Belle-Rose
XXX
UN COUP DE FEU
Au moment où, grâce à l'intervention de Cornélius et de la Déroute, Belle-Rose quittait Villejuif, onze heures sonnaient à l'horloge du couvent voisin. La nuit était calme et silencieuse; on ne voyait pas une étoile au ciel, où la lune nageait dans l'éther pur. Les trois fugitifs, penchés sur l'encolure de leurs chevaux, tournèrent autour de Paris et gagnèrent la route de Calais. Belle-Rose avait chevauché tout enfant sur toutes les bêtes bonnes ou mauvaises qui sortaient des écuries de Malzonvilliers; s'il n'avait pas été canonnier, il aurait été mousquetaire; la Déroute avait été piqueur; Cornélius était presque Anglais. Ils filaient comme des boulets, cloués à la selle de leurs chevaux. La Déroute faisait claquer ses pouces contre la paume de ses mains en imitant le bruit des castagnettes. C'était une habitude qu'il avait prise en voyant danser des Espagnols en Flandre, et qui témoignait de sa joie. L'honnête garçon, qui ne souriait guère, avait le visage épanoui comme une tulipe; mais toute sa gaieté tomba en apprenant qu'on se rendait en Angleterre.
—En Angleterre! fit-il en fronçant ses sourcils, qui avaient le plus souvent grand'peine à se mouvoir. Pourquoi diable allons-nous en Angleterre?
—Mais, dit Cornélius, j'ai des amis par là.
—Vos amis sont-ils Anglais?
—Et que diable veux-tu qu'ils soient?
—Eh mais, je voudrais qu'ils fussent autre chose!
—Holà! camarade! s'écria Belle-Rose, tu oublies la qualité de
Cornélius.
—Point! M. Hoghart est d'Irlande, et l'Irlande est un pays français, que le bon Dieu, par mégarde, a fait tomber dans la mer. C'est un point de géographie que je soutiendrai envers et contre tous. Allons en Espagne.
—C'est trop loin.
—Allons en Lorraine.
—C'est trop près.
—Alors, allons en Flandre.
—C'est un sûr moyen de retomber aux griffes de M. de Louvois.
La Déroute ne se tenait pas pour battu et allait proposer de passer en
Hollande, lorsque Belle-Rose l'interrompit.
—Ah çà! lui dit-il, quel mal t'a fait l'Angleterre?
—Aucun.
—As-tu peur d'y mourir de faim?
—Point; on dit que les moutons y sont gros comme des veaux, et les veaux comme des boeufs.
—Crains-tu de passer la Manche?
—Je suis né à Dieppe.
—La géographie, que tu connais si bien, t'a-t-elle appris que le pays est vilain?
—J'ai vu la Beauce, qui est comme un plat, et l'Auvergne, qui est comme une fourchette.
—T'imagines-tu que les hommes y soient comme des ogres et les femmes comme des ogresses?
—J'ai beaucoup connu à Laon un Suisse qui était Anglais, et de qui la fille était charmante, répondit la Déroute d'un petit air modeste où brillait un grain de fatuité.
—Est-ce la pluie qui t'épouvante?
—J'ai passé mon enfance en Normandie et ma jeunesse à Chantilly, où le soir pleure quand le matin rit.
—Alors, que te fait d'aller en Angleterre?
La Déroute était à court de raison; mais quand Belle-Rose ne le regarda plus, il murmura tout bas en se grattant l'oreille:
—C'est égal, je n'aime pas l'Angleterre.
Cornélius avait lié sur la croupe des chevaux des uniformes que les trois cavaliers revêtirent au premier bois qu'ils trouvèrent sur leur chemin.
—On nous prendra pour des gentilshommes qui vont en mission, dit-il en agrafant son habit.
—Au fait, dit la Déroute, on n'ira pas croire que ceux qui s'échappent courent sous l'habit de ceux qui poursuivent.
Et poussant son cheval, il se jeta en avant comme un piqueur. Ils coururent ainsi pendant trois ou quatre relais. L'or que Mme de Châteaufort avait tiré de ses diamants aplanissait toutes les difficultés. On leur donnait à toutes les postes les meilleurs bidets, les postillons galopaient à bride abattue, et l'on perdait partout tant de temps à compter les louis, qu'il n'en restait plus même pour s'informer du nom des voyageurs. A Noailles, le cheval de Belle-Rose fit un écart et tomba. La Déroute sauta par terre, mais Belle-Rose s'était déjà relevé.
—Eh! capitaine, vous n'avez rien? s'écria le sergent.
—Rien; mais le cheval m'a tout l'air de boiter.
La Déroute examina les jambes de l'animal.
—Il a laissé deux pouces de chair sur le chemin du roi, dit-il; c'est une ou deux lieues qu'il faudra faire à pied.
—Eh! mais, reprit Belle-Rose en s'adressant à la Déroute, comme te voilà pâle toi-même.
Le sergent frappa violemment du pied contre la terre.
—Tenez, murmura-t-il, moquez-vous de moi tant que vous voudrez, mais votre chute m'a fait tourner le sang. Il nous arrivera malheur.
—Et que veux-tu qui nous arrive? reprit Cornélius.
—Ma foi, monsieur, quand on a l'Angleterre en face et les gens du roi derrière, on a bien le droit de trembler un peu. C'est un pressentiment que j'ai.
Belle-Rose, qui rajustait la selle, haussa les épaules.
—Ce n'est point une superstition cela, continua le sergent; la veille du jour où fut livrée la bataille des Dunes, un cheval que je conduisais roula dans un fossé, moi dessous, lui dessus. Bon! dis-je à mes camarades, vous verrez demain.
—Et que virent-ils?
—Parbleu! ils virent un Espagnol qui me plantait sa pique dans le ventre.
—Et tu ne lui rendis rien?
—Oh! si, je lui cassai la tête d'un coup de pistolet.
—Et il en mourut?
—Parfaitement.
—De quoi diable te plains-tu donc? tout le malheur a été pour lui, ce me semble.
La logique de ce raisonnement calma les craintes de la Déroute, mais sa gaieté ne put revenir tout entière. On courut quelques postes encore; un peu plus de la moitié de la distance était franchie, lorsqu'à Nouvion, le cheval de Cornélius butta contre une pierre et s'abattit. En cet endroit la route était raboteuse; l'Irlandais se meurtrit les mains et les genoux; il voulut se relever et ne put faire un pas; il avait un pied foulé. La Déroute s'arracha une poignée de cheveux.
—Tu avais raison, mon pauvre ami, lui dit Cornélius, voilà le malheur arrivé.
—Plût à Dieu que ce soit le seul! reprit le sergent en regardant du côté de Paris.
Cependant, comme la Déroute était un homme qui avait une philosophie pratique sur laquelle les pressentiments n'agissaient pas, il fit de son mieux pour aider Cornélius à remonter à cheval, et on poussa jusqu'à Bernay. L'aubergiste de l'endroit possédait un vieux carrosse à moitié vermoulu qui lui venait d'un procureur, qui le tenait d'une comédienne qui l'avait eu d'un gentilhomme. L'aubergiste estimait que son carrosse était la merveille la plus rare du temps. La Déroute fut droit à lui la bourse à la main. Aux premiers mots du sergent, le vénérable hôtelier se récria. La Déroute ajouta cinq louis à la somme qu'il comptait sur le coin de la table. L'aubergiste voulut répliquer; ce furent dix louis qui tombèrent de la bienheureuse bourse; il murmura doucement, et l'argumentation du sergent se haussa à un point d'éloquence si fabuleux, que le carrosse sortit de la remise, au grand étonnement de la population. La voiture n'était point si méchante qu'elle en avait l'air; elle roulait passablement, et Cornélius se sentit promptement soulagé; mais on allait moins vite. A Cormont, comme on arrivait au sommet d'une côte, la Déroute, qui regardait à tout instant derrière lui, vit au loin rouler sur la route un tourbillon de poussière; un éclair s'échappait parfois de ce tourbillon. Un coup de vent vint tout à coup qui balaya le chemin. La Déroute se haussa sur ses étriers, et la main placée en abat-jour au-dessus de ses sourcils, il jeta un rapide coup d'oeil sur le groupe de cavaliers qui venait d'être démasqué. En une seconde la Déroute fut à la portière du carrosse.
—Bouletord est là, dit-il de sa voix tranquille.
Belle-Rose sauta sur ses pistolets.
—Laissez là ces joujoux, dit la Déroute: ils ne serviraient qu'à nous faire tuer un peu plus vite. Si nous étions à cheval, on pourrait en essayer; mais en voiture, ce serait une duperie.
—Mieux vaut encore être tué que repris! s'écria Belle-Rose.
—Mieux vaut encore se sauver.
—Que veux-tu faire?
—Vous allez le voir.
La Déroute courut vers les chevaux qui tiraient le carrosse et les conduisit dans un chemin de traverse en ayant soin de tourner leur tête du côté de Bouletord. Un coup de fouet les fit sauter sur un talus contre lequel la voiture versa.
—Bon! dit-il, nous allons maintenant nous jeter derrière ce mur, le capitaine et moi. Quant à vous, monsieur de l'Irlande, qui n'êtes presque point connu de Bouletord, ajouta-t-il en se tournant du côté de Cornélius, vous allez, s'il vous plaît, courir au-devant de la maréchaussée en lui demandant de venir à votre aide. Il suffit que vous le lui demandiez pour qu'elle n'en fasse rien. Alerte, les voici!
Tout cela avait pris moins de temps pour être fait qu'il n'en faut pour le raconter. Belle-Rose et la Déroute se blottirent derrière le mur, et Cornélius, qui avait saisi au vol le projet du sergent, s'élança au-devant de Bouletord. La maréchaussée arrivait au galop, Bouletord en tête, la face rouge, l'oeil enflammé.
—Hé! monsieur, s'écria Cornélius, aussitôt qu'il fut à portée d'être entendu, un méchant drôle de postillon vient de renverser mon carrosse, ne pourriez-vous point m'aider à le relever?
Bouletord regarda du côté du petit chemin. Les chevaux attelés avaient la tête tournée de son côté; Cornélius, avec son habit d'uniforme, était debout sur le côté de la route; il n'eut aucun soupçon.
—On verra au retour, mon gentilhomme, dit-il; et, piquant des deux, il passa comme la foudre avec ses gens.
Belle-Rose et la Déroute sortirent de leur cachette. La Déroute riait de tout son coeur.
—Décidément, dit-il, ce pauvre Bouletord n'est pas fait pour le métier qu'il remplit; c'est un agneau.
—C'est assez joli ce que tu as trouvé là, reprit Cornélius; seulement, s'il m'eût reconnu il me tuait roide.
—Sans doute, mais il ne devait pas vous reconnaître, et il ne vous a pas reconnu.
—Poussons donc en avant.
—Non pas. Si Bouletord est un agneau pour l'intelligence, cet agneau a des oreilles. Au prochain relais, on lui dira qu'on n'a vu ni carrosse ni cavalier, il retournera sur ses pas, et il nous surprendra au beau milieu de la route; ce serait mal finir ce qu'on a bien commencé.
—La Déroute a raison, dit Belle-Rose: laissons courir Bouletord et poussons sur la gauche.
Or, après l'évasion de Belle-Rose aux environs de Villejuif, voici ce qui était arrivé: on sait que l'exempt et ses deux acolytes étaient restés dans la voiture, dont les portières avaient été soigneusement cadenassées. Deux ou trois heures après, des maraîchers passant sur la route entendirent des gémissements qui partaient de cette voiture abandonnée; ils brisèrent les panneaux et délivrèrent les prisonniers. Bouletord, fou de colère, demanda tout d'abord à l'exempt s'il n'allait pas se mettre à la poursuite des fugitifs. L'exempt, tout étourdi de l'aventure, répondit à peine; il fallait voir, il fallait attendre, il fallait s'informer. Bouletord pétrissait la route à coups de talons de bottes.
—Eh bien! dit-il à l'exempt, donnez-moi votre commission et j'irai tout seul.
L'exempt tira sa commission de sa poche; Bouletord la lui arracha et partit. Bouletord connaissait M. de Louvois de réputation; avec un tel ministre, il ne s'agissait que de réussir pour être approuvé. Au moment de la fuite, Bouletord avait remarqué la direction que suivaient Belle-Rose, la Déroute et son complice. Le chemin dans lequel ils étaient entrés le conduisit à Ivry. Une bonne femme qui ramassait des herbes pour sa vache avait vu trois cavaliers courir du côté de Saint-Mandé. A Saint-Mandé, un enfant qui pillait un verger avait entendu le bruit de leur fuite sur le chemin de Charonne; à Bagnolet, ils s'étaient arrêtés chez un forgeron qui avait tiré un clou du sabot d'un cheval. Ainsi, de village en village, Bouletord était arrivé sur la route de Saint-Denis.
—Ils vont en Angleterre! se dit-il, et il se jeta sur leurs traces.
La commission, signée du ministre et scellée du sceau de l'État, le faisait obéir de la maréchaussée; il prenait des hommes dans chaque ville et les quittait à la ville prochaine. L'accident de Belle-Rose et celui de Cornélius lui firent rattraper le terrain qu'ils avaient d'abord gagné. A Cormont, Bouletord atteignit les fugitifs; on a vu comment il les avait dépassés. Belle-Rose n'était guère qu'à trois ou quatre lieues de la mer; il ne s'agissait donc plus que d'arriver à quelque hameau de pêcheurs où l'on pût trouver une barque en état de passer le détroit. Le carrosse avançait rapidement. Comme ils touchaient au sommet du monticule, Cornélius, qui regardait en avant, s'écria: «La mer! la mer!» Mais au même instant la Déroute, qui regardait en arrière, s'écria: «Bouletord! Bouletord!» La mer battait le rivage à une ou deux lieues du monticule; Bouletord revenait à toute bride. La Déroute sauta sur la tête des chevaux et les arrêta.
—Vite! à terre! s'écria-t-il.
Et en trois coups de couteau il en eut coupé les traits. Belle-Rose et Cornélius étaient déjà sur la route; on ne laissa aux chevaux que le mors et la bride, et les deux officiers, montant à poil, suivirent la Déroute qui courait ventre à terre. Le soleil allait se coucher; la mer roulait ses vagues d'or, et l'on voyait à l'horizon fuir des voiles blanches comme des ailes d'oiseau; au loin mugissaient sourdement les grandes lames qui battaient la côte. Tour à tour les fugitifs regardaient la mer, où était leur salut, et Bouletord qui bondissait à leur poursuite. Bouletord avait vu le carrosse; l'action des voyageurs les avait fait reconnaître; au moment où Belle-Rose et Cornélius partirent au galop, un cri de rage jaillit des lèvres du brigadier; il enfonça ses éperons sanglants dans le ventre de son cheval et dépassa toute sa troupe d'un bond. La course était furieuse, insensée, haletante. L'écume volait des naseaux rouges des chevaux, qui rasaient le sol; leurs flancs poudreux se tachaient de gouttes de sang; Belle-Rose et Cornélius les piquaient avec la pointe de leurs épées; Bouletord était lancé comme la pierre d'une fronde. Mais Belle-Rose et Cornélius avaient de l'avance, et la Déroute, qui les précédait d'une centaine de pas, dévorait l'espace qui le séparait de la mer. La poursuite durait depuis un quart d'heure; les chevaux haletaient; déjà Belle-Rose et Cornélius sentaient fléchir sous leurs reins leurs montures épuisées; le sang suintait de leurs naseaux enflammés, l'élan était moins rapide et plus saccadé; mais au détour d'un tertre, au pied duquel passait un chemin, on vit la mer mouiller de ses grandes lames le sable gris. La Déroute fouetta son cheval et arriva comme la foudre sur le rivage. Une barque à flot, soulevée par la marée qui montait pesamment, se balançait sur le dos des vagues.
—A qui la barque? fit-il en posant le pied sur le rivage.
—A moi! dit un vieux pêcheur roulé dans sa cape de gros drap brun.
—Ouvre ta voile au vent; voilà deux gentilshommes qu'on poursuit.
Veux-tu les sauver? le veux-tu?
Le vieux marin et son fils sautèrent dans la barque et coupèrent l'amarre d'un coup de hache. Belle-Rose et Cornélius, emportés par leur élan, plongèrent dans l'eau qui jaillit autour des chevaux. D'un bond ils se jetèrent dans la barque; la voile se gonflait sous le vent du soir, elle s'inclina mollement sur la vague, la proue tournée vers la haute mer se releva légère comme un goëland et fendit l'eau qui la berçait. En ce moment le cheval de Bouletord pétrissait de ses pieds le sable humide et battait le flot qui se brisait contre son poitrail; un élan le porta plus loin, mais une lame le souleva et le fit rouler sur la plage. La Déroute, debout à la poupe de la barque, ôta son chapeau et salua le brigadier d'un éclat de rire. Bouletord regarda autour de lui; aucune barque n'était là. Ses hommes à cheval l'entouraient, allant et venant éperdus. Bouletord vit un mousquet aux mains de l'un d'eux, il l'arracha et coucha en joue le bateau fugitif. La silhouette noire des trois passagers se dessinait sur l'horizon, où le soleil venait de disparaître comme un roi dans un lit de pourpre et d'or. Le canon resta immobile un instant comme s'il avait été soutenu par une main de marbre, puis un éclair jaillit et le plomb siffla. Un cri sortit de la barque et l'une des trois ombres tomba les bras ouverts. Un sourire de joie fiévreuse illumina le visage de Bouletord.
—J'avais sa poitrine au bout du canon, dit-il; cette fois je n'ai pas tout perdu, et il jeta l'arme dans le flot qui montait jusqu'à son épaule.
Belle-Rose était étendu au fond de la barque; la balle était entrée un peu au-dessus du sein droit. Cornélius, plus pâle que le blessé, s'était jeté à genoux près de lui et cherchait à étancher le sang. La Déroute ne disait rien; sa figure était morne. La rapidité de cette vengeance semblait confondre sa pensée, qui venait de passer, en une minute, d'une joie extrême à une douleur sans borne. Il regarda Belle-Rose d'un air effaré; puis, tout à coup, se penchant vers lui, il toucha la blessure de ses doigts convulsifs.
Quand sa main fut rougie, il se leva, et secouant la rosée sanglante du côté de Bouletord, il s'écria d'une voix terrible:
—Le sang payera le sang!
XXXI
LE REVERS DE LA MÉDAILLE
Après avoir vu prendre à Belle-Rose, en compagnie de Cornélius et de la Déroute, le chemin de l'Angleterre, Suzanne s'était dirigée vers Paris. Son esprit, accoutumé aux choses mélancoliques et tourné vers les pensées tristes, se berçait cette fois de tendres rêveries; elle se sentait libre d'aimer, et dans cette âme honnête qui avait la limpidité du ciel, c'était une expansion qui la remplissait de joie. Elle ne doutait pas de ramener M. de Louvois à de meilleurs sentiments à l'égard de Belle-Rose, d'obtenir, non pas sa grâce, puisqu'il n'était pas coupable, mais sa justification, et tout le long de la route elle se créa mille chimères dorées qui lui rappelaient les enfantines espérances dont elle s'était si souvent enivrée dans le parc de Malzonvilliers. Quand elle entra dans son hôtel de la rue de l'Oseille, Claudine, qui l'attendait pleine d'impatience, la voyant radieuse, se jeta dans ses bras. Les deux amies s'embrassèrent, les yeux tout mouillés de douces larmes, et ce furent toute la nuit d'interminables conversations, toutes peuplées de châteaux en Espagne. On se bâtissait de petites retraites cachées au fond de Malzonvilliers; on voulait ensuite la gloire et le renom pour Belle-Rose; il rentrait en France, gagnait la faveur du roi, arrivait aux plus hauts grades militaires, et conduisait l'armée à la gloire. Cornélius n'était pas un homme à ne rien gagner dans cette moisson splendide; il avait sa bonne part dans tout cela; puis, quand il était monté au plus haut de l'échelle ambitieuse, on redescendait bien vite afin de se reconstruire la petite maisonnette au fond des bois où l'on était tout bonnement heureux. C'étaient alors des battements de mains, des cris de joie et des larmes de bonheur à croire que les deux amies allaient devenir folles. Le matin les surprit comme elles étaient encore occupées à mêler ces doux rêves, quand tout à coup le lourd marteau de la porte tomba sur le bouton de fer. Les deux amies tressaillirent et se pressèrent l'une contre l'autre, toutes tremblantes déjà. Un laquais vint avertir Mme d'Albergotti qu'un officier de la maison de M. de Louvois était en bas, qui demandait à lui parler. Suzanne et Claudine pâlirent, Claudine surtout, pour qui le nom du ministre était comme le symbole de la puissance inexorable et de la vengeance opiniâtre. Mais Suzanne lui pressa la main.
—M. de Louvois sait tout, mais Belle-Rose est hors d'atteinte. Debout, Claudine, et faisons voir à cet officier que la fiancée et la soeur d'un officier n'ont point peur.
L'envoyé de M. de Louvois fut introduit et pria Mme d'Albergotti de vouloir bien le suivre sur-le-champ chez son maître.
—C'est pour une affaire, dit-il, qui ne souffre aucun retard.
—Je me doute un peu de ce que ça doit être, lui répondit Suzanne, et je suis prête à vous suivre.
Un carrosse était à la porte aux armes de M. de Louvois, Suzanne y monta et le cocher partit. Les chevaux allaient d'un train à prouver que les ordres du secrétaire d'État étaient précis. On arriva à l'hôtel du ministère en cinq minutes; l'officier conduisit Mme d'Albergotti à l'appartement de M. de Louvois et l'annonça. M. de Louvois allait et venait dans son cabinet, les lèvres serrées, les yeux étincelants; il s'arrêtait de temps à autre devant la cheminée pour boire à même d'un grand pot plein d'eau, car il avait déjà contracté cette habitude, qui, vingt ans plus tard, devait lui coûter la vie. Au nom de Mme d'Albergotti il se tourna vivement vers la porte et fit trois pas vers la jeune femme.
—On m'a tout appris, madame, tout! lui dit-il.
—C'est un soin dont je comptais me charger moi-même dans la journée, répondit Suzanne; je regrette qu'un autre m'ait prévenue.
—Cet autre est l'exempt que vos complices ont garrotté, maltraité, emprisonné; un exempt du roi, madame.
—Quand on torture un officier du roi, monseigneur, on peut bien emprisonner un exempt du roi, dit Suzanne.
M. de Louvois brisa la lame d'un canif qu'il tenait entre ses doigts.
—Ceci peut vous conduire plus loin que vous ne pensez, madame, reprit-il.
—Pas si loin toujours que le roi ne le sache.
—Le roi est en Flandre, et je suis à Paris; le roi est le roi, et je suis son ministre! s'écria M. de Louvois, qui déchirait la table avec le tronçon du canif.
Suzanne se tut; elle commençait à comprendre que son action pouvait avoir des suites qu'elle n'avait pas même soupçonnées; avec un ministre comme M. de Louvois, nul n'était à l'abri de sa colère, ni le vieillard, ni l'enfant, ni le faible, ni le puissant. C'était un esprit dominateur et cassant, qui broyait les résistances et passait sur toutes les choses le niveau de sa volonté. Mais ces dangers qu'elle devinait à présent, Suzanne les aurait bravés si elle les avait connus. Elle se résigna donc et attendit. M. de Louvois jeta sur le parquet le manche de son canif.
—J'en suis fâché, madame, reprit-il d'un ton brusque, mais vous aurez un compte sévère à rendre de tout ceci.
—Je suis votre prisonnière, monseigneur.
—Je le sais, et c'est une maladresse que vous avez commise.
Suzanne regarda le ministre d'un air étonné.
—Eh! madame, continua M. de Louvois avec un sourire amer, quand on fait de ces coups-là on les fait tout entiers. Je puis bien vous le dire, maintenant que vous ne l'avez pas fait, mais puisque vous vouliez délivrer Belle-Rose, il fallait partir avec lui.
