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Belle-Rose

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XX

JEU DE CARTES ET JEU DE DÉS

M. de Villebrais venait à peine d'entrer au camp, que le bruit de son arrivée se répandit. Les états-majors des divers régiments qui composaient l'armée s'en émurent, et plusieurs officiers, qui avaient eu connaissance de sa conduite passée à l'égard de Belle-Rose et du meurtre de M. d'Assonville, exprimèrent hautement leur indignation. Tant d'audace les étonnait. Mais M. de Villebrais n'était pas homme à s'effrayer de ces rumeurs, et se sachant appuyé à la cour par un parent qui avait quelque crédit, il croyait pouvoir braver impunément l'opinion de ses pairs. C'était un de ces hommes, et le nombre en est plus considérable qu'on ne pense, qui ont le coeur lâche et l'esprit téméraire. Le soir donc de son arrivée, il se rendit en uniforme dans une auberge où les officiers qui n'étaient pas de service se réunissaient pour causer, boire et jouer. Il y avait, au moment où il entra, nombreuse compagnie. Belle-Rose, introduit par M. de Nancrais, qui s'était plu à le présenter lui-même aux officiers de sa connaissance, recevait partout un accueil qui prouvait tout à la fois l'estime qu'on avait pour sa personne et pour celle du colonel. C'était, parmi ces braves et loyaux jeunes gens, à qui le complimenterait et presserait sa main. M. de Villebrais passa entre les groupes sans paraître voir son rival, et s'avançant vers une table où sept ou huit officiers jouaient au lansquenet, il jeta quelques pièces d'or sur le tapis. Celui qui tenait les cartes leva les yeux et reconnut M. de Villebrais. C'était un vieux capitaine d'artillerie réputé dans tout le régiment pour sa bravoure.

—Je fais dix louis, dit M. de Villebrais.

—Messieurs, je ne fais rien, reprit le capitaine, et lançant le jeu de cartes sur la table, il se retira.

—Monsieur! s'écria le lieutenant ivre de colère et la main sur la garde de son épée.

Le vieux capitaine s'arrêta une minute, toisa M. de Villebrais des pieds à la tête avec un sourire de mépris, et passa sans répondre. Un jeune mousquetaire noir ramassa les cartes et les battit.

—Faites le jeu, messieurs, dit-il.

Mais, avant de tirer une carte, il repoussa les pièces d'or de M. de Villebrais, et ôtant avec affectation le gant qui les avait touchées, il le jeta dans un coin. M. de Villebrais se mordit les lèvres jusqu'au sang.

—C'est un outrage dont vous me rendrez raison, dit-il d'une voix sourde.

Le mousquetaire se leva et regarda M. de Villebrais comme l'avait fait le vieux capitaine.

—Décidément, dit-il en se retournant vers ses camarades, cette table est placée dans un lieu malpropre: on s'y frotte à de vilaines choses. Messieurs, allons-nous-en.

Un nuage rouge passa devant les yeux de M. de Villebrais. Dans sa fureur aveugle, il voulut saisir un des officiers par le bras. Celui-ci, qui était un cornette de chevau-légers, le repoussa et se mit très gravement à épousseter la manche de son habit. L'élan était donné. Personne ne croyait de sa dignité de faire autrement que le capitaine d'artillerie, qu'on citait dans l'armée pour sa droiture et sa loyauté.

—Mais qui donc veut se battre de vous tous, lâches! cria M. de
Villebrais.

Un frisson parcourut le cercle des officiers, qui s'agita; mais un capitaine de grenadiers intervint.

—Je crois qu'il serait à propos de faire bâtonner monsieur, dit-il en désignant du geste la pâle victime; les valets de l'auberge pourraient nous servir à cet usage; qu'en pensez-vous?

—Oui! oui! répondirent quelques voix; appelons les valets!

—Arrêtez! reprit un lieutenant de canonniers; ce sont d'honnêtes garçons que ça pourrait compromettre. Des laquais contre un bandit, la partie n'est pas franche. Quittons la place.

Le cercle des officiers se rompit et chacun se dirigea vers la porte. Belle-Rose avait été le témoin muet de cette horrible scène, il en avait froid au coeur. Au moment où il passait devant son ancien lieutenant, M. de Villebrais le reconnut.

—Oh! s'écria-t-il avec un transport de rage, vous, au moins, tuez-moi!—Et il tira son épée.

Belle-Rose appuyait déjà la main sur la garde de la sienne, lorsque M. de Nancrais le saisit par le bras.

—Monsieur Grinedal, lui dit-il d'une voix brève, Sa Majesté ne vous a pas donné une épée d'officier pour la salir.

L'épée de Belle-Rose, à demi tirée, rentra dans le fourreau, et tous les officiers sortirent lentement. M. de Villebrais, resté seul, chancela; l'épée échappa à ses mains défaillantes, une sueur glacée mouilla ses tempes, et il tomba sur le carreau. Une heure après cette scène, le sergent la Déroute entrait dans l'auberge de l'air d'un homme qui a une mission délicate à remplir. Du premier regard il aperçut M. de Villebrais assis sur une chaise, les coudes appuyés contre une table et la tête entre les mains, pâle, morne, défait. L'épée était encore sur le sol. Les chandelles avaient été enlevées; une seule lampe de fer pendue au plafond éclairait la vaste salle dont les angles reculés se noyaient dans l'obscurité.

La Déroute fit trois pas en avant, et, ôtant son chapeau, s'inclina légèrement.

—Monsieur de Villebrais? dit-il.

M. de Villebrais tressaillit comme un homme qu'on tire violemment d'un profond sommeil. Il releva sa tête bouleversée par la rage impuissante et l'humiliation, et regardant un instant la Déroute aux clartés rougeâtres de la lampe, il le reconnut.

—Oh! fit-il, c'est un cartel que tu m'apportes?

—Non, monsieur, c'est un ordre.

—Un ordre!

—Et c'est moi que messieurs les officiers du régiment ont choisi pour vous le signifier.

—Toi! insolent!

Et M. de Villebrais, dans un accès de colère folle, sauta sur son épée, et la saisissant par le fer, en leva la lourde garde sur la tête de la Déroute; mais la Déroute, se jetant en arrière, prit à sa ceinture un pistolet dont il tourna le canon vers M. de Villebrais.

—Jouons franc jeu, monsieur, lui dit-il de cet air bonhomme qu'il avait toujours; vous n'êtes plus mon officier: je vous jure donc que si vous faites un pas, si vous me touchez, je vous casse la tête.

M. de Villebrais lança son épée contre le mur de la salle avec tant de violence, que la lame vola en éclats.

—Monsieur, reprit le sergent en repassant le pistolet à sa ceinture, vous êtes prévenu de la part de messieurs les officiers du régiment où vous avez servi en qualité de lieutenant, que si vous avez l'audace de vous présenter demain au quartier ou à la parade, ils seront contraints de vous châtier du plat de leur épée, à la face de l'armée. Tous m'ont requis pour vous signifier la même condamnation. En conséquence, vous êtes sommé de partir sur l'heure, à moins qu'il ne vous plaise de subir ce traitement, et d'être ensuite livré au prévôt, sous la prévention du crime d'assassinat. J'ai dit.

La Déroute remit son chapeau, qu'il assura d'un coup de poing, et sortit. M. de Villebrais ne remua pas. Il était comme un homme frappé d'un coup de foudre. Ainsi le calice de l'humiliation et de la honte avait été vidé sur sa tête jusqu'à la dernière goutte. Il resta une heure silencieux et frissonnant de la tête aux pieds, puis il se leva plus pâle qu'un cadavre et le regard plein d'éclairs. Il arracha ses épaulettes et les jeta au loin, coupa avec un couteau les fleurs de lis d'or cousues à son habit, déchira la cocarde blanche attachée à son chapeau et la broya sous ses pieds, ramassa, au pied du mur où elle gisait, la garde de son épée brisée, en passa le tronçon dans le fourreau et s'éloigna. Une heure après, un homme à cheval sortait du camp. Lorsqu'il fut parvenu à quelque distance, il arrêta son cheval sur un monticule et se tourna du côté des lignes qu'il venait d'abandonner. Mille flammes rayonnaient dans l'espace, où retentissait incessamment le cri des sentinelles. M. de Villebrais,—car c'était lui,—écarta son manteau, et, debout sur ses étriers, contempla la ville de guerre où flottait le drapeau de la France. Son bras s'agita un instant dressé vers le ciel, dont il semblait appeler les terribles malédictions. Un dernier cri sortit de ses lèvres toutes frémissantes de haine.—Vengeance! dit-il.—Et poussant son cheval du côté des frontières de la Belgique, il disparut dans les ténèbres. A trois lieues en avant étincelaient les premiers feux des lignes ennemies. Arrêté par les sentinelles espagnoles, M. de Villebrais demanda à l'officier qui commandait le poste de le conduire auprès du général. Un instant après, M. de Villebrais, guidé par l'officier lui-même, arrivait à la tente du duc de Castel-Rodrigo, gouverneur de la Belgique pour le roi d'Espagne. Le duc de Castel-Rodrigo était assis devant une table chargée de cartes et de plans géographiques. Des aides de camp, bottés et éperonnés, dormaient dans les coins de la tente.

—Qu'est-ce encore? s'écria le duc au bruit que firent les sentinelles en portant les armes.

—Je vous amène un étranger, un militaire, mon général, qui désire vous parler, répondit l'officier.

Le duc regarda M. de Villebrais.

—Vous êtes Français, monsieur, lui dit-il.

—Oui, général.

—D'où venez-vous?

—De là-bas! fit le lieutenant en tournant son pouce par-dessus son épaule du côté du camp français.

—Du camp français! s'écria le duc.

—Oui, général.

—Et que voulez-vous?

—Je viens vous offrir mon épée et mon bras.

—Ah! fit le duc avec un geste où il y avait autant de surprise que de mépris. C'est-à-dire, reprit-il après un court silence, que vous venez en déserteur?

—Je viens en homme qui veut se venger.

—Fort bien, monsieur. Ainsi, vous avez une insulte grave à punir?

—Voyez! s'écria M. de Villebrais en tirant le tronçon de son épée du fourreau; j'ai brisé cette épée, mais je clouerai une autre lame à cette garde, et j'en frapperai ceux qui m'ont frappé.

—Ainsi l'on peut compter sur vous si l'on vous accueille?

—On peut compter sur moi si l'on m'accorde ce que je demande.

—Que vous faut-il?

—Quelques hommes déterminés et le droit de les mener partout où je voudrai, de jour et de nuit.

—Vous les aurez, et vous aurez le laissez-passer.

—Alors je suis à vous.

Le duc de Castel-Rodrigo prit une plume sur la table, écrivit quelques mots et remit le papier au lieutenant.

—Voici l'ordre, monsieur; maintenant répondez; mais songez-y: aussi bien j'ai consenti à faire ce que vous m'avez demandé, aussi bien je vous ferais pendre si vous me trompiez.

—Alors je n'ai rien à craindre; parlez.

—Le roi Louis XIV est-il arrivé à Charleroi?

—Il arrivera demain au camp.

—A-t-il le projet de quitter les bords de la Sambre et de pousser en avant?

—On croit que l'armée abandonnera son campement et envahira les pays espagnols, qu'elle a l'ordre de conquérir.

—Nous avons là les places de Douai, de Mons, de Tournai, de Maubeuge, du Quesnoy.

—Ces places tiendront trois jours et seront prises.

—Monsieur, fit le duc, oubliez-vous que vous parlez au gouverneur de la province?

—Je n'oublie rien; vous m'interrogez, je réponds.

—Si vous croyez si fort au succès des armes françaises, qu'êtes-vous donc venu chercher parmi nous?

—Je vous l'ai dit: la vengeance.

—C'est bien, monsieur, retirez-vous; quand j'aurai besoin de vos services, vous serez prévenu.

Quand ils furent sortis, M. de Villebrais se tourna vers l'officier qui l'accompagnait.

—Avez-vous, monsieur, lui dit-il, dans quelque régiment de l'armée, de ces hommes qui ne reculent devant aucune entreprise et savent tout risquer dans l'espoir d'un gain honnête?

—Nous avons malheureusement trop de ces hommes-là. Vous cherchez des soldats, vous trouverez des bandits.

—Voudriez-vous, monsieur, me conduire au quartier de ces gens-là?

—C'est ici, derrière ce bouquet de frênes. Ils servent dans le corps de
M. le duc d'Ascot.

L'officier pressa le pas.

—Voilà, monsieur, dit-il en s'arrêtant derrière les frênes, et du doigt il lui montra une ligne de tentes où, malgré l'heure avancée de la nuit, retentissait un bruit confus de chants et de cris.

Autour des tentes, éclairées par des chandelles fichées au bout des fusils, on voyait un grand nombre de soldats qui jouaient aux dés sur la peau des tambours; d'autres dormaient ça et là, d'autres buvaient, d'autres encore se querellaient. Les bouteilles vides volaient en pièces, les joueurs juraient; les plus irascibles soutenaient leur opinion le pistolet au poing; les femmes allaient et venaient, s'arrêtant aux endroits où l'argent sonnait; il y avait dans un coin un soldat qui râlait, la gorge ouverte, et près de lui deux cuirassiers qui vidaient sa bourse.

—Il y a là des hommes de tous les pays, dit l'officier à M. de Villebrais; le moindre d'entre eux a déserté cinq fois: j'imagine qu'ils s'entendront avec vous.

M. de Villebrais jeta un regard froid sur l'Espagnol.

—C'est ce dont je vais m'assurer, dit-il, et il s'avança vers le premier groupe.

Cinq ou six soldats accroupis par terre agitaient un vieux cornet noirci par l'usage: les dés sonnaient en roulant sur les tambours.

L'un d'eux, qui avait perdu, chiffonnait sa moustache d'une main et fouillait de l'autre dans sa poche.

—Voilà cinq ducats! dit celui qui avait gagné, qui les veut?

—Voilà mon sabre pour cinq ducats, dit celui qui avait perdu, et, dégrafant le ceinturon, il le jeta sur le tambour.

—Ton sabre! il en vaut deux à peine; la lame est de fer et la poignée de cuivre.

—Eh bien! voilà mes pistolets! dit le soldat; des pistolets qui ont tué dix catholiques et dix huguenots.

La main de M. de Villebrais se posa sur le bras du parieur.

—Je prends le sabre pour dix ducats, et j'en donne dix encore pour le bras qui le tient, dit-il.

—C'est dit! s'écria le soldat en voyant briller l'argent sur le tambour. Eh! Conrad! joue donc!

Conrad jeta les dés et perdit; au troisième coup il n'avait plus rien.

—Mon officier, dit-il à M. de Villebrais, qui les regardait faire les bras croisés sur la poitrine, j'ai, moi aussi, un sabre et une main, en voulez-vous?

—Voilà vingt ducats.

—Marché conclu, dit Conrad en serrant l'argent dans ses poches.

—Conrad, s'écria brusquement un nouveau venu qui portait l'uniforme des hussards, Jeanne la blonde a fantaisie d'un collier avec sa croix d'or; je n'ai plus que mon cheval, le veux-tu?

—Je prends le cheval et te le donne, fit M. de Villebrais.

—A moi l'argent et le cheval? reprit le hussard en comptant ses pièces d'or.

—A toi, mais à une condition.

—Rien qu'une? c'est trop peu pour n'être pas beaucoup.

—C'est tout: le cheval et l'homme me suivront partout où j'irai.

—Ils sont prêts.

Au bout d'un quart d'heure M. de Villebrais avait recruté sa bande. Comme elle se disposait à partir, un brigadier intervint. C'était un homme balafré, grisonnant et d'aspect farouche.

—Eh! dit-il, n'êtes-vous point enrôlés au service de M. le duc d'Ascot, notre général? Lui seul peut vous donner permission de quitter le régiment.

—Lui ou celui qui commande à toute la province, répliqua M. de
Villebrais en présentant au sous-officier l'ordre du gouverneur.

Le brigadier déchiffra le papier à la clarté d'une chandelle.

—Un ordre et un laissez-passer! murmura-t-il entre ses dents. Excusez-moi, mon officier; c'était l'amour de la discipline qui me faisait parler.

—Eh! l'homme à la discipline, reprit M. de Villebrais, n'irez-vous point aussi pour l'amour des pistoles où vont ces braves?

Le brigadier, qu'on appelait Burk, boucla son ceinturon, prit sa pique et suivit le lieutenant sans répondre. Il y avait dans la petite troupe que M. de Villebrais conduisit au logement qui lui fut assigné, un Lorrain, deux Wallons, un Franc-Comtois, un Piémontais, deux Suisses, deux Hollandais du pays de Gueldres, et un Bavarois, qui était le brigadier. M. de Villebrais rangea ses nouveaux acolytes autour de lui et les examina attentivement.

—Vous avez, leur dit-il un moment après, une demi-pistole de paye par jour et une pistole entière les jours d'expédition.

—Bravo! dit le Piémontais.

—Le service de nuit se payera double.

—Bon! fit le Franc-Comtois, je dormirai le jour.

—Au premier mot, il faut être prêt; au premier signe, il faut partir; au premier ordre, il faut tuer.

—Si c'est la consigne, c'est fait, dit le brigadier.

—Allez, maintenant; toi, Conrad, reste.

La troupe disparut, et Conrad s'assit dans un coin, tandis que M. de
Villebrais fouillait dans sa valise.

—Écoute, reprit le lieutenant, qui venait de tirer un papier de la valise, et retiens bien tout ce que je vais te dire.

—J'écoute et je retiendrai, dit le Lorrain.

—Tu partiras au point du jour pour le camp français. C'est ton affaire d'y pénétrer.

—J'y pénétrerai.

—Tu t'informeras du quartier de l'artillerie et tu t'y rendras sur-le-champ. Il te sera facile de découvrir le logement d'un lieutenant nommé Grinedal; les soldats le connaissent sous le nom de Belle-Rose.

—Je le trouverai.

—Tu lui remettras cette lettre. Elle est, comme tu peux voir, sous enveloppe et sans adresse; cette lettre a été écrite par une femme.

—Parole de femme, glu pour les hommes!

—Justement. Tu diras à Belle-Rose que la personne qui t'a remis cette lettre l'attend à deux lieues du camp, derrière Morlanwels, près d'un bois que tu dois connaître.

