Belle-Rose
X
UNE FILLE D'ÈVE
A peine Belle-Rose se fut-il assis dans la voiture, que son guide abaissa les rideaux de soie et se jeta dans un coin. La voiture roula durant une heure ou deux. Il parut à Belle-Rose qu'elle s'éloignait de Paris et s'enfonçait dans la campagne, mais il lui fut impossible de reconnaître par quels chemins elle passait, ni quelle direction elle suivait. Son compagnon restait immobile et silencieux dans son coin. Tout à coup la voiture s'arrêta, un laquais ouvrit la portière, et le page, sautant à terre, invita Belle-Rose à descendre. Ils se trouvaient dans un endroit solitaire tout entouré de grands arbres. La nuit était profonde, mais on voyait au loin briller, entre le feuillage, une lumière immobile comme une étoile. Ce page ramena les plis de son manteau autour de sa taille et s'enfonça dans un sentier. Belle-Rose le suivit. La lumière disparaissait et reparaissait tour à tour; le vent soufflait et remplissait de bruits mélancoliques la masse sombre du bois. A mesure que les deux voyageurs avançaient, le sentier se rétrécissait et s'embarrassait de branchages rampant sur le sol. Cependant l'éclat de la lumière augmentait; chaque pas les en rapprochait. Bientôt, entre les troncs des ormes et des bouleaux, Belle-Rose distingua les contours indécis d'une maison, mais au même instant il vit, comme dans un rêve, passer et s'effacer, derrière des buissons de houx, deux ombres noires dont deux toises de gazon et de ronces le séparaient. Un peu plus loin, les deux ombres se rapprochèrent du sentier. Un craquement de branches sèches cria sous la pression de pieds invisibles. Belle-Rose regarda son guide. Il semblait n'avoir rien vu et rien entendu. La présence de cette escorte mystérieuse rappela soudain à Belle-Rose les dernières paroles de M. d'Assonville; il passa la main sous son habit; quand il se fut assuré que le poignard, pris le matin même à tout hasard, était toujours à sa place, il saisit le bras du guide.
—Que me voulez-vous? demanda celui-ci.
—Rien.
—Pourquoi donc me prendre le bras?
—C'est mon idée.
—Et s'il ne me plaisait pas de le souffrir?
—J'en serais désolé, mais il faudrait cependant bien que vous vous y soumissiez.
—Savez-vous bien, monsieur Belle-Rose, que si j'appelais, nous ne sommes pas si loin encore du carrosse qu'on ne pût m'entendre.
—Je crois même que vous n'auriez pas besoin d'appeler bien haut pour être entendu.
La main du guide trembla dans celle du sergent.
—- Mais je vous préviens qu'au moindre cri et au moindre effort pour vous dégager, je vous plante ce poignard dans la gorge, continua Belle-Rose.
Le guide vit briller le pâle éclair de l'acier à deux pouces de son visage. Il frissonna.
—Et si je ne voulais pas avancer, reprit-il.
—Alors, nous reculerions; mais comme cette nouvelle résolution me prouverait que j'ai quelque besoin de rester en votre compagnie, je vous prierais de vouloir bien reculer avec moi, et n'aurais garde de vous lâcher.
—Vous êtes fou! Avez-vous donc peur d'être assassiné?
—Moi, point. Mais j'ai toujours eu pour maxime de faire les choses à deux. A deux on vit plus gaiement; on doit mourir moins tristement aussi.
Le guide attacha son regard brillant sur la figure de Belle-Rose, où se peignait cette résolution ferme et calme qui lui était particulière.
—Marchons! reprit le guide; et ils continuèrent à s'avancer vers la lumière.
Cette lumière brillait à une fenêtre, la seule qui fût ouverte; d'une espèce de chaumière assez vaste, perdue dans l'épaisseur du bois. Le guide frappa à une porte qui s'ouvrit tout de suite. Belle-Rose et lui pénétrèrent dans un corridor au bout duquel leurs pieds rencontrèrent un escalier. La porte se referma, la lumière disparut, et ils montèrent les degrés. Au sommet de cet escalier, le guide souleva une portière, et tous deux se trouvèrent à l'entrée d'une chambre merveilleusement ornée. Les plis soyeux de riches tentures couvraient les murs; un tapis étouffait le bruit des pas; les meubles étaient incrustés de cuivre et de nacre; sur un sofa de brocatelle, couronné d'un dais, une femme vêtue d'une robe de velours cramoisi était à demi couchée; ses bras nus se noyaient dans des flots de dentelle, et sa main, plus blanche que la fleur du jasmin, agitait mollement un éventail de plumes vertes. Un masque cachait son visage. Nul regard n'en pouvait saisir la forme et le contour, et cependant quiconque eût vu cette femme ainsi couchée eût deviné qu'elle était d'une rayonnante beauté. A quelques pas du sofa, on distinguait deux fauteuils; Belle-Rose et son guide s'y placèrent sur un signe de la dame au masque noir. Une lampe voilée d'un globe d'albâtre jetait ses clartés blanches sur les tentures de soie pourpre; ses rayons pâles se brisaient aux angles des meubles polis, sur les ciselures des candélabres, aux mille facettes des cristaux prodigués sur les étagères, et les accidents de la lumière augmentaient encore la magie de ce lieu qu'embaumaient les aromes répandus par d'invisibles cassolettes.
—Vous vous appelez Belle-Rose? demanda la dame au fils du fauconnier, d'une voix vibrante dont elle cherchait à dissimuler le doux éclat.
—Oui, madame.
—Et vous venez de la part de M. d'Assonville?
—Il a dû vous en instruire.
—Le connaissez-vous depuis longtemps?
—Mon père était le serviteur du sien.
—Son serviteur! Vous êtes donc de ses gens?
—Je suis soldat, et M. d'Assonville m'a parfois fait l'honneur de m'appeler son ami.
—Ah! fit la dame avec un accent où la surprise se mêlait au dédain.
Puis elle reprit:
—Ne savez-vous rien des causes qui ont engagé M. d'Assonville à vous envoyer vers moi?
—Rien.
—Qui peut m'en assurer?
—Ma parole.
—Votre parole!… dit-elle en secouant son éventail.
Elle n'ajouta pas un mot, mais il n'y avait pas à se méprendre sur l'expression de sa voix.
—Ceux qui croient au mensonge pratiquent le mensonge, dit Belle-Rose hardiment.
L'inconnue tressaillit, mais ne répondit pas, et s'adressa au guide de
Belle-Rose, en s'exprimant dans une langue étrangère.
—Eh! madame, je ne le puis! répliqua le guide en français.
—Qui t'en empêche?
—Le soldat, qui m'a retenu tout le long du sentier et qui me retient encore.
—C'est une fantaisie que je veux bien lui pardonner, mais qui va finir à l'instant.
Belle-Rose ne répondit rien, mais ses doigts ne cessèrent pas un instant de se nouer autour du poignet du guide.
—Eh bien! m'avez-vous entendue? reprit la dame impatientée.
—Parfaitement; mais pourquoi ferais-je ce que vous désirez?
—Mais parce que je le veux!
—C'est tout au plus un prétexte, et je demande une raison.
—Insolent! s'écria l'inconnue debout cette fois, sais-tu bien que si j'appelais, il y a près d'ici des bras disposés à te forcer à l'obéissance et à te punir après?
—Je le crois sans peine, madame; mais au premier cri, au premier geste, j'étends ce guide roide mort à vos pieds.
L'inconnue se rejeta en arrière à la vue du poignard suspendu sur la poitrine du page.
—Et quand celui-ci sera mort, les autres verront qu'ils ont affaire à un homme résolu qu'il n'est point trop aisé d'abattre. Appelez donc, maintenant! répéta le sergent.
—N'en faites rien, madame, s'écria le guide; il me tuerait comme il le dit!
—Ah! tu as du coeur, à ce qu'il paraît! reprit la femme masquée. Au moins remercierai-je M. d'Assonville de m'avoir envoyé un si vaillant ambassadeur.
—Et moi je le remercierai de m'avoir choisi pour une mission où les armes devaient intervenir au milieu des discours. M. d'Assonville ne m'avait pas trompé.
—Quoi! est-ce bien lui qui t'a fait prendre ce poignard? s'écria-t-elle d'une voix indignée.
—Avait-il tort, madame?
L'inconnue tressaillit à cette question froidement faite, et Belle-Rose vit son cou s'empourprer d'une rougeur subite. Elle se rassit sur le sofa et parut le regarder avec attention.
—Brisons là, reprit-elle doucement. Si je vous donnais ma parole qu'il ne vous sera rien fait, laisseriez-vous aller ce page?
—Il est libre, madame. Vous avez douté de ma parole; je ne vous ferai pas l'outrage de douter de la vôtre.
La main de Belle-Rose s'ouvrit, et le page courut vers sa maîtresse.
—C'est un hardi et beau jeune homme, vraiment! s'écria la dame. Sur mon âme, voilà un jeune soldat à qui l'épaulette de capitaine siérait à merveille! Franc et ferme comme l'acier.
L'inconnue ne prit pas cette fois le soin de déguiser le son de sa voix, son éclat et sa douceur infinie charmèrent Belle-Rose, comme les vibrations sonores de la harpe. Il l'écoutait encore qu'elle ne parlait plus, et son coeur eut la révélation mystérieuse de l'amour sans bornes que cette femme devait inspirer, et du malheur sans remède qui suivait son abandon. Il venait de comprendre le muet désespoir de M. d'Assonville.
—Belle-Rose, attendez, reprit-elle; vous serez libre dans un instant.
La dame au masque et le page se parlèrent bas durant quelques minutes; puis celui-ci, approchant une petite table d'ébène sur laquelle se trouvait du papier, présenta une plume à sa maîtresse, qui écrivit une lettre, la plia sous enveloppe, appuya une bague qu'elle avait au doigt sur la cire brûlante et tendit la dépêche à Belle-Rose.
—Voici ma réponse, remettez-la à M. d'Assonville promptement, et oubliez tout, jusqu'au chemin que vous avez pris pour venir ici. Mais si quelque jour les hommes vous manquaient, frappez hardiment à la porte de la rue Cassette et nommez-vous: une femme se souviendra.
Belle-Rose s'inclina sur la main de l'inconnue et prit la lettre en effleurant de ses lèvres le bout d'un gant parfumé.
—Que Dieu vous garde! beau cavalier, dit-elle à mi-voix; et jetant sur
Belle-Rose un dernier regard, elle disparut sous une portière.
—Venez-vous? reprit le page, tandis que Belle-Rose, ébloui de ce regard et tout frémissant de ces paroles, restait immobile devant les larges plis du damas pourpre.
Belle-Rose tressaillit, et, plein de trouble, suivit le guide. Ils descendirent les marches, traversèrent la forêt sans voir aucune ombre cette fois, et montèrent dans le carrosse. Le page abaissa les stores, et, deux heures après, la voiture s'arrêtait à l'entrée de la rue de Vaugirard. Un laquais ouvrit la portière, Belle-Rose descendit et l'équipage partit au galop. Quand Belle-Rose arriva au coin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, l'honnête M. Mériset était dans un grand trouble. Le digne propriétaire n'avait pas voulu se coucher. Sa lampe, éteinte ordinairement vers neuf heures, veillait encore, deux heures après minuit, et debout derrière ses volets entrebâillés, il jetait des regards pleins d'anxiété dans les ténèbres de la rue.
—Ah! monsieur Belle-Rose! que vous me tirez d'inquiétude, dit-il au sergent, je craignais que vous ne fussiez mort.
—Je ne le suis point encore tout à fait, mais ça pourra venir.
—Ne parlez donc pas de cette façon lugubre… à l'heure qu'il est, ce sont de mauvaises conversations.
—Est-ce donc pour vous assurer que je suis bien vivant que vous m'avez attendu?
—C'est aussi pour vous remettre ce papier qu'un gentilhomme a laissé après être venu deux fois. Il m'a vivement recommandé de ne le donner qu'à vous, m'assurant qu'il s'agissait d'une affaire d'importance.
Tandis que M. Mériset parlait, Belle-Rose avait déjà ouvert le pli, et, à la clarté de la chandelle du propriétaire, il lisait ces quelques mots:
«M. de Villebrais n'est point mort, bien qu'il ne soit pas en état de se lever de longtemps, s'il se lève jamais; il a parlé, et le secret de votre rencontre a été confié à des gens qui ont sans doute donné des ordres pour vous arrêter. Vous n'avez plus qu'à fuir, et le plus vite que vous pourrez. Quittez Paris, et comptez sur moi, quoi qu'il arrive.
«CORNÉLIUS HOGHART.»
Belle-Rose s'attendait à cette nouvelle, il brûla le billet sans paraître ému, et tirant de sa poche une bourse bien garnie, il demanda à M. Mériset s'il ne connaissait point quelque honnête personne, discrète et sûre, qu'il pût charger d'une commission délicate.
—J'ai mon neveu, Christophe Mériset, un garçon adroit comme un racoleur, et muet comme un confessionnal.
—Vous me répondez de lui?
—C'est mon héritier.
—Il se chargera bien alors de porter cette lettre et une autre que je vais écrire à un capitaine de chevau-légers en garnison à Arras?
—Il les portera.
—Sans tarder?
—Dans une heure.
Belle-Rose écrivit à M. d'Assonville pour le prévenir de ce qu'il avait vu et des événements qui ne lui permettaient pas de lui porter lui-même la réponse de la dame inconnue. Aussitôt après l'arrivée du neveu Christophe, il lui remit les deux lettres, avec recommandation de faire diligence; puis, laissant à M. Mériset un billet pour sa soeur Claudine, il lui fit part de la nécessité où il se trouvait de s'éloigner aussi.
—Ah! mon Dieu! ne reviendrez-vous pas? dit le propriétaire.
—Je reviendrai si bien que je vous prie de me garder ma chambre avec ces dix louis qui seront à vous si, dans quinze jours, je ne suis pas de retour. Je vous prierai seulement de ne rien dire, ni de ce que vous avez vu, ni de mon départ, si par hasard quelque curieux vous questionnait.
—Je comprends, fit M. Mériset, qui flairait sous ce mystère une affaire d'État, je comprends et je me tairai.
Belle-Rose se dépouilla de ses habits, en prit d'autres qui appartenaient au neveu Christophe, s'arma d'un bâton et quitta la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice.
—C'est à M. de Nancrais que je dois ma hallebarde de sergent, se disait-il, c'est à M. de Nancrais que je la rendrai.
XI
L'ÉCLAIR D'UNE PASSION
Au point du jour Belle-Rose se trouvait déjà à trois ou quatre lieues au delà de Saint-Denis, sur la route de Flandre. La campagne souriait sous les premières et blanches clartés du matin: de joyeuses filles passaient en chantant sur le chemin que rayaient les ombres des peupliers frémissants. Autour de Belle-Rose tout était lumière et gaieté; tout était ténèbres et tristesse en lui. Il avait perdu son amante, il venait de perdre sa liberté, il allait sans doute perdre la vie. Son coeur se gonfla sous ce flot de pensées amères. Il avait lutté, il était vaincu. Mais la voix de sa conscience ne lui reprochait rien. Vers midi, il s'arrêta dans une espèce de cabaret; depuis la veille il n'avait rien pris. L'hôtesse, jeune femme accorte et pétulante, eut en un tour de main fait sauter une omelette.
—Bien vous prend, mon garçon, lui dit-elle, d'être entré au coup de midi. Un quart d'heure plus tard, vous auriez couru le risque de ne plus trouver ni coquilles d'oeufs ni croûte de pain. Où les gens de la maréchaussée passent, il ne reste rien.
—Ah! fit-Belle-Rose, vous attendez les gens du roi?
—Une demi-douzaine de drôles qui ont soif comme du sable et faim comme des dogues! La basse-cour y passera, et si l'argent vient, il ne viendra guère… Mais, tenez, les voilà qui s'avancent du bout de la plaine… Les voyez-vous, leurs mousquetons sur l'épaule?
—Fort bien! Ils sont en chasse de quelque malfaiteur, sans doute?
—Ah bien oui! le pays pourrait être pillé qu'ils n'y prendraient seulement pas garde… ils cherchent un pauvre soldat.
—Un soldat?
—Quelque déserteur, à ce que m'a conté le brigadier, qui parle assez volontiers de ses affaires… Il s'agit d'un jeune homme à peu près de votre taille, blond comme vous, leste et vigoureux ainsi que vous semblez l'être.
L'hôtesse cessa de parler pour regarder Belle-Rose. L'éclair du soupçon passa dans ses yeux. Belle-Rose se leva, jeta quelque monnaie sur la table et se dirigea vers la porte. La crosse d'un mousquet frappa les cailloux. L'hôtesse s'élança vers le fugitif.
—Chut! fit-elle rapidement à son oreille, je n'ai rien compris, rien deviné, mais n'avancez pas! Un pied sur la route, et vous êtes mort. Passez là, dans ce cabinet; je vais les occuper avec mon meilleur vin… S'ils ne vous voient pas, dans une heure ils partiront, et vous serez sauvé… S'ils vous voient, dame! il y a la fenêtre!
Belle-Rose se jeta dans la salle voisine au moment où la porte du cabaret s'ouvrait.
—Le ciel est un four et la route est un gril! dit le soldat en entrant.
—Si bien que vous avez une soif de damné, répondit l'hôtesse. Prenez donc et buvez, ajouta-t-elle en posant une cruche de vin sur la table.
Ceux qui venaient par la plaine entrèrent à l'instant. La plupart jetèrent sur les bancs leurs chapeaux et leurs mousquets, et s'assirent autour de la table. L'hôtesse passait et repassait de la salle au cabinet, qui avait une issue sur la cuisine.
—Ils boivent, dit-elle tout bas à Belle-Rose.
—Tous?
—Tous, sauf un.
Belle-Rose ouvrit la fenêtre.
Au troisième voyage de la cabaretière, un soldat la suivit.
—Laissez-moi et finissons, dit-elle.
—Non pas; vous avez de trop beaux bras.
—S'ils sont beaux, ils sont forts; gare à vos joues!
—Eh! eh! reprit le soldat en apercevant Belle-Rose, nous ne sommes pas seuls! La compagnie fait peur à l'amour. Eh! l'ami, retournez-vous donc un peu, qu'on vous regarde!
Belle-Rose tressaillit au son de cette voix qui ne lui était pas inconnue. Il appuya une main sur la fenêtre, se retourna, et reconnut Bouletord, Bouletord qui était passé de l'arme de l'artillerie dans la maréchaussée à pied, où il avait vaillamment gagné les galons de brigadier.
—Belle-Rose! s'écria-t-il. Eh! eh! camarade! nous avons un vieux compte à régler ensemble. Vous avez eu la première manche; mais à moi la partie. Vous êtes mon prisonnier.
—Pas encore, dit Belle-Rose en posant le pied sur la fenêtre.
Bouletord s'élança vers lui, mais un furieux coup de poing le renversa rudement par terre, et d'un bond Belle-Rose franchit la fenêtre. Aux cris du brigadier, la maréchaussée accourut, mais par une singulière inadvertance, en voulant secourir Bouletord, la cabaretière avait repoussé les châssis couverts de rideaux rouges, si bien que la vue de la campagne et du fuyard était interceptée.
—Qu'y a-t-il donc? demandèrent les soldats.
Bouletord, sans répondre, saisit un mousquet, ouvrit la fenêtre et fit feu. La balle fit sauter l'écorce d'un saule à dix pas de Belle-Rose.
—Pauvre garçon! dit l'hôtesse, comme il court!
—Mais dépêchez-vous donc! cria Bouletord à ses gens. C'est notre déserteur. S'il nous échappe, il nous vole dix louis.
La maréchaussée se jeta sur les traces du fuyard; mais la maréchaussée était embarrassée de ses buffleteries et Belle-Rose gagnait du terrain. De la fenêtre où elle s'était accoudée, la cabaretière assistait à cette chasse improvisée. Au lieu d'un cerf, c'était un homme qu'on courait.
—Comme il va! disait-elle à demi-voix, tout en suivant les épisodes de cette course, et sans se douter qu'elle parlait tout haut; le voilà qui traverse les luzernes du père Benoît. Bon, il saute le fossé… Il a des jambes de chevreuil, ce garçon-là!… Ah! voilà un soldat par terre… il a donné du pied contre une souche, le maladroit!… et d'un autre… celui-là s'est empêtré dans le fourreau de son sabre… Le déserteur est déjà loin… bien certainement il leur échappera… Ah! mon Dieu! le brigadier arrête un maraîcher; il prend son cheval, l'enfourche, le pique avec la pointe de son épée, et part au grand galop!… Le brigadier a le coup de poing sur l'estomac!… Un autre soldat l'imite… puis un autre aussi… Trois soldats à cheval contre un homme à pied!… il est perdu! Ah! il les a entendus… le voilà qui entre dans les terres labourées… ce n'est pas sot! les chevaux sont lourds… ils enfonceront… Bien! ils ne vont déjà plus si vite!… Et lui? le pauvre garçon file comme une perdrix… il saute les ruisseaux… Tiens! où veut-il aller?… Ah! il a songé au bois! et il a, ma foi, bien raison!… Il approche… il y touche… il entre… disparu!
Quand Belle-Rose eut pénétré dans le bois, il courut quelques instants encore, jusqu'à ce qu'il entendît le bruit des chevaux galopant sur la lisière. Se jetant alors de côté, il fit une centaine de pas, et se blottit sous un fourré, le nez en terre, comme un lièvre. Bouletord et ses deux acolytes arrivèrent poussant leurs montures à coups de plat de sabre; en cet endroit le sentier bifurquait. Le brigadier prit à droite, les soldats prirent à gauche, et trois minutes après le bruit de leur course se perdait dans l'éloignement. Belle-Rose, tranquille de ce côté, et voulant éviter la poursuite des gens de la maréchaussée à pied, qui ne manqueraient pas de fouiller le bois, se releva, et courut droit devant lui par le taillis. Un mur se rencontra sur son chemin, il le franchit. Au bout d'un quart d'heure, il se trouva sur le bord d'une avenue que coupait une rivière sur laquelle on avait jeté un pont. Une grille la fermait d'un côté, un grand château s'élevait à l'autre extrémité. Belle-Rose avança la tête; il ne vit rien et n'entendit rien. Décidément la maréchaussée s'était fourvoyée. Il entra dans l'avenue et marcha vers le château. Il avait à peine fait une vingtaine de pas, qu'il aperçut à quelque distance une dame à cheval et derrière elle un domestique en livrée. La dame paraissait lire une lettre que le laquais venait sans doute de lui remettre. A l'écume qui blanchissait son mors et son cou, on pouvait croire que le cheval du valet avait fourni une longue course, tandis que celui de la dame, fringant et vif, semblait impatient de partir. La dame, qui paraissait jeune et belle, avait à peine achevé sa lecture que, froissant la lettre dans sa main, elle appliqua un coup de houssine à son cheval; le cheval, surpris, bondit, se cabra et partit comme un trait. Sa maîtresse poussa un cri, le valet se jeta en avant, mais il ne put saisir la bride du cheval, qui précipita sa course dans l'avenue. Il allait enfiler le pont jeté sur la rivière, lorsqu'une branche, chassée par le vent, s'embarrassa dans ses jambes. Le cheval, effaré, sauta sur la berge de la rivière qui, en cet endroit, était à pic. Ses pieds de derrière pétrissaient l'arête, et le moindre faux pas pouvait le précipiter dans l'eau profonde qui se brisait contre les arches du pont. Belle-Rose vit le péril d'un coup d'oeil. Il bondit sur la berge, saisit le cheval par le mors et le fit se jeter de côté; la dame, plus pâle qu'une morte, s'élança de selle, et Belle-Rose et le coursier fumant roulèrent sur l'herbe. Belle-Rose n'entendit qu'un cri, ne sentit qu'un coup et s'évanouit. Quand il revint à lui, il était couché sur un sofa dans une grande pièce magnifiquement meublée. Son premier geste fut de porter sa main à son front; une vive douleur répondit au contact de ses doigts.