—Je ne suis pas encore sa femme, monseigneur.
Le ministre haussa les épaules.
—Je vous remercie de ces scrupules, madame, ils m'ont servi plus que je ne l'espérais. Je vous l'ai dit, j'en suis fâché, mais si je n'ai pas Belle-Rose, vous payerez pour lui. Au crime il faut le châtiment.
—Mais de quel crime parlez-vous, monseigneur, et quel crime ai-je donc commis? s'écria Suzanne indignée, et qui sentait dans sa conscience et dans son amour assez de force pour tout braver. Je ne sais qu'un crime dans tout ceci, un seul, et celui-là a été commis dans la Bastille, la nuit, sans jugement, sur la personne d'un officier innocent. Or cet officier est mon fiancé, on s'est acharné à le perdre, on veut l'enterrer vivant dans une prison d'Etat, l'y faire mourir peut-être, et moi, l'amie de tous les siens, la compagne de son enfance, et bientôt sa femme! moi qui l'aime, je ne tenterais pas tout pour le sauver? Allez, monseigneur, on voit bien que vous n'avez jamais aimé, et tout votre pouvoir de ministre, pour si grand qu'il soit, ne va pas jusqu'à empêcher une femme de se dévouer!
Le visage de M. de Louvois était effrayant à voir: la colère grandissait dans son coeur comme une tempête, et il employait toute l'énergie de sa volonté à la comprimer; il était devenu blanc comme du marbre; ses narines frémissaient, ses yeux ardents couvraient Mme d'Albergotti d'un regard enflammé, ses mains étaient nouées autour des bras de son fauteuil comme s'il eût craint de se laisser emporter par un élan furieux de son irritation croissante.
—Et moi je vous ferai bien voir, s'écria-t-il avec un éclat terrible, que ma puissance va jusqu'à me venger de ceux qui osent me braver. On ne l'a jamais fait impunément, madame. Me laisserai-je jouer par un petit lieutenant d'artillerie, moi qui briserais des généraux d'armée comme je brise cette lame? fit-il en mettant en pièces un petit couteau à papier qui était sur la table. Vraiment, vous ne savez pas à qui vous parlez! Personne ne s'est donc trouvé là pour vous dire qui j'étais? Eh quoi! un officier de fortune, qui n'est pas même gentilhomme, s'est révolté contre mon autorité, il s'est fait l'instrument d'un homme que je hais, il m'a traversé dans mes desseins, et je ne le punirai pas? Et vous, vous qui êtes venue me prier pour lui, vous qui m'avez arraché une faveur imméritée, vous vous employez pour le faire évader, vous avez triomphé, et vous venez me dire de ces choses-là en face? Mais, en vérité, c'est de la folie, madame!
M. de Louvois s'était levé et se promenait à grands pas dans le cabinet; la violence de son action avait ramené le sang à ses joues; l'éclair de ses yeux était rouge. Suzanne le regardait immobile, silencieuse et résolue.
—Et croyez-vous, reprit le ministre, que si Mme de Châteaufort n'avait pas mis une barrière infranchissable entre elle et moi, je ne l'eusse point punie comme vous, pour si duchesse qu'elle soit? Vous vous êtes livrée; malheur à vous!
—Vous me menacez, monseigneur, et je suis une femme! dit Suzanne tranquillement.
M. de Louvois se mordit les lèvres jusqu'au sang. Il s'assit devant sa table et froissa les papiers qui se trouvaient sous sa main.
—Brisons là, madame, je ne menace pas, j'agis. Vous avez sauvé
Belle-Rose; mais Belle-Rose n'est point encore hors du royaume.
—Il y sera demain.
—C'est ce que Bouletord saura bien me dire.
A ce nom, Mme d'Albergotti pâlit légèrement.
—Oh! reprit le ministre, l'exempt que vos amis ont si bien accommodé m'a tout dit. Ils sont partis, mais Bouletord est sur leurs traces. Qu'un cheval tombe, et ils sont perdus.
Suzanne frissonna.
—Eh! madame, continua le ministre impitoyable, faites des voeux pour que leurs chevaux se brisent les reins dans quelque trou si vous tenez à votre liberté!
—Monseigneur, je ne tiens qu'à lui, dit-elle.
M. de Louvois agita une sonnette, un huissier entra.
—Allez, madame, attendre mes ordres, dit-il; et vous, ajouta-t-il en s'adressant à l'huissier, priez M. de Charny de passer dans mon cabinet.
Mme d'Albergotti se leva, salua M. de Louvois et sortit, laissant le ministre seul avec M. de Charny, qui venait d'entrer. Ce nouveau venu était un personnage petit, replet et gras, et dont la face doucereuse et le regard cauteleux inspiraient une sorte d'éloignement dont on ne pouvait se défendre. Godefroy Charny, ou M. de Charny, comme on l'appelait communément, sans que personne pût expliquer l'origine de sa noblesse, était le commensal du ministre, son conseil et son favori; la nature l'avait fait naître entre le père Joseph et le cardinal Dubois, comme une créature malfaisante, qui avait tout ensemble un peu de la fermeté froide et cruelle du capucin et un peu de l'astuce diabolique de l'abbé. Son influence sur M. de Louvois était extrême, elle lui venait surtout de la rapidité de ses résolutions et de la persévérance de ses inimitiés. Quand M. de Louvois lui demandait son avis, M. de Charny n'hésitait jamais et conseillait toujours le parti le plus violent. M. de Charny n'était rien et était tout; on le haïssait et on le craignait; personne ne frayait avec lui, mais on se gardait bien de l'offenser en quoi que ce fût. M. de Charny portait un habit d'une extrême simplicité, sans dentelles et sans rubans, avec une épée dont la garde et le fourreau n'avaient aucun ornement. Du reste, poli, souple, insinuant, de manières douces et plein de délicatesse dans son langage, un de ces hommes capables de tuer sans tacher leurs manchettes et le chapeau bien bas.
—Avez-vous vu cette femme, celle qui sortait quand vous êtes entré? lui dit M. de Louvois.
—Je l'ai vue; elle est jolie, distinguée dans sa personne et fort décente.
—Cette personne que vous trouvez si bien m'a bravé, et je veux la punir.
—Il suffisait de me dire, monseigneur, qu'elle vous avait bravé; le reste devenait inutile.
—Je vous chargerai probablement du soin de ma vengeance.
—Je suis à vous, monseigneur.
Tandis que M. de Louvois causait avec M. de Charny, l'huissier à qui Mme d'Albergotti avait été confiée la conduisit dans une petite pièce où se trouvait déjà un gentilhomme. A la vue d'une femme qui semblait appartenir à la cour, tant elle avait de noblesse dans la démarche, le jeune homme se leva du siège où il était assis. Suzanne le regarda, et il lui parut qu'elle avait vu ce visage quelque part; mais dans l'état de trouble où l'avait jetée son entrevue avec M. de Louvois, elle ne put se rappeler ni en quel lieu, ni en quelle circonstance.
—Eh! madame la marquise! il m'est doux de vous rencontrer! s'écria tout à coup le gentilhomme.
Suzanne examina son interlocuteur plus attentivement et reconnut enfin M. de Pomereux, qui, au temps où elle était encore à marier, avait passé quelques jours à Malzonvilliers. Elle s'inclina; et comme, dans la situation d'esprit où elle était, tout visage de connaissance lui paraissait un visage ami, elle tendit sa main à M. de Pomereux, qui la baisa. M. de Pomereux n'était pas tout à fait ce qu'il était à l'époque où il avait été question de son mariage avec Suzanne. On voyait sur son visage amaigri les traces d'une vie dissipée; les contours en étaient en quelque sorte effacés et chargés de teintes pâles; le sourire incertain et parfois railleur; le regard fin, mais voilé. Aux rides précoces qui sillonnaient son front, aux cercles bleuâtres qui plombaient ses joues, on reconnaissait promptement que M. de Pomereux avait abusé de sa jeunesse. Mais, à certains mouvements de sa physionomie, il était aisé de voir que le débauché pouvait se souvenir encore qu'il était gentilhomme.
—Mais, à ce que je puis voir, vous sortez de chez M. de Louvois? dit-il en conduisant Mme d'Albergotti vers un siège.
—Vous ne vous trompez pas.
—Si je puis vous être agréable en quelque chose, usez de mon crédit, madame; j'ai l'honneur d'être un peu parent de M. de Louvois.
—Eh bien! monsieur, votre parent s'apprête à m'envoyer en prison.
—Vous! s'écria M. de Pomereux tout étourdi.
—Moi-même.
—C'est impossible! Vous, une femme… on aura surpris la religion du ministre, et je cours…
—C'est inutile; cette religion a pris soin de s'éclairer elle-même tout à l'heure. Il paraît que j'ai commis un grand crime.
—Lequel?
—J'ai fait évader un de mes amis qui avait l'honneur d'être traité en prisonnier d'État.
—Diable! fit M. de Pomereux, c'est une méchante affaire.
—C'est ce qui me semble à présent.
—M. de Louvois n'est pas précisément tendre dans ces sortes d'occasions.
—Disons même, entre nous, qu'il ne l'est pas du tout.
—J'y consens, et c'est précisément cela qui m'inquiète. Il ne faut pas aller en prison, madame.
—J'y consens volontiers, mais ce n'est pas tout à fait le sentiment de
M. de Louvois.
—Il y paraît, et c'est malheureusement qu'il est fort entêté, M. de Louvois. Mais enfin, madame, vous n'êtes pas seule au monde, vous avez…
—Je suis veuve, monsieur, dit Suzanne doucement.
M. de Pomereux remarqua seulement alors que Mme d'Albergotti était couverte de vêtements noirs. Quand elle était entrée, il n'avait vu que le visage et point la robe.
—Veuve! s'écria-t-il. Ma foi, madame, il a dépendu de vous de ne pas l'être. Mais, s'empressa-t-il d'ajouter en voyant que Suzanne s'apprêtait à répondre, je n'ai pas de rancune, et je mets tout ce que j'ai de crédit à votre disposition.
Mme d'Albergotti allait répliquer, lorsqu'un huissier vint prévenir M. de Pomereux que M. de Louvois le mandait dans son cabinet. M. de Louvois expédiait quelques signatures au moment où M. de Pomereux entra. M. de Charny venait de s'éloigner.
—Mettez-vous là, lui dit le ministre; je vous ai choisi pour une mission d'importance, et vous allez partir tout à l'heure.
—J'accepte la mission et partirai quand vous voudrez.
—C'est bien comme cela que je l'entends.
—Mais vous me permettrez bien de vous toucher quelques mots d'une affaire qui concerne une personne à laquelle je m'intéresse fort.
—Son nom, s'il vous plaît?
—Mme la marquise d'Albergotti.
—Savez-vous bien ce qu'elle a fait?
—Parfaitement.
—Et vous avez l'audace de vous intéresser à elle?
—Parbleu! j'ai failli l'épouser!
M. de Louvois ne put s'empêcher de rire.
—Voilà une belle raison! s'écria-t-il.
—Eh mais, il ne s'en est fallu que de son consentement qu'elle ne devînt ma femme.
—C'eût été tant pis pour vous.
—Pourquoi?
—Parce que si elle eût été votre femme, je ne sais pas trop ce que vous auriez été.
—Hein!
—Votre protégée, mon beau cousin, est fort éprise d'un certain drôle qui a nom Belle-Rose.
—Voilà qui sent son idylle.
—Ce Belle-Rose était en route pour la citadelle de Châlons quand elle l'a fait évader du côté de Villejuif. On a coffré l'exempt dans la voiture, et les prisonniers ont pris les chevaux.
—Ce n'est pas si maladroit.
—Vous trouvez! Eh bien! moi je trouve qu'un aussi beau trait vaut bien sa récompense. J'enferme la maîtresse en attendant que j'aie l'amant.
—Eh! que diable! fit M. de Pomereux avec un sourire ironique, si les choses en sont à ce point-là, vous rendrez service à l'amoureux. La femme en prison et l'homme en campagne, mais c'est le paradis.
—Ah! vous croyez, monsieur le railleur.
—C'est-à-dire que j'en suis sûr.
—Voilà bien de nos roués qui s'imaginent que tout le monde est fait à leur image!
—Le monde ne serait pas si mal, monseigneur mon cousin.
—Je n'en sais rien, mais en attendant, la femme dont nous parlons, monsieur, est d'un tout autre modèle… Elle aime sérieusement, et c'est pourquoi je l'enferme; et quand on aime comme cela, c'est qu'on est aimée, croyez-le, mon cousin: je ne suis qu'un pauvre ministre, mais j'en sais tout aussi long que vous là-dessus; quand il apprendra qu'elle est en prison, il reviendra, je l'attraperai, et nous le ferons pendre.
M. de Pomereux se mit à tambouriner sur la table.
—Et moi, je vous dis qu'il ne reviendra plus. Quelque sot! Quelle diable d'idée avez-vous donc des capitaines et des marquises de ce temps-ci? Le capitaine n'y pense plus à l'heure qu'il est, et la marquise n'y pensera plus demain.
—C'est votre croyance?
—Parbleu!
—Alors, il ne vous déplairait point trop de l'épouser?
—Moi? fit M. de Pomereux en sautant sur sa chaise.
—Oui, vous, et pour m'expliquer nettement: auriez-vous, monsieur le comte, quelque répugnance à épouser Mme la marquise à qui vous portez un si bel intérêt?
—Voilà, vous me l'avouerez, une plaisante idée.
—C'est la mienne, mon beau cousin, et les idées d'un ministre ne sont jamais plaisantes.
—Mais encore…
—Que vous importe! Votre intention a fait naître l'idée d'un projet.
Répondez toujours.
—Ma foi, bien que le mariage soit une assez pitoyable chose, en considération de Mme d'Albergotti, je ferai bien cette folie.
—Et vous n'avez point peur de Belle-Rose?
—Laissez donc! et d'ailleurs, n'y a-t-il pas toujours un Belle-Rose avant, pendant, ou après? Moi qui vous parle, j'ai été vingt fois ce Belle-Rose-là, et j'ai failli mourir six fois de désespoir.
—Eh bien! la grâce de Mme d'Albergotti est à ce prix; qu'elle vous épouse, et j'oublie sa faute.
—C'est dit: Mme d'Albergotti a du bien et j'ai toujours eu du goût pour elle.
—Touchez là, mon cousin, je me venge de Belle-Rose et je vous établis. C'est mener de front les affaires de l'État et celle de ma famille. Mais faites en sorte que Mme d'Albergotti se décide, ou elle aura du couvent pour sa vie entière.
—Elle n'ira point au couvent.
—En êtes-vous bien sûr?
—Nous ne sommes plus au temps des bergeries, monseigneur.
—Vous allez en faire l'épreuve.
M. de Louvois appela un huissier et lui donna ordre d'aller quérir Mme d'Albergotti.
—A propos! s'écria M. de Pomereux au moment où l'huissier se retirait, réservez-moi une autre mission pour cadeau de noces: si j'en prends une, j'en veux gagner deux.
—Pourquoi donc?
—C'est qu'il me faudra, j'imagine, quelque distraction après mon mariage.
Comme il terminait ces mots, Suzanne entra dans le cabinet.
—Depuis que nous nous sommes séparés, madame, lui dit M. de Louvois, j'ai fait une réflexion. Je veux bien, en considération de votre grande jeunesse, oublier la faute dont vous vous êtes rendue coupable.
—Ah! pensa Suzanne, ce n'est déjà plus qu'une faute; tout à l'heure c'était un crime.
—Mais, continua le ministre, j'attache une condition à cette faveur. Voilà M. de Pomereux qui est de votre connaissance, je crois, et que j'ai chargé de vous en instruire. Je vous laisse. M. le comte me portera votre réponse; je désire qu'elle soit telle que je puisse vous mettre en liberté sur-le-champ.
M. de Louvois se retira, et M. de Pomereux et Suzanne restèrent seuls.
XXXII
UNE PROFESSION DE FOI
Après avoir laissé M. de Pomereux avec Mme d'Albergotti, M. de Louvois était allé rejoindre M. de Charny, qui l'attendait dans une pièce voisine.
—Je suis prêt, monseigneur, lui dit M. de Charny aussitôt qu'il l'aperçut.
—Il n'est pas encore temps, répondit le ministre.
—Auriez-vous renoncé à la vengeance?
—Vous me connaissez trop pour le penser.
—Puis-je savoir, monseigneur, ce que vous comptez faire?
—Oh! c'est fort simple! je marie Mme d'Albergotti.
M. de Charny regarda M. de Louvois comme s'il eût compris qu'il y avait un mystère là-dessous.
—Monsieur de Charny, reprit le ministre qui devina la signification de ce regard, je la donne à M. de Pomereux.
—A M. de Pomereux! s'écria le confident, mais vous avez approché l'étoupe de la flamme!
—Lui! il aime trop pour aimer rien.
—J'entends, reprit M. de Charny en hochant la tête, il désire toutes les femmes et n'en préfère aucune; cependant je crois toujours qu'une prison eût mieux valu qu'un mariage.
—Souhaitez que la peur la fasse céder, et je tiens ma vengeance, dit le ministre avec un sourire étrange; il ne m'a fallu qu'un entretien d'un quart d'heure pour juger Mme d'Albergotti. C'est une femme qui s'avise d'avoir du coeur dans ce temps-ci!
—C'est une grande imprudence, fit M. de Charny.
—Elle aime, et je l'enchaîne toute vivante à un débauché. Elle en mourra. Le cloître n'est qu'un cloître; le mariage est un tombeau.
—Vous êtes mon maître en toutes choses, monseigneur, dit le favori en s'inclinant.
Alors que M. de Pomereux était avec M. de Louvois, Suzanne, livré à la solitude, avait bientôt senti dans son coeur germer de sourdes inquiétudes. Un instant soutenue par l'indignation, elle avait opposé un front calme aux emportements du ministre; mais quand la réflexion lui fit voir à quels nouveaux périls son jeune et chaste amour était exposé, elle leva vers le ciel des yeux humides où rayonnait une larme. Peut-être regretta-t-elle de n'avoir pas suivi Belle-Rose, craignant surtout que la nouvelle de son emprisonnement ne déterminât l'audacieux capitaine à repasser en France; cependant, comme elle avait fait son devoir en toute chose, elle mit sa confiance en celui qui soutient les faibles et console les affligés. Après le départ de M. de Louvois, le comte de Pomereux, en voyant les grands yeux de Suzanne s'arrêter sur lui avec une expression d'étonnement et d'inquiétude, comprit que la mission dont il s'était chargé un peu légèrement était plus délicate qu'il ne l'avait pensé d'abord. Le jeune courtisan avait trop vécu pour n'être pas quelque peu physionomiste: la mélancolie sereine qui était répandue sur tous les traits de Mme d'Albergotti le toucha sans qu'il pût s'en défendre, et il se mit à se demander tout bas si cette femme n'était pas d'une nature meilleure que toutes celles qu'il avait connues. Mais M. de Pomereux n'était pas homme à reculer devant aucune entreprise; les plus extravagantes étaient précisément celles qui lui plaisaient davantage. Son émotion dura l'espace d'un éclair, et Suzanne n'avait pas eu même le temps de s'en apercevoir, quand il ouvrit la bouche pour lui faire part des intentions de M. de Louvois.
—Vous avez entendu M. le ministre, lui dit-il; votre sort est entre vos mains, madame.
—C'est-à-dire, monsieur, qu'il est toujours entre les siennes, puisqu'il y met une condition.
—A vrai dire, madame, j'ai obtenu de mon illustre cousin plus que je n'espérais, mais, d'une autre façon peut-être que je ne l'eusse désiré.
—Expliquez-vous, de grâce.
M. de Pomereux roula les bords de son chapeau entre ses doigts, chiffonna les rubans de son haut-de-chausses, caressa la dragonne de son épée, et resta quelques instants silencieux.
—Ma foi, madame, s'écria-t-il tout à coup comme un homme qui prend son parti, voilà déjà six douzaines de mots que j'arrange à la queue les uns des autres pour vous apprendre une chose qu'il faudra bien que vous sachiez tôt ou tard. J'imagine que le plus simple est de vous le dire tout nettement.
—C'est aussi mon opinion, monsieur.
—Eh bien! madame, la volonté de M. de Louvois est, en quatre mots, que vous m'épousiez.
Mme d'Albergotti rougit comme une fraise et poussa un léger cri.
—Oui, madame, que vous m'épousiez! répéta le comte en s'inclinant.
—Mais c'est une folie! s'écria Suzanne tout étourdie.
—Pour vous, madame, je suis assez de cet avis; mais permettez-moi de croire qu'il n'en est rien de mon côté.
—Est-ce bien sérieusement que M. de Louvois vous a parlé, monsieur?
—Le plus sérieusement du monde.
—Il veut que je sois votre femme?
—Ou que je sois votre mari, comme il vous plaira.
—Et c'est là la condition qu'il a mise à ma liberté?
—La seule.
A chacune des réponses de M. de Pomereux, l'étonnement de Suzanne devenait plus grand. Il lui semblait impossible que M. de Louvois pût se jouer ainsi de ses sentiments, après l'aveu qu'elle lui en avait fait, et cependant le comte parlait d'un air qui la confondait.
—Pardonnez-moi, monsieur, si j'insiste, reprit-elle, mais veuillez m'apprendre si cette proposition vient de M. de Louvois lui-même.
—Sans aucun doute, madame, c'est une audace que je n'aurais jamais eue.
—Il paraît tout au moins que vous l'approuvez?
—Je l'avoue humblement. Quand la porte du paradis vous est ouverte, on ne la referme pas.
—Ceci est un langage de cour, et vous oubliez que je suis presque en prison.
—Laissez-moi croire que vous n'y serez jamais.
—Je vois, monsieur, repartit Suzanne avec gravité, que votre cousin, M. de Louvois, ne vous a pas tout appris.
—Au contraire, madame, dit M. de Pomereux avec un sourire.
Suzanne le regarda avec des yeux tout effarés.
—Il vous a dit que j'étais fiancée à celui-là même dont j'ai protégé la fuite? s'écria-t-elle.
—Oui, madame.
—Que je l'aimais?
—Oui.
—Qu'il m'aimait?
—Oui.
—Et vous avez consenti à m'épouser?
—Oui.
—Oh! vous mentez! s'écria Suzanne en se levant, le visage pourpre d'indignation.
—Mais point du tout; il me semble, à moi, que je vous dis les choses les plus naturelles du monde, répondit le comte avec un inaltérable sang-froid.
—Monsieur, reprit Mme d'Albergotti en se rasseyant, il faut que nous ne nous entendions pas. Je vous ai dit…
—Ne vous donnez pas la peine de recommencer; je vais vous répéter ce que vous m'avez dit, interrompit M. de Pomereux. Vous avez un fiancé; ce fiancé, qui est le fugitif après lequel courent les gens de M. de Louvois, vous aime, ce qui est tout simple, et vous l'aimez, ce qui fait que beaucoup d'autres voudraient courir comme lui. Vous allez me jurer que vous êtes déterminée à l'aimer toujours, et que de son côté il se gardera bien de vous oublier. Est-ce bien cela?
—Parfaitement.
—Vous voyez donc que j'avais tout entendu!
—Et nonobstant ces aveux, vous persisteriez encore à vouloir de moi pour votre femme?
—Sur ma parole, madame, c'est ma plus grande envie.
Un sourire amer passa sur les lèvres de Suzanne, qui recula son siège et ramena sa robe auprès d'elle avec un geste d'un écrasant mépris.
—Se peut-il, madame, que vous ayez si peu vu le monde que ma proposition vous étonne? continua M. de Pomereux avec une grâce parfaite.
—Elle fait plus que m'étonner, monsieur, elle m'afflige.