—Je le connais. C'est un endroit merveilleux pour les embuscades.

—C'est ce que j'ai pensé hier en m'y promenant. Tu t'arrangeras pour que le lieutenant Grinedal te suive en ce bois.

—Il m'y suivra.

—Dans ce cas, tu auras vingt louis.

—Ils sont gagnés.

—Très bien. Un mot encore. Si tu te laisses soupçonner, tu es pendu.

—Ma mère, qui était un peu sorcière, m'a toujours prédit que je mourrais dans l'eau. Vous voyez bien que je n'ai rien à craindre.

—Va donc. Voici la lettre.

—Est-ce tout?

—Tout; le reste me regarde.

Au point du jour, Conrad partit. C'était un homme accoutumé aux aventures périlleuses, et qui avait eu tant de fois affaire aux prévôts, qu'il ne redoutait plus rien. Il avait le pied leste, l'oeil vif, la main souple et la langue adroite. Il s'était pour la circonstance revêtu d'un habit de paysan sous lequel, à tout hasard, il avait glissé un poignard et deux pistolets. Au moment où il apercevait les premières tentes de l'armée, un coup de canon retentit. Au même instant les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs, et mille cris s'élevèrent du camp. Conrad s'arrêta. On voyait, dans les longues rues de cette ville de toile, s'agiter une foule d'officiers; des gentilshommes couraient au galop distribuant des ordres de tous côtés; les régiments prenaient les armes et les drapeaux flottaient au vent.

—Toute l'armée est debout: quand tout le monde regarde, personne n'y voit, dit Conrad, et il s'achemina d'un pas délibéré vers le camp.

Au moment où il franchissait les palissades du côté de la frontière, Sa
Majesté Louis XIV entrait dans le camp du côté de Charleroi.

XXI

LE BIEN ET LE MAL

C'était vers la fin du mois de mai. Louis XIV, accompagné de Monsieur, venait de prendre le commandement suprême des troupes réunies en Flandre. Il voulait voir, et bien plus encore se faire voir. Toute sa maison l'avait suivi, les compagnies des gardes du corps et les mousquetaires, et il n'était pas un seul gentilhomme en France qui n'eût tenu à honneur de combattre sous ses yeux. Tous les fils des meilleures maisons qui n'avaient point de grade dans l'armée étaient partis en qualité de volontaires, et c'était partout un flot de magnifiques cavaliers qui appelaient la bataille de tous leurs voeux. L'entrée du roi au camp fut saluée de mille acclamations. Les soldats portaient leurs chapeaux au bout des fusils, et le cri de: Vive le roi! roulait comme un tonnerre de Pandelon à Marsenal. Tous les régiments étaient sous les armes, et mille pavillons flottaient sur les tentes. Quand le roi approcha du Châtelet, où était casernée l'artillerie, Belle-Rose sentit son coeur battre à coups pressés. Il n'avait jamais vu le roi, et le roi, à cette époque, était tout. C'était Dieu sur le trône de France. Toute grâce émanait de lui, et sa grande renommée lui faisait une auréole qui éblouissait. On le savait maître de la paix et de la guerre; la Hollande, comme une victime vouée à sa colère, frémissait à chacun de ses pas; l'Espagne était toute saignante des blessures qu'il lui avait faites; l'empire d'Allemagne s'épouvantait de son ambition. Il était au milieu de l'Europe comme une torche ou comme un phare, splendide dans le repos, terrible dans l'agitation. Maître de lui autant que des autres, Louis XIV avait d'ailleurs ce grand air royal qui frappait tout à la fois de crainte et de respect. On sentait, rien qu'à le voir, que celui-là était le souverain. Au moment où Belle-Rose découvrit au-dessus de toutes les têtes les plumes blanches qui chargeaient le chapeau du roi, il ne put se défendre, malgré la consigne, de s'élancer en avant. Derrière Louis XIV se pressait la fleur de la noblesse de France; on voyait aux premiers rangs les plus fameux capitaines de l'époque, les gentilshommes les plus illustres par leur naissance ou leur mérite. Le roi marchait lentement; il avait cet aspect imposant, fier, un peu hautain, que lui ont conservé les portraits de Mignard et de Van der Meulen; il saluait les drapeaux des régiments qui s'inclinaient sur son front et répondait par un signe de la main aux clameurs d'enthousiasme que sa présence soulevait. En le voyant si jeune encore, si beau, si puissant déjà, en se trouvant, lui, parti de si bas, près de ce monarque qui était si haut, ébloui par ce cortège étincelant où tous les vieillards étaient célèbres et tous les jeunes gens en passe de le devenir, Belle-Rose brandit son épée et cria d'une voix tonnante: Vive le roi! A ce cri, parti du coeur, à la vue de ce visage rayonnant et loyal, Louis XIV sourit et salua le soldat enthousiaste. Quand Belle-Rose releva sa tête inclinée sous la majesté royale, Louis XIV était passé. Trois heures après, le roi, accompagné des principaux officiers de l'armée, se dirigea vers une chapelle qui se trouvait à Marchienne-au-Pont, où était situé son quartier. Tous les gouverneurs des places voisines s'étaient rendus au camp, aussi bien pour recevoir les ordres du roi que pour lui présenter leurs hommages; son cortège était grossi de leur suite, où l'on remarquait bon nombre de dames appartenant à la noblesse des Trois-Évêchés, de la Picardie et de l'Artois. Leur présence donnait plus d'éclat à ces fêtes militaires et mêlait les prestiges de la galanterie à tout cet appareil guerrier. Le régiment de M. de Nancrais avait été désigné pour former la haie, conjointement avec la maison du roi et les régiments de Crussol et de la marine. Belle-Rose était à son rang. Derrière le roi, parmi les femmes de la cour, l'une d'elle attirait tous les regards.

—Qu'elle est belle! disait un cornette du régiment de Crussol qui se penchait en avant pour la mieux voir.

—Vrai Dieu! reprit un autre officier, pour cette femme je donnerais ma vie et ma maîtresse!

—Cette femme? ajouta un troisième, dites donc cette déesse!

Belle-Rose, à son tour, regarda du côté des dames; un éclair sembla passer devant ses yeux éblouis; son coeur cessa de battre, et il devint pâle comme un mort.

Mme de Châteaufort, fière et superbe comme la Diane chasseresse, marchait au milieu du groupe. Elle avait toujours cette beauté splendide qui lui donnait l'aspect d'une reine. Ses yeux étincelants et sa lèvre dédaigneuse attiraient et repoussaient en même temps l'admiration. Cependant un voile indéfinissable de mélancolie adoucissait l'expression un peu hautaine de son visage, où l'on voyait flotter les ombres d'une pensée amère et désolée. En ce moment elle leva les yeux: Belle-Rose était debout devant elle. Les lèvres rouges de Geneviève blanchirent, ses longs cils tremblants s'abaissèrent; elle chancela. Mais vingt rivales étaient autour d'elle qui l'observaient; elle redressa son front plus pur que le marbre, et passa. Belle-Rose palpitait encore sous ce regard humide plein d'amour et de prière, lorsqu'une autre secousse vint ébranler son coeur. Suzanne suivait Geneviève. Un cri faillit s'échapper de la bouche du jeune officier; il voulut courir vers elle, mais une force invincible le retint à sa place; Suzanne semblait ne pas l'avoir vu, et cependant ses paupières et ses lèvres tremblaient; son profil n'avait rien perdu de son angélique pureté, mais elle était pâle et résignée comme la fille de Jephté. Mme d'Albergotti portait à la main une fleur; en inclinant son front elle l'effleura de sa bouche, et la rose tomba. Elle voulut se baisser pour la ramasser dans l'herbe, où elle rayonnait comme une étoile odorante, mais elle rencontra le regard de Belle-Rose si tendre et si triste qu'elle hésita; elle fit un pas, puis deux, et s'éloigna pressant sous ses deux mains ensemble son coeur qui battait à l'étouffer. Une seconde après, la fleur s'était fanée sous les baisers de Belle-Rose. Si rapide qu'eût été ce mouvement, il ne put échapper à Mme de Châteaufort; elle le vit, regarda la femme qui passait la tête penchée, et son coeur lui dit que c'était là cette mystérieuse Suzanne dont le nom l'avait fait si souvent tressaillir au chevet de Belle-Rose. La présence de Suzanne au camp s'expliquait par la nomination de M. d'Albergotti au gouvernement de Charleroi. Quant à Geneviève, elle avait suivi le duc son mari, qu'une intrigue de cour avait depuis peu dépouillé de son gouvernement, et qui était accouru pour s'expliquer sur la cause de son rappel. Après la messe et les prières offertes au Dieu des armées, le roi se retira dans son quartier; les troupes se dispersèrent, et Belle-Rose, qui n'avait qu'une pensée et qu'un voeu, se dirigea vers le logis de Suzanne. Sa main, cachée sous son habit, broyait la fleur contre sa poitrine; elle avait une odeur pénétrante qui l'enivrait, et ses pétales embaumées étaient comme du fer chaud qui le brûlait. Le logis de Mme d'Albergotti était tout auprès de Coulé, dans un lieu qui pouvait passer pour solitaire. On n'y voyait que six compagnies de dragons. Belle-Rose tourna le long d'une haie qui défendait l'approche de la maison et poussa une petite porte à claire-voie, qui fermait l'entrée du jardin. Un éclat de rire à demi retenu l'arrêta. Le jardin semblait désert comme le logis, il fit encore un pas, et ce fut un autre éclat de rire qui retentit; on ne voyait personne, mais les branches d'un sureau fleuri s'agitèrent devant lui, et derrière le feuillage tremblant il découvrit le frais visage d'une jeune fille qui souriait.

—Claudine! s'écria-t-il, et ses bras étendus écartèrent le rempart léger qui le séparait de sa soeur.

Il avait d'abord aperçu Claudine; il vit ensuite Cornélius.

—Tous deux ensemble, leur dit-il; ma soeur et mon frère!

A ces mots qui les unissaient dans la pensée de Belle-Rose, Claudine rougit.

—Oh! fit-elle avec un sourire sur les lèvres et les yeux baissés, il y a à peine deux minutes que M. Hoghart s'est présenté chez nous.

—Ton souvenir retarde peut-être un peu, reprit Belle-Rose; mais c'est une douce erreur dont le bonheur seul a le privilège.

Cornélius tendit la main au jeune lieutenant.

—Je ne vous quitte plus, lui dit-il; nos deux rois sont alliés et nos mains sont unies. Ma place est ici. Soldat, je me battrai comme un soldat.

Mais Belle-Rose avait dans ce moment tout l'égoïsme de l'amour; lui aussi voulait un peu de cette joie que savouraient Claudine et Cornélius. Comme ces talismans qui allument la fièvre au coeur de ceux qui les touchent, la rose de Suzanne avait irrité son ardeur toujours contenue et toujours vivace.

—Claudine, dit-il tout bas à sa soeur, Mme d'Albergotti est-elle ici?

A ce nom, le visage de Claudine se rembrunit.

—Oui, dit-elle.

—Puis-je la voir, lui parler?

Claudine secoua la tête.

—Une heure, une minute, un instant! reprit Belle-Rose avec l'aveugle obstination de l'amour.

Claudine froissa ses mains l'une contre l'autre.

—Frère, dit-elle, c'est une mauvaise pensée; mais il ne sera pas dit que je t'aurai rien refusé le jour où tu m'es rendu. Attends ici.

Et, plus légère qu'un oiseau, Claudine s'élança vers la maison. Cornélius, avec une réserve naturelle aux gens de sa nation, s'était retiré à l'écart. Belle-Rose s'appuya contre un arbre et ferma les yeux. Ce jardin, ces arbres, ces fleurs, cette petite maison, ces insectes bourdonnants, Claudine qu'il venait d'embrasser, Suzanne qui était si proche de lui qu'un pan de gazon l'en séparait à peine, tout lui rappelait son enfance et le logis de Saint-Omer. Au bout de cinq minutes, le temps de revoir toute une vie à la lueur d'un souvenir, Claudine revint. Elle était très pâle et tenait une lettre à la main. A la vue de cette lettre, Belle-Rose perdit toute espérance.

—Elle ne veut pas? dit-il.

—Lis, répondit Claudine, et, tendant la lettre à son frère, elle détourna la tête pour cacher une larme qui roulait dans ses yeux.

Belle-Rose rompit le cachet et lut. Il voyait comme au travers d'un nuage.

«Il y a près d'un quart d'heure que je vous vois, mon ami, disait la lettre; avant que vous fussiez entré au jardin, mon coeur s'était empli du bruit de vos pas. J'ai couru à la porte, entraînée par un élan irrésistible; une puissance inconnue m'a clouée sur le seuil. Je suis restée là, immobile, haletante, ne vous voyant plus et tout émue du son de votre voix. Depuis que je vous ai rencontré sur le chemin de la chapelle, je suis comme une folle. Quelles prières ai-je adressées à Dieu! Ai-je prié seulement? Toute ma force s'en est allée comme l'eau d'un vase qu'on renverse, et c'est alors que votre soeur est venue, tremblante et désolée, me dire que vous attendiez un mot qui vous rappelât à moi! Ce mot, vous l'avouerai-je, mon ami, vingt fois ma bouche l'a prononcé. C'était moins une parole qu'un soupir, moins un soupir qu'une effusion du coeur! Et maintenant j'hésite! Oh! je n'hésite même pas. Non, mon ami, non, vous ne pouvez, vous ne devez pas me revoir. Votre souffrance ne vous dit-elle pas la mienne? Tenez, Jacques, si vous entriez, si je vous entendais ici, près de moi, si votre voix me suppliait, oh! je le sens, ma force épuisée ne combattrait même plus; pour vous consoler, je me perdrais… Dites, Jacques, dites, le voulez-vous? Que votre courage vienne en aide au mien; mais ne m'accusez pas dans votre douleur. Vous avez l'éclat des armes, le bruit de la guerre pour oublier; moi, je n'ai rien, rien que la prière. Voudriez-vous donc m'enlever le seul asile où mon âme puisse encore se réfugier? Faites un pas, venez, et je suis sans défense, et quand vous me quitterez, heureux de m'avoir revue, moi, je mourrai.

«SUZANNE.»

A cette lecture, le coeur de Belle-Rose se brisa; il pressa la lettre contre ses lèvres et recula.

—Si frêle de corps et si forte d'âme! murmura-t-il.

Claudine passa ses bras autour du cou de son frère et l'entraîna.

—Viens, lui dit-elle, viens.

Comme ils venaient de franchir la petite porte du jardin, un officier supérieur se présenta devant eux. C'était un homme déjà vieux, mais qui le paraissait encore davantage à cause de sa taille un peu voûtée et de la difficulté qu'il éprouvait à marcher.

—Bonjour, mon enfant, dit-il à Claudine d'un air doux, et il salua les deux jeunes gens.

Mais en passant devant Belle-Rose, il le regarda avec une expression si singulière, que celui-ci ne put s'empêcher de baisser les yeux; il lui semblait que ce regard à la fois triste et doux fouillait dans son coeur et en éclairait les plus secrètes pensées. Après un court instant donné à cette muette observation, le vieil officier entra dans le jardin. Il venait de disparaître derrière les arbres, que Belle-Rose voyait encore son visage, où s'alliaient si bien la souffrance du corps et la sérénité de l'esprit. Belle-Rose se tourna vers Claudine comme pour l'interroger.

—C'est M. d'Albergotti, dit-elle.

Et aussitôt elle ajouta pour dissiper une triste préoccupation:

—Une grande joie t'est réservée, mon frère; cette joie, tu vas la goûter.

—Qu'est-ce? fit Belle-Rose, dont la pensée était ailleurs.

—Oui, mon ami, tu vas revoir l'honnête et vieux fauconnier que j'ai conduit de Saint-Omer au camp, dit Cornélius.

Belle-Rose embrassa Cornélius.

—Le vieux Grinedal et Pierre! reprit-il, mais où sont-ils donc?

—Au quartier de l'artillerie.

Belle-Rose prit en courant de ce côté-là, suivi de loin par Claudine et Cornélius. Le fauconnier et son jeune fils étaient tout fiers d'avoir un officier dans leur famille. Ils l'attendaient depuis le matin, et du plus loin qu'ils le virent, chacun d'eux lui tendit les bras.

—Je t'amène une recrue, dit le vieux Grinedal à Jacques, après l'effusion des premiers embrassements.

—Pierre, j'imagine, dit Jacques en souriant à son frère.

—Lui-même; il veut à son tour devenir officier du roi.

—Eh bien! dit Belle-Rose, qu'il prenne un mousquet: le mousquet conduit à l'épée.

M. de Nancrais, toujours prévenant dans sa rudesse, avait chargé la Déroute de dire à son lieutenant qu'il pouvait s'absenter du quartier jusqu'à la nuit.

—La discipline et la famille ne vont pas bien ensemble, avait-il dit; qu'il soit aujourd'hui tout à l'une pour être demain tout à l'autre.

Tandis que Belle-Rose, en compagnie de son père, de Cornélius, de Claudine et de Pierre, allait chercher un peu de silence et de repos dans quelque village voisin, le Lorrain rôdait dans le camp. L'entreprise n'était point aussi aisée qu'il l'avait cru d'abord. L'arrivée de Louis XIV avait excité dans le camp un tel tumulte et un tel mouvement, que le Lorrain n'avait pas pu trouver l'occasion de s'approcher de Belle-Rose. D'un autre côté, Conrad avait, tout en explorant les lieux, reconnu un sergent du régiment de Rambure, dans la compagnie duquel il avait servi. La découverte du Lorrain entraînait sa pendaison. Il commença donc par battre en retraite, mais il n'était pas homme à renoncer pour un si mince danger à la mission que M. de Villebrais lui avait confiée. Après avoir pris une connaissance exacte des localités, le Lorrain s'éloigna, monta sur un cheval qu'il avait à tout événement caché dans un fourré, et poussa jusqu'au bois de Morlanwels, où il prévint M. de Villebrais du retard qu'éprouvait son honnête expédition.

—C'est partie remise, lui dit-il en finissant.

—Tant pis pour toi, répondit l'officier. La récompense aussi est remise. Tu n'auras rien aujourd'hui.

