Belle-Rose
XLIX
LE PRINTEMPS DE 1672
Au lieu de se diriger sur Chantilly, le carrosse de M. de Pomereux, aussitôt qu'on eut dépassé Saint-Denis, tourna du côté de Pontoise. Gaston, qui avait un moment ouvert les yeux, les ferma bientôt et se rendormit, bercé par le mouvement de la voiture. La Déroute se frottait les mains et regardait parfois du côté de Paris en riant aux éclats.
—Ma foi, capitaine, dit-il, quand on fut en pleine campagne, M. de Pomereux a peut-être raison, mais j'avoue que la figure furibonde et désespérée de M. de Charny me remplissait de joie; il était sur sa chaise, blanc comme un spectre, et s'écorchant la paume des mains avec ses ongles. Mort, il n'eût été que mort; vivant, il enrage!
Le soleil brillait depuis deux ou trois heures quand l'attelage écumant s'arrêta devant les portes de l'abbaye. Grippard, qui était comme une âme en peine lorsqu'il ne voyait pas le sergent, signala le premier l'arrivée du carrosse. Suzanne, prévenue par lui, accourut au-devant de Belle-Rose.
—C'est à M. de Pomereux que je dois de vous revoir, dit le capitaine en présentant le comte à sa femme.
Suzanne prit les deux mains de M. de Pomereux entre les siennes.
—Encore vous! s'écria-t-elle; vous êtes prodigue de dévouement.
—Que voulez-vous, madame! répondit le comte, quand je m'avise d'avoir une vertu, il faut toujours que j'y couse un défaut.
Gaston regardait tout d'un air sérieux, tenant par la main son ami la
Déroute. Belle-Rose le conduisit à Suzanne.
—Voilà, dit-il, le motif de mon absence; c'est, vous le voyez, un motif tout charmant que vous aimerez bien vite. N'est-il pas fier et beau comme Achille?
Suzanne se pencha vers l'enfant qui souriait en rougissant, et l'embrassa.
—C'est le fils de M. d'Assonville, reprit Belle-Rose.
—Le fils de M. d'Assonville! s'écria Suzanne émue; oh! je l'aime déjà!
C'était l'heure où l'abbesse de Sainte-Claire d'Ennery se tenait dans son oratoire après les offices du matin. Belle-Rose lui fit demander un entretien et quitta Suzanne, emmenant Gaston avec lui. Geneviève le reçut avec ce doux sourire qu'elle avait toujours en lui parlant. L'enfant attendait dans une pièce contiguë.
—Vous étiez parti, Jacques, dit l'abbesse, oubliant que votre vie ne vous appartient plus.
—Ma vie appartient à ceux qui l'ont sauvée; ne vous la dois-je pas un peu? répondit Belle-Rose.
Il y avait dans la voix du jeune officier quelque chose qui émut Geneviève. Elle le regarda quelques instants, cherchant à lire dans ses yeux.
—Étais-je donc pour quelque chose dans votre voyage? reprit-elle.
—Pour tout.
L'abbesse pâlit et mit la main sur son coeur, qu'un trouble inconnu faisait battre.
Belle-Rose prit cette main doucement.
—Au moment où je suis parti, ajouta-t-il, Suzanne ne venait-elle pas de m'annoncer qu'elle allait être mère, et ne devais-je pas songer à une autre mère?
Une joie insensée inondait l'âme de Geneviève.
—Mon Dieu! s'écria-t-elle, vous vous êtes souvenu de Gaston?
Et, dans un accès de tendresse folle, oubliant le voeu qui la séparait du monde, elle baisa Belle-Rose au front. Mais ce baiser de mère était si chaste, que l'ange gardien de Geneviève dut l'abriter de ses ailes et le voir sans rougir.
—Est-il ici? demanda Geneviève, dont les yeux humides ne pouvaient se détacher de ceux de Belle-Rose.
Belle-Rose souleva une portière, et prenant Gaston par la main, il le conduisit dans l'oratoire. Geneviève poussa un cri qui eut son écho dans le coeur du soldat; elle prit l'enfant dans ses bras et le couvrit de baisers. Ses joues étaient inondées de larmes. L'enfant, qui la reconnut, roula ses bras autour du cou de l'abbesse et se mit à pleurer en l'embrassant, parce qu'elle pleurait. Il l'appelait son amie, ne sachant pas qu'elle était sa mère, et ne se lassait pas de la presser de ses petites mains.
—C'est notre mère à tous, dit Belle-Rose à Gaston, appelle-la ta mère.
Geneviève remercia Belle-Rose d'un regard, et le doux nom de mère vint aux lèvres de l'enfant. Geneviève l'aspira dans un baiser.
—Vous m'avez rendu plus que la vie, dit-elle tout bas à Belle-Rose, vous m'avez rendu la paix.
Quelques mois se passèrent dans une solitude profonde; les jours fuyaient comme l'eau pure d'un ruisseau entre des rives verdoyantes; le bonheur les emplissait tous. Cependant il arrivait parfois que Belle-Rose regardait d'un air rêveur les grands horizons fauves où se noyaient dans la brume les clochers des villes lointaines. Quand, par hasard, un escadron passait dans la campagne, clairons en tête et drapeau au vent, il suivait des yeux la marche guerrière; ses joues se coloraient à l'aspect des armes luisantes et des chevaux superbes; ses narines frémissaient, un souffle impétueux gonflait sa poitrine, et quand l'escadron disparaissait derrière un pli de terrain, il écoutait encore le bruit des fanfares et cherchait dans l'espace l'ombre des drapeaux flottants. Ces jours-là, Belle-Rose restait triste et soucieux. Tous ces braves soldats qui allaient si fièrement sur le chemin de la guerre avaient devant eux la gloire, des titres et des honneurs. Leurs bras vaillants défendaient la patrie; l'espoir rayonnait sur leur vie, et leur mort même était utile. La Déroute prenait et reprenait des citadelles de gazon; mais quand un régiment défilait sur la route voisine, il courait à sa rencontre, le suivait quelque temps et revenait inquiet et taciturne.
—Mordieu! disait-il, je vis comme un moine. Ces gaillards-là vont se faire tuer. Quelle chance!
Sur ces entrefaites, Suzanne mit au monde une belle petite fille qui était rose et blanche. Le père la prit dans ses bras et l'éleva vers Dieu, après l'avoir embrassée avec des larmes de joie. La mère oublia ses souffrances pour sourire à son mari, et tous deux sentirent à cette vue leur amour s'accroître encore et s'épurer. L'enfant fut tenu sur les fonts baptismaux par Geneviève, qui lui donna son nom; entre les trois femmes qui l'entouraient, c'était à qui lui prodiguerait le plus de soins; Belle-Rose ne se lassait pas de le voir, et Suzanne de le caresser; les premiers murmures que l'enfance bégaye entre des sourires les ravissaient, et c'était pour le père et la mère, fous de tendresse, des extases infinies quand la petite fille avait, de ses lèvres innocentes, balbutié un de ces noms charmants si pleins de douceurs qu'ils consolent de tout. Quelque temps Belle-Rose se laissa bercer par cette joie, mais la présence de cette enfant rendit bientôt à son impatience sa première vivacité. Il fallait à cette fille un nom et un état dans le monde; après lui avoir donné la vie, ne devait-il pas lui donner la liberté? le jardin d'une abbaye pouvait-il être son univers? Ces pensées troublaient parfois la sérénité de Belle-Rose, mais quand Suzanne le voyait trop soucieux, elle mettait la petite Geneviève sur ses genoux en s'asseyant elle-même à ses pieds. Belle-Rose souriait à la mère et à l'enfant, oubliait tout un instant, et revenait bien vite à son idée fixe aussitôt qu'il était seul. Cependant le printemps de 1672 fleurissait. La France était puissante et prospère au dedans, crainte et respectée au dehors. Son influence dominait en Europe. Elle avait l'autorité du génie et la prépondérance des armes. Si un instant, vers le commencement de 1668, elle avait été contrainte de reculer devant la quadruple alliance de l'Espagne, de la Hollande, de l'Angleterre et de la Suède, et de consentir au traité d'Aix-la-Chapelle, arrêtée au coeur de ses conquêtes par cette ligue formidable, elle avait conçu l'espérance et le pressentiment de ses victoires à venir. Louis XIV n'avait rien oublié. Au milieu des magnificences de son règne et la pompe d'une cour qui était sans rivale dans l'univers, il se souvenait de cette mortelle injure que lui avait faite Van Benning, échevin d'Amsterdam, alors qu'il était, en quelque sorte, venu lui signifier de ne pas aller plus loin. Tandis qu'un peuple de gentilshommes emplissait les galeries de Versailles et de Saint-Germain, les gazetiers de la Hollande n'épargnaient au jeune roi ni le dédain, ni le sarcasme. Des médailles outrageantes avaient été frappées, et on prétendait que sur l'une d'elles Van Benning s'était fait représenter avec un soleil et cette devise en exergue: In conspectu meo stetit sol. Louis XIV attendait. Il savait que son heure était proche, et il voulait une vengeance éclatante. De 1668 à 1672, les années s'écoulèrent en préparatifs. L'Europe étonnée et la Hollande inquiète surveillaient ces apprêts. On sentait la guerre dans l'air, et l'on ne savait pas où la guerre éclaterait. La marine, augmentée par le grand Colbert, s'était exercée dans les guerres lointaines de Candie et d'Alger, et dans des colonisations plus lointaines encore, le drapeau de la France flottait sur toutes les mers. Les amiraux étaient Tourville, Duquesne, d'Estrées; les chefs d'escadre: Jean Bart et Duguay-Trouin. Le maréchal de Créqui punissait le duc de Lorraine, Charles IV, de sa versatilité. La province est conquise au milieu d'une paix profonde, et la France, en se saisissant d'une province frontière, coupe toute communication entre la Franche-Comté et les Pays-Bas. C'était beaucoup déjà, ce n'était pas tout encore. Il fallait détacher le roi d'Angleterre, Charles II, de l'alliance hollandaise nouée par le chevalier Temple. C'est la duchesse d'Orléans, sa soeur, la jeune et belle Henriette, qui se charge des négociations. Son voyage fut une promenade triomphale. Là cour de Charles II était la plus galante et la plus dissolue du monde; il eut de l'or à flots pour payer ses fêtes et ses maîtresses. L'habileté de Colbert, de Croissy et l'influence d'Henriette l'emportèrent sur les véritables intérêts de la politique anglaise, et par trois traités successifs, le roi Charles II promet cinquante gros vaisseaux et six mille hommes pour la guerre continentale. Il aura, lui, trois millions par an, et la nation quelques-unes des îles hollandaises. La Suède est ramenée à prix d'argent, et du côté de l'Allemagne, Louis XIV conclut des traités de neutralité ou de ligue offensive avec les évêques d'Osnabruck et de Munster, l'électeur de Cologne et le duc de Brunswick-Lunebourg.
L'infatigable activité de Louvois, qui ne laissait pas d'être un grand ministre, malgré ses défauts, avait porté l'armée à cent quatre-vingt mille hommes; on ne l'avait jamais vue si forte et si bien organisée; il l'avait pourvue d'un formidable instrument de mort, la baïonnette, et la discipline la plus sévère régnait parmi les troupes. Quant aux généraux, c'étaient les mêmes qui, en 1668, avaient conquis toute la Flandre espagnole en deux mois: Créqui, Turenne, Condé, Grammont, Luxembourg. Colbert avait porté le nombre des vaisseaux de haut bord à cent; le magnifique bassin de Brest était creusé, et l'habile ministre avait créé quatre autres arsenaux de marine: Rochefort, Le Havre, Dunkerque et Toulon. Tout était prêt pour la guerre, la France avait la main sur la garde de son épée. Cependant la Hollande, confiante dans ses lagunes et dans ses digues, laissait tomber en ruine ses places fortes démantelées; le parti des républicains rigides l'emportait; les deux frères de Witt et le grand Ruyter, qui ne voyaient qu'une île dans la Hollande, gouvernaient, et ne songeant qu'à la mer, dédaignaient l'armée, composée au plus de vingt-cinq mille mauvais soldats. A toute heure des régiments français s'acheminaient vers les places frontières où l'incendie allait s'allumer. Arras, Béthune, Le Quesnoy, Landrecies, Maubeuge, Saint-Pol, Saint-Omer étaient encombrées de troupes. Des milliers de gentilshommes accouraient de tous les points de la France, jaloux de faire leurs premières armes sous un prince qui pouvait dire: L'État, c'est moi. Quelque chose de tous ces bruits arrivait aux oreilles de Belle-Rose, que le sentiment de son inaction écrasait; il demandait partout et en toute occasion des détails sur les préparatifs qui donnaient au royaume l'apparence d'une grande ruche guerrière. M. de Pomereux, qui le visitait parfois dans sa retraite, lui racontait tout ce qu'on disait à Versailles et à Chantilly des projets du roi; il lui parlait des camps qui s'asseyaient aux bords de la Sambre et de l'enivrement qui gagnait de proche en proche la chaumière et le château. L'enthousiasme était partout. Chaque jour augmentait la fièvre qui consumait Belle-Rose. Dans le silence de ses rêveries, il se demandait s'il était destiné à vieillir et à mourir dans l'obscurité d'une abbaye, s'il ne devait pas compte de sa jeunesse et de sa vie à la France, si l'épée que M. de Nancrais lui avait passée à la ceinture était condamnée à rester au fourreau, et s'il ne valait pas mieux être tué tout d'un coup que d'attendre patiemment des jours oisifs et l'oubli. Dans la position que lui avaient faite les événements, le repos le perdait. M. de Louvois n'était pas de ces hommes en qui le temps use la mémoire; pour combattre et vaincre sa force, il fallait une force rivale; la lutte pourrait dompter, sinon détruire sa haine. Belle-Rose se souvenait avec un trouble délicieux des émotions et des hasards de la guerre; il voyait passer devant ses yeux l'image animée et bruyante des camps, il entendait hennir les chevaux et sonner les trompettes. L'armée était sa famille, et la guerre sa patrie. Il avait voulu conquérir par l'épée un nom et sa place au grand jour; devait-il s'arrêter au début de sa carrière et se coucher dans l'oisiveté comme dans un linceul? La Déroute se mordait les poings aux récits anticipés de cette guerre dont toutes les imaginations étaient préoccupées; il estimait le sort des recrues le plus heureux du monde, et aurait donné de grand coeur sa hallebarde de sergent pour avoir le droit de marcher aux frontières; Grippard faisait chorus avec la Déroute, oubliant qu'il avait quitté le régiment pour vivre de ses petites rentes. Quand la conversation tombait sur les campagnes, terrain qu'au demeurant elle n'abandonnait guère, Grippard se souvenait bien du froid qu'on souffre au bivouac, de la pluie et des marches forcées avec cinquante livres sur le dos, des biscaïens qui brisent les jambes, des boulets qui coupent le corps en deux, des coups de sabre et de la mitraille, de la faim qu'on endure; mais il finissait toujours par trouver que la Déroute avait raison, et ne parlait rien moins que de conquérir le saint-empire. Belle-Rose et la Déroute, par un accord tacite, évitaient de causer ensemble sur ce chapitre-là; ils redoutaient tous deux le choc de leurs impressions. Il en était de même entre Cornélius et Belle-Rose. Malgré son flegme naturel, l'Irlandais ne pouvait entendre parler de bataille sans frémir d'impatience; son pays était engagé dans la cause de la France; il était homme d'épée et le repos lui répugnait. Il y avait donc en ce moment-là, dans les murs de Sainte-Claire d'Ennery, quatre soldats que les mêmes ardeurs dévoraient à des degrés différents. Ils regardaient du côté de l'horizon, tout prêts, sans se l'être dit, à rompre leurs liens. Suzanne et Claudine pressentaient leurs résolutions, sans que Belle-Rose et Cornélius se fussent ouverts à elles. Elles se communiquaient leurs inquiétudes, et, ne pouvant ni prévoir ni empêcher les événements, elles attendaient. Une dernière visite de M. de Pomereux précipita le dénoûment. On était alors à la fin du mois d'avril 1672.