—Eh! mon Dieu! madame, s'écria le comte d'un air tout surpris, qu'y a-t-il donc de si affligeant dans le désir que j'ai de vous épouser? Vous êtes telle, que la moitié des dames de la cour mourraient de dépit en vous voyant; je suis gentilhomme, nous sommes jeunes tous deux. Quoi de plus simple?
—Mais, monsieur, mon coeur n'est plus à moi! reprit Suzanne avec impatience.
—Ma foi, madame, j'ai à ce sujet-là des théories qui sont celles de beaucoup d'honnêtes gens, répondit le comte sans sourciller. On ne croit plus guère aux amours inaltérables, et au temps où nous vivons, les bergeries ne sont guère de mode. Il faut vraiment que vous ne soyez jamais sortie de Malzonvilliers pour en savoir si peu sur ce chapitre-là. En affaire de mariage, l'amour est un intrus, et nous ne sommes point gens à le réclamer de nos femmes. On se marie pour se marier, et on n'a garde de se chicaner sur les sentiments qu'on peut avoir ailleurs. Eh! que diable! on aurait trop à faire. Il y a de jeunes têtes que ces choses-là épouvantent, mais tout s'arrange à la fin le mieux du monde. C'est un état auquel vous vous accommoderez, et pour ma part je suis tranquille là-dessus. Je ne suis point un Mélibée, madame, pour m'aller cacher au fond des bois. Quelque jour vous m'aimerez peut-être, et, en attendant, nous serons comme des mariés de bonne maison.
Suzanne resta muette à ce discours. Jamais, ni quand elle était jeune fille, ni quand elle appartenait à M. d'Albergotti, elle n'avait entendu parler de la sorte à propos du mariage. Il lui semblait que M. de Pomereux s'exprimait en une langue inconnue. Elle mit sa tête entre ses mains et demeura silencieuse. Son front rougissait et son coeur battait à coups pressés.
—Tout cela vous surprend quelque peu, madame, reprit le comte, mais c'est une doctrine à laquelle vous arriverez avec le temps. On y trouve plus de douceur que vous ne pensez. Et puis, nous n'avons, ni vous, ni moi, tout le temps de réfléchir aux conséquences de la proposition que je vous ai faite. Le principal est de ne pas vous laisser mettre en prison. Nous nous arrangerons après. J'y risque quelque chose, je le sais; mais je me suis toujours senti un secret penchant pour vous, qui me porte à tout braver pour vous rendre service.
Suzanne releva la tête pour voir si M. de Pomereux ne parlait pas pour se moquer. Jamais il n'avait été si sérieux.
—Ce que je vous dis là, madame, c'est la vérité, ajouta-t-il; votre premier refus de m'épouser ne nous a pas porté grand bonheur à tous deux. Voyez où vous en êtes; quant à moi, j'ai fait beaucoup de choses, beaucoup de mal, un peu de bien, vivant au hasard et faisant de ma jeunesse l'emploi que le diable voulait; il m'en reste un violent désir d'en finir au plus tôt avec cette existence un peu décousue, un grand fonds d'indulgence pour les fautes d'autrui, et une assez maladroite expérience qui m'enseigne à prendre le temps comme il vient et le monde comme il est. Tel que je suis, madame, je m'offre à vous, et malgré ma modestie bien reconnue, j'ai la prétention de croire que je vaux mieux qu'une prison.
Suzanne s'était remise de son trouble pendant ce singulier discours; quand M. de Pomereux se tut, elle s'inclina et lui dit à son tour:
—Puisque tout ceci est plus sérieux que je ne pensais d'abord, je vous répondrai sérieusement, monsieur. Vous avez professé des théories dont je ne contesterai pas le mérite, mais qui ne sont pas les miennes. J'ai pu, au temps où la volonté d'un père servait de guide à ma jeunesse, faire le sacrifice de ma main, mais aujourd'hui que je suis libre, la main ne se donnera pas sans le coeur. Or le coeur s'est donné, monsieur. Je n'ai rien de plus à répondre à la proposition que vous m'avez transmise au nom de M. de Louvois. Ma vie et ma liberté sont à lui; mon amour est à moi.
A l'air de Mme d'Albergotti, M. de Pomereux comprit qu'il n'avait plus rien à espérer; mais il tira de cette certitude le désir de triompher d'une résistance à laquelle, à vrai dire, il ne s'attendait pas beaucoup.
—Ma foi, madame, reprit-il avec un sourire, vous avez peut-être tort, et votre refus vous expose à un danger auquel vous ne vous attendiez pas.
—Lequel, monsieur?
—Celui de me voir épris de vous.
Suzanne haussa les épaules en riant.
—Eh! madame, il ne faut point vous en moquer. Si vous m'aviez épousé, c'est un péril auquel vous auriez peut-être échappé, mais vous n'êtes point sûre de l'éviter à présent.
—Si c'est un péril, avouez du moins que M. de Louvois prendra soin de me mettre en lieu où il ne saurait m'atteindre.
—Et c'est là ce qui m'enrage. Prison pour prison, à votre place j'eusse préféré le mariage. C'est une Bastille d'où l'on s'échappe quelquefois.
Suzanne arrêta M. de Pomereux d'un geste.
—Soit, reprit-il. Vous voilà entre les griffes de mon cousin: mais il ne sera pas dit que je ne tenterai plus rien pour votre délivrance; la chose m'intéresse un peu maintenant, et je mettrai tout en oeuvre pour vous rendre à la liberté à vos risques et périls.
Une heure après, M. de Louvois fit appeler M. de Pomereux.
—Eh bien! lui dit-il du plus loin qu'il l'aperçut, avons-nous fait capituler la citadelle?
—Ma foi, mon beau cousin, si le genre humain avait commencé par Mme d'Albergotti, je crois fort que le péché n'eût jamais été inventé, si bien que nous ne vivrions ni l'un ni l'autre.
—C'est-à-dire que vous avez échoué?
—Radicalement.
—Vous l'avais-je prédit!
—Eh! parbleu! on est à peu près sûr de triompher d'une femme, et vous m'envoyez vers un phénomène! Sur ma parole, Héloïse, de fidèle mémoire, n'est point digne, à mon avis, de lacer le corset de Mme d'Albergotti.
—Bref, elle aime mieux la prison ou le cloître que votre personne?
—Vous m'en voyez tout humilié. Savez-vous bien, monseigneur, que s'il y avait beaucoup de ces femmes-là à Paris, il faudrait se faire moine ou naître abbé. C'est d'un très mauvais exemple pour la cour, et je ne saurais trop vous engager à l'enfermer au plus vite.
—Reposez-vous sur moi de ce soin, répondit M. de Louvois en écrivant quelques mots sur un papier.
—Eh bien! que Votre Excellence me traite de tête sans cervelle, de fou, de visionnaire, je crois, sur mon honneur! que je suis en train d'aimer Mme d'Albergotti depuis qu'elle m'a parlé de la sorte.
—Aimez-la tant qu'il vous plaira. Il faudrait que vous fussiez son mari pour l'empêcher d'aller au couvent.
—C'est donc bien décidément votre intention de l'enfermer?
—Je ne répète jamais deux fois la même chose, mon cousin. Et puis, ne le savez-vous pas, l'oiseau en cage appelle l'oiseau du ciel. Avec un, le chasseur en a deux.
—Vous êtes un terrible homme, monseigneur.
—Oh! je commence, murmure M. de Louvois. Ceux qui ne voudront pas plier casseront.
—Allons! s'écria M. de Pomereux, qui l'avait écouté, me voilà fixé, et très décidément je suis amoureux de Mme d'Albergotti.
—Vous voyez que j'y mets de la complaisance, je vous la garde.
L'accent de M. de Louvois fit tressaillir M. de Pomereux, qui n'était pourtant pas trop facile à émouvoir. Il tourna vers la porte du cabinet où était Suzanne un regard de pitié, et sortit.
Aussitôt après, M. de Louvois eut un instant de conférence avec M. de
Charny.
—Eh bien! lui dit le ministre, elle refuse M. de Pomereux.
—C'est qu'elle aura flairé le tombeau, répondit froidement M. de
Charny.
—- Il nous reste le couvent, c'est encore assez joli, reprit M. de Louvois en mettant sa signature au bas de la lettre qu'il venait d'écrire.
—Bah! fit le confident, une cellule vaut une bière.
Bientôt après, un huissier vint avertir Mme d'Albergotti qu'il était temps de partir. La marquise se leva et descendit dans la cour de l'hôtel, où elle vit un carrosse aux armes du ministre. Le gentilhomme qui l'avait, dans la matinée, conduite à M. de Louvois, l'attendait sur le perron. C'était M. de Charny. A la vue de ce pâle et froid visage, Mme d'Albergotti eut un frisson; elle détourna les yeux et sauta, sans lui prendre la main, dans la voiture, où M. de Charny s'assit bientôt après. Le cocher fit claquer son fouet et les chevaux partirent. Comme le carrosse tournait dans la cour, Mme d'Albergotti vit par la portière le visage de M. de Louvois, qui regardait derrière les vitres de son cabinet; mais les chevaux allaient au galop et ce fut comme une vision.
—Où me conduisez-vous, monsieur? demanda Suzanne à M. de Charny.
—Au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi.
XXXIII
LE COUVENT DE LA RUE DU CHERCHE-MIDI
Le couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi était alors un des couvents les plus renommés de Paris pour l'austérité de sa discipline. C'était un grand bâtiment carré, allongé de deux ailes qui le coupaient à angle droit; tout alentour s'étendaient de vastes et beaux jardins, qui faisaient à cet asile de la religion un rempart verdoyant plein de fraîches retraites et de sentiers ombreux. Mais au milieu de ce grand parc frais et souriant, le couvent, avec ses murs blancs et ses toits gris dont nul bruit ne s'échappait, avait un aspect morne qui glaçait le coeur. C'était comme un grand tombeau entre des fleurs. Au nom de M. de Louvois, la porte s'ouvrit; Mme d'Albergotti et son guide descendirent du carrosse; on conduisit Suzanne dans une petite pièce où il n'y avait pour tout meuble qu'un banc de bois, un christ et un prie-Dieu, et M. de Charny fut introduit dans le parloir, où la supérieure l'attendait.
—Veuillez attendre ici quelques instants, madame, dit M. de Charny à Suzanne en la quittant: l'asile que M. de Louvois vous a choisi vous dérobe à un monde corrupteur qui aurait peut-être un jour flétri votre pureté. Je vais vous recommander aux bontés toutes spéciales de madame la supérieure. C'est l'ordre exprès du ministre, et si mon faible crédit y peut quelque chose, croyez que je ne négligerai rien pour que vous soyez traitée ici comme vous le méritez.
Mme d'Albergotti s'inclina sans répondre. La voix de cet homme lui figeait le sang dans les veines. La lettre dont M. de Charny était porteur était conçue en termes clairs et précis. Aussitôt qu'elle en eut pris connaissance, la supérieure salua respectueusement l'envoyé du ministre.
—Veuillez assurer M. de Louvois, dit-elle, que ses instructions seront observées; je sais trop ce que lui doit la maison dont j'ai la direction pour y manquer.
—Madame, répondit M. de Charny, cette lettre a pu vous dire que M. de Louvois m'avait en quelque sorte remis la tutelle de la personne qu'il vous envoie. Son intention est qu'elle entre en religion dans deux ou trois mois, à moins qu'elle ne se soumette prochainement à sa volonté.
—Elle y entrera, monsieur.
—C'est un esprit entêté, malheureusement enclin aux choses du monde, peu maniable et qui nourrit un amour coupable dont il convient de la guérir. Vous ne sauriez pas être autrement que bonne avec elle: c'est dans votre caractère pieux et doux, madame; mais tempérez cette extrême bonté par un peu de fermeté. Croyez-moi, elle en trouvera plus vite le chemin du salut.
—Je m'en souviendrai, monsieur.
—Mme d'Albergotti a fort mal reconnu les complaisances de M. de Louvois, elle l'a trompé; dans une personne si jeune, cela n'indique-t-il pas une corruption bien enracinée? Entourez-la d'une grande surveillance; votre exemple et vos conseils la ramèneront bientôt à d'honnêtes sentiments.
M. de Charny parla quelques minutes encore sur ce ton-là, puis se retira, non sans de profondes révérences. Au bout d'un quart d'heure, Suzanne entendit rouler la voiture qui l'avait amenée; elle donna par la pensée un dernier adieu aux choses de la vie qui la fuyaient, et suivit une soeur qui vint la chercher. Le parloir du couvent était coupé en deux par une grille dont les mailles étaient couvertes d'un rideau de serge noire; un banc régnait tout autour de cette pièce assez grande, et percée de trois fenêtres à châssis de plomb, d'où le jour tombait assombri. On voyait contre le mur un fort beau tableau représentant la vierge Marie visitée par l'ange. C'était, avec une belle image du Christ taillée dans l'ivoire, le seul ornement qu'il y eût dans cette pièce. L'usage des dames bénédictines était de rester voilées et de ne pas se montrer aux personnes qui n'étaient pas dans les ordres; mais, sur la lettre de M. de Louvois, qui lui marquait que Mme d'Albergotti devait être traitée selon les règles de la maison durant tout le séjour qu'elle y ferait, la supérieure enleva son voile pour recevoir sa nouvelle pensionnaire. La supérieure du couvent des dames bénédictines était une femme de quarante-cinq à cinquante ans à peu près, qui avait dû être belle, mais que les austérités de la religion et les combats d'un esprit jaloux avaient privée de cette grâce qui est une seconde beauté. Son visage était jaune comme le vieil ivoire, ses yeux noirs et perçants, ses sourcils nets, ses lèvres minces et décolorées; l'air de son visage exprimait l'habitude de l'autorité, mais d'une autorité sèche et froide. Elle avait les mains belles et la taille élancée; mais quelque chose d'étrangement dur et de hautain détruisait les avantages naturels qui paraient sa personne. La supérieure des dames bénédictines, qui s'appelait, entre les murs du couvent, mère Évangélique du Coeur-de-Marie, avait été connue dans le monde sous le nom de Mme de Riége. C'était une créature de M. de Louvois. Issue d'une famille obscure de la Manche, elle avait dû à son esprit d'intrigue de se pousser dans le monde, où quelque temps elle avait fait une certaine figure. A la suite d'une affaire de cour où son coeur était intéressé, le dépit la fit entrer dans les ordres. Le crédit de M. de Louvois l'y suivit, elle lui dut son élection et lui resta dévouée. Mais la plaie que l'insuccès de son entreprise avait ouverte dans son coeur ne put se cicatriser! elle en garda une secrète rancune contre tout ce qui était du monde, et surtout contre celles qui avaient de la jeunesse et de la beauté. La mère Évangélique et Mme d'Albergotti échangèrent un coup d'oeil. Le regard de la supérieure, rapide et froid, impressionna douloureusement Suzanne, qui se sentit un éloignement irrésistible pour elle; quant à la mère Évangélique, elle considéra quelque temps l'étrangère, de qui la grâce et les charmes lui rappelaient sa défaite et son humiliation; la haine pénétra dans son coeur, et la mission dont M. de Louvois la chargeait lui parut douce à remplir.
—Ma fille, dit-elle à Suzanne avec un pâle sourire, M. de Louvois, qui vous veut du bien, me mande qu'il vous a choisi notre maison pour retraite. Au seuil de cette pieuse maison meurent les bruits du monde. Réjouissez-vous, ma fille, d'y être venue.
—Je m'en réjouirais, madame, si j'y étais venue de mon plein gré; mais on m'y a conduite de force, et j'imagine que cette maison est, pour moi, une sorte de Bastille.
La mère Évangélique se pinça les lèvres; mais elle reprit doucement:
—Vous n'êtes point dans une prison: c'est ici la maison de Dieu, et vous êtes sous la protection de la sainte mère du Christ. Vous êtes jeune, ma fille, et sujette aux illusions du monde. Mais on apprend dans notre paix profonde à ne rien regretter, et j'ai l'espoir que vous entrerez un jour dans le saint troupeau dont Dieu m'a confié la direction.
Suzanne écouta ce petit discours les yeux attachés sur ceux de la supérieure. Les paroles en étaient douces comme du miel, mais elles étaient amères au coeur, parce qu'elles ne venaient pas du coeur. Suzanne était naturellement pieuse et sincère, toutes les choses qui lui semblaient affectées et qui mêlaient au mensonge les couleurs de la religion lui répugnaient doublement; elle ne put s'empêcher, franche comme elle l'était, de montrer dans sa physionomie l'impression pénible que lui laissait cette espèce de tirade où l'habitude était pour tout et la conviction pour rien. La mère Évangélique s'en aperçut et rougit; mais en même temps qu'elle acquérait une bonne opinion de l'esprit de la prisonnière, elle sentit croître son aversion pour elle. Le regard qu'elle lui jeta le lui prouva bien. Ce fut un éclair; le visage de la mère Évangélique redevint bientôt plus pâle que le marbre, et de sa colère il ne resta qu'un léger froncement de sourcils.
—Ma fille, reprit-elle d'une voix brève, votre conversion sera l'oeuvre de Dieu; vous m'êtes confiée par M. de Louvois, j'ai fait répondre à M. de Louvois qu'il pouvait compter sur mon zèle et mon dévouement; je prierai notre sainte mère pour que sa grâce vous touche. Adieu, ma fille.
La supérieure se retira, et bientôt après une soeur vint prendre Suzanne pour la conduire à la chambre qui lui était destinée. Tandis que ces choses se passaient au couvent des dames de la rue du Cherche-Midi, Claudine attendait, dans une mortelle inquiétude, le retour de Suzanne. Les heures s'écoulaient, et Suzanne ne revenait pas. Vers midi, n'ayant vu ni lettre ni personne, Claudine, n'y tenant plus, sortit de l'hôtel et courut chez M. de Louvois. A force de questionner les huissiers qui allaient et venaient de tous côtés, elle apprit que Mme d'Albergotti était partie en carrosse avec un gentilhomme de la suite de M. de Louvois. Cette nouvelle n'était pas de nature à diminuer ses craintes. Que voulait-on faire de Suzanne? où l'avait-on conduite? La cour était pleine de gens de toutes sortes qui entraient et sortaient, à toute minute un carrosse partait ou arrivait à grand bruit, les laquais jouaient aux dés en attendant leurs maîtres; personne ne prenait garde à Claudine. La pauvre fille, brisée de lassitude, repoussée par ceux-ci, raillée par ceux-là, en proie à mille craintes, finit par s'asseoir sur un petit banc dans un coin, où elle se prit à pleurer. Elle était en train de s'essuyer les yeux, ce qu'elle faisait déjà pour la dixième fois, lorsqu'elle fut tirée de son isolement par une voix qui l'appelait. Claudine releva la tête et reconnut le caporal Grippard. Dans l'état d'agitation où elle était, la bonne figure de Grippard lui parut la meilleure et la plus aimable qu'elle eût jamais vue.
—Oh! mon Dieu! dit-elle en se redressant sur ses deux petits pieds, c'est le ciel qui vous envoie!
—Ma foi, mademoiselle, j'irai brûler un cierge au saint qui me vaut cette bonne fortune, répondit Grippard avec une grâce militaire qui, en toute autre occasion, eût fait sourire Claudine.
—Monsieur Grippard, reprit la jeune fille, vous allez me venir en aide; moi, d'abord, je ne sais plus que devenir.
—Eh! mon Dieu! vous me dites cela d'un air tout singulier; que vous est-il donc arrivé?
—Vous ne savez donc pas? on m'a enlevé Suzanne!
—Suzanne! répéta Grippard d'un air surpris.
—Eh oui! Mme d'Albergotti!
—La dame qui, avec mon ami la Déroute, s'est employée pour faire échapper mon capitaine?
—Elle-même.
—Et à qui mon capitaine avait l'air de tant tenir?
—Justement.
—Et qui diable peut s'être avisé d'avoir fait ce beau coup-là?
—M. de Louvois.
—Aïe! fit Grippard d'un air tout épouvanté.
—Vous allez m'aider à la retrouver, n'est-ce pas?
—Je ne demande pas mieux, mais que voulez-vous que fasse un pauvre diable d'ex-caporal contre un ministre?
—C'est égal, vous m'aiderez toujours.
—Très volontiers; le capitaine Belle-Rose est un brave soldat qui ne m'a pas toujours puni toutes les fois que je l'ai mérité; cette dame que vous appelez Mme d'Albergotti l'a servi de tout son pouvoir; eh bien, ventrebleu! je la servirai de toutes mes forces.
Claudine aurait volontiers embrassé Grippard sur les deux joues, tant elle se sentait aise de se voir un ami.
—Il faut d'abord savoir où on l'a conduite, reprit-elle.
—On le saura en furetant dans cette grande caserne d'hôtel; je trouverai bien quelque camarade ou quelque laquais qui aura des connaissances parmi les huissiers ou les commis. J'ai de bonnes jambes et ma langue n'est pas trop mauvaise, vous verrez.
—Aussitôt que vous aurez appris le lieu de sa retraite, vous viendrez m'en instruire?
—Parbleu! puisque c'est pour vous que je le demanderai.
—Et vous ne perdrez pas une minute?
—Pas une seconde.
Claudine rentra dans l'hôtel de la rue de l'Oseille, un peu moins troublée qu'elle ne l'était au moment où elle avait rencontré Grippard. Les malheureux s'accrochent à toutes les branches, Grippard était la branche de Claudine. Grippard était un homme consciencieux qui accomplissait loyalement tout ce qu'il promettait; malheureusement, il avait plus de loyauté que d'esprit, et il ne réussissait guère dans les choses où il fallait de la ruse. Il s'installa devant l'hôtel de M. de Louvois et se mit bravement à interroger les laquais, les huissiers, les piqueurs et toute la valetaille qui affluait par là. La moitié de ce monde-là ne comprenait rien à ce qu'il demandait; l'autre n'y répondait pas; mais Grippard ne se décourageait pas pour si peu et recommençait de plus belle. Quand vint le soir, il s'en alla rendre compte à Claudine de ses démarches et de leur insuccès; ce fut la même chose le jour suivant. Claudine à chaque visite pleurait de tout son coeur et priait Grippard de ne pas l'abandonner. Grippard lui promettait tout ce qu'elle voulait, et courait s'installer derechef dans cette cour maudite où l'on voyait tant d'uniformes, que c'était à peu près comme un camp. Il s'y tenait donc, planté sur ses jambes, épiant la venue d'un visage nouveau qu'il pût interroger, lorsqu'il aperçut Bouletord qui descendait le grand escalier avec un air de capitan merveilleux à voir. Le brigadier avait l'un des poings sur la hanche, et de son autre main il frisait sa moustache. Jamais son chapeau n'avait été posé si de travers, jamais son épée n'avait si fièrement battu ses mollets, jamais ses bottes ne s'étaient appuyées si carrément sur le pavé: c'était un homme qui triomphait des pieds à la tête. Grippard avait vu Bouletord le jour de l'expédition de Villejuif, mais Bouletord n'avait pas vu Grippard qui était déguisé. Le caporal n'hésita pas et aborda résolument son camarade.
—Bonjour, brigadier, lui dit-il.
—Maréchal des logis, s'il te plaît, répondit Bouletord d'un air superbe.
—Ah diable! nous montons en grade, à ce qu'il paraît.
—C'est M. de Louvois que je viens de voir, qui m'a nommé à ce grade. Il ne s'arrêtera pas là. Le ministre sait apprécier mes services.
En prononçant ces paroles, Bouletord semblait étouffer dans son habit; il parlait haut et tournait les yeux de tous côtés pour voir si personne ne le regardait. Grippard avait assez de sens pour comprendre que cet homme ne demandait qu'à être interrogé pour répondre. Il lui offrit d'aller boire une bouteille ou deux ensemble, et le maréchal des logis accepta, dans la double espérance de se rafraîchir et d'avoir un auditeur.