—C'est autant de perdu.

—Mais tu auras vingt louis demain, si tu réussis.

—Alors, c'est regagné.

Conrad remonta sur sa bête, joua de l'éperon et se jeta dans un ravin proche du camp, où il s'établit pour la nuit. Il voulait être de bonne heure en mesure de profiter des circonstances.

Vers neuf heures, Belle-Rose s'étant séparé de son père, à qui Claudine avait offert un asile dans la maison de Mme d'Albergotti, regagna son quartier. La Déroute, qui, malgré son grade, s'était institué le planton régulier du lieutenant, allait et venait devant sa tente.

—Mon lieutenant, dit-il à Belle-Rose, attendiez-vous quelqu'un ce soir?

—Non.

—Alors, c'est que quelqu'un vous attendait, sans doute.

—Que veux-tu dire?

—C'est fort simple. Un jeune homme, un enfant, ma foi, quelque page, j'imagine, est venu, il y a une demi-heure, s'informer si vous étiez chez vous. Sur ma réponse négative, il m'a demandé s'il pouvait vous attendre: c'est pour une chose d'importance, a-t-il ajouté.

—Et que lui as-tu répondu?

—Qu'il était parfaitement le maître de vous attendre jusqu'à demain, si ça lui plaisait. Je n'avais pas fini qu'il était déjà dans votre tente.

—Dans ma tente?

—Où il est encore.

Belle-Rose écarta la toile qui fermait l'entrée. Au bruit de son arrivée, le page, qui était assis sur un coffre, la tête entre les mains, se releva. C'était Geneviève de Châteaufort.

XXII

LA CONFESSION D'UNE MADELEINE

A la vue de la duchesse, Belle-Rose se pencha vers l'ouverture.

—La Déroute, dit-il, reste là, et qui que ce soit qui vienne, ne laisse entrer personne.

—Bien! dit le sergent.—Et il s'assit au clair de la lune, sur le tronc d'un arbre, sa pique entre les genoux.

Quand la portière se fut abaissée, Belle-Rose s'avança vers Mme de
Châteaufort, qui tremblait de tous ses membres.

—Qu'êtes-vous venue faire ici, madame, et que me voulez-vous? lui dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre ferme et qui tremblait.

—Je viens, dit-elle, comme un coupable devant son juge. Oh! reprit-elle au geste de Belle-Rose, ne me repoussez pas; si votre coeur m'a condamnée, au moins devez-vous m'entendre.

—Et qu'avez-vous à m'apprendre que je ne sache déjà, madame?

—Toute la vérité; je vous parlerai comme une pénitente parle au confessionnal de Dieu. Par pitié, écoutez-moi! Ce n'est plus au nom de votre amour que je vous invoque, ajouta-t-elle d'une voix étranglée par la crainte, c'est au nom de la justice. Les condamnés n'ont-ils pas le droit de se défendre?

Geneviève tremblait si fort, qu'elle dut s'appuyer contre un des piquets de la tente pour ne pas tomber. Le désordre et la douleur de cette femme, jadis si fière, touchèrent Belle-Rose.

—Vous le voulez? dit-il, parlez donc. Aussi bien, moi aussi, j'ai une mission à remplir auprès de vous, et puisque vous courez au-devant de cette épreuve, je la remplirai.

—Écoutez-moi d'abord, vous me tuerez après, si c'est votre volonté, dit
Geneviève.

—Prenez garde, madame, ce n'est point ici une vaine menace. Vous avez un compte terrible à rendre, peut-être allez-vous me contraindre à venger un mort!

—Le venger? Oh! fit-elle, vous ne le vengeriez pas en me tuant!

L'expression du regard et de la voix était si déchirante, le sens de ces paroles était si clair, que Belle-Rose se sentit remué jusqu'au fond du coeur.

—Parlez! lui dit-il, parlez! Vous savez bien que, quoi qu'il arrive, ce n'est pas moi qui peux vous punir!

Mme de Châteaufort prit silencieusement la main de Belle-Rose et la porta à ses lèvres. Ce baiser muet glissa comme une flamme dans les veines du jeune officier. Il sentit son courage mollir, et dégageant sa main de l'étreinte de Geneviève, il lui fit signe de s'asseoir. Geneviève s'assit; sa tête était pâle et désespérée comme le visage de marbre de Niobé; sa respiration était oppressée, et malgré la chaleur précoce de la saison, ses dents claquaient.

—Renoncez à cette explication, lui dit Belle-Rose; je n'ai qu'une question, une seule à vous adresser. Votre réponse suffira.

—Vous ne saurez rien, ou vous saurez tout, reprit la duchesse avec fermeté. Vous êtes mon juge et mon maître; écoutez-moi.

Belle-Rose connaissait trop bien Mme de Châteaufort pour se méprendre à l'accent de sa voix. Jusque dans la soumission de cette femme il y avait de la reine qui veut et sait se faire obéir. Il se tut et attendit.

—J'avais quinze ans, reprit-elle, quand je vis M. d'Assonville pour la première fois. Les guerres de la Fronde ensanglantaient alors la France. J'habitais avec ma mère, une Espagnole alliée à la famille des Médina, un château voisin d'Écouen.

—Je le connais, dit Belle-Rose.

—Un soir que je me promenais seule dans le parc, j'entendis le bruit d'une mousquetade aux environs; la peur me prit, et je me mis à courir dans la direction du château. Tout à coup, au détour d'une allée, un officier se présente à moi; il était pâle, effaré, sanglant.—Sauvez-moi, me dit-il d'une voix éteinte, et il roula au pied d'un arbre.—On entendait le piétinement d'une troupe de cavaliers à peu de distance. Je m'élançai vers la petite porte du parc; mais il n'était plus temps, le chef de la bande m'aperçut.

—N'avez-vous pas vu ici un officier? dit-il.

Dieu m'inspira le courage de mentir.

—Non, répondis-je résolument. J'ai entendu la fusillade et suis accourue pour fermer la porte.

Tout en parlant, je me sentais défaillir, mais mes yeux ne quittaient pas le cavalier.

—Ainsi, vous n'avez pas peur? reprit-il.

—Peur!… Je suis fille de M. de La Noue, qui est bon gentilhomme.

—Bien! c'est un des nôtres! fit le cavalier, et il s'enfonça dans le bois.

Quand la troupe eut disparu, je poussai la porte et retournai vers l'officier, que je trouvai sur l'herbe. Il s'occupait à étancher le sang qui sortait de ses blessures.

—Vous n'avez plus rien à craindre, lui dis-je. Si vous pouvez encore marcher, appuyez-vous sur moi, et je vous aiderai à gagner un pavillon qui est ici tout près.

L'officier se leva, et, après bien des efforts, nous parvînmes à ce pavillon, qui était alors inhabité.

—M. d'Assonville m'a dit que vous l'aviez sauvé, interrompit
Belle-Rose.

—Et il vous a dit aussi que je l'avais aimé?

Belle-Rose inclina la tête.

—Ses blessures étaient nombreuses, mais peu graves, reprit Mme de Châteaufort. Avec le secours de ma nourrice et de son mari, qui m'étaient dévoués, je pus cacher et protéger M. d'Assonville. Mon père était frondeur, et je n'osais lui parler de cette aventure, n'ayant pas alors une juste idée de cette guerre. Le mystère de nos entrevues plaisait d'ailleurs à ma jeune imagination, et il m'était doux de penser que je jouais auprès d'un bel officier malheureux le rôle d'une fée secourable. Ma mère, qui était d'un caractère doux et timide, et qui aurait tout révélé à M. de La Noue, dont elle avait grand'peur, ne sut rien non plus de toute cette affaire.

M. d'Assonville guérit. Il était jeune, spirituel et beau; il m'aima et je l'aimai. Il était encore languissant et faible, que déjà je lui appartenais. Lequel de nous était le plus coupable, de celle qui, jeune encore et sans expérience aucune, s'abandonnait à l'amour d'un malheureux qu'elle avait sauvé, ou de celui qui, de la jeune fille innocente, de son hôtesse et de sa protectrice, fit sa maîtresse?

—N'accusez pas ceux qui sont morts, dit Belle-Rose.

—Je n'accuse pas, je raconte. Bientôt cependant, reprit Geneviève, M. d'Assonville dut s'éloigner. La guerre et les partis contraires dans lesquels mon père et lui servaient éloignaient toute pensée de mariage. Parfois il s'échappait et venait me voir au pavillon. Que de jours de deuil devaient amener ces heures d'ivresse! Sur ces entrefaites ma mère mourut, et le désespoir que m'inspira cette mort rapide comme la foudre me révéla que moi aussi j'étais mère. Des tressaillements inconnus répondirent à mes sanglots, et ce fut en embrassant le cadavre de ma sainte mère que je sentis les frémissements de l'être qui s'agitait dans mon sein!

Tandis que Geneviève parlait, deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

—Pauvre femme! murmura Belle-Rose, qui sentait son coeur pris dans un étau.

—Oh oui! pauvre femme! reprit Geneviève, car ce que j'étais alors, je ne le suis plus aujourd'hui, et ce que je suis devenue, je ne l'aurais pas été sans cette honte et ce deuil de ma jeunesse! Le lendemain, continua-t-elle, j'écrivis à M. d'Assonville; ma lettre demeura sans réponse; j'écrivis encore, j'écrivis vingt fois; le silence et l'abandon m'entouraient: je crus à son oubli, et si je n'avais pas eu la vie de mon enfant à sauver, je me serais tuée. J'étais alors sous la garde d'une tante âgée, la soeur de mon père, rude et sévère comme lui. Ma nourrice seule me voyait pleurer et me consolait. Il y avait alors au château un jeune Espagnol, mon parent du côté de ma mère, qui avait obtenu un sauf-conduit pour visiter la France. Ma tristesse l'étonnait et l'affligeait. Je compris bientôt qu'il m'aimait; les malheureux ont besoin d'affection, et je lui vouai une reconnaissance profonde pour tous les soins dont il m'entourait. Peut-être lui étais-je même plus attachée que je ne le faisais paraître; mais ma position me commandait une extrême réserve, et je ne lui laissai jamais voir combien j'étais touchée de son amour. On nous voyait souvent ensemble dans le parc. Ces innocentes promenades furent la cause de sa mort. Un jour que je l'attendais dans une allée où nous avions coutume de nous rencontrer, il ne vint pas. A l'heure du déjeuner, on m'apprit qu'il était sorti dans la matinée avec un jeune homme. Un garde les avait vus causer vivement et s'éloigner ensemble. Une vague inquiétude me saisit, et je me levai de table dans un état d'agitation que je ne pouvais dominer. Quand le malheur nous a touchés de son aile, on a de ces pressentiments. Une heure après, deux bûcherons rapportaient au château l'Espagnol, qu'ils avaient trouvé dans un coin du bois, la poitrine traversée d'un coup d'épée. Il n'y avait déjà plus d'espérance de le sauver. Quand il me vit, il me prit les mains entre les siennes, les embrassa et mourut. Jamais je n'oublierai l'expression de ses derniers regards; ils étaient si tristes et si pleins d'amour, que je me mis à pleurer comme une folle. Il me sembla dans ce moment que je l'aimais aussi et que je perdais avec lui ma dernière espérance.

—Et le nom du meurtrier? dit Belle-Rose.

—Je l'ai su plus tard; quant à mon pauvre ami, il mourut avec son secret dans le coeur, et mon nom sur les lèvres. Trois jours après je reçus une lettre de M. d'Assonville; elle était datée de Paris et m'apprenait que, de retour d'une mission secrète en Italie, il partait pour l'Angleterre, où l'envoyait un ordre du cardinal Mazarin. Il devait être promptement de retour et me priait de compter sur lui. On voyait bien qu'il m'aimait toujours, mais son langage était plus grave. Il ne paraissait pas, d'ailleurs, qu'il eût reçu aucune de mes lettres.

Cette mission, qui devait durer quinze jours ou trois semaines, elle n'était pas terminée encore au bout de trois mois. Mon père était revenu. Mes jours s'enfuyaient comme de sombres rêves, et la nuit je pleurais. Mes pensées allaient de Gaston à don Pèdre,—c'était le nom de mon parent;—et je dois bien vous l'avouer, mes sympathies et mes regrets étaient à celui qui n'était plus. Il m'avait aimée et consolée; l'autre m'avait perdue! Il arriva un soir que le nom de M. d'Assonville fut prononcé par un gentilhomme qui était en visite chez nous. A ce nom, mon père fit éclater une colère inattendue, et j'appris que M. de La Noue avait été battu et blessé dans une rencontre avec le père de Gaston. M. de La Noue avait été humilié dans son orgueil de soldat; la plaie était incurable. Mon avenir se voilait de plus en plus; je ne voulais pas y penser et j'y rêvais toujours; j'avais des heures de gaieté folle et des jours de morne désespoir. La douleur usait mon amour. Sur ces entrefaites, la cour et le parlement venaient de conclure leur alliance, et mon père m'apprit qu'il avait résolu de me marier avec un riche seigneur du parti du roi, et que je devais me tenir prête. Il me dit cela au moment de partir et le pied sur l'étrier. Quand je revins de ma surprise, M. de La Noue galopait à un quart de lieue. Cependant M. d'Assonville me fit savoir son retour, et cette nuit même je le revis au petit pavillon. A la nouvelle que j'allais être mère, il fit éclater une joie si vive, que ma tendresse se réveilla. Il m'embrassait les mains et pleurait d'ivresse à mes genoux.

—Ainsi, vous m'aimez toujours? me dit-il.

—Oui, répondis-je, et j'étais franche alors.

—Et pendant cette longue absence que mon devoir m'a imposée, aucun autre n'a rien surpris de votre coeur? ajouta-t-il.

—Que voulez-vous dire? repris-je étonnée. N'ai-je pas toujours été seule? Un instant j'ai eu près de moi un ami, un frère; il a été bon, tendre, affectueux pour moi, il m'a consolée, et il est mort.

—Me pardonnerez-vous, Geneviève? me dit tout à coup Gaston.

Je le regardai, effrayée déjà du son de sa voix.

—Cet ami, c'est moi qui l'ai tué! reprit-il.

Je poussai un cri terrible à cet aveu, et j'écartai de mes mains les mains de M. d'Assonville: il me semblait y voir du sang.

—Ne me maudissez pas, Geneviève, me dit-il; je vous aimais, j'étais jaloux. Quand j'arrivai d'Italie, à la première auberge où je m'arrêtai à Écouen, votre nom fut prononcé avec celui de don Pèdre. On disait que vous vous aimiez… Je devins fou, et la première personne que je rencontrai dans le parc, ce fut lui. Nous étions jeunes et tous deux armés… Vous savez le reste. Je partis sans vous voir… Hélas! je vous accusais, et vous étiez mère!

Il parla longtemps, mais je ne l'entendais plus. Un bruit confus emplissait mes oreilles, mon coeur se tordait et je m'évanouis. Gaston me laissa aux mains de ma nourrice. Quand je revins à moi, un enfant pleurait à mes côtés.

—Un enfant! répéta Belle-Rose; c'est à lui que se rattache ma mission.

—Eh! dit Geneviève, votre mission sera facile. Ce que vous voudrez, je le voudrai. Une fièvre ardente me cloua sur ce lit de souffrance, continua-t-elle, sur ce lit où je n'eus pour mon enfant que des baisers trempés de larmes. Je ne sais combien de temps dura ce délire; ma nourrice écartait tout le monde de ma chambre; ma tante, confite en dévotion, me voyait à peine une minute au retour de ses stations à la chapelle du château. J'étais en convalescence quand mon père revint.—Je vous amène un mari, le seigneur dont je vous ai parlé, me dit-il, avant de m'avoir embrassée, et il me le présenta sur l'heure.

—C'était M. le duc de Châteaufort? dit Belle-Rose.

—Lui-même. M. d'Assonville avait disparu depuis la scène du pavillon. Il avait cru à ma trahison, à mon tour je crus à son oubli. Que vous dirai-je? Mon père a été la seule personne devant qui j'aie tremblé. Après un mois d'hésitation, j'épousai le duc. Trois jours après, je revis M. d'Assonville; laissé pour mort dans un combat où mon père se trouvait, il avait dû la vie aux soins charitables de malheureux paysans, qui l'avaient recueilli sur le champ de bataille. Sa douleur m'épouvanta; ses reproches, à la fois amers et passionnés, me brisèrent le coeur. Oh! il m'aimait bien, celui-là!… mais moi je ne l'aimais plus… La pitié quelquefois réchauffait mon âme… Hélas! ce n'était pas la tendresse qui l'agitait, c'était le souvenir!… Nous nous rencontrions alors dans la petite maison de la rue Cassette, où j'avais établi ma nourrice. Ces rencontres étaient tour à tour douces et empoisonnées pour moi; pour lui elles étaient enivrantes ou terribles. Parfois il se souvenait de M. de Châteaufort: moi, je me souvenais de don Pèdre. Cette vie me devint intolérable. Un jour je lui témoignai le désir que j'avais de rompre nos relations. Il résista. Je le priai avec des larmes dans la voix… Il m'offrit de m'enlever, de quitter la France, et d'aller vivre au bout du monde avec notre enfant. Cette proposition venait trop tard: je ne l'aimais plus.

—Vous refusez, me dit-il; eh bien! si je n'ai pas la mère, du moins j'aurai l'enfant.

Cette menace me vint au coeur. Mon enfant! comprenez-vous cela, dites? C'était toute ma vie, à moi, mon refuge, mon espérance, mon repos, ma joie… Ses sourires éclairaient mon désespoir… Quand j'étais lasse de vivre, je l'embrassais et j'oubliais.

—Mon enfant! m'écriai-je, et je sentis tout d'un coup cette force et cette énergie qui avaient si longtemps sommeillé dans le coeur de la vierge. Mon enfant! ne l'ai-je donc pas assez payé de ma honte, de mes pleurs, de mes angoisses! L'enfant est à la mère, et vous voulez me l'arracher!… Cela ne sera pas, je vous le jure!