—Les équipages du prince de Condé sont prêts, dit-il un matin; avant trois jours sa maison partira pour la Flandre.
Tout le sang de Belle-Rose lui vint aux joues à ces paroles.
—Ainsi, vous le suivez? dit-il.
—Jusqu'à La Haye, s'il veut.
Belle-Rose rencontra les yeux de la Déroute qui luisaient comme des charbons ardents.
—La cour est prévenue, reprit le comte; le roi quittera Saint-Germain le 27 du mois; déjà les fourgons sont en route, les relais préparés, et les mousquetaires ont pris les devants. Le rendez-vous est à Charleroi.
—A Charleroi! s'écria la Déroute, dont tous les souvenirs se réveillèrent à ce nom.
—Je voudrais vous y voir, Belle-Rose, continua M. de Pomereux; la campagne promet d'être belle, elle me le semblerait plus encore si nous la faisions ensemble.
Belle-Rose lui serra la main sans répondre, mais d'une si rude manière que le comte ne douta pas un instant que le capitaine n'eût pris une résolution extrême.
—Si vous avez besoin de moi, ajouta-t-il avec un sourire significatif, vous me trouverez jusqu'à demain à Chantilly.
Quand M. de Pomereux eut quitté l'abbaye, Belle-Rose se tourna vers la
Déroute, qui se mordait les lèvres pour ne pas parler.
—La Déroute, lui dit-il d'un ton de voix profond, il faut que nous partions; il le faut!
—Enfin! s'écria le sergent avec explosion.
—Je ne sais pas encore comment nous partirons, reprit Belle-Rose, mais je sais bien que, dussé-je sortir d'ici en passant sur le ventre de M. de Charny, j'en sortirai.
—Sortir n'est rien, arriver est tout, observa le sergent.
Cornélius survint sur ces entrefaites; il vit bien à l'air des deux interlocuteurs qu'ils agitaient une grave question.
—Eh! monsieur de l'Irlande, s'écria la Déroute, qui se plaisait à qualifier ainsi Cornélius dans ses moments de joie, c'est un complot qui s'ourdit entre nous. Je parie un écu de six livres contre un sou que vous en serez.
—Il s'agit de partir, ajouta Belle-Rose.
—J'y pensais, dit Cornélius.
Les deux frères se serrèrent la main.
Grippard fut appelé au conseil; s'il n'était pas très fort dans l'invention, il était prompt et déterminé dans l'exécution. La Déroute, qui était fou de joie, proposa de s'armer jusqu'aux dents, d'attendre la nuit, d'exécuter une sortie en colonne sur deux de front et deux de profondeur, de fondre sur les lignes ennemies et de culbuter quiconque s'opposerait à leur passage.
—Nous montons à cheval et nous galopons jusqu'à la frontière! s'écria
Grippard enthousiasmé.
—A moins qu'on ne tue la moitié de la colonne et qu'on ne fasse l'autre prisonnière, dit tranquillement Cornélius.
Cette observation fit tomber l'exaltation du caporal, le sergent se gratta l'oreille.
—Allons! dit-il, mon plan ne vaut rien.
—Eh! reprit Belle-Rose, il a cela de bon qu'il est prompt.
On discutait encore lorsque la voiture de M. de Charny s'arrêta devant l'abbaye. Le sombre gentilhomme en descendit et se dirigea, à travers les arbres en fleurs, vers la partie du bâtiment qu'habitait la duchesse de Châteaufort. La Déroute se leva tout à coup et battit des mains.
—Ce soir nous serons libres, s'écria-t-il, venez!
Ce n'était pas la première fois que M. de Charny se présentait à l'abbaye; déjà, et sous divers prétextes, il avait rendu visite à Mme de Châteaufort, d'abord pour lui faire apprécier la gravité de l'aide qu'elle avait prêtée aux fugitifs, d'autres fois pour négocier, disait-il, un rapprochement entre M. de Louvois et Belle-Rose. Geneviève n'était pas la dupe de la fausse pitié de M. de Charny, mais elle n'avait aucun motif pour ne pas le recevoir. Ces visites renouvelées à plusieurs reprises avaient éveillé quelques soupçons dans l'esprit du sergent, qui, sans les communiquer à personne, se tenait sur ses gardes. En supposant à M. de Charny de mauvaises intentions, la Déroute ne s'était pas trompé. M. de Charny n'oubliait rien. Il avait fait sa haine de la haine de M. de Louvois; sa défaite chez M. de Pomereux avait achevé d'irriter cette âme pleine de ressentiment. Il voulait une revanche à tout prix. Parmi les laquais qui l'accompagnaient, il y en avait deux qui étaient spécialement chargés d'observer les êtres de l'abbaye, et de jeter les bases d'un enlèvement nocturne. M. de Charny savait que Belle-Rose et les siens habitaient un corps de logis isolé, et c'était là-dessus qu'il comptait pour le succès de son entreprise; mais encore, avant d'en courir les chances, fallait-il connaître les habitudes de la maison. Ces deux laquais rôdaient donc partout, examinant toute chose du coin de l'oeil, faisant causer les jardiniers du couvent et calculant leurs dispositions. Deux autres pansaient les chevaux et ne négligeaient pas, à l'occasion, d'aider leurs camarades de leur savoir-faire. A la troisième visite, M. de Charny savait tout ce qu'il était bon de savoir; à la quatrième, on eut la topographie exacte des lieux; il ne lui en fallait plus qu'une pour déterminer son plan d'attaque. Cette dernière visite, il la faisait le jour même où Belle-Rose avait résolu de s'évader. On était alors vers la fin du mois d'avril. La journée avait été brûlante; de gros nuages s'amassaient à l'horizon; un vent rapide et chaud faisait plier la cime des arbres. Les laquais de M. de Charny avaient repris le cours de leurs investigations.
En trois mots, la Déroute mit Belle-Rose, Cornélius et Grippard au fait de son projet. Tous l'adoptèrent.
—Maintenant, dit la Déroute quand on fut d'accord sur les moyens d'exécution, ayons bon pied et bon oeil.
Les conjurés s'enfoncèrent dans les jardins sur les pas des agents de M. de Charny qui furetaient.
—Chut! fit la Déroute quand ils furent dans un endroit écarté tout couvert d'arbres; voici l'un des gars qui prend le long de la charmille; glissons-nous de l'autre côté, et ne le manquons pas.
On laissa Belle-Rose et Cornélius aux trousses de l'autre, et la Déroute et Grippard prirent par la charmille, marchant sur l'herbe et sans bruit. Quand ils furent tout au bout, ils se couchèrent à plat ventre dans un fossé et attendirent, l'oeil sur le laquais qu'ils regardaient à travers les broussailles. Le laquais arrivait lentement; lorsqu'il fut à trois pas d'eux, se croyant seul, il tira un crayon de sa poche et traça quelques lignes sur un bout de papier. Il avait le pied sur une souche d'arbre, le papier sur le genou, et le corps penché en avant. La Déroute et Grippard se mirent sur leurs pieds lentement, et sautèrent sur le laquais, qui se trouva pris sans avoir eu le temps de remuer.
—Si tu cries, tu es mort, lui dit la Déroute en lui faisant sentir au cou la pointe de son poignard.
Le laquais, épouvanté, se tut, et on le garrotta avec des bouts de corde dont le sergent avait les poches pleines.
—Et d'un! fit la Déroute, après que le laquais, pieds et poings liés, fut étendu sur l'herbe.
On entendit un coup de sifflet.
—Et de deux! s'écria-t-il.
Il courut du côté d'où venait le coup de sifflet, et trouva Belle-Rose et Cornélius qui achevaient de se rendre maîtres du second laquais.
—Il a été doux comme un agneau, dit le capitaine; c'est étonnant comme la vue d'un fer luisant et pointu rend ces messieurs-là accommodants.
On enleva les deux prisonniers, et quand on les eut transportés en lieu sûr, on les déshabilla.
—Laissez-nous ça, dit le sergent à Belle-Rose, qui déjà mettait la main sur la défroque; il y en a deux encore, et nous allons nous charger de ces deux-là, n'est-ce pas, Grippard?
—Parbleu! dit le caporal, qui s'habillait déjà.
De larges gouttes de pluie commençaient à tomber, et le jour baissait quand la petite troupe quitta le réduit où l'on avait enfermé les deux laquais sous clef.
—Il fait un temps à souhait, dit la Déroute, qui s'achemina, en compagnie de Grippard, vers les écuries.
Des deux laquais qui restaient, l'un, fatigué par la chaleur de cette soirée étouffante, s'était endormi sous un hangar; l'autre ravaudait autour des écuries. Celui-ci vit venir de loin la Déroute et Grippard; et à leur costume, il les prit pour ses deux camarades.
—Hé! arrivez donc, vous autres, cria-t-il, voici l'ombre qui vient; il faut apprêter la voiture et les chevaux.
La Déroute suivit le laquais, qui entra sous la remise; Grippard ne le quittait pas. A un signe du sergent, il se jeta sur le laquais et le coucha par terre, faisant luire à deux pouces de son visage la lame d'un poignard. Le laquais se résigna tout de suite; on le dépouilla de ses vêtements, et il fut caché, garrotté et bâillonné, derrière quelques bottes de paille. Quant à celui qui dormait, on fut quelque temps à le découvrir. Un certain petit bruit qui se faisait dans un coin sombre attira la Déroute de ce côté-là; ce bruit venait du dormeur, qui ronflait les poings fermés. Celui-là fut saisi, lié et bâillonné avant même d'être tout à fait réveillé.
—Dépêchons, dit la Déroute, voici la nuit.
L'ombre commençait à s'épaissir dans les campagnes; on ne distinguait plus les objets qu'à travers une lueur indécise; de grands nuages étendaient leurs voiles dans le ciel. La pluie tombait plus rapide et plus drue. En un tour de main, Belle-Rose et Cornélius eurent changé d'habits; dans un coin de la remise il y avait des manteaux, ils les prirent; les chevaux furent scellés et bridés.
—Un mot, dit Belle-Rose à ses amis, en les groupant autour de lui; si nous sommes reconnus où que ce soit, partons tous ensemble à fond de train; le reste regarde nos pistolets.
M. de Charny descendit. Comme il allait monter dans le carrosse, Suzanne parut sur le seuil d'une chapelle où elle avait coutume de faire ses dévotions du soir. Un éclair, suivi d'un violent coup de tonnerre, illumina toute cette scène; Suzanne devina Belle-Rose sous son large feutre rabattu; elle joignit ses mains en pâlissant, et le capitaine passa près d'elle le doigt sur les lèvres. Elle eut le courage de rester immobile, dans l'attitude d'une femme qui finit de prier.
—Allumez les torches et partez, dit M. de Charny.
Les torches jetèrent bientôt une rouge clarté; l'attelage, effrayé par les bruits de l'orage, se cabra d'abord, puis s'élança. Suzanne tomba sur ses genoux, et le cortège s'effaça dans la nuit profonde. Au bout de cinq minutes, ce ne fut plus qu'une étincelle fuyant dans les ténèbres. Suzanne se leva.
—Mon Dieu! dit-elle, veillez sur eux.
L
UN VOYAGE D'AGRÉMENT
L'équipage allait comme le vent. A quelque distance de l'abbaye, la Déroute, qui galopait en tête, vit, sur les bas côtés de la route, des cavaliers silencieux enveloppés de grands manteaux. Ils firent quelques pas au-devant du carrosse, le reconnurent pour être celui de M. de Charny, et s'inclinèrent. Belle-Rose et Cornélius couraient chacun à l'une des portières du carrosse. Au bout d'un quart d'heure, M. de Charny abaissa l'une des glaces, celle qui était du côté de Belle-Rose.
—Hé! Grain-d'Orge! dit-il.
Grain-d'Orge n'avait garde de répondre, mais Belle-Rose poussa hardiment son cheval à la portière.
—Le voilà, monsieur, dit-il en découvrant son visage.
M. de Charny le reconnut à la lueur vacillante des torches; il poussa un cri et voulut s'élancer par la portière; mais il rencontra le canon d'un pistolet dont la gueule froide s'appuya sur son front.
—Vous êtes mort si vous bougez, lui dit Belle-Rose de sa voix la plus tranquille.
M. de Charny se jeta de l'autre côté, mais il se trouva en face de Cornélius qui le salua à la manière de Belle-Rose. M. de Charny comprit qu'il était pris comme dans une souricière; il n'avait pas d'autre arme que son épée, et le plomb avait cette fois l'avantage sur le fer. Une imprécation de fureur jaillit de ses lèvres.