—Ainsi, reprit Grippard, quand ils furent assis devant la table d'un cabaret prochain, tu as vu le ministre.
—Comme je te vois; il m'a donné vingt louis et m'a dit que j'étais un brave qu'il fallait pousser.
—Tu as donc fait toutes sortes de prouesses?
—Je n'en ai fait qu'une, mais elle en vaut mille.
—Laquelle?
—J'ai tué Belle-Rose.
Grippard laissa tomber le verre qu'il tenait à sa bouche.
—Tu as tué Belle-Rose! s'écria-t-il.
—Oh! quand je dis tué, je n'en suis pas tout à fait sûr; mais il doit être mort à l'heure qu'il est. Je lui ai mis une balle, tiens, là, ajouta Bouletord en appuyant le doigt sur le justaucorps de Grippard. Voilà ce qu'on gagne, continua Bouletord, qui prenait le silence de son camarade pour de l'admiration, voilà ce qu'on gagne à lutter contre nous autres. L'homme est à peu près mort et la femme a son affaire.
—Quelle femme? demanda Grippard d'un petit air innocent.
—Eh! parbleu! Mme d'Albergotti. Elle est au couvent, celle-là.
—Quel couvent?
—Ma foi, je n'en sais rien. C'est un couvent comme tous les couvents.
Visitandines, ursulines ou bénédictines, qu'est-ce que ça fait?
—C'est juste, fit Grippard.
Bouletord commençait à être gris: il quitta Mme d'Albergotti et retourna à Belle-Rose; au bout d'un quart d'heure, il avait narré six fois l'histoire de son coup de fusil. C'était plus que Grippard n'en voulait apprendre; il paya l'écot et courut chez Claudine.
Au récit que lui fit le pauvre soldat, Claudine faillit mourir de désespoir. Elle l'écoutait les yeux noyés de larmes, la poitrine haletante, le coeur oppressé; vingt fois elle lui fit répéter le même discours et l'interrompait à tout instant par ses sanglots.
—Dieu me l'aura peut-être conservé, dit-elle enfin; j'en aurai bientôt l'assurance.
—Que comptez-vous faire?
—Partir pour l'Angleterre.
—Toute seule, vous si jeune?
—Mon frère est blessé, malade, souffrant, puis-je l'abandonner? Suzanne est seule aussi, mais elle, du moins, n'est pas en danger de mort. J'irai au plus malheureux.
—Je ne sais pas trop comment vous offrir cela, moi, reprit Grippard, mais il me semble que vous feriez bien si vous me permettiez de vous accompagner. J'ai été caporal dans la compagnie de votre frère. C'est tout simple.
—J'accepte, lui dit-elle; nous partirons demain.
M. de Louvois n'avait pas plutôt appris la nouvelle de la mort supposée de Belle-Rose, qu'il fit appeler M. de Pomereux, de qui la mission avait été retardée.
—Notre homme est mort! lui cria-t-il du plus loin qu'il le vit.
—Tircis Belle-Rose? fit le comte de sa voix railleuse.
—Lui-même. Voilà, j'imagine, qui aplanit furieusement les difficultés.
Que Mme d'Albergotti vous épouse, et je suis assez vengé.
—Merci, beau cousin; vous ne l'êtes point encore tout à fait.
—Quoi! c'est vous qui doutez maintenant?
—A vrai dire, monseigneur, je ne suis point très rassuré de ce côté-là. Quand les femmes se mêlent de fidélité, elles sont fidèles jusqu'à l'extravagance. Les morts ont toutes sortes d'avantages: ce sont des personnes tranquilles qui ne contrarient jamais. Elle l'aimait vivant, elle va l'adorer défunt.
—Voyons, monsieur le comte, renoncez-vous à Mme d'Albergotti? Ce serait tant pis pour elle, je vous en préviens, et pour vous aussi, qui manqueriez une belle fortune.
—Et qui vous dit qu'on renonce à quoi que ce soit? Je fais comme ces généraux qui comptent l'ennemi avant de livrer bataille, et qui se battent après.
—S'il en est ainsi, rendez-vous sur-le-champ au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi. Voici une lettre pour la supérieure qui vous introduira auprès de Mme d'Albergotti.
Mme d'Albergotti reçut M. de Pomereux dans le parloir. La même émotion qui avait saisi le gentilhomme à leur première entrevue chez M. de Louvois fit tressaillir son coeur à la vue de Suzanne. Elle eut, en le saluant, un si doux sourire et un si chaste mélange de réserve et d'aménité, qu'il en fut touché.
—M'apportez-vous une bonne nouvelle? lui dit-elle; je suis si peu habituée au bonheur, que j'espère toujours le voir enfin me rendre visite, tout en n'y comptant pas beaucoup.
—Hélas! madame, lui répondit M. de Pomereux, qui était fort embarrassé, je viens de la part de M. de Louvois.
—C'est-à-dire que cette espérance dont je vous parlais tout à l'heure ne me rendra pas visite aujourd'hui?
—C'est un peu comme vous l'entendrez. Je voudrais que nous fussions au temps des chevaliers de la Table ronde pour avoir le droit de venir vous délivrer la lance au poing; malheureusement, madame, la maréchaussée m'interdit cette faculté; mais il est un autre moyen d'en sortir.
—Encore! fit Suzanne d'un ton moitié riant, moitié sérieux.
—Eh! madame, croyez bien que si j'en use de cette façon, c'est plus dans votre intérêt que dans le mien! On vous délivre et je m'enchaîne.
Le ton brusque de cette repartie fit sourire Mme d'Albergotti.
—Faut-il que je vous remercie? dit-elle.
—Tenez, madame, parlons sérieusement, reprit le comte; il y a si longtemps que cette folie ne m'est arrivée, que je puis bien me la permettre une fois en passant. Je me sens attiré vers vous par une sympathie que vous appellerez comme il vous plaira, mais qui est sincère; votre avenir m'épouvante. Vous ne savez pas quel homme c'est que mon cher cousin. Entre nous, et quand la passion le domine, je le crois un peu capable de tout. Vous et le capitaine Belle-Rose l'avez blessé dans son orgueil de ministre; la plaie est incurable. Vous savez quel jour vous êtes entrée en ce couvent, savez-vous bien quel jour vous en sortirez? Êtes-vous bien sûre que Belle-Rose revienne jamais? Entre vous il y a la mer et la colère du ministre, madame! Voulez-vous faire de ce cloître votre tombeau? Sortez d'abord, épousez-moi et vous vivrez après à votre guise. Si je vous déplais trop, notre gracieux monarque me fournira bien quelque occasion de me faire casser la tête à son service. Tout au moins serez-vous libre et hors de ces murs où l'on étouffe.
Mme d'Albergotti vit bien cette fois que M. de Pomereux parlait sérieusement. Son visage était animé, l'expression de sa voix était tendre et suppliante; l'enveloppe du débauché s'était fondue, et l'on voyait à nu l'âme du gentilhomme. Elle tendit la main au jeune comte, qui la baisa respectueusement.
—Merci, monsieur, lui dit-elle; vous avez le coeur bon, bien qu'il soit pétri d'une étrange façon. En vous repoussant, ce n'est pas M. de Pomereux que je repousse, c'est le mariage avec un autre qui ne serait pas Belle-Rose. Je lui ai engagé ma foi: qu'il meure ou qu'il vive, je la lui garderai. Je ne me dissimule aucun des périls auxquels m'expose la rancune de M. de Louvois. Ces périls ne seront pas plus forts que ma résignation. Vous m'avez comprise, monsieur; qu'il ne soit plus désormais question de cela entre nous.
M. de Pomereux s'inclina. Ce qu'il avait encore à dire l'étranglait; il voulut vaincre son émotion et n'y parvint pas. Il se pencha sur la main de Suzanne et la baisa de nouveau avec un respect qui n'était pas dans ses habitudes.
—Vous êtes une noble créature, et vous m'auriez rendu meilleur, dit-il.
M. de Pomereux fit prier la supérieure de vouloir bien l'entendre une minute; elle vint, et il lui demanda de communiquer à Mme d'Albergotti la nouvelle dont il était porteur; après quoi il sortit en toute hâte. Comme il traversait la cour intérieure, il entendit un cri déchirant. Son coeur sauta dans sa poitrine.
—Mon Dieu! murmura-t-il, je crois que si trente femmes ne m'avaient pas un peu usé de ce côté-là, je finirais par aimer celle-ci.
XXXIV
UNE NUIT BLANCHE
Le cri qu'avait entendu M. de Pomereux était bien le cri de Suzanne au moment où elle avait appris la mort supposée de Belle-Rose. La mère Évangélique la lui avait annoncée froidement, et Suzanne, brisée d'un seul coup, était tombée sur le carreau. La supérieure appela deux soeurs qui transportèrent la pauvre affligée dans sa chambre, où elle demeura plusieurs heures sans donner aucun signe de vie. Quand elle se réveilla comme d'un long sommeil, les pleurs ruisselèrent de ses yeux, et si on l'eût entourée dès ce moment-là, Mme d'Albergotti eût certainement pris le voile. Vers le soir, son âme éperdue se rattacha à une espérance qui, dans la nuit de son désespoir, brillait comme une lueur vacillante. Il lui semblait que, dans sa cruelle narration, la supérieure avait exprimé vaguement un doute sur la réalité de la mort de Belle-Rose. Cette pensée se développa aussitôt qu'elle fut née et la saisit tout entière. Ce pouvait être aussi une fausse nouvelle préparée par M. de Louvois. Suzanne se résolut à attendre avant de prendre aucune détermination, mais le coup avait été terrible, et quand elle parut le lendemain aux prières qui se faisaient en choeur dans la chapelle, on aurait pu croire que c'était une morte qui sortait du tombeau. Trois jours se passèrent dans cette angoisse qui l'épuisait; ses nuits étaient sans sommeil, ses jours sans repos. Il lui arrivait souvent de rester plusieurs heures accoudée contre l'appui de sa fenêtre, regardant les oiseaux du ciel, les nuages blancs, les grands ormes tout frémissants, l'eau des fontaines, les fleurs épanouies, et ne comprenant pas que la nature impassible eût encore des parfums, des bruits mélodieux, des beautés sereines, quand tant d'épines lui déchiraient le coeur. On la trouvait parfois, dans les bosquets du jardin, étendue au pied d'un arbre, le front pâle, inanimé, et le visage couvert de larmes; d'autres fois, il fallait l'arracher du pied de la croix où elle s'était agenouillée, entourant de ses faibles bras les pieds sanglants du Christ: les prières se mêlaient à ses sanglots, et tandis que la supérieure ordonnait d'une voix sèche de la transporter sur son lit, on voyait les jeunes soeurs presser leurs yeux humides de leurs voiles blancs. Dans les heures où la douleur, endormie par son propre excès, lui laissait un peu de repos, Suzanne s'efforçait de se rattacher à la pensée consolante qui luisait dans son esprit malade; elle se reprenait à la vie, et il lui paraissait que Belle-Rose ne pouvait pas mourir, tout bonnement parce qu'elle l'aimait. Mais ces heures étaient courtes, et la douleur, un instant assoupie, se réveillait plus aiguë et plus amère. Le quatrième jour, on vint avertir Suzanne que M. de Pomereux, qui désirait lui parler, était au parloir. La première pensée de Suzanne fut de refuser cette entrevue, mais il lui parut que dans l'état où elle était tombée, rien ne saurait plus augmenter son malheur, et elle descendit. M. de Pomereux eut peine à la reconnaître, tant était profond le changement qui s'était opéré en elle. Il joignit les mains avec un geste de pitié.
—Mais, madame, s'écria-t-il, vous vous tuez!
—Le désespoir n'est pas un suicide, répondit-elle.
—Mordieu! madame, reprit le comte avec une violence qui ne respectait pas trop la sainteté des lieux, il ne sera pas dit que je vous aurai laissée mourir. Belle-Rose n'est pas mort!
La joie fut si vive au coeur de Suzanne, qu'elle chancela et s'appuya contre la grille du parloir pour ne pas tomber; des larmes jaillirent de ses yeux, et elle se mit à sangloter comme un enfant sans savoir ce qu'elle faisait. M. de Pomereux, qui était plus ému qu'il n'aurait voulu le paraître, laissa passer ce premier moment sans l'interrompre. Quand Suzanne se fut un peu calmée, elle releva son visage où brillait un sourire baigné de larmes.
—Merci! lui dit-elle, vous ne savez pas tout le bien que vous me faites.
—Eh! parbleu! je m'en doute bien un peu à tout le mal que ça me fait. Je m'intéresse à vous d'une étrange façon… Je crois, vrai Dieu, que vous m'avez retourné, et c'est, ma foi, tant pis pour vous, car si je me mets une bonne fois à vous aimer tout de bon, vous m'aurez sur les bras pour tout le reste de votre vie.
—Êtes-vous bien sûr qu'il ne soit point mort?
—Voilà que vous ne m'écoutez même pas… Oui, oui, j'en suis très sûr.
—De qui le tenez-vous?
—De mon grand cousin, qui en a reçu la nouvelle d'Angleterre, où le capitaine Belle-Rose est passé.
—Mais peut-être est-il dangereusement blessé?
—A vous parler franc, il a une balle au beau milieu de la poitrine… Eh bien! voilà que vous pâlissez à présent!… Voyons, la blessure n'est point mortelle! Eh! que diable! j'ai vu guérir des gens qui étaient percés d'outre en outre… Dans six semaines ou deux mois il n'y paraîtra seulement plus.
—Le croyez-vous?
—Je vous en donne ma parole. M. de Louvois a été informé de l'aventure par M. de Charny, un diable d'homme qui a des agents partout; il en a reçu la nouvelle de Douvres, où les fugitifs sont débarqués. M. de Louvois a mis la dépêche en morceaux; il commence à croire que le capitaine a quelque amulette qui le protège.
—C'est la justice de sa cause qui le défend, monsieur.
—Vous croyez? Il y a des cas où j'aimerais mieux une bonne cuirasse. Quoi qu'il en soit, il vit, madame, et c'est une résurrection qui gâte diablement mes affaires et compromet un peu les vôtres.
—Non, monsieur, les vôtres n'y perdent rien, répondit Suzanne avec un malin sourire.
—Eh! madame, j'ai vu tant de miracles opérés par le temps, que j'en suis venu à croire que c'est le meilleur saint qu'on puisse invoquer. Vous ne connaissez pas quel enchanteur c'est que demain!
—Vraiment, non; mais je me connais, moi.
—Soit; mes affaires n'y perdent rien, puisque vous le voulez.
—Elles y gagnent même quelque chose.
—En vérité?
—Ma reconnaissance, reprit Suzanne en lui tendant sa petite main.
—C'est toujours quelque chose, fit le comte en souriant. La reconnaissance est quelquefois un chemin de traverse.
—Je vous la donne, je ne puis donc pas vous empêcher de la prendre comme vous voudrez.
—Vous riez à présent, madame, et vous ne voyez pas que cette résurrection ferme et verrouille sur vous les portes de ce maudit couvent, qui, sans cela, allaient peut-être s'ouvrir. M. de Louvois est furieux, madame.
—Que voulez-vous qu'il me fasse après ce qu'il m'a fait?
—Mais il peut vous oublier!
—D'autres se souviendront.
—Eh bien! madame, si par hasard vous trouviez l'attente trop longue, vous savez que vous pouvez en toute chose compter sur mon dévouement.
La visite de M. de Pomereux rendit à Suzanne le calme qu'elle avait perdu, et pleine de courage, maintenant que Belle-Rose vivait, elle eut foi dans l'avenir. Il y avait dans le couvent des dames bénédictines une jeune pensionnaire que sa famille poussait à prendre le voile. C'était la seule dont les soins eussent touché Suzanne et dont elle eût supporté les caresses durant les trois jours sombres qui suivirent la nouvelle apportée par M. de Pomereux. Gabrielle de Mesle s'était attachée aux pas de Suzanne, pleurait avec elle et l'embrassait en lui prodiguant les noms les plus doux. C'était la seule consolation qu'elle pût lui donner, mais c'était la seule aussi que Suzanne voulût accepter. Il arriva donc que les liens de la plus tendre affection se nouèrent entre elles sans qu'aucune des deux y eût songé d'abord. Gabrielle pouvait avoir dix-sept ou dix-huit ans; elle était élancée et blanche comme un lis, et blonde comme ces portraits de Vierge qu'on voit dans les églises. Sa tête, d'un ovale harmonieux, était presque toujours inclinée sur sa poitrine, qu'elle avait étroite et amaigrie; sa taille fléchissait comme un roseau, et quand elle passait dans l'ombre des charmilles avec sa robe blanche et son beau front penché, on la pouvait prendre pour l'un de ces anges sveltes que les statuaires sculptent autour des bénitiers. Gabrielle avait le sourire et le coeur d'un enfant; mais une accablante tristesse dévorait sa vie et tarissait les sources de sa pure jeunesse. Quand elle arrêtait ses yeux limpides sur Suzanne, leur regard tendre et mélancolique allait jusqu'au coeur de son amie; mais quand Suzanne lui demandait la cause de ce morne abattement où elle était toujours plongée, la pauvre fille détournait la tête et l'on voyait de grosses larmes glisser sur l'albâtre de ses joues. D'étranges frissons la prenaient parfois des pieds à la tête; elle rougissait, pressait ses tempes de ses deux mains, passait ses doigts blancs dans ses longs cheveux et se prenait à courir comme une folle dans les jardins. Un quart d'heure après, on la trouvait couchée dans l'herbe, le visage sur ses genoux, abîmée dans d'inexplicables rêveries. Elle était d'une douceur angélique et souffrait sans se plaindre tout ce qu'il lui fallait endurer de la supérieure, qui l'avait en aversion. Gabrielle alla vers Suzanne, parce que Suzanne souffrait; Suzanne alla vers Gabrielle, parce que Gabrielle était faible et opprimée. Une nuit que Suzanne dormait dans sa chambre, elle fut tirée de son sommeil par de légers soupirs qui partaient du pied de son lit. Il lui semblait que le bois craquait sous la pression d'un corps étranger. Elle ouvrit à demi les yeux et vit, à la mourante lueur d'une veilleuse, une forme blanche qui était assise à ses pieds, immobile et raide comme une statue. Bien qu'elle fût naturellement courageuse, Suzanne frissonna et sentit une sueur glacée mouiller ses tempes; elle se dressa pour mieux voir le fantôme qui étendait vers elle ses deux mains. Elles étaient si transparentes qu'elles semblaient fluides; l'une d'elles se posa sur le bras de Suzanne, qui tressaillit jusqu'au coeur à son contact humide et froid. Mais comme Suzanne s'était penchée en avant, elle reconnut Gabrielle qui la regardait de tous ses yeux démesurément ouverts. La pauvre enfant avait la tête nue; ses longs cheveux, qu'elle avait fort beaux, descendaient sur sa poitrine et encadraient son visage, qui avait l'aspect du marbre; elle était à demi vêtue d'un peignoir qui flottait autour de sa taille et lui donnait l'apparence d'une ombre. Ses dents claquaient sous ses lèvres blanches.
—J'ai peur, dit-elle en tendant vers Suzanne ses mains suppliantes.
—Oh! mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suzanne en prenant les deux mains de Gabrielle, qu'elle chercha à réchauffer contre son sein.
—J'ai peur, répéta la jeune fille, dont les yeux brillaient d'un éclat fiévreux.
Suzanne crut d'abord qu'une sorte de délire avait chassé Mlle de Mesle de son appartement; elle la couvrit de quelques vêtements, alluma une bougie et la fit asseoir à son côté. Gabrielle la suivait d'un regard brillant et inquiet comme celui des oiseaux; mais quand la lumière se fut répandue dans la chambre, et qu'elle eut entendu à plusieurs reprises la voix de son amie, elle se jeta tout à coup dans ses bras et fondit en larmes.
—Je vais mourir! je vais mourir! mon Dieu! sauvez-moi! dit-elle.
Ces paroles, et plus encore l'accent qu'elles avaient dans la bouche de la pauvre fille, remplirent de pitié le coeur de Suzanne. Elle appuya la tête de Gabrielle sur son épaule et la couvrit de baisers en l'appelant des noms les plus doux, comme on fait d'un enfant.
—Vous êtes une petite folle, calmez-vous, dit-elle; n'êtes-vous pas près de moi? que craignez-vous?
—Oh! reprit Gabrielle, je sens bien que je meurs un peu chaque jour; je vous dis que je vais mourir… Cette nuit, en rêve, j'ai vu ma soeur qui m'appelait… elle est morte, elle aussi… elle était toute blanche et pleurait en me regardant… Je me suis réveillée trempée d'une sueur froide… je sentais son souffle humide et glacial… j'ai fermé les yeux et suis venue ici en courant plus morte que vive… Elle était dans un couvent, ma pauvre soeur, comme moi, madame; elle n'en est plus sortie…
Gabrielle colla son visage baigné de larmes sur la poitrine de Suzanne et l'étreignit dans ses bras en sanglotant.
—Mais, malheureuse enfant, s'écria Suzanne, vous n'avez donc ni mère ni père?
—Je n'ai plus de mère… elle est morte quand j'avais quinze ans.
—Et votre père?
—Mon père?… Ses cheveux ont blanchi dans une nuit… on a fait un cadavre de cet officier du roi… Il entend… il regarde… il ne comprend plus.
—Et personne, personne autour de vous! ni frère, ni parents?
—Des parents! oh! si… j'en ai plusieurs… j'en ai trop peut-être.
Nous étions riches, nous, et si riches, que plusieurs nous enviaient!
C'est horrible! horrible!
Gabrielle tremblait de tout son corps. Suzanne l'écoutait, épiant sur ses lèvres le terrible secret qui allait s'en échapper.
—Ce fut ma mère qui mourut la première, belle, jeune, adorée; elle pâlit un jour, puis souffrit le lendemain, puis se coucha; elle se plaignit quelques jours encore et ne se releva plus. Ma soeur n'aimait qu'elle au monde. Cette mort la rendit comme folle, et, sans savoir ce qu'elle faisait, elle courut dans un couvent, un couvent comme celui-ci, avec des arbres et de la lumière tout autour, le silence et l'ombre au milieu… Elle en voulut sortir un jour pour retourner auprès de notre père; ce jour-là, il lui passa un frisson dans tout le corps, tenez, comme à moi; elle lutta contre le mal, mais le mal fut le plus fort. Elle ne sortit plus du couvent que pour aller au cimetière avec une couronne de roses blanches au front.
—Pauvre fille! murmura Suzanne.
—Est-ce de moi ou de la morte que vous parlez? reprit Gabrielle; nous aurons même destin. Il nous restait un frère, un seul, un enfant, une adorable petite créature de six ans, folle, joyeuse, franche, les lèvres roses, les yeux doux comme des fleurs, le coeur sur sa bouche qu'il donnait à tout le monde. Pauvre Henri! un matin il se réveilla avec la pâleur du marbre sur le front, les yeux plombés, le visage terni; ses lèvres étaient toutes bleuâtres, sa peau brûlante et sèche; il me jetait ses bras autour du cou en me disant qu'il avait du feu dans la poitrine, et il pleurait; à midi il avait déjà ses petites mains froides, le soir il était mort!
Suzanne serra Gabrielle sur son coeur.
—Cela vous étonne, reprit la jeune fille d'une voix sourde, mais vous n'avez donc pas compris? vous ne savez rien?
—Quoi? fit Suzanne avec épouvante.
—Nous étions riches, ne vous l'ai-je pas dit? on a voulu notre richesse… on l'aura… il n'y a plus que moi…
—Oh! croyez-vous? mon Dieu!
—Je crois ce qui est, continua Gabrielle en se rapprochant de Suzanne… On nous a tués, on me tuera, on m'a déjà tuée peut-être… On ne vous l'a donc jamais dit?