Le lendemain, l'enfant avait disparu. M. d'Assonville n'eut pas le temps de se livrer à de longues recherches, la guerre qui venait de se rallumer en Flandre l'obligea de quitter Paris, et je restai seule. Seule après avoir aimé! seule! entendez-vous? Mon mari avait une haute position à la cour… J'étais jeune et belle… on se pressait autour de moi… je voulus oublier… je voulus tromper l'imagination… Les distractions qui s'offraient à moi, je les acceptai toutes… J'eus bien vite ma part d'influence et je m'en servis. Bientôt même j'aimai ou je crus aimer. Je fis de mon existence un tourbillon; tous les succès, je les eus; tous les plaisirs, je les goûtai; les femmes m'enviaient, les hommes m'admiraient, on me croyait heureuse, et je n'étais que folle! M. d'Assonville m'a bien souvent maudite… il ne m'a pas vue aux heures où j'étais seule! Que de fois n'ai-je pas pleuré toute la nuit dans mon oratoire, comme une Madeleine aux pieds du Christ! Et puis, le lendemain, c'étaient des fêtes et d'autres égarements!

O mon Dieu! reprit Geneviève en sanglotant, je vous dis tout, à vous, Jacques, et vous allez me haïr, me mépriser peut-être! Ces temps d'erreurs, je les maudis. Si mon sang pouvait les effacer, je les verserais goutte à goutte… Est-ce bien moi, la fille de ma mère, une sainte femme, qui ai pu passer par cette route-là? J'avais le vertige et je suivais ma pente quand je vous rencontrai! Vous en souvenez-vous, Jacques?

—La trace du feu ne s'efface pas, dit Belle-Rose à demi-voix.

—Mon Dieu! laissez-moi croire que vous me pardonnerez; je ne vous demande rien qu'un peu de cette pitié que vous avez pour tous les malheureux, reprit la duchesse, s'attachant aux mains de Belle-Rose, et si vous me maudissez encore, moi je vous bénirai toujours; oui, je vous bénirai, parce que vous m'avez tirée de cette vie misérable, parce que vous m'avez rendu l'amour, la jeunesse, la croyance; parce que vous avez fait descendre dans mon coeur un rayon de joie et de pureté, parce que j'aime, enfin!

Geneviève, inclinée sur la main de Belle-Rose, la couvrait de ses larmes et de ses baisers. Belle-Rose la retira doucement.

—Vous pardonner! dit-il; je ne suis pas votre juge, et je ne puis pas vous haïr.

Geneviève tendit ses bras vers le ciel.

—Merci, mon Dieu! dit-elle; il ne m'a pas repoussée.

Vous savez, reprit-elle après un instant de silence, dans quelles circonstances je vous ai rencontré. Vous aviez remis trois lettres de M. d'Assonville à la petite maison de la rue Cassette: l'une de ces lettres suppliait; l'autre priait et menaçait tout ensemble; la dernière ne contenait que des menaces.

—Et c'est à celle-là que vous vous êtes rendue? dit Belle-Rose.

—Vous savez bien, Jacques, reprit la duchesse avec un accent de fierté, que la peur n'a pas d'empire sur moi. Je me rendis à cette lettre, parce qu'entre la première et la troisième, j'avais tout disposé pour mon entrevue avec M. d'Assonville, et qu'à cette entrevue notre enfant devait assister.

—Vous auriez fait cela, Geneviève? s'écria Belle-Rose.

—J'allais le faire, quand j'appris que M. d'Assonville avait chargé une personne inconnue de le représenter. Cette découverte m'indigna; je crus qu'il avait révélé notre secret, et je résolus d'avoir par la ruse, ou la force au besoin, les papiers qui pouvaient compromettre mon repos.

—Ainsi, vous avez soupçonné M. d'Assonville, un si loyal gentilhomme?

—Hélas! quand on s'habitue à pratiquer le mal, on oublie bien vite la croyance au bien. Mais, se hâta d'ajouter Geneviève, en vous faisant venir au pavillon, où je vous reçus masquée, mon projet était seulement de vous obliger à me remettre les papiers qui constataient les droits de M. d'Assonville; sûre alors qu'il ne pourrait plus me ravir mon fils, je l'aurais rendu à sa tendresse. Déjà j'étais lasse de cette vie aventureuse où toute distraction était empoisonnée. J'étais étonnée d'avoir pu regarder avec d'autres yeux que les yeux de l'indifférence un homme qui n'avait ni grandeur dans le caractère, ni noblesse dans les sentiments… La honte me prenait au coeur!… Je vous vis, vous m'aviez sauvée, vous étiez jeune, vaillant, généreux et fier! Vous ne savez pas combien je vous aimai tout de suite… Je voyais en vous comme dans une eau limpide, et votre vaillante nature rendait à la mienne un peu de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Je sentis renaître en moi les sources des douces pensées! Oh! que n'étais-je jeune fille alors! J'eusse été digne de vous… Vous m'auriez aimée, peut-être!…

—Geneviève! Geneviève, s'écria Belle-Rose bouleversé à cet accent, dites, ne l'avez-vous pas été?

A ce cri, un éclair de joie illumina la tête pâle de Geneviève.

—Je l'ai été, reprit-elle; est-ce bien vrai cela?… Est-ce la pitié qui vous inspire cette bonne parole ou votre coeur qui vous la rappelle? J'ai été aimée! J'ai eu ma part de bonheur, et vous ne me maudirez pas, et vous aurez parfois mon nom sur vos lèvres! J'ai tant souffert, si vous saviez! j'ai tant prié et tant pleuré! votre abandon m'avait rendu folle, votre colère me tuerait. Que faut-il que je fasse, dites? Votre volonté sera ma loi; parlez, et j'obéis… Mais ne me chassez pas de votre souvenir… Où que j'aille, et quoi qu'il m'arrive, faites au moins que j'emporte un mot qui me console et me relève… Vous ai-je été si chère un jour pour que vous me haïssiez toute la vie?… Jacques! mon ami, votre main, mon Dieu! votre main!

Jacques prit la tête de Geneviève entre ses deux mains et la baisa au front.

—Vous avez aimé, vous avez souffert! que Dieu vous pardonne! dit-il.

A ce baiser, une joie inespérée emplit le coeur de Geneviève. Elle renversa sa tête en arrière et roula ses bras défaillants autour du cou de Belle-Rose.

—Mon Dieu! je ne souffre plus, dit-elle.

XXIII

UN GUET-APENS

Le lendemain, au point du jour, quand Belle-Rose ouvrit les yeux, il était seul. Un instant il crut qu'un rêve enflammé avait troublé son imagination; le silence l'entourait, mais un vague et doux parfum dont l'air était imprégné lui rappelait que Mme de Châteaufort était venue dans sa tente. Il se leva tout troublé, et comme il la cherchait partout, s'attendant à la voir surgir de quelque côté, ses regards tombèrent sur une rose fanée dont les pétales jonchaient le sol au pied du lit. A cette vue, le jeune officier se couvrit le visage de ses deux mains.

—O mon Dieu! dit-il, hier encore j'aimais Suzanne!

Ses yeux ne pouvaient se détacher de la pauvre fleur abandonnée dont les insaisissables parfums montaient jusqu'à son coeur comme un mélancolique reproche. Il se baissa tristement, et ramassant les pétales flétris, il les serra dans un médaillon qu'il suspendit à son cou.

—Pauvres feuilles! murmurait-il en les pressant contre ses lèvres, vous êtes toujours douces et suaves comme celle dont vous venez.

Comme il achevait son odorante moisson, le sergent la Déroute entra sous la tente.

—Il y a là un homme qui vous demande, lui dit-il.

—Le connais-tu?

—Non, mais c'est à vous seul qu'il veut parler.

—C'est bien, qu'il attende une minute, et je suis à lui.

Belle-Rose passa son épée à sa ceinture, agrafa son habit, prit son chapeau et sortit. Le Lorrain l'attendait devant la porte.

—Que me voulez-vous? lui dit Belle-Rose.

—J'ai affaire à M. Jacques Grinedal, lieutenant d'artillerie au régiment de La Ferté? répliqua le drôle, qui tenait à remplir consciencieusement sa mission. Est-ce bien à lui-même que j'ai l'honneur de parler?

—A lui-même.

—S'il en est ainsi, mon officier, veuillez prendre connaissance de cette lettre qu'on m'a chargé de vous remettre.

—A moi?

—Sans doute.

—Mais il n'y a point d'adresse.

—N'importe! brisez le cachet et lisez hardiment; la lettre est bien pour vous.

Belle-Rose déchira l'enveloppe. Aux premiers mots, il reconnut l'écriture de Mme de Châteaufort. Le billet ne contenait que deux lignes.

«Suivez cet homme; j'ai besoin de vous voir pour affaire d'importance qui m'intéresse et vous intéresse. Dépêchez; je vous attends.»

Belle-Rose regarda tour à tour l'homme et le billet. L'homme soutint ce regard sans sourciller; quant au billet, il était d'un laconisme qui surprit le jeune officier; mais cette brièveté même le persuada qu'il s'agissait de l'enfant de M. d'Assonville.

—La personne qui vous a remis cette lettre est-elle encore au camp? demanda Belle-Rose.

—Non, répondit hardiment le Lorrain.

—Y a-t-il longtemps que vous lui avez parlé?

—Il y a une heure à peu près.

—Ainsi, vous savez où je dois la trouver?

—Je le sais.

Belle-Rose appela le sergent la Déroute, et lui commanda d'apprêter son cheval.

—Il est prêt.

—Va donc le chercher.

Un instant après, la Déroute revint, conduisant deux chevaux par la bride.

—Voilà deux animaux inséparables, dit-il: où l'un va, il faut que l'autre coure. Mon lieutenant permettra bien que le gris accompagne le noir?

—Comme tu voudras.

Conrad avait tout entendu. A ces derniers mots, il s'approcha.

—La personne qui vous attend, dit-il en s'adressant à Belle-Rose, m'a fort recommandé de vous amener seul.

La Déroute intervint brusquement.

—Mon ami, dit-il au Lorrain, la personne qui t'envoie ne sait pas que mon cheval est un animal surprenant pour l'amitié. S'il restait seul au logis, il se casserait la tête d'un coup de pied; c'est un meurtre que tu ne voudrais pas avoir sur la conscience. Marche, on te suit.

Conrad réfléchit qu'une plus longue insistance pourrait éveiller des soupçons; ce n'étaient, après tout, que deux hommes contre dix.

—Ce sera l'affaire d'un coup de pistolet de plus, se dit-il, et il se mit en devoir de partir.

Au moment de s'éloigner, la Déroute appela un caporal qui passait par là.

—Eh! Grippard! lui dit-il, viens t'asseoir ici, et garde la maison. Si M. de Nancrais ou toute autre personne nous venait demander, assure-les que nous serons promptement de retour. Nous allons… Où allons-nous? reprit-il en se tournant du côté de Conrad.

—A Morlanwels, dit Conrad, qui ne pouvait s'empêcher de répondre à la question.

—Tu as entendu? continua la Déroute en s'adressant à Grippard.

—Parfaitement.

—Assieds-toi donc, et veille bien.

A trois cents pas du camp, le Lorrain prit son cheval qu'il avait laissé dans une ferme, et on poussa vivement du côté de Morlanwels. Belle-Rose n'avait pas fait une lieue que Mme de Châteaufort, à cheval, arrivait devant la tente du lieutenant. Elle était vêtue d'un habit de velours vert qui seyait merveilleusement à sa taille élégante et souple; un feutre gris, où flottait une plume rouge, ombrageait sa tête, et du bout de sa houssine elle irritait une superbe jument blanche qui piaffait sous elle et faisait voler l'écume de ses naseaux enflammés. Deux laquais la suivaient à cheval, le mousquet pendu à l'arçon de la selle.

—Hé! l'ami! dit-elle à Grippard, voudriez-vous dire au lieutenant
Belle-Rose qu'une dame est là, qui désire lui parler?

—Je le ferais sans nul doute, madame, si le lieutenant n'était parti.

—Parti, dites-vous?

—Il y a une demi-heure.

—Parti, sans rien dire?

—Un homme est venu de grand matin, lui a remis un billet, et ils se sont éloignés ensemble. Le sergent la Déroute m'a chargé de répondre qu'ils allaient du côté de Morlanwels.

—A Morlanwels? mais il y a des Espagnols de ce côté-là!

—Des Espagnols et des Impériaux, dit Grippard.

Les yeux de la duchesse tombèrent sur un papier plié en forme de lettre qui gisait sur le sol; leste comme un oiseau, elle sauta par terre et ramassa le papier. Dès la première ligne elle pâlit, ayant peur de comprendre.

—Voilà le billet qu'on a remis au lieutenant? dit-elle à Grippard d'une voix tremblante.

—Je le crois.

—C'est une trahison! fit-elle.

En ce moment Cornélius Hoghart, Guillaume et Pierre accouraient pour embrasser Belle-Rose.

La duchesse, du premier coup d'oeil, reconnut le gentilhomme qu'elle avait rencontré dans l'antichambre de M. de Louvois. Elle courut à lui.

—Monsieur, lui dit-elle d'une voix brève, me reconnaissez-vous?

—Madame la duchesse de Châteaufort! s'écria Cornélius en s'inclinant.

—Eh bien, monsieur, en ce moment on assassine Belle-Rose.

A ce cri, le vieux Guillaume s'élança vers la duchesse.

—Que dites-vous! madame? s'écria-t-il; je suis son père!

—Je dis qu'il faut le sauver s'il est vivant ou le venger s'il est mort. C'est à Morlanwels qu'il faut courir; à cheval, à cheval, et qu'on me suive!

La duchesse prit un pistolet à la ceinture de Grippard, sauta sur sa jument, lâcha les rênes et partit suivie de ses deux laquais. Cornélius, Guillaume, Pierre et Grippard s'élancèrent sur des chevaux de dragons qui étaient par là, et la petite troupe, excitée par son guide, franchit les barrières du camp.

Cependant Belle-Rose et la Déroute suivaient le Lorrain, qui pressait sa monture sans souffler le moindre mot. Au bout d'une lieue, Conrad prit un sentier sur la gauche qui coupait à travers champs. L'approche de la guerre avait fait décamper les habitants; les fermes étaient dévastées; on ne voyait pas un paysan alentour.

—Où diable nous mènes-tu? dit la Déroute, à qui la mine du Lorrain ne revenait pas.

—C'est une entrevue où il faut de la prudence. La personne qui m'envoie serait désespérée si l'on venait à la soupçonner, répondit Conrad.

La Déroute se tut, mais il s'assura que ses pistolets jouaient bien dans leurs fontes. Ceux que Conrad cachait dans ses poches étaient tout armés. On courut encore une demi-lieue sans découvrir personne. Belle-Rose, absorbé par ses pensées, se recueillait en quelque sorte pour la mission qu'il allait accomplir. Le chemin que suivaient les trois cavaliers s'enfonçait dans un petit vallon couvert de bois. A l'extrémité du vallon, on voyait un château.

—C'est ici, dit Conrad, en montrant le château du doigt.

Comme ils longeaient un taillis, la Déroute entendit un bruit d'arbustes froissés. Conrad tourna vivement la tête.

—Il y a par là quelque sanglier qui quitte sa bauge, dit-il en souriant.

La Déroute passa la main droite sous les fontes, saisit la crosse d'un pistolet, et, se penchant vers Belle-Rose, lui dit tout bas à l'oreille:

—Prenez garde, mon lieutenant; nous sommes en pays ennemi.

Belle-Rose tressaillit et tourna rapidement les yeux autour de lui. Tout à coup le sabot d'un cheval sonna contre un caillou.

—Oh! oh! fit la Déroute, voilà un sanglier qui a les pieds ferrés.

Le Lorrain leva brusquement la main et lâcha un coup de pistolet contre le sergent; mais le sergent avait l'oeil sur lui; au mouvement du Lorrain, il répondit par un mouvement semblable en se jetant sur le cou du cheval, et les deux coups partirent presque en même temps. La balle du Lorrain passa derrière la tête du sergent.

—Ah! mon drôle! s'écria la Déroute en rendant balle pour balle, tu es trop maladroit pour le métier que tu fais.

Le coup du sergent déchira le bras du Lorrain, et atteignit son cheval à la tête. L'animal blessé hennit de douleur, se cabra et partit comme une flèche. Au bout de cent pas, il donna dans un marais dont l'eau verte était tapissée d'herbes; du premier bond il s'enfonça jusqu'au jarret dans la vase; un violent coup d'éperon le fit se redresser; il s'élança, s'embourba jusqu'au poitrail et roula dans l'eau. Un instant on vit les jambes du cheval qui battaient la surface du marais dans les convulsions de l'agonie; les mains de Conrad se roidissaient cramponnées à la selle; un élan furieux lui fit soulever la tête au-dessus du lit d'herbes qui l'étouffait.—A moi! cria-t-il d'une voix haletante; mais le cheval s'enfonça, et le Lorrain disparut sous l'eau. Toute cette scène s'était passée en une minute; au moment où les deux coups de pistolet retentissaient, une troupe de cavaliers parut sur la lisière du bois. A sa tête marchait M. de Villebrais. La Déroute regarda derrière lui; trois ou quatre hommes gardaient le sentier: décidément Belle-Rose et lui étaient cernés. Il y avait du côté opposé au bois un grand rocher dans lequel s'ouvrait une baie. Belle-Rose y poussa son cheval rapidement, et sûr de n'être pas enveloppé, il fit face à l'ennemi. La Déroute était déjà à son côté, l'épée et le pistolet au poing. M. de Villebrais rallia sa troupe et s'avança vers le rocher. Il y avait une douzaine de cavaliers derrière lui rangés en demi-cercle. Il marchait lentement, comme un homme qui ne craint pas que sa proie lui échappe, l'épée au fourreau, le pistolet dans les fontes, l'oeil sur Belle-Rose.

—Hier, c'était votre tour; c'est aujourd'hui le mien, lui cria-t-il; je prends ma revanche.

—Vous la volez! répondit Belle-Rose, qui s'apprêtait à vendre chèrement sa vie.

—Soit! dit M. de Villebrais; je ne chicanerai pas sur les termes. Je l'ai; le reste m'importe peu.