—Voyons, reprit Belle-Rose, ne nous fâchons pas, et surtout ne cherchez point à vous échapper. Vous êtes seul dans une espèce de boîte, nous sommes deux à cheval et bien armés; vos laquais sont très proprement enfermés à l'abbaye, où nous avons eu soin de leur préparer un logement; la Déroute et Grippard sont en avant, vos postillons ne se doutent de rien; ils ont des fouets et nous avons des pistolets. Causons.
M. de Charny déchirait sa poitrine à coups d'ongles.
—La mésaventure vous rend taciturne, mon cher monsieur, reprit Belle-Rose. Ce silence ne me donne point une haute idée de votre philosophie. Il faut prendre le temps comme il vient. Vous avez bien joué, et vous avez perdu; ce n'est point votre faute, et à votre place, il me semble que je m'en laverais les mains; par exemple, la partie était bien engagée. Voyez! si Cornélius et moi ne nous étions pas pressés, nous étions enlevés tout net, peut-être même tués. Le plan était joli. J'en ai trouvé les détails dans la poche de cet aimable vaurien que vous appeliez tout à l'heure. N'est-ce pas Grain-d'Orge que vous le nommez? Escalade, effraction, rapt, rien n'y manquait; on aurait, au besoin, poussé jusqu'à l'assassinat. Il s'en est fallu de vingt-quatre heures que le plan ne fût mis à exécution. Ma foi, je n'ai pas voulu qu'une si belle invention fût perdue par le seul fait de mon départ; j'ai fait remettre le tout à Mme de Châteaufort, qui en appréciera l'exquise délicatesse. Il est seulement fâcheux que vous vous soyez donné tant de mal pour rien. Mais vous êtes homme à prendre votre revanche, mon bon monsieur.
M. de Charny n'avait rien perdu de sa colère, mais déjà il ne la montrait plus; il écoutait Belle-Rose d'un air grave, comme s'il se fût agi entre eux de choses sur lesquelles on lui demandait son avis. A ces dernières paroles, il s'inclina avec un sourire amer.
—Je vois, reprit Belle-Rose, que vous m'approuvez; seulement, vous me permettrez bien de vous donner un petit avertissement: faites en sorte que nous ne nous rencontrions plus face à face; cette dernière rencontre pourrait vous être fatale.
—Il est clair, dit M. de Charny, qu'elle doit l'être à l'un de nous.
Tant d'audace étonna Belle-Rose, qui se sentit une furieuse envie de casser la tête au favori de M. de Louvois.
—Le relais! s'écria tout à coup Cornélius.
M. de Charny se pencha hors de la portière; on voyait à quelques centaines de pas briller une lumière dans la nuit. Le mouvement de M. de Charny n'échappa point à Belle-Rose.
—Monsieur, lui dit-il d'un ton de voix ferme et bref, je vous jure que je vous tue comme un chien, non pas même au premier cri, mais au premier geste.
—Et si par hasard Belle-Rose vous manquait, moi, je ne vous manquerais pas, ajouta Cornélius.
M. de Charny ne se méprit pas à l'accent des deux cavaliers; il s'accula dans un coin comme un sanglier et ne bougea plus. On arriva au relais, qui avait été préparé d'avance à Franconville. Les chevaux écumants furent dételés; la Déroute et Grippard sautèrent rapidement de selle, et remplacèrent aux portières du carrosse Belle-Rose et Cornélius, qui échangèrent aussi leurs chevaux. Il n'y avait sur la route que des valets d'écurie presque endormis; la pluie tombait par rafales. M. de Charny se résigna. On courut jusqu'à Saint-Denis, on relaya de nouveau, et le carrosse continua sa route vers Paris. Au bout de cinq cents pas, Belle-Rose salua M. de Charny de la main.
—Votre compagnie nous a servi d'escorte, lui dit-il; elle nous a valu la liberté, je vous laisse la vie et nous sommes quittes. Tâchons maintenant de ne plus nous rencontrer.
Pendant ce petit discours, la Déroute et Grippard avaient coupé les traits et forcé, le pistolet au poing, les postillons à descendre de cheval. Au moment où Belle-Rose lâchait les rênes, tous partirent à fond de train. Au bout d'une minute, le bruit de leur course précipitée se perdit dans les mille bruits de l'orage. Quand M. de Charny arriva à la porte Saint-Denis, on n'avait rien vu. Les quatre cavaliers s'étaient envolés comme des fantômes. A un quart de lieue de Paris, Belle-Rose avait brusquement tourné sur la droite et regagné Saint-Denis par des chemins de traverse, laissant M. de Charny courir devant eux. Au point du jour, les quatre fugitifs arrivèrent à Chantilly, où ils demandèrent M. de Pomereux. Le jeune gentilhomme déjeunait gaillardement, tout botté et éperonné; il reçut Belle-Rose les bras ouverts.
—Parbleu! s'écria-t-il, je m'attendais à quelque tour de votre métier. Je ne savais pas trop, à vrai dire, comment vous feriez, mais j'étais à peu près sûr que vous arriveriez.
Quand on lui eut raconté comment on s'y était pris pour quitter l'abbaye, M. de Pomereux rit de tout son coeur.
—C'est fâcheux seulement, ajouta-t-il, qu'il ne se soit pas défendu, vous auriez eu un prétexte pour le tuer.
La mort de M. de Charny était décidément l'idée fixe de M. de Pomereux. Chantilly était tout encombré de gentilshommes qui se joignaient, en qualité de volontaires, à la maison de Condé. On ne voyait partout que laquais et piqueurs, soldats et cadets de famille, qui s'agitaient en attendant l'heure du départ.
—Vous êtes arrivés à propos, leur dit M. de Pomereux; l'ordre nous est parvenu ce matin de nous mettre en route. Le roi et les princes nous rejoindront à Compiègne. On vous prendra pour des volontaires, et vous n'aurez plus rien à craindre.
Les plus pressés commencèrent de partir vers midi. Les équipages les suivirent bientôt après, et le gros de la maison se mit en route vers deux heures. Belle-Rose et Cornélius chevauchaient à côté de M. de Pomereux, qui ne se sentait pas de joie. Il n'était pas moins heureux de la déconfiture de M. de Charny que du plaisir de voir les deux jeunes gens dans sa compagnie. La Déroute et Grippard, fermes sur leurs arçons, jacassaient comme deux pies. La route qu'ils suivaient était toute chargée de troupes, de fourgons, de bagages, de carrosses, de cavaliers. On rencontrait des escadrons rangés en longues files, des bataillons déroulés comme des rubans, des trains d'artillerie retentissants et sonores. A la vue des canons, la Déroute devint rouge de plaisir. Il poussa son cheval vers l'une des pièces, un beau canon de bronze fleurdelisé, et caressa de la main sa culasse luisante et rebondie.
—Si j'étais roi de France, dit-il, j'en aurais toujours une douzaine près de moi, tout chargés, et de temps à autre je les ferais jouer pour avoir de la musique.
Les paysans accouraient sur la route pour voir défiler les régiments et les compagnies de gentilshommes qui s'en allaient en guerre, beaux, souriants et parés comme on va au bal. Quand on traversait des villages, toute la population se rangeait sur le passage des soldats, les femmes étaient penchées à leurs fenêtres, les jeunes filles souriaient, les enfants marchaient en tête, imitant le bruit des tambours, et les hommes, excités par les fanfares, avaient envie de jeter la bêche pour prendre le mousquet. C'était bien autre chose encore dans les villes. Les habitants s'emparaient des soldats, et le lendemain on voyait à la cocarde du chapeau et à la garde de l'épée des bouquets de fleurs et des noeuds de rubans qui rappelaient aux gentilshommes leurs éphémères amours d'une nuit. Dans tout ce beau pays de France, si bien organisé pour la guerre, cet appareil militaire éveillait l'enthousiasme, et l'on marchait aux frontières au milieu des cris joyeux, des chansons et des fêtes. Aucun accident ne vint attrister la route. Il y avait tant de troupes, tant de volontaires, tant d'équipages, tant de cadets de famille, que personne ne prenait garde à Belle-Rose et à Cornélius. Ils passaient, eux aussi, pour des soldats de fortune. La maison du roi était à Compiègne, où Louis XIV l'avait rejointe. L'éclair allait fendre la nue. La France entière était dans l'attente de l'un de ces grands événements qui font trembler les royaumes sur leurs bases. Quand M. de Pomereux et Belle-Rose arrivèrent aux frontières, la Flandre était hérissée de baïonnettes. L'armée se concentrait à Charleroi. Lorsqu'on fut près d'Arras, Belle-Rose s'informa auprès d'un vaguemestre du quartier de M. de Luxembourg. Le duc avait son logement du côté de Marchienne-le-Pont. Belle-Rose prévint Cornélius et la Déroute, et partit dans la nuit, après avoir fait ses adieux à M. de Pomereux.
—Bonne chance! lui dit le comte; s'il vous arrivait malheur, songez à moi.
—Bah! dit la Déroute, nous avons le régiment de La Ferté pour nous; les gens de M. de Charny n'iront pas se frotter contre l'artillerie.
Le long de la route qu'ils suivirent d'Arras à Marchienne, les campagnes fleuries étaient éclairées par mille feux. On entendait dans le silence de la nuit le chant des soldats qui buvaient dans les bivouacs. Des courriers passaient au galop, portant des ordres aux divers corps, et l'on voyait au milieu des ténèbres des régiments silencieux s'avancer dans les plaines comme de gigantesques boas. M. de Luxembourg avait le commandement du corps d'armée qui touchait à la frontière. L'ordre et l'activité régnaient partout. L'illustre capitaine qui devait un jour succéder au prince de Condé et au vicomte de Turenne, et soutenir l'honneur du drapeau français, avait établi parmi les troupes une discipline exacte et rigide. Insouciant, irrégulier, voluptueux dans sa vie privée, il apportait aux choses de la guerre une promptitude, une fermeté, une action, qui imposaient le respect et l'obéissance. Son coup d'oeil avait cette netteté et cette certitude qui font les grands généraux; sa bravoure égalait celle du prince de Condé, auprès de qui il avait, sous le nom de M. de Bouteville, fait ses premières armes. S'il n'avait pas encore accompli ces grandes choses et gagné ces furieuses batailles qui devaient porter si haut sa réputation, on avait vu, dès les premières campagnes, le germe de ses brillantes qualités. Il avait tout ensemble l'estime des chefs et la confiance du soldat. A mesure qu'il avançait dans la direction de Marchienne, la vue des lieux rappelait à Belle-Rose l'un des épisodes les plus terribles de sa vie, si souvent agitée. Il vit du haut d'un monticule le petit pavillon où Geneviève lui avait fait de si tristes adieux; et, sur un pli du rivage que baignait la Sambre, l'endroit lugubre où M. de Villebrais avait poussé vers le ciel ses trois cris d'agonie. Le vieux saule était toujours là, trempant sa tête échevelée dans l'eau. Quand Belle-Rose atteignit Marchienne-le-Pont, il trouva la résidence de M. de Luxembourg entourée d'officiers et d'aides de camp. Le jour venait de naître, et ses premiers rayons avaient réveillé la grande ruche où bourdonnaient vingt mille soldats. Des chevaux tout sellés piaffaient autour des piquets. M. de Luxembourg expédiait des dépêches. Il fallait avoir un ordre pour arriver jusqu'à lui. Belle-Rose mit pied à terre; la Déroute n'avait pas assez de tous ses yeux pour regarder les parcs d'artillerie, les tentes, les faisceaux d'armes; mille exclamations folles partaient de ses lèvres. Il venait de reconnaître trois ou quatre sous-officiers qui avaient servi dans le régiment de La Ferté, et trépignait d'impatience. Au moment où, n'y tenant plus, il allait frapper sur l'épaule de l'un d'eux, un officier, suivi d'une ordonnance, arriva au galop au milieu des groupes qui entouraient la demeure du général. Son visage était joyeux et animé.
—Mon frère! s'écria Belle-Rose.
—Le colonel! s'écria la Déroute, qui était resté immobile, la main levée et le pied en avant.
A ce double cri, M. de Nancrais, car c'était lui, se retourna, et du même coup d'oeil il reconnut le sergent et le capitaine.
—Belle-Rose! s'écria-t-il à son tour.
Et sautant de cheval, il se jeta dans les bras de Belle-Rose, qui, de ceux du colonel, passa dans ceux de Pierre.
—Enfin! dit M. de Nancrais, ils ont donc ouvert les griffes!
—C'est-à-dire que j'en suis sorti.
—Eh bien, morbleu! tu n'y rentreras pas. L'armée est un lieu d'asile.
—C'est un paradis! murmura la Déroute.
M. de Nancrais sourit en regardant le sergent.
—Quant à toi, reprit-il, si l'on vient te chercher, tu as une hallebarde pour te défendre.
M. de Nancrais entraîna Belle-Rose et passa dans l'appartement de M. de Luxembourg. Au nom du colonel, le général se tourna brusquement vers la porte.
—Avez-vous l'ordre? s'écria-t-il.
—Je l'ai, répondit M. de Nancrais en tirant une dépêche de son habit; vous aurez bientôt, monsieur le duc, ajouta-t-il, vingt occasions de signaler votre courage contre les ennemis du roi et du royaume; une autre se présente maintenant de signaler votre générosité. Voici un officier qui réclame votre protection.
—Le capitaine Belle-Rose! s'écria le duc.
Et spontanément il courut embrasser le jeune homme.
—Vous avez cherché mon appui, et mon appui ne vous faillira pas, dit-il; aussi bien comme je suis la cause du mal, c'est à moi de le réparer.
Belle-Rose voulut l'interrompre; M. de Luxembourg l'arrêta d'un geste.
—Certes, dit-il, j'ai fait ce que j'ai pu; mais puisque je n'ai point réussi, je n'ai rien fait. L'incendie du couvent des dames bénédictines de la rue du Cherche-Midi et l'enlèvement de Mme d'Albergotti ont fait échouer mes démarches au moment où peut-être elles allaient aboutir. Le roi y a vu un attentat contre la religion, et vous savez quelle est son humeur sur ce chapitre-là. J'ai dû me taire, espérant qu'on vous oublierait. Mais voici la guerre, Belle-Rose; l'épée peut tout conquérir.