Et tout bas, collant sa bouche à l'oreille de Suzanne, elle ajouta:—Le poison est en France, le poison est partout; il est au coeur des familles, il est dans l'eau qui désaltère, dans le fruit qui rafraîchit, dans la fleur qu'on caresse, dans le parfum qu'on respire; le poison est comme l'air, il passe avec le vent; il est dans la ville et dans la campagne… C'est l'ennemi invisible, insaisissable, infaillible; il dévore la France; il est au coeur du royaume; il est le maître, le spoliateur, le roi!
Suzanne demeura glacée à ces paroles; sans qu'elle pût en comprendre la cause, elle sentit frémir tout son être et son coeur se serrer. Une terreur invincible s'empara d'elle, et durant quelques minutes elle garda Gabrielle pressée entre ses bras, muette et osant à peine regarder autour d'elle.
—Sauvez-vous donc! sauvez-vous! s'écria-t-elle quand elle put parler.
Il faut que votre père vienne vous réclamer ici, il le faut.
—Quitter ce couvent! mais ce serait un suicide… C'est ma fortune qu'ils veulent… ne suis-je pas la dernière héritière? Qu'ils la gardent cette fortune, moi je prendrai le voile! J'ai peur de mourir à dix-sept ans… Mon Dieu! je voudrais vivre.
Les larmes jaillirent encore des yeux de Gabrielle; sa poitrine était haletante, ses yeux ardents, son souffle enflammé; la terreur, la fièvre, le désespoir, la torturaient. Enfin, brisée par tant d'émotions, elle finit par fermer ses paupières rougies et s'endormit auprès de Suzanne. Suzanne la regardait et suivait effarée les ravages profonds que l'inquiétude et la souffrance avaient imprimés sur la tête charmante de sa compagne. Elle la baisa au front et la veilla pieusement, le coeur tout plein de tristesse et de pitié. Elle la veillait encore aux premiers rayons du jour, et sa bouche répétait tout bas, comme l'écho d'un son funeste, le dernier mot de Gabrielle:
—Poison! poison!… partout le poison!
XXXV
LA RENONCIATION
Les aveux nocturnes de Gabrielle avaient noué entre elle et Suzanne des relations plus intimes. A partir de cette nuit funèbre où la pauvre jeune fille avait ouvert son coeur à l'amie que lui envoyait la Providence, ce furent entre les deux recluses de longs entretiens et d'amères confidences. L'une n'espérait plus, l'autre n'espérait guère; le malheur leur tint lieu de connaissance; au bout de trois semaines, il leur parut qu'elles ne s'étaient jamais quittées. La tristesse de Gabrielle ne faisait qu'augmenter; il semblait qu'une main invisible pesait sur son front, où l'on voyait passer les ombres de dévorantes inquiétudes. Parmi les personnes qui venaient la visiter, il y avait une dame âgée que Gabrielle appelait sa tante. Cette dame, vêtue à la mode du temps de la régence d'Anne d'Autriche, avait un air qui ne revenait pas à Suzanne. Elle était toujours prévenante et polie, douce et toute confite en Dieu, et trouvait dans sa mémoire une foule de noms charmants dont elle accablait sa nièce, mais rien n'y faisait, et Suzanne ne pouvait pas s'empêcher de lui témoigner une grande froideur. La dame paraissait ne pas s'en apercevoir, et ce n'était pas là une des choses qui déplaisaient le moins à Mme d'Albergotti. Un jour que la dame venait de quitter Gabrielle, Suzanne demanda à son amie ce que c'était que cette dame-là.
—C'est ma tante, si l'on veut, répondit Gabrielle.
—Comment donc?
—C'est une toute petite parente à moi, dont on a fait une tante à la mode de Bretagne, sous prétexte qu'elle était un peu cousine de ma mère.
—Y a-t-il longtemps que vous la voyez?
—Depuis l'enfance. C'est une sainte personne qui est tout attachée à ses devoirs.
—Mais cette sainteté, reprit Suzanne, l'empêche-t-elle d'aimer autre chose que le ciel?
—Oh! non pas; elle a pour moi une sincère affection; ce matin encore elle pleurait en me voyant si chagrine.
—Que ne vous aide-t-elle donc à sortir d'ici?
—Elle le voudrait bien; mais que peut-elle, vieille et pauvre comme elle est?
—Ah! elle est pauvre? murmura Suzanne.
—Ses deux fils sont dans les ordres et ses deux filles sont à la veille de se marier à des personnes riches qui les aiment pour leurs qualités.
A mesure que Gabrielle parlait, Suzanne sentait s'éveiller en elle d'étranges soupçons; mais elle était d'une nature trop loyale pour vouloir les exprimer; il lui semblait qu'on aurait pu l'accuser de calomnier une personne qu'elle ne connaissait pas.
—Ma tante était auprès de nous quand ma pauvre mère est morte, reprit Gabrielle; et nous l'avons toujours retrouvée à nos côtés chaque fois qu'un malheur a visité notre maison.
—Ah! fit Suzanne.
—Il y a des heures où je me reproche de ne pas lui rendre toute l'affection qu'elle mérite; mais vous le savez sans doute, Suzanne, ce sont des sentiments auxquels nous ne commandons pas. Malgré tout ce que j'ai voulu, je n'ai jamais pu aimer ma tante.
Cette indifférence ou même cet éloignement dans une personne aussi aimante que l'était Gabrielle frappa Suzanne. Elle avait toujours pensé que ce n'est pas sans motif qu'on éprouve de ces sortes d'antipathie, et se résolut à surveiller la dame si pieuse et si bonne, pour éclaircir ses soupçons. Les événements ne lui en donnèrent pas le temps. Un jour que Gabrielle avait reçu la visite de sa tante, elle trouva dans son livre d'heure un petit papier sur lequel il y avait ces mots écrits au crayon:
«Prenez le voile, ou recommandez votre âme à Dieu.»
L'écriture de ce papier menaçant n'était pas contrefaite, cependant Gabrielle ne la connaissait pas. Elle courut, glacée de terreur, à la chambre de Suzanne.
—Voyez! dit-elle.
Suzanne frémit d'horreur et entoura Gabrielle de ses bras comme si elle eût voulu lui faire un rempart de son corps.
—Votre tante n'est-elle pas venue ce matin? s'écria-t-elle avec explosion.
—Oui.
—Que Dieu me pardonne ce que je vais vous dire; mais dites-moi,
Gabrielle, dites: êtes-vous bien sûre de son affection?
—Vous la soupçonnez! dit la jeune fille en pressant fortement le bras de sa compagne.
—Oui, reprit tout bas Suzanne.
—Eh bien, moi aussi! répondit Gabrielle d'une voix étouffée.
—Malheureuse enfant! que ne me parliez-vous?
—A quoi la plainte me servirait-elle? Ma tante passe pour une sainte… c'est moi qui me trompe sans doute… Qui me croirait d'ailleurs? Tenez, Suzanne, il vaut mieux que j'obéisse à cet ordre mystérieux.
—Mais vous vous enterrez vivante.
—Vivante! regardez-moi donc!
Gabrielle écarta les boucles épaisses de sa chevelure et promena sa main sur son visage avec un geste d'une énergie inexprimable. Elle était livide. La voix mourut dans la gorge de Suzanne, qui embrassa Gabrielle.
—Et puis, continua son amie, à quoi bon vivre quand on est seule? De toute ma famille il ne reste personne que mon vieux père, et je n'ai pas une main sur laquelle je puisse m'appuyer. Au moins, quand je serai religieuse, me laissera-t-on mourir en paix.
Rien ne put faire changer la résolution de Gabrielle: la peur et le désespoir la poussaient à la fois. Aussitôt qu'on sut dans le couvent l'intention où elle était de prendre le voile, la supérieure ordonna de hâter tous les préparatifs de la cérémonie. La famille fut prévenue, les amis conviés, et l'on choisit le jour. Le noviciat de Gabrielle n'était point encore terminé, mais on obtint une dispense de l'archevêque de Paris, et rien ne s'opposa plus à ce qu'elle prononçât ses voeux. Le spectacle du malheur de Gabrielle avait détourné les pensées de Suzanne de leur cours naturel. Elle oubliait ses propres infortunes à la vue de tant de jeunesse alliée à tant de douleur. Une visite imprévue l'obligea de s'en souvenir. La veille du jour où Mlle de Mesle devait renoncer au monde pour se lier à Dieu, Mme d'Albergotti fut prévenue par une soeur que M. de Charny l'attendait au parloir.
—Voilà déjà plus d'un mois, madame, lui dit M. de Charny en la saluant jusqu'à terre, que M. de Louvois a le regret de vous voir au couvent, où il ne vous eût certes pas envoyée si la raison d'État ne l'y avait contraint.
—Si le regret était aussi vif que vous voulez bien me l'exprimer, monsieur, il me semble que monseigneur le ministre aurait une extrême facilité à s'en débarrasser.
—Ah! madame, que vous connaissez peu les dures lois que le pouvoir impose à ceux qui l'exercent! Au-dessus de la volonté du ministre, il y a la raison d'État; M. de Louvois espérait au moins que le spectacle de la paix et de la mansuétude qui règnent dans ces lieux toucherait votre âme et vous déciderait à prendre le voile. Mais, à défaut de vocation, il a poussé la bonté jusqu'à vous faire offrir d'entrer dans sa famille: vous avez tout refusé.
—N'étant la pupille de personne, j'ai bien le droit, j'imagine, de songer moi-même à mon établissement.
—Sans doute, madame, et M. de Louvois se ferait un scrupule de violenter en rien vos intentions; mais encore le soin du royaume exige que vous preniez une détermination.
—Le soin du royaume, monsieur; voilà bien des grands mots pour une aussi chétive personne que je le suis!
—Les ennemis du roi se font des armes de tout, madame. Si vous saviez à quelles injustes attaques les hommes éminents sont exposés, vous verriez toute cette affaire sous son véritable jour, et n'accuseriez plus M. de Louvois, qui vous veut du bien. Mais si vous répondez toujours par des refus aux bons offices de Son Excellence, si vous repoussez également le voile et le mariage, elle aura l'extrême douleur de devoir prendre de nouvelles mesures qui assureront à la fois votre repos et celui de l'État.
—Dites à monseigneur le ministre que je suis prête à tout souffrir, mais que je ne suis pas prête à rien céder.
—Madame, répliqua M. de Charny en saluant Mme d'Albergotti qui s'était levée, j'aurai l'honneur de vous revoir dans un mois, et vais prier Dieu pour que vos résolutions soient changées à ce moment-là.
Le lendemain, au point du jour, les cloches du couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi sonnaient à toute volée. La cérémonie de prise d'habit était une solennité religieuse assez fréquente au temps où se passe cette histoire, mais qui ne laissait pas d'attirer au sein des couvents une grande foule toujours avide d'un spectacle où l'émotion ne manquait pas. On y voyait en grand nombre des dames et des seigneurs de la cour, et ce jour-là la pompe remplaçait dans les chapelles et les cloîtres le silence et les profondes méditations. Suzanne s'était rendue de bonne heure auprès de Gabrielle. Elle trouva son amie, plus pâle qu'un linceul, qui priait au pied de son lit virginal.
—Il est temps encore! lui dit Suzanne en l'embrassant.
—Non, répondit Gabrielle d'une voix ferme, il le faut; le deuil est dans le coeur, qu'importe un voile sur la tête!
En ce moment la bonne tante entra. Elle s'efforçait de pleurer, mais sa figure grimaçait. Elle se jeta au cou de sa nièce et l'accabla de tendres caresses. Gabrielle se laissa faire; mais en se tournant vers Suzanne, elle lui dit avec un sourire navrant:
—C'est une goutte du calice!
M. de Mesle avait demandé à voir sa fille. Ce jour-là, les barrières du couvent tombaient devant les grands parents. On le conduisit à la cellule de Gabrielle, qui ne l'avait pas embrassé depuis plusieurs mois. D'un bond elle fut dans ses bras, et se suspendit à son cou avec des sanglots qui lui déchiraient la poitrine. Le vieillard la pressa contre son coeur, et l'on vit des larmes sillonner ses joues ridées. A l'aspect de ce vieillard, Suzanne comprit les paroles de Gabrielle. Son front était tout chargé d'ennui, son regard éteint, sa parole tremblante; il avait dû être beau et plein de vie, mais on sentait que c'était une nature épuisée qui luttait vainement contre un mal insaisissable. Le soldat était vaincu. Ses lèvres s'étaient collées au cou de sa fille en bégayant les noms les plus doux. Un instant son regard s'anima à la vue des pleurs que versait Gabrielle; il y eut sur son visage amaigri un éclair de force et de fierté.
—Si vous êtes malheureuse, ma fille, lui dit-il, rejetez ces habits, et suivez-moi.
Gabrielle se pressa contre lui; la bonne tante eut un tressaillement.
—Mon père, répondit Gabrielle, je souffre à la pensée de vous quitter, mais j'ai fait le sacrifice de ma vie.
—Hélas! mon enfant, répondit le vieillard, c'est un sacrifice que tu n'aurais pas accompli dans d'autres temps: mais je vais bientôt partir, et je suis sans force pour te protéger.
En disant ces mots, le vieillard laissa tomber ses bras avec un geste où il y avait tant d'impuissance et tant d'accablement, que Suzanne comprit bien que Gabrielle était perdue. La bonne tante essaya de sourire.
—Moi qui ne suis qu'une pauvre veuve, dit-elle, j'aurais bien tâché de la ramener à nous et à la protéger; mais c'est la vocation qui l'entraîne.
Le front de M. de Mesle s'inclina, et ses yeux perdirent leur regard intelligent; il étendit ses mains débiles sur la tête de Gabrielle.
—Ta mère, une sainte, est morte; ta soeur, une vierge, est morte; ton frère, un pauvre innocent qui souriait à la vie, est mort; je suis comme un vieil arbre dépouillé de ses rameaux et brisé par la foudre; si c'est ta vocation de quitter le monde, où le mal habite, que Dieu te bénisse, mon enfant.
Gabrielle se jeta à genoux. Le vieillard regarda le ciel, les mains tendues au-dessus d'elle, et pleura. Puis, quand il l'eut une dernière fois embrassée, il sortit morne et chancelant. La bonne tante s'essuyait les yeux qu'elle avait secs. La chapelle des dames bénédictines se remplissait d'un monde brillant; on aurait pu se croire dans une galerie de Versailles, tant il y avait dans la nef et dans les tribunes de personnes considérables par leur rang et par leur nom; la dentelle, la soie et le velours remplaçaient sur les dalles du parvis l'étamine et la bure; de vagues parfums se mêlaient aux senteurs de la myrrhe et du benjoin. Derrière la grille du choeur, dont les fines mailles interceptaient le regard, les soeurs bénédictines étaient assises couvertes de leurs longs voiles. Tous les yeux de l'assemblée se tournaient de leur côté, et l'on cherchait à deviner les grâces de leur personne sous les plis épais de leurs vêtements religieux. Il y avait, parmi les dames et les seigneurs de cette nombreuse compagnie, bien des familles qui comptaient un de leurs membres au sein de ces filles de Dieu; mais les mères elles-mêmes ne pouvaient reconnaître laquelle d'entre les religieuses elles avaient pressé sur leur coeur au jour béni de l'enfantement. Parfois il arrivait qu'une des soeurs tressaillait sous le voile blanc; sa tête un instant inclinée vers la nef, se penchait sur sa poitrine, et l'on devinait à ses mouvements convulsifs qu'elle pleurait. Celle-là venait d'apercevoir un frère, une mère ou un fiancé. Tout à coup une grande agitation se fit au milieu de la chapelle, tous les yeux se portèrent du même côté, et l'on vit entrer Mlle de Mesle dans toute la pompe d'un habit mondain. Un triste et doux murmure l'accueillit; elle était si belle, que tout le monde la plaignait. Les luttes intérieures avaient réagi sur sa physionomie, qui gardait une expression de trouble et d'inquiétude; une rougeur fébrile éclairait son visage et lui prêtait un charme de plus. Elle avait sur ses beaux cheveux blonds une couronne de fleurs blanches, des perles à son cou et des bijoux de prix à ses bras, à sa ceinture et à sa robe. Elle traversa l'église d'un pas ferme, accompagnée de la mère Évangélique et d'une autre religieuse. M. de Mesle et les membres de sa famille la suivirent. Quand elle eut monté les degrés qui séparaient la nef du choeur, l'office commença. L'archevêque de Paris officiait. Gabrielle s'agenouilla sur un carreau de velours, et pria. La chapelle était toute pleine de parfums et de fleurs; l'orgue faisait entendre les chants les plus suaves; des soeurs cachées dans une tribune mêlaient leurs voix célestes aux accords de l'instrument; c'était une harmonie divine qui charmait les oreilles et pénétrait doucement les coeurs. Quand on eut offert à Dieu le sacrifice de la messe, l'oeuvre de renonciation commença. En ce moment, tous les regards attendris se reposaient sur la victime, toutes les âmes semblaient suspendues aux paroles du prêtre, et l'on ne songeait pas à essuyer les larmes qui coulaient lentement de tous les yeux. Une soeur détacha les fleurs qui paraient le front de la jeune fiancée du ciel, et les fit tomber sur le marbre; une autre dénoua les colliers de perles et les agrafes de diamants; et les pierreries, qui rappellent les vanités de ce monde, jonchèrent les dalles du choeur; on défit les noeuds de rubans et les dentelles, et l'on vit se répandre sur les épaules nues de Gabrielle sa luxuriante chevelure. Un rayon de soleil, glissant par les vitraux éclatants, enveloppa sa tête inclinée d'une auréole et joua dans les tresses flottantes de ses longs cheveux blonds comme l'or. Une soeur les prit de la main gauche, en soulevant l'épais manteau, et de la droite elle en coupa les boucles, qui bientôt couvrirent la robe et le coussin comme les épis d'une moisson. L'archevêque levait la croix vers le ciel, et de ses doigts étendus bénissait la foule; les soeurs priaient en choeur, et l'orgue mugissait sous la voûte. Une indicible pitié serrait tous les coeurs, à la vue de cette enfant qui renonçait à toutes les joies bénies de Dieu, et qui, si proche du berceau, était déjà fiancée de la mort. Suzanne sanglotait dans un coin de la chapelle; M. de Mesle était tombé sur ses genoux, les mains jointes, et regrettant de vivre. Quand la dernière boucle de cheveux fut coupée, la mère Évangélique jeta un voile sur la tête de Gabrielle, les chants éclatèrent; la grille du choeur retomba sur ses gonds. Gabrielle n'appartenait plus au monde.
XXXVI
LA DERNIÈRE HEURE
Le lendemain du jour où Gabrielle avait pris le voile, Suzanne rencontra M. de Charny sur la terrasse du couvent; M. de Charny lui fit un salut profond, Suzanne inclina sa tête et passa. La vue de cet homme lui inspirait une horreur invincible, et la faisait frissonner comme un enfant qui vient de mettre le pied sur un serpent. A son réveil, le jour suivant, elle trouva sur l'une des chaises de sa chambre un habillement complet de novice: la robe, le voile, le chapelet; ses vêtements de la veille avaient disparu; la clef restant sur la porte toute la nuit, selon la règle du couvent, on avait profité de son sommeil pour les enlever. Suzanne hésita un instant avant de s'en revêtir, mais il n'entrait pas dans son caractère de se révolter pour les petites choses. Aux misérables tracasseries dont on l'abreuvait, elle opposait sans cesse un front calme et une pieuse résignation. Seulement elle se rendit chez la supérieure aussitôt après qu'elle se fut habillée.
—Madame, lui dit-elle, car elle n'avait jamais pu se résoudre à l'appeler ma mère, j'ai pris ces habits, les seuls qui m'aient été laissés; mais, en me soumettant, j'éprouve le besoin de protester contre la violence morale qui m'est faite. Si c'est à vous que je dois cette robe et ce voile, je le dis à vous-même, madame: vous abusez de votre autorité. J'y cède, mais je n'y obéis pas.
—Cette pensée ne vient pas de moi, ma fille, répondit la supérieure avec un sourire mielleux; les personnes qui me l'ont inspirée vous portent un vif intérêt.
—M. de Louvois, et peut-être aussi M. de Charny, madame?
—Vous les avez nommés, ma fille: vous savez bien que souvent les personnes qui nous dirigent connaissent mieux que nous-mêmes ce qui nous convient. Je regrette que vous ne vouliez pas apprécier leurs bonnes intentions, mais j'espère que vous reviendrez à de meilleurs sentiments.
—Gardez votre espérance, madame, je garde ma conviction.
—La grâce vous éclairera, ma fille.
—La religion me défend de commettre un sacrilège; vous-même ne me conseilleriez pas d'apporter à Dieu un coeur qui ne lui appartient pas tout entier.
—Dieu commande tous les sacrifices, ma fille.
Suzanne salua la mère Évangélique et sortit sans répondre. A mesure qu'on se montrait plus acharné à la poursuivre, elle se sentait plus forte et plus résolue.
Quand Mlle de Mesle, maintenant soeur Gabrielle de la Rédemption, la vit sous ce costume, elle joignit les mains.
—Eh quoi! vous aussi? lui dit-elle.
—La robe ne change pas le coeur, répondit Suzanne; je suis à
Belle-Rose: aucune puissance humaine ne me fera renoncer à lui.
Gabrielle la serra dans ses bras.
—Il vous aime, lui! on n'a jamais peur quand on est aimée! murmura-t-elle.
Depuis le jour où Mlle de Mesle avait pris le voile, sa santé, en quelque sorte perdue déjà, allait s'affaiblissant d'heure en heure. Entre chaque matin, il y avait un changement qui effrayait Suzanne; les joues devenaient plus creuses, le cercle bleuâtre qui encadrait les paupières prenait des teintes terreuses; ses mains amaigries étaient sèches et brûlantes: il y avait des instants où ses lèvres avaient la pâleur du voile qui flottait sur son front. Elle n'acceptait de remèdes que de la main de Suzanne; mais quand Suzanne n'était pas là, elle jetait la liqueur et souriait amèrement en voyant s'épancher ce qui devait apporter quelque soulagement à son mal. Un jour que Suzanne la surprit vidant une fiole, elle la lui arracha des mains et la contraignit de prendre ce qui en restait au fond.
—La mort est là, dit Gabrielle, en frappant du bout de ses doigts sur sa poitrine oppressée; vous prolongez mon supplice de quelques heures.
—Mon Dieu! vous vivrez, ma pauvre enfant, vous vivrez! s'écria Suzanne, qui se sentait suffoquée par les larmes.
—Et pourquoi voulez-vous que je vive? s'écria Gabrielle en éclatant en sanglots; ne suis-je pas perdue pour lui?
A ce cri, Suzanne comprit que le coeur de Gabrielle n'était pas moins malade que son corps. La terreur et l'amour la tuaient tout ensemble. Elle l'embrassa avec une effusion plus tendre et voulut rendre un peu d'espoir à cette âme désolée; mais Gabrielle garda un morne silence; le frisson la glaçait jusqu'aux os; elle secouait la tête et pleurait; vers le soir, Suzanne dut la coucher en proie à une fièvre ardente. Ce fut une nuit sans sommeil; mais dès le matin Gabrielle se leva et se rendit la première à la chapelle; une sueur froide couvrait son front et la fièvre luisait dans son regard. La malheureuse enfant mettait à mourir une effrayante énergie. Quand le soir venait, elle s'accoudait parfois sur la fenêtre et regardait le soleil couchant; les arbres du parc étaient tout entourés d'une vapeur dorée, les oiseaux se poursuivaient dans les branches, les feuilles chantaient, et l'on voyait à l'horizon changeant de grandes bandes de lumière dont les reflets inondaient le ciel de lueurs roses. Une profonde extase se peignait sur le visage de Gabrielle, elle tendait les mains à l'espace et disait d'une voix tremblante:
—Mon Dieu! qu'il serait bon de vivre si l'on était aimée et libre!