Comme il parlait, on entendit le bruit lointain d'un galop rouler comme un tonnerre sur le sentier. Belle-Rose et M. de Villebrais regardèrent du côté d'où venait le bruit. Une troupe de cavaliers arrivait à bride abattue, guidée par une femme qu'emportait un cheval blanc. M. de Villebrais reconnut Mme de Châteaufort. Il pâlit et tira son épée.

—A nous ceux-ci! s'écria-t-il en montrant Belle-Rose et la Déroute; à vous ceux-là! reprit-il en s'adressant à un soldat balafré qui paraissait le lieutenant de la bande. Burk, au galop.

Les deux tiers de la troupe suivirent Burk, qui s'élança le sabre au poing du côté du sentier. Le reste s'ébranla sur les pas de M. de Villebrais. Mais Belle-Rose et la Déroute lui épargnèrent les trois quarts du chemin. En les voyant un instant immobiles à l'aspect des cavaliers qui arrivaient ventre à terre, la Déroute s'était penché vers Belle-Rose.

—Chargeons ces drôles! lui dit-il.

Belle-Rose avait déjà les éperons dans le ventre de son cheval, et ils tombèrent comme la foudre sur la bande de M. de Villebrais au moment où la troupe de Burk et celle de Mme de Châteaufort se joignaient. Le choc fut terrible des deux parts. Burk, qui courait en tête, arrêta Mme de Châteaufort par le bras, alors qu'elle s'élançait du côté de Belle-Rose.

—Eh! dit-il, des yeux comme des diamants et de l'or autour du cou! double aubaine!

—Tu m'as touchée, je crois, dit fièrement Mme de Châteaufort.

Et levant son pistolet à la hauteur du soldat, elle lui cassa la tête. Ce fut le signal du combat. Vingt détonations le suivirent et les épées se choquèrent. A la première décharge, l'un des laquais fut tué et Cornélius démonté. La supériorité du nombre était du côté des assaillants. Mme de Châteaufort, éperdue, se tordait les mains de désespoir. Sur le terrain où combattait Belle-Rose, elle ne voyait plus qu'un groupe d'hommes entourés de fumée où reluisait l'éclair des épées. Ses yeux épouvantés se tournaient vers le ciel, lorsqu'au détour du bois elle aperçut une compagnie de cavaliers qui s'approchait au pas. Geneviève fouetta sa jument et se précipita vers eux.

XXIV

UNE ÂME EN PEINE

Ceux qui marchaient à la tête de cette compagnie étaient couverts d'habits magnifiques. En une seconde, Geneviève fut sur eux. Elle était frémissante de colère et de terreur; le sang de l'homme qu'elle avait tué avait rejailli sur sa robe, et sa main tenait encore le pistolet fumant.

—Il y a là un officier français qu'on assassine, messieurs, leur dit-elle. Amis ou ennemis, si vous êtes gentilshommes, vous le sauverez.

Celui qu'on pouvait prendre pour le chef de la compagnie fit un signe de la main, un officier partit au galop avec les soldats de l'escorte, et Mme de Châteaufort le suivit. Il était temps que ce renfort intervînt. La Déroute, blessé, était couché par terre, la jambe engagée sous son cheval. Belle-Rose, également démonté, se défendait avec le tronçon de son épée, dont la lame était restée dans le corps d'un cavalier; ses habits étaient percés en vingt endroits et rougis en trois ou quatre. Des deux laquais, l'un était mort, l'autre avait la tête fendue. Cornélius et Pierre, tout sanglants, se débattaient au milieu de trois ou quatre bandits acharnés contre eux. Le vieux Guillaume gisait sur un soldat qu'il avait tué au moment où ce soldat allait frapper Belle-Rose. Grippard achevait de poignarder un Suisse qu'il avait abattu. Le vieux Guillaume était le seul qui fût parvenu à rompre la troupe de Burk. Le père était venu mourir auprès du fils. Les hussards de l'officier entourèrent les combattants et les forcèrent à lâcher prise. Tous étaient meurtris, et M. de Villebrais, frappé au front, avait le visage tout couvert de sang. A la vue de l'officier qui faisait rentrer les épées au fourreau, il pâlit de rage, et jeta la sienne sur l'herbe humide et rouge. La duchesse de Châteaufort s'élança vers Belle-Rose.

—Vivant, dit-elle, vivant, mon Dieu!

Et elle tomba sur ses genoux, les mains tournées vers le ciel. La prière entr'ouvrait ses lèvres, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues. Belle-Rose la souleva dans ses bras avec un élan amer et passionné.

—Ainsi, dit-il, vous me sauverez toujours. Voici trois fois que je vous dois la vie!

Geneviève, brisée par tant de terribles émotions, appuya sa tête contre l'épaule de Belle-Rose, et se prit à fondre en larmes.

—Oh! mon Dieu! dit-elle, je voudrais mourir ainsi.

En ce moment, le duc de Castel-Rodrigo,—car c'était lui que Geneviève avait rencontré,—arriva sur le lieu du combat.

—Ah! c'est vous, monsieur? dit-il en s'adressant à M. de Villebrais, qu'il reconnut malgré le désordre de ses habits et le sang dont il était couvert.

—Moi-même, fit M. de Villebrais, qui mordait ses lèvres de colère.

—Diable! monsieur, vous n'avez point tardé d'entrer en campagne, à ce qu'on peut voir, reprit le duc d'un ton de mépris.

—J'imagine, monsieur le duc, reprit le traître hardiment, que vous ne m'avez pas confié ces braves gens pour les conduire à la messe?

Le duc de Castel-Rodrigo fronça le sourcil.

—Au surplus, ajouta M. de Villebrais, que la fureur tourmentait, il m'est doux de savoir que nous vivons au temps de la chevalerie. A l'avenir, quand j'aurai un ennemi à combattre, j'aurai grand soin de le prévenir de l'heure et du lieu, comme faisaient les preux de la Table ronde.

—Monsieur sait bien qu'il ment, dit froidement un officier de la suite du duc de Castel-Rodrigo: il n'ignore pas sans doute qu'au temps dont il parle on bâtonnait les déserteurs et qu'on pendait les traîtres.

Cet officier, d'une figure austère et pensive, était le jeune prince d'Orange, qui faisait son apprentissage de la guerre, celui-là même qui devait être un jour Guillaume Ier, roi d'Angleterre.

—Assez, messieurs, s'écria le duc; j'ai donné permission à M. de Villebrais de se faire accompagner de dix ou douze soldats partout où bon lui semblerait; mais je n'ai pas, que je sache, abdiqué mes droits de gouverneur de la province. Votre rôle est fini, monsieur, le mien commence. Allez.

M. de Villebrais se retira lentement. En passant devant Mme de Châteaufort et Belle-Rose, il leur jeta un regard empreint d'une haine implacable, rallia ceux de ses gens qui étaient encore debout et s'éloigna.

—Monsieur, dit le duc à Belle-Rose, vous êtes libre; voici des chevaux pour vous et les vôtres; voilà une escorte pour vous protéger. Il n'y a plus ici ni Français ni Espagnols: il n'y a que des gentilshommes.

Belle-Rose venait à peine de remercier le duc, qu'un faible soupir lui fit tourner la tête. Son sang s'était figé dans ses veines; il regardait partout craignant de voir. Un moribond à demi couché sur un cadavre étendait vers lui ses bras suppliants.

—Mon père! s'écria Belle-Rose, et il s'élança vers le vieux Guillaume.

Cornélius et Pierre s'agenouillèrent autour du fauconnier. Une pâleur mortelle, la pâleur du désespoir, avait effacé sur leur visage l'animation du combat.

—J'ai vécu plus de soixante et dix années, leur dit Guillaume, Dieu me fait la grâce de mourir en soldat: ne pleurez pas.

Belle-Rose ne pleurait pas, mais son visage était effrayant à voir; il soutenait la tête de son père de ses deux mains et baisait ses cheveux blancs.

—C'est pour moi, mon Dieu! c'est pour moi que vous mourez! disait-il.
Et Claudine, et Pierre… mais il fallait me laisser tuer!

Ses doigts tremblants écartèrent l'habit troué qui cachait la blessure; le fer était entré dans la poitrine, d'où sortait encore un filet de sang: la plaie était horrible et profonde. Les traits de Belle-Rose se contractèrent; le vieillard sourit.

—Tu me parles de Claudine et de Pierre, lui dit-il; je te les confie.

En ce moment, les yeux de Belle-Rose rencontrèrent les yeux de Geneviève: il se souvint de la lettre qu'il avait reçue, de la cause qui l'avait conduit à Morlanwels; ses sourcils se froncèrent, et il jeta sur la pauvre femme un regard si plein d'amertume, qu'elle cacha sa tête entre ses mains. Cependant Cornélius fit construire à la hâte un brancard avec des branches d'arbres; un chirurgien, qui se trouvait dans la suite du duc de Castel-Rodrigo, posa un premier appareil sur les blessures du vieux Guillaume; deux soldats prirent le brancard, et le triste cortège s'achemina vers Charleroi. La Déroute, qui n'était pas dangereusement atteint, bien que criblé de coups, se tenait passablement à cheval. Mme de Châteaufort essuya ses yeux rougis par les larmes et s'approcha de Belle-Rose.

—Jacques, lui dit-elle d'une voix douce et ferme, j'ai encore une grâce à vous demander, non pas pour moi, mais au nom d'un enfant sur qui vous avez juré de veiller.

A ce souvenir, Belle-Rose tressaillit.

—Parlez, Geneviève, je vous écoute; mais hâtez-vous, chaque minute m'est précieuse.

—Il faut que je vous voie, que je vous parle encore au sujet de cet enfant. Le voulez-vous? reprit-elle en attachant un regard suppliant sur celui qui l'avait tant aimée.

—Je le dois et je le ferai, dit-il.

—Merci, Jacques. Demain je vous ferai savoir où nous aurons cette dernière entrevue. Maintenant, adieu.

Mme de Châteaufort détourna la tête pour cacher une larme qui tremblait au bord de sa paupière, poussa sa jument et disparut dans les plis du sentier. Quelques heures après la rencontre du vallon, le funèbre cortège entrait au camp de Charleroi. M. de Nancrais, prévenu par Grippard, accourut auprès du fauconnier, qui avait aimé et protégé son enfance. Dans un coin de la tente, Claudine et Pierre sanglotaient; Belle-Rose était désespéré mais ferme; Cornélius allait de Claudine à Belle-Rose, morne et silencieux; Guillaume avait la sérénité d'un vieux soldat qui avait toujours vécu comme un chrétien. Il mourait comme d'autres s'endorment. Guillaume Grinedal reconnut M. de Nancrais aussitôt qu'il entra et lui serra la main. Il ne pouvait déjà plus parler, mais son regard loyal avait encore l'éclat de sa verte vieillesse. Tandis qu'il retenait M. de Nancrais, il fit signe à Belle-Rose d'approcher; ses yeux se tournèrent alors vers le fils du comte d'Assonville avec une expression inquiète et suppliante.

—Je suis son frère, dit M. de Nancrais que cette prière muette toucha jusqu'au fond de l'âme.

Guillaume porta la main de M. de Nancrais à ses lèvres avec tant d'effusion, que l'impassible soldat détourna la tête pour ne pas laisser voir son trouble. Claudine s'était agenouillée au pied du lit; le vieux Guillaume appela Cornélius du regard, et le forçant doucement à s'incliner près d'elle, mit leurs deux jeunes têtes sous ses mains étendues. Le silence était si profond, qu'on n'entendait pas d'autre bruit que la respiration haletante de Pierre, qui mordait son mouchoir pour étouffer ses sanglots. La Déroute, dont Belle-Rose n'avait pas voulu se séparer, étendu sur un matelas dans un coin, tambourinait la marche des canonniers sur ses genoux et pleurait sans savoir ce qu'il faisait.

—Et dire que c'est ce bon vieux qui a reçu le coup tandis que j'étais là! murmurait-il à voix basse. Faut-il que je sois maladroit!

Et l'honnête la Déroute se donnait au diable de n'être pas transpercé de part en part. En ce moment un pan de la toile se souleva et donna passage à M. de Luxembourg. Le duc s'approcha du lit où gisait le vieux fauconnier et lui tendit la main.

—Me reconnaissez-vous, Guillaume? lui dit-il.

Guillaume le regarda un instant, et l'on vit un doux sourire briller dans ses yeux.

—Vous m'avez secouru dans des temps de malheur, reprit le duc, je m'en suis souvenu. Belle-Rose sera comme un fils pour moi. Je ne lui épargnerai pas les dangers, et si Dieu nous prête vie à tous deux, il arrivera plus loin qu'il n'a jamais rêvé.

Le fauconnier porta la main du gentilhomme à ses lèvres. En se retirant, le duc pressa fortement la main de Belle-Rose.

—Soyez ferme, lui dit-il, il vous reste un père.

L'aumônier du bataillon arriva dans la nuit et récita la prière des agonisants. Tout le monde se mit à genoux, et Guillaume, les mains jointes, remit son âme à celui qui aime et pardonne. Le surlendemain, vers midi, un soldat se présenta à la tente de Belle-Rose. C'était un page à la tournure leste, au regard vif, au sourire espiègle et déterminé. Malgré ses habits d'homme, il ne fallut qu'un regard à Belle-Rose pour reconnaître Camille, la suivante de Mme de Châteaufort.

—Ma maîtresse vous fait prévenir, dit la camériste, qu'elle vous attendra ce soir, s'il vous est possible de lui donner une heure.

—Je suis à ses ordres, répondit Belle-Rose.

—S'il en est ainsi, tenez-vous prêt ce soir au coucher du soleil.

—Je serai prêt. Où faut-il me rendre?

—Entre Marchienne et Landely, à deux lieues d'ici à peu près. Mais ne vous mettez point en peine, c'est moi qui vous servirai de guide.

—A ce soir donc.

Camille pirouetta sur ses talons et s'éloigna. Tandis que ces choses se passaient au camp, M. de Villebrais, plus ardent encore à la vengeance depuis sa dernière rencontre avec le duc de Castel-Rodrigo, avait dispersé ses hommes et quelques autres que l'appât du gain avait attachés à sa fortune, autour des lignes françaises, en leur recommandant la plus stricte surveillance. Lui-même, sous les habits d'un maraîcher, s'était aventuré jusqu'aux avant-postes; il allait et venait à toute heure par les sentiers, infatigable et silencieux comme le loup qui rôde en cherchant une proie. Vers cinq heures, comme il était en observation sur un monticule, d'où l'on voyait le côté du camp qu'habitaient le duc de Châteaufort et sa suite, il aperçut Mme de Châteaufort à cheval, suivie d'un seul laquais, qui se dirigeait vers les barrières. M. de Villebrais attendit qu'elle fût arrivée à quelques centaines de pas du camp, et sautant alors sur un cheval qui était toujours à portée de sa main, il fit signe à l'un des hommes de le suivre et se lança à la poursuite de la duchesse, en ayant soin de mettre la rivière entre eux pour qu'elle ne prît pas garde à lui. Mme de Châteaufort suivait la route de Marchienne-au-Pont. A un quart de lieue de ce bourg, elle prit un chemin sur la droite, gagna la campagne de Landely, et s'arrêta à cent pas des bords de la Sambre, devant un pavillon de chasse dont une espèce de garde lui ouvrit la porte. M. de Villebrais ne la voyant pas sortir, côtoya les bords de la rivière, trouva un gué, poussa son cheval et traversa la Sambre, ayant tantôt de l'eau jusqu'à l'éperon, tantôt jusqu'aux hanches. Après avoir attaché son cheval au tronc d'un vieux saule, il se dirigea doucement vers le pavillon, en fit le tour, et quand il eut reconnu les êtres, il reprit au galop la route de Charleroi, laissant son acolyte en sentinelle dans le taillis. Au coucher du soleil, M. de Villebrais avait réuni quatre ou cinq de ses gens, et leur avait donné rendez-vous à Landely. Chacun devait s'y rendre de son côté. Quant à lui, il se coucha dans un fossé sur le bord de la route qu'avait suivie Mme de Châteaufort et attendit. Cependant, à l'heure convenue, Belle-Rose vit s'avancer Camille, qui gouvernait d'une main sûre un beau genêt d'Espagne.

—Êtes-vous prêt? lui dit le faux page.

Belle-Rose, pour toute réponse, sauta sur un cheval que Grippard tenait par la bride. Camille lâcha les rênes du genêt, et Belle-Rose piqua des deux à sa suite. Ils n'avaient pas fait un quart de lieue qu'ils entendirent un cavalier courant à bride abattue sur la route. Belle-Rose se retourna, et, dans le clair-obscur, il reconnut son frère qui arrivait sur lui comme la foudre.

—Cornélius est près de Claudine, Claudine m'envoie près de toi, lui dit
Pierre.

Belle-Rose lui tendit la main, et tous trois, penchés sur la croupe des chevaux, passèrent comme des fantômes. M. de Villebrais se dressa, un amer sourire éclaira son visage.

—Si Mme de Châteaufort me le livre, dit-il, je pourrai bien, au prix de l'homme, pardonner à la femme.

Il y avait entre Marchienne-au-Pont et Charleroi, sur la route la plus directe de Landely, un régiment de cavalerie dont il était impossible, après le coucher du soleil, de traverser le bivouac sans avoir le mot d'ordre. M. de Villebrais, qui n'ignorait pas cette circonstance, tourna au midi de Charleroi, passa la Sambre un peu au-dessous du camp, et se lança dans la campagne, du côté de Landely. Le ciel était pur, et la lune, qui montait à l'horizon, guidait sa marche rapide. Au bout d'une heure, il vit parmi les arbres, et de l'autre côté de la Sambre, qui s'épanchait entre deux rives sombres comme une ceinture d'argent, une lumière qui tremblait. M. de Villebrais fouetta son cheval, qui hennit de douleur et bondit sur le sable. D'autres hennissements lui répondirent sur les deux rives.

—Ils sont là! pensa M. de Villebrais.—Et, penché sur l'encolure du cheval qui mordait son frein, il se mit à chercher le gué sur le rivage. Il crut le reconnaître à une pierre qu'il avait remarquée dans la soirée, et il se jeta hardiment dans l'eau qui semblait rouler des vagues de diamants.