—J'essayerai, dit Belle-Rose avec un fier sourire.
—Et les occasions ne te manqueront pas, ami Jacques, reprit le duc, que la vue de Belle-Rose faisait plus jeune de dix ans. On m'a conté des choses de toi qui prouvent assez que ta main ne s'est pas engourdie durant la paix. Fais ce que tu dois, et tu seras le plus fort. Tu es parmi nous, restes-y; l'armée est une grande famille, et tous les soldats sont frères. Viens à moi si l'on t'inquiète, et dussé-je y laisser mon épée, tu resteras sauf dans mon camp.
M. de Luxembourg ouvrit les dépêches que M. de Nancrais lui avait apportées; son oeil s'alluma tandis qu'il les parcourait et ses joues s'enflammèrent.
—C'est la guerre! messieurs, s'écria-t-il d'une voix vibrante. Le roi passe ses troupes en revue; quant à nous, nous passerons bientôt la frontière.
Quand Belle-Rose et M. de Nancrais sortirent, ils trouvèrent des groupes d'officiers qui les attendaient à la porte de la résidence. A la nouvelle que la guerre était à la veille d'éclater, ce furent parmi ces braves gentilshommes mille cris d'enthousiasme. La nouvelle se répandit comme une étincelle électrique dans le camp, semant partout l'ivresse; les soldats mettaient leurs chapeaux au bout des baïonnettes et s'embrassaient. Quand vint le soir, des feux s'allumèrent sur toute la ligne, et le camp présenta l'aspect d'une grande fourmilière de soldats qu'agitait une ardeur fiévreuse. Ce qu'avait prévu M. de Luxembourg arriva: les officiers qui avaient servi avec Belle-Rose dans le même corps d'armée en 1668, l'accueillirent comme un frère d'armes et le présentèrent à leurs nouveaux camarades. Au besoin, le capitaine eût trouvé cinquante épées pour le défendre et des tentes sans nombre pour le recevoir. Le régiment de La Ferté, dans lequel il avait fait ses premières armes et gagné son premier grade, accourut autour de lui, et parmi tous ces soldats et tous ces officiers auxquels il avait, par son courage et sa droiture, inspiré une vive affection, il ne savait auquel tendre la main. Quant à Pierre, il n'avait pas quitté M. de Nancrais, qui l'avait attaché à sa personne. Il était devenu caporal, puis sergent, et avait fort envie de devenir capitaine. Au bout d'une heure, la Déroute revint, traînant avec lui une douzaine de sergents qu'il avait recrutés parmi ses vieilles connaissances.
—Notre grâce est au bout de notre épée, lui dit Belle-Rose.
—Alors nous la tenons, dit la Déroute d'un air calme.
Cette nuit-là le sergent s'endormit sous un canon.
LI
LE RHIN
L'invasion de la Hollande, en 1672, fut «un coup de foudre dans un ciel serein», pour nous servir de l'expression du chevalier Temple. Cent mille hommes abandonnent à la fois leurs cantonnements de la Flandre et, traversant la Sambre et la Meuse, pénétrèrent dans les Pays-Bas. L'armée s'empare tout d'abord de Rhimberg, d'Orsoy, de Wesel, de Burich, et chasse devant elle l'ennemi épouvanté. Des succès si rapides enflamment l'ardeur des officiers; le pays de Liége soumis ouvre l'accès de la république; on laisse de côté Maestricht, dont le siège eût pu retarder la marche des troupes, et l'on pousse en avant. Grol venait de tomber aux mains de M. de Luxembourg, lorsque, le 12 juin, le roi Louis XIV en personne arriva aux bords du Rhin. Le prince de Condé était avec lui; le duc de Luxembourg rejoignit le grand capitaine. Le Rhin franchi, il n'y avait plus que l'Issel entre le roi et Amsterdam.
Belle-Rose et la Déroute s'étaient hâtés, aussitôt après la capitulation de Grol, de gagner le quartier général, où la présence du roi et du prince de Condé attirait un grand nombre de volontaires. Des hauteurs de Sherenberg on découvrait les cours du Rhin et de l'Issel, le Welaw et le Belaw; l'île était défendue par le fort de Schenk et couverte par le Wahal, dont le courant impétueux la mettait à l'abri de toute attaque. Le prince d'Orange avait laissé sur la rive droite du Rhin un de ses lieutenants, Montbas, commissaire général de la cavalerie des États, avec huit régiments divisés en trois camps, qui surveillaient les passages depuis le fort de Schenk jusqu'à Arnhem; l'un sous Hussen, l'autre à Borgschott, et le troisième à Tolhus. Derrière ces trois camps s'étendait un pays sablonneux, semé de digues et tout coupé de haies et de fossés. Des partis de cavaliers rôdaient à toute heure sur le rivage, épiant les opérations des troupes françaises, qui n'avaient pour s'introduire au coeur de la Hollande que l'espace compris entre Arnhem et le fort de Schenk. Plus haut, c'était le Wahal, rapide comme un torrent; plus bas, il y avait un rempart de villes fortes. Durant la nuit qui précéda l'arrivée du roi, Belle-Rose se leva et sortit de sa tente. Mais il le fit avec une si grande prudence que la Déroute, qui sommeillait dans un coin, ne l'entendit pas. Quand il fut à quelques pas de sa tente, Belle-Rose tira son cheval par la bride, enveloppa ses sabots de linges et s'éloigna du camp. Après qu'il eut dépassé la dernière sentinelle, il partit au galop dans la direction du fleuve. Les pieds emmaillotés du cheval frappaient la terre sans bruit. On voyait sur l'autre rive les feux des bivouacs hollandais et l'on entendait au milieu du silence de la nuit les cris des vedettes qui se répondaient. L'eau du Rhin filait avec un sourd frémissement. Belle-Rose poussa sa monture à bord du fleuve et en suivit lentement les sinuosités, le corps penché en avant. Il y avait déjà trois ou quatre heures qu'il avait quitté le camp, lorsqu'un coup de canon réveilla le sergent en sursaut. La Déroute ouvrit les yeux et regarda autour de lui; il n'y avait personne dans la tente, si ce n'est Grippard, qui ronflait dans son manteau. Cornélius était dans ce moment auprès de M. de Nancrais. Un autre coup de canon tira la Déroute de son immobilité léthargique; il sauta sur ses pieds, et, laissant dormir Grippard, il s'élança hors de la tente. Une douzaine de détonations qui éclatèrent sur l'autre rive le firent courir du côté du Rhin, ne doutant plus que Belle-Rose n'eût, pour quelque entreprise incertaine, porté ses pas dans cette direction. Comme il approchait du bord, il vit un homme à cheval qui s'avançait vers lui au petit galop. La Déroute reconnut Belle-Rose malgré la nuit.
—Hé! capitaine! cria-t-il, est-ce vous qui êtes la cause de tout ce bruit qui se fait là-bas?
—Ma foi, c'est possible, dit Belle-Rose.
Il finissait à peine de parler, qu'un éclair illumina la tour de Tolhus, et qu'un boulet fit éclater le tronc d'un saule à vingt pas d'eux.
—Maintenant j'en suis certain, reprit la Déroute d'un air tranquille. Ah! mon Dieu, ajouta-t-il, comme vous voilà mouillé; d'où diable venez-vous donc?
—Eh mais! du Rhin apparemment, répondit Belle-Rose en tordant son manteau qui était tout ruisselant.
—Le bain n'a pas été sans musique, mais je ne vois pas à quoi il a pu vous être utile.
Belle-Rose sourit.
—Quand j'étais tout enfant, dit-il en appuyant sa main sur l'épaule du sergent, mon brave homme de père me faisait très souvent lire dans un gros vieux livre où tout ce qui vient du coeur est écrit. Dans ce livre, il y a une phrase qui me frappa dès lors et que je n'ai jamais oubliée depuis.
—Quelle phrase?
—Celle-ci: «Cherchez et vous trouverez.»
—Eh bien! qu'est-ce que ça prouve? demanda la Déroute, qui se creusait l'esprit pour deviner quel rapport il pouvait y avoir entre les Hollandais et le vieux livre dans lequel lisait Belle-Rose.
—Ça prouve que j'ai cherché et que j'ai trouvé.
La Déroute, qui n'avait point l'intelligence tournée du côté des paraboles, renonça bientôt à comprendre celle-ci: Belle-Rose n'était ni mort ni blessé, le reste lui importait médiocrement. Quand ils rentrèrent sous la tente, Grippard dormait toujours. Au troisième coup de canon il avait ouvert les yeux un instant, et s'était rendormi, rêvant qu'il entendait un grillon. Aussitôt qu'il eut changé de vêtements, Belle-Rose se rendit chez M. de Luxembourg. Dès le lendemain, le prince de Condé fit dresser deux batteries et ordonna qu'on préparât un pont de bateaux. Des hauteurs de Sherenberg, Louis XIV examinait les positions de l'ennemi. Tandis qu'on plaçait l'artillerie qui devait protéger les opérations militaires, M. de Luxembourg s'approcha de M. de Condé et lui parla bas quelques instants. Le prince laissa échapper une exclamation de surprise.
—Est-ce un homme sûr? s'écria-t-il tout à coup.
—Sûr comme moi, répondit le duc.
—Eh bien, qu'il essaye! reprit le prince.
Belle-Rose était à quelques pas des officiers généraux, épiant leur conversation du regard. Sur un geste de M. de Luxembourg, il accourut.
—Voilà monseigneur le prince de Condé qui te permet de faire ce que tu voudras; va donc, lui dit-il.
Belle-Rose salua sans répondre et tira son épée.
—Eh! monsieur, ajouta le prince, c'est une entreprise quelque peu hardie et qui pourrait bien coûter, sans résultat, la vie à beaucoup de braves gens. Veuillez tout d'abord ne prendre avec vous que peu de monde.
—Donnez-moi dix hommes, si vous voulez, mon prince, répondit
Belle-Rose.
—Vous en aurez vingt, et, si la chose est possible, croyez que nous serons bientôt à vos côtés. Soldat, j'y serais tout de suite; général, je dois attendre.
Belle-Rose partit comme un trait. Dix cuirassiers du régiment de M. de Revel, dix volontaires des gardes du corps et trois ou quatre officiers de la suite du prince le suivirent. On ne savait pas encore ce qu'il prétendait faire, mais on le prévoyait déjà. Derrière lui venaient ensemble Cornélius, la Déroute et Grippard. Comme on touchait au rivage, on rencontra une troupe de gentilshommes, parmi lesquels était M. de Pomereux. Le jeune officier avait revêtu son uniforme le plus beau, espérant bien qu'on se battrait un peu. Il était tout couvert d'aiguillettes et de rubans.
—Où courez-vous donc? s'écria le comte.
—Là-bas! répondit Belle-Rose en lui montrant la tour de Tolhus du bout de son épée.
—Voulez-vous passer le Rhin?
—Sans doute.
—A cheval?
—Parbleu!
—Mais c'est impossible! s'écrièrent deux ou trois gentilshommes.
—Venez d'abord, et vous verrez.
—Au fait, si c'était facile, ce ne serait pas la peine d'essayer! s'écria le comte.
—Allons! dirent les autres en dégainant.
M. de Pomereux avait déjà poussé son cheval auprès de Belle-Rose. La petite troupe se jeta dans l'eau. Il y avait là M. de Maurevert, le comte de Saulx, le marquis de Thermes, le duc de Coislin, le prince de Marcillac, et plusieurs autres de la première noblesse du royaume. On apercevait sur la rive opposée trois escadrons de Hollandais rangés en bataille; dans la tour de Tolhus, les canonniers étaient à leurs pièces, la mèche allumée. A peine eut-on fait dix pas dans le fleuve, que la Déroute se frappa le front.
—Bon! s'écria-t-il, c'est un gué!
Il avait compris la parabole.
—Eh bien! lui dit Belle-Rose, crois-tu que l'Évangile ait raison?
La troupe, qui se composait d'une quarantaine de personnes, avançait en riant aux éclats.
—Au moins, si nous mourons, mourrons-nous gaiement, dit M. de Pomereux.
Les cuirassiers, plus pesamment armés, restaient un peu en arrière; les volontaires, ardents et bien montés, marchaient les premiers. Tantôt on avançait à gué ayant de l'eau jusqu'aux sangles; tantôt on nageait ayant de l'eau jusqu'à la ceinture. Les escadrons de M. de Revel se rangeaient sur le rivage, prêts à partir au premier signal.
—Voilà un soldat déterminé! dit le prince de Condé. Voyez, il est en tête.
—Oh! il arrivera! il arrivera! répétait M. de Luxembourg, à qui il tardait de pouvoir se lancer dans le Rhin.
Vers le milieu du fleuve, un cuirassier perdit pied tout à coup et disparut emporté par le flot; un peu après, ce fut le tour d'un garde du corps. Dix pas plus loin, le cheval d'un volontaire s'abattit sur M. de Pomereux, qui chancela; mais, d'une saccade violente, le comte redressa son cheval, qui, frappé d'un coup d'éperon, pirouetta sur ses jarrets et sauta par-dessus la croupe de son voisin; le volontaire et son cheval roulèrent dans l'eau, le fleuve passa sur leur tête et on ne les vit plus.
—En avant! cria le comte.
—En avant! répétèrent les gentilshommes, l'épée haute.
—Eh! dit Grippard, je crois que nous sommes un contre vingt, et ils ont la position pour eux.
—Avance d'abord et compte après; cet enfant y pense-t-il, lui? répondit la Déroute en montrant du doigt le chevalier de Vendôme qui piquait son cheval de la pointe de son épée pour le faire nager plus vite.
Le chevalier de Vendôme avait alors dix-sept ans. Grippard s'affermit sur ses étriers, et, tout honteux de son observation, fit comme le chevalier. A la vue de cette petite troupe qui s'avançait hardiment contre eux, les trois escadrons hollandais descendirent vers le fleuve et entrèrent dans l'eau jusqu'aux étriers. En ce moment, le prince de Condé fit un signe, et M. de Revel plongea dans le Rhin à la tête de ses cuirassiers. Le fleuve était aux trois quarts franchi; le passage n'était plus un problème.