Puis elle tombait sur ses genoux, implorant la mort et meurtrissant son front aux pieds du Christ. Un jour vint où la force trahit son courage; elle voulut se lever aux premiers sons de la cloche, mais ses genoux fléchirent, et Suzanne, qui ne la quittait plus, l'ayant soulevée dans ses bras, la recoucha. Le médecin vint dans la soirée et, l'ayant examinée, déclara qu'elle ne passerait pas la journée du lendemain.
—C'est une lampe qui n'a plus d'huile, dit-il.
Pendant toute la journée, Gabrielle avait maintes fois tourné ses yeux étincelants vers Suzanne, ses lèvres s'étaient ouvertes comme si elle avait eu quelque chose à lui confier, puis ses yeux et sa bouche se refermaient, et on l'entendait qui priait tout bas les mains jointes sur son coeur, dans l'attitude austère des figures de marbre qu'on voit sur les tombeaux.
—Elle s'entretient avec les anges! disait une jeune novice agenouillée au pied du lit.
Quand vint la nuit, on laissa Suzanne seule dans la cellule où se mourait Gabrielle. Une veilleuse brûlait sur le coin d'une table, jetant ses clartés vacillantes sur les draps blancs et la figure blanche de l'agonisante. Le silence était lugubre; la respiration oppressée de Gabrielle avait fait place à un souffle léger qui ne s'entendait pas. Ses paupières étaient closes, ses lèvres ne remuaient plus; elle semblait dormir. Suzanne la baisa au front pieusement comme une mère qui bénit son enfant; elle allait se retirer lorsque Gabrielle, dénouant ses mains, les roula autour du cou de Suzanne.
—Restez près de moi, lui dit-elle d'une voix douce qui effleura la joue de Suzanne comme l'haleine d'un sylphe.
Suzanne s'assit sur le bord du lit.
—Plus près, plus près encore, reprit Gabrielle.
Suzanne se fit une petite place tout contre son amie, qui lui baisait les mains en la regardant avec des yeux humides.
—Écoutez-moi, Suzanne, continua Gabrielle, j'ai un service à vous demander. Me promettez-vous de me le rendre?
—Je vous le promets.
—Et de n'en parler à personne?
—A personne; cependant, il en est une pour qui je n'ai point de secret.
—Oh! vous n'êtes qu'un à deux! dit Gabrielle avec un sourire ingénu.
Lui, c'est encore vous.
—Dites-moi, Gabrielle, que voulez-vous que je fasse?
Gabrielle se recueillit un instant et tourna vers Suzanne un regard suppliant.
—Au moins, dit-elle, vous ne me blâmerez pas?
Suzanne s'inclina vers elle avec un doux sourire et l'embrassa.
—Gabrielle, lui dit-elle bien bas, vous êtes pure comme le jour.
Comment voulez-vous que je vous blâme, moi qui aime aussi!
Mlle de Mesle tressaillit dans les bras de Suzanne; une rougeur subite colora son visage qu'elle couvrit de ses deux mains.
—Mon Dieu! celui que j'aime l'ignore, et vous le savez!
—Ma chère soeur, reprit Suzanne, les femmes se devinent entre elles. Confiez-moi donc ce grand secret; en passant de votre coeur au mien, il trouvera un coeur aimant.
Gabrielle se souleva et chercha sous la doublure de son oreiller; elle en tira une petite boîte qui contenait une lettre et une tresse de cheveux. Elle déploya la lettre et la pressa contre ses lèvres; ses yeux s'inondèrent de larmes.
—Voyez, dit-elle, mes pleurs en ont presque effacé l'écriture. Voilà trois ans que je vis de cette lettre.
—Pauvre enfant, elle en meurt! soupira Suzanne, qui sentait son coeur se gonfler.
—C'est tout ce que j'ai de lui, reprit Gabrielle d'une voix triste; voilà trois ans que je ne l'ai pas revu, et il ne sait pas que je vais mourir.
—Oh! Gabrielle! qui que ce soit, s'il avait connu cet amour, il vous aurait sauvée.
—Lui! mais s'il m'avait recherchée en mariage, on l'aurait tué! J'ai préféré mourir! s'écria Gabrielle en se pressant contre Suzanne.
Suzanne frémit tout entière.
—Voilà comment cet amour est arrivé, continua Gabrielle en s'essuyant les yeux. Nous étions à la campagne, dans notre terre de Mesle, près de Mantes, mon père, ma soeur et moi. Notre pauvre mère vivait encore. C'était l'heureux temps. Le chevalier d'Arraines, c'est son nom, et vous êtes la première à qui je l'aie nommé, vint nous rendre visite. Il avait vingt-deux ou vingt-trois ans; il était aimable, fier, sensible. Sa vue me fit éprouver un trouble singulier, et toute la nuit je ne pus m'empêcher de penser à lui. Ce trouble augmenta les jours suivants; il s'y mêlait des sensations inconnues qui me ravissaient, et cependant je n'osais en parler à ma mère ni même à ma soeur. Je ne sais si le chevalier d'Arraines s'en aperçut, mais il me parut qu'aux promenades et aux réunions du soir, il s'attachait plus particulièrement à moi. Quand il me parlait, sa voix était douce et charmante; quand il me regardait, ses yeux avaient une expression qui me touchait jusqu'au fond du coeur. Que de fois ne me suis-je pas échappée pour me répéter à moi-même ce qu'il m'avait dit! Ces jours passèrent comme un matin! Un soir, ce soir a décidé de ma vie, il me rencontra dans une allée du parc où je me cachais pour rêver. A sa vue, je rougis, et je me sentis trembler sans savoir pourquoi. Il vint à moi et me prit la main; je n'osais pas le regarder, et cependant je ne faisais aucun effort pour me détacher de lui. Il me parla longtemps; sa voix me paraissait descendre du ciel, il me disait de ces choses qu'on n'entend pas et qui se gravent au fond du coeur. Quand il en vint à me dire qu'il m'aimait, je crus que j'allais mourir de bonheur! Je ne voudrais pas d'une vie tout entière s'il me fallait en effacer ce moment-là. Mon coeur battait à m'étouffer; il me semblait que tout dans la nature me souriait. Tout à coup, nous entendîmes marcher auprès de nous; je dégageai ma main et me mis à fuir; mais avant de partir, j'osai le regarder; ses yeux étaient si tendres et si suppliants, que si l'on n'était pas venu, je serais tombée dans ses bras. Je courus comme une folle dans ma chambre, où je m'enfermai, et je passai toute la nuit à bénir Dieu et à m'enivrer de son nom à lui.—Le lendemain, il partit, continua Gabrielle. Son père le mandait à l'armée; mais, avant de s'éloigner, le chevalier d'Arraines me fit parvenir cette lettre où il me répétait ce qu'il m'avait dit la veille. Ma vie n'a compté qu'un jour.
—Et depuis lors? demanda Suzanne.
—Depuis lors, je n'ai plus eu de ses nouvelles. Peu de temps après son départ, ma mère tomba malade, puis elle mourut; le deuil entra dans la maison; ma soeur suivit ma mère; le petit enfant mourut aussi. La mort fauchait autour de moi; une vieillesse précoce abattit mon père; la terreur me prit, d'épouvantables rêves peuplaient mon sommeil: la nuit, je me réveillais en sursaut, baignée de pleurs, échevelée, et il me semblait que des fantômes promenaient leurs mains glacées sur mon visage. On murmura le mot de couvent à mon oreille, on me dit que c'était un refuge: j'y courus. Hélas! Suzanne, vous savez comment j'en sortirai!
Suzanne n'avait plus la force de répondre; elle tenait son amie embrassée et pleurait sur elle.
—Vous, Suzanne, reprit Gabrielle, vous sortirez d'ici; un jour, sans doute, vous rencontrerez M. d'Arraines, heureux peut-être et ne songeant plus à moi. Vous lui direz que vous m'avez vue, vous lui ferez voir au bas de sa lettre—tout mon trésor!—ces quelques mots que j'ai écrits, et vous lui donnerez cette tresse de mes cheveux, la seule que j'ai dérobée au sacrifice. Et puis vous lui raconterez comment je suis morte. S'il me pleure, il me semble que nous ne serons pas séparés pour toujours…
Suzanne prit la boîte des mains de Gabrielle et la serra sous sa robe. Le jour allait venir, et l'on voyait déjà les grands arbres dessiner les contours de leur feuillage noir sur le ciel transparent. Ce long récit avait épuisé Gabrielle; elle appuya sa tête pâlie sur l'oreiller et ferma ses yeux gonflés de larmes, ses mains dans les mains de Suzanne. Vers midi, elle demanda les secours de la religion.
—C'est l'heure des adieux, dit-elle à Suzanne, je ne veux plus penser à la terre. Embrassez-moi et souvenez-vous de ma prière.
Suzanne courut avertir la supérieure; les cloches du couvent commencèrent de sonner le glas funèbre, et les soeurs se rendirent à la chapelle, où bientôt retentit la prière des agonisants. L'abbé de Saint-Thomas-d'Aquin, qui était le confesseur du couvent des dames bénédictines, se rendit à la cellule de la soeur Gabrielle de la Rédemption, portant le saint viatique et précédé d'un enfant de choeur qui agitait une sonnette d'argent. Suzanne ouvrit la porte au pieux cortège; celles des soeurs qui n'étaient pas à la chapelle s'agenouillèrent dans le corridor, et Gabrielle, à la vue de l'homme de Dieu, se dressa. L'abbé, qui était un pieux et bon vieillard, s'approcha du lit où gisait Gabrielle, la jeune mourante joignit ses mains et s'apprêta à la confession. L'approche de la mort avait répandu sur tous ses traits une douceur ineffable; un doux sourire entr'ouvrait sa bouche, et la candeur virginale de son front avait une grâce qui n'appartenait déjà plus à la terre. A la vue de cette enfant, qui rendait son âme à Dieu sans trouble et sans effort, le vieux curé comprit qu'il n'avait rien à pardonner.
—Parlez, ma fille, lui dit-il d'une voix émue; bientôt vous serez près de celui qui console et bénit, et vous prierez pour nous.
Gabrielle raconta sa vie en quelques mots; il y avait longtemps que le curé la connaissait; elle avait aimé, elle avait souffert, elle allait mourir. On n'entendait pas d'autre bruit que la petite sonnette d'argent qui tintait, le murmure lointain des chants religieux qui flottait dans l'air comme une harmonie céleste, et les sanglots étouffés des jeunes novices qui pleuraient autour de Suzanne.
—Allez en paix, vous qui n'avez pas péché! dit l'abbé en étendant ses mains tremblantes sur le front incliné de Gabrielle; les anges du ciel vous attendent!
Le saint homme prit l'hostie consacrée et la présenta à Gabrielle. Toutes les têtes s'abaissèrent en même temps que les coeurs s'élevaient à Dieu. La mère Évangélique seule ne pleurait pas. Gabrielle souriait. Après que Gabrielle eut pris l'hostie, le vieil abbé lui mit aux mains un petit crucifix d'ébène et d'ivoire; elle se recoucha et attendit l'heure où Dieu l'appellerait. La prière remplissait le couvent de ses murmures divins. Suzanne regardait le visage de Gabrielle avec des yeux pleins de tendresse et pressait contre sa poitrine la boîte où cette pauvre fille avait mis tout son coeur. La cloche sonnait toujours. On voyait par l'étroite fenêtre un pan du ciel bleu où souriait la lumière; les arbres frémissaient, et les hirondelles passaient à tire-d'aile en poussant de joyeux cris. Les bruits de la ville montaient comme un son vague et confus. Gabrielle avait l'air de s'endormir: son visage était calme et reposé comme celui d'un enfant. On se taisait autour d'elle comme si l'on eût craint de la réveiller, et la prière se faisait silencieuse. Vers le soir, au coucher du soleil, elle ouvrit les yeux et se releva. Ses regards cherchèrent Suzanne, à qui elle sourit, puis le ciel. Elle vit l'horizon pourpre et les grandes clartés jaunes qui rayonnaient dans l'azur lointain. Elle pressa le christ de ses lèvres blanches, tendit le bras vers le ciel et tomba morte. Toutes les soeurs se levèrent le coeur serré; Suzanne bondit vers le lit de Gabrielle et chercha sur sa poitrine d'une main tremblante. Le coeur ne battait plus; il n'y avait plus de souffle entre ses lèvres. Suzanne colla sa bouche au front candide et pur de la jeune vierge, et répéta tout bas le serment qu'elle lui avait fait, pensant que son âme pouvait l'entendre. Puis, ayant fermé les yeux de la morte, elle rabattit le drap sur son visage.
—Prions Dieu, mes soeurs, dit le prêtre en jetant de l'eau bénite sur le corps de celle qui n'était plus.
Et tout le monde s'agenouilla.
XXXVII
UNE BONNE FORTUNE
Lorsque Claudine parvint en Angleterre, en compagnie de Grippard, elle trouva son frère, sinon hors de danger, du moins presque assuré de guérir. La balle s'était logée dans la poitrine sans léser aucune partie noble. Le chirurgien avait sondé la plaie et croyait pouvoir répondre du malade, au cas où il n'arriverait aucun accident imprévu. Cornélius avait choisi une petite maisonnette propre et commode, dans un quartier retiré de la ville, loin du bruit et de l'agitation du port. Il y avait un petit jardin autour de la maison, dont les fenêtres donnaient du côté de la mer. Le chirurgien venait deux ou trois fois par jour; Cornélius et la Déroute se relayaient au chevet de Belle-Rose. L'entrevue de Cornélius et de Claudine fut entremêlée de joie et de larmes: ils avaient mille choses à se dire mutuellement; mais sur ce que Claudine lui apprit touchant la disparition de Suzanne, Cornélius la pria de n'en pas parler à Belle-Rose, que cette nouvelle pouvait mettre en danger de mort. On expliqua au blessé la présence de Claudine par le désir bien naturel qu'elle avait éprouvé de se rendre auprès de son frère aussitôt qu'elle avait eu connaissance de l'état où Bouletord l'avait laissé. Les jours s'écoulaient tristement entre ces trois personnes, qui craignaient pour la vie de l'amant et pour la liberté de l'amante également menacées. Tout leur bonheur avait été brisé au moment même où il semblait n'avoir plus rien à redouter. On n'avait aucune nouvelle de France; la guérison de Belle-Rose se faisait lentement; Grippard, qu'on avait renvoyé à Paris pour connaître le sort de Suzanne, n'avait pas écrit une seule fois. Cornélius avait Claudine pour consolatrice, et c'en était une assez agréable pour qu'il trouvât quelque douceur à vivre; Claudine avait Cornélius, et c'était un grand soulagement à ses peines; mais la Déroute n'avait pour toute raison de patienter que sa fureur contre Bouletord. Il passait son temps à maugréer comme un beau diable, et c'était une chose plaisante à voir que l'opposition de sa figure placide et paisible avec les horribles serments qu'il entassait du matin au soir. A mesure que Belle-Rose entrait en convalescence, il demandait plus fréquemment des nouvelles de Suzanne, et s'étonnait de n'en pas recevoir. Un jour la Déroute, n'y tenant plus, se présenta devant Cornélius et Claudine tout équipé, avec de grosses bottes, un grand manteau sur l'épaule, une rapière au côté et une valise sous le bras.
—Monsieur, dit-il rapidement à Cornélius, comme un homme qui ne veut pas souffrir d'objection, je viens vous demander vos commissions ainsi que celles de Mlle Grinedal.
—Où diable vas-tu dans cet équipage?
—A Paris.
—Tu t'y feras prendre.
—Bah! les balles et les boulets ne m'ont pas encore attrapé, et ce n'est pas Bouletord qui fera ce qu'ils n'ont pu faire. Tenez, monsieur, traitez-moi de coeur de poulet si vous voulez, mais les plaintes de mon capitaine m'arrachent l'âme; j'aurai des nouvelles de Suzanne, je saurai ce que cet enragé de M. de Louvois a fait d'elle, et je la sauverai ou j'y laisserai ma peau. Le bout du doigt ou seulement une lettre de Mme d'Albergotti vaudrait mieux pour guérir mon capitaine que tous ces ingrédients de toutes sortes qu'on met sur sa blessure.
Cornélius et Claudine prirent chacun une main de la Déroute et la serrèrent fortement.
—Va, lui dirent-ils, et que Dieu te conduise.
—Oh! reprit-il avec son sourire tranquille, j'ai bon pied, bon oeil et bonne épée. J'aurai fait bien du chemin quand le capitaine Belle-Rose viendra me joindre.
—Comment te joindre? Veux-tu donc qu'il aille se faire remettre à la
Bastille? s'écria Cornélius.
—Ah çà! voyons, reprit la Déroute, croyez-vous que mon capitaine soit homme à rester les bras croisés quand il saura que Mme d'Albergotti est sous les verrous d'un couvent? Est-ce vous qui le retiendrez à Douvres? là! voyons, vous en chargez-vous?
—Tu as raison, dit Claudine en secouant la tête, Jacques partira.
—Eh! morbleu! je le sais bien! il partira aussitôt que vous lui aurez tout appris. Je vais préparer les étapes.
La Déroute embrassa Belle-Rose à qui il dit seulement, de son air bonhomme, qu'il allait prendre langue à Paris pour savoir où en étaient leurs affaires, et partit le soir même sur le bateau d'un pêcheur qui, par animosité nationale, allait prendre son poisson sur les côtes de France. Tout en jetant ses filets à la mer, il pouvait bien jeter la Déroute sur le rivage.
Un soir, vers dix heures, tandis que Cornélius et Belle-Rose, qui était déjà en état de se lever et de marcher, causaient auprès de Claudine, ils entendirent dans la rue un grand cliquetis d'armes et des cris entrecoupés. Cornélius sauta sur son épée et courut à la porte. Belle-Rose en fit autant.
—Eh! Jacques, y penses-tu! s'écria Claudine; ta blessure n'est pas fermée encore.
—Est-ce une raison pour laisser assassiner les gens? répondit
Belle-Rose.
Et il descendit l'escalier sur les pas de Cornélius.
La rue était obscure, c'était un endroit écarté où il y avait de grands murs longeant de vastes jardins. Au moment où les deux amis ouvraient la porte, ils entendirent crier à l'aide.
—C'est un Français! dit Belle-Rose; et puisant dans son courage une force nouvelle, il se précipita vers le lieu d'où partaient ces cris.
Au bout de trente pas, Cornélius et lui se trouvèrent devant trois ou quatre hommes qui en chargeaient un autre acculé dans l'angle d'un vieux mur. Celui qu'on attaquait se faisait un bouclier de son manteau roulé autour du bras gauche et répondait par des coups rapides à tous ceux qu'on lui portait. Bien qu'il se montrât adroit et déterminé, le combat engagé de cette manière ne pouvait durer longtemps. Belle-Rose et Cornélius, l'épée haute, tombèrent sur les assaillants, qui, se voyant surpris, résistèrent d'abord et prirent la fuite après; l'un d'eux, frappé par Belle-Rose, fit quelques pas en chancelant, et tomba sur les genoux. Ses camarades revinrent sur leurs pas, le saisirent et l'emportèrent. Comme Belle-Rose et Cornélius s'apprêtaient à les poursuivre, l'étranger les arrêta.
—Laissez, leur dit-il, je connais ces braves gens.
Cornélius et Belle-Rose, tout étonnés, regardèrent l'étranger.
—Oh! reprit-il, c'est un petit démêlé que nous avons eu ensemble; je vous conterai ça, si vous voulez bien ajouter à votre vaillante intervention la galanterie d'un verre d'eau. Ce petit combat m'a fort échauffé, et je ne serais point fâché d'ailleurs de voir si les épées de ces bonnes gens n'ont pas égratigné autre chose que mon habit. Je me sens par-ci par-là quelques petites démangeaisons qui m'inquiètent pour ma peau.
Belle-Rose et Cornélius conduisirent le Français à leur logis, où ils trouvèrent Claudine fort inquiète qui les attendait sur le pas de la porte. Quand la lumière de l'appartement donna sur eux, on s'aperçut que Belle-Rose avait sa chemise et son haut-de-chausses tout couverts de sang.
—Seriez-vous blessé? cria vivement l'étranger.
—Je ne crois pas, monsieur; c'est une récente blessure qui doit s'être rouverte dans l'action.
—C'est toujours du sang versé pour moi, dit l'étranger avec noblesse; le sang lie.
Et il tendit sa main à Belle-Rose, qui la serra. Tout compte fait, l'étranger avait cinq ou six égratignures; son manteau, ayant presque tout paré, était horriblement troué.
—Messieurs, dit l'étranger en saluant, je suis le comte de Pomereux, envoyé de M. de Louvois.
A cette qualification, les deux amis échangèrent un rapide coup d'oeil.
—Ma foi, monsieur, lui répondit Belle-Rose, me pardonnerez-vous si je n'imite pas votre franchise? Je suis Français comme vous, mais de graves motifs m'obligent à cacher mon nom.
—Le bras me répond du coeur, repartit M. de Pomereux; le reste ne me touche pas.
Au nom de M. de Pomereux, Claudine avait tressailli et l'avait regardé furtivement. Elle allait et venait par la chambre, préparant des verres de vin sucré et des compresses; puis, quand tout fut en état, elle se retira, craignant d'être reconnue par le comte, qui l'avait vue quelquefois à Malzonvilliers. Ce pouvait être une découverte fâcheuse de la part d'un envoyé de M. de Louvois.
—Monsieur, dit M. de Pomereux en s'adressant à Cornélius quand Claudine se fut éloignée, les gens de votre nation,—car, à votre accent, j'imagine que vous êtes Anglais?…
—Irlandais, monsieur, répondit Cornélius.
—Parfaitement; je ne me trompais que d'un détroit; les gens de votre nation, dis-je, ont d'étranges moeurs. J'ai failli être tué parce qu'il m'a semblé que certaines femmes de ce pays avaient l'impertinence d'être aussi jolies que les Françaises.
—Quoi! pour cela seulement? dit Belle-Rose.
—Eh! mon Dieu, oui. C'est une supposition dont je voulais connaître à fond l'erreur ou la vérité. Or, étant à Douvres, attendant une dépêche de notre ambassadeur à Londres, je fis rencontre d'une de ces insulaires qui n'aurait point été déplacée à la cour de notre grand roi. Je m'ennuyais fort, et, pour passer le temps d'une manière utile, j'employai mon esprit à pénétrer au logis de la dame.
—Toujours pour l'étude qui vous tenait à coeur? dit Cornélius.
—Toujours, monsieur. J'y réussis, et je pus me convaincre que les dames de la bonne ville de Douvres savaient apprécier le peu de mérite qu'on acquiert à la cour de notre glorieux monarque. Ce fut une découverte qui allait me réconcilier avec l'Angleterre, lorsque le mari,—car il y a un mari, messieurs…
—Il y a toujours un mari, fit observer Belle-Rose, que l'humeur plaisante de M. de Pomereux distrayait.
—Il y en a même souvent deux: le connu et l'inconnu, qui est parfois un cousin. Ici, il n'y en avait qu'un; mais il était doublé de deux frères et d'un beau-frère. Je ne sais qui fit à toute cette parenté-là des rapports sur l'honnêteté de mes relations avec la dame, lesquelles étaient toutes pour l'amour de la science. Le mari fit répandre le bruit qu'il partait pour Londres; et tandis que, confiant dans sa parole, j'allais m'introduire au logis de la dame, il m'a chargé avec le ban et l'arrière-ban de sa famille. Sans vous, messieurs, je ne m'en tirais pas.
—C'eût été fâcheux pour la science, dit gravement Cornélius.