Cependant Camille et Belle-Rose atteignirent le pavillon de Landely. Le garde les introduisit dans une antichambre où Camille s'arrêta. Belle-Rose pénétra dans une seconde pièce où Mme de Châteaufort l'attendait. Pierre s'était assis à la porte du pavillon. Geneviève accueillit Belle-Rose avec un pâle et triste sourire.

—Je vous ai fait venir, lui dit-elle, pour vous parler d'un enfant qui n'a plus de père et que sa mère veut vous confier. Il ne faut pas qu'il grandisse seul.

—En vous communiquant la mission dont M. d'Assonville m'a chargé, dit Belle-Rose, je n'ai jamais prétendu vous ravir le droit de voir et d'embrasser votre fils. Ne pouvons-nous veiller ensemble sur lui?

Mme de Châteaufort secoua la tête.

—Hier, c'eût été le plus doux de mes rêves; mais ce n'était qu'un rêve! je me suis réveillée.

La voix de Mme de Châteaufort était si profondément désespérée, que
Belle-Rose lui prit la main.

—Geneviève, lui dit-il, oubliez que vous êtes femme pour vous souvenir que vous êtes mère.

—Je ne puis rien oublier, rien! reprit-elle. Vous voulez que nous veillions ensemble sur cet enfant. Hélas! le pouvons-nous? Quand vous le verrez beau comme un ange et souriant entre nous, quel regard aurez-vous pour la mère? Tenez, Jacques, hier j'ai tout compris. Le malheur est sur moi! Quand M. d'Assonville est mort, j'étais là! Quand le sang de votre père a coulé, j'étais là! Le reproche a lui dans vos regards, ce reproche était dans votre coeur, et maintenant, quoi que vous fassiez, l'idée du meurtre se mêlera toujours à mon souvenir! Et d'ailleurs, l'image d'une autre femme est dans votre coeur bien plus puissante que la mienne!… N'ai-je point vu, il y a trois jours, votre main ramasser une fleur qu'elle avait laissé tomber, et ne vous ai-je pas vu la porter à vos lèvres? Oh! vous l'aimez, cette femme!… Son nom, vous l'avez mille fois murmuré!… elle est jeune… elle est belle… elle est pure!… Un instant, j'ai cru qu'à force d'amour je pourrais lutter contre son souvenir: c'était une erreur dont un flot de sang m'a tirée… Entre vous et moi il y a trop de malheurs, il y a votre père… il y a Gaston!

Belle-Rose baissa la tête. Chaque parole de Geneviève entrait dans son coeur comme une flèche.

—Vous vous taisez, Jacques, reprit-elle, et je ne me plains pas: vous m'avez pardonné.

Comme ce dernier mot tombait de ses lèvres, un cri terrible fendit l'air et vint retentir à leurs oreilles. Tous deux tressaillirent; mais ce cri sans nom avait traversé l'espace comme une balle; tout était redevenu calme et silencieux. Par un mouvement instinctif, Geneviève s'était rapprochée de Belle-Rose.

—Jacques, lui dit-elle en prenant une de ses mains entre les siennes, dites-moi du moins que vous apprendrez à mon fils à m'aimer? Quand il me voit il me sourit; il a des caresses divines pour mes lèvres; il étend sur mes fautes son innocence comme un manteau; ses petites mains se suspendent à mon cou, et, quand il m'appelle, il me semble que la bénédiction de Dieu descend sur moi.

Geneviève pleurait, le visage appuyé sur la main de Belle-Rose.

—Il vous aimera! il vous aimera! Comment le fils de Gaston pourrait-il ne pas vous aimer! s'écria Belle-Rose éperdu.

Un autre cri plus horrible encore retentit. C'était un cri funèbre qui semblait ne pas appartenir à la terre: il déchirait l'oreille et glaçait le coeur; l'espace profond l'engloutit, et l'on n'entendit plus rien que le doux murmure du feuillage qu'agitait le vent. Geneviève épouvantée se laissa tomber sur ses genoux.

—Mon Dieu! dit-elle, est-ce l'âme de Gaston qui m'appelle?

Belle-Rose sentit un frisson courir à la racine de ses cheveux que mouillait une sueur froide. Il s'élança vers la fenêtre et l'ouvrit. La nuit sereine enveloppait la campagne de sa transparente obscurité; la brise chantait entre les rameaux fleuris des aubépines, et l'on entendait dans l'ombre d'une haie une fauvette amoureuse qui gazouillait sur son nid. Une terreur invincible retenait Geneviève agenouillée par terre; elle avait la pâleur du marbre, sa tête renversée en arrière semblait aspirer encore l'horreur de ce cri, et ses mains perdues dans son épaisse chevelure en tordaient les boucles flottantes. Belle-Rose sondait du regard les profondeurs de la nuit; sa main s'était portée à la garde de son épée, et ce soldat qui ne connaissait pas la peur attendait muet et frémissant. Un nouveau cri, un cri lugubre, éclata soudain et se prolongea sous le ciel étoilé: c'était tout à la fois une plainte déchirante et une menace formidable, un cri qui figeait le sang. Mme de Châteaufort, folle d'épouvante, bondit jusqu'aux genoux de Belle-Rose et s'y cramponna. Tout à coup la porte s'ouvrit violemment, et Pierre se précipita dans la chambre l'épée nue au poing; Camille, effarée, s'y jeta après lui.

—Entends-tu, frère? dit à voix basse le pâle jeune homme; entends-tu?

Belle-Rose se dégagea de l'étreinte de Mme de Châteaufort et tira son épée.

—Viens, frère! dit-il; et tous deux se jetèrent hors du pavillon.

XXV

VILLE GAGNÉE

Madame de Châteaufort, éperdue et muette, suivit Belle-Rose et Pierre. Dans l'état de frayeur mortelle où son âme était plongée, ce qu'elle craignait avant toute chose, c'était de demeurer seule. Le paysage était calme et reposé. La campagne, baignée d'une blonde lumière, se perdait dans un horizon placide et vaporeux où rayonnaient seulement quelques étincelles immobiles comme des étoiles. A cent pas du pavillon, la Sambre coulait comme un fleuve d'argent liquide, et l'on n'entendait rien que le doux bruit de l'eau qui se brisait au pied des saules. Il semblait aux deux frères que les cris s'étaient élevés dans la direction de la rivière. Ils s'avançaient donc de ce côté, prudemment, l'oeil et l'oreille au guet, comme des soldats qui craignent une surprise, lorsqu'un cri rauque, haletant, essoufflé, passa au-dessus de leur tête, et fit se courber Mme de Châteaufort comme un arbre battu par le vent. Un silence lugubre le suivit. Belle-Rose se redressa impétueusement.

—C'est le cri d'un homme qui se noie! dit-il; et il s'élança vers le rivage.

Pierre arriva sur le sable aussi vite que lui, et tous deux courbés cherchèrent le long du fleuve, qui brillait comme un large ruban d'acier.

Ils n'avaient pas fait cinquante pas, qu'ils aperçurent auprès d'un vieux saule, penché sur le fleuve, un corps noir qui flottait doucement au cours de l'eau. Il y avait des instants où ce corps venait à la surface, et d'autres où il disparaissait sous les branches du saule, obéissant au remous qui le balançait.

—Le voilà? dit Pierre, regarde: ses deux mains sont nouées autour d'une branche.

C'était en effet le cadavre d'un homme cramponné à l'arbre. Les bras, raidis par l'agonie, sortaient de l'eau et le retenaient au milieu des rameaux tremblants. Belle-Rose s'avança sur le tronc du saule, tandis que Pierre entrait dans le fleuve; courbés sur le cadavre, dont la tête ballottée par les vagues flottait entre les feuilles, ils le tirèrent de l'eau; mais les doigts inflexibles étaient scellés à la branche, et il fallut la couper pour le pousser au rivage. Mme de Châteaufort attendait au bord de la Sambre; quand le cadavre humide fut étendu sur l'herbe, aux paisibles rayons de la lune, la première elle le reconnut.

—M. de Villebrais! dit-elle.

Belle-Rose se jeta à genoux près du mort; c'était bien lui; la face était livide, et ses yeux, démesurément ouverts, saillaient hors des orbites. Les angoisses d'une horrible agonie avaient bouleversé ses traits, où se reflétait encore l'expression de la haine. Le jeune officier laissa retomber la tête qu'il avait un instant soulevée.

—Le coeur ne bat plus, dit-il. Que Dieu fasse paix à son âme!

M. de Villebrais, en croyant passer la Sambre à gué, s'était trompé; son cheval, qui n'avait tout d'abord de l'eau que jusqu'au jarret, perdit pied tout à coup; M. de Villebrais voulut le ramener, mais le courant était fort et rapide en cet endroit; l'officier abandonna l'animal qui s'enfonçait sous lui, et tenta de se sauver à la nage. Il y aurait peut-être réussi si le cheval, en se débattant, ne l'eût frappé d'un coup de pied à la tête, ce qui fit perdre à M. de Villebrais la moitié de ses forces. Ce fut alors que le nageur poussa son premier et formidable cri. Un de ses hommes, caché dans un fourré sur la rive opposée, se glissa vers le rivage pour aller à son secours, mais il tomba dès son premier élan dans un coin du lit tout rempli d'herbes, où il faillit rester. Comme il s'en dégageait, il entendit du bruit dans un pavillon; la peur le prit et il se jeta sous un taillis. Cependant M. de Villebrais luttait contre le courant avec l'énergie du désespoir; sa tête coulait parfois sous la surface, sa bouche s'emplissait d'eau, sa respiration s'épuisait; quand il avait assez de force pour soulever sa poitrine, il jetait un de ces cris suprêmes qui glaçaient d'effroi Mme de Châteaufort. Un dernier effort lui fit atteindre le vieux saule miné par la rivière, ses doigts s'attachèrent autour d'une branche comme des liens de fer, il voulut se hausser sur le tronc; mais la branche plia, un cri d'horreur jaillit de ses lèvres bleuies, et son visage disparut sous les flots. Quand Belle-Rose se fut assuré de la mort de M. de Villebrais, il appela le garde et lui confia le cadavre du noyé; puis il reprit avec Mme de Châteaufort et Pierre le chemin du pavillon. En ce moment, on entendit au loin le galop précipité de trois ou quatre chevaux: c'étaient les gens de M. de Villebrais qui, se voyant privés de leur chef, regagnaient leurs cantonnements. Mme de Châteaufort se retrouva un instant après seule avec Belle-Rose. La mort imprévue et terrible de M. de Villebrais avait encore augmenté la tristesse profonde et l'amer découragement dont elle se sentait frappée. La désolation était dans son âme: elle avait vu l'agonie de M. d'Assonville; elle venait de voir le cadavre de M. de Villebrais; elle voyait devant elle Belle-Rose pâle et morne, qui portait dans son coeur le deuil de son père. Elle comprit que l'heure de la séparation avait sonné, et appelant à son aide tout ce qui lui restait de force, elle tira de sa poche un petit paquet cacheté.

—Voici, dit-elle à Belle-Rose, les papiers qui constituent l'état du fils de M. d'Assonville; quand il sera d'âge à choisir une carrière, il pourra le faire en gentilhomme. A ces papiers j'ai joint une lettre qui vous donne tout droit sur lui.

—Mais vous, Geneviève? dit Belle-Rose.

—Moi? je l'embrasserai, c'est la seule grâce que je vous demande.

En achevant ces mots, Mme de Châteaufort se leva. Toute espérance était bannie de son coeur. Elle s'approcha de Belle-Rose, la pâleur d'une morte sur le front et le sourire aux lèvres, et lui tendit la main. Belle-Rose, sans lui répondre, la prit entre les siennes.

—Ainsi, reprit-elle, je serai votre amie, rien de plus, rien de moins, une amie absente à laquelle vous penserez quelquefois sans amertume?

—Une amie dont je ferai bénir le nom par les lèvres d'un enfant, répondit Belle-Rose.

Le visage de Geneviève rayonna d'une joie pure. Elle se haussa sur la pointe des pieds, attira à elle la tête de Belle-Rose et l'embrassa chastement comme une soeur embrasse son frère.

—Voilà une parole que j'emporte dans mon coeur, dit-elle, et qui me consolera quand je serai seule. Adieu, mon ami, puissiez-vous trouver quelque jour le bonheur que j'aurais voulu vous donner!… Une autre sera plus heureuse; vous penserez à moi dans votre joie, et je prierai pour vous deux dans ma tristesse. C'est une nouvelle vie que je commence, je la commence avec le repentir.

Belle-Rose retint quelques minutes Geneviève sur son coeur, puis, sentant les larmes le gagner, il s'arracha de ses bras, colla ses lèvres une dernière fois au front de la pauvre délaissée, et s'élança hors de l'appartement. Un instant après, il s'éloignait avec Pierre. Au premier coude que faisait le sentier, Belle-Rose se retourna: sur la porte d'un pavillon, une femme, qu'on reconnaissait à sa robe blanche, était agenouillée, les bras tendus vers lui; au milieu du silence de la nuit embaumée, il entendit comme le bruit d'un sanglot qu'on cherchait à retenir. Belle-Rose frissonna de la tête aux pieds, et frappant son cheval de ses deux éperons à la fois, il se précipita comme un fou sur la route de Charleroi. Deux jours après, le camp était levé, et le 4 du mois de juin, le siège fut mis devant Tournai. Claudine et Suzanne étaient restées à Charleroi, où M. d'Albergotti venait de tomber malade. Son grand âge, les fatigues de la guerre, ses blessures, tout inspirait de graves inquiétudes sur son état. Au milieu du tumulte d'une ville remplie de soldats, il était à craindre que le vieil officier ne reçût pas tous les soins que réclamait sa position: il fut décidé qu'on se dirigerait sur Paris à petites journées; là du moins on aurait tous les secours de la science. Mme de Châteaufort se retira dans la ville d'Arras, où depuis sa disgrâce le duc avait reçu l'ordre de résider, le mari ayant prié sa femme de l'aider de sa présence au moment des réceptions officielles et des représentations. On sait que les deux époux vivaient en grands seigneurs qui n'ont de rapports ensemble que pour les choses qui tiennent à leur état dans le monde. Pierre, attaché à la compagnie où servait Belle-Rose, avait suivi l'armée à Tournai. Les opérations du siège commencèrent activement et la place fut investie le jour même. Les efforts de l'artillerie furent tournés contre un fort qui commandait la place du côté du midi. Les assiégés répondaient par un feu bien nourri aux attaques de l'armée française, et cherchaient à troubler ses opérations par de fréquentes sorties. Mais la présence du roi augmentait l'ardeur des troupes, et l'on prévoyait déjà l'instant où la ville serait forcée de battre la chamade. Pour en précipiter le moment, il s'agissait de miner un bastion dont la chute, en ouvrant le rempart, contraindrait le gouverneur de Tournai à parlementer. C'était une expédition où il y avait de grands dangers à courir, et qui demandait des hommes déterminés. Belle-Rose, qui cherchait des occasions de se signaler, s'offrit de bonne volonté.

—C'est bien, lui dit M. de Nancrais; choisis tes hommes, et si tu en reviens, tu reviendras capitaine.

Vers le soir, à la tombée de la nuit, Belle-Rose, accompagné de la Déroute, de Pierre et de quatre ou cinq autres sapeurs, sortit du chemin couvert et s'approcha des fossés en rampant sur la terre. Les premières sentinelles qui l'aperçurent tirèrent sur lui; sans leur donner le temps de recharger leurs armes, il se mit à courir jusqu'au bord du fossé, où il se laissa tomber. Belle-Rose s'était muni d'un sac plein d'étoupes qu'il avait coiffé d'un chapeau. Au moment où les Espagnols allongeaient leurs fusils par-dessus le rempart, il jeta cette espèce de mannequin dans le fossé. Il faisait sombre déjà, et tous les soldats, trompés, firent feu dessus, à l'exception de deux ou trois. Belle-Rose sauta sur-le-champ; ceux qui n'avaient pas tiré lâchèrent leurs coups, mais le lieutenant était déjà parvenu de l'autre côté et s'était logé derrière un éboulement sans autre accident qu'une balle perdue dans ses habits. Les gens de Belle-Rose, couchés dans les plis du terrain, attendaient son signal pour descendre. Quant à lui, sûr de n'être pas inquiété, il mit tout de suite la sape au rempart et travailla avec une telle ardeur, qu'en moins de deux heures il eut pratiqué une excavation où deux hommes pouvaient tenir. Les Espagnols lui tiraient sans cesse des coups de fusil, mais les balles s'aplatissaient contre la pierre ou rebondissaient derrière lui; trois ou quatre d'entre eux avaient tenté de joindre le mineur en passant par-dessus le rempart; mais Pierre et la Déroute avaient tué les deux premiers: un autre, atteint à la cuisse, était tombé dans le fossé, où il s'était cassé les reins; le quatrième avait été frappé par Belle-Rose lui-même au moment où il mettait le pied sur le sol. Après ces tentatives, si mal terminées, les Espagnols se tinrent prudemment derrière le mur. Belle-Rose siffla doucement. A ce signal dont ils étaient convenus d'avance, la Déroute et Pierre accoururent ensemble au bord du fossé. L'un arrêta l'autre.

—Eh! l'ami, je suis sergent! dit la Déroute.

—Eh! camarade, je suis son frère! répliqua Pierre, et il sauta dans le fossé.

Pierre joignit Belle-Rose au milieu de la mousquetade. Une balle l'effleura près du sourcil. Un demi-pouce plus bas, elle lui cassait la tête.

—Eh! frère, ils t'ont baptisé! dit Belle-Rose en voyant le sang qui mouillait le front du jeune soldat.

Tous deux se remirent à l'ouvrage et le poussèrent si vigoureusement qu'il fallut donner bientôt un second coup de sifflet. Cette fois ce fut la Déroute qui se présenta. Les assiégeants jetèrent des pots à feu dans le fossé; mais le sergent, leste comme un chat, avait déjà disparu sous la sape. Les coups de sifflet se succédaient rapidement; le mur était percé; les mineurs étaient toujours à leur poste, sauf un seul qui avait été tué d'un éclat de grenade. Cet accident avait déterminé la Déroute à élever en arrière de la sape un épaulement en terre qui les mettait parfaitement à l'abri.

—Nous voilà comme des taupes, dit-il de cet air tranquille qui ne l'abandonnait jamais; creusons.