—C'est un vaillant soldat, et s'il n'est pas tué, nous le présenterons au roi, dit le prince de Condé au duc de Luxembourg.
Belle-Rose et les braves jeunes gens qui l'accompagnaient ne s'effrayèrent pas de la différence du nombre. Poussant leurs chevaux, ils abordèrent résolument l'ennemi aux cris de: Vive le roi! Leurs pistolets étant mouillés, l'épée seule leur restait: mais ils la maniaient en gens de coeur. Un instant on put croire que cette poignée d'hommes allait être anéantie par ces trois escadrons. Mais il arriva ce qui arrive souvent dans ces périlleuses circonstances: l'audace des uns intimida les autres. Les Hollandais exécutèrent une décharge et se débandèrent aussitôt. Les pieds des chevaux mordirent sur le rivage, et les quarante cavaliers s'élancèrent sur l'ennemi. On se joignit corps à corps, et la mêlée devint terrible.
—Nous sommes entre l'eau et le feu! dit la Déroute, dont la bonne figure était rouge de joie.
—Eh bien! nous aurons plus tôt fait d'éteindre l'un que de boire l'autre, répondit M. de Pomereux, qui chargeait au plus épais des escadrons.
La tour de Tolhus, qui avait dédaigné de tirer sur Belle-Rose et sa troupe, ouvrit le feu contre les cuirassiers de M. de Revel, que suivaient deux escadrons de M. de Pilois et deux autres de M. de Bligny. Les boulets et la mitraille fouettaient l'eau; à tout instant un cavalier disparaissait dans le fleuve. Au bout de cinq minutes, ce fut un désordre affreux. Les chevaux piaffaient dans le Rhin, perdaient pied et tombaient dans des courants où ils s'enfouissaient; les rangs étaient rompus, les cavaliers marchaient à l'aventure, l'oeil sur la mêlée qui pétrissait le rivage opposé; le fleuve était tout couvert de cadavres flottants, de blessés qui tendaient les bras vers le ciel, de drapeaux abandonnés, de chevaux qui se débattaient dans l'agonie. Le chevalier de Sallar, atteint d'un coup de feu, tomba de selle et disparut sous la surface du Rhin écumant; le cheval du comte de Nogent, s'étant renversé sur son maître, l'entraîna dans l'abîme, et le courant les emporta tous deux. Une balle tue raide le cheval d'un cornette de cuirassiers, M. de Brassalay; le vaillant jeune homme saute dans le fleuve et nage d'une main, portant son étendard de l'autre. M. de Pomereux, qui le voit, rentre dans le fleuve, l'aide à prendre pied et retourne au combat. Cependant les cuirassiers arrivaient les uns après les autres; M. de Revel, blessé et tout sanglant, anime les soldats, les rallie et fond sur les Hollandais, qui déjà rompus et découragés, se dispersent de toutes parts. La Déroute avait du sang jusqu'à la garde de son épée. Belle-Rose poussait toujours droit devant lui. Cornélius et Grippard frappaient d'estoc et de taille. M. de Nancrais était avec les cuirassiers de M. de Revel, et d'un bond il avait rejoint Belle-Rose. M. de Pomereux poursuivait les fuyards, qu'il assommait à coups de pommeau d'épée.
—Eh! drôles! tournez-vous donc qu'on voie vos visages, criait-il moitié sérieux, moitié riant.
Les Hollandais se rallièrent derrière les haies et les palissades que le lieutenant de Montbas, Wurts, avait garnies d'infanterie. On sonna de la trompette, et les soldats, un instant dispersés, se rangèrent autour de leurs guidons. Il y avait devant les escadrons français quatre ou cinq mille hommes protégés par de nombreux fossés et des travaux d'art; au moins, avant de les attaquer, fallait-il se mettre en ordre de bataille. Le canon des batteries dressées sur la rive du Rhin foudroyait maintenant la tour de Tolhus et protégeait le passage des renforts. Le prince de Condé n'y tenant plus, se jeta dans une barque avec M. le duc de Luxembourg, le duc d'Enghien et le duc de Longueville; leurs chevaux les suivaient à la nage. Deux régiments entiers de cavalerie venaient d'entrer dans le fleuve. Quand le prince de Condé et les gentilshommes de sa suite arrivèrent sur la plage semée de cadavres, les escadrons de MM. de Revel, de Pilois et de Bligny étaient engagés contre des partis d'ennemis sortis des retranchements pour soutenir les fuyards. On se battait avec une impétuosité extraordinaire du côté des Français, qui étaient un contre dix, avec consternation du côté des Hollandais, qui ne s'attendaient pas à une attaque si furieuse et si soudaine. Le prince de Condé et le duc de Luxembourg mirent l'épée à la main, et comme au temps où ils guerroyaient ensemble contre M. de Turenne, en Flandre, ils se jetèrent tête baissée contre l'ennemi. La fièvre du combat les avait saisis. Quand on les vit accourir, des cris d'enthousiasme s'élevèrent du milieu des cavaliers français. Le chevalier de Vendôme fondit sur un officier hollandais, le tua d'un coup d'épée, prit son drapeau, et, armé de ce trophée, continua sa course téméraire; le marquis d'Aubusson voulut le suivre et tomba frappé d'une balle au coeur; le duc de Longueville sauta par-dessus son corps expirant et vint se mettre au premier rang. M. de Nancrais, Belle-Rose, Cornélius, la Déroute et Grippard formaient un noyau qui trouait l'armée hollandaise avec la force irrésistible d'un bélier. M. de Pomereux était partout à la fois, choisissant ses adversaires et improvisant çà et là des duels au milieu du combat. Quand il se faisait un mouvement quelconque d'un côté, Belle-Rose quittait ses amis, courait là où était le danger, et maintenait la supériorité acquise dès le commencement de l'action. Il avait tout ensemble la bravoure du soldat et le coup d'oeil du chef; on le suivait avec enthousiasme et on lui obéissait avec une confiance aveugle. La tour de Tolhus cessa bientôt son feu; elle était démantelée et vaincue. Les deux batteries du prince de Condé tournèrent leurs canons fumants vers la plaine, où l'on apercevait les Hollandais derrière leurs haies et leurs palissades. L'élan était donné; il ne dépendait même plus des chefs de l'arrêter; à vrai dire, aucun d'eux n'y pensait, et bien loin de vouloir contenir leurs troupes, ils les auraient poussées si elles en avaient eu besoin. Les princes du sang eux-mêmes se battaient comme des officiers de fortune. La présence du prince de Condé, de son fils le duc d'Enghien, du duc de Luxembourg, du jeune duc de Longueville, communiquait une ardeur incroyable aux soldats qui venaient si audacieusement de franchir le Rhin. On ne prenait pas garde à la mousqueterie qui éclaircissait les rangs, et l'on arrivait pêle-mêle aux barrières, les mieux montés en avant, les autres derrière. Les officiers hollandais étaient parvenus à rétablir un peu d'ordre parmi leurs compagnies, qui s'imaginaient que toute l'armée française allait tomber sur elles; les cavaliers, ralliés derrière un premier fossé, faisaient le coup de pistolet. Une balle emporta le chapeau de M. de Pomereux, qui salua de son épée.
—Voilà une leçon de politesse dont il faut que je remercie ces messieurs, dit-il, et il appliqua un grand coup d'éperon à son cheval, qui hennit de douleur et sauta par-dessus le fossé.
Trente ou quarante gentilshommes, parmi lesquels étaient le prince de Condé et le duc d'Enghien, tombèrent l'épée au poing sur un gros de cavaliers hollandais. Ces cavaliers les accueillirent à coups de mousqueton. Belle-Rose, au moment où les armes s'abaissèrent, se jeta au-devant du prince de Condé et le couvrit de son corps. Les balles sifflèrent, et le cheval de Belle-Rose, qu'il avait forcé à se cabrer, bondit, frappé à mort. Trois ou quatre gentilshommes roulèrent de selle, et l'épée s'échappa des mains du prince de Condé. Une balle égarée lui avait cassé le bras. Près de lui, le marquis de La Force tomba sous les pieds des chevaux. Belle-Rose ramassa l'épée du prince et la lui rendit.
—Donnez, monsieur, donnez! s'écria le prince qui la saisit de la main gauche, et faisons voir à cette canaille que le fer a raison du plomb.
Et passant par-dessus le cadavre du marquis de La Force, il chargea les Hollandais, qui tournèrent bride. Au bout de cinquante pas on arriva aux barrières, soldats et gentilshommes, vainqueurs et vaincus, cavaliers et fantassins, tous mêlés. M. de Nancrais avait donné son cheval à M. de Luxembourg, qui avait perdu le sien. La Déroute, voyant ses deux chefs à pied, descendit de selle. M. de Pomereux, qui s'était emparé d'un drapeau, combattait à côté du duc de Longueville, le dépassant d'une demi-longueur de cheval à peu près. Le jeune duc s'efforçait d'atteindre la barrière avant le comte.
—A Versailles, je vous céderais le pas, mon cher duc, lui dit M. de
Pomereux en riant, mais nous avons laissé l'étiquette de l'autre côté du
Rhin.
Comme il parlait encore, l'infanterie hollandaise coucha toute la troupe en joue. A la vue de cette longue file de mousquets étincelants, la Déroute sauta comme un lion sur M. de Nancrais et Belle-Rose, et les renversa sous lui avec une force irrésistible.
—Baissez-vous! cria-t-il d'une voix tonnante au comte de Pomereux, qui touchait aux palissades.
—Un gentilhomme ne se baisse pas! répondit M. de Pomereux.
M. de Longueville l'avait joint et ils allaient de front. La décharge éclata. Un vent de mort passa sur la troupe des gentilshommes et fit tomber les plus hardis. Les chevaux de M. de Longueville et de M. de Pomereux sautèrent par-dessus la palissade, et les deux braves jeunes gens, atteints ensemble, roulèrent dans les rangs hollandais, ouverts par leur élan. Belle-Rose et M. de Nancrais se levèrent au milieu d'un nuage de fumée et entrèrent des premiers dans la barrière. Les Hollandais lâchèrent pied de tous côtés; beaucoup d'entre eux, poursuivis l'épée dans les reins, restèrent sur le carreau; un plus grand nombre se rendit. Deux régiments de cavalerie prirent possession des camps ennemis abandonnés. M. de Luxembourg attachait son regard perçant sur l'horizon, où, dans les vapeurs dorées du soir, on voyait les clochers de dix villes.
—Utrecht est à nous, dit-il.
Cependant, Belle-Rose, ne voyant plus d'ennemis devant lui, revint sur ses pas. Un groupe de gentilshommes, noircis par la poudre et tout couverts de sang, entourait une civière sur laquelle on avait couché un cadavre. Il y avait là le prince de Condé, le duc d'Enghien et le chevalier de Vendôme; le jeune chevalier pleurait comme un enfant après s'être battu comme un soldat, le duc d'Enghien laissait tomber de grosses larmes le long de ses joues, le prince de Condé s'essuyait les yeux d'une main mutilée. La tête livide et souillée de sang du duc de Longueville reposait sur un lit de drapeaux. On voyait encore sur son visage pâli l'expression ardente et fière de son jeune courage. La mort l'avait surpris au moment du triomphe. Il était tombé, comme un chêne frappé par la foudre, d'un seul coup. Ceux d'entre les gentilshommes qui étaient blessés se relevaient pour dire un dernier adieu à celui que l'avenir entourait de tant d'espérances et qui n'était plus qu'un cadavre; les vivants lui faisaient un cortège morne et désolé. Belle-Rose se souvint tout d'un coup du cri de la Déroute, et ne voyant pas M. de Pomereux parmi les officiers du prince, il eut peur. Il s'élança du côté où il avait vu le comte disparaître dans un nuage de fumée et de feu, et trouva le sergent qui soutenait M. de Pomereux dans ses bras. Un chirurgien, que Cornélius était allé chercher, sondait ses blessures.
—Hé! venez donc, lui dit le comte d'une voix défaillante, je craignais de mourir sans vous avoir serré la main.
Quand Belle-Rose fut auprès de lui, M. de Pomereux repoussa la main du chirurgien.
—Je suis percé d'outre en outre, lui dit-il; vous savez bien qu'il n'y a plus d'espoir, ainsi, monsieur, ne me tourmentez pas davantage.
Le chirurgien essuya ses instruments et partit sans mot dire.
—Voilà qui est répondre, dit le comte avec un sourire.
Il embrassa Belle-Rose et Cornélius, tendit la main à la Déroute et s'arrangea pour mourir. Sa tête reposait sur un tambour. Le soleil s'inclinait vers l'horizon; des nuages roses nageaient dans le ciel lumineux que balayait un vent tiède. Le regard de M. de Pomereux semblait y chercher une image fugitive; une douceur calme et sereine détendait ses traits naguère endoloris: on y lisait le reflet d'une pensée heureuse. Le sourire passa sur sa bouche décolorée.
—Il me semble que la mort est un réveil, dit-il; elle réunit ceux que la vie a séparés.
Ses yeux s'éteignirent; il murmura le nom de Gabrielle et mourut. En ce moment, mille cris s'élevèrent de tous côtés, les tambours battaient aux champs, les cavaliers agitaient leurs chapeaux au bout des épées et les clairons sonnaient. Louis XIV passait le Rhin.
LII
UN RAYON DE SOLEIL
Le Rhin était franchi. Quand vint la nuit, l'armée française campa sur la rive droite; devant elle s'étendaient les grandes prairies de la Hollande. La victoire avait couronné ses premiers efforts. Les soldats, animés par l'ardeur du combat, se groupaient autour des feux du bivouac et se racontaient les uns aux autres les incidents de cette journée. Autour de l'habitation de Louis XIV se pressaient une foule d'officiers. Tout le monde avait payé de sa personne, et dans l'enivrement qu'excitait ce passage, le glorieux monarque voyait déjà le présage de son entrée à Amsterdam. Il ne savait pas encore qu'entre lui et la vieille capitale de la Hollande il trouverait Guillaume d'Orange. Les généraux venaient présenter leurs compliments au roi et prendre ses ordres. Les salles étaient toutes pleines de brillants uniformes; les meilleurs gentilshommes de France étaient là; quelques-uns manquaient à la réunion, ceux-ci étaient morts. Tout le monde avait traversé le Rhin, personne encore ne savait comment on l'avait passé. Un homme s'était jeté dans le fleuve, une compagnie l'avait suivi, puis un régiment, puis l'armée, et l'on était arrivé, l'épée au poing, sur les retranchements hollandais.