—C'est un procédé monstrueux, monsieur! s'écria le comte avec une indignation comique. Voilà de ces choses qu'on ne se permet pas en France. Ah! fi! vouloir tuer un homme parce qu'il fait la cour à votre femme; mais il n'y a plus de sécurité pour les amants! Quoi! on fait semblant de partir, on part même, puis on revient en catimini, on s'embusque derrière un mur, on attend l'heure du berger, et quand l'amant se croit bien tranquille et presque heureux, tout à coup on fond sur lui, pestant et jurant, afin de tout massacrer! Voilà qui est sauvage, barbare, anthropophage, musulman!
—Il est de fait, observa Cornélius, que ça ne se conçoit pas. Un mari bien appris vous eût tendu une échelle pour grimper à son balcon.
—Oh! pardieu! je ne lui en demandais pas tant, et je me serais tenu pour satisfait s'il fût seulement resté tranquille.
—Voilà qui est honnête.
—Le fait est que j'en ai mon habit tout tailladé. Un habit du bon faiseur que j'avais fait venir tout exprès de Paris, et comme il ne s'en trouve pas un second à Douvres; cela crie vengeance.
—Dame! dit Cornélius, s'il vous a gâté un peu de satin, j'ai tout lieu de croire, à la couleur de votre épée, que vous lui avez gâté un peu de chair. Partant, quittes.
—Ma foi, monsieur, vous estimez bien peu le satin coupé à la mode de la plus fine galanterie. Et puis, il n'y a guère que celui qu'a frappé monsieur, ajouta-t-il en se retournant du côté de Belle-Rose, qui se souviendra de l'aventure.
—Je suis enchanté de vous avoir secouru, dit Belle-Rose, mais je serais fort aux regrets de l'avoir tué.
—Oh! ne craignez rien, c'est le mari. Cette sorte d'Anglais a la vie très dure. Après ça, continua M. de Pomereux, l'aventure a ce bon côté, qu'elle me déterminera de passer en France, lettre reçue. Je suis guéri des bonnes fortunes britanniques: on n'y saurait aimer que la dague au poing. Je rentre à Paris et vais me marier.
—Vous? fit Cornélius.
—Parbleu! je serai, sur ma parole, un merveilleux mari. C'est un mariage auquel j'ai pris goût parce que la dame n'en veut pas. Il est de la façon de M. de Louvois.
—Ah! fit Belle-Rose.
—C'est un ministre qui se mêle un peu de tout. Il a eu l'idée triomphante de me donner pour femme une personne qu'il a mise dans un couvent.
A ces mots, Cornélius tendit l'oreille.
—Voilà qui est plaisant, dit-il.
—Oui, c'est une petite vengeance de mon magnifique cousin. Il paraît que la dame a pour fiancé un certain M. Belle-Rose qui s'est évadé.
Ce fut au tour de Belle-Rose à tressaillir.
—Belle-Rose! s'écria-t-il.
—Vous le connaissez? demanda le comte.
Cornélius pressa le genou de Belle-Rose pour l'engager à se contraindre.
—Oh! fit-il, je l'ai connu en Flandre, alors qu'il était sergent au régiment de La Ferté.
—Sergent! répéta M. de Pomereux d'un petit air dédaigneux. Ah çà! quel homme est-ce donc?
—Mais un homme à peu près de ma taille et de mon air, qui manie passablement l'épée et qui passe pour un fort honnête soldat.
—Ah! ah! et c'est ce monsieur-là qui s'est fait aimer de Mme d'Albergotti?
—Elle l'aime donc toujours? s'écria Belle-Rose d'une voix émue.
—Si elle l'aime? dites donc qu'elle l'adore! Les femmes ont de ces idées! c'est incroyable… Me voilà, moi qui vous parle, qui suis comte, parent de M. de Louvois, j'aurai un régiment au premier jour, et l'on n'est pas mal tourné, que diable! Eh bien! monsieur, Mme d'Albergotti, qui est au couvent, m'a refusé tout net.
—Noble coeur! dit tout bas Belle-Rose.
—Ah! vous trouvez! fit M. de Pomereux qui l'avait entendu. Eh bien! ma foi, j'ai fait comme vous… et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que je l'ai prise en grande estime. Oui, sur ma parole. Elle m'a paru si simple, si chaste en toute chose, que je me suis mis à l'aimer tout de bon.
—Ah bah! fit Cornélius qui pressa le bras de Belle-Rose, dont les yeux étincelaient.
—C'est, ma foi, vrai, ou peu s'en faut. Que diable! on est gentilhomme, et je ne veux pas qu'elle meure dans un couvent.
—Elle n'y mourra pas, dit Belle-Rose d'une voix profonde.
—C'est aussi mon opinion, reprit M. de Pomereux; malheureusement ce n'est pas l'avis d'un certain M. de Charny, à qui mon précieux cousin a commis le soin de cette affaire.
—M. de Charny? répéta Belle-Rose.
—Un certain méchant drôle un peu capable de tout, venimeux comme une vipère et tenace comme de la glu. Quand il est en conférence avec M. de Louvois, j'ai toujours peur pour quelqu'un.
—Mais que lui a fait Mme d'Albergotti?
—A lui? rien; mais M. de Charny est un homme qui choie les haines du ministre comme on fait d'une maîtresse. Il a bien trop à faire de celles de M. de Louvois, pour en avoir de son cru.
—Quel misérable! dit Cornélius.
—C'est un misérable comme il en faut, dit-on, aux vizirs que nous a faits le caprice de notre gracieux monarque; muet comme la tombe, prêt à toute heure, impénétrable comme la nuit. Eh! messieurs, ces drôles-là ont leurs qualités. Au demeurant, grâce à ma parenté avec notre illustre ministre, il est quelque peu de mes amis.
—M. de Charny?
—Eh! mon Dieu, oui. Seulement, lorsqu'il me fait l'honneur de manger à ma table, aussitôt qu'il est parti je fais jeter par la fenêtre tout ce qu'il a touché, répondit M. de Pomereux en se levant.
Il arrangea les noeuds de ses rubans en se mirant dans une glace, rajusta son manteau, prit son feutre qu'il avait posé sur un meuble, et tendit la main aux deux amis.
—Je vais en France, messieurs, leur dit-il; souvenez-vous que si jamais vous avez besoin d'une bourse ou d'une épée, en quelque circonstance que ce soit, de jour ou de nuit, de près ou de loin, le comte de Pomereux se met tout entier à votre disposition.
En prononçant ces paroles, le comte salua Cornélius et Belle-Rose avec une grâce et une noblesse qui firent concevoir aux deux jeunes gens une meilleure opinion de son caractère. Quand il se fut retiré, Belle-Rose appela Claudine.
—Soeur, lui dit-il, nous partons demain.
Au geste qu'elle fit, Belle-Rose l'interrompit par un mot:
—Je sais tout.
—Oui, continua Cornélius, M. de Pomereux lui a tout conté.
—Ainsi, vous le saviez et ne me disiez rien! reprit Belle-Rose avec un accent de reproche.
—La mort était sur toi, pouvions-nous parler? dit Cornélius.
—Et maintenant encore, ajouta Claudine, c'est à peine si tu es en état de marcher.
—Il faudrait que je fusse cloué dans une bière pour ne pas partir! s'écria Belle-Rose.
L'accent de sa voix et l'air de son visage ne permettaient pas d'objection.
—C'est entendu, reprit Cornélius; et il ajouta en se penchant vers
Claudine:
—La Déroute nous l'avait bien dit.
Les préparatifs furent bientôt faits. On serra les hardes dans une valise, on se procura des habits grossiers, on mit de l'or dans une ceinture, on se munit d'armes, et il se trouva le lendemain un de ces pêcheurs hospitaliers allant à la pêche sur les côtes de France qui consentit à passer les trois jeunes gens. Ce fut une bonne action qui lui rapporta dix livres sterling.
XXXVIII
LE SIÈGE DU COUVENT
Belle-Rose, Cornélius et Claudine arrivèrent à Paris sans coup férir. Ils s'étaient arrangés de façon à n'être pas reconnus, et l'audace de leur entreprise les protégeait elle-même. Il était presque impossible que M. de Louvois pût supposer un instant que Belle-Rose osât se présenter aussi rapidement en France. Quand Belle-Rose entra dans Paris, la Déroute y était déjà depuis quinze jours. L'honnête sergent n'avait pas perdu son temps. Après avoir rôdé autour de l'hôtel de M. de Louvois, questionnant çà et là les gens qui pouvaient lui donner quelques renseignements sur l'objet de ses recherches, il comprit l'inutilité de cet espionnage. Tant de voitures sortaient de la cour à toute heure du jour et de la nuit, que les voisins les voyant toutes, ne se souvenaient d'aucune en particulier. La Déroute tourna ses batteries d'un autre côté. La prouesse de Bouletord, qui l'avait mis si avant dans la faveur du ministre, devait peut-être le rendre le messager des commissions intimes. La Déroute fit si bien, qu'il découvrit promptement le maréchal des logis, et ne le quitta plus. Durant trois jours, il parcourut la moitié de Paris, ramassant la boue sur les talons de Bouletord; mais Bouletord, qui s'arrêtait un peu partout, ne s'arrêtait devant aucun couvent. La Déroute commençait à se demander s'il ne ferait pas bien d'attendre Bouletord au détour de quelque ruelle, et de le forcer à confesser son secret le poignard sur la gorge, lorsqu'un soir Grippard, qui, de son côté, s'était attaché à Bouletord, en compagnie de qui il rendait visite à tous les cabarets de Paris, vint tout essoufflé lui apprendre que Bouletord devait le lendemain porter une dépêche du ministre à l'un des couvents de Paris.
—Je le tiens! dit la Déroute en embrassant Grippard.
Le lendemain, il était avant le jour à la porte de la caserne de Bouletord, en costume de laquais. Quand Bouletord sortit, la Déroute se mit sur ses traces et ne le quitta plus qu'à la porte du couvent des Bénédictines, dans la rue du Cherche-Midi. Ce couvent avait une étendue immense; ses jardins allaient jusqu'à la rue de Vaugirard d'un côté, et de l'autre occupaient les terrains sur lesquels on a percé plus tard le boulevard extérieur. La Déroute tourna autour du couvent; les murailles étaient hautes, épaisses, impénétrables, mais la Déroute s'était mis en tête de voir, sinon de pénétrer dans l'intérieur du couvent.
—Si Mme d'Albergotti est chez les bénédictines, elle doit bien quelquefois se promener dans les jardins; qu'il se trouve seulement un petit coin où me cacher, et je saurai bien l'y découvrir, se dit-il en lui-même.
Comme il parlait encore, il avisa une haute maison pourvue d'un grenier dont la fenêtre donnait sur les jardins du couvent. La distance qui séparait les jardins de cette fenêtre était grande; mais la Déroute avait des yeux de lynx. Il courut à cette maison et cogna. Ce fut une bonne vieille femme qui lui ouvrit.
—Madame, lui dit la Déroute, vous voyez mon état à mon habit; je suis en condition chez d'honnêtes gens qui demeurent ici tout près, rue de Sèvres. Mes maîtres sont à la campagne, on remet tout à neuf chez nous, et en attendant que la besogne soit terminée, je cherche quelque chambre où je puisse habiter. J'ai de l'argent, madame, et je paye d'avance.
En disant ces mots, la Déroute glissa deux écus de six livres dans la main de la vieille, qui les serra.
—Ça se trouve très à propos, répondit la vieille, qui ne mit pas un instant en doute le petit conte si lestement improvisé par la Déroute; nous avons tout justement un joli cabinet à louer où vous serez merveilleusement bien.
Ce joli cabinet était un affreux taudis percé sous les combles et tout peuplé de rats qu'on entendait s'ébattre derrière la charpente disjointe, crevassée et toute branlante; on y grillait en été, on y gelait en hiver; il y avait pour tout mobilier un méchant grabat, une chaise boiteuse, un coffre ouvert qui tenait lieu d'armoire, et une table cassée dont le tiroir était perdu. Mais de la fenêtre on planait sur les terrasses, les cours et les promenades du couvent. La Déroute affirma sur son honneur qu'il n'avait jamais vu un réduit si charmant ni si bien fourni de toutes les commodités de la vie; il s'étonna qu'on pût céder un tel appartement pour deux écus de six livres, et déclara que rien ne manquerait plus à son contentement si la bonne dame voulait bien se charger elle-même de tenir en ordre son logis. Un troisième écu de six livres appuya cette ouverture, et la vieille ne manqua pas d'accepter. La Déroute s'empressa de rester sur l'heure dans le taudis, afin de témoigner de sa vive satisfaction; la vieille se retira, et l'honnête sergent ayant soigneusement verrouillé la porte, courut à son poste d'observation. De la distance où il se trouvait, les arbres avaient quelque peu l'air d'arbrisseaux, mais la Déroute en aurait pu compter les feuilles. Il resta contre la fenêtre jusqu'à la tombée de la nuit et y revint le lendemain au point du jour; il ne la quitta que pour avaler un morceau que la vieille lui avait apprêté et qu'il déclara le plus succulent du monde, et encore jeta-t-il à la dérobée un regard sur les promenades. Ce manège dura trois jours. La Déroute avait bien vu trente ou quarante religieuses, vingt novices, autant de pensionnaires, mais aucune ne ressemblait à Mme d'Albergotti. La Déroute enrageait. Enfin, le quatrième jour, au matin, il aperçut une religieuse dont la tournure le fit tressaillir au premier pas qu'elle avança sur la terrasse. Le sergent se pencha autant qu'il put en dehors de la fenêtre, écarquilla ses yeux et battit des mains. La religieuse venait de se retourner, et il l'avait parfaitement reconnue. La voir était bien quelque chose, mais ce n'était pas tout. On savait bien où soupirait la victime; il s'agissait de l'en tirer. C'est à quoi la Déroute employa son imagination. La solitude du lieu où il habitait comme un reclus et le grand désir qu'il avait de complaire à Belle-Rose lui furent d'un grand secours pour arriver à ce but. Il commença par dépêcher son aide de camp Grippard à Bouletord, avec mission de se faire recevoir dans le digne corps de la maréchaussée. C'était un honnête moyen de pénétrer les secrets du maréchal des logis, et d'être prévenu au cas où l'on comploterait d'enlever Mme d'Albergotti pour la transporter dans quelque autre couvent. Quant à lui, il se résolut à entrer dans la maison des dames bénédictines sous l'habit de jardinier. Il en était là de ses beaux projets quand Belle-Rose, Cornélius et Claudine arrivèrent. La Déroute avait eu soin, en partant, de laisser à Cornélius une adresse sûre où il pourrait le rencontrer: c'était une auberge de la rue des Bourgeois-Saint-Michel, à l'enseigne du Roi David. On y voyait une espèce de Turc jouant de la harpe et dansant devant un baldaquin que le peintre avait revêtu d'une belle couleur jaune. La Déroute s'y rendait tous les soirs sous divers costumes, et y passait une heure ou deux à voir les habitués du lieu battre les cartes et les dés. Le soir où Cornélius entra à l'hôtellerie du Roi David, il eut quelque peine à reconnaître le sergent, qui s'était affublé d'une perruque noire et d'une barbe magnifique avec un pourpoint de crin orné de sa ceinture, à laquelle pendait une grosse rapière. Belle-Rose attendait dans la rue, le nez dans un manteau et un chapeau sur les yeux.
—Je sais où elle est, lui dit la Déroute aussitôt qu'il l'aperçut; et tout d'une haleine il lui conta ce qu'il avait fait. Belle-Rose lui sauta au cou et l'embrassa tout net.
—Nous voilà trois, dit-il; il n'y a ni grilles, ni murailles, ni portes, ni serrures, qui puissent nous arrêter; j'y perdrai plutôt ma tête.
—Une de perdue, trois de coupées, dit tranquillement la Déroute.
Il fallut d'abord s'occuper de prendre un logement où les visites importunes ne fussent point à redouter. Belle-Rose nomma tout de suite M. Mériset.
—J'y suis allé trop souvent pour qu'on songe à m'y chercher, dit-il.
Et ils prirent en compagnie le chemin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. A la vue de Belle-Rose, M. Mériset témoigna une surprise qui tenait de l'ébahissement.
—Et la Bastille? murmura-t-il d'une voix étouffée.
—Eh bien! quoi, la Bastille?
—Vous y êtes allé?
—Et j'en suis sorti.
—Bien sûr?
—Voyez vous-même, dit Belle-Rose en riant.
—Oui, oui, c'est bien vous… Mais pardonnez mon hésitation. Il y a des gens si habiles à prendre toutes sortes de figures!
—Certainement.
—Ce cher monsieur Belle-Rose, je suis ravi de le revoir! Ainsi vous venez loger chez moi?
—Oui, mon bon monsieur Mériset. Où trouverais-je un meilleur hôte?… Mais, vous comprenez, pour des raisons particulières, je tiens à n'être point connu; vous ne me nommerez pas.
—Je comprends, fit M. Mériset; ce sont encore des affaires d'État.
—Comme vous voudrez. C'est convenu, n'est-ce pas?
—La maison est à vous.
La Déroute s'était bien gardé de donner congé du cabinet où il avait placé son observatoire. Ce pouvait être un moyen d'établir des communications avec l'intérieur du couvent, aussitôt qu'on serait parvenu à faire connaître à Suzanne que ses amis cherchaient à la délivrer. L'impatience de Belle-Rose ne lui permettait pas d'attendre; dès le lendemain, il se mit en mesure d'investir la place, ainsi que le disait la Déroute. Le plan de campagne était de l'invention de Claudine. Elle s'habilla à la façon des femmes d'Irlande, et montant en carrosse avec Cornélius, elle se fit conduire au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi. Cornélius, qui était du Connaught, parlait l'anglais à peu près comme s'il eût été du Middlesex. Claudine, par une de ces tendresses dont la source s'épanche au fond du coeur, avait rapidement appris la langue de son fiancé, avec qui déjà elle la parlait facilement. Ils arrivèrent devant la porte du couvent, où, après avoir sonné, ils furent reçus par la tourière.
—Veuillez, lui dit Cornélius avec un accent anglais trop prononcé pour n'être pas très affecté, prier madame la supérieure de prendre la peine de descendre au parloir.
—Est-ce pour une affaire pressée? demanda la tourière en faisant courir les grains d'un chapelet entre ses doigts.
—Vous lui direz qu'il s'agit d'une jeune dame étrangère que son frère, gentilhomme irlandais, a l'intention de laisser aux dames bénédictines, où, si elle se plaît, elle pourrait bien prononcer ses voeux.
A ces mots, la tourière s'inclina, et, faisant asseoir les deux étrangers, disparut par une petite porte qui donnait dans une galerie.
—Voilà qui est bien entendu, dit tout bas Claudine à Cornélius quand ils furent seuls, vous êtes mon frère, vous vous appelez sir Ralph Hasting, vous êtes baronnet, et moi miss Harriett Hasting, votre soeur; je suis prise d'une grande dévotion qui me porte à vouloir entrer en religion. Que Dieu nous pardonne toute cette hypocrisie! Si le monde n'était pas si méchant, y serions-nous forcés?
Au bout d'un instant, la tourière revint et conduisit Cornélius et Claudine dans le parloir. On les avertit que la supérieure était derrière la grille tendue de serge, et la tourière les quitta.
—On m'a fait connaître le but de votre visite dans cette sainte maison, dit la mère Évangélique; nous ne refusons jamais d'ouvrir nos bras aux coeurs qui veulent se consacrer à Dieu.
—Je vous en remercie, ma mère, répondit Claudine d'une voix douce qui semblait sortir d'une bouche anglaise.
—Vous serez ici à l'abri des pièges du monde et des embûches du mauvais esprit. La paix règne dans la maison; quand on a goûté de cette paix, on regrette de ne l'avoir pas connue plus tôt.
—Ma soeur a la vocation, reprit Cornélius; je ne vous cacherai pas, madame, que sa famille et moi nous nous y sommes opposés longtemps.
—C'est aller contre les voies du Seigneur, mon fils.
—C'est ce que j'ai compris plus tard, et aujourd'hui je ne la détourne plus de son projet. J'ai fait le compte de la part qui revient à miss Harriett sur l'héritage de sa mère, et ce sera sa dot, si elle se voue au culte de l'époux qui ne trompe jamais; ce sont, tout compte fait, sept ou huit mille livres sterling.
—Huit mille livres sterling? reprit la mère Évangélique.
—Ah! pardon, madame, c'est une monnaie de notre pays qui vaut à peu près vingt-cinq livres de France: c'est notre louis à nous.
—Très bien! vous excuserez, mon fils, l'ignorance d'une fille qui est toute en Dieu.
—Huit mille livres, continua négligemment Cornélius, ça fait une somme ronde de deux cent mille francs.
—Nous ne regardons jamais à la dot, dit la supérieure; le coeur est la seule richesse qu'envie notre mère à tous; mais cet argent nous aidera à faire le bien qui profitera à notre ordre pieux et à la gloire de la religion.
La conversation continua sur ce pied-là quelques instants encore; après quoi Cornélius, tirant de sa poche une bourse dans laquelle il y avait cinquante louis à peu près, pria la supérieure de l'accepter au nom de miss Harriett pour faire quelques aumônes.
—Quant aux frais d'entretien, nous les réglerons comme vous l'entendrez, madame, jusqu'au jour où ma soeur prendra le voile, si elle persiste dans son intention.
Claudine ne se sentait pas de joie en pénétrant dans l'intérieur du couvent: elle regardait partout pour voir si elle n'apercevrait pas Suzanne; mais, ce jour-là, elle dut se résoudre au seul plaisir de dormir sous le même toit. Suzanne ne parut pas au réfectoire. Mais le lendemain, à la prière du matin, où Claudine ne manqua pas d'assister, elle reconnut Suzanne parmi les novices. Mme d'Albergotti était plus pâle que les cierges qui brûlaient au fond du sanctuaire; ses grands yeux étaient noyés de tristesse; le sourire était mort sur ses lèvres. Elle s'agenouilla avec ses compagnes sur le marbre et pencha son front sur ses mains jointes. Claudine pleurait sur son livre de prières. Il lui venait des envies folles de se lever et de courir à Suzanne pour l'embrasser. Mais c'eût été tout perdre, et elle demeurait à sa place en frappant le sol de ses petits pieds. L'aspect de cette sombre chapelle où l'orgue mugissait, la vue de ces costumes sévères qui semblaient emprisonner le corps sous un suaire, l'expression de ces visages où l'on voyait se refléter la blancheur des sépulcres, tout cet appareil sinistre de la religion dans ce que le catholicisme a de plus sévère, glaçait l'âme de la pauvre fille et répugnait à cette nature bonne, expansive et vivace. Ses yeux, un instant fatigués de l'austérité de ce spectacle, se tournèrent vers les grands vitraux de la chapelle pour y chercher un peu de lumière, quelque rayon d'or venu du ciel; puis ils s'abaissèrent de nouveau et s'arrêtèrent sur Suzanne, qu'ils ne quittèrent plus. Cependant l'office finissait, les derniers chants se mouraient sous les arceaux sonores; Claudine abandonna sa chaise et vint, agenouillée et son livre à la main, se ranger sur le passage des religieuses qui suivaient les novices. Suzanne venait l'une des dernières; comme elle passait devant Claudine, le front baissé et les mains croisées sur le coeur, Claudine effleura doucement du bout de ses doigts la longue robe de Mme d'Albergotti; Suzanne tourna les yeux de son côté et rencontra le regard brillant de Claudine, qui promenait un autre doigt sur sa bouche. Il semblait à Mme d'Albergotti que c'était une apparition, et tout son corps frissonna comme l'eau d'un lac sur lequel passe un vent léger. Le cortège la poussait en avant, elle continua sa marche silencieuse; mais ce matin-là elle ne sortit pas de la chapelle sans bénir Dieu. On comprend sans peine que Suzanne ne resta pas dans sa cellule ce jour-là. Vers midi, à l'heure de la promenade, elle descendit au jardin et parcourut les allées qui étaient les plus proches de la porte d'entrée. Au bout d'un quart d'heure elle rencontra Claudine, qui marchait à côté d'une religieuse. Elles échangèrent un regard et passèrent. Ce regard mit des larmes dans les yeux de Suzanne, qui se voyait enfin secourue. Elles se promenèrent longtemps ainsi, savourant la joie de se voir, mais ne pouvant encore se parler. Une fois ou deux leurs mains s'effleurèrent, une fois leurs doigts purent s'entrelacer l'espace d'une seconde. Ce fut tout, ce jour-là. C'était bien peu encore, mais ce peu suffit pour rendre l'espoir à Suzanne. Le courage demeurait tout entier, mais l'espérance s'était envolée; elle revint et Suzanne releva son front.