Vers le matin ils entendirent un bruit sourd comme celui d'un travail souterrain. Belle-Rose fit arrêter tout le monde et colla son oreille aux parois de la mine.

—Très bien, dit-il; on sape en avant.

—Mine et contre-mine! dit la Déroute; creusons.

On creusa si bien, que vers midi on entendit très distinctement les coups de pioche qui frappaient la terre. Des deux côtés on travaillait avec une égale ardeur.

—Alerte! mes garçons, reprit le sergent; après la pelle ce sera le tour du pistolet.

Au bout d'une heure, Belle-Rose reconnut à la sonorité des coups qu'on n'était plus séparé que par deux pieds de terre.

—Couchez-vous tous! dit-il en étendant la main vers ses mineurs.

—Eh! mon lieutenant, tous, excepté moi! s'écria la Déroute.

—Toi le premier! reprit l'officier d'un air qui ne souffrait pas de réplique.

La Déroute obéit; mais tandis que Pierre se couchait à la droite de
Belle-Rose, le sergent se mit à sa gauche.

—A présent, camarades, laissez là les outils et apprêtez les armes! D'un coup de pioche je vais jeter ce pan de muraille à bas; aussitôt que les Espagnols nous verront, ils feront feu.

—C'est-à-dire que vous attraperez tout! murmura la Déroute d'un air jaloux.

—Oui, tout ou rien, répondit Belle-Rose en souriant, et il continua:—Vous ne vous lèverez qu'après qu'ils auront tiré; mais alors levez-vous tous ensemble et sautez sur eux. Attention maintenant.

Belle-Rose prit une pioche à deux mains, la plus lourde, et frappa. Au troisième coup la terre s'écroula, une large brèche s'ouvrit, et l'on vit les Espagnols qui abaissaient leurs mousquets.

—Feu! cria l'officier qui les commandait.

Mais au cri de l'officier, Belle-Rose s'était jeté à plat ventre; toute la décharge passa par-dessus sa tête. Au milieu de la poussière et de l'obscurité, les ennemis n'avaient rien vu.

—Debout! s'écria Belle-Rose d'une voix tonnante, et il s'élança le premier, suivi de près par son frère et la Déroute.

Les Espagnols, surpris, furent tués sur place ou désarmés. Ils étaient dix dans la chambrée. Au dernier coup de pistolet il n'en restait que trois debout. Belle-Rose s'empressa de faire murer l'ouverture avec des pierres et des décombres; il attacha le pétard, déroula la mèche et donna l'ordre à la Déroute de ramener sa petite troupe. Quand elle eut repassé le fossé, Belle-Rose mit le feu à la mèche et il s'éloigna, mais pas avant d'avoir vu le soufre et la poudre pétiller. La Déroute était sur le revers du fossé, allant et venant sans prendre garde aux coups de fusil que les fuyards tiraient sur lui en quittant le rempart.

—Eh! du diable! cria-t-il du plus loin qu'il vit Belle-Rose, ne pourriez-vous marcher plus vite?

—Et toi, dit l'autre, ne pourrais-tu rester plus loin?

Tous deux s'éloignèrent rapidement; mais, au bout de cent pas,
Belle-Rose sentit trembler le sol sous leurs pieds.

—A terre! cria-t-il à la Déroute.

Et, le saisissant par le bras, il le força de se coucher près de lui dans un pli du terrain. Une épouvantable détonation retentit aussitôt; un nuage de poudre obscurcit le jour, et mille éclats de pierre tombèrent autour d'eux. Quand ils se relevèrent, vingt toises du mur étaient à bas; le fossé était comblé par les débris et une large brèche ouverte au flanc du bastion. La garnison avait décampé. Un corps de soldats que M. de Nancrais tenait en réserve s'élança aussitôt que la mine eut joué, et s'installa sans coup férir dans le fort, où le drapeau blanc fut arboré. M. de Luxembourg se porta en avant suivi de ses officiers. Comme il passait, il rencontra Belle-Rose qui courait vers le rempart, ses habits en désordre et tout couvert de poudre.

—Ah! c'est vous, Grinedal? dit M. de Luxembourg; arrêtez-vous une seconde pour me dire le nom du soldat qui a mis le feu à la mèche.

—Eh! s'écria la Déroute, ce soldat est un officier.

—Ah!

—Et cet officier, c'est mon lieutenant.

M. de Luxembourg tendit la main à Belle-Rose.

—Ce sont de ces actions qui ne m'étonnent pas, venant de vous: j'en parlerai ce soir à Sa Majesté, lui dit-il.

Le gouverneur de Tournai, voyant la ville démantelée, envoya un parlementaire au camp; la capitulation fut signée, et la ville ouvrit ses portes. Ce premier succès excita la joie de l'armée, qui ne parlait de rien moins que d'aller d'emblée jusqu'à Bruxelles. Vers le soir, et comme la ville retentissait de chants, une ordonnance prévint Belle-Rose que M. de Luxembourg l'attendait à son quartier. Le jeune officier s'y rendit et trouva le général dans sa tente, qui expédiait divers ordres.

—Grinedal, lui dit-il quand ils furent seuls, Sa Majesté, à qui j'ai rendu compte de votre belle conduite, m'a permis de vous promettre le grade de capitaine. Votre brevet est à la signature.

Belle-Rose remercia son généreux protecteur et regretta dans le fond de son âme que son père ne fût pas là pour jouir de cette fortune.

—Mais, reprit M. de Luxembourg, ce n'est pas le général qui vous parle, c'est l'ami. Celui-là, Jacques, a une fois encore besoin de vos services et de votre dévouement.

—Parlez, et quand vous m'aurez dit ce qu'il faut que je fasse, je vous remercierai pour m'avoir choisi.

—Un homme en qui j'avais mis toute ma confiance, continua le général, vient de me trahir. Tu t'en souviens peut-être pour lui avoir parlé à Witternesse, il y a dix ans?

—Bergame! s'écria Belle-Rose.

—Lui-même. Il est en train de vendre pour une somme de cent mille livres des papiers qu'il a entre les mains, et que je lui avais laissés, croyant à son honnêteté. Si ces papiers ne compromettaient que moi ou le prince de Condé, je ne m'en inquiéterais guère. Le roi, dans sa souveraine miséricorde, a bien voulu tout oublier. Mais ils peuvent porter un préjudice notable à des gens qui n'ont point été soupçonnés; que dis-je? ils peuvent les perdre, si ces papiers tombent au pouvoir de M. de Louvois.

—Que faut-il faire?

—Il faut partir pour Paris.

—Quitter l'armée! s'écria Belle-Rose indécis.

—Tu perdras quinze jours que tu regagneras en une semaine, répliqua M. de Luxembourg qui s'animait en parlant. Et d'ailleurs, je ne sais que toi à qui je puisse confier cette mission.

—J'irai.

—Tu t'arrêteras à Chantilly, où l'intendant de M. le Prince te remettra cent mille livres en or sur cet avis que voici. Tu te rendras ensuite chez Bergame, qui demeure du côté de Palaiseau, dans une maison que je lui ai donnée.

—Ah! fit Belle-Rose avec dégoût.

—La maison est à droite, à cent pas de la route, avant d'entrer au village. Tout le monde te l'indiquera. Bergame ne se doute pas encore que je suis instruit de sa perfidie. Tous les papiers sont chez lui, dans une certaine armoire que je connais bien, qui est creusée dans le mur, et où je me suis caché plus d'une fois au temps de la Fronde. Un homme qui est employé auprès de M. de Louvois a eu connaissance de ce marché, il s'est souvenu qu'il me devait tout, et il m'a prévenu.

—Ce sont ces papiers-là que vous voulez?

—Par ruse ou par force, il faut que tu les aies.

—Oh! c'est un vieillard! fit Belle-Rose.

—Eh! morbleu! s'écria M. de Luxembourg, les vieux loups ont les plus longues dents! D'ailleurs, il ne s'agit pas de le tuer: tu payes le prix de la trahison et tu prends les papiers, qu'il se taise ou qu'il crie! Sais-tu bien qu'il y va de la vie de vingt personnes?

—C'est bien! j'aurai ces papiers.

—Ainsi, tu partiras demain.

—Je partirai cette nuit.

—Va, et que Dieu te conduise! Une première fois tu m'as peut-être sauvé la vie; une seconde fois tu me sauves l'honneur. Que ferai-je pour toi, Grinedal?

—Vous me ferez voir une bataille.

XXVI

UNE MISSION DIPLOMATIQUE

Une heure après cette conversation, Belle-Rose partit accompagné de la Déroute, qui, sous aucun prétexte, n'avait voulu se séparer de lui. M. de Nancrais s'était chargé de Pierre, dont il se proposait de pousser l'éducation militaire. Afin que l'absence de Belle-Rose ne fût pas interprétée d'une manière défavorable, il avait été en apparence chargé d'une mission pour M. de Louvois. Arrivé à Chantilly, Belle-Rose se rendit chez l'intendant du prince, qui lui compta la somme convenue; puis il poussa vers Paris, où il descendit chez le digne M. Mériset, qui pensa s'évanouir de joie en le revoyant. Le lendemain, il se dirigea vers Palaiseau. Parvenu à cinq minutes du village, il arrêta un bouvier qui passait sur la route.

—Pourriez-vous m'indiquer la demeure de M. Bergame? lui dit-il.

—Vous la voyez là-bas, entre ces vieux ormeaux; c'est la maison qui a des volets verts et des tuiles rouges. Le jardin est à lui et la prairie aussi. Oh! il a du bien, M. Bergame; on dit dans le pays qu'il va s'arrondir.

—Eh! mais c'est justement pour l'aider à s'arrondir que je me rends chez lui! dit Belle-Rose en souriant.

—Allez donc, vous serez le bienvenu.

Belle-Rose poussa du côté de la maison avec la Déroute, qu'il laissa devant la porte avec les deux chevaux, et entra dans le jardin.

—M. Bergame? dit-il à un petit garçon qui ravaudait parmi les espaliers.

Le petit garçon, qui était maigre, pâle et chétif, regarda Belle-Rose d'un air futé.

—De quelle part venez-vous, monsieur? dit-il avec un accent italien assez prononcé.

—De la mienne, répondit Belle-Rose.

Le petit garçon salua avec beaucoup de politesse.

—C'est très bien, monsieur; mais M. Bergame, étant fort occupé, ne saurait vous recevoir à présent. Il faudrait repasser.

—Allons, pensa Belle-Rose, c'est un siège à faire.

Et il reprit:

—Ne pourriez-vous pas dire à M. Bergame qu'il s'agit d'une affaire d'importance?

—Pour qui, monsieur? dit l'enfant d'un air simple qui cachait une grande malice.

—Eh! mais pour lui, sans doute! s'écria Belle-Rose.

—Pardonnez-moi, monsieur, reprit l'enfant d'un petit ton patelin, mais c'est qu'en général les personnes qu'on ne connaît pas ont toujours pour entrer chez les gens de belles affaires à traiter.

Belle-Rose eut quelque envie de saisir le petit drôle par le cou et de le bâillonner; mais il y avait du monde sur la route, il ne connaissait pas les êtres de la maison; ce n'était pas le moment d'employer la violence.

—Allons! répliqua-t-il de l'air d'un homme qui se décide à parler, puisque tu veux tout savoir, prends ce louis pour toi, et cours dire à M. Bergame qu'il s'agit de cent mille livres à recevoir.

A la vue de l'or, les yeux du petit garçon étincelèrent. Ses doigts saisirent la pièce comme les pinces d'une tenaille, et il pria Belle-Rose de le suivre.

—Fourbe, mais avide! pensa Belle-Rose: un vice corrige l'autre.

L'enfant laissa Belle-Rose dans une salle au rez-de-chaussée, grimpa l'escalier qui conduisait à l'étage supérieur avec la souplesse d'un chat, et redescendit deux minutes après.

—Suivez-moi, monsieur, dit-il à Belle-Rose, M. Bergame est là-haut qui vous attend.

Le petit garçon introduisit Belle-Rose dans une pièce carrée où, du premier coup d'oeil, le fils du fauconnier chercha la fameuse armoire dont lui avait parlé M. de Luxembourg. Elle était dans un coin, sous une tapisserie qui aurait dissimulé sa présence à un homme moins bien renseigné. M. Bergame regarda rapidement Belle-Rose avec l'expression d'un chat qui guette sa proie.

—Vous avez une somme d'argent à me remettre, avez-vous dit, monsieur? ou bien ce jeune enfant, dont il faut excuser la simplicité, s'est-il trompé en me rapportant vos paroles? dit-il à Belle-Rose.

—Cet enfant vous a dit la vérité, monsieur Bergame, répondit Belle-Rose, et je suis tout prêt à vous compter les cent mille livres qu'on m'a confiées.

—Fort bien, monsieur, c'est une somme que je recevrai—quand vous m'aurez dit pourquoi elle m'est envoyée.

Belle-Rose ne se méprit pas à l'expression du regard que lui jeta M. Bergame. L'enfant rôdait autour d'eux: c'était un témoin incommode au cas où il faudrait employer la menace; Belle-Rose résolut de s'en débarrasser.

—C'est ce que je vais vous dire tout à l'heure; permettez seulement que j'aille chercher l'argent, reprit Belle-Rose; et il sortit.

Ce qu'il avait prévu arriva. L'enfant le suivit.

—La Déroute, dit tout bas Belle-Rose au sergent, tandis que je déboucle cette valise, approche-toi de ce méchant drôle, et bâillonne-le lestement.

Peppe,—c'était le nom de l'enfant,—regardait de tous ses yeux la valise où il devait y avoir de si beaux louis d'or; la Déroute noua la bride du cheval autour d'une branche et s'approcha de Peppe; mais Peppe, qui l'aperçut du coin de l'oeil, fit deux pas en arrière.

—Eh! fit Belle-Rose en laissant tomber sept ou huit pièces d'or, voilà l'argent qui m'échappe! viens par ici, mon petit, et prends ces louis; si tu m'en apportes quatre là-haut, il y en aura deux pour toi.

Et Belle-Rose, chargeant la valise sur ses épaules, s'éloigna. L'enfant se jeta sur l'herbe, où l'or étincelait; la Déroute sauta sur lui, le saisit par le cou et noua un mouchoir autour de sa bouche. Peppe n'eut pas même le temps de pousser un soupir, mais il eut assez de présence d'esprit pour glisser quatre ou cinq pièces d'or dans sa poche. Belle-Rose, qui avait tout vu, remonta rapidement chez M. Bergame.

—Voilà! dit-il en posant la valise sur la table.

—Et Peppe? demanda M. Bergame, dont les yeux s'étaient écarquillés au bruit argentin de la valise.

—Oh! fit l'officier d'un air tranquille, il s'amuse à tenir mon cheval par la bride.

La fenêtre de l'appartement où se tenait M. Bergame s'ouvrait sur une partie écartée du jardin; il n'avait rien pu voir et n'eut aucun soupçon.

—Ça, entendons-nous, dit-il en poussant son fauteuil vers la table: vous êtes venu pour me compter cent mille livres, c'est très bien, et je ne demande pas mieux que de les recevoir, mais encore faut-il que je sache d'où provient cette somme.

Belle-Rose comprit qu'il fallait jouer le tout pour le tout.

—C'est un échange, répondit-il hardiment.

—Ah! fit le vieillard en attachant sur lui ses petits yeux perçants.

—Argent contre papiers.

—Ah! ah!

—L'argent est ici et les papiers sont là, reprit Belle-Rose en désignant la place où était l'armoire.

—Très bien; je prends les louis et vous donne les papiers; est-ce cela?

—Précisément.

—Mais, mon bon monsieur, vous me direz bien encore de quelle part vous venez?

—Eh! parbleu! vous le savez bien.

—Sans doute! cependant je ne serais pas fâché d'en avoir l'assurance.

—Eh! monsieur, je suis envoyé par le ministre.

—M. de Louvois?

—Lui-même.

—Alors, vous avez bien une lettre d'introduction, quelque bout de papier avec sa signature.

—Une commission, n'est-ce pas? fit Belle-Rose sans sourciller.

—Justement.

Belle-Rose venait de prendre son parti résolument; tandis que M. Bergame parlait, la main du lieutenant s'était glissée sous sa casaque.

—Ma commission, reprit-il, la voilà.

Et il leva un pistolet à la hauteur du visage de M. Bergame.

—Si vous dites un mot, si vous faites le moindre geste, vous êtes mort, ajouta-t-il.

Mais M. Bergame n'avait garde de crier: glacé d'effroi, il tremblait dans son fauteuil.

—Bien! fit Belle-Rose; voilà que vous me comprenez. Je savais bien que nous finirions par nous entendre. Que vouliez-vous? Cent mille livres? les voilà. Que me faut-il? des papiers? je les prends; nous sommes quittes.

—Mais, monsieur, c'est un assassinat, murmura M. Bergame d'une voix étouffée par la peur.

—Ah! monsieur, que vous voyez mal les choses! C'est une restitution.

—Ah! mon Dieu! que va dire le ministre? reprit tout bas M. Bergame, qui suivait avec terreur les mouvements de Belle-Rose.

—Eh! mon cher monsieur, vous lui direz que vous avez terminé l'affaire avec un autre. Affaire de commerce, vraiment.

Tout en parlant, Belle-Rose avait fait sauter les serrures de l'armoire, et s'était emparé d'un paquet de papiers enfermé dans une cassette. Il y jeta un rapide coup d'oeil: c'étaient des lettres jaunies par le temps et des listes chargées de noms, sur lesquelles on voyait la signature de M. de Bouteville et de M. de Condé.

—Voilà qui est fait, reprit Belle-Rose. Vous avez la somme, j'ai la marchandise. Adieu, mon bon monsieur Bergame.

Et saluant le pauvre homme, il sortit en ayant soin de fermer la porte au verrou sur lui.

—La Déroute, à cheval! dit Belle-Rose aussitôt qu'il fut dans le jardin, et au galop.