—Savez-vous, messieurs, le nom du gentilhomme qui a trouvé le gué? demanda le roi en s'adressant au cercle qui l'entourait.
—Sire, répondit M. de Luxembourg, c'est un officier de votre armée; mais cet officier n'est point gentilhomme.
—Mais, répondit fièrement Louis XIV, si je l'appelle ainsi, c'est qu'apparemment il doit l'être.
M. de Luxembourg s'inclina.
—Son nom? ajouta le roi.
—Belle-Rose.
—A quel régiment appartient-il?
—Au régiment de La Ferté, artillerie.
Louis XIV se recueillit un instant.
—Ce n'est pas, reprit-il bientôt, la première fois que j'entends parler de cet officier.
—Non, sire, j'ai eu l'honneur d'entretenir Votre Majesté d'une affaire qui le concerne.
—Ah! je me souviens! Ne s'agissait-il pas de l'incendie d'un couvent et de l'enlèvement d'une religieuse?
—Non, sire. Des personnes qui haïssent Belle-Rose parce qu'il m'est dévoué ont dénaturé les faits aux yeux de Votre Majesté. Belle-Rose a délivré sa fiancée qu'on avait cloîtrée contre son gré, et il en a fait sa femme aussitôt qu'elle a été libre.
Louis XIV savait admirablement son métier de roi, il posait éternellement en face de la cour, en face de l'Europe, en face de lui-même. Une occasion se présentait d'accomplir un acte de justice en faveur d'un officier qui avait fait bravement son devoir, et auquel l'armée devait sa première victoire; sa grâce était donc, à tout prendre, un acte de réparation publique, émané du trône, et qui faisait jouer à la royauté le rôle de la Providence qui récompense les bons. Louis XIV profita de l'occasion.
—C'est bien, dit-il; l'officier qui a si bien combattu sous mes yeux ne peut être coupable. Demain vous nous l'amènerez.
Un murmure flatteur parcourut le cercle des courtisans, et le roi put lire sur tous les visages l'expression d'un vif contentement. Belle-Rose, averti par M. de Luxembourg, se tint prêt à paraître devant le roi. C'était la première fois qu'il allait se trouver en présence d'un souverain dont le nom remplissait l'Europe de crainte, et si son coeur ne battait pas beaucoup au moment d'une bataille, il battit très fort quand il suivit le duc à la résidence royale. Ce grand air de majesté dont Louis XIV était toujours paré éblouit Belle-Rose; il fléchit le genou et attendit dans un respectueux silence.
—Relevez-vous, monsieur, lui dit le roi; vous vous êtes bien conduit hier, et nous voulons, afin de récompenser vos bons services, que toute trace du passé soit effacée. Ce que vous avez été vous ne l'êtes plus; vous saurez à Paris ce que j'ai fait de vous.
—A Paris! s'écria M. de Luxembourg. Votre Majesté s'est-elle souvenue que M. de Louvois hait Belle-Rose?
—Peut-être auriez-vous dû l'oublier, monsieur le duc, et vous souvenir seulement que Louis XIV le protège, répondit le roi. Quant à vous, monsieur, ajouta-t-il en portant ses regards vers Belle-Rose, vous allez partir sur-le-champ pour Paris; je vous ai chargé d'instruire M. de Louvois des premiers succès de notre campagne. Les dépêches vont être scellées et vous seront remises par un officier de notre maison. Allez et revenez, monsieur, votre place est parmi nous.
Personne dans le royaume ne savait séduire et fasciner autant que Louis XIV, quand il le voulait; la grâce et la dignité s'alliaient en lui dans une égale proportion, et il avait naturellement cette noblesse qui donne du prix aux moindres choses.
—Sire, s'écria Belle-Rose, vous m'avez rendu cette place dans l'armée où j'ai combattu pour Votre Majesté: ma vie est à vous.
Une heure après cette entrevue, Belle-Rose reçut les dépêches et monta en chaise de poste, après avoir fait ses adieux à M. de Luxembourg et à M. de Nancrais.
—Ne vous endormez pas dans les délices de Sainte-Claire d'Ennery, lui dit en souriant M. de Nancrais.
—Oh! ne craignez rien, s'écria la Déroute, je pars avec lui.
On laissa Cornélius au camp avec Pierre, et l'on partit. Le rendez-vous était devant Utrecht. Si la Déroute n'avait pas pu quitter Belle-Rose, Grippard, de son côté, n'avait pas pu se séparer de la Déroute. Celui-ci était piqueur, celui-là était postillon; quand ils étaient ensemble, il n'y avait plus ni caporal ni sergent: ils étaient comme l'ombre et le corps. On mit une grande diligence à franchir la distance qui s'étend des bords du Rhin à Paris. Bien que Belle-Rose y retournât dans des conditions aussi belles qu'il les pouvait souhaiter, il ne laissait pas d'être saisi d'une tristesse invincible, et quelque effort qu'il fît pour la chasser, elle revenait toujours s'étendre comme un voile sur son esprit. La mort de M. de Pomereux était pour beaucoup, sans doute, dans cette tristesse. Ce brave gentilhomme lui avait donné tant de preuves d'un dévouement chevaleresque, que Belle-Rose s'était pris d'une sincère amitié pour lui. Cependant il ne se rappelait pas que la mort de M. d'Assonville l'eût rempli d'un si grand accablement; il en avait éprouvé une douleur profonde et durable, mais non cette sorte de malaise qu'il ne pouvait surmonter. Il en arriva à penser que c'était un pressentiment, et sa mélancolie s'en augmenta. Les caractères les plus fermes sont sujets à des abattements qui puisent leurs causes dans les replis les plus intimes du coeur; mais Belle-Rose était de ceux qui sacrifient tout à l'accomplissement d'un devoir; il laissa Sainte-Claire d'Ennery, où étaient toutes ses affections, sur sa droite, et poussa tout d'un trait jusqu'à Paris. La chaise, précédée de la Déroute, entra à fond de train dans la cour de l'hôtel de M. de Louvois. Belle-Rose en descendit, et pria un huissier de l'introduire auprès du ministre.
—Son Excellence travaille avec M. de Charny, lui dit l'huissier.
—Dites alors à Son Excellence que c'est de la part de Sa Majesté Louis
XIV, répondit Belle-Rose.
A ce nom sacré l'huissier disparut et revint bientôt après.
—Qui faut-il que j'annonce? dit-il.
—Le capitaine Belle-Rose.
A ce nom, M. de Louvois tressaillit comme un lion surpris dans son antre.
—Le capitaine Belle-Rose! répéta-t-il en couvrant l'officier de son regard étincelant. Et vous êtes venu chez moi, vous! Vous êtes bien imprudent, monsieur.
—Je ne crois pas, monseigneur, dit Belle-Rose froidement.
—Avez-vous perdu la mémoire, et faut-il que je vous rappelle le compte que nous avons à régler ensemble?
—Il serait plus à propos, je crois, de parler de l'affaire qui me ramène. Ne vous a-t-on pas dit, monseigneur, que je venais de la part de Sa Majesté le roi?
M. de Louvois fronça le sourcil.
—Le roi est en Hollande, monsieur, répliqua-t-il.
—J'en arrive, monseigneur, et voici les dépêches que Sa Majesté a bien voulu me confier.
Belle-Rose tira le paquet de sa poche et le tendit au ministre. M. de Louvois, tout étonné, le prit sans répondre et l'ouvrit. M. de Charny se tenait debout dans l'embrasure d'une fenêtre, attentif et silencieux. A la lecture de la dépêche qui lui annonçait le passage du Rhin, l'homme fit place au ministre. M. de Louvois se leva le visage radieux.
—La Hollande est ouverte! s'écria-t-il, dix villes conquises et le Rhin franchi en un mois! Il faudra bien que la république soit effacée du rang des nations.
—Vous étiez à ce passage, monsieur? reprit-il en s'adressant à
Belle-Rose.
—Oui, monseigneur.
—Emmerich et Réez sont à nous?
—M. de Luxembourg les a conquis; l'armée marche sur Utrecht.
—Utrecht sera pris.
—Je le sais.
—De toute la Hollande, il ne restera plus qu'Amsterdam.
—Amsterdam et Guillaume d'Orange.
—On les vaincra, monsieur.
—Je l'espère, monseigneur.
M. de Louvois parlait avec enthousiasme, allant et venant par la chambre; tout à coup il s'arrêta devant Belle-Rose; l'expression du triomphe s'effaça lentement de son visage. A son tour le ministre faisait place à l'homme.
—Les affaires du royaume sont finies; j'imagine, monsieur, que nous pouvons passer aux vôtres, reprit-il.
—Vous n'avez pas tout lu, monseigneur, répondit Belle-Rose en lui montrant du doigt un pli cacheté qu'il avait tiré de la dépêche.
M. de Louvois brisa le cachet et parcourut le papier du regard. Son visage, tout à l'heure empourpré, devint d'une pâleur livide; il tomba plutôt qu'il ne s'assit sur son fauteuil. M. de Charny quitta la fenêtre et vint à lui.
—Lisez, lui dit le ministre.
M. de Charny termina sa lecture sans que son visage impassible exprimât aucune émotion. Tandis qu'il parcourait la dépêche, M. de Louvois se tourna vers Belle-Rose:
—Allez, monsieur, dans la pièce à côté, lui dit-il d'une voix brève et tremblante de colère; dans un instant vous me verrez.
Belle-Rose salua et sortit.
—Eh bien? s'écria le ministre aussitôt que la porte se fut refermée.
—Eh bien! nous sommes vaincus, monseigneur, dit M. de Charny.
—Colonel et vicomte au titre de Malzonvilliers! Tous les honneurs ensemble! A lui, à Belle-Rose, un grade et des lettres de noblesse!
M. de Louvois frémissait de la tête aux pieds, et ses lèvres étaient toutes blanches.
—Pourquoi l'avez-vous laissé fuir? s'écria-t-il tout à coup avec violence.
—Cet homme est une anguille, vous le savez, monseigneur, répondit M. de Charny. Je l'ai fait chercher à Paris, aux environs, partout; il avait disparu sans laisser de trace. Quant à l'armée, c'est un océan.
—Il m'a bravé en face, je l'ai tenu en mon pouvoir, et il m'échappe.
Elle aussi, tous deux ensemble!
—La marquise, dont le bon plaisir du roi fait une vicomtesse, n'est-elle pas toujours à Sainte-Claire d'Ennery?
—Fût-elle au milieu de la place Royale, l'autorité du roi la protège!
—Oh! il y a le chapitre des accidents, reprit M. de Charny.
M. de Louvois frissonna; la manière dont son confident avait prononcé ces paroles leur donnait un sens clair et terrible.
—Certes, je ne peux rien contre le hasard, dit le ministre à demi-voix.
Un sourire sinistre éclaira le visage de M. de Charny.
—C'est une puissance aveugle, reprit le confident, et vous êtes un ministre clairvoyant.
—Vicomte de Malzonvilliers! murmura M. de Louvois; colonel! maître à présent de la faveur de la cour!… Voilà bien l'écriture du roi Louis. Il veut le pousser et se charge de sa fortune.
Le ministre relut cinq ou six fois les lignes tracées par la main du roi.
—Monsieur de Charny, reprit-il en se tournant d'un air impératif vers le pâle gentilhomme, le hasard ne peut rien contre celui-là.
—Rien aujourd'hui, répondit froidement le favori. Il est chez vous.
M. de Louvois agita une sonnette et donna ordre de ramener Belle-Rose.
—Sa Majesté vous veut du bien, monsieur, pour votre belle conduite en Hollande, et notamment au passage du Rhin, lui dit le ministre. Vous êtes colonel; il doit vous tarder beaucoup sans doute d'apporter cette heureuse nouvelle à Sainte-Claire d'Ennery, mais avant de vous rendre votre liberté, permettez-moi de réclamer de votre obligeance un nouveau service.
—Parlez, monseigneur.
—Vous avez assisté à cette dernière victoire de Sa Majesté, vous y avez eu même une grande part; plus que tout autre vous êtes en état de rédiger la relation que je me propose d'envoyer aux gouverneurs des provinces. Il faut qu'elle parte bientôt; mettez-vous là et commencez.
Belle-Rose n'avait aucun motif pour refuser; il prit la place que lui indiquait M. de Louvois et se mit en devoir d'écrire.
—Cependant, reprit le ministre, si vous aviez quelque lettre à faire tenir à votre femme, écrivez-la, on la lui portera sur-le-champ.
Belle-Rose accepta la proposition. Tandis qu'il traçait quelques mots à la hâte, les yeux de M. de Charny suivaient les rapides mouvements de sa main avec une expression diabolique. Quand la lettre fut cachetée, un sourire étrange effleura sa bouche. M. de Louvois prit la lettre et M. de Charny sortit. Un moment après, un laquais se présenta avec le pli de Belle-Rose. M. de Charny, qui guettait dans l'antichambre comme un chat avide et patient, se dirigea vers le laquais:
—Donne-moi cette lettre, je m'en charge, dit-il.
Le laquais, qui connaissait M. de Charny, la lui remit sans hésiter. Cependant la Déroute et Grippard étaient restés dans la cour de M. de Louvois, attendant le retour de Belle-Rose. La Déroute triomphait; plus fier qu'un capitan, il allait et venait, le poing sur la hanche et la tête haute, dans cette cour où quelque temps auparavant on l'avait vu, triste et rêveur, fureter de porte en porte sous mille déguisements. Volontiers il aurait conté les exploits de son maître à toutes les personnes qui passaient par là, et il regardait les gens sous le nez de l'air d'un homme qui se sent protégé par la faveur du roi. Quant à Grippard, si un instant il avait cédé aux fumées de l'orgueil qui étourdissaient la Déroute, il n'avait pas tardé à ressentir l'influence de la fatigue unie à la chaleur. Il s'assit dans un coin sur une borne, glissa tout doucement de là par terre, s'étendit sans prendre garde, cligna de l'oeil et s'endormit bravement au soleil. Une heure après, M. de Charny parut dans la cour. La Déroute avait toujours sa mine triomphante; de temps à autre il regardait Grippard et haussait les épaules, trouvant que c'était un homme qui n'avait pas le sentiment de sa dignité. A la vue de M. de Charny, la Déroute fronça le sourcil, mais il lui sembla que cet homme trois fois vaincu n'était pas digne de sa haine, et il sourit de l'air magnifique d'un triomphateur. M. de Charny ne prit pas garde à la Déroute et sauta dans un carrosse qu'on avait préparé.