Le lendemain, Claudine, à qui sa condition de pensionnaire, et surtout sa dot annoncée et promise, donnaient certains privilèges, se rendit dans les jardins. La religieuse qui était spécialement chargée de son éducation devait être ce jour-là en conférence avec la supérieure; Claudine était donc seule. Aussitôt qu'elle vit Suzanne, elle s'enfonça dans les jardins, prenant de préférence les allées les plus sombres, celles où les charmilles étaient le plus épaisses. Au bout de quelques minutes, elle se trouva dans un endroit écarté et s'y arrêta. Des pas légers faisaient craquer le sable derrière elle, ils s'approchèrent: Claudine penchait la tête, Suzanne accourut les bras tendus en avant, et les deux amies s'embrassèrent avec des larmes dans les yeux et mille tendresses sur les lèvres.
XXXIX
LE NEVEU DU JARDINIER
Après les premières effusions d'une affection mutuelle que l'absence avait augmentée, Suzanne prit les deux mains de Claudine.
—Voyons, Claudine, ne me cache rien; Belle-Rose?…
—Serais-je si joyeuse s'il n'était ici? s'écria la jeune fille.
—Ici! répéta Suzanne, qui devint toute pâle de bonheur.
—Nous y sommes tous: mon frère, Cornélius, la Déroute et notre pauvre
Grippard aussi; c'est une conspiration.
—Raconte-moi vite tout cela. Qu'a dit Jacques en apprenant ma captivité? Comment a-t-il quitté l'Angleterre? Lequel de vous a découvert ma retraite? Que comptez-vous faire? M. de Louvois ne sait-il rien de votre arrivée? Voyons, parle donc!
—Mais, ma pauvre soeur, tu ne m'en laisses pas le temps. Tu interroges toujours.
—C'est que tu ne réponds jamais.
—Eh bien! je répondrai, mais ailleurs.
—Ce banc ne te semble-t-il pas fort bon pour cela? Cette charmille nous protège et nous cache.
—Si elle nous cache, elle peut en cacher d'autres.
Suzanne tressaillit et jeta un regard furtif autour d'elle.
—Que veux-tu dire? reprit-elle.
—Je dis qu'il faut se défier de tout au couvent; les arbres sont creux et les murs transparents; il y a des oreilles et des yeux partout. Je ne vois pas un sureau ou quelque chèvrefeuille que je ne me rappelle l'histoire du roi Midas et de ses roseaux qui parlaient; allons ailleurs.
Claudine entraîna Suzanne et s'arrêta tout au fond du parc, sous un berceau d'où l'on pouvait s'échapper en cas de surprise; il y avait un petit gazon tout autour, et l'on voyait de tous côtés à la fois.
—Maintenant l'ennemi peut venir, dit Claudine en s'asseyant; à la moindre alerte, tu prends par là, derrière ces grands ormes, et moi par ici, le long de ce mur.
Suzanne se fit répéter vingt fois les mêmes détails; mais Claudine l'interrompant enfin:
—Tu me fais perdre tous mes instants, et ils sont précieux, dit-elle; Belle-Rose te racontera tout cela, et tu prendras plus de plaisir à l'entendre. Il faut d'abord te délivrer.
—C'est bien difficile! j'ai tant d'ennemis qui me haïssent!
—Mais tu as tant d'amis qui t'aiment!
—J'en ai quatre.
—Sais-tu beaucoup de gens qui puissent en dire autant?
—Pardonne-moi, Claudine; la liberté avec vous, ce serait le bonheur, et j'ai tant souffert que je n'y crois plus.
—Je laisse à mon ami Jacques le soin de t'y faire croire un peu, et c'est un soin dont il s'acquittera volontiers. Mais ne parlons plus de cela: dans quelle partie du couvent es-tu logée?
—Dans l'aile droite; tu peux voir ma chambre d'ici. Là-bas tout au bout.
—Celle qui fait le coin?
—Précisément.
—Elle est à vingt pieds du sol?
—A peu près.
—Au besoin on pourrait descendre avec les draps du lit noués ensemble?
—Je le crois; mais il y a les chiens.
—Castor et Pollux.
—Ah! tu les connais?
—Je connais tout.
—Alors tu sais qu'ils sont lâchés la nuit?
—Parfaitement. Te souviens-tu de la mythologie, Suzanne?
—Un peu.
—Eh bien! nous traiterons Castor et Pollux comme on traita Cerbère. Notre ami la Déroute aura soin de se munir d'un quartier d'agneau. Le gâteau de miel n'est plus de notre temps.
—Tu ris toujours, Claudine.
—Vaut-il mieux pleurer?
—Mais après les chiens, il y a les jardiniers.
—On les endormira.
—Et puis les murs!
—On les franchira.
—Et il y a encore M. de Louvois.
—On s'en moquera.
—Et M. de Charny.
—Oh! celui-là fera bien de ne pas se présenter devant notre ami
Jacques!
—Tiens! Claudine, reprit Suzanne, qui n'avait pu prononcer le nom du ministre et de son favori sans frémir, si cette tentative devait faire courir le moindre danger à Jacques, j'aimerais mieux prendre le voile et mourir ici.
—Et si tu devais rester au couvent seulement quinze jours de plus, Jacques aimerait mieux entrer tout de suite à la Bastille et n'en sortir jamais.
—Pauvre ami!
—Eh bien! ma soeur, pour ce pauvre ami, nous pouvons bien nous exposer un peu.
—Tu sais bien que ce n'est pas pour moi que j'ai peur.
—Ma foi! je n'ai pas grande crainte pour eux; ils sont quatre de force à tailler en pièces toute la maréchaussée du royaume, dit Claudine d'un petit air crâne, bien qu'elle ne fût pas très rassurée au fond du coeur sur l'issue de leur entreprise.
Les deux amies s'embrassèrent pour se donner du courage.
—Voyons! reprit Claudine, il faut bien nous entendre! Cornélius vient tous les deux jours au parloir.
—C'est un peu beaucoup.
—Mais il y vient avec toutes sortes de bonnes choses pour les soeurs et toutes sortes de belles choses pour le couvent.
—Si bien qu'on regrette seulement qu'il ne vienne pas tous les jours.
—Tout juste. Il m'instruit des projets qu'ils ont combinés, Belle-Rose, la Déroute et lui; tandis qu'ils agissent à l'extérieur, nous, agissons à l'intérieur; je soustrais les clefs à la soeur Assomption, notre vénérable tourière, je me familiarise avec Castor et Pollux, nous laissons tous les jours quelques pièces d'or dans la main des jardiniers, et, le jour fixé pour l'évasion, nous sommes prêtes.
—Ah! mon Dieu! s'écria tout à coup Suzanne, la mère Scholastique de la
Charité!
—Oh! la mauvaise langue! Sauve qui peut, répondit Claudine en tournant la tête du côté de la religieuse, qui marchait le nez dans son livre d'heures.
L'une prit du côté des ormes, l'autre du côté du mur, et toutes deux s'envolèrent comme des oiseaux. Tandis que les deux amies conspiraient dans l'intérieur du couvent, la Déroute ne perdait pas de temps à l'extérieur; mais quelque effort d'imagination qu'il fît, il n'allait jamais assez vite au gré de Belle-Rose. Il poursuivait à la fois l'entrée de Grippard dans l'honorable corps de la maréchaussée et la sienne dans les jardins des bonnes soeurs. Le jour même de la conférence de Suzanne et de Claudine, la moitié de son souhait fut réalisé: Grippard vint le surprendre à l'hôtellerie du Roi David en grand costume de recors.
—Ah! ah! fit la Déroute, tu as donc réussi!
—Il le fallait bien, je me l'étais juré.
—Tu es entêté, à ce que je vois.
—Comme un Breton, quoique Picard. Mais ça n'a pas été sans peine.
—Vraiment!
—Depuis l'affaire de Villejuif, Bouletord est devenu soupçonneux comme un moine. Quand on lui dit blanc, il entend noir. Il a fallu m'y prendre à quatre fois pour réussir.
—Tant de mal pour se mettre ce vilain habit-là sur le dos, qui l'eût cru!
—Ça m'a coûté trente bouteilles des meilleurs crus d'Argenteuil, assaisonnées de mensonges et de jambons.
—Ah! tu mens aussi?
—Quelquefois, dit Grippard d'un air modeste. C'est un joli défaut qui sert parfois mieux que de belles qualités.
—C'est juste, répondit la Déroute avec philosophie.
—Et c'est là seulement ce qui m'a fait réussir.
—Conte-moi cela.
—Oh! c'est fort simple. A notre premier déjeuner, il m'a montré un petit bout de sa haine contre Belle-Rose; ça m'a fait réfléchir. Au second déjeuner, il m'a juré sur sa parole que si mon capitaine était capitaine, c'était par l'effet de mille scélératesses.
—Le gueux! s'écria la Déroute en appliquant un furieux coup de poing sur la table.
—Au troisième déjeuner, reprit Grippard, il m'a fait serment de tuer
Belle-Rose.
—On verra qui mourra le premier, murmura la Déroute en tourmentant la poignée de sa rapière.
—Au quatrième déjeuner, continua le narrateur, une idée magnifique m'a tout à coup illuminé: je lui ai fait confidence, entre six bouteilles vides et deux verres pleins, que je haïssais Belle-Rose à la mort. Bouletord a failli m'embrasser. Je lui ai conté une histoire terrible d'où mon capitaine est sorti noir comme de l'encre. Il n'y a pas tenu et m'a sauté au cou. «Maréchal, lui ai-je dit, enrôlez-moi dans votre escouade, et nous le tuerons de compagnie.» Bouletord était fort attendri; il m'a serré la main, en jurant sur son âme que j'étais un galant homme. J'ai signé un vilain papier qu'il a tiré de sa poche, et me voilà depuis trois heures archer du roi.
—Eh! eh! ce n'est pas si bête! s'écria la Déroute.
—On a quelquefois l'air sans avoir la chanson, répondit Grippard en se mirant dans le miroir enfumé qui ornait le cabaret.
—C'est un premier succès, répondit la Déroute; te voilà maître des secrets de l'ennemi, et si je pénètre au coeur de la place, nous sommes sûrs de réussir.
—Alors, je vous engage à vous hâter.
—Que veux-tu dire?
—On sait que Belle-Rose a quitté l'Angleterre; on se doute de sa présence à Paris. M. de Charny a mis la maréchaussée en campagne, et Bouletord est chargé de surveiller les environs du couvent.
—Eh bien! c'est la partie qui s'engage, s'écria la Déroute; nous nous presserons un peu, voilà tout. Retourne auprès de Bouletord; moi, je vais causer de tout cela avec mon capitaine et Cornélius.
Tout en cheminant, la Déroute roulait dans sa tête mille projets pour s'introduire dans ces bienheureux jardins dont il n'avait jamais vu que les arbres; il enrageait de voir que son caporal Grippard eût réussi, alors que lui-même, qui était sergent, ne réussissait pas; mais il avait beau se donner au diable, il ne trouvait rien. Ce fut dans cette disposition d'esprit qu'il arriva dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, chez le digne M. Mériset.
—Eh! l'ami! qu'y a-t-il donc? s'écria Cornélius à la vue du sergent qui avait la mine d'un philosophe à court de philosophie.
—Il y a que si nous n'emportons pas la place d'assaut, il nous faudra lever le siège.
Et la Déroute lui fit part des révélations de Grippard.
—C'est bon, dit Cornélius, ça nous donnera l'agrément de revoir pour la dernière fois la figure de M. Bouletord, et peut-être aussi de face celle de M. de Charny. Tu as parlé, maintenant lis.
La Déroute prit le papier que lui tendait Cornélius; c'était une lettre de Claudine contenant ces mots:
«J'ai fait parler le jardinier; il attend un sien neveu, qui a nom Ambroise Patu, et qu'il n'a jamais vu; ce neveu est natif de Beaugency. C'est un grand benêt de campagnard blond et tout novice. Il arrive ce soir par le coche et doit descendre à l'hôtellerie du Cheval noir, rue du Four-Saint-Germain, pour se présenter demain matin au couvent des bénédictines. Il me semble qu'il y a dans cette nouvelle de quoi tirer un bon parti. Suzanne a peur qu'on se hâte, mais moi je veux qu'on se presse; sinon je me fais nonne.»
A la lecture de ce billet, la Déroute sauta de joie. C'était un homme qui avait, on le sait, des ressources promptes, et qui, aussitôt qu'on ouvrait une voie à son esprit, s'y jetait avec résolution.
—Je suis dans les jardins! s'écria-t-il.
—Non pas; c'est moi qui m'y rendrai, répliqua Belle-Rose.
—Vous?
—Oui, mon ami, interrompit Cornélius, c'est une idée du capitaine, il prétend que sa place est au jardin.
—Sans doute, puisque Suzanne y est, dit Belle-Rose.
—Et c'est vous qui voulez prendre l'habit d'un garçon jardinier? reprit la Déroute.
—Certainement.
—Il n'y a qu'un petit inconvénient, c'est qu'au premier regard qu'une religieuse jettera sur vous, elle sentira son gentilhomme d'une lieue.
—Eh! mon ami, j'ai manié la serpe.
—Mais vous portez une épée! Tenez, capitaine, laissez-moi vous dire une chose. Je ne sais pas ce que l'avenir nous réserve, mais une fois dans cette cage de pierre qu'on nomme un couvent, on n'est jamais bien sûr d'en sortir. Si vous veniez à être découvert, que feriez-vous?
—On me tuerait avant de me prendre.
—Ceci est fort bon pour vous, mais quand vous seriez mort, qu'arriverait-il de Mme d'Albergotti?
Belle-Rose soupira.
—Voulez-vous que je vous le dise, moi? continua la Déroute, elle mourrait. Ce serait une mauvaise action, et vous n'avez pas le droit d'exposer une personne qui vous aime et que vous aimez. Ce que vous prétendez faire, je le ferai mieux que vous, ayant le langage et les manières d'un pauvre diable, ouvrier ou villageois. Si je péris dans l'entreprise, il sera temps que vous preniez ma place; au moins, moi mort, n'y aura-t-il que moi.
Belle-Rose prit la main de son camarade et la serra.
—Fais ce que tu voudras, lui dit-il.
La Déroute ne se le fit pas dire deux fois et partit pour l'hôtellerie du Cheval noir, après s'être couvert d'un habit de drap qui lui donnait l'air d'un artisan. A la brune, il vit arriver un grand garçon qui marchait le nez en l'air, portant sous le bras une petite valise et au bout d'un bâton un paquet serré dans un mouchoir à carreaux blancs et bleus. Ce grand garçon s'en allait regardant les enseignes, le chapeau sur la nuque, la bouche ouverte et traînant ses guêtres le long du ruisseau, d'un air émerveillé. Les manches de son habit lui restaient aux coudes et ses cheveux plats tombaient comme de la filasse sur ses oreilles.
—Hé! Ambroise Patu! cria la Déroute en courant à sa rencontre.
Le grand garçon sauta de l'autre côté du ruisseau tout effarouché. Sa valise faillit rouler dans la boue, et il demeura planté sur ses longues jambes au beau milieu de la rue, les yeux tout écarquillés.
—Tiens, dit-il, vous me connaissez?
—Parbleu! si je ne vous connaissais pas, vous aurais-je appelé?
—C'est vrai, répondit Ambroise, qui trouva sans réplique le raisonnement de la Déroute; mais c'est tout de même drôle que vous sachiez mon nom quand je ne sais pas le vôtre.
—Je vais vous expliquer ça. Mais d'abord, je veux m'assurer que vous êtes bien l'homme à qui j'ai affaire.
—Cette bêtise! Si c'est Ambroise Patu que vous cherchez, c'est bien moi.
—Oh! dans notre pays les choses ne vont pas comme ça. Il y a tant de gens qui cherchent à tromper les autres!
—Je ne suis pas de ces gens-là.
—Je n'en doute pas et j'en jurerais sur la mine; mais enfin il faut prendre ses précautions. Voyons! vous dites donc que vous êtes Ambroise Patu?
—Ambroise Patu, de père en fils, d'un petit pays tout à côté de
Beaugency.
—C'est bien cela, et vous venez pour entrer, en qualité de garçon jardinier, au couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi?
—Tout juste. C'est mon oncle Jérôme Patu qui me mande auprès de lui.
—Parfaitement. Vous cherchez l'hôtel du Cheval noir, et demain matin, au petit jour, vous devez vous rendre au couvent avec une lettre de votre brave femme de mère.
—La voilà, dit Ambroise, qui, tout étourdi, tira la lettre de sa poche.
—Très bien, reprit la Déroute, qui fourra ses mains dans son haut-de-chausses pour résister à l'envie qu'il avait d'escamoter la lettre; je vois que vous ne cherchez point à me tromper. Suivez-moi donc, ami Patu; l'auberge est ici près; nous avons à causer.
Ambroise suivit sans délibérer une personne si prudente et entra dans la salle commune du Cheval noir. Émerveillé de ce qu'il avait entendu, l'honnête garçon aurait douté de la vertu de son saint patron avant de soupçonner la probité de son guide. La Déroute demanda une chambre, fit dresser une table avec deux couverts, ordonna à la bonne de décacheter le meilleur vin, et, quand le dîner fut servi, ferma la porte au verrou.
—Asseyez-vous là, dit-il à son compagnon, qui avait regardé tous les apprêts sans souffler mot; voilà d'un petit vin de Suresnes dont vous me direz des nouvelles, et une gibelotte comme on n'en mange guère à la table du roi.
Ambroise s'assit, allongea ses grandes jambes et vida son verre d'un trait.
—Ah ça, camarade, dit-il en faisant claquer sa langue, vous qui me connaissez si bien, faites au moins que je vous connaisse un peu.
—C'est juste, reprit la Déroute; je suis, moi aussi, un Patu.
—Ah bah!
—Oh! mon Dieu, oui! mais un Patu d'une autre branche, un Patu de
Soissons, cousin de Jérôme Patu votre oncle.
—C'est toujours de la famille, qu'on soit de Beaugency ou de Soissons.
—Certainement, le nom est tout, le pays n'y fait rien; je disais donc que je suis un Patu, Antoine Patu, dit Patu Blondinet.
—Voilà un drôle de sobriquet.
—Oui, assez drôlet. Ça me vient de la couleur de mes cheveux.
—A ce compte-là, moi aussi je pourrais être un Blondinet, dit Ambroise en riant.
—Ça ferait deux Blondinet dans la famille, répondit la Déroute, qui remplissait toujours le verre d'Ambroise Patu. Or, quand mon cousin Jérôme a eu connaissance de votre arrivée, il m'a dit comme ça: Antoine, mon ami, va au-devant du petit neveu, et quand tu l'auras bien traité, fais-lui bien vite reprendre le chemin du pays.
—Comment! du pays? s'écria Ambroise en laissant tomber sa fourchette.
—A moins qu'il ne lui plaise de se faire moine, a-t-il ajouté.
—Mais il m'a fait venir pour être jardinier, et non pour être moine! dit Ambroise, qui rattrapa un morceau de lapin du bout de sa fourchette.
—C'est qu'à ce moment-là Jérôme ne savait pas tout. Le roi a rendu un édit.
—Que me fait l'édit!
—Buvez ce verre de vin blanc et vous comprendrez mieux.
Ambroise prit le verre et tendit l'oreille.
—Voilà ce que c'est, reprit la Déroute: l'édit du roi prescrit que tous les individus employés dans l'intérieur des couvents prennent le froc: là où il y a des nonnes, il veut qu'il y ait des moines.
—C'est abominable!
—Sans doute, mais c'est le roi.
—Que dira Catherine, qui m'attend au pays?
—C'est justement ce que me disait Jérôme ce matin: cette pauvre Catherine, que deviendra-t-elle? Après tout, ça peut s'arranger. Vous vous ferez moine, mon cher Ambroise, et Catherine en épousera un autre.
—Point! point! s'écria le Patu, j'ai promis à Catherine de l'épouser, et je l'épouserai.
—Je le crois bien! une jolie fille!
—Vous l'avez vue?
—Parbleu! fit la Déroute avec un aplomb merveilleux, et d'ailleurs on ne parle que d'elle à Paris.
—Ce qui me chiffonne, c'est de perdre ma place, une bonne place.
—Peuh! une place entre quatre murs.
—Je ne dis pas. Mais cent vingt livres de gages avec la nourriture et le logement. On gagne sa dot en trois ou quatre ans.
—C'est vrai; mais, bah! l'oncle Jérôme la gagnera pour vous.
—Au fait, je suis son héritier, moi. Ainsi, il va se faire moine, mon oncle Jérôme, à son âge?
—Il le faut bien. C'est demain qu'on lui met le froc sur le dos avec les sandales aux pieds. Voyez si le coeur vous en dit.
—Le coeur ne m'a jamais parlé du couvent; il n'entend que Catherine. Ce qu'il y a de fâcheux, c'est qu'il me reste à peine un petit écu; c'est peu pour un si long chemin.
—Oh! ne vous inquiétez pas, l'oncle Jérôme y a pourvu.
—Comment ça?
—Va, m'a-t-il dit, et si Ambroise ne veut pas du couvent…
Ambroise secoua la tête.
—Tu lui remettras, continua la Déroute, ces vingt écus de six livres et ces quatre louis d'or.
En parlant ainsi, la Déroute étala sur une table les pièces blanches et les pièces jaunes. Les yeux d'Ambroise pétillèrent à cette vue.
—Tout ça pour moi? dit-il la main sur l'argent.
—Tout, et de plus, ce double louis neuf pour Catherine.
Ambroise prit le tout, ouvrit sa valise et serra l'argent tout au fond.
—Ami Blondinet, dit-il, je partirai demain par le coche.
—Et ce sera bien fait; le couvent y perdra un bon jardinier, mais ce sera la faute du roi.
—Est-ce bien entendu? reprit la Déroute, tandis qu'Ambroise calfeutrait les écus et les louis entre les chemises et les bas.
—Certes!
—Alors, donnez-moi la lettre de votre bonne Mme Patu.
—La lettre à maman?
—Oui.
—Qu'est-ce que ça vous fait, la lettre?
—Eh mais, ça me servira de preuve auprès du père Jérôme; il faut bien qu'il sache que j'ai rempli sa commission.
—C'est vrai, dit Ambroise; et il donna la lettre à la Déroute.
L'édit du roi, Catherine, les louis d'or, le couvent et la gibelotte dansèrent toute la nuit dans les rêves d'Ambroise. Au point du jour, la Déroute le réveilla pour l'envoyer au coche; ils s'embrassèrent comme deux vieux amis, et l'un se dirigea vers la rue du Cherche-Midi, tandis que l'autre allait au petit trot du côté de Beaugency. La tourière du couvent des bénédictines fit appeler le père Jérôme aussitôt que la Déroute eut décliné le motif de sa visite.
—Que me veut-on? demanda le jardinier en arrivant au parloir.
—Mon oncle, c'est votre neveu qui vient pour être jardinier, répondit la Déroute d'un air bête.