit l'esprit.
Il laissa un joli magot. Son bien était plus considérable qu'on ne l'avait cru; quoique les voisins, suivant la coutume pratiquée par le genre humain, quand il calcule par supposition les économies d'autrui, eût estimé la sienne rondement. Joe, son unique héritier, devint par là un homme conséquent dans le pays, et surtout parfaitement indépendant.
Il se passa quelque temps avant que Barnabé put prendre le dessus du coup qu'il avait reçu, et recouvrer sa santé et son ancienne gaieté. Cependant il revint petit à petit, et, sauf qu'il ne put jamais séparer sa condamnation et sa délivrance de la supposition d'un songe terrible, il devint, à d'autres égards, plus raisonnable. À dater de son rétablissement, il eut la mémoire meilleure et plus de suite dans les idées mais un nuage obscur plana toujours sur le souvenir de son existence première, et ne s'éclaircit jamais.
Il n'en fut pas plus malheureux pour cela; car il conserva toujours avec la même vivacité son amour de la liberté et son intérêt sympathique pour tout ce qui a le mouvement et la vie, pour tout ce qui puise son être dans les éléments. Il demeura avec sa mère sur la ferme du Maypole, soignant les bestiaux et la volaille, travaillant au jardin, et donnant un coup de main partout où il en était besoin. Il n'y avait pas dans tout le pays un oiseau ou un quadrupède qui ne le connût, et à qui il n'eût donné un nom particulier. Jamais vous n'avez vu un campagnard plus paisible de coeur, une créature plus populaire chez les jeunes comme chez les vieux, une âme plus ouverte et plus heureuse que Barnabé; et, quoique personne ne l'empêchât d'aller courir, il ne voulut jamais La quitter, et resta toujours désormais auprès d'elle pour être sa consolation et son bâton de vieillesse.
Une chose remarquable, c'est que, malgré cette obscurité qui, chez lui, jetait un voile sur le passé, il alla chercher le chien de Hugh, l'emmena pour en prendre soin, et qu'il résista à toutes les tentations de retourner jamais à Londres. Lorsque les émeutes furent plus vieilles de quelques années, et qu'Édouard revint avec sa femme et une petite famille presque aussi nombreuse que celle du Dolly, apparaître un beau jour devant le porche du Maypole, Barnabé les reconnut bien et se mit à pleurer et à sauter de joie. Mais jamais, ni pour leur rendre visite, ni sous aucun autre prétexte, quelque plaisir et quelque amusement qu'on lui pût promettre, il ne voulut se laisser persuader de mettre le pied dans les rues: jamais il ne put même surmonter sa répugnance jusqu'à regarder du côté de la grande ville.
Grip eut bientôt repris sa bonne mine, et redevint lisse et luisant comme dans son beau temps; mais il resta profondément silencieux. Avait-il désappris l'art de soutenir une conversation polie à Newgate, ou bien n'avait-il pas plutôt fait voeu, dans ces temps de trouble, de suspendre, pendant un temps déterminé, l'exercice de ses talents? on n'a jamais pu le savoir. Ce qu'il y a de certain, c'est que, pendant une année tout entière, il ne fit pas entendre un autre son qu'un grave et majestueux croassement. À l'expiration de ce terme, par une brillante matinée de beau soleil, on l'entendit interpeller les chevaux de l'écurie, au sujet de la Bouilloire, dont il a été si souvent question dans ces pages; et, avant que le témoin qui l'avait surpris à parler pût courir en porter la nouvelle à la maison, et déclarer, qui plus est, sur sa parole d'honneur la plus solennelle, qu'il l'avait entendu rire aux éclats, l'oiseau s'avança lui-même d'un pas fantastique jusqu'à la porte de la salle à boire, et là il se mit à crier: «Je suis un diable! je suis un diable, moi; je suis un diable!»
Depuis lors, quoiqu'on ait eu des raisons de croire qu'il ne fut pas insensible à la mort de M. Willet Senior, il ne cessa pas de s'exercer et de se perfectionner dans la langue vulgaire; et, comme ce n'était encore qu'un bébé de corbeau quand Barnabé avait déjà les cheveux gris, il y a gros à parier qu'il parle encore à l'heure qu'il est.
FIN.
[1] Loi contre les émeutes, dont lecture est faite aux rassemblements avant de commander le feu.
[2] Sans doute Bitch, chienne.
[3] Maison de fous.
[4] Il y a là un des tribunaux de première instruction pour les affaires criminelles.
[5] Il y a encore au service de la reine quelques piquiers.
[6] Lieu d'exécution à Londres pour les criminels, comme autrefois la place de Grève à Paris.
[7] Chaque paroisse doit entretenir ses pauvres.
[8] Maison de correction pour les femmes.
End of Project Gutenberg's Barnabé Rudge, Tome II, by Charles Dickens