—Barrière Saint-Denis, dit-il.
L'attelage partit au grand trot.
LIII
LA RUE DE L'ARBRE-SEC
Cependant, au bout d'une heure ou deux d'attente, la Déroute commença à trouver le temps fort long, le retard que mettait Belle-Rose à reparaître lui semblait inexplicable; il fit vingt fois le tour de la cour, éveilla deux ou trois fois Grippard pour se distraire, mais Grippard n'avait pas plus tôt ouvert les yeux qu'il les refermait; enfin, n'y tenant plus, il prit le parti de monter lui-même dans les appartements de M. de Louvois. Un huissier qu'il interrogea lui apprit que Belle-Rose était dans le cabinet du ministre en train d'écrire la relation officielle du passage du Rhin. Comme il redescendait presque tranquillisé, la Déroute se rappela tout à coup l'ordre qu'avait donné M. de Charny en montant en voiture.
—La route de Saint-Denis, pensa-t-il, est aussi la route de
Sainte-Claire d'Ennery.
Le front de la Déroute se rembrunit.
—Mon maître n'a-t-il rien écrit? demanda-t-il vivement à l'huissier.
—Il a écrit une lettre, répondit un laquais qui était dans l'antichambre, et qui était le même que M. de Charny avait arrêté.
—Cette lettre, où est-elle?
—M. de Charny l'a prise, me disant qu'il s'en chargeait.
La Déroute fronça le sourcil; le visage de M. de Charny avait, au moment où le gentilhomme était monté en voiture, une expression de gaieté lugubre dont le fidèle sergent se souvint. Sans savoir pourquoi, il eut peur, et bientôt sa propre émotion l'effraya; c'était un homme, on le sait, qui croyait aux pressentiments et qui subissait leur influence. Quand il fut dans la cour, il n'y résista plus; il poussa Grippard d'un coup de poing. Grippard, réveillé en sursaut, bondit sur ses pieds.
—Lorsque Belle-Rose descendra, dit le sergent, tu lui diras que je suis parti pour Sainte-Claire d'Ennery.
—Tu vas à l'abbaye! pourquoi faire? répondit Grippard en se frottant les yeux.
—Je n'en sais rien, c'est mon idée… Maintenant, ne dors plus.
—C'est bon, on est debout, reprit le caporal, qui secouait ses jambes; le service avant le sommeil.
La Déroute se procura un cheval de main et partit. M. de Charny avait, comme la Déroute le prévoyait, poussé du côté de Sainte-Claire d'Ennery. A Saint-Denis, il relaya et donna un louis d'or au postillon pour qu'il mît les éperons dans le ventre des chevaux. On laissa Pontoise en arrière, mais à une demi-lieue de l'abbaye, M. de Charny mit pied à terre. Il y avait sur le côté de la route une chaumière où l'on vendait du vin et de l'eau-de-vie, et devant la chaumière une espèce de paysan qui faisait sauter des gros sous dans sa main. M. de Charny fut à lui.
—Veux-tu gagner deux écus de six livres? lui dit-il.
—Aussi bien trois, si vous le permettez, répondit le gars, dont les yeux brillèrent.
—Viens donc et fais ce que je te dirai.
M. de Charny conduisit ce manant au carrosse, en tira une corbeille proprement enveloppée d'un linge fin et prit dans sa poche la lettre de Belle-Rose.
—Tu sais où est l'abbaye de Sainte-Claire d'Ennery? reprit M. de
Charny, l'oeil sur le paysan.
—Très bien, puisque j'y porte souvent des légumes et du lait.
—Ainsi, l'on t'y connaît?
—Parfaitement.
—Et l'on ne sera pas surpris de t'y voir?
—Mais, dame! puisque c'est un peu mon métier d'y aller et d'en revenir.
—Tu vas donc y porter cette corbeille avec cette lettre, et le plus vite que tu pourras.
—Ce n'est pas difficile; la distance est courte et j'ai les jambes longues.
—Si on t'interroge, tu répondras que la corbeille et la lettre ont été apportées par un valet dont le cheval s'est abattu devant ta porte.
—Très bien.
—Je t'ai promis deux écus de six livres…
—J'ai compris trois, interrompit le drôle.
—Tu en auras quatre si tu es de retour dans un quart d'heure.
—J'y cours.
En huit ou dix minutes le gars, qui avait coupé à travers champs, atteignit la porte de l'abbaye. Au coup de cloche la soeur tourière ouvrit, le paysan remit la corbeille et la lettre, qui étaient toutes deux à l'adresse de Suzanne, et comme on avait l'habitude de le voir, il partit sans être questionné. Au bout d'un quart d'heure, M. de Charny le vit revenir.
—C'est fait, s'écria le jeune gars.
—Voilà ton argent, répondit M. de Charny, dont les yeux brillaient de joie.
Il remonta dans son carrosse et reprit la route de Paris. Comme il arrivait à Franconville, la Déroute, lancé à toute bride, passa comme un flèche à côté du carrosse. M. de Charny se pencha à la portière, suivant de l'oeil le tourbillon de poussière qui volait sous les pieds du cheval.
—Il arrivera trop tard cette fois, murmura-t-il quand il l'eut perdu de vue.
La Déroute obéissait aveuglément à la secrète influence qui le poussait; la rapidité de sa course, au lieu de diminuer son ardeur, l'augmentait. Il allait passer devant la maison où M. de Charny s'était arrêté, quand la courroie à laquelle l'étrier était attaché se rompit. La Déroute retint la bride de son cheval et mit pied à terre. Le gars était toujours sur sa porte, mais cette fois il faisait sauter des écus au lieu de gros sous.
—Si c'est une commission que vous avez pour l'abbaye de Sainte-Claire, dit-il au sergent, vous pouvez me la donner pendant que vous rafistolerez votre étrier; j'en viens, j'y retournerai.
—Tu as été à l'abbaye? s'écria la Déroute, qui, dans la situation d'esprit où il était, attachait du prix aux moindres choses.
—Et ça m'a rapporté vingt-quatre livres, reprit le drôle en faisant sauter les pièces blanches.
La Déroute prit le paysan au collet.
—Qu'es-tu donc allé faire à l'abbaye? s'écria-t-il.
—Ma foi, fit le maraud épouvanté, j'y ai porté une corbeille et une lettre de la part d'un gentilhomme qui était venu en carrosse.
—Un gentilhomme un peu petit, gros, pâle, vêtu de noir?
—Justement, et il est reparti aussitôt que la commission a été faite.
—Et qu'y avait-il dans cette corbeille? Le sais-tu?
—Ma foi, il m'a paru que c'était des fleurs et des fruits; il en sortait une odeur dont j'étais tout réjoui.
—Des fleurs et des fruits, dis-tu?
—Ça doit être quelque galanterie de ce monsieur à quelque nonne.
La Déroute lâcha le paysan, culbuta la selle, remonta sur la bête à cru et se précipita ventre à terre vers l'abbaye. Le coeur lui sautait dans la poitrine. La tourière s'épouvanta en le voyant pâle comme un mort et le laissa passer sans dire un mot. La corbeille et la lettre avaient été reçues par Mme de Châteaufort, qui s'était amusée à défaire le linge, tandis qu'on était allé prévenir Suzanne. Elle trouva sous le voile blanc les plus belles fleurs et les plus beaux fruits de la saison, fleurs et fruits entrelacés et mêlés avec un goût charmant. Geneviève prit une orange et l'ouvrit. Elle avait reconnu l'écriture de Belle-Rose, et ne doutait pas que le présent ne vînt de lui. Suzanne était en ce moment à l'autre bout du jardin avec Claudine et les deux enfants; il se passa près d'une heure avant qu'on pût la trouver sous le bosquet où elle s'était assise. Quand elle fut accourue, elle décacheta la lettre de Belle-Rose, toute tremblante et pâle d'émotion.
—Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle, il est victorieux et libre! Il a vu le roi, et le roi l'a fait colonel!
Un ruisseau de larmes s'échappa des yeux de Suzanne, qui embrassa Geneviève et Claudine. Geneviève commençait à sentir une chaleur intolérable dans la poitrine; mais la joie lui faisait oublier son mal. Suzanne lisait et relisait sa lettre bien-aimée. C'était la fin de leurs maux à tous. Elle murmurait les expressions une à une, et les redisait à sa fille, qui souriait et tressaillait comme un oiseau, entre les bras de sa mère. La corbeille de fleurs et de fruits était sur un meuble tout auprès. Un clair rayon de soleil tombait par la fenêtre ouverte sur leur masse odorante et les couvrait d'une poussière d'or. Suzanne les caressait du regard et de la main; elle prit une touffe de roses épanouies et les flaira; un fruit splendide suivit les roses, et déjà elle en portait la pulpe éclatante à ses lèvres, lorsque la porte s'ouvrit violemment. La Déroute, blême, effaré et tout poudreux, parut sur le seuil: d'un bond il fut à Suzanne, arracha le fruit de ses mains et le fit voler par la fenêtre.
—Mon Dieu! qu'avez-vous? s'écria Suzanne.
La Déroute, sans répondre, renversa la corbeille.
—N'y touchez pas! s'écria-t-il enfin; cette corbeille maudite vient de
M. de Charny.
Ce nom terrible fit passer l'effroi dans l'âme de Suzanne. Geneviève pâlit horriblement et tomba sur son siège. Claudine, qui s'en aperçut, s'élança vers l'abbesse.
—Oh! que je souffre! murmura-t-elle, les deux mains sur sa poitrine.
Suzanne et Claudine se sentirent froid au coeur.
—De l'eau, donnez-moi de l'eau, répéta Geneviève; j'ai du feu dans le corps.
Son visage devint livide. La Déroute vit par terre l'écorce d'une orange et comprit tout.
—Elle est empoisonnée! dit-il.
Mme de Châteaufort l'entendit.
—Faites monter Gaston, s'écria la pauvre mère qui se sentait mourir.
Ses traits se décomposaient rapidement, elle avait déjà l'oeil plombé et les joues creuses comme une femme que la fièvre aurait dévorée depuis dix jours. Un médecin fut appelé et du premier mot il confirma les craintes de la Déroute. Geneviève était empoisonnée; le mal avait fait des progrès irréparables; les remèdes les plus énergiques pouvaient à peine prolonger la vie de quelques heures. La duchesse en reçut la nouvelle avec un calme profond.
—Il fallait une victime, dit-elle, Dieu m'a choisie; Dieu châtie ceux qu'il aime.
Des réactifs puissants calmèrent ses tortures, et quand elle eut reçu les secours de la religion, elle attendit son heure, pieuse et résignée. Elle souriait à Suzanne et regardait Gaston avec des yeux pleins d'une tendresse ineffable. Les cloches de l'abbaye sonnaient, et les soeurs, réunies dans la chapelle, récitaient la prière des agonisants.
Pendant que ces choses se passaient à Sainte-Claire d'Ennery Belle-Rose achevait le rapport qui devait instruire la province du passage du Rhin à Tolhus. M. de Louvois était tout seul et livré aux sérieuses méditations qu'enfante la solitude. Son âme damnée, le lugubre et pâle M. de Charny, n'était plus là; les pensées du ministre, un instant surexcitées par les sombres paroles du gentilhomme, avaient pris un cours austère. Devant ses yeux s'étalait tout ouverte la lettre de Louis XIV, ses regards ne s'en pouvaient détacher, et il lui semblait que les caractères en étaient de feu. Le roi avait pris Belle-Rose sous sa sauvegarde, et le roi, M. de Louvois le savait, n'aimait pas que personne s'interposât entre lui et sa volonté; la France et le monde tremblaient au seul froncement de ses sourcils olympiques. M. de Louvois se demandait alors si c'était bien la peine de s'exposer à une lutte dangereuse pour le mince plaisir de suivre sa vengeance contre un homme qui, à tout prendre, était dans son droit, et s'il ne serait pas plus grand, plus digne et surtout plus politique d'abjurer ses projets, désormais inutiles et périlleux. Il se souvint qu'avant toutes choses, et dans la haute position que les événements et son génie aussi lui avaient faite, il devait être homme d'État. M. de Louvois passa la main sur son front brûlant et grave, but à deux reprises de l'eau qui était dans le vase, et avec cette force de volonté qui lui était particulière, s'il ne la tua pas, du moins il enchaîna sa haine au fond de son coeur. Belle-Rose avait fini. Le ministre lut la relation et l'approuva d'un signe de tête.
—Vous avez été modeste autant que brave, lui dit-il, c'est à moi de réparer vos omissions, et je le ferai en homme qui a été votre ennemi. Allez, monsieur le vicomte, vous êtes soldat et je suis ministre, que chacun de nous serve son roi et son pays selon sa force et sa conscience. Donnez-moi la main, et croyez que vous ne me trouverez plus entre vous et la fortune.
Belle-Rose prit la main que le ministre lui tendait et s'éloigna, sinon captivé par l'homme, mais du moins plein d'admiration pour le ministre dont le génie ferme commandait à tout, même à ses passions. Cependant Belle-Rose était parti de Paris vers le soir. Pressé de revoir Suzanne, et inquiet de l'absence de la Déroute, il allait grand train. La nuit était venue, une nuit d'été, claire et tout étoilée. Quand la voiture fut au delà de Pontoise, il entendit tinter au milieu du silence profond la cloche aux sons funèbres. La voix de bronze venait du côté de Sainte-Claire d'Ennery, de cette abbaye où il avait laissé tout ce qui l'attachait au monde. Une sueur froide mouilla les tempes de Belle-Rose; sur son ordre, Grippard fouetta les chevaux. Il y avait le long des sentiers des paysans qui couraient du côté de l'abbaye; les vieilles femmes s'agenouillaient aux portes de leurs cabanes et priaient; les sons de la cloche roulaient dans le ciel, qu'ils remplissaient de tristesse. Toute la population des campagnes s'était levée à l'appel du bronze sacré: une âme chrétienne demandait une prière aux vivants.