Le sergent avait déjà le pied à l'étrier; ils partirent ventre à terre. Cependant Peppe était parvenu à se débarrasser de ses liens, ce qui n'avait pas été fort difficile aussitôt qu'il n'avait plus été sous la surveillance de la Déroute. Son premier soin fut de courir chez son maître et de le délivrer. M. Bergame, qui redoutait sur toute chose la colère de M. de Louvois, ordonna d'abord à Peppe de se mettre à la poursuite du ravisseur. Il avait l'argent, il n'aurait pas été fâché de ravoir les papiers. Peppe, muni d'un mot qui racontait succinctement les faits, sauta sur un cheval et se précipita à fond de train sur les traces des deux cavaliers. Peppe était Italien, et partant vindicatif quoique enfant. Les chevaux de Belle-Rose et du sergent avaient fourni le matin même une assez bonne traite; ils ne s'étaient pas reposés, tandis que celui de Peppe était frais. Belle-Rose et la Déroute avaient leurs éperons. Peppe avait sa haine. Aux barrières de Paris, il les atteignit. Le petit Italien les suivit de loin et les vit entrer dans la maison de l'honnête Mériset. Quand la porte se fut refermée sur eux, Peppe courut en un lieu où il était sûr de trouver des gens de la maréchaussée. M. Mériset accueillit Belle-Rose avec ce sourire doux et mystérieux qui lui était habituel.

—Je vous ai fait préparer un petit déjeuner dont vous me direz des nouvelles, lui dit-il en se frottant les mains.

—C'est à merveille; mais avant de le goûter, je vous serai fort obligé, mon cher monsieur Mériset, de vouloir bien me rendre un service.

—Lequel?

—Celui de m'allumer un bon feu dans la chambre.

M. Mériset regarda Belle-Rose d'un air tout ébahi.

—Seriez-vous malade, par hasard?

—Point.

—C'est que du feu au mois de juin…

—Faites toujours, mon cher hôte; le feu ne sert pas seulement à réchauffer, il brûle…

M. Mériset ne comprit pas grand'chose à la réponse de Belle-Rose, mais en homme qui a l'habitude d'obéir, il disparut. Aussitôt que les fagots furent embrasés, Belle-Rose monta dans la chambre, déchira les ficelles qui enveloppaient les papiers et se mit en devoir de les brûler. En ce moment, un grand tumulte éclata sur l'escalier, on entendit la voix de M. Mériset qui discutait, et celle de Peppe qui criait. Belle-Rose sauta vers la porte et poussa les verrous. Les papiers en masse étaient dans le feu. Au milieu du bruit que faisaient en discutant l'Italien, M. Mériset et l'exempt, Belle-Rose s'approcha de la fenêtre qui donnait sur le jardin. Celle de la salle basse, où la Déroute était resté, s'ouvrait précisément au-dessous.

—Hé! sergent? dit Belle-Rose à voix basse.

La Déroute sauta dans le jardin.

—La maréchaussée est ici… Glisse-toi hors de la maison et tiens-toi prêt à fuir.

—Venez-vous?

—Non; on cogne à la porte et les papiers ne sont pas encore tous consumés.

—Alors, je reste.

—A ton aise; mais quand nous serons en prison tous deux, lequel des deux sauvera l'autre?

—Bien; je pars.

—Va et raconte à M. de Luxembourg ce que tu as vu.

On frappait à la porte à coups redoublés. Belle-Rose regarda du côté de la cheminée; les papiers étaient aux trois quarts brûlés. Il poussa du pied ce qui restait dans l'âtre.

—Au nom du roi, ouvrez, dit une voix à l'extérieur.

—Ce serait plus court d'enfoncer la porte, dit la petite voix flûtée de l'enfant.

Trois coups de crosse vigoureusement appliqués lui répondirent; le bois craqua, et l'enfant, sûr que le ravisseur ne pourrait pas s'échapper de ce côté-là, courut vers le jardin. La porte vola en éclats, et l'exempt se jeta dans la chambre. Belle-Rose, à genoux devant la cheminée, chassait les débris du papier au milieu des flammes. Peppe montra tout à coup son visage à la fenêtre; d'un bond il sauta près du foyer, écarta Belle-Rose et chercha entre les chenets. Un nuage de cendres étincelantes s'éparpilla sur le visage de l'enfant. Peppe se releva.

—Monsieur, dit-il à l'exempt en jetant un regard de vipère sur
Belle-Rose, voilà l'homme qui a volé les papiers qui étaient à M.
Bergame.

—Eh! petit, répondit Belle-Rose, il ne faut pas mentir, ce n'est pas bien à votre âge: j'ai acheté ce qui était à vendre.

—Des papiers qui étaient destinés à M. de Louvois! répliqua l'enfant qui avait légèrement pâli.

Ce nom redoutable, dont Peppe avait déjà exploité l'influence, produisit de nouveau son effet.

—Marchons, monsieur, dit l'exempt.

Le galop d'un cheval retentit dans la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice.
Belle-Rose sourit et se tourna vers l'exempt.

—Où me conduisez-vous, monsieur? lui dit-il.

—A la Bastille.

XXVII

DEUX COEURS DE FEMME

La Déroute ne fit qu'une traite de Paris à Douai, où l'armée s'était transportée. M. de Luxembourg avait poussé du côté de la Belgique par le Limbourg. Pierre fut la première personne à laquelle la Déroute put apprendre la mésaventure arrivée à Belle-Rose. Pierre, à l'audition de ce récit, jeta son mousquet contre terre avec tant de violence, qu'il en rompit la crosse.

—Cours chez l'Irlandais, je cours chez M. de Nancrais, lui dit-il.

M. de Nancrais songea à M. de Luxembourg; Cornélius songea à Mme de Châteaufort. L'un connaissait l'honneur du gentilhomme, l'autre avait mis à l'épreuve le coeur de la femme. Deux heures après, M. de Nancrais partait pour le Limbourg et Cornélius pour Arras. Au nom de Cornélius Hoghart, Mme de Châteaufort donna ordre d'introduire le jeune Irlandais auprès d'elle. La duchesse se tenait au fond d'un oratoire où pénétrait un jour douteux; elle était vêtue d'une longue robe sans ornement qui cachait son cou et ses bras. Son visage avait les teintes mates de l'ivoire, et deux cercles bleuâtres s'arrondissaient sous ses paupières alanguies. Un pâle sourire entr'ouvrit ses lèvres à la vue de Cornélius.

—Qui vous amène? lui dit-elle; allez-vous me donner la joie de penser que je puis vous être bonne à quelque chose?

—Non, pas à moi, mais à un autre, madame.

—Parlez! reprit la duchesse, qui avait le nom de Belle-Rose à la bouche et n'osait le prononcer.

—Belle-Rose est arrêté.

—Arrêté! dites-vous? s'écria Mme de Châteaufort en attachant ses regards effarés sur Cornélius.

Cornélius lui raconta les circonstances qui avaient précédé et accompagné cette arrestation. Mme de Châteaufort l'écoutait les mains jointes. Quand elle apprit que Belle-Rose avait été conduit à la Bastille, elle frissonna.

—C'est un lieu terrible: les uns en sortent pour perdre la vie, d'autres y restent pour mourir.

—Il faut l'en tirer, madame, et l'en tirer vivant.

—Certes, je m'y emploierai de toutes mes forces, mais suis-je bien sûre de réussir?

—Vous? mais vous l'avez sauvé de la mort déjà. Vous le sauverez bien de la prison.

Mme de Châteaufort secoua la tête.

—J'étais puissante alors, et ce n'était qu'un soldat, dit-elle; j'ai perdu mon crédit, et c'est maintenant un criminel d'État.

—Lui! fit Cornélius épouvanté.

—Oh! vous ne savez pas, vous, ce que c'est que la cour et comme on y transforme les innocents en coupables. Vous ne savez pas quel homme c'est que M. de Louvois: farouche, violent, impérieux, il hait qui le blesse, et ce n'est pas lui qui pardonnera jamais à Belle-Rose.

—Qu'il ne lui pardonne pas, mais qu'il lui rende sa liberté. Il n'osera pas vous la refuser, à vous.

—Non, peut-être, si j'étais encore ce qu'on m'a vue, jeune, belle et puissante. Regardez-moi, reprit la duchesse en souriant tristement à son image réfléchie par une glace, et dites-moi si je suis celle que vous avez connue il y a trois mois! J'ai quitté la cour, je n'ai plus rien demandé, d'autres sont venues et je suis oubliée… Oh! ne dites pas non, on oublie vite autour d'un roi!

—Que faire alors? que faire? s'écria Cornélius.

—Tout tenter et prier Dieu. J'irai trouver M. de Louvois, je lui parlerai et ne le quitterai qu'après avoir tout épuisé. Pour si triste et si abattue que je sois, je me souviens toujours que je suis Mme de Châteaufort.

A cet élan d'une âme fière jusque dans sa détresse, Cornélius sentit luire en son coeur un rayon d'espérance.

—Vous le sauverez! s'écria-t-il.

—Oh! reprit-elle, j'irais jusqu'au roi s'il le fallait avant de le laisser périr. Mais, tenez, je serais bien plus sûre de sa vie si quelque femme en crédit à la cour s'intéressait à son sort.

—Une femme? dit Cornélius.

—Oui, reprit Geneviève; si les femmes ne peuvent pas grand'chose sur l'esprit de M. de Louvois, elles peuvent tout sur l'esprit du roi. M. de Luxembourg est compromis, son crédit n'est pas encore assis… Il ne nous sera d'aucun secours… ni M. de Condé non plus… Une femme, à elle seule, ferait plus que tous deux ensemble.

—Mais vous, madame, vous? s'écria Cornélius.

—Oh! moi je suis disgraciée… mon mari n'est plus rien, et l'on ne sait même plus mon nom.

—Après vous, madame, répondit Cornélius, je ne connais que Mme d'Albergotti.

—Mme d'Albergotti! répéta Geneviève en tressaillant de la tête aux pieds.

—Elle-même, qui a été l'amie de Belle-Rose et la protectrice de sa soeur.

Mme de Châteaufort avait incliné son front sur sa belle main. Après une minute de silence, elle reprit:

—Eh bien! il faut que Mme d'Albergotti aille elle-même trouver le roi, il le faut.

Le nom de Mme d'Albergotti semblait déchirer les lèvres de Mme de Châteaufort; elle était fort pâle et parlait avec une émotion extraordinaire.

—Mme d'Albergotti est à Compiègne, auprès de son mari, à qui son état de souffrance n'a pas permis de se rendre jusqu'à Paris, dit Cornélius; c'est au moins ce que me mande une jeune personne attachée à madame la marquise.

—En allant à Paris pour voir M. de Louvois, je passerai par Compiègne et verrai d'abord Mme d'Albergotti.

Mme de Châteaufort se leva après ces mots et congédia Cornélius.

Au moment où le gentilhomme irlandais se retirait, elle lui prit la main et la lui serra fortement.

—Comptez sur moi, quoi qu'il arrive, dit-elle.

Au récit que M. de Nancrais lui fit de l'arrestation de Belle-Rose, M. de Luxembourg manifesta une grande douleur.

—Je ne sais pas encore si je puis beaucoup, dit le duc au colonel, mais croyez que tout ce que je pourrai est acquis à Belle-Rose. Je verrai le prince de Condé et m'entendrai avec lui sur cette affaire. Le plus triste est que M. de Louvois me hait. Mon nom est une méchante recommandation auprès du ministère.

—Et le roi?

—Le roi attend; il ne m'a pas encore éprouvé. Si je ne jouais que mon épée et mon rang, je n'hésiterais pas une minute à me rendre à son quartier; mais j'exposerais Belle-Rose à tout le ressentiment de M. de Louvois sans avoir la certitude de pouvoir l'en garantir. Il n'est encore que prisonnier; ne nous hâtons pas, de peur qu'on ne le traite en criminel. Mais, je vous l'ai dit, comptez sur moi.

Mme de Châteaufort ne perdit pas de temps et partit dans la nuit pour Paris. A son passage à Compiègne, le lendemain, elle se fit indiquer la demeure de Mme d'Albergotti et s'y rendit. Mme d'Albergotti quitta son mari pour la recevoir. Elle semblait fatiguée par de longues veilles et souffrante d'un mal secret. Geneviève se prit à la considérer un instant, cherchant à dominer son émotion. Au nom de Mme de Châteaufort, Suzanne avait étouffé un cri de surprise. Toutes deux se connaissaient sans s'être jamais parlé. L'une avait lu dans le coeur de Belle-Rose, l'autre avait su comment et dans quelles circonstances était mort M. d'Assonville.

—Que désirez-vous de moi, madame? dit Suzanne, dont l'esprit ferme et honnête avait su le premier commander à son trouble.

—Madame, répondit Geneviève, un malheureux accident a frappé une personne pour laquelle vous professez des sentiments d'amitié: Belle-Rose a été arrêté.

Mme d'Albergotti pâlit à ces mots.

—Il a été arrêté par ordre de M. de Louvois et conduit à la Bastille, continua Mme de Châteaufort.

Mme d'Albergotti appuya la main sur son coeur et chancela. Le froid de la mort l'avait saisie. Mais Mme de Châteaufort était devant elle, Suzanne se roidit contre le mal.

—Je ne cherche pas à dissimuler la douleur que me cause cette nouvelle, vous la voyez assez, madame, dit-elle. M. Jacques Grinedal était des amis de ma famille et des miens; mais quelque part que je prenne à son infortune, que puis-je faire pour lui?

—Il est en prison, la mort le menace, et vous me demandez ce que vous pouvez faire pour lui? s'écria la duchesse avec explosion.

Suzanne regarda Mme de Châteaufort et attendit.

—Mais vous pouvez le sauver! reprit Geneviève.

—Moi, madame? et comment le pourrai-je? Parlez, et si l'honneur me le permet, je suis prête.

—Vous avez été présentée au roi… L'avez-vous été? continua Mme de
Châteaufort rapidement.

—Je l'ai été au camp de Charleroi, par M. d'Albergotti.

—Sa Majesté a pour le marquis une estime toute particulière, dit-on?

—Sa Majesté a bien voulu lui en donner l'assurance en lui remettant le gouvernement d'une place considérable.

—Eh bien! madame, la vie de Belle-Rose est dans les mains du roi, lui seul peut l'arracher des mains de M. de Louvois. Courez à Lille, et obtenez qu'il intervienne entre Belle-Rose et le ministre.

Suzanne sentait son coeur se briser. Elle voyait la grâce de Belle-Rose suspendue à sa décision et restait muette.

—Il est à la Bastille! qu'attendez-vous, madame? dit Geneviève.

—M. d'Albergotti est ici, dit Suzanne d'une voix mourante.

—Mais c'est de Belle-Rose qu'il s'agit! Me comprenez-vous? Quoi! tant de malheur sur sa tête et tant d'indifférence dans votre coeur!

Suzanne leva vers le ciel ses yeux remplis de larmes.

—Il vous aime et vous hésitez! reprit Geneviève.

—C'est parce qu'il m'aime que je n'hésite plus! s'écria Suzanne en relevant la tête: il faut que je reste digne de cet amour. Lui-même me repousserait si je quittais cette maison où l'honneur me retient. Si j'étais libre, je serais près de lui; mariée, je reste où est mon mari.

—Voilà donc comme vous l'aimez, ô mon Dieu! s'écria Geneviève, les mains tendues vers le ciel et le regard étincelant; s'il m'avait aimée comme il vous aime, j'aurais tout oublié, moi, tout!

—Chacune a son coeur, dit Suzanne; Dieu nous voit et Dieu nous juge.

—Oh! vous ne l'avez jamais aimé!

—Je ne l'ai pas aimé! s'écria Suzanne qui se tordait les mains de désespoir; mais savez-vous que depuis mon enfance ce coeur n'a pas eu un battement qui ne soit à lui, que sa pensée est tout ensemble ma consolation et mon tourment, que je n'existe que par son souvenir, que je l'aime si profondément que je ne voudrais pas lui apporter une vie où l'ombre d'une faute eût passé, une âme que le souffle du mal eût ternie; que je veux rester forte et pure pour qu'il se souvienne de moi. Je ne l'aime pas, dites-vous? Mais laquelle de nous deux l'aime le mieux? Si c'était la volonté de Dieu que je fusse à lui, ma main s'unirait à la sienne sans trouble et sans remords; il lirait dans ma vie comme dans une eau limpide… Vous dites que je ne l'aime pas! il a aimé et j'ai souffert, il a oublié et je me suis souvenue!… Je vis dans ma maison comme dans un cloître… Je prie et je pleure… je suis dans le monde comme si le monde n'existait pas… Ma vie s'écoule entre Dieu que j'invoque et un malade que je console… Je n'ai ni joie, ni repos, ni contentement!… Je me suis fait du mariage un tombeau, et vous dites que je ne l'aime pas!

Jamais Suzanne n'avait parlé avec cette exaltation; Geneviève la regardait avec surprise et se sentait touchée jusqu'aux larmes à l'aspect de ce visage où se reflétaient tous les tourments et tous les sacrifices d'une âme un instant dévoilée. Geneviève tomba sur ses genoux.

—Vous l'aimez! vous l'aimez! mon Dieu! Que suis-je auprès de vous?

Quand Suzanne retourna auprès de M. d'Albergotti, elle était fort pâle; ses yeux rougis gardaient encore les traces des larmes qu'elle avait versées.

Le malade lui prit la main.

—Vous pleurez, Suzanne, lui dit-il.

Suzanne s'efforça de sourire, mais ses forces étaient à bout; elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine et se mit à pleurer comme un enfant. M. d'Albergotti laissa passer les premiers sanglots sans l'interrompre, puis, quand Suzanne fut un peu calmée, il reprit:

—Que vous est-il arrivé? N'êtes-vous pas ma compagne, une compagne que je chéris comme ma fille? Parlez, Suzanne.

—Oh! vous êtes secourable et bon! s'écria madame d'Albergotti, qui se pencha sur la main de son mari et l'embrassa pieusement.

—Je suis vieux, voilà tout, reprit M. d'Albergotti avec un doux sourire: les passions n'ont plus guère le pouvoir de m'agiter, et je sais d'ailleurs qu'il ne peut rien sortir que d'honnête de votre coeur. Confiez-moi ce que vous avez.

—Oh! dit Suzanne d'une voix tremblante, c'est une triste chose: un bon jeune homme, qui a été le compagnon de mon enfance, le fils de cet honnête Guillaume