—Oui, oui, vous êtes blessé! Il s'en est fallu d'un demi-pouce que le fer du cheval n'atteignît la tempe! Adonis a été adroit dans sa maladresse.
Belle-Rose pencha la tête pour voir la personne qui parlait, et reconnut la dame qu'il venait de tirer d'un si grand péril. Il voulut se relever pour la remercier des soins qu'elle avait pris de lui.
—Tenez-vous tranquille, reprit-elle, vous n'êtes point en état de remuer avec la plaie que vous avez à la tête et la saignée qu'on vous a faite au bras.
Belle-Rose s'aperçut seulement alors qu'il avait le bras gauche entouré de ligatures. Il sourit et reporta ses yeux sur la dame qui était devant lui assise dans un grand fauteuil. Son habit de cheval, déchiré en trois ou quatre endroits, était tacheté de sang; elle-même portait le bras en écharpe; ses cheveux défaits tombaient en longues tresses brunes autour de son visage, où rayonnaient des yeux merveilleusement beaux. Au milieu des sensations confuses où son âme se débattait, il semblait au jeune sous-officier que ce n'était pas la première fois que le son de cette voix frappait son oreille; mais il ne pouvait se rappeler ni en quel lieu ni en quelle circonstance il l'avait entendue. Quant au visage de la dame, il lui était tout à fait inconnu. Au sourire de Belle-Rose, elle répondit par un sourire; mais il y avait dans le mouvement de ses lèvres, d'un dessin ferme et net, quelque chose d'amer et de dédaigneux qui en altérait la grâce.
—Je comprends, reprit-elle, vous n'avez rien senti, ni la chute, ni le coup de pied, ni le transport au château sur un brancard, ni la saignée, ni le pansement. Une jolie femme ne se serait pas mieux évanouie.
Belle-Rose rougit légèrement.
—Mais, continua la dame, vous tombiez donc des nues quand vous avez si brusquement fait pirouetter Adonis?
Belle-Rose avait tout oublié. La question de la dame rendit à ses souvenirs toute leur vivacité. Il revit à la fois son duel, son départ, sa fuite, et se tut, mesurant par la pensée la solitude et le malheur où sa vie venait d'être plongée.
—Oh! je ne vous demande pas votre secret, continua son interlocutrice: vous m'avez sauvé la vie, c'est bien le moins que vous ayez le droit de garder le silence. Mais, sur mon âme, l'homme qui a failli causer ma mort, après avoir presque tué M. de Villebrais, a maintenant un double compte à me rendre.
Belle-Rose regarda la dame avec étonnement. Elle avait les sourcils froncés, les lèvres contractées, et sur ses joues une rougeur fébrile venait de chasser la pâleur.
—M. de Villebrais! s'écria Belle-Rose en se soulevant.
—Le connaissez-vous? reprit l'inconnue.
—Un officier d'artillerie? ajouta le blessé.
—Précisément. Un officier d'artillerie que j'attendais au château; son meurtrier s'est enfui; mais je saurai bien l'atteindre où qu'il se cache.
—C'est donc à sa vie que vous en voulez, madame?
—Certes! après le crime, il faut le châtiment.
—Prenez-la donc! s'écria Belle-Rose, car celui que vous cherchez, c'est moi!
—Vous! mais vous l'avez donc frappé par derrière!
—J'ai frappé M. de Villebrais de face, l'épée froissant l'épée, et, si je l'ai frappé, c'est parce qu'il avait insulté une femme.
—Quelque grisette!
—Ma soeur, madame.
—Eh, que m'importe! qu'est-ce que c'est que votre soeur?
—Madame! s'écria Belle-Rose, je vous ai livré ma vie, mais je ne vous ai pas livré l'honneur des miens! Faites-moi tuer, si bon vous semble, mais ne m'insultez pas.
Belle-Rose était debout: une émotion extraordinaire animait son visage; sur son front pâle filtraient quelques gouttes de sang; l'éclat de ses yeux, l'autorité de son geste, l'expression hardie de sa voix, imposèrent à l'inconnue. Elle qui semblait avoir l'habitude du commandement, hésita, les yeux attachés sur cette jeune tête pleine de force et de résolution. Elle se sentit remuée jusqu'au fond du coeur, et s'étonna de ne plus trouver ni mouvement ni parole pour répondre au téméraire qui la dominait.
En la voyant silencieuse, Belle-Rose oublia son indignation: un doux sourire passa sur ses lèvres décolorées, la flamme de ses yeux se voila, et s'inclinant avec une grâce toute pleine de simplicité:
—Pardon, madame, reprit-il, je défendais ma soeur contre votre colère, mais j'abandonne le frère à votre vengeance.
Les yeux de l'inconnue s'emplirent de clartés ondoyantes; tout son être frémit, et, penchée au bord de son fauteuil, d'une voix douce elle murmura:
—Jeune et brave et beau tout à la fois!
Puis elle reprit en souriant:
—Si vous vous livrez, moi je vous sauve. Vous avez trop raison pour que
M. de Villebrais n'ait pas un peu tort.
Il serait fort difficile d'exprimer le motif de la joie profonde qui s'épandit dans le coeur de Belle-Rose. Ce n'était certainement pas l'espérance d'échapper à une condamnation inévitable: il était résolu à l'aller chercher lui-même. N'était-elle pas plutôt occasionnée par l'intérêt soudain que l'inconnue semblait prendre à lui? Belle-Rose aurait pu seul expliquer la nature de ses sensations, et elles étaient encore trop confuses pour qu'il songeât à les analyser.
—M. de Villebrais est cependant une forte lame? reprit la dame en suivant du regard sur le visage de Belle-Rose le reflet de ses fugitives pensées. Vous êtes donc bien redoutable une épée à la main?
—J'avais le bon droit de mon côté, madame.
—Si vous défendez si vaillamment une soeur, que feriez-vous donc pour une maîtresse?
—Je ferais de mon mieux.
—Bien gardée alors sera celle que vous aimerez!
A ces mots qui lui rappelaient Suzanne, Belle-Rose rougit. La dame s'en aperçut.
—Ah! vous aimez! reprit-elle d'une voix brève en jetant au blessé un coup d'oeil rapide et profond.
En ce moment, une camériste entra dans l'appartement. En voyant Belle-Rose elle tressaillit; mais l'inconnue, faisant le geste de ramener ses cheveux derrière son épaule, promena son doigt sur ses lèvres.
—La voiture que madame la duchesse a demandée est prête, dit la camériste.
La duchesse se leva. Belle-Rose voulut la saluer, mais l'effort qu'il venait de faire en se redressant avait épuisé ses forces; il chancela et s'appuya sur le dos d'un fauteuil pour ne pas tomber.
—M. de Villebrais se meurt, dit tout bas la camériste à sa maîtresse.
La duchesse s'était avancée vers la porte; en se retournant pour jeter un dernier regard à Belle-Rose, elle vit la pâleur livide étendue sur son front, qu'humectait un filet de sang. D'un geste hautain elle repoussa la camériste et s'élança vers lui.
—Je reste, dit la duchesse.
XII
LES RÊVES D'UN JOUR D'ÉTÉ
Durant quelques jours, Belle-Rose demeura couché, en proie à une fièvre ardente; la force de sa constitution et la vigueur de sa volonté avaient pu, dans les premiers instants, dissimuler l'énergie du mal; mais il dut céder enfin à la violence de la réaction qui s'opérait en lui. Son corps et son esprit, également blessés, étaient à bout de résistance et d'efforts. Bien souvent, tandis que le délire faisait passer des rêves sans nombre dans les ténèbres de son imagination, il crut voir, penchée sur son lit, une figure de femme que voilaient à demi les longs anneaux d'une chevelure embaumée. Alors, il appelait Suzanne d'une voix brisée par les sanglots, et ses lèvres arides se collaient à des mains blanches qu'on abandonnait à ses baisers. Mais, chose étrange! dans ces heures où l'amour de Belle-Rose s'enflammait de tous les feux de la fièvre, le visage de l'inconnue se détournait, et tout son corps tremblait comme un rameau secoué par le vent. Un jour vint où le malade put jeter autour de lui un regard plus tranquille. Le silence était profond. Dans l'ombre transparente d'une chambre où les rayons du jour se noyaient entre les tentures de soie, une femme, entourée des longs plis d'une robe blanche, était assise sur un fauteuil. Un rêve à peine achevé flottait encore devant les yeux de Belle-Rose; il tendit les bras à l'image trompeuse de son amante, et sa bouche murmura doucement le nom de Suzanne.
—Je ne suis pas Suzanne, dit l'étrangère.
Belle-Rose se souleva sur le coude et la regarda. Les voiles où la fièvre avait emprisonné son âme disparurent comme ces vapeurs du matin dont les premières clartés du jour effacent les plis nacrés. Belle-Rose reconnut la duchesse. Un sourire doux et triste éclaira son visage.
—C'était vous? dit-il.
—C'est une amie que vous n'appeliez pas et qui veillait sur vous, répondit la duchesse. Mais ne me questionnez pas encore. J'ai ordre de vous imposer silence. Obéissez.
La duchesse appuya un doigt sur sa bouche et força doucement le soldat à se recoucher. Mais elle-même la première oublia la consigne qu'elle s'était chargée de faire exécuter.
—Vous l'aimez donc bien, cette Suzanne? reprit-elle avec un léger tremblement dans la voix.
Une rougeur subite courut sur les joues de Belle-Rose.
—L'ai-je nommée? s'écria-t-il. Oh! madame, pardonnez à mon délire.
—Eh! monsieur, ce ne sont point des excuses que je vous demande, c'est un aveu.
Avec la colère, la sonorité de la voix était revenue. L'éclair brillait dans les yeux de la duchesse, ses narines frémissaient. Belle-Rose, à demi soulevé sur son coude, la regarda une minute; calme et serein devant cette colère mal contenue, il redressa fièrement sa tête chargée des ombres de la souffrance, et avec la simplicité du chrétien confessant sa foi, il reprit:
—Oui, madame, je l'aime.
Les yeux de la duchesse s'abaissèrent sous le regard de Belle-Rose; elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et si la douteuse clarté de la chambre avait permis au jeune blessé de lire sur ce beau visage incliné, il aurait pu voir, des paupières à demi closes, glisser sur la joue une larme comme une goutte de rosée sur du marbre poli.
—Est-ce votre fiancée? reprit-elle d'une voix si faible qu'elle passa comme un murmure entre l'albâtre rose de ses lèvres.
—Non, dit Belle-Rose tristement, c'est une amie que j'ai perdue.
Un rayon éclatant illumina le regard de la duchesse; puis, le front appuyé sur sa main, elle se tut. Mme la duchesse de Châteaufort était alors dans tout l'éclat de sa beauté. Grande, svelte, admirablement prise dans sa taille, toute sa personne offrait un heureux mélange de grâce et de dignité; elle avait naturellement cette démarche aisée, ce port noble et ce grand air dont les dames de la cour de Louis XIV devaient, par toute l'Europe, illustrer la majesté. Peut-être même pouvait-on lui reprocher la superbe assurance de ses manières, qui imposaient parfois plus qu'elles ne charmaient, et l'expression hautaine de son visage; mais elle savait à propos en tempérer l'orgueil par une élégance ineffable, une adorable coquetterie dont les grâces magiques prêtaient à son geste, à son regard, à son sourire, une irrésistible douceur. La chaleur du sang espagnol, qu'elle tenait de sa mère, se trahissait alors dans l'étincelle humide de ses yeux limpides et rayonnants, dans l'appel muet de ses lèvres pourprées, dans les mouvements onduleux de son corps souple, dans les caresses de sa voix toute pleine de sons purs et veloutés. Mme de Châteaufort se transformait comme une fée, et sous la grande dame brillait souvent l'enchanteresse. Elle savait à sa bouche, d'un galbe fier et dédaigneux, donner le suave contour d'un sourire ingénu; l'arc délié de ses sourcils se jouait sur l'ivoire d'un front délicat avec une charmante vivacité; la pâle transparence de ses joues, de son col, de ses épaules, où rampait un réseau de veines bleuâtres, s'illuminait parfois de teintes roses, comme rougissent les neiges sous un baiser du soleil. La divine statue s'animait sous l'éclair de la passion; et comme la déesse antique, elle apparaissait aux yeux charmés toute éblouissante de vie, de jeunesse et d'amour. Mme de Châteaufort passait pour une des femmes les plus influentes de la cour du jeune roi; son mari, gouverneur de l'une des provinces du midi de la France, la laissait complaisamment à Paris, où il pouvait tout espérer du crédit de sa femme. En retour de cette influence, M. de Châteaufort accordait à la duchesse, sa femme, une liberté dont elle usait pleinement. C'était entre eux comme une sorte de compromis tacite dont les clauses s'exécutaient loyalement. A lui les titres, les honneurs, les dignités; à elle le luxe, les plaisirs, l'indépendance. A l'époque dont nous parlons, ces sortes d'associations consacrées par le sacrement du mariage étaient tolérées, peut-être même autorisées par les moeurs, et personne ne songeait à médire de leurs conséquences. Ceux qui faisaient de la conduite de Mme de Châteaufort le sujet de leurs entretiens ne songeaient pas à la blâmer; les jeunes gens cultivaient sa connaissance dans l'espérance du profit qu'en pouvait tirer leur amour-propre, les autres pour le bénéfice de leur ambition. Au moment où Mme de Châteaufort rencontra Belle-Rose, le bruit de ses galanteries avec M. de Villebrais commençait à se répandre à la cour. Les raffinés s'en étonnaient et en cherchaient la cause; les vieux seigneurs, qui avaient guerroyé sous Mme de Chevreuse et Mme de Longueville, ne se tourmentaient pas pour si peu.
—Cela est, parce que cela est, disaient-ils. Sait-on pourquoi le vent souffle?
Mais ce dont personne ne se doutait, c'est que le règne de M. de Villebrais eût vu sa dernière heure; de l'aurore à son crépuscule, cet amour n'avait eu qu'un éclair. La noble fierté, l'audace calme et réfléchie de Belle-Rose, avaient surpris Mme de Châteaufort; sa jeunesse, sa beauté, l'avaient émue; sa franchise, son dévouement, son péril, la touchèrent. Sous l'habit d'un soldat, elle venait de reconnaître le langage et les sentiments d'un gentilhomme; jamais tant d'isolement et de résolution ne lui étaient apparus sous la figure grave et charmante d'un jeune homme. A cette destinée obscure, déjà éprouvée par la souffrance, se mêlait le prestige du malheur. Belle-Rose s'était révélé à Mme de Châteaufort au milieu de circonstances qui se rattachaient à une époque de sa vie dont elle ne pouvait perdre le souvenir; il s'était montré plein, tout à la fois, de hardiesse et de noble confiance; il lui avait sauvé la vie et lui avait offert la sienne en échange; autour de sa jeune tête rayonnait l'auréole d'un amour mystérieux. Est-ce surprenant que la curiosité, l'étonnement, l'intérêt, mille sensations confuses et inexplicables autant qu'inexpliquées, eussent retenu Mme de Châteaufort auprès du corps sanglant de Belle-Rose? Quand elle fut restée, elle oublia M. de Villebrais, et quand elle eut oublié l'officier, elle aima le soldat. Mais cet amour nouveau ne triompha pas de son orgueil sans combats. Vingt fois révoltée contre les sentiments tumultueux et tendres que cette passion née du hasard soulevait dans son coeur, elle voulait briser la chaîne qui la retenait au chevet du malade, mais elle ne réussissait à s'éloigner une heure que pour revenir bientôt plus enflammée et plus soumise. Ce n'était plus la femme impérieuse de qui les paroles étaient des commandements, qui choisissait dans la foule des courtisans, et savait rester libre et maîtresse même au milieu de ses égarements. Elle aimait, et les dédains de son âme se fondaient au souffle d'une tendresse infinie autant qu'imprévue. Penchée sur le lit où la fièvre clouait Belle-Rose, elle écoutait son délire, le coeur bondissant à chaque parole, et laissait couler sans les voir les larmes auxquelles ses paupières n'étaient plus accoutumées. Quand vint la convalescence, Mme de Châteaufort en égaya les premiers jours par sa présence assidue et les mille enchantements de son esprit; et la première fois que Belle-Rose passa le seuil de sa chambre, elle lui fit un appui de son bras. Belle-Rose aimait toujours Mme d'Albergotti, mais il faut avouer aussi qu'il s'appuyait volontiers sur le bras de Mme de Châteaufort. Certes, pour rien au monde il n'eût voulu trahir celle à qui toute son âme s'était donnée; mais il ne se résignait pas sans douleur à la nécessité de quitter le château où un si doux asile lui était offert. Quand il était seul, toutes ses pensées allaient à Suzanne; mais au moindre frôlement d'une robe de satin glissant sur le sable des sentiers, tous les rêves secrets, tous les désirs confus de la jeunesse volaient vers Mme de Châteaufort. Son amour pour Mme d'Albergotti était pur et calme comme un lac voilé de saules; il voyait jusqu'au fond du premier regard, et son coeur y puisait une tendre mélancolie qui laissait à ses rêves leur certitude et leur limpidité; mais à la vue de Geneviève de Châteaufort, toute son âme se troublait, un tumulte étrange se faisait dans sa pensée, il sentait monter à ses lèvres mille paroles ardentes, la regardait éperdu et fuyait, ne sachant plus si l'amour était ce culte sincère et profond qu'il vouait au nom de Suzanne, ou le délire qu'allumait la présence de Geneviève. Cependant il restait, et comme ces voyageurs assoupis sous les ombrages odorants des Antilles qui recèlent des poisons dans leurs parfums, il n'avait plus la force de secouer le sommeil enivrant où le berçait une naissante passion.
Belle-Rose n'avait pas la liberté de sortir du parc, mais dans son étendue, semée de jardins et de bois, il errait au hasard; seulement il n'errait pas seul. Aux yeux des gens du château, il passait pour un gentilhomme, il en portait l'habit et l'épée, et les laquais ne l'appelaient pas autrement que M. de Verval. Ce nom ambitieux lui venait de Mme de Châteaufort, qui le lui avait donné en riant.
Un jour qu'ils se promenaient ensemble, peu de temps après son entrée en convalescence, Mme de Châteaufort s'amusait à le plaisanter sur ce nom de Belle-Rose, qui, ne lui venant pas du calendrier, le laisserait sans patron au paradis.
—Si mieux vous aimez, madame, appelez-moi Jacques, répondit le soldat.
—Ceci est au moins catholique; mais ce n'est pas tout, j'imagine…
Jacques quoi?
—Jacques Grinedal.
—Oh! voilà qui sent la Flandre d'une lieue! Ce nom-là ne se peut-il pas traduire en français?
—Très aisément: Grinedal signifie tout juste vallon vert ou verte vallée. Vous verrez que mes aïeux sont nés au beau milieu d'une prairie, entre deux collines.
—Alors, monsieur Grinedal, vous me permettrez bien de vous nommer M. de
Verval?
—Eh! madame, est-il donc dans ma destinée de changer de nom à tout propos?
—J'ignore si la chose est dans votre destinée, mais elle est dans mon désir.
—J'y souscris; mais encore veuillez m'en dire les motifs?
—Je pourrais vous répondre que vous vous nommerez M. de Verval parce que telle est ma fantaisie. Vous aviez été baptisé par le droit de l'épaulette, vous l'êtes à présent par le droit du caprice. Cette autorité n'en vaut-elle pas une autre?
—Elle vaut mieux.
—Certes! M. de Nancrais n'est que capitaine, et je suis femme.
—Je me tais et mets M. de Verval à vos ordres.
—C'est un moyen de sauver Belle-Rose.
Belle-Rose comprit; les laquais pouvaient tout à leur aise causer de M. de Verval. Jamais, sous le nom du gentilhomme, Bouletord et la maréchaussée ne flaireraient le sergent d'artillerie. Durant une absence que fit Mme de Châteaufort, M. de Verval, ou Belle-Rose, comme on voudra, rendu à ses souvenirs solitaires, vit se dresser dans son âme l'image sereine de Suzanne; auprès d'elle passèrent les ombres attristées de Claudine, de M. d'Assonville, de M. de Nancrais, de Cornélius Hoghart. La voix de sa conscience cria dans la solitude; il rougit de son repos et de cette fiévreuse oisiveté qui l'attachait près d'une femme quand le soin de son bonheur l'appelait à Laon, et plein de trouble, il prit la résolution de rompre les liens nouveaux où s'enchaînait sa liberté. Quelques mots écrits à la hâte instruisirent Claudine et Cornélius des événements qui avaient suivi son départ de Paris et du parti qu'il venait d'arrêter. Il confia ses lettres à un laquais, avec prière de les porter en toute hâte au logis de M. d'Albergotti. Trois ou quatre louis l'assurèrent de la diligence du valet, et il attendit le retour de Mme de Châteaufort pour lui déclarer sa volonté de partir sur l'heure. Cette attente fut longue, inquiète, tourmentée. Belle-Rose sentait qu'il n'avait point trop de tout son courage pour soutenir la vue de Geneviève, et dans la connaissance qu'il avait du trouble que la présence de cette nouvelle amie jetait dans son âme, il se demandait s'il ne ferait pas mieux de s'éloigner sans lui parler. La crainte de l'offenser l'arrêta; étrange pensée au moment où il se décidait à la fuir pour toujours! Mme de Châteaufort rentra très tard ce jour-là; minuit venait de sonner quand les grilles du parc s'ouvrirent, et avant que Belle-Rose pût lui parler, elle passa dans ses appartements. Le sergent remit donc sa confidence et son départ au lendemain. Si l'on avait pu descendre jusqu'au fond de son coeur, peut-être aurait-on découvert qu'il n'était point trop affligé de ce contre-temps. Caché derrière un massif de verdure, il avait vu descendre, à la clarté des flambeaux, Mme de Châteaufort, belle et rapide comme Diane. Sa fugitive apparition l'avait ébloui. Mme de Châteaufort et Belle-Rose occupaient un corps de logis séparé de l'habitation principale, que les ouvriers étaient en train de réparer; l'appartement de Belle-Rose était au rez-de-chaussée, celui de la duchesse au premier étage. Tous deux avaient vue sur le parc. La nuit était superbe; les étoiles sans nombre, répandues comme une poussière d'or sur le velours du ciel, projetaient dans l'espace une lueur tremblante, tandis que les sombres massifs du parc voilaient l'horizon incertain. Belle-Rose ouvrit la fenêtre et présenta son front nu aux fraîches haleines de la nuit; l'agitation de ses pensées ne lui permettant pas de goûter le repos, au lieu de livrer son esprit aux rêves du sommeil, il l'abandonnait aux rêves de l'amour. Il y avait une heure ou deux déjà qu'il suivait dans leur vol confus les songes, enfants de la solitude, lorsqu'il vit le rideau noir des arbres s'illuminer sous les rougeâtres reflets d'une clarté subite. Les éclairs succédaient aux éclairs, et leur rapide éclat empourprait le ciel où pâlissaient les étoiles. Belle-Rose, étonné, franchit l'appui de la fenêtre et se tourna vers l'étage où dormait Mme de Châteaufort. Mille flammes s'échappaient par les balcons où tourbillonnaient des flots d'étincelles. Au même instant partirent de tous côtés des cris d'épouvante, et les femmes de la duchesse, surprises par l'incendie au milieu de leur sommeil, s'élancèrent de chambre en chambre, à demi nues; pleines de terreur, elles couraient au hasard, fuyant les flammes qui serpentaient le long des façades, dévoraient les tentures, s'épanouissaient en panaches flamboyants au bout des cheminées embrasées, et roulaient comme des vagues sous l'effort du vent. Les gardes et les laquais, réveillés par les bruits menaçants de l'incendie, s'armèrent d'échelles et de seaux; tous les gens du château furent sur pied à l'instant et coururent vers le corps de logis où pétillait le feu. Le premier, Belle-Rose reconnut l'imminence et la grandeur du péril: l'incendie, communiqué sans doute à quelque rideau par une bougie oubliée, devait faire de rapides progrès dans un appartement où la soie, les tapis, les tentures, les meubles entassés prêtaient mille aliments à son impétuosité. Un cri d'horreur s'échappa de ses lèvres, il bondit, et, gagnant l'escalier, il parvint en une seconde à l'étage où reposait Mme de Châteaufort. L'effroi triplait ses forces: la première porte qu'il rencontra vola en éclats du premier choc, et il se jeta dans l'appartement où serpentaient les flammes. Les chambrières passaient à ses côtés comme des fantômes. Belle-Rose avançait toujours, une dernière porte tomba sous l'effort de ses mains puissantes, un tourbillon de fumée et d'étincelles l'enveloppa; mais il avait déjà saisi dans ses bras le corps d'une femme qui l'appelait. Alors, plus rapide qu'une flèche, alléché par le précieux fardeau qui se collait à sa poitrine, bondissant sur les parquets noircis, entre les murs calcinés, sur l'escalier brûlant, il franchit le perron avec la foudroyante rapidité d'une ombre, et fuyant l'incendie dont l'éclat le poursuivait, il déposa Geneviève dans un pavillon bâti sur la lisière du parc. Mme de Châteaufort, à demi suffoquée, avait reconnu Belle-Rose au moment où la porte brisée lui donna passage. Le nom du soldat mourut sur ses lèvres, elle roula ses bras autour du cou de Belle-Rose et ferma les yeux, ivre d'amour et d'épouvante. Cette course fantastique au milieu des flammes et des bruits sinistres de l'incendie, tandis qu'elle s'appuyait échevelée sur le coeur du beau jeune homme tout palpitant de terreur, la fascinait. Jusqu'où ne serait-elle pas allée, emportée ainsi, pâle, effarée, tremblante, toute pleine d'émotions charmantes et terribles! Quand Belle-Rose l'eut couchée sur son sofa, il s'agenouilla près d'elle, et prenant ses deux mains entre les siennes, il les couvrit de larmes et de baisers.
—Vivante! oh! mon Dieu, vivante! s'écria-t-il.
Mme de Châteaufort ouvrit les yeux; son rêve finissait devant une réalité plus enivrante encore. Belle-Rose écarta les cheveux dénoués de Mme de Châteaufort, prit sa tête entre ses mains, la regarda avec des yeux enflammés sous les pleurs, et, pâle d'amour, la baisa au front. Mme de Châteaufort frissonna de la tête aux pieds; ses yeux se fermèrent, et sa bouche égarée rendit à Belle-Rose son baiser. Le soldat se dressa, chancelant comme un homme blessé.
—Vous êtes sauvée, dit-il; laissez-moi partir!
Geneviève se leva d'un bond.
—Partir! que parlez-vous de partir? s'écria-t-elle.
—Eh! madame! que cela soit aujourd'hui, que cela soit demain, ne faut-il pas que je vous quitte? reprit-il.
Les lueurs de l'incendie dissipaient à demi l'obscurité du pavillon; Mme de Châteaufort, belle de terreur, ramenait autour de sa taille les plis flottants de sa robe; sur ses épaules nues pleuvaient les tresses brunes de ses longs cheveux, ses mains suppliantes apaisaient les frémissements de sa poitrine, la fièvre et l'effroi se peignaient dans son regard, l'angoisse et la prière sur son visage. Jamais elle ne parut si belle aux yeux de Belle-Rose: la douteuse clarté qui l'entourait doublait la divine expression de son geste et de sa beauté. Vainement comprimée, la passion du soldat se fit jour. Elle éclata tout entière dans un cri.
—Vous voyez bien que je vous aime! laissez-moi partir! dit-il.
Geneviève retomba brisée de joie sur le sofa qu'elle venait à peine de quitter.
—Ne l'aviez-vous donc pas deviné, madame? reprit Belle-Rose; je vous aime avec l'emportement d'un fou et l'épouvante d'un enfant! Votre voix m'enivre, et je ne l'entends jamais que mille rêves n'assiègent mon âme éperdue; votre regard me suit dans l'ombre et passe dans mes veines comme une flamme. Je sens sur ma main le contact de votre main, longtemps encore après que vous m'êtes ravie. Vous m'appelleriez du fond d'un abîme que je m'y jetterais… J'ai des nuits de fièvre pour avoir effleuré de mes lèvres le bout de vos doigts. J'écoute votre approche avec des tressaillements qui me font mourir; je sais quel bruit vous faites sur l'herbe en glissant, sur le gravier des allées, sur le tapis du boudoir; le frôlement de votre robe arrive à mon coeur. Si votre pied touche une fleur, je la brise sous mes baisers! Vous ne savez pas combien de nuits j'ai passées à veiller sous vos fenêtres, suivant d'un regard avide votre silhouette, couché dans l'herbe, et, dans la solitude, m'abreuvant des flots amers d'une folle passion! Pour franchir le seuil de cette porte où vous me disiez adieu en souriant, pour tomber à vos genoux, embrasser vos pieds, vous confier mon amour insensé, j'eusse donné ma vie! La crainte de vous offenser m'enchaînait! Et chaque jour cependant je vous aimais davantage!
Mme de Châteaufort, à demi renversée sur le sofa, aspirait chacune de ces paroles avec ivresse; son front rougissait, et ses yeux se remplissaient de larmes divines.
—Que voulez-vous donc que je devienne à présent, madame, et dites-moi s'il ne faut pas que je parte? reprit Belle-Rose. Que suis-je pour vous? Un pauvre soldat que vous avez ramassé sur la route, un fugitif, un déserteur à qui votre pitié a ouvert un asile. Et ce soldat vous aime, vous qui êtes belle, riche, puissante, honorée; vous une duchesse de la cour du roi! J'ai tout oublié, madame, ce que j'étais et ce que vous êtes, et j'ose vous le dire! Pour me faire quitte envers vous, Dieu a permis que je pusse encore une fois vous sauver. Maintenant, laissez-moi partir!
Mme de Châteaufort se leva effarée et tout en pleurs; ses yeux rayonnaient comme deux diamants.
—Partir! s'écria-t-elle; mais je vous aime!
XIII
UN SERPENT DANS L'OMBRE
Belle-Rose ne partit pas, le premier anneau de la forte et brûlante chaîne de la volupté était rivé à son coeur. Il marchait ébloui dans un sentier fleuri tout semé de ces enchantements qui naissent sous les pas de la beauté, de la jeunesse et de l'amour. Sur ces entrefaites, une lettre lui parvint, écrite par Cornélius Hoghart; elle lui mandait que M. de Villebrais, remis, contre toute attente, des suites de sa blessure, activait les poursuites dont lui Belle-Rose était l'objet; que M. d'Assonville, après avoir reçu un coup de feu dans un engagement avec des maraudeurs sur la frontière, venait de quitter ses cantonnements; on le croyait parti pour Paris dans l'intention de consulter des chirurgiens plus habiles que ceux de son escadron. Quant à Claudine, elle était à la campagne auprès de sa maîtresse, que M. d'Albergotti avait conduite chez Mme la duchesse de Longueville, avec qui il s'était lié d'amitié au temps de la Fronde. Cornélius Hoghart promettait à son ami de suivre les démarches que tenterait M. de Villebrais auprès de la justice, et de l'informer des particularités qui pourraient l'intéresser. Belle-Rose serra la lettre après l'avoir lue, soupira peut-être, aperçut Mme de Châteaufort qui s'avançait vers lui et n'y pensa plus. Souvent Belle-Rose et Geneviève s'égaraient dans le parc, aux bras l'un de l'autre, s'asseyaient aux endroits les plus solitaires, suivaient les sentiers les plus ombreux et laissaient s'éteindre le jour et commencer la nuit, sans compter les heures: l'amour tenait le sablier. Mais depuis deux ou trois jours, où qu'ils fussent, ils n'étaient pas seuls. Un homme attentif et muet épiait leur course et, lorsque arrivait la nuit, s'attachait à leurs pas. Caché dans les fourrés du parc, rampant sur la mousse des allées, blotti sous les buissons touffus, il guettait leur approche et semblait attendre, patient et silencieux comme le tigre, une heure propice pour un dessein mystérieux. Mais dans les profondeurs du parc, entre les charmilles des jardins, on entendait la voix des gardes et des valets qui se répondaient, et le moindre son faisait disparaître sous le feuillage la tête de cet homme un instant sorti du milieu de son rempart de verdure. Parfois, tandis que les deux amants s'enfonçaient au plus épais du parc, un bruit de branches écrasées sous un pied invisible interrompait le silence. Belle-Rose, habitué par les veillées du bivac à percevoir les sons les plus confus, tournait la tête.
—C'est un chevreuil qu'effarouche le bruit d'un baiser, disait Mme de
Châteaufort en haussant ses lèvres vermeilles.
Plus loin, le regard du soldat croyait voir, entre les massifs du bois, fuir une ombre rapide; mais avant qu'il en pût distinguer les contours, l'apparition s'était évanouie.
—Vous voyez des fantômes et ne voyez pas mon sourire, reprenait son amante.
Un soir, ils arrivèrent à un endroit du parc où le mur de clôture faisait un angle. A la pointe de l'angle, sous des touffes de lierre et de clématites, une porte s'ouvrait sur la campagne. Il fallait passer tout contre cette porte pour la distinguer du mur qui l'encadrait. Les tons bruns de la pierre et du bois se confondaient sous un rideau tremblant de feuillage. L'herbe semblait foulée autour de la porte; deux ou trois rameaux déchirés pendaient le long du mur.
—Les gardes usent-ils de cette porte de sortie? demanda Belle-Rose.
—Non; elle est presque inconnue aux gens du château.
—On a passé par là cependant.
—Personne n'a la clef de cette porte, répondit Mme de Châteaufort.
—Regardez, reprit Belle-Rose en montrant du doigt une touffe de mauve froissée.
—Hier, nous avons passé le long du mur; vos mains tenaient les miennes; savez-vous où se posaient nos pieds?
Cependant Belle-Rose n'était pas le jouet d'une illusion. Tandis que Mme de Châteaufort dissipait ses craintes un instant éveillées, M. de Villebrais les suivait de taillis en taillis. Couvert de vêtements grossiers, il s'était logé, sous un nom d'emprunt, dans une méchante auberge du voisinage, et quand venait la nuit il s'introduisait dans le parc de Mme de Châteaufort, où l'appelait le désir de la vengeance. Étonné du silence de Mme de Châteaufort, qui n'avait pas répondu à ses lettres, M. de Villebrais, aussitôt qu'il fut en état de marcher, lui avait fait demander une entrevue. Mais lorsque Mme de Châteaufort oubliait, elle n'oubliait pas à demi. Elle renvoya donc à M. de Villebrais les lettres qu'il lui avait adressées, en le priant de vouloir bien lui rendre tout ce qu'il tenait d'elle, et de renoncer à toute espérance de la revoir jamais. Le lieutenant d'artillerie savait quelle était l'influence de la duchesse, il obéit pour ne pas s'en faire une ennemie implacable; mais avant de renvoyer la clef qu'elle-même lui avait remise, il en fit forger une en tout semblable, se promettant bien de s'en servir dans l'occasion. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. La retraite où depuis deux ou trois mois vivait Mme de Châteaufort commençait à être remarquée à la cour. M. de Villebrais rapprocha cette retraite de l'inconstance un peu soudaine de sa maîtresse, et en conclut qu'un nouvel amour la dominait. Il voulut connaître son heureux rival, se déguisa, partit pour la résidence de Mme de Châteaufort, pénétra dans le parc et vit passer la duchesse au bras de Belle-Rose. A la vue du soldat, M. de Villebrais eut peine à retenir un cri de rage: l'homme qui l'avait insulté, et vaincu l'épée à la main, venait encore de lui ravir sa maîtresse! C'était trop de revers à la fois. Un instant M. de Villebrais eut la pensée de s'élancer au-devant de Mme de Châteaufort, et, s'armant de l'autorité militaire, de réclamer le déserteur; mais il savait que la duchesse était femme à ne jamais pardonner une telle offense, et la crainte d'être brisé dans sa carrière par son ressentiment l'arrêta. Cette contrainte ne servit qu'à rendre plus vif le désir de la vengeance. Ne pouvant lutter ouvertement, il prit le parti d'attendre et de confier à son bras le soin de faire payer à Belle-Rose en un seul coup toutes les blessures qu'il en avait reçues. Pour mieux enchaîner Belle-Rose auprès d'elle, Mme de Châteaufort multipliait les plaisirs que lui permettait le séjour de la campagne. La chasse entrait pour une large part dans ces plaisirs. Un matin, au moment où elle s'apprêtait à monter à cheval pour chasser le cerf, sa camériste accourut tout effarée sur le perron du château. Elle tenait une lettre à la main.
—Je lirai ça ce soir, dit la duchesse.
La camériste l'arrêta comme elle mettait le pied à l'étrier, et lui parla bas à l'oreille.
—Eh qu'importe! reprit sa maîtresse avec impatience.
Et elle sauta sur la selle. La camériste fit encore un pas, mais Mme de Châteaufort lui ferma la bouche d'un regard, et lâcha les rênes d'Adonis, qui partit au galop. Un instant après, les fanfares sonnèrent et la chasse se perdit sous la feuillée. La camériste, restée sur le perron, regarda tour à tour la lettre timbrée d'un cachet de cire noire, et Belle-Rose qui chevauchait à côté de Mme de Châteaufort.
—Oui, murmura-t-elle, il est beau, jeune, charmant; mais le capitaine est à Paris; qu'elle y prenne garde! Quand il menace, c'est un lion.
Le cerf se fit battre jusqu'au soir. Mme de Châteaufort rentra, lasse de galoper, mais la joue enflammée et le regard brillant. La camériste lui présenta la lettre et murmura tout bas un nom. La duchesse lui imposa silence d'un geste à la première syllabe et jeta la lettre sur sa toilette; puis, après avoir quitté son habit de cheval, elle la congédia. La nuit était sereine, et l'étoile de Vénus montait à l'horizon. Mais le lendemain, tandis que les femmes de la duchesse apprêtaient ses vêtements, la main distraite de Geneviève ramassa sur sa toilette la lettre dédaignée et l'ouvrit. Aux premiers mots, elle pâlit; à la dernière ligne, elle poussa un cri et se dressa.
—Une voiture et des chevaux! s'écria-t-elle.
Ses caméristes étonnées ne remuaient pas.
—M'entendez-vous? reprit-elle. Des chevaux! à l'instant! mais courez donc!
Une suivante, terrifiée par le regard de Mme de Châteaufort, se précipita dehors.
—Où donc est Camille? Qu'elle vienne, continua-t-elle, tout en tordant sur sa tête ses longs cheveux épars.
Camille entra. Du premier regard la camériste intime comprit que sa maîtresse venait de recevoir quelque terrible nouvelle; la lettre froissée était dans sa main.
—Depuis quand, dites, avez-vous reçu cette lettre? s'écria Mme de
Châteaufort.
Camille montra d'un coup d'oeil la porte aux suivantes de la duchesse; toutes sortirent.
—Hier, madame, répondit-elle, hier matin.
—Et c'est aujourd'hui seulement que je l'ai!
—Je vous l'ai présentée deux fois, et deux fois vous m'avez repoussée.
—Ne pouvais-tu pas me contraindre à l'ouvrir?
—Eh! madame! il était là! s'écria Camille en montrant avec un geste d'une éloquence inexprimable Belle-Rose qui passait dans le jardin.
—Tu ne sais pas, reprit Mme de Châteaufort d'une voix étouffée et la main appuyée sur le bras de Camille, tu ne sais pas: cette lettre est de lui; elle est datée d'hier; hier il a dû m'attendre, et il a juré par le nom de sa mère que s'il ne me voyait pas, il viendrait jusqu'ici. Il ne m'a pas vue, Camille!
Camille secoua la tête.
—Alors il viendra, madame, et s'il vient, s'il vient, vous êtes perdue! monsieur le duc…
—Eh! que m'importe monsieur le duc, mon mari! c'est de Belle-Rose qu'il s'agit, Belle-Rose ne m'aimerait plus!
Camille regarda sa maîtresse; à ce cri, à l'expression de ce visage blanc où flamboyaient deux yeux pleins d'éclairs, il n'y avait pas à se méprendre: un amour sans bornes, indomptable, impérieux, était entré dans le coeur de Mme de Châteaufort.
—La voiture était attelée, dit timidement une suivante en entr'ouvrant la porte.
Mme de Châteaufort battit des mains comme un enfant, et prenant à la hâte un loup et sa mante, elle entraîna Camille.
—Viens, dit-elle, il est encore à Paris, sans doute; rien n'est perdu.
Belle-Rose, prévenu par un laquais du départ de Mme de Châteaufort, prit un fusil et s'enfonça dans le parc. Livré à ses seules méditations, il observa plus sûrement les indices qui l'avaient frappé dans ses précédentes promenades avec Mme de Châteaufort. Un espion rôdait dans le parc, il n'en pouvait plus douter. La pensée lui vint que ce pourrait bien être Bouletord, qui, furieux de sa déconvenue, cherchait un moyen adroit de se venger sans coup férir. Belle-Rose résolut de se débarrasser sur-le-champ de ce personnage importun. Il se rendit au château, glissa dans ses poches un poignard et des pistolets, prit une épée, attendit la nuit et gagna le parc, bien décidé à faire payer cher au visiteur sa fatigante surveillance.
—Il cherche un déserteur, se disait-il; il trouvera du plomb.
Bientôt les ombres envahirent le parc; les bruits moururent, les lumières de la veillée s'éteignirent une à une dans les bois tout pleins de ces mystérieuses rumeurs qui montent de la terre au ciel durant les nuits étoilées. Ses pas le conduisirent à l'angle du parc où la porte secrète donnait issue sur la campagne. Elle était entr'ouverte. Bien sûr de son fait, cette fois, Belle-Rose eut un instant la pensée de briser dans la serrure la lame de son poignard. Son oreille l'avait averti que déjà sa promenade au travers du parc avait été épiée. Mais il réfléchit que son espion, caché sans doute dans quelque fourré aux environs, comprenant par cette action qu'il était découvert, escaladerait le mur et ne se montrerait pas: ce n'était pas là le but de Belle-Rose. Il continua donc son chemin, passant devant la porte comme s'il ne l'avait pas vue. Au bout de cent pas, il s'arrêta derrière un gros chêne; la lune venait de disparaître sous un nuage. Il écouta. Après trois ou quatre minutes d'attente, il entendit la porte tourner sur ses gonds rouillés. L'ombre était épaisse, il ne vit rien; un bruit de pas se perdit sous le couvert du parc. Le soldat quitta son poste d'observation et marcha sur les traces de l'espion en ayant soin de suivre la lisière des sentiers où l'herbe plus épaisse étouffait le bruit de sa course. Le chemin que suivait l'inconnu aboutissait à une clairière où rayonnaient plusieurs avenues; l'une de ces avenues conduisait au château. Belle-Rose et Geneviève l'avaient fréquemment parcourue, et c'était la route qu'ils avaient coutume de prendre quand ils rentraient le soir. Belle-Rose en conclut que l'espion, fort au courant de ses habitudes, allait l'attendre au coin de l'avenue et se jeter sur lui à son passage. Très résolu à lui épargner les ennuis d'une longue attente, il allait précipiter sa marche, lorsqu'un cri s'éleva du milieu de la clairière, et, au même instant, le cliquetis de deux épées se fit entendre. Belle-Rose s'élança le pistolet au poing. Le choc des épées était vif et pressé, mais il n'avait pas fait cinquante pas, que le bruit cessa tout à coup; la lune, dégagée des nuées qui la voilaient, inondait la forêt de sa clarté bleuâtre, et dans cette clarté flottante, Belle-Rose vit passer un homme qui fuyait, une épée nue à la main; il bondit comme un cerf à sa poursuite. Le meurtrier glissait comme une ombre entre les arbres et semblait avoir des ailes. Au moment où il franchissait la lisière du bois, Belle-Rose lui tira un coup de pistolet; mais la balle se perdit dans le tronc d'un bouleau, et le fugitif disparut par la petite porte du parc, brusquement refermée. Au moment où Belle-Rose arrivait devant cette porte, le galop retentissant d'un cheval lui fit comprendre que le meurtrier était désormais hors d'atteinte. Belle-Rose écoutait haletant le bruit de ce galop, lorsqu'un souvenir traversa son esprit. Le meurtrier avait fui, mais sa victime gisait sans doute dans la clairière; quel était ce malheureux dont la vie tranchée par un assassinat avait sauvé la sienne? Belle-Rose se hâta de courir vers la clairière. Une moitié de la pelouse restait dans l'ombre épaisse que projetaient les grands chênes, l'autre était toute baignée d'une blonde lumière; un silence profond enveloppait la clairière et le parc. Plus rapide que la pensée, le premier regard de Belle-Rose embrassa l'étendue de la pelouse; sur la ligne tremblante où l'ombre se mariait à la lumière, le corps d'un homme était couché. Une épée nue brillait dans l'herbe. Belle-Rose s'agenouilla près du corps; le sang sortait de deux blessures béantes, l'une à la gorge, l'autre en pleine poitrine. A la vue de ce corps immobile dont le regard morne se tournait vers le ciel, Belle-Rose frissonna; il se pencha, et soulevant la victime entre ses bras, il attira sa tête sous les rayons de la lune. Un cri d'horreur jaillit des lèvres du soldat… il venait de reconnaître M. d'Assonville.
XIV
L'AGONIE
Le coup de pistolet tiré par Belle-Rose avait réveillé quelques gardes; ils accoururent et trouvèrent celui qu'ils appelaient M. de Verval occupé à étancher le sang d'un homme qui semblait mort déjà, tant il était immobile et froid. Deux d'entre eux couchèrent le blessé sur un brancard, un autre courut chercher un chirurgien, et Belle-Rose, aussi pâle que M. d'Assonville, le fit déposer dans ce même pavillon où, dans les terreurs d'une nuit d'incendie, Mme de Châteaufort et lui s'étaient rencontrés. Quelques tressaillements convulsifs indiquaient seuls que M. d'Assonville n'était pas mort encore. La marche avait rouvert les plaies, et le sang s'échappait sur le satin du sofa. La douleur de Belle-Rose était calme, mais effrayante à voir. Quelques larmes tombaient goutte à goutte de ses paupières. Lui qui aurait payé de sa vie le bonheur de sauver M. d'Assonville, il le voyait expirer sous ses yeux et pour lui! Il allait du sofa où gisait le moribond à la porte où se pressaient des gardes et des laquais, écoutant si le chirurgien n'arrivait pas. Les minutes lui semblaient longues comme des nuits sans sommeil.
Les linges qu'il serrait autour des blessures s'imbibaient de sang, les lèvres se décoloraient, les yeux semblaient s'éteindre. Belle-Rose jetait des regards désolés vers le ciel, puis baisait la main de d'Assonville. Enfin, le chirurgien parut. A l'aspect de cette tête blême affaissée sur les coussins, et déjà marbrée de teintes livides, ses sourcils se touchèrent un instant. Belle-Rose retenait son souffle, les gardes étaient silencieux, on entendait frémir le feuillage autour du pavillon. Après avoir tâté le pouls du moribond en écoutant le bruit de sa respiration, le chirurgien tira sa trousse, essuya sur du cuir les instruments d'acier dont l'éclair éblouit le regard de Belle-Rose, et sonda les deux blessures. Le contact du fer fit tressaillir M. d'Assonville, un soupir entr'ouvrit sa bouche; le chirurgien poursuivit son oeuvre, faisant disparaître l'acier entre les chairs rougissantes. M. d'Assonville s'agita, ses yeux se ranimèrent, il fit un effort pour saisir la main qui le tourmentait.
—Assassin! dit-il, et sa tête retomba sur l'oreiller.
Ce mot glaça le coeur de Belle-Rose, mais un rayon d'espérance avait lui dans les ténèbres de son épouvante au réveil de M. d'Assonville. Le chirurgien retira la sonde et posa le premier appareil. Son visage avait l'impassibilité du marbre. Cependant M. d'Assonville reprenait lentement l'usage de ses sens; la lumière renaissait sous ses paupières soulevées; de puissants cordiaux avaient rendu au sang son cours naturel. Il tourna ses regards vers l'assemblée, vit Belle-Rose, sourit et lui tendit la main. Belle-Rose la prit et tomba sur ses genoux, bénissant Dieu.
—Je t'avais vu, mon ami, dit tout bas M. d'Assonville, mais je croyais rêver. Au moins ne mourrai-je pas seul!
—Mais vous ne mourrez pas, capitaine! s'écria le soldat.
—Bah! mieux vaut aujourd'hui que demain; le plus dur est fait.
M. d'Assonville rassembla ses forces et parvint à se soulever un peu; ses joues et ses lèvres devinrent pourpres. Le chirurgien l'observait en silence.
—J'ai beaucoup de choses à te dire, mon ami, reprit le blessé; c'est une sorte de confession; pour m'aider à l'achever, tu as bien quelque chose à me faire boire; j'ai la langue desséchée et la poitrine en feu.
Belle-Rose courut au chirurgien qui rangeait sa trousse dans un coin.
—Que faut-il donner à M. d'Assonville? lui dit-il.
—Ce qu'il voudra, du lait ou de l'eau-de-vie.
Belle-Rose pâlit. Cette réponse arriva comme une balle à son coeur.
—Perdu! murmura-t-il d'une voix étouffée.
—Croyez-vous aux miracles, monsieur? reprit le chirurgien.
Belle-Rose le regarda, étourdi et muet.
—Si vous n'y croyez pas, je n'ai rien à dire; si vous y croyez, espérez en Dieu. La science humaine n'a plus rien à faire ici.
Le chirurgien glissa la trousse dans la poche de son habit et prit son chapeau; mais au moment où il allait se retirer une voix le retint.
—Monsieur le chirurgien, un mot, je vous prie.
Avec cette finesse extrême de sens dont quelques agonisants ont fourni de mémorables exemples, M. d'Assonville avait entendu la brève conversation de l'homme de l'art et de Belle-Rose; il le rappelait.
Le chirurgien s'approcha.
—Je suis donc perdu, monsieur? dit le blessé.
Le chirurgien hasarda un geste de dénégation; M. d'Assonville l'arrêta.
—Vous avez parlé, et je sais tout. Votre science vous permet-elle de m'apprendre combien j'ai de temps à vivre? Répondez sans hésiter, monsieur, vous avez affaire à un gentilhomme.
Le chirurgien prit le bras du blessé et consulta le pouls, l'oeil sur sa montre.
—Vous pouvez vivre encore une demi-journée, peut-être un jour entier, si vous évitez tout effort et tout mouvement; mais la moindre secousse vous tuera net.
—Ai-je le temps d'instruire mon ami des choses que j'ai à lui dire?
—Si votre confession doit durer plus d'une heure, c'est tout au plus si vous aurez la force de l'achever.
—Merci, monsieur.
Quand le chirurgien fut parti, M. d'Assonville pria Belle-Rose de s'approcher.
—Les minutes valent des jours, lui dit-il, restons seuls.
Belle-Rose fit un signe de la main, chacun sortit.
—Mets-toi là, reprit M. d'Assonville, en lui montrant un fauteuil. Ma voix est faible, et je crois que cet honnête chirurgien a promis plus que je ne puis tenir. Je ne voudrais pas mourir avant de t'avoir tout dit.
—Me pardonnerez-vous, mon Dieu! s'écria Belle-Rose, retenant avec peine les sanglots qui déchiraient sa poitrine; ils vous ont frappé, et c'est moi qu'ils cherchaient!
—Toi! fit M. d'Assonville étonné.
—Ne suis-je pas déserteur?
—Bah! on arrête un déserteur, on ne l'assassine pas. Si quelque remords te poursuit, calme ta conscience; j'ai reconnu l'ennemi… c'est bien moi qu'il attendait.
—Vous l'avez vu! Son nom, dites son nom; que je vous venge au moins!
—Me venger! et pourquoi? C'est peut-être un service qu'il m'a rendu… Il était masqué; mais, dans la chaleur de l'action, son masque est tombé… Je ne l'ai vu qu'une minute, et je l'ai reconnu.—Souviens-toi de M. de Villebrais! s'est-il écrié, et il s'est enfui.
—M. de Villebrais! c'était moi qu'il cherchait… moi, vous dis-je! Ne savez-vous pas que je l'ai frappé? dit Belle-Rose.
—Une querelle d'hier aiguise-t-elle une épée comme le fait une haine de dix ans? J'ai vu le bras… Il assassinait par ordre.
Belle-Rose frémit de la tête aux pieds.
—Laissons cela, continua M. d'Assonville avec un triste sourire; je suis mort; qu'importe par qui et pourquoi je suis tué! D'autres pensées m'assiègent et mon esprit se trouble. Écoute, avant que je meure; après, venge-moi si tu veux.
Belle-Rose prit la main de M. d'Assonville et la serra.
—Me promets-tu d'accomplir toutes mes volontés dernières?
—Je vous le jure.
—J'y compte. M. de Nancrais, mon frère, est possesseur d'une lettre à ton adresse. Je la lui ai remise en quittant l'armée. J'avais eu connaissance de ton duel et de ta disparition, mais je te savais innocent: ma conscience me répondait de toi. Il reviendra, me disais-je, et ce que je le charge de faire, il le fera… Tu vois que je ne me suis pas trompé.
Un accès de toux arrêta M. d'Assonville; il porta un mouchoir à ses lèvres, et le retira humide d'une écume sanglante. Sa tête se renversa sur les coussins empilés.
—Mon Dieu! vous vous tuez! s'écria Belle-Rose.
—M. de Villebrais m'y aide bien un peu, répondit le capitaine avec un sourire.
—Remettez le reste de vos confidences à demain; demain vous serez plus calme.
—Mon ami, les morts ne parlent pas. Si tu veux entendre ce que j'ai à te dire, il faut que tu m'écoutes cette nuit…
Le visage de M. d'Assonville se crispa. Une rougeur brûlante couvrit ses joues, la pâleur du marbre lui succéda, et durant quelques minutes elles passèrent tour à tour des teintes mates de l'ivoire à la couleur du sang. La fièvre faisait claquer ses dents. Belle-Rose allait et venait par la chambre, se tordant les mains.
—Je souffre un peu, reprit le capitaine; pourquoi du premier coup ne m'a-t-il pas tué? J'étouffe, j'ai toujours soif…
Belle-Rose lui présenta une tasse pleine de lait coupé de miel. Le capitaine en but une gorgée.
—C'est une tisane que tu me donnes là! N'as-tu pas quelque bouteille de vieux vin de Bourgogne?
Belle-Rose tira un flacon d'une armoire et remplit un verre. Il avait toujours dans les oreilles les terribles paroles du chirurgien. Si M. d'Assonville lui avait demandé de l'eau-de-vie, il lui en aurait donné. Le blessé avala deux grands verres coup sur coup.
—A la bonne heure! dit-il, si la mort vient, elle me trouvera debout.
Il fit un effort et s'assit. Son visage se colora subitement, ses yeux s'enflammèrent, il sourit. Dans ce moment suprême, où la vie semblait lutter contre les premières atteintes de l'agonie, les traits de M. d'Assonville s'éclairèrent d'une beauté suprême. Belle-Rose crut le voir tel qu'il était le jour où, près de l'abbaye de Saint-Georges, il quitta les cavaliers hongrois.
—Ainsi, dit le capitaine, tu feras ce que je t'ai demandé; je pars content. Et cependant je ne l'ai pas vue! Tu me comprends, toi qui aimes!… Partir sans que la main d'une femme toujours adorée ait pressé votre main… c'est une grande douleur!… celle-là m'était réservée… Oh! j'ai bien souffert!… Tu ne sais pas tout, tu n'as jamais lu dans ce coeur où vivait un souvenir cher et empoisonné; il a tari les sources de l'espérance… Quand on a aimé comme je l'ai aimée, et que la solitude vient après, il faut mourir… Je meurs!… Tu pleures! Ai-je donc rien à regretter? Elle avait tué mon âme avant de tuer mon corps!
L'éclat de la fièvre luisait dans les yeux de M. d'Assonville; on y voyait passer des lueurs étranges, tandis que sur sa bouche flottait le sourire de l'égarement. Un instant il s'arrêta; ses yeux suivirent les contours du pavillon et revinrent se poser sur Belle-Rose.
—C'est toi qui m'as ramassé, lui dit-il tout à coup, toi qui m'as porté! Qui t'a conduit ici?
Belle-Rose rougit.
—J'étais poursuivi, répondit le sergent, un asile m'a été offert dans ce château, je l'ai accepté.
—Une bonne action!… Prends garde, sous cet asile il y a peut-être une tombe.
Belle-Rose regardait M. d'Assonville, dont les paroles lui paraissaient inexplicables; le teint du moribond était devenu d'une pâleur livide; sa voix était inquiète et sourde, l'agitation de son visage extraordinaire.
—On t'a sauvé!… Un jour aussi on m'a sauvé, je fuyais… Il y a bien des années de cela… j'avais vingt ans… Une jeune fille vint à moi, me tendit la main, m'entraîna… les cris de mes ennemis se perdirent dans l'éloignement… l'ange de mon salut quitta ma main et rougit… Qu'elle était belle, mon Dieu! Elle me cacha bien des jours… je l'aimai toute ma vie! Elle aussi m'aima; mes transports la ravirent, son amour m'éblouit!… Que de fois ne suis-je pas revenu dans cette retraite où pour la première fois elle m'apparut!… J'étais ivre!… sa vue mettait le ciel dans mon coeur… Si elle m'avait dit: Je veux être reine, j'aurais conquis une couronne l'épée ou le poignard à la main, j'aurais marché sur le cadavre de mon roi! Cet amour était un abîme de joies et de délices… Un an, je m'y plongeai… j'en revins morne, sanglant, brisé… La veille, j'aurais raillé les élus dans leur éternelle félicité; le lendemain, j'avais l'enfer dans le coeur!… Mlle de La Noue s'était mariée.
—Mlle de La Noue! répéta Belle-Rose.
—Je l'ai nommée? s'écria M. d'Assonville… Voilà bien des années que ce nom terrible n'est pas sorti de mes lèvres… Il est enfoui là comme dans un tombeau, ajouta-t-il en pressant sa poitrine de ses deux mains; oublie-le… Elle s'était mariée, comprends-tu bien, et cependant elle était mère!
La sueur perlait sur le front de M. d'Assonville, et les mots venaient à sa bouche comme un râle. Belle-Rose l'écoutait, ne sachant si le délire égarait sa raison.
—Mère! entends-tu? elle était mère… Oh! mon enfant! mon Dieu, mon enfant!
La voix de M. d'Assonville s'éteignit dans les sanglots. Des larmes jaillirent des paupières de cet homme que Belle-Rose n'avait jamais vu pleurer. Une pitié profonde étreignit le coeur du soldat.
—L'infâme! dit-il.
—Un jour le pauvre enfant me fut ravi, reprit le capitaine d'une voix brisée. Ses lèvres bégayaient à peine, et jamais, sans doute, il n'a su mon nom!
—Mais elle? dit Belle-Rose.
—Elle? Oh! elle est riche, puissante, honorée! c'est une dame si fière et si haute, que les plus grands seigneurs s'inclinent à son nom.
—Oh! je vous vengerai! s'écria Belle-Rose.
—Mais je l'aime, et c'est mon enfant que je veux! lui répondit M. d'Assonville.
Le capitaine était effrayant à voir. Son visage était blanc comme un suaire, et de ses yeux enflammés tombaient de grosses larmes; le désespoir, l'amour, la souffrance, donnaient à sa physionomie déjà marquée du sceau de la mort une déchirante et sublime expression. En ce moment, le bruit d'une voiture qui roulait dans la cour troubla le silence profond. La voiture s'arrêta; Belle-Rose vit à travers les persiennes briller les torches des piqueurs; le frôlement d'une robe de soie vint jusqu'à son oreille, la porte du pavillon s'ouvrit, et Mme de Châteaufort parut sur le seuil. M. d'Assonville tourna la tête, la vit et se dressa en poussant un cri terrible. A ce cri, Mme de Châteaufort s'arrêta, pâle et muette; une terreur profonde se peignit sur son visage, tandis que ses mains frémissantes se promenaient le long de ses joues, où pendaient en longs anneaux sa chevelure dénouée. Les yeux du moribond et les siens ne se pouvaient quitter. Comme il se penchait vers elle, les bras de la duchesse s'agitèrent avec égarement. M. d'Assonville fit trois pas, blême et sanglant, leva la main vers le ciel et tomba. Belle-Rose s'élança vers lui. Il était mort. Mme de Châteaufort s'agenouilla. Le regard de Belle-Rose effaré allait du cadavre à Geneviève; une horrible pensée glaçait son coeur, et ce regard semblait demander compte à son amante de la mort de son ami.
—Assassiné! dit-il.
—Oh! ce n'est pas moi! s'écria Mme de Châteaufort.
Et les mains jointes, trempée de pleurs, elle voulut se traîner sur les genoux; mais, brisée par l'épouvante, elle s'affaissa, et sa tête alla frapper le tapis. Belle-Rose sortit, chancelant comme un homme ivre; une horrible pensée troublait son âme et l'envahissait. Comme il passait dans la cour, la camériste, impatiente de ce long silence, l'interrogea sur ce qui se passait dans le pavillon.
—Comment s'appelait Mme de Châteaufort avant son mariage? lui demanda
Belle-Rose d'une voix étranglée.
—Mlle de La Noue, répondit Camille, et elle entra dans le pavillon.
XV
UN PAS VERS LA TOMBE
Camille, en pénétrant dans le pavillon, trouva Mme de Châteaufort évanouie près du cadavre de M. d'Assonville, qu'elle reconnut au premier coup d'oeil. Elle comprit clairement alors la question de Belle-Rose; mais sans s'arrêter à en calculer la portée, elle appela, et des laquais l'aidèrent à transporter leur maîtresse dans son appartement. Les événements qui avaient amené cette catastrophe s'étaient si brusquement succédé, que Mme de Châteaufort ne put résister à leur impétuosité. Cette femme, énergique et forte, qui savait commander aux circonstances, semblait brisée d'un seul coup. Elle resta plusieurs heures roide et glacée, les cheveux épars autour de son front; la vie se trahissait seulement par les larmes qui tombaient une à une de ses paupières entr'ouvertes et par les tressaillements de son visage, où se reflétaient toutes les angoisses de la terreur et du désespoir. Mme de Châteaufort était arrivée dans l'après-midi à Paris, à son hôtel, et n'avait pris que le temps de changer de vêtements pour se rendre en fiacre à la maison de la rue Cassette. M. d'Assonville s'y était présenté la veille et le jour même. Mme de Châteaufort envoya chez lui, il était sorti; mais, sur l'avis qu'on lui donna qu'il devait rentrer dans la soirée, elle pria un laquais de l'informer qu'il était attendu rue Cassette. Malheureusement M. d'Assonville s'étant, de son côté, rendu à l'hôtel de Mme de Châteaufort, peu d'instants avant l'arrivée de la duchesse à Paris, apprit d'un valet qu'elle était dans l'intention de prolonger son séjour à la campagne. Son parti fut pris sur-le-champ; il connaissait le parc et ses issues secrètes, les passages qui conduisaient aux appartements de la duchesse, et, bien convaincu par son silence qu'elle était fermement décidée à éviter toute entrevue, il voulut essayer d'arriver la nuit jusqu'à elle, au risque d'y périr. Au moment donc où Mme de Châteaufort entrait dans Paris, M. d'Assonville en sortait. Lorsqu'il aperçut Écouen, il s'arrêta et attendit la nuit, ne voulant point se présenter devant la grille du château de la duchesse, pensant qu'il serait éconduit. Aux premières ombres, il gagna les murs du parc, se cacha dans un fourré, et quand les ténèbres furent épaisses, il chercha la porte secrète à l'angle du mur où, dans des temps plus heureux, les pieds légers d'une femme l'avaient si souvent accompagné. Il la trouva ouverte et s'avança rapidement à travers le parc, où sa mémoire le guidait sûrement. Mais M. de Villebrais, qui cherchait Belle-Rose, voyant venir un homme au milieu d'une avenue qui conduisait au château, se jeta sur lui, croyant avoir affaire à son rival.—Défends-toi, misérable! lui cria-t-il.—M. d'Assonville avait à peine eu le temps de tirer son épée qu'il était déjà frappé à la gorge; affaibli par une récente blessure, il ne put opposer une longue résistance aux attaques de son assassin, et tomba au moment où Belle-Rose accourait à son secours. Tandis que ces choses se passaient au château, Mme de Châteaufort attendait, pleine d'une impatience fiévreuse, dans la maison de la rue Cassette. Les heures se succédaient sans que M. d'Assonville parût. Vers minuit, comptant les minutes avec effroi, elle envoya de nouveau chez le capitaine. On lui répondit que le valet de M. d'Assonville était revenu, après avoir quitté son maître sur la route de Saint-Denis. Mme de Châteaufort ne dit pas un mot, mais Camille comprit à quelles angoisses cette âme téméraire était en proie, au regard que sa maîtresse lui jeta. Un instant après, toutes deux montaient en carrosse et prenaient au galop le chemin d'Écouen. On sait quelle fut leur rencontre et quel en fut le résultat. Belle-Rose erra jusqu'au matin, luttant de toute son âme contre la folie et le désespoir. M. d'Assonville était mort, et celle que M. d'Assonville avait aimée était son amante à lui. Belle-Rose se reprochait la mort du capitaine comme un crime, et le remords avec la douleur entrait dans son âme. Les fraîcheurs de l'aube calmèrent l'agitation du soldat; il jeta un regard plus ferme sur sa vie; un devoir lui restait à remplir, la voix de l'honneur s'éleva dans le tumulte de ses pensées, et il entendit cette voix. Belle-Rose donna un dernier adieu au corps inanimé de son protecteur, écrivit quelques lignes qu'il adressa à Mme de Châteaufort, deux billets qu'il fit parvenir à Cornélius et à Claudine, pour les informer succinctement de son départ et de la résolution où il était de se rendre auprès de M. de Nancrais, sella lui-même un cheval et sortit au galop par la grille du parc. La duchesse se réveillait à peine de son long évanouissement, lorsqu'elle entendit rouler la grille sur ses gonds et sonner sur les cailloux les sabots du cheval. Elle se leva et d'un bond sauta sur le balcon; un nuage de poussière tourbillonnait sur la route. Le cavalier disparaissait sous le blanc linceul, mais le coeur de Geneviève criait son nom. Elle se retourna vers Camille, le visage enflammé, superbe d'amour et d'effroi.
—M. de Verval! qu'il vienne… à l'instant, je le veux! disait-elle; et, d'un geste impérieux, elle montrait la porte à sa camériste, lorsque cette porte s'ouvrit. Un laquais se présenta une lettre à la main.
Mme de Châteaufort prit cette lettre, et, tombant sur un sofa, fit signe au laquais de se retirer.
—J'ai peur, dit-elle.
Ses lèvres blanchirent et sa vue se troubla.
—Oh! madame, est-ce bien vous? s'écria la camériste.
—Est-ce que tu peux me comprendre! lui dit la pauvre amante, tu n'aimes pas, toi!
Mme de Châteaufort brisa le cachet; mais ses yeux étaient pleins de larmes: elle ne voyait rien.
—Tiens! lis! dit-elle à Camille; j'en deviens folle!
Et couvrant son visage de ses mains, elle attendit.
Camille prit la lettre, elle contenait les quelques lignes que voici:
«Madame,
«Vous m'avez ravi le droit de venger M. d'Assonville, mais je vous recommande sa dépouille mortelle; rendez à son corps le repos que vous avez refusé à son coeur. M. d'Assonville m'a chargé d'une mission sacrée. Si je vous vois jamais, ce sera pour lui obéir et prêt à tout. Ce qu'il aura voulu, je le voudrai; faites en sorte que je ne sois point forcé de vous haïr.
«BELLE-ROSE.»
Mme de Châteaufort se renversa en arrière, pâle, inanimée. Elle n'avait plus ni voix pour se plaindre, ni larmes pour pleurer; une fièvre ardente la dévorait. Cependant Belle-Rose, laissant son cheval au premier relai, prit un bidet de poste, et, faisant diligence, arriva le lendemain à Cambrai, où se trouvait alors le régiment de M. de Nancrais. M. de Nancrais travaillait dans sa chambre lorsque Belle-Rose se présenta devant le planton de service. Au son de sa voix, M. de Nancrais sauta de sa chaise et courut lui-même ouvrir la porte; à peine Belle-Rose l'eut-il passée, que son capitaine la repoussa violemment.
—Tu viens lorsqu'on ne t'attendait plus, s'écria-t-il; mais tu as jugé sans doute qu'il n'était jamais trop tard pour se faire pendre!
—On me jugera, monsieur le vicomte, mais ce n'est pas là le seul motif qui m'amène.
—Parbleu! c'est le seul qui te retiendra!… Si tu ne te souviens plus de l'odeur de la poudre, on te la fera sentir d'assez près pour que tu n'aies plus envie de l'oublier.
—Permettez-moi de croire que la chose n'est pas encore faite.
—Eh! morbleu! c'est tout comme! Tu as pris soin d'arranger ton affaire de façon à éviter toute incertitude. Va-t'en au diable! Tu appliques un grand coup d'épée à ton lieutenant, et tu désertes après! Mais il n'en faut pas la moitié pour faire fusiller un homme! Ne pouvais-tu rester où tu étais?
—J'y suis resté trop longtemps.
—Alors il y fallait rester toujours!… L'idée d'être honnête homme te prend un peu tard, mon drôle!
—Capitaine!
—Ne vas-tu pas te fâcher, à présent?
—Je me livre… N'est-ce point assez?
—C'est trop, morbleu! Puisque tu avais assez du métier de soldat il fallait rester déserteur! Que diable veux-tu que je dise à M. d'Assonville, mon frère, quand il saura que je t'ai fait casser la tête?
Au nom de M. d'Assonville, Belle-Rose étouffa un soupir.
—Ah! tu soupires! reprit M. de Nancrais qui allait de long en large par la chambre, masquant sous l'apparence de la colère l'intérêt qu'il portait à Belle-Rose; M. de Villebrais, que tu avais fort mal accommodé, dit-on, est un méchant homme, je le sais; mais enfin, c'est ton officier!… Encore si tu étais allé te faire massacrer ailleurs, je m'en serais lavé les mains…
—Monsieur le vicomte, dit Belle-Rose en tâchant d'affermir sa voix altérée, il en sera ce que Dieu voudra; mais permettez-moi de laisser là ce sujet de conversation. J'ai d'autres devoirs à remplir.
—D'autres devoirs! Es-tu fou? Tu n'en a pas d'autres que d'aller en prison.
—J'irai tout à l'heure; mais veuillez me dire, je vous prie, si vous n'avez pas un pli de M. d'Assonville à me remettre?
—Parbleu! je l'avais oublié. Le voici… Si mon frère te charge de quelque commission, il choisit bien son temps… Il est à Paris maintenant, j'imagine; l'as-tu vu? comment se porte-t-il?
A cette question, Belle-Rose pâlit.
—M'entends-tu? reprit M. de Nancrais… Oh! si tu ne veux pas parler, ajouta-t-il en voyant l'hésitation de Belle-Rose, garde ton secret. Mon frère a toujours été l'homme du monde le plus mystérieux que j'aie connu; il a un tas d'affaires obscures auxquelles je n'ai jamais rien compris… Si ce sont les tiennes aussi… faites-les ensemble.
—Hélas! M. d'Assonville n'en aura plus! dit Belle-Rose tristement.
M. de Nancrais s'arrêta court.
—Que dis-tu? s'écria-t-il.
—M. d'Assonville est mort, répondit le soldat.
—Mort! répéta le capitaine.—Et il s'appuya contre la cheminée. Ses jambes tremblaient sous lui.
Belle-Rose lui raconta les détails de l'événement tragique dont il avait été le témoin, en supprimant toutefois les particularités qui le concernaient personnellement, ainsi que Mme de Châteaufort. M. de Nancrais l'écoutait, la tête inclinée en avant, les yeux attachés aux siens. Chaque parole de ce funèbre récit lui arrivait au coeur; mais il luttait de toutes ses forces contre l'émotion qui le gagnait.
—Oui, dit-il après que Belle-Rose se fut tu, cela devait être ainsi. Mon frère était bon, brave, loyal et franc, l'autre est un misérable perdu de dettes et de débauche; ils se sont rencontrés… mon frère est mort: ainsi va le monde! Le lâche triomphe où le vaillant succombe… Pauvre Gaston! où ne serait-il pas arrivé?… Mais il aimait!… Une femme s'est trouvée entre lui et le bâton de maréchal, et cette femme l'a fait trébucher… Que Dieu la maudisse, l'infâme créature!—M. de Nancrais, plus pâle qu'un cadavre, leva vers le ciel ses deux mains ouvertes avec une effrayante expression de haine et de fureur. Belle-Rose frissonna de la tête aux pieds.
—Celle-ci vivra dans la richesse et la joie, continua le capitaine, marchant à grands pas dans la chambre, lui est mort! Est-ce qu'on doit aimer quand on est soldat! Et ne sait-on pas bien que les femmes sont après nous comme des buissons d'épines qui nous déchirent! Tout le sang fuit des veines, goutte à goutte! Mais il l'a donc attaqué par derrière, ce Villebrais! Gaston avait la main ferme et le coeur fort; il en aurait tué dix comme ce bandit!… Oh! s'il était vivant encore, vrai Dieu! de cette main que tu vois, j'arracherais du coeur de mon frère jusqu'au souvenir de cet amour… dût-il en mourir! Mais il est mort, mon pauvre frère!… Tu ne sais pas, toi, j'étais rude et sévère avec lui, toujours morose et bourru; mais je l'aimais comme un père aime son enfant.
Vaincu cette fois par la douleur, le capitaine tomba sur un fauteuil et cacha sa tête entre ses mains. Il pleurait. Belle-Rose s'approcha doucement, sans parler, et lui prit la main. Le capitaine répondit à ce mouvement par une étreinte, et tous deux, les doigts entrelacés, restèrent muets un instant.
Tout à coup M. de Nancrais se leva.
—Assez de larmes, dit-il en passant rudement sa main sur ses paupières humides… Mille sanglots ne lui rendraient pas une heure de vie! Il s'agit de toi maintenant. Entre nous, à présent qu'il n'y a l'un devant l'autre que le frère de M. d'Assonville et Belle-Rose, je puis bien te dire ce que je pense. Tu es un brave et honnête soldat, et M. de Villebrais est un misérable officier qui a plus d'orgueil que de courage. Tu l'as frappé, et bien tu as fait. Tout autre que toi, ayant du coeur, aurait agi de même. Tu avais le droit et la justice de ton côté. Cependant tu seras fusillé. La discipline le veut, et tu le sais, on doit obéissance à la discipline. On aurait fait de toi quelque chose, c'est fâcheux. Demain il n'y aura plus en présence que le capitaine et le déserteur. Donne-moi la main et va-t'en au cachot.
M. de Nancrais agita une sonnette. Le caporal la Déroute parut. M. de Nancrais échangea un dernier regard avec Belle-Rose et se redressa vivement. Ce n'était déjà plus l'ami, c'était l'officier.
—Caporal, dit-il à la Déroute d'une voix brève, voici le déserteur
Belle-Rose que je vous confie. Vous allez le conduire au cachot, et vous
reviendrez prendre mes ordres pour la convocation du conseil de guerre.
Allez.
La Déroute porta la main à son chapeau et sortit. A peine eurent-ils passé la porte, que le caporal sauta au cou du sergent.
—Mort de ma vie! vous avez eu là une idée saugrenue, dit la Déroute…
Mais patience, tout n'est pas fini.
—Il s'en manque de trois ou quatre jours, je crois.
—Entre la veille et le lendemain, il y a place pour un projet.
—Que veux-tu dire?
—Suffit… je m'entends. Nous n'avons pas le loisir de causer dans ce corridor… Je vais d'abord vous caser dans un lieu dont je n'ouvre jamais la serrure sans appliquer un coup de poing contre la porte.
—Le cachot?
—Précisément. Je cours chez le capitaine, et si j'obtiens de commander les hommes de garde, je suis content.
—Demande-le-lui de ma part, il y consentira.
—Parbleu, j'y pensais. Marchons vite, nous aurons tout le temps de causer après.
Au bout de cinq minutes, la porte du cachot s'ouvrit sur Belle-Rose. C'était une salle basse attenante à la caserne des artilleurs. Les fenêtres étaient grillées et garnies en outre de gros barreaux. L'une d'elles avait vue sur le chemin de ronde, où se promenait un soldat le mousquet sur l'épaule.
Belle-Rose sourit.
—Voilà une résidence judicieusement choisie. On n'en sort que pour entrer dans l'éternité.
—Bah! qui sait! murmura la Déroute.
Le prisonnier le regarda; au moment où il allait parler, le caporal l'arrêta.
—Chut! il y a des oreilles, dit-il en désignant d'un geste la porte où s'étaient groupés trois ou quatre artilleurs. Asseyez-vous, je cours et je reviens.
La Déroute pressa la main de son camarade et sortit. Belle-Rose entendit les verrous grincer dans leur gâche et sonner sur les dalles du perron le mousquet d'une sentinelle. Les dernières paroles du caporal occupaient son imagination; il s'assit sur le bord d'un mauvais lit de camp et laissa tomber sa tête entre ses mains.
—C'est une folle espérance, pensait-il, et d'ailleurs, pourquoi espérer?… maintenant surtout!
Un soupir entr'ouvrit les lèvres du soldat, son esprit s'égara sous les fraîches avenues d'un parc, il vit un fantôme adoré passer entre les fleurs et ferma les yeux pour mieux voir. Tout à coup, la porte cria sur ses gonds, et la Déroute entra.
—Vous dormez? dit-il en posant la main sur l'épaule de Belle-Rose.
—Non… je rêvais, reprit le soldat; je me croyais à Saint-Omer, chez mon père.—Une légère rougeur colora son front. Cette rougeur était comme un voile où s'enveloppait la tristesse de son souvenir. Il avait dit Saint-Omer et il pensait Saint-Ouen.
—Eh bien, moi, je viens de chez le capitaine! Eh! il fait bien les choses!
—Vraiment!
—Par amitié pour vous, et afin que vous ne souffriez pas longtemps du cachot, il avance le jugement et l'exécution. Nous parlions de quatre jours… vous serez fusillé dans quarante-huit heures.
XVI
LA VEILLE DU DERNIER JOUR
Aux paroles du caporal, Belle-Rose regarda la campagne qui s'étendait au loin toute rayonnante des splendeurs d'un beau jour. Le caporal saisit ce regard au vol.
—C'est-à-dire que vous serez fusillé si je le veux bien, reprit-il.
—Est-ce à toi qu'est échue la présidence du conseil de guerre? lui demanda le captif en riant.
—Je commande la place, et il ne sera pas dit que je n'aurai rien fait pour vous sauver de leurs mousquets. J'ai mon projet, et du diable si je ne l'exécute pas!
Belle-Rose, étonné, se tourna vers le caporal qui, tout en parlant, venait de verrouiller la serrure.
—Deux précautions valent mieux qu'une, reprit la Déroute, fermons la porte et parlons bas. Voilà une chaise, asseyez-vous, et surtout écoutez-moi bien.
Le caporal s'assit à côté du sergent et continua en ces termes:
—M. de Nancrais m'a remis la garde du poste. C'est ce que je voulais. Le conseil de guerre s'assemble demain matin; vous serez condamné demain soir, et après la signification de la sentence, on vous conduira au cachot de la prévôté, où vous serez confié aux mains du prévôt de la compagnie, et le lendemain, à midi, aux yeux de toute la garnison, on vous passera par les armes.
—Je te remercie de ces détails, mon ami, ils m'intéressent beaucoup, dit Belle-Rose.
—Écoutez jusqu'au bout: le reste vous intéressera davantage. Si j'attendais que le prévôt eût fermé la porte de son cachot sur vos talons, vous comprenez que l'intervention du caporal la Déroute ne vous serait plus très utile; ceux que le prévôt tient, il ne les lâche guère. Mais entre cette prison honnête où nous causons et son cachot maudit, il y a vingt-quatre heures. C'est plus de temps qu'il ne m'en faut pour vous faire évader.
Belle-Rose sauta sur sa chaise.
—Évader! s'écria-t-il.
—Sans doute! Croyez-vous donc que le caporal la Déroute soit de ceux qui oublient leurs amis! Je vous aime, moi, c'est mon idée, et je vous sauverai.
—Et tu te feras fusiller!
—Qu'est-ce que ça vous fait, si ça m'arrange? Mais on ne me tient pas encore. Je décampe avec vous.
—Toi aussi?
—Certainement. Mon projet est joli, vous allez en juger. Les hommes qui doivent composer la garde de nuit sont tous de notre escouade: je m'en suis informé; ce sont de bons camarades qui voudraient vous voir au diable. Quand ils seront réunis, les armes en faisceau, je les ferai ranger en cercle, et leur dirai quelque chose comme ceci: «Enfants! il y a là dedans un brave sergent qui nous a bien souvent donné des permissions de dix heures quand nous méritions de la salle de police!—C'est vrai! répondront-ils.—Certes oui, c'est vrai! répondrai-je alors; aussi, camarades, il faut que chacun ait son tour; il nous a envoyés promener, donnons-lui de l'air. Vous allez aller dormir, je lui ouvrirai la porte, vous ne verrez rien, et il s'en ira. C'est votre caporal qui vous l'ordonne. Allez vous coucher.»
—Et tu crois qu'ils dormiront?
—C'est-à-dire qu'ils se mettront les poings dans les yeux, et les pouces dans les oreilles; je les connais. Cinq minutes après, nous filerons comme des perdreaux par les champs. Que pensez-vous du projet?
—Il est charmant; j'y vois seulement une difficulté.
—Laquelle?
—C'est qu'il ne me plaît pas de m'échapper.
Ce fut au tour du caporal de sauter sur sa chaise.
—Il ne vous plaît pas?… Allons, vous plaisantez!
—Non, je parle sérieusement; c'est mon idée.
—Eh bien! chacun la sienne; il vous convient de rester, il me convient d'ouvrir la porte.
—Alors, tu partiras seul.
—Point, j'attendrai.
—Mais on t'arrêtera au point du jour.
—J'y compte bien.
—Et on te fusillera.
—Je le pense aussi.
—Va-t'en au diable!
—J'aime mieux rester.
Belle-Rose se leva et fit quelques tours dans la prison à grands pas. La Déroute, renversé sur sa chaise, jouait avec ses pouces. Le sergent s'arrêta devant cette honnête figure tout à la fois placide et résolue.
—Mon ami, lui dit-il en lui prenant la main, ce que tu veux faire là est de la folie.
—Pas plus que ce que vous ne voulez pas faire.
—Tu es donc tout à fait décidé?
—Parfaitement. J'étais piqueur, je suis caporal, je serai mort, voilà tout.
—Mais, en supposant que j'accepte, as-tu réfléchi aux difficultés de ton projet?
—Dame! si on pensait à tout, on ne tenterait jamais rien!
—Il y a la sentinelle du chemin de ronde.
—C'est un risque à courir.
—Les patrouilles qui vont et viennent autour des remparts.
—C'est leur métier de voir les gens, ce sera le nôtre de les éviter.
—On nous rattrapera avant que nous ayons gagné la frontière.
—A la grâce de Dieu!
Belle-Rose frappa du pied. Le caporal continuait à faire tourner ses pouces.
—Après tout, fais ce que tu voudras! s'écria le sergent; si tu es fusillé, ce sera ta faute.
—C'est convenu, dit la Déroute, et il se leva.
Le jour finissait et l'heure du dîner était venue. Le caporal sortit pour remplir les devoirs de sa charge. Il avait à veiller à la fois sur la gamelle et sur son prisonnier. A peine eut-il passé la porte, que Belle-Rose, tirant un crayon de sa poche, écrivit à la hâte quelques mots sur un bout de papier. Quand il eut fini, il s'approcha de la fenêtre grillée qui donnait sur le préau; un sapeur était auprès.
—Veux-tu me rendre un service, camarade? lui dit Belle-Rose.
—Si la consigne me le permet, volontiers.
—Prends donc cette lettre et porte-la tout de suite à M. de Nancrais. S'il n'était pas chez lui, cherche-le jusqu'à ce que tu l'aies trouvé, et ne reviens pas sans la lui avoir remise en mains propres.
—C'est donc pressé?
—Un peu. Il y va de la vie d'un homme.
—Je cours.
M. de Nancrais, tout entier à la douleur que lui causait la mort de son frère, avait donné l'ordre qu'on ne le dérangeât point; mais au nom de Belle-Rose il fit introduire le sapeur et prit la lettre. Elle ne contenait que ces lignes:
«Capitaine, si vous n'étiez pas M. de Nancrais, je ne vous dirais rien de ce qui s'est passé entre le caporal la Déroute et moi; mais en vous confiant ce secret, je suis bien sûr qu'au lieu de le punir, vous empêcherez mon pauvre camarade de se perdre: la Déroute compte me faire évader cette nuit. J'ai vainement tenté de le dissuader, il persiste et s'expose à être fusillé pour me sauver. Je ne tiens plus à la vie, et quoi qu'il fasse, je suis résolu à subir mon sort, mais je ne veux pas le lui faire partager. C'est un honnête homme que je serais désespéré de voir mourir. Protégez-le contre lui-même.
«BELLE-ROSE.»
M. de Nancrais froissa la lettre.
—Va dire à Belle-Rose que je ferai ce qu'il demande, dit-il au sapeur qui tourna sur ses talons.
—C'est un vrai coeur de soldat! s'écria M. de Nancrais quand il fut seul; mon frère et lui, l'un après l'autre! Il n'y a que les bons qui meurent!
Et le capitaine, exaspéré, brisa d'un coup de poing une petite table contre laquelle il s'appuyait.
Une heure après le retour du sapeur, Belle-Rose vit entrer le caporal la
Déroute dans sa prison. Le pauvre caporal avait la mine effarée.
—Nous sommes trahis! dit-il en tombant sur une chaise.
—Vraiment! répondit Belle-Rose en affectant une grande surprise.
—Le capitaine a tout appris. Quelque méchant artilleur nous aura entendus! J'avalais ma soupe lorsqu'un canonnier de planton est venu de la part du capitaine m'ordonner de me rendre à l'instant chez lui. Je pars. A peine sommes-nous seuls, que M. de Nancrais me fait signe d'approcher. «Je sais tout», me dit-il. A ces mots je me trouble et balbutie une réponse à laquelle je ne comprenais rien moi-même. «Paix, reprend-il. Je n'ai pas de preuves, tu ne passeras donc pas devant un conseil de guerre; mais pour t'ôter l'envie de recommencer, je t'envoie à la salle de police. Tu y resteras trois jours… Si tu n'étais pas un bon soldat, je t'aurais fait goûter des verges… Prends ceci et marche.» Je sors tout étourdi et trouve dehors trois canonniers qui me ramènent ici… Pendant la route, j'examine ce que le capitaine m'avait mis dans la main: c'était une bourse où j'ai compté une douzaine de louis… La salle de police et de l'or, tout à la fois, je n'y comprends plus rien. Le sergent qui m'a remplacé dans le commandement du poste m'a permis d'entrer un instant… Quelle aventure!
—Il ne faut point s'en désoler… Nous n'aurions pas réussi.
—Bah! la nuit est noire et les jambes sont bonnes!
—J'aime mieux te voir en prison… Tu risquais ta vie et je ne tiens pas à la mienne.
—Ce soir, c'est possible; mais demain!… Tenez, je ne m'en consolerai jamais.
Un coup de crosse appliqué à la porte l'interrompit.
—On me rappelle, dit la Déroute… Déjà!
Il se leva et fit deux tours dans la chambre. Un second coup de crosse l'avertit de se hâter.
—Bon! s'écria-t-il, voilà mes trois canonniers qui ont peur de s'enrhumer! Adieu, sergent.
—Veux-tu m'embrasser, mon ami?
—Si je le veux! je n'osais pas vous le demander!
La Déroute sauta au cou de Belle-Rose et le tint longtemps serré entre ses bras.
—Et dire que je ne vous verrai plus! s'écria-t-il en sanglotant.
—Si, là-haut! dit Belle-Rose en montrant le ciel du doigt.
—C'est bien loin!
Un troisième coup de crosse cogna contre la porte. La Déroute y courut, l'ouvrit vivement et disparut. Il étouffait. Lorsque Belle-Rose n'entendit plus le bruit des pas cadencés de la petite escorte, il prit dans sa poche le pli de M. d'Assonville et en lut le contenu. C'était une sorte de testament par lequel le jeune capitaine instituait Belle-Rose l'exécuteur de ses dernières volontés en lui révélant l'existence d'un enfant qu'il avait eu de Mlle de La Noue avant qu'elle se fût mariée avec le duc de Châteaufort. Cet enfant avait disparu, et M. d'Assonville chargeait Belle-Rose de le réclamer, en lui remettant les divers papiers qui pouvaient l'aider dans ses recherches. Belle-Rose n'acheva pas cette lecture sans être obligé de l'interrompre dix fois. Des larmes brûlantes sillonnaient ses joues. Il sentait sa vie s'échapper par les blessures de son coeur. Le nom de Geneviève, ce nom plein d'horreur et d'enivrement, revenait sans cesse à ses lèvres mêlé à celui de M. d'Assonville, et pour échapper au désordre de ses pensées, le souvenir de Suzanne était le seul asile où son âme saignante pût se réfugier. Mais Suzanne aussi n'était-elle pas perdue pour lui! C'était donc de toutes parts des espérances fauchées. Les fleurs de sa jeunesse s'étaient flétries à peine écloses, et dans sa courte vie, que des balles allaient sitôt finir, il ne voyait rien que douleurs funèbres et luttes stériles.
—Que la volonté de Dieu soit faite! dit-il, et se jetant à genoux, il pria.
Quand les premières lueurs du jour éclairèrent les pâles coteaux, Belle-Rose écrivait encore. Devant lui étaient quelques lettres adressées à Mme d'Albergotti, à Claudine, à son père, Guillaume Grinedal, à Cornélius Hoghart, à Mme de Châteaufort et à M. de Nancrais. Plus calme et raffermi, il se jeta sur le lit de camp en attendant l'heure du conseil de guerre. A neuf heures du matin, un piquet de sapeurs s'arrêta à la porte du cachot. Un officier parut sur le seuil l'épée à la main, et fit signe à Belle-Rose d'avancer. Cinq minutes après, il entrait dans la salle du conseil de guerre, que présidait le major du régiment. M. de Nancrais était assis à la droite du major. Sa physionomie paraissait calme; il était seulement très pâle. Devant une table, vis-à-vis du major, on voyait un greffier. Le piquet se rangea en face du tribunal élevé sur une espèce d'estrade, et Belle-Rose se tint debout, un peu en avant. Le fond de la salle était tout rempli de curieux, parmi lesquels on remarquait un grand nombre de soldats. A l'arrivée du sergent, un grand mouvement se fit dans cette foule; un grand silence lui succéda bientôt. Le greffier donna d'abord lecture de l'acte d'accusation, duquel il résultait que le sergent Belle-Rose, après avoir blessé grièvement son lieutenant, s'était rendu coupable du crime de désertion. Après cette lecture, le major passa à l'interrogatoire du prisonnier.
—Votre nom, dit-il.
—Jacques Grinedal, dit Belle-Rose, sergent dans la compagnie de M. de
Nancrais.
A son nom, M. de Nancrais tressaillit, et pendant la suite de l'interrogatoire, il resta la tête inclinée entre ses mains.
—Votre âge? reprit le président.
—Vingt-trois ans.
Après que le greffier eut consigné ces diverses réponses sur le procès-verbal, on demanda à Belle-Rose s'il n'avait pas blessé de deux coups d'épée son lieutenant, M. le chevalier de Villebrais, en un lieu voisin de Neuilly. Belle-Rose répondit affirmativement à cette question; mais pour la justification de son honneur de soldat, il pria le tribunal de vouloir bien l'entendre, et, sur l'autorisation du major, il raconta la scène à la suite de laquelle le duel avait eu lieu. Cette déclaration fut écoutée dans un profond silence. Une vive rumeur parcourut l'assemblée. Le peuple absolvait le soldat.
Le major prit sur la table du conseil une liasse de papiers:
—Les aveux de l'accusé Belle-Rose, dit-il, sont conformes aux déclarations écrites et signées qui nous ont été envoyées de Paris: l'une provient du cocher qui a conduit le sergent et sa soeur; l'autre est d'un gentilhomme irlandais, Cornélius Hoghart, qui a été témoin du combat. Elles n'ont point été démenties par M. de Villebrais, à qui elles ont été transmises et dont nous regrettons l'absence en ce moment.
Après l'audition de ces faits, le conseil de guerre, considérant l'action de Belle-Rose comme un cas de légitime défense, écarta l'accusation d'attentat contre la personne d'un officier. Le crime de désertion restait seul en cause.
—Après votre duel avec le lieutenant de Villebrais, pourquoi ne vous êtes-vous pas rendu à Laon, où se trouvait alors votre compagnie? reprit le major.
—C'était mon intention d'abord, mais un accident m'en a empêché.
—Une blessure peut-être?
—Oui, major.
—Mais vous pouviez écrire, et vous mettre en route après votre guérison.
—C'est vrai.
—En restant au lieu où vous étiez, vous vous rendiez coupable du crime de désertion, le saviez-vous?
—Je le savais et me reconnais coupable.
—Avez-vous du moins quelques explications à nous donner sur les causes de votre absence?
Belle-Rose secoua la tête. Le major échangea quelques mots avec les membres du conseil de guerre, et, se tournant vers Belle-Rose, lui demanda s'il n'avait rien à ajouter pour sa défense. Sur sa réponse négative, il donna l'ordre de le reconduire à sa prison. Le piquet d'infanterie sortit avec l'accusé, la salle fut évacuée, et le conseil entra en délibération.
Vers le soir, le sergent de garde ouvrit la porte de la prison.
—Debout, camarade, et suivez-moi, dit-il.
—Où me conduisez-vous? demanda Belle-Rose.
—Dame! en un lieu où l'on ne va guère qu'une fois.
—Au cachot de la prévôté?
Le sergent inclina la tête.
—Bien! reprit Belle-Rose; je comprends.
Quatre canonniers le placèrent entre eux et le conduisirent au cachot, qui n'était pas dans le même corps de logis. C'était une salle voûtée, petite, étroite et recevant le jour par deux lucarnes garnies de forts barreaux de fer. Un grabat était dans un coin, un banc contre le mur et un christ en bois cloué en face de la porte. C'était un lieu sombre, humide et froid, quelque chose comme l'antichambre d'un sépulcre. Le prévôt du régiment reçut Belle-Rose et coucha son nom sur les registres du cachot. Un moment après, l'aide-major et le greffier du conseil entrèrent. Le greffier tenait un papier à la main. Belle-Rose se découvrit, et les sentinelles présentèrent les armes. Des flambeaux attachés à des branches de fer fichées dans le mur furent allumés, et à la clarté rougeâtre qui faisait étinceler l'épée nue de l'aide-major et les mousquets des soldats, le greffier donna lecture de l'arrêt du conseil de guerre. L'arrêt portait en substance que le nommé Jacques Grinedal, dit Belle-Rose, ci-devant sergent de la compagnie de Nancrais du corps des canonniers, se trouvant atteint et convaincu du crime de désertion, le conseil de guerre, assemblé dans la ville de Cambrai, le condamnait, conformément aux ordonnances militaires, à la peine de mort. Après cette lecture, le greffier demanda à Belle-Rose s'il n'avait rien à déclarer.
—Rien, monsieur; je désirerais seulement savoir à quel genre de mort le conseil m'a réservé?
—Le conseil, appréciant votre bonne conduite et vos antécédents, a décidé qu'au lieu d'être pendu vous seriez fusillé.
—Veuillez, monsieur, remercier le conseil. En m'accordant de ne point mourir d'une mort infamante, il m'octroie la seule grâce que j'ambitionnais. A quelle heure l'exécution?
—Demain matin, à onze heures.
—Je serai prêt, monsieur.
—Si vous êtes de notre sainte religion, vous plaît-il d'avoir un confesseur, afin d'être en état de paraître devant Dieu au moment de quitter les hommes?
—J'allais vous en faire la prière.
Le greffier fit signe au prévôt, qui sortit et revint au bout de dix minutes avec un prêtre. Tout le monde se retira, et quand la porte se fut refermée, Belle-Rose demeura seul avec l'homme de Dieu.
XVII
LA MAIN D'UNE FEMME
Le lendemain, à dix heures, le prévôt entra dans le cachot. Belle-Rose dormait couché sur le grabat; après une nuit passée en pieuses exhortations, la fatigue du corps l'avait emporté sur les angoisses de l'esprit. Le prêtre priait, agenouillé sous l'image du Christ. Le prévôt frappa sur l'épaule du condamné.
—Debout, sergent, dit-il, voici l'heure.
Belle-Rose se leva soudain. Le prêtre s'avança vers lui.
—Mon père, pardonnez-moi mes fautes, lui dit le soldat en pliant les genoux.
Le prêtre leva les mains vers le ciel.
—Condamné par les hommes, je vous absous devant Dieu, dit-il; vous avez souffert, allez en paix.
Et du doigt il traça le signe de la rédemption sur le front du patient. Puis le prêtre et le soldat s'embrassèrent. Belle-Rose portait encore les vêtements qui lui avaient été donnés par Mme de Châteaufort. Il ôta son justaucorps, qui était en drap de soie rouge avec des brandebourgs, et pria le prévôt de lui permettre d'en faire présent au geôlier; quant à l'argent qu'il portait dans sa ceinture, il le lui remit pour être distribué aux soldats de garde.
—J'en excepte cinq louis, dit-il, que je destine aux fusiliers; je leur dois bien quelque chose pour la peine.
Un lieutenant en grande tenue parut sur le seuil de la porte.
—Sergent Belle-Rose, en avant! dit-il.
Vingt canonniers en tenue de campagne attendaient le condamné. Tous étaient mornes, et tous baissèrent les yeux au moment où Belle-Rose parut, accompagné du prêtre qui se tenait à sa droite. Le lieutenant lui-même paraissait ému et mâchait ses moustaches. Belle-Rose salua l'officier d'abord, puis les soldats, dont les rangs s'ouvrirent pour le recevoir. Le signal fut donné, et la troupe se mit en marche. Le sergent portait une veste de moire blanche à réseaux d'or qui serrait sa taille et rehaussait sa bonne mine; sa tête était nue, et ses cheveux, qu'il avait très longs, flottaient en boucles autour de son cou. Une moitié de la compagnie était rangée en dehors de la caserne des canonniers, sous les ordres du premier lieutenant. Elle s'aligna et prit le chemin des remparts. Un silence profond régnait dans les rangs. De temps à autre, un soldat toussait et portait la main à ses yeux. Belle-Rose souriait à ses camarades. Les rues par où le cortège s'avançait étaient pleines de monde; on en voyait partout, le long des maisons, devant les portes, aux fenêtres, sur le pas des boutiques. Tous les regards cherchaient le condamné, mille exclamations sortaient du milieu de la foule, la pitié se lisait sur tous les visages. La démarche de Belle-Rose était assurée et sa figure calme et fière; un mélancolique sourire effleurait sa bouche. En le voyant si jeune et si beau, le peuple s'émouvait: les femmes surtout, dont le coeur est plus tendre, exprimaient tout haut les sentiments de commisération qui baignaient leurs paupières de larmes inaperçues.
—Qu'il est jeune et qu'il est beau! disaient-elles. Aura-t-on bien le courage de le tuer?
Et celles qui le plaignaient ainsi se haussaient sur la pointe des pieds pour le voir plus longtemps. Belle-Rose entendait toutes ces paroles, saisissait tous ces regards, ils arrivaient à son coeur, l'attristaient et le consolaient à la fois. Plusieurs dames étaient penchées sur un balcon, au coin d'une rue; l'une d'elles, qui tenait une rose à la main, la laissa choir en faisant un geste de pitié. Belle-Rose ramassa la fleur, et, la portant à ses lèvres, salua la dame. Quelques-unes des personnes qui étaient sur le balcon, tout émues et sans penser à ce qu'elles faisaient, s'inclinèrent à leur tour. Quant à la dame à qui la fleur avait appartenu, elle se couvrit tout à coup le visage de son mouchoir, et se mit à pleurer. Le cortège marchait toujours; mais Belle-Rose tourna la tête jusqu'à ce qu'il eût dépassé l'angle de la rue pour voir encore la femme, qui était jeune et jolie.
—Pensez aux choses du ciel, mon fils! lui dit le prêtre, qui avait suivi ce regard.
—Oui, mon père, mais j'ai vingt ans! répondit Belle-Rose avec un doux sourire.
La voix du soldat semblait dire: Le ciel est si loin et la terre est si belle!
Le bon prêtre soupira.
—C'est le démon qui vous tente! reprit-il.
—Non, mon père, c'est mon coeur qui se détache.
Tous les charmants visages de femmes qu'il voyait rappelaient à Belle-Rose ou Suzanne ou Geneviève. Au détour de la rue, le prêtre lui montra le ciel; le patient y porta les yeux, car il n'apercevait plus le balcon. Le cortège avançait lentement au milieu de la foule qui grossissait de minute en minute. Cependant il atteignit la porte de la ville et se dirigea vers un champ de manoeuvres, où mille ou douze cents hommes étaient rangés en bataille. M. de Nancrais était à cheval à la tête de sa compagnie. Les armes étincelaient au soleil, et tout le peuple de Cambrai couvrait le talus des remparts et les abords du champ de manoeuvres. Quand le cortège parut hors des portes, le tambour battit aux champs, les officiers tirèrent l'épée, et la troupe porta les armes. Belle-Rose leva son front un instant incliné sous le poids des souvenirs, et promena un regard ferme sur les rangs des soldats, où mille éclairs scintillaient. Au moment où son escorte pénétrait dans l'enceinte fatale, un bruit confus s'éleva du milieu de la foule, mille têtes s'agitèrent, et des cris lointains retentirent tout à coup. Le peuple qui sortait de Cambrai se précipita de toutes parts, et ses flots pressés vinrent battre le détachement qui conduisait Belle-Rose.
—Grâce! grâce! criait-on, et ce mot seul dominait la rumeur immense qui se faisait.
Croyant qu'on voulait délivrer le prisonnier par la violence, le lieutenant qui commandait l'escorte ordonna de serrer les rangs et d'apprêter les armes. Mais au moment où l'ordre allait être exécuté, on vit s'élancer par la porte de Cambrai un homme à cheval. L'homme était tout couvert de boue et de poussière; le cheval haletait, et ses flancs, blancs d'écume, étaient tout tachetés de gouttes de sang. Le cavalier, n'ayant plus de voix pour crier, brandissait en l'air un papier scellé de cire rouge. La foule s'écartait sur son passage avec mille cris de joie, et le cavalier arrivait au galop, tandis que M. de Nancrais courait, l'épée à la main, vers le cortège dont les rangs s'ouvrirent. Le cheval passa comme la foudre et vint tomber aux pieds du major; mais déjà le cavalier, debout, présentait le papier timbré du grand sceau royal. Les officiers se groupèrent autour du major; la foule se tut, et mille soldats, oubliant la discipline, penchèrent la tête en avant. Ils ne pouvaient rien entendre, et ils écoutaient. Le désordre était partout. Tout à coup le cercle des officiers se rompit, et M. de Nancrais, tenant le papier d'une main et son chapeau de l'autre, partit ventre à terre. En un instant, il fut devant le front du détachement et s'arrêta. Son visage, une heure avant si morne, rayonnait. Il agita son chapeau dans les airs, et, d'une voix tonnante, cria: Vive le roi! On ne savait point encore de quoi il s'agissait, et tous les soldats et tout le peuple répondirent tous à la fois, et le cri de: Vive le roi! roula comme un coup de tonnerre des remparts aux campagnes. Puis le silence se fit partout. On entendait l'alouette chanter au fond du ciel. M. de Nancrais se dressa sur ses étriers.
—Sergent Belle-Rose, approchez! s'écria-t-il.
Belle-Rose fit dix pas en avant.
—Jacques Grinedal, dit Belle-Rose, sergent dans la compagnie des canonniers, continua M. de Nancrais, le roi notre maître, par une marque toute-puissante de sa bonté, te quitte et décharge de la peine de mort que tu as encourue pour crime de désertion, et permet que tu reprennes l'habit et les insignes de ton grade. Ainsi soit fait selon sa volonté! Vive le roi!
Toute la troupe répéta ce cri en mettant les chapeaux au bout des fusils, et la foule battit des mains avec des transports de joie. Il ne tenait qu'à Belle-Rose de se croire un personnage d'importance, tant l'allégresse publique se manifestait bruyamment. La jeunesse, la bonne mine, le courage du condamné, l'avaient pour une heure transformé en héros. Mort, on l'aurait oublié le lendemain; vivant, la foule trépignait d'enthousiasme. Mais Belle-Rose ne pensait à rien. Ce qu'il venait d'entendre lui paraissait un rêve. M. de Nancrais ne songeait pas cette fois à dissimuler son contentement. A la face de toute la garnison il embrassa le sergent, que ce témoignage d'affection toucha plus que tout le tumulte dont il était l'objet. En ce moment, le cavalier qui avait apporté la bienheureuse nouvelle s'approcha de Belle-Rose, et, le tirant par la manche de sa veste, lui dit doucement:
—Et moi, ne m'embrasserez-vous pas?
Belle-Rose, en se retournant, se trouva dans les bras de Cornélius
Hoghart.
Une demi-heure après la scène que nous venons de raconter, Belle-Rose, qui avait eu beaucoup de peine à se soustraire aux transports du peuple qui le voulait porter en triomphe, Cornélius Hoghart et M. de Nancrais étaient réunis au logis du capitaine.
—Vous avez sans doute à causer, dit M. de Nancrais aux deux amis; Belle-Rose a bien gagné pour aujourd'hui une permission de dix heures, restez ensemble et dînez tout à votre aise, ici ou ailleurs, comme vous l'entendrez. Des papiers viennent de m'arriver de Paris, je vais les examiner.
La mort, qu'il avait vue de si près, rendait la vie plus douce à Belle-Rose. Si les mêmes causes de douleur subsistaient, le don volontaire qu'il avait fait de sa jeune existence lui semblait un sacrifice suffisant, après quoi le désespoir n'avait plus le droit de lui rien demander. Le sacrifice avait été offert, la fortune l'avait refusé, Belle-Rose et le sort étaient quittes. Il se passe souvent au fond des âmes, même les plus sincères, de ces sortes de compromis qui expliquent les choses en apparence les plus inexplicables. Le sergent, miraculeusement sauvé, ne se rendit pas compte du mouvement mystérieux qui s'opérait en lui; mais à la vue de Cornélius, qui lui tendait la main par-dessus la table, il prit un verre de vin d'Espagne, l'avala d'un trait, et, le coeur bondissant, il comprit qu'il y avait encore dans l'avenir place pour la jeunesse, l'espérance et l'amour.
—Je vous dois donc la vie! s'écria Belle-Rose en pressant la main du gentilhomme irlandais. Un jour mon honneur, le lendemain ma tête; si vous continuez de ce train-là, comment voulez-vous que je m'acquitte jamais?
—Il vous sera plus aisé de le faire que vous ne pensez, répondit
Cornélius.
—Parlez donc bien vite!
—Tout à l'heure il en sera temps. Si vous consentiez tout de suite, je serais trop tôt votre débiteur. Et d'ailleurs, de cette dette dont vous parliez à l'instant, vous ne me devez guère que la moitié.
—La moitié seulement?
—Eh! sans doute! Ce parchemin qui vous a sauvé des balles, je l'ai apporté, mais je ne l'ai pas obtenu.
—Quoi! ce n'est pas vous…
—Eh! mon Dieu, non.
—Mais qui donc, alors?
—Parbleu! quelqu'un qui a l'air de vous aimer furieusement.—Belle-Rose rougit.
—Vous comprenez? reprit Cornélius.
—Non vraiment, je cherche…
—Si vous cherchez, c'est que vous avez trouvé… Faut-il vous nommer madame…
—La marquise d'Albergotti?
—Non pas… la duchesse de Châteaufort.
A ce nom, Belle-Rose tressaillit.
—Sans elle, vous seriez mort déjà! reprit Cornélius. Quelle reconnaissance ne lui devez-vous pas! Que n'a-t-elle pas fait pour vous sauver!
Le nom de Mme de Châteaufort venait de rendre aux pensées de Belle-Rose toute leur agitation. Il inclina la tête et garda le silence.
—C'est une curieuse histoire, continua Cornélius. Où les hommes ne peuvent rien, les femmes peuvent tout!… Je ne sais pas de meilleur passe-partout qu'une main blanche; cela ouvre tout à la fois les consciences et les serrures. Quand votre lettre arriva à Paris, où je demeurais sans trop savoir pourquoi, continua l'Irlandais en rougissant un peu, elle me plongea dans un grand embarras. Que faire et où aller? Je commençai par courir à la campagne, chez votre soeur, Mlle Claudine…
—Ah! fit Belle-Rose, qui ne put s'empêcher de remarquer l'émotion du gentilhomme à ce nom.
—Oui; c'est une jeune personne qui a plus de sens que n'en promettent ses yeux gais et son sourire espiègle. J'attendais d'elle un bon conseil et la trouvai dans les larmes; elle avait, comme moi, reçu un billet où vous lui marquiez votre intention de vous présenter devant le conseil de guerre de Cambrai. Elle se serait bien adressé à Mme d'Albergotti; malheureusement le mari de cette dame était à Compiègne, et vous auriez eu dix fois le temps d'être fusillé avant que son intervention vous pût être de quelque secours. Ne sachant trop à quel parti m'arrêter, je pris au hasard, et vraiment sans savoir où j'allais, le chemin de l'hôtel de M. de Louvois. Je passe sous la porte cochère, je monte un escalier, et j'entre dans une salle où plusieurs personnes étaient réunies. Une porte était en face de moi, je m'avance, lorsqu'un huissier se lève.—Que désirez-vous? me dit-il.—A ces mots, une résolution désespérée s'impose à mon esprit.—Ne pourrais-je pas parler à Son Excellence monseigneur le ministre? dis-je à l'huissier.—Monseigneur est en affaires; mais vous entrerez à votre tour; quel nom dois-je annoncer à Son Excellence?—Elle ne me connaît pas.—Vous avez bien alors une lettre d'introduction, un ordre d'audience?—Je n'ai rien.—Il m'est, dans ce cas, tout à fait impossible de vous introduire auprès de monseigneur le ministre.—Cependant…—N'insistez pas, ma consigne me le défend.—Sur ces entrefaites, la porte s'ouvre, un gentilhomme se retire, un autre se présente, l'huissier me quitte et je reste livré à mes réflexions. Toutes les personnes qui attendaient entraient les unes après les autres, l'heure s'écoulait, le désespoir s'emparait de moi.
—Pauvre Cornélius! murmura Belle-Rose.
—J'allais, dans ma détresse, me décider à partir pour Saint-Germain, et me jeter aux pieds du roi, lorsque tout à coup une dame passe la porte en se dirigeant vers le cabinet du ministre. L'huissier se lève et s'incline avec respect.—M. de Louvois? dit la dame.—Monseigneur est en affaires.—Dites-lui mon nom, j'ai à lui parler à l'instant.—L'huissier disparaît. Il y a des accidents de mince apparence qui sont une révélation. L'accent et le mouvement de la dame me font comprendre sa toute-puissance.—Madame! m'écriai-je en allant à elle, daignez m'accorder une grâce.—Qu'est-ce? dit-elle en se retournant.—Je demeurai une minute ébloui. Le regard de cette dame était impérieux, sa lèvre hautaine, sa joue pâle; mais elle était belle comme une reine des contes de fées.—Madame, repris-je, il s'agit d'un pauvre sergent qui a déserté.—Alors elle s'approche et me regarde.—Il a un vieux père, une jeune soeur, il a vingt ans…—Son nom? dit-elle en m'interrompant.—Belle-Rose.—La dame pousse un cri et chancelle. Je m'élance pour la soutenir, mais elle, déjà remise de son trouble, me tend la main.—Et vous veniez pour le sauver?… Vous êtes un brave gentilhomme!—Le regard ardent de cette femme s'était mouillé, il me semblait qu'une larme tremblait au fond de sa paupière.—Mais c'est tout naturel, lui dis-je, je l'aime et j'aime sa soeur.
Cornélius rougit et s'arrêta brusquement comme un cheval qui vient de mettre le pied sur la pente d'un précipice. Belle-Rose releva sa tête. Un doux sourire éclairait son visage depuis une heure assombri.
—Le voilà donc, ce grand secret?
—L'ai-je dit? eh bien! soit; je le confirmerai tout à l'heure; en attendant, laissez-moi continuer mon histoire; ce sera tout à l'heure le tour de la mienne. Je crois bien que la dame ne m'entendit pas, car elle reprit:—Mais quel risque court-il?—Le risque d'être fusillé, voilà tout.—Elle pâlit.—Oh! s'écria-t-elle, on fusille donc encore?—On fusille toujours.—Que faire alors? Si je lui faisais délivrer son congé, ou bien si on obtenait qu'il ne fût pas mis en jugement?—Avant que cet ordre n'arrive, il sera condamné.—Mon Dieu! un conseil, un conseil! mais j'étais venue pour lui, moi!—Eh bien, madame, ce qu'il nous faut, c'est sa grâce.—Sa grâce! je l'aurai… mais qui la portera?—Moi; si je ne suis pas tué en route, j'arriverai à temps pour le sauver.—Attendez-moi là… Je reviens tout à l'heure!—Celle qui parlait disparut soudain par la porte que l'huissier venait d'entr'ouvrir. Je restai seul quelques minutes qui me parurent un siècle. Mille réflexions accablantes désolaient mon esprit. Cette inconnue avait-elle bien la puissance que je lui supposais? l'intérêt qu'elle semblait vous témoigner était-il bien réel? Cependant la porte se rouvrit et la dame revint. Je ne vis rien cette fois que le parchemin qu'elle tenait du bout de ses doigts de neige.—Tenez, me dit-elle, le sceau royal est là, c'est sa vie que vous tenez. Partez!—Son visage rayonnait. Je m'inclinai sur sa main que je baisai.—Votre nom, madame, afin que son père et sa soeur et lui-même vous bénissent?—Mon nom? je suis la duchesse de Châteaufort, mais ne le lui dites pas.
—Ainsi, elle voulait me taire son bienfait, dit Belle-Rose.
—Trois fois elle m'a recommandé le plus absolu silence, mais cette promesse je ne l'ai pas tenue… Il n'y a pas de haine ou de faute qu'un pareil service n'efface. Je descendis avec Mme de Châteaufort, son carrosse l'attendait devant l'hôtel.—Faites diligence, me dit-elle, et me serrant la main, elle partit.—Une demi-heure après, je galopais à franc étrier sur la route de Cambrai.
—Et vous êtes arrivé à propos!
—Je ne sais quelle crainte fouettait mon âme, tandis que j'éperonnais mon cheval, mais à chaque relais je précipitais ma course. Une voix me criait que votre vie était suspendue à mon élan, et je passais comme une balle sur la route… N'y pensons plus maintenant… Vous vivez!
—Et c'est à Mme de Châteaufort que je dois cette existence déjà si souvent et de tant de manières tourmentée!
—C'est à elle, et à elle seule! Mais dites-moi, vous la connaissiez donc, madame la duchesse de Châteaufort?
Belle-Rose releva son front chargé de tristesse; toute son âme passa dans ses regards, qu'il attacha sur ceux de Cornélius; puis, prenant les deux mains de son ami, il lui dit avec un accent tout plein d'une indicible émotion:
—Mon frère, mon ami, si je puis compter sur votre attachement, comme vous pouvez compter sur le mien, que jamais le nom de Mme de Châteaufort ne soit prononcé entre nous, et ne me demandez jamais si je l'ai connue. Jamais, entendez-vous!
—C'est bien, dit Cornélius. J'ai tout oublié.
En ce moment, M. de Nancrais entra dans la salle.
—Lieutenant, dit-il, il ne s'agit plus de causer. L'heure du départ va sonner.
—Lieutenant! s'écrièrent à la fois Belle-Rose et Cornélius; à qui parlez-vous, capitaine?
—Mais à vous, Belle-Rose, lisez vous-même.
Et M. de Nancrais tendit au jeune homme un papier revêtu des armes du roi.
—J'ai trouvé ce brevet parmi les papiers qui m'ont été envoyés de
Paris. Il est en règle et vous n'avez qu'à obéir.
—Une lieutenance! à moi! dit Belle-Rose.
—Le ministre fait bien les choses, quand il les fait, reprit M. de Nancrais; la grâce, une promotion et cent louis encore pour votre équipage. En voici l'ordonnance: c'est une somme que le trésorier du régiment vous comptera demain.
M. de Nancrais jouissait de la surprise et de l'émotion de Belle-Rose, dont les regards allaient de Cornélius au capitaine, et du capitaine au brevet.
—Vous aurez la survivance de M. de Villebrais, continua M. de Nancrais, de M. de Villebrais, que le corps des officiers chasse du bataillon en attendant qu'il rende à Dieu compte de ses infamies.
—Fasse le ciel qu'il passe sur mon chemin! s'écria Belle-Rose.
—C'est une querelle dont je prendrais la moitié, dit le capitaine, s'il était digne de notre haine. Mais laissons au temps à faire son oeuvre. La journée qui commençait mal finit bien, Belle-Rose, et les bonnes nouvelles arrivent coup sur coup. Demain nous partons pour la frontière du Nord.
—Est-ce la guerre?
—C'est la guerre, et notre bataillon est attaché au corps d'armée que commande M. le duc de Luxembourg. C'est un vaillant homme de guerre, et sous ses ordres tu trouveras promptement l'occasion d'étrenner ton épée. Tiens-toi prêt; les trompettes sonneront demain au point du jour.
—Parbleu! Belle-Rose, s'écria Cornélius lorsque M. de Nancrais se fut retiré pour veiller aux derniers préparatifs du départ, la fortune vous traite en coquette qu'elle est. Après vous avoir boudé une heure, elle vous accable de faveurs.
—Je n'ai rien fait encore pour les gagner, mais j'espère que les
Espagnols m'aideront à les mériter.
—Maintenant que vos affaires sont en bon chemin, votre lieutenance me permettra-t-elle de lui rappeler les miennes?
—Les vôtres, mon cher Cornélius? mais je les connais aussi bien que vous. Vous aimez une petite fille qui est ma soeur, et à la manière dont vous me regardez, j'ai tout lieu de croire que cette soeur vous rend cet amour de toute son âme.
—C'est ma plus chère croyance.
—C'est fort bien, et je l'approuve d'avoir placé ses affections en si bon lieu. Mais comme elle est une honnête fille, ainsi que vous êtes un honnête homme, je vois d'insurmontables difficultés au dénoûment de cette tendresse mutuelle.
—Et lesquelles, s'il vous plaît?
—D'abord ma soeur est fort roturière, étant la fille d'un simple fauconnier.
—Ceci est une affaire à laquelle ma famille aurait seule le droit de s'opposer, et comme je suis à moi tout seul toute ma famille, vous trouverez bon, j'espère, que ma noblesse s'accommode de votre roture.
—Cependant…
—Assez là-dessus. D'ailleurs, si vous y tenez, n'oubliez pas que vous êtes officier maintenant: l'épée anoblit.
—Soit! mais Claudine n'a presque rien.
—Ce presque rien est si voisin de mon peu de chose, que sans se compromettre beaucoup, ma fortune peut s'allier à sa pauvreté.
—Vous avez une logique qui ne me permet guère de continuer. Voilà mes obstacles à bas.
—C'est sur quoi je comptais; ainsi, vous consentez?
—Il le faut bien, et pour elle, et pour vous, et pour moi! Mais mon consentement ne suffit pas. Il y a de par le monde, près de Saint-Omer, un certain honnête vieillard, qui a nom Guillaume Grinedal, lequel a bien, j'imagine, quelques droits sur Mlle Claudine.
—Parbleu! j'y serai dans vingt-quatre heures!
—Et la poste du roi en sera pour trois ou quatre chevaux fourbus.
—Tant pis pour eux! c'est leur métier de courir.
—Est-ce le nôtre de faire de beaux projets qu'un boulet de canon peut arrêter net?
—Bah! la moitié de la vie se passe à bâtir des plans; c'est autant de gagné sur l'autre.
—Ainsi, vous partirez?
—Demain, au soleil levant. Vous irez en Flandre et moi dans l'Artois.
—Et de là bientôt à Paris?
—Non pas! à l'armée, près de vous.
—Dans nos rangs?
—Sans doute! Un Irlandais est la moitié d'un Français. Nous nous battrons d'abord, je me marierai après.
XVIII
L'ÉTOURDERIE D'UN HOMME GRAVE
La guerre de 1667 fut le prélude de cette grande guerre de 1672, qui s'annonça comme un coup de foudre dans un ciel serein, pour nous servir de l'expression du chevalier Temple à propos de l'invasion de la Hollande. Cent mille hommes s'ébranlant à la fois, traversèrent la Meuse et la Sambre et conquirent la Flandre avec la rapidité de l'éclair. La France présentait alors un magnifique spectacle. Un roi jeune, élégant, amoureux de toutes les choses grandes et glorieuses, attirait à sa cour l'élite des intelligences éparses dans le royaume. Molière et Racine faisaient de la scène française la première scène du monde; Louvois et Colbert administraient les affaires publiques; Condé et Turenne étaient à la tête des armées; les poètes les plus fameux, les écrivains les plus illustres, les femmes les plus célèbres, les plus éminents prélats, une foule d'hommes distingués par leur science, leur esprit, leurs vertus, remplissaient Paris d'un renom qui s'étendait jusqu'aux extrémités de l'Europe. C'était une imposante réunion de généraux, d'orateurs, de savants, de lettrés, de ministres, de grandes dames comme il s'en rencontre rarement dans l'histoire des empires. La France était tout à la fois éclairée, puissante, elle avait la double autorité des armes et des lettres, et sa suprématie s'étendait à toutes choses, à celles de l'esprit comme à celles de la politique: elle commandait par l'épée et gouvernait par la plume. Durant les courts loisirs de la paix, les nations qu'elle avait vaincues pendant la guerre venaient s'instruire à ce foyer de lumières qui rayonne au milieu de l'Europe, dans ce Paris merveilleux qui enfante des philosophes ou des soldats, des livres ou des révolutions pour mener le monde! Louis XIV, conseillé par le cardinal Mazarin, avait signé, le 7 novembre 1659, le traité des Pyrénées, la perte de la bataille des Dunes, la prise de Dunkerque, de Gravelines, d'Oudenarde et d'autres places importantes, ayant décidé l'Espagne à proposer une paix qui fut acceptée. A la paix signée dans l'île des Faisans, Louis XIV gagna la confirmation de l'Artois, le Roussillon, Perpignan, Mariembourg, Landrecies, Thionville, Philippeville, Gravelines, Montmédy et la main de Marie-Thérèse, fille de Philippe IV, infante d'Espagne. Louis XIV, maître chez lui, pensa dès lors à devenir maître dehors. Durant huit années, il s'appliqua à cimenter des alliances, à neutraliser les efforts des puissances dont il pouvait redouter la rivalité, à faire éclater partout la suprématie de la France. L'Espagne a reconnu la préséance de la France à la suite d'une querelle survenue à Londres entre les ambassadeurs des deux pays; le pape Alexandre V est contraint de désavouer, par une éclatante et publique réparation, l'outrage fait à l'ambassadeur de France par sa garde corse; Dunkerque et Mardick sont rachetées aux Anglais pour cinq millions de francs; l'alliance avec les Suisses est renouvelée, Marsal en Lorraine est prise, les pirates d'Alger sont punis, les Portugais soutenus contre les Espagnols, et l'empereur Léopold reçoit un secours de six mille volontaires qui l'aident contre les Turcs et prennent une part glorieuse à la bataille de Saint-Gothard. Cependant le roi de France attendait son heure; les plus habiles généraux commandaient son armée, instruite et aguerrie; la marine était augmentée; il laissait son alliée, la Hollande, s'épuiser dans une guerre stérile et ruineuse contre l'Angleterre, et se tenait prêt à agir, lorsqu'enfin la mort de Philippe IV lui permit d'essayer ses forces. Du chef de sa famille, et en vertu du droit de dévolution, Louis XIV revendiqua les Pays-Bas espagnols. Mais tandis que des préparatifs formidables semblaient menacer l'Europe tout entière, les fêtes remplissaient d'éclat les résidences royales de Versailles et de Saint-Germain, le théâtre conviait les plus illustres étrangers et les hommes les plus considérables du pays aux chefs-d'oeuvre de la poésie, partout s'élevaient de splendides monuments, et la plus polie comme la plus brillante cour du monde voyait fuir les jours au milieu des pompes de la royauté triomphante et des merveilles de l'intelligence honorée. Tout à coup, au milieu de cette paix féconde qu'embellissaient les mille créations des arts, la guerre éclate, et sur toutes les frontières du Nord s'allume l'incendie. Le roi lui-même franchit la Sambre, et à sa suite les meilleurs capitaines du temps, Condé, Turenne, Luxembourg, Créqui, Grammont, Vauban, marchent, et lui répondent de la victoire. Dans cet ébranlement général, les secousses étaient si brusques et si profondes, que les petits, poussés par les hasards de la fortune, pouvaient, eux aussi, gravir aux premières places. Lorsque les grandes guerres ou les tourmentes sociales agitent les nations, l'audace, l'intelligence, le savoir, sont des marchepieds; les niveaux s'abaissent, et ceux qui sont en bas ont l'espérance de monter. C'est alors à ceux qui ont de l'énergie à se frayer un chemin. Le mouvement apaisé, les rangs du peuple s'assoient et l'immobilité s'étend sur le pays. Toutes ces pensées luirent comme un éclair dans l'esprit de Belle-Rose: il entrevit les clartés de l'horizon et appela de tous ses voeux l'heure du combat. Le lendemain, au point du jour, M. de Nancrais le fit venir pour lui confier l'organisation et le commandement d'un corps de recrues qui venait d'être conduit à Cambrai.
—Je vous devancerai à la tête de mes vieux soldats, lui dit le capitaine; vous me rejoindrez à Charleroi, et le plus tôt sera le mieux.
Belle-Rose aurait mieux aimé partir sur-le-champ, mais il fallait obéir; la mission dont il était chargé était d'ailleurs une preuve de confiance; il se résigna et vit s'éloigner à la même heure Cornélius et M. de Nancrais, celui-là pour Saint-Omer et celui-ci pour Charleroi. On devinera sans doute que le caporal la Déroute n'avait pas été le dernier à venir complimenter Belle-Rose sur son nouveau grade.
—Je ne pense guère à l'épaulette, avait dit le pauvre caporal; la seule chose que j'ambitionne à présent, c'est d'être sous vos ordres. Si vous me permettiez de ne plus vous quitter, je serais le plus heureux des hommes.
—C'est à quoi nous aviserons quand nous serons à l'armée. M. de Nancrais m'accordera, j'en suis certain, cette autorisation, qui ne me fera pas moins plaisir qu'à toi.
Après cette assurance, la Déroute, plein de joie, prit le chemin des remparts, où se rangeait la compagnie. Comme il allait se mettre à son rang, M. de Nancrais l'appela.
—Eh! drôle! où cours-tu? lui dit-il.
—Je cours à mes soldats… J'ai perdu un peu de temps, mais je vous payerai ça à coups de pique dans le ventre des Espagnols.
—Il s'agit bien de pique et d'Espagnols! Qu'as-tu fait de ta hallebarde?
—Ma hallebarde? répéta le caporal stupéfait.
—Parbleu, je m'exprime en français, j'imagine! On ne t'a donc pas dit que tu étais sergent, ou bien l'as-tu oublié?
—Moi! sergent!
—Voilà trois heures que tu es nommé.
—Il n'y en a qu'une seulement que j'ai quitté la salle de police.
—Et tu t'y feras remettre si tu ne prends pas bien vite les insignes de ton grade. Cours, ou je te casse.
La Déroute, tout étourdi, salua le capitaine et partit. Mais durant les étapes, l'esprit du nouveau sergent, qui ne l'avait pas très vif, fut perpétuellement occupé à chercher les motifs de son avancement. S'il avait mérité d'être puni, pourquoi lui donnait-on la hallebarde avant même l'expiation de sa peine? mais si sa conduite, au contraire, voulait une récompense, pourquoi avait-on commencé par le mettre en prison? En outre encore, le capitaine était-il content ou mécontent? Cette double question troublait l'entendement du pauvre la Déroute: c'était une charade dont le mot lui échappait. Comme on le pense bien, jamais il n'osa s'en expliquer franchement avec M. de Nancrais; il est donc à croire qu'il est mort dans cette fâcheuse perplexité.
Tandis que sa compagnie marchait vers la frontière du Nord, Belle-Rose pressait le plus qu'il pouvait l'organisation de ses recrues. Il y mit une telle activité, que peu de jours après son escouade fut en état de partir, si bien qu'il arriva au quartier général de l'armée avant l'ouverture de la campagne. L'armée de Flandre était commandée par M. le prince de Condé, qui avait sous ses ordres M. le duc de Luxembourg, M. le duc d'Aumont et d'autres généraux. Le bataillon d'artillerie dont faisait partie la compagnie de M. de Nancrais appartenait au corps de M. de Luxembourg, réuni un des premiers sur les bords de la Sambre, à Charleroi. Lorsque Belle-Rose arriva au camp, la nuit tombait. Il se fit reconnaître des sentinelles placées devant le quartier d'artillerie, distribua ses hommes, et, sur l'avis que M. de Nancrais était absent pour affaire de service, il entra sous la tente qui lui avait été préparée. Belle-Rose venait de déboucher son ceinturon et de jeter son habit, lorsque, soulevant les plis de la toile, la Déroute parut à ses yeux. Le sergent avait le visage abattu et le regard morne, mais dans le clair obscur de la tente, son lieutenant ne s'en aperçut pas d'abord.
—Eh! c'est toi, mon pauvre la Déroute? Tu es la première figure amie que je rencontre ici, sois le bienvenu. Te portes-tu bien?
—Passablement, merci. Il serait même à souhaiter que tout le monde se portât comme moi.
—Ma foi, mon ami, tout le monde ne serait pas fort aise d'avoir la mine que tu possèdes ce soir. Si tu vas bien, tu n'en as pas l'air.
—La santé est bonne, mais c'est qu'on n'a pas toujours lieu d'être satisfait des choses qu'on voit.
—Cette philosophie est sage, sans doute, mais ne te va guère, à toi, dont j'ai appris la nouvelle dignité. Tu m'as succédé, et certes tu ne t'y attendais pas.
—Non, vraiment, et cette nomination a même été le sujet d'une foule de réflexions qui me préoccupent encore, lorsque je n'ai rien à faire. La hallebarde de sergent, c'est mon bâton de maréchal à moi.
—Bah!
—Vous savez mon opinion là-dessus, mon lieutenant. Mais quoique ce soit bien peu de chose, je donnerais volontiers ma peau pour qu'un autre que moi fût dans cet habit-là.
—De quel air dis-tu cela, mon pauvre sergent! Te serait-il arrivé quelque malheur?
—A moi? non, mordieu! je n'ai pas de ces bonnes fortunes! Ça tombe sur d'honnêtes gens qu'elles me préfèrent.
Belle-Rose s'approcha de la Déroute et le regarda. Alors seulement il fut frappé de l'accablement de son visage, que la maigre clarté d'une méchante chandelle ne lui avait pas permis de distinguer d'abord.
—Parle! qu'est-il arrivé? lui dit-il.
—Un grand malheur… je ne sais pas comment vous l'apprendre…
—De quoi s'agit-il?
—De notre capitaine.
—M. de Nancrais! Mais je viens du quartier, et l'on m'a dit qu'il était absent pour affaire de service.
—C'est qu'apparemment on ne savait rien encore.
—Et que sais-tu, toi?
—M. de Nancrais est en prison.
—Lui! et pourquoi?
—Il a manqué aux ordres du général.
—Une infraction à la discipline, lui, notre capitaine! C'est impossible!
—Je vous dis que je l'ai vu. Vous en parlerais-je autrement?
—Mais comment cela s'est-il donc fait?
—Je n'y comprends rien encore! Mais que voulez-vous? Depuis la mort de son frère, M. de Nancrais est méconnaissable. Lui, autrefois si calme, est à présent comme un enragé. L'odeur de la poudre le rend fou; il n'a pas plus de patience devant l'ennemi qu'une mèche de canon devant le feu!
—Mais l'affaire! l'affaire?
—La voici. Il faut d'abord que vous sachiez que M. le duc de Luxembourg a, par un ordre du jour, défendu aux soldats de se hasarder hors d'un certain rayon autour du camp; il leur a surtout prescrit, sous peine de mort, d'éviter toute espèce d'engagement avec l'ennemi. La proclamation a été affichée partout, et lue dans les chambrées. On dit tout bas que M. de Luxembourg veut, avant d'agir, attendre l'arrivée du roi, lequel, comme vous le savez, doit, de sa personne, prendre part aux opérations.
—Laisse le roi, et arrive à M. de Nancrais.
—Or, aujourd'hui, vers midi, M. de Nancrais passait à cheval du côté de Gosselies. Il était en compagnie de quelques officiers des dragons de la reine et du régiment de Nivernais. Un parti d'éclaireurs espagnols avait passé la Piélou et pillait un hameau. Quelques-uns des nôtres s'échauffèrent à cette vue.—N'était l'ordre du jour, dit l'un, je chargerais volontiers cette canaille!—Mordieu! dit un autre, mieux vaut que je m'en aille, ma main a trop envie de caresser la garde de mon épée.—Ma foi, je pars, ajoute un troisième.—Et voilà quatre ou cinq officiers qui tournent bride pour ne pas mettre la main aux pistolets. M. de Nancrais ne disait rien, mais il tortillait ses moustaches l'oeil fixé sur les Espagnols, qui s'amusaient à mettre le feu au clocher. Tout à coup un cornette de dragons, venu tout droit de la cour au camp, tire son épée.—Au diable les ordres! s'écrie-t-il; il ne sera pas dit qu'un officier du roi aura vu brûler le drapeau du roi sans mettre l'épée au vent.—Il pique des deux et part. On s'arrête.—Le laisserons-nous sans défense, messieurs? s'écrie à son tour M. de Nancrais, qui poussait son cheval vers le hameau.—On le suit tout doucement. La discipline voulait qu'on reculât, la colère et l'ardeur conduisaient la troupe sur les pas de l'officier.—Mordieu! on le tue, reprend le capitaine, en avant et vive le roi!—Il enfonce les éperons dans le ventre de son cheval et s'élance au galop. Chacun le suit. Le pauvre cornette était à moitié mort; sept ou huit cavaliers l'entouraient, et comme on se précipitait à son secours, il tomba sous les pieds des chevaux, la tête fendue d'un coup de sabre. Les officiers, furieux, chargent les Espagnols, en tuent une douzaine et dispersent le reste. Entraînés par leur courage, M. de Nancrais et ses camarades se jettent à leur poursuite, l'épée dans les reins, frappant et blessant à tort et à travers tous ces fuyards qui les prennent pour des diables. Une compagnie du régiment de Nivernais, qui revenait de la manoeuvre, reconnaît l'uniforme du corps, et comprenant à quel péril ses officiers seront exposés de l'autre côté de la Piélou, la passe avec eux, et, tambour battant, on arrive à Gosselies, d'où les maraudeurs étaient sortis. C'est une bonne position militaire; l'ennemi y avait mis du canon et cinq ou six cents hommes, mais rien ne nous résiste.
—Tu en étais donc?
—Ma foi, étant par là, j'avais tout vu, et je suis allé où allait mon capitaine. M. de Nancrais semblait un lion. Sans chapeau, l'habit déchiré en vingt endroits, poussant son cheval là où la mêlée était le plus épaisse, il avait brisé son épée dans le ventre d'un soldat, et, armé d'un sabre, il frappait toujours, criant: Vive le roi! entre chaque coup. Chaque fois que le sabre s'abaissait on voyait disparaître un homme. Épouvantés, les Espagnols rompirent leurs rangs. Les canons étaient à nous, et quand il ne resta plus que leurs morts dans la place, on arbora le drapeau blanc tout au haut de la redoute. Tout compte fait, nous avions perdu trente hommes, sans compter les blessés; mais nous avions le village et la redoute.
—C'est un beau fait d'armes! s'écria Belle-Rose enthousiasmé.
—C'est très beau, sans doute, mais c'était très embarrassant aussi, comme vous l'allez voir. Nous avions oublié la discipline, il a bien fallu se la rappeler après. Quand nous fûmes maîtres de l'endroit, encore tout animés par l'ardeur du combat, M. de Nancrais fit ranger les officiers autour de lui.—Messieurs, leur dit-il, nous avons commis une faute; elle est grave. C'est à moi qu'il appartient, comme au plus coupable…—Nous le sommes tous! crièrent ces braves gentilshommes.—Alors, comme au plus ancien d'entre vous, reprit le capitaine, il m'appartient de rendre compte à M. le duc de Luxembourg de ce qui vient de se passer.—On voulu répliquer, mais il imposa silence du geste.—Le premier coupable est mort. C'est moi, messieurs, que vous avez suivi, dit-il.—M. de Nancrais distribua les soldats du Nivernais dans les différents postes, jeta son sabre tout ébréché, et prit fort tranquillement le chemin du quartier général. Il y a une heure qu'il y est arrivé, et il n'est sorti de l'habitation du général que pour aller en prison.
—En es-tu sûr?
—Je l'ai rencontré, et, m'ayant vu, il m'a fait signe d'approcher.
—Mon compte est clair, la Déroute, m'a-t-il dit. Si Belle-Rose arrive dans la nuit, dis-lui qu'il tâche de me voir. Une heure après le lever du soleil, il sera trop tard.
Belle-Rose sauta sur son habit, agrafa son ceinturon et ramassa son chapeau.
—Vous allez le joindre, lieutenant? dit la Déroute.
—Non pas, vraiment!
—Mais où courez-vous donc?
—Chez M. le duc.
—Il ne vous recevra pas; il y a conseil cette nuit.
—Je forcerai l'entrée.
—Mon lieutenant, prenez garde!…
—A quoi?
—Vous risquez votre vie!
—Eh bien! j'y laisserai ma vie ou je sauverai la sienne.
Belle-Rose, sans plus écouter la Déroute, passa la porte et se dirigea rapidement vers le quartier général. La Déroute le suivait de loin. Les premières sentinelles le laissèrent passer, ses épaulettes et le désordre de son costume le faisant prendre pour un aide de camp chargé d'un ordre du prince de Condé. Mais à l'entrée de la maison qu'habitait le général, un grenadier l'arrêta.
—On ne passe pas, lui dit-il.
—M. de Luxembourg m'attend, répondit Belle-Rose hardiment.
—Le mot d'ordre?
—Je ne l'ai pas.
—Alors, vous n'entrerez pas.
—Parbleu! c'est ce qu'il faudra voir.
Et Belle-Rose, renversant le grenadier avec une force irrésistible, se jeta dans le corridor d'un bond. Une lumière brillait au haut d'un escalier, il le franchit, repoussa deux plantons qui se tenaient sur le palier, ouvrit une porte qui était en face de lui et disparut avant même que la sentinelle eût le temps d'armer son mousquet. M. le duc de Luxembourg était assis dans un grand fauteuil; il tenait à la main des dépêches, et sur une table à sa portée, on voyait dispersés des cartes et différents papiers. Au bruit que fit Belle-Rose en pénétrant dans la salle, le général sans tourner la tête s'écria:—Qu'est-ce encore et que me veut-on? N'ai-je pas donné l'ordre de ne laisser entrer personne?
—Monsieur le duc, j'ai forcé la consigne.
A ces mots, au son de cette voix inconnue, le duc de Luxembourg se leva.
—C'est une audace qui vous coûtera cher, monsieur, reprit-il; et sa main saisit une sonnette qu'il agita.
Les soldats de planton et quelques officiers de service entrèrent.
—Un mot, de grâce! vous disposerez de ma vie après! dit Belle-Rose, au moment où M. de Luxembourg allait sans doute donner l'ordre de l'arrêter.
Le général se tut. Un instant ses yeux enflammés par la colère se promenèrent sur Belle-Rose; le désordre où paraissait être le jeune officier, la droiture et la franchise de sa physionomie, la résolution de son regard, l'anxiété qui se lisait sur tout son visage, touchèrent l'illustre capitaine. Il fit un signe de la main; tout le monde sortit, et le duc de Luxembourg et Belle-Rose restèrent seuls en présence.
XIX
LE BON GRAIN ET L'IVRAIE
Le général et le lieutenant se regardèrent une minute avant de parler. Si l'on avait pu lire dans le coeur de M. de Luxembourg, on y aurait peut-être vu passer les incertaines et fugitives lueurs d'un souvenir noyé dans les ombres d'une vie orageuse et mêlée. Quant à Belle-Rose, jamais, avant cette heure, il ne s'était trouvé, il le croyait du moins, en présence du fameux capitaine dont la renommée brillait d'un éclat radieux même entre les noms redoutables de Turenne et de Condé. Une crainte respectueuse saisit son âme, et son fier regard s'abaissa devant M. de Luxembourg, qu'il dominait cependant de toute la tête. Le vague souvenir du général s'effaça comme un éclair: il ne vit plus devant lui qu'un soldat téméraire qu'il fallait écouter d'abord et punir après.
—Que voulez-vous? parlez, dit-il.
—Je viens implorer la grâce d'un coupable.
—Son nom?
—M. de Nancrais.
—Le capitaine qui a battu aujourd'hui même les Espagnols et pris
Gosselies?
—Une belle action, monseigneur!
—Il n'y a pas de belle action contre la discipline!
—On brûlait le drapeau français sur le territoire du roi!
—Il y avait un ordre du jour, monsieur. Eût-on brûlé vingt drapeaux et saccagé cinquante villages, c'était le devoir du soldat de ne pas bouger!
—C'est une faute qu'a rachetée la victoire.
—Il ne s'agit pas de vaincre, il s'agit d'obéir. Si la voix des généraux est méconnue, que devient la discipline? et sans discipline, il n'y a pas d'armée!
—C'est la première fois que M. de Nancrais a vaincu sans ordre.
—Ce sera la dernière aussi.
—Monseigneur!
—Il faut un exemple. Dans un temps où de la cour nous viennent cent jeunes officiers qui n'ont pas l'habitude de la guerre, tolérer une si grande infraction aux lois militaires, ce serait en autoriser trente. M. de Nancrais mourra.
—De grâce, monsieur le duc, écoutez-moi!
—Eh! monsieur, qui êtes-vous donc pour montrer tant de persistance?
—Belle-Rose, lieutenant au corps d'artillerie.
—Belle-Rose! c'est là un singulier nom! Belle-Rose!
—Le nom ne fait rien à l'affaire.
—Sans doute, reprit le général, qui ne put s'empêcher de sourire; mais encore êtes-vous son frère, son parent, son ami?
—M. de Nancrais est mon capitaine.
—C'est une paire d'épaulettes à gagner!
—Oh! monseigneur! fit Belle-Rose avec un accent de reproche.
—Eh bien! quoi? A la guerre, c'est la coutume: chacun pour soi et les boulets pour tous.
—Mais…
—Assez! j'ai bien voulu vous entendre, monsieur, et oublier, pour un instant, l'infraction sévère que vous avez commise en forçant la consigne qui défendait ma porte; mais cette indulgence, dont vous ne me ferez pas repentir, je l'espère, n'est pas un motif pour pardonner la faute dont M. de Nancrais s'est rendu coupable. Je vous l'ai déjà dit: M. de Nancrais sera passé par les armes demain, au point du jour.
—Non, monseigneur, s'écria Belle-Rose hardiment, non, cela ne sera pas!
—Et qui donc ici pourrait m'en empêcher?
—Vous-même!
—Moi!
—Oui, vous!
—M. Belle-Rose, prenez garde! dit le duc pâlissant.
—Oh! je ne crains rien pour moi! Le bon droit me défend comme votre justice défendrait M. de Nancrais. On ne tue pas un brave officier parce qu'il a eu du sang dans les veines.
—Morbleu!
—Eh! monseigneur, si vous aviez été à sa place, peut-être en auriez-vous fait autant!
A cette brusque repartie, le duc de Luxembourg ne put s'empêcher de sourire.
—Soit, dit-il, mais s'il était à la mienne, il ferait comme moi!
Belle-Rose continua:
—Une bande de pillards insulte le drapeau français, un capitaine du roi est là, et il ne tirerait pas son épée pour châtier des insolents! Mais c'est tout bonnement impossible! On porte l'épaulette, que diable! L'incendie dévore un village, l'odeur de la poudre monte à la tête, un cheval piaffe, un coup d'éperon est bien vite donné, et l'on part, non pas tant parce qu'on l'a voulu, mais parce qu'on est homme. Alors, qu'arrive-t-il? L'ennemi tourne bride, on le poursuit le fer dans le dos, on tue à droite et à gauche, on tombe pêle-mêle sur une redoute qu'on enlève d'assaut, on plante le drapeau blanc sur le rempart, on crie: Vive le roi! on s'embrasse, et au retour, au lieu d'une récompense, c'est une balle de mousquet qui vous attend! Mais vous-même, monseigneur, qui condamnez si vite et si bien les gens, on connaît de vos prouesses! Vous auriez passé vingt rivières, massacré dix mille Espagnols, pris trente redoutes! Voilà ce que vous auriez fait, tout duc et pair de France que vous êtes, et ce que j'aurais fait, moi qui ne suis qu'un pauvre lieutenant!
—Eh bien, on nous aurait fusillés tous deux, reprit le général.
Belle-Rose tressaillit. Dans son ardeur généreuse, il avait un instant oublié la qualité de l'homme auquel il parlait. A ces quelques mots, son juvénile emportement s'apaisa, comme s'apaise l'eau bouillante d'un vase où tombe une onde froide.
—Vous avez fort bien plaidé la cause de M. de Nancrais, ajouta M. de Luxembourg avec dignité; l'audace ne messied pas à la jeunesse, et celle que vous venez de montrer vous honore en même temps qu'elle me donne une haute opinion du caractère de M. de Nancrais. On n'est point un homme ordinaire lorsqu'on sait inspirer de tels dévouements. Mais il faut avant toute chose que la discipline ait son cours. Malgré vos prières, j'ai donc le regret de vous répéter que le capitaine de Nancrais sera fusillé demain, au point du jour.
M. de Luxembourg, d'un geste noble, salua Belle-Rose, mais le lieutenant ne bougea point. Le duc fronça le sourcil.
—Je croyais m'être clairement expliqué, monsieur? dit-il.
—Pardonnez-moi, monseigneur, si j'insiste, mais…
—Ah! monsieur Belle-Rose, j'ai bien voulu ne pas m'offenser de votre audace; mais une plus longue insistance m'obligerait à me rappeler qui vous êtes et qui je suis.
Belle-Rose sourit tristement.
—Puissiez-vous donc le faire, si le souvenir de la distance qui est entre nous vous rappelle que vous pouvez accomplir une bonne action, et que moi je puis seulement vous en prier.
M. de Luxembourg réprima un geste d'impatience:
—Puisque vous ne voulez pas me comprendre, permettez-moi, monsieur, d'appeler pour qu'on vous reconduise au quartier de l'artillerie.
En achevant ces mots, le duc s'approcha de la table pour prendre la petite sonnette, mais Belle-Rose prévint son mouvement, et s'élançant vers la table, il saisit la main du général.
—Par pitié, monseigneur! dit-il.
Un éclair de colère passa dans les yeux de M. de Luxembourg; il se dégagea vivement, et saisissant Belle-Rose d'une main par le revers de son habit, de l'autre il prit un pistolet qu'il appuya contre sa poitrine. Le chien s'abattit, mais l'amorce seule brûla, et le duc, furieux, jeta l'arme à ses pieds. Pas un muscle du visage de Belle-Rose ne frissonna. Mais M. de Luxembourg s'était penché en avant. La violence de son mouvement avait entr'ouvert les vêtements de Belle-Rose, et sur la poitrine à demi nue du lieutenant brillait un médaillon d'or pendu à un cordonnet de soie. La main du général s'en empara.
—D'où tenez-vous ce médaillon? s'écria-t-il d'une voix brève.
—Ce médaillon?… je l'ai trouvé.
—Où?
—A Saint-Omer.
—Quand?
—En 1658. Mais que vous fait ce médaillon? c'est de M. de Nancrais qu'il s'agit.
—Vous l'avez trouvé à Saint-Omer, en 1658? reprit le duc, vous? vous-même?
—Oui, moi, répondit Belle-Rose, qui ne comprenait rien à l'émotion de
M. le duc de Luxembourg. J'avais alors douze à treize ans.
M. de Luxembourg s'écarta de quelques pas et se prit à considérer le jeune lieutenant. Un voile semblait s'effacer de son visage à mesure que l'examen avançait.
—Eh oui! s'écria-t-il enfin, la voilà retrouvée cette vague ressemblance qui m'avait frappée à ta vue. Belle-Rose? m'as-tu dit; mais tu ne t'appelles pas Belle-Rose! tu t'appelles Jacques, Jacques Grinedal!
Belle-Rose, effaré, regardait M. de Luxembourg.
—Eh! parbleu! tu es le fils de Guillaume Grinedal! le fauconnier.
N'ai-je pas vu la petite maison en dehors du faubourg?
—Vous! s'écria Belle-Rose, qui, à son tour, se mit à étudier les traits du général avec une avide curiosité.
—Mais tu n'as donc pas gardé le moindre souvenir d'une journée dont pas une heure ne s'est effacée de ma mémoire! Ah! tu n'as pas fait mentir ma prédiction: le brave enfant est devenu un brave officier!
—Le colporteur! dit enfin Belle-Rose avec explosion.
—Eh oui! le colporteur, devenu, par la grâce de Dieu, général au service du roi. Les temps ne sont plus les mêmes, le coeur seul n'est pas changé. Enfant, tu m'as rendu service; homme, c'est à mon tour à te servir.
—Eh bien, monsieur le duc, s'il est vrai que vous vous souveniez de cette nuit passée sous le toit de Guillaume Grinedal, permettez-moi de ne pas vous demander d'autre preuve de votre bienveillance que la vie de M. de Nancrais.
—Encore!
—Toujours! Je ne veux rien et n'attends rien pour moi; mais faites que cette rencontre inespérée sauve mon capitaine comme notre première rencontre vous a été de quelque secours. Entre tous les jours de ma vie ce seront deux jours bénis.
M. de Luxembourg tournait et retournait le médaillon entre ses doigts, caressant du regard une image que le couvercle chassé venait de mettre à découvert.
—Tu n'as pas non plus changé, toi, mon ami Jacques, dit-il; tu es toujours le même garçon fier et résolu. Allons, va. Je ferai pour M. de Nancrais tout ce que les lois militaires me permettront.
Belle-Rose comprit cette fois qu'il n'avait pas à rester davantage; il s'inclina devant le général et sortit. La Déroute l'attendait au dehors. Aussitôt qu'il reconnut son lieutenant dans la nuit, il courut vers lui.
—C'est vous, enfin! s'écria-t-il. Voilà une heure que je craignais que vous n'eussiez été rejoindre M. de Nancrais pour ne plus le quitter.
—Eh! il s'en est fallu d'une étincelle que je ne partisse avant lui!
—Avant?
—Oui, mais l'étincelle a fait long feu.
—Que Dieu la bénisse! Et M. de Nancrais?
—Il n'est pas si mort que tu pensais.
—Vous avez donc vu M. le duc?
—Je lui ai parlé: c'est un excellent militaire, prompt à la réplique, ferme, décidé, capable de tuer un homme comme un chasseur une alouette, mais au fond doux comme une demoiselle.
—C'est-à-dire qu'on est sûr de tout obtenir à la fin quand il ne vous fait pas sauter la tête au commencement.
—Justement; tiens, prends ce louis et va boire à sa santé.
—Je vais me griser, lieutenant.
Le lendemain, au point du jour, un officier de la maison du général vint prévenir Belle-Rose qu'il était attendu dans la grande chambre du conseil. Belle-Rose revêtit l'uniforme et partit. Quand il entra dans la salle, le coeur battit à coups redoublés dans sa poitrine. M. le duc de Luxembourg, entouré d'un brillant état-major, était assis dans un grand fauteuil; parmi les grands officiers de sa suite, plusieurs portaient par-dessus l'habit le cordon des ordres de Sa Majesté.
M. de Luxembourg salua Belle-Rose de la main et lui indiqua une place située de manière à bien voir tout ce qui allait se passer. Sur un signe du général, tout le monde s'assit dans un profond silence, un officier sortit, et un instant après, les portes, ouvertes à deux battants, livrèrent passage à M. de Nancrais, qui entra suivi de deux grenadiers. M. de Nancrais aperçut Belle-Rose, tous deux échangèrent un sourire, l'un d'adieu, l'autre d'espérance; puis le capitaine s'inclina devant le conseil et attendit. M. de Luxembourg ôta son chapeau à plumes blanches et se leva.
—Monsieur de Nancrais, dit-il, vous avez hier manqué gravement à la discipline; vous qui deviez, comme officier, donner l'exemple de la soumission, vous avez désobéi aux ordres de vos supérieurs et mérité, par ce fait, un sévère châtiment: vous êtes déchu et cassé de votre grade. Hier, vous m'avez remis votre épée; vous devez maintenant perdre vos épaulettes. Messieurs, faites votre devoir.
A ces mots, deux officiers s'approchèrent de M. de Nancrais et lui enlevèrent les insignes de son commandement. M. de Nancrais pâlit légèrement. Belle-Rose, glacé de terreur, n'osait pas faire un seul mouvement.
—Les lois militaires vous condamnent à mort, vous le savez, monsieur, continua le duc de Luxembourg; n'avez-vous rien à dire pour votre défense?
—Rien; votre sentence est juste, et je l'ai méritée. Quand on viole les lois de la discipline ainsi que je l'ai fait, on n'ajoute pas à sa faute une maladresse, celle de rester vivant.
—Allez donc, monsieur.
A ces mots funèbres, Belle-Rose cacha sa tête entre ses mains, de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front. M. de Nancrais fit quelques pas vers la porte; il allait en franchir le seuil, lorsque la voix du général l'arrêta.
—Approchez, monsieur, dit-il.
M. de Nancrais, surpris, revint prendre sa place au milieu de la salle.
Belle-Rose releva la tête.
—Au nom du roi, reprit M. de Luxembourg, et agissant en raison des pouvoirs qui m'ont été conférés, je vous fais remise de la peine de mort.
—Vous me graciez, moi! s'écria le capitaine en faisant deux pas en avant. Dégradé et vivant! Mais que voulez-vous donc que je devienne?
—Écoutez-moi jusqu'au bout, monsieur, et si vous avez à faire quelques réclamations, vous les ferez après.
M. de Nancrais croisa ses bras sur sa poitrine et se tut. Tout le corps de Belle-Rose était penché en avant pour mieux entendre ce qu'allait dire le duc. Celui-ci continua:
—Vous avez été puni pour la faute, monsieur, et c'était justice; il est équitable maintenant que vous soyez récompensé pour la victoire.
M. de Nancrais tressaillit, et Belle-Rose respira comme un homme qui, après être resté quelque temps sous l'eau, revient à la lumière.
—Vous avez lavé votre faute dans le sang de l'ennemi, la trace en doit être effacée. Au nom du roi, je vous ai retiré l'épée de capitaine; au nom du roi, je vous rends une épée de colonel. Prenez-la donc, monsieur, et si vous servez toujours dignement votre pays comme vous l'avez fait jusqu'à présent, de nouvelles récompenses ne tarderont pas à vous chercher.
M. le duc de Luxembourg tendit la main à M. de Nancrais. Cet homme fort que l'approche de la mort ne pouvait émouvoir, se troubla comme un enfant aux paroles du général; il prit l'épée d'une main tremblante, et, sans voix pour le remercier d'une faveur si noblement accordée, il ne put exprimer que par son trouble et son émotion la grandeur de sa reconnaissance. Les officiers l'entourèrent, et M. de Luxembourg, s'esquivant, s'approcha de Belle-Rose.
—Tu en as appelé du général au colporteur, dit-il, le colporteur s'est souvenu.
Belle-Rose voulut répondre, M. de Luxembourg l'arrêta.
—J'étais ton obligé, lui dit-il avec bonté, j'ai voulu prendre ma revanche: voilà tout; maintenant, au lieu d'un protecteur, tu en as deux.
Une minute après ce fut au tour de M. de Nancrais.
—Je sais ce que je te dois, dit-il à Belle-Rose; si tu as perdu un ami en M. d'Assonville, tu as gagné un frère en moi, souviens-t'en.
Une vigoureuse poignée de main termina ce laconique discours, et le nouveau colonel courut se faire reconnaître par son régiment. Comme Belle-Rose rentrait au quartier de sa compagnie, une personne qui en sortait le heurta.
—Cornélius!
—Belle-Rose! s'écrièrent-ils en même temps, et les deux amis s'embrassèrent.
—C'est un jour heureux, reprit Belle-Rose. Il en est donc encore dans la vie!
—Il en est mille! répliqua Cornélius, dont le visage rayonnait de bonheur. J'ai vu votre père, le digne Guillaume Grinedal; il m'appelle son fils; j'ai vu Pierre, qui veut à toute force être soldat, afin de devenir capitaine; j'ai là une lettre de Claudine qui me prouve que je suis aimé autant que j'aime, et vous demandez si, dans la vie, il y a des jours heureux! Mais elle en est pleine!
Belle-Rose sourit.
—Bah! continua le jeune enthousiaste, si je rencontre jamais une autre
Claudine, je vous la donne, et vous serez de mon avis.
—Nous chercherons, mais en attendant que nous l'ayons trouvée, vous devenez mon frère d'armes.
—Oui, certes; je suis volontaire, et je prétends bien prendre Bruxelles avec vous.
—Pierre en sera-t-il?
—Parbleu! il me suit.
—Déjà!
—Demain il arrive au camp, et le soir même il compte monter sa première garde.
Tout en causant de leurs affaires et de leurs espérances, les deux jeunes gens étaient sortis des lignes. La journée était belle et tiède; ils poussèrent dans la campagne. Comme ils entraient dans un chemin creux, un coup de fusil retentit à quelque distance, et la balle s'aplatit contre un caillou, à deux pas de Belle-Rose. Cornélius s'élança sur le revers du chemin. Un léger nuage de fumée flottait sur la lisière d'un champ de houblon.
—Oh! oh! s'écria-t-il, ce sont des maraudeurs espagnols. Je ne vois plus le camp.
—Reculons alors, répondit Belle-Rose: des épées contre des mousquets, la partie n'est pas égale.
Tous deux rétrogradèrent, observant, l'un à droite, l'autre à gauche, ce qui se passait dans les environs. Ils n'avaient pas fait cinq cents pas, qu'un second coup de feu partit d'un petit bois. La balle cette fois traversa le chapeau de Cornélius.
—Un pouce plus bas, dit Cornélius en saluant l'ennemi invisible, et j'étais mort.
Un nouvel éclair suivit le second, et la balle coupa, sur la poitrine de
Belle-Rose, le revers de son habit.
—Parbleu! dit-il, nous sommes bien sots de rester exposés comme des cibles à leurs coups; gagnons les blés.
Tous deux s'y jetèrent à l'instant et filèrent dans la direction du camp, dont les premières tentes se voyaient à un mille en avant.
Quelques détonations éclatèrent de distance en distance, mais les balles, chassées au hasard, labouraient les épis sans atteindre les fugitifs.
—Ils nous croient donc bien riches! dit Cornélius en riant. Vous verrez que ces maraudeurs sont des marchands ruinés par la guerre.
Profitant des haies, des taillis, des sentiers creux, Belle-Rose et Cornélius, le pied leste et l'oeil au guet, gagnèrent les abords du camp sans coup férir. La première vedette n'était plus qu'à une centaine de pas, lorsque Belle-Rose, donnant du pied contre une souche, trébucha; au même instant, deux balles, passant au-dessus de lui, s'enfoncèrent dans le tronc d'un chêne.
—Bienheureuse chute! dit Belle-Rose, je lui dois la vie.
Quelques soldats accoururent au bruit de ce dernier coup, et Cornélius, mettant l'épée à la main, s'élança vers un champ voisin, d'où s'envolait un flocon de vapeur. Mais déjà les maraudeurs avaient disparu.
—Allons! dit-il en revenant auprès de Belle-Rose, voilà une guerre où il n'y aura pas grand honneur à vaincre. Quels maladroits!
Ils traversaient le camp lorsque, au détour d'une rue, Cornélius poussa Belle-Rose du coude.—Regardez, lui dit-il. Belle-Rose leva les yeux et vit M. de Villebrais qui passait à cheval.
—Voilà, j'imagine, le capitaine des maraudeurs, reprit Cornélius.