—Depuis combien de temps cette cloche sonne-t-elle? dit Belle-Rose à une jeune fille qui s'avançait pieds nus sur le chemin.
—Voilà trois heures déjà qu'elle nous a réveillés, dit-elle.
La voiture passa comme le vent. Le glas funèbre bourdonnait aux oreilles de Belle-Rose. Cette voix de la mort au milieu de ces campagnes tranquilles figeait le sang dans ses veines. Quand il fut proche de l'abbaye, il vit, par les grandes portes ouvertes, les religieuses qui priaient dans la chapelle et la foule silencieuse qui se pressait sous la sombre voûte. Belle-Rose entra dans l'abbaye, ne sachant pas encore quel nouveau malheur le menaçait. Une soeur qui l'attendait le mena à l'appartement de l'abbesse. Quand la porte s'ouvrit, et qu'il vit sur son lit Geneviève étendue, immobile, et blanche déjà de la couleur des cadavres, Belle-Rose comprit tout. Geneviève avait une main sur la tête de Gaston et de l'autre pressait un crucifix sur ses lèvres. A la vue de Belle-Rose, elle se souleva lentement. On eût dit qu'elle avait gardé toutes ses forces dernières pour ce quart d'heure. Elle fit signe à Suzanne qui pleurait d'approcher, et prit sa main qu'elle joignit à celle de Belle-Rose entre les siennes. Ses yeux brillaient d'un éclat surnaturel, et comme elle vit des larmes dans les yeux de Belle-Rose, elle lui dit avec le sourire d'un martyr:
—Ne pleurez pas, c'est la fin de l'expiation.
Elle se pencha vers Suzanne et passa son bras autour du cou de la jeune femme.
—Je vais mourir, lui dit-elle tout bas à l'oreille, Gaston n'a plus de mère, soyez la sienne!
Toute son âme parut dans ses yeux. Elle attira l'enfant qui sanglotait et le mit entre Suzanne et Belle-Rose. Et puis les ayant embrassés tous trois tour à tour, elle retomba morte. Ceux qui l'aimaient restèrent toute la nuit en prières autour du lit funèbre. Jamais une aussi grande douleur n'avait déchiré le coeur de Belle-Rose. Maîtresse, il l'eût peut-être moins pleurée qu'il la pleurait amie. Cette pauvre pécheresse que l'amour avait abattue et que l'amour avait transfigurée lui était restée fidèle et dévouée malgré tout et toujours. Il lui devait le repos et la joie de sa vie, et sa mort même était encore un sacrifice. Suzanne, qui avait appris à l'aimer, la pleurait comme une soeur. C'était dans toute l'abbaye un deuil funèbre; et quand la nouvelle de sa fin se répandit dans les campagnes, les vieux et les jeunes, les mères et les enfants accoururent pour voir celle qui avait été compatissante et bonne à tous. On exposa le corps de Geneviève dans une chapelle ardente, couverte de ses habits de religieuse, la croix abbatiale sur la poitrine et les mains jointes, et ce furent durant trois jours des gémissements et des pleurs à croire que la Providence s'était retirée de ce pauvre monde affligé. Quand la cérémonie funèbre fut achevée, Belle-Rose prit avec lui Suzanne, Claudine et les deux enfants et les ramena au logis qu'ils occupaient au parc avant son départ, et durant toute la journée on fut triste et silencieux. La Déroute et Grippard eux-mêmes, qui naguère encore n'avaient pas assez de toute leur langue pour dire tout ce qui leur passait par la tête, restaient muets. Vers le soir, au moment où Suzanne allait quitter l'appartement, Belle-Rose la prit dans ses bras et l'embrassa au front. Il était grave et recueilli.
—Allez, lui dit-il, et cherchez quelque repos auprès de ces deux enfants qui sont à vous. Demain, au point du jour, je vous ramènerai à l'hôtel de la rue de Rohan, vous et Claudine. Votre place est désormais à Paris.
—Et la vôtre, Jacques? répondit Suzanne, qui avait dans ses bras sa fille, et sous sa main son fils d'adoption.
—La mienne est à l'armée tant qu'il me restera assez de force pour tenir une épée. J'irai rejoindre M. de Luxembourg et M. de Nancrais, et avec moi j'emmènerai Gaston.
—Quoi! un enfant si jeune! s'écria la mère.
L'enfant releva sa tête blonde et tourna vers Belle-Rose ses grands yeux noirs, où brilla soudain un rayon de joie.
—Je suis fils d'un soldat, dit-il d'une voix limpide et sonore.
—Fils de soldat et de gentilhomme, reprit Belle-Rose. Sa place est dans un camp, près de M. de Nancrais, près de moi. Demain nous partirons ensemble, et la guerre sera son maître.
Le jour s'éteignait et déjà de grandes ombres flottaient sur la campagne. Suzanne et Claudine se retirèrent avec les deux enfants, l'un dormant dans son innocence, l'autre sérieux et pensif; sa jeune tête, pâlie par une douleur précoce, rappelait déjà l'expressive et charmante physionomie de M. d'Assonville; il avait les yeux fiers et caressants de Geneviève, avec le profil délicat et net de Gaston. Au moment où sa femme et sa soeur passaient la porte, Belle-Rose fit un signe imperceptible à la Déroute, qui sortait aussi. La Déroute resta seul avec Belle-Rose. Le sergent regardait le colonel avec un sentiment indéfinissable de curiosité. Il ne l'avait jamais vu si calme et si terrible; ses traits avaient la rigidité du marbre.
—Grippard est-il là? demanda Belle-Rose.
—Il est en bas, auprès des chevaux.
—Il faut qu'il vienne.
On appela Grippard qui accourut.
—Mon vieux camarade, et toi, Grippard, qui es, ainsi que lui, fidèle et résolu, vous allez me suivre.
—Tout de suite, répondirent-ils ensemble.
—Ce que je vous dirai de faire, vous le ferez.
—Sur-le-champ.
—Prenez donc vos épées et des pistolets.
—Nous les avons.
—Sellez maintenant les chevaux, et partons.
Grippard courut à l'écurie, la Déroute prit les manteaux, et l'on quitta l'abbaye le plus doucement qu'on put. La nuit était noire, triste et pleine de bruits sinistres comme aux heures où l'orage accourt de l'horizon. On franchit une fois encore cette route que Belle-Rose avait parcourue si souvent déjà et dans des circonstances bien diverses. Aucun des trois cavaliers n'ouvrit la bouche. Belle-Rose en avant, ferme, implacable et rapide comme le destin. Ils entrèrent dans Paris; sur l'ordre du colonel, la Déroute heurta à la porte d'un marchand de mercerie. Il prit trois masques, et chacun d'eux en noua un sur son visage. Les chevaux furent laissés dans une auberge, et les trois soldats s'enfoncèrent dans la ville.
—C'est ici, dit Belle-Rose, quand ils furent arrivés devant l'hôtel de
M. de Louvois.
Collés contre un mur sombre, ils attendirent longtemps, immobiles comme des blocs de pierre. Un peu après minuit, une voiture sortit de la cour; elle était traînée par deux chevaux et conduite par un cocher; il y avait un laquais en avant avec une torche enflammée. Cette voiture était de couleur sombre et ne portait pas d'écusson sur les panneaux. Au moment de passer la porte cochère, un homme abattit une glace et montra sa tête blême.
—Chez la Voisin! dit-il.
Cet homme, c'était M. de Charny.
Belle-Rose s'élança derrière la voiture et la suivit. La Déroute et Grippard couraient sur ses talons. L'état des rues et l'obscurité profonde ne permettaient pas à l'équipage d'avancer fort vite. Belle-Rose et ses deux compagnons, habitués à tous les exercices du corps, ne la perdaient pas de vue. Ils arrivèrent ensemble derrière Saint-Germain-l'Auxerrois, rue de l'Arbre-Sec. La rue était déserte et sombre; Belle-Rose trouvant le lieu propice au dessein qu'il méditait, précipita sa course et sauta d'un bond à la portière du carrosse qu'il ouvrit. La Déroute avait mis la main au mors des chevaux; Grippard s'était chargé du laquais. Tout s'arrêta à la fois.
—Fouettez les chevaux! cria M. de Charny.
—Fouette, et tu es mort, répondit la Déroute en montrant un pistolet au cocher.
Le laquais, qui était un homme résolu, enfonça ses éperons dans le ventre de son cheval, et frappa Grippard à la tête d'une espèce de couteau de chasse qu'il portait à la ceinture. Le grand chapeau du caporal para l'attaque, et il riposta par un coup de pointe qui entra dans le corps du laquais; l'homme tomba sous les pieds du cheval, qui se cabrait. Grippard lâcha les rênes qu'il tenait près du mors, et l'animal effaré partit au galop. Le fouet s'échappa des mains du cocher épouvanté. L'arrestation du carrosse et la chute du piqueur avait duré l'espace de dix secondes. M. de Charny regardait entre les deux yeux cette grande figure noire qui s'était si brusquement dressée devant lui; mais le visage était masqué, et par les trous du masque il voyait seulement deux yeux dont le feu sombre le brûlait.
—Si c'est de l'or que vous voulez, dit-il en affectant de rire, voilà ma bourse.
Belle-Rose prit la bourse et jeta l'or par terre. M. de Charny frissonna; un instinct secret lui disait qu'il était en présence d'un danger terrible.
—Mais alors, que voulez-vous? s'écria-t-il.
—Votre vie.
M. de Charny rassembla toute sa sombre énergie pour braver son ennemi en face.
—Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, je vous prenais pour un voleur, et vous êtes un assassin.
Belle-Rose pâlit sous son masque à cet outrage:,
—Chacun de nous a son épée, reprit-il froidement. Descendez, monsieur.
M. de Charny descendit. Ils étaient au coin de la rue de l'Arbre-Sec et de la rue des Fossés-Saint-Germain-l'Auxerrois; pas une lumière ne brillait aux fenêtres des maisons voisines, pas une voix ne s'entendait dans le silence. Le cocher était sur son siège, morne et raide comme un corps pétrifié, le piqueur râlait par terre; la scène était éclairée par une torche que Grippard tenait d'une main, à l'autre étincelait son épée nue. La Déroute avait coupé les rênes des chevaux et attendait un ordre pour agir.
—Monsieur, s'écria M. de Charny, il faut qu'il y ait quelque méprise là-dessous. Je ne vous connais pas.
—Vous me connaîtrez quand l'un de nous sera par terre.
—Mais c'est un guet-apens!
—C'est un duel.
—Et si je ne veux pas me battre?
—Vous en êtes le maître, mais vous mourrez plus sûrement et plus vite.
Belle-Rose appela la Déroute d'un signe de tête, et tirant sa montre, il la regarda à la clarté rouge de la torche.
—Vous avez trois minutes pour vous décider, reprit-il; à la troisième, si vous n'êtes pas prêt, cet homme que voilà vous cassera la tête d'un coup de pistolet, comme on tue une bête venimeuse.
La Déroute prit un pistolet à sa ceinture et l'arma. M. de Charny eut froid jusque dans la moelle des os. Il attendit deux minutes; le silence était si profond qu'on entendait crier les girouettes sur les toits. Le cocher se tenait des deux mains à son siège pour ne pas tomber. A la troisième minute, M. de Charny tira son épée.
—Je suis prêt, monsieur, dit-il.
Au travers de son épouvante, une idée subite avait ranimé son courage éperdu. Maintenant il ne craignait plus de mourir, il croyait vaincre. Belle-Rose se mit en garde; Grippard s'approcha, levant la torche. La Déroute remit le pistolet à sa ceinture et les deux fers furent croisés. M. de Charny déploya, dès les premiers coups, toute la finesse de son jeu; la confiance avait affermi sa main et augmenté ses ressources; mais de son épée Belle-Rose se faisait une cuirasse; partout le fer rencontrait le fer. On comprenait que chacun des deux lutteurs voulait tuer son adversaire. Leurs pieds semblaient cloués au sol, et leurs épées, rapides et flexibles, s'entrelaçaient comme des serpents lumineux. La main gauche de M. de Charny s'appuyait contre sa hanche, mais elle glissait par un mouvement imperceptible vers la poche de son haut-de-chausses. Tout à coup, et après une riposte de Belle-Rose, qui tacha de quelques gouttes de sang la manche du gentilhomme au-dessus du coude, cette main reparut armée d'un pistolet. L'arme s'éleva et le coup partit; mais Belle-Rose, plus prompt que l'éclair, se jeta de côté, et la balle, effleurant la poitrine dans toute sa longueur, traversa le bras gauche du soldat.
—Traître! s'écria-t-il, et, rapide comme la foudre, il fondit sur M. de
Charny.
Rien ne put arrêter l'impétuosité de son élan; cette fois la main était de fer comme l'épée: le premier coup arriva comme une balle et traversa la poitrine du gentilhomme près du coeur, le second perça la gorge d'outre en outre. M. de Charny ouvrit les bras et tomba. Belle-Rose se pencha, et, arrachant le masque qui le couvrait, montra son visage nu.
—Tu as empoisonné Geneviève de Châteaufort, lui dit-il, meurs donc et sois maudit!
Une expression de terreur profonde et de rage folle bouleversa la figure de M. de Charny; un dernier blasphème expira sur ses lèvres sanglantes, le frisson le prit et il mourut.
—Elle est vengée, dit Belle-Rose, partons.
Ils reprirent leurs chevaux à l'auberge où ils les avaient laissés, et regagnèrent Sainte-Claire d'Ennery. Le jour commençait à naître quand ils touchèrent aux portes de l'abbaye, et la campagne s'éveillait toute brillante de cette parure enchanteresse que l'été prodigue à toute chose; la rosée tremblait aux branches des haies et l'oiseau chantait sous la feuillée. Suzanne attendait dans une inquiétude mortelle; on lui avait dit l'absence de Belle-Rose, et elle en ignorait la cause. Quand elle l'aperçut, elle courut à lui le visage pâle, mais les yeux déjà souriants.
—Eh quoi! du sang! s'écria-t-elle lorsque Belle-Rose eut ouvert son manteau.
—Ce n'est rien, reprit le soldat d'une voix profonde; je viens de tuer un serpent.
FIN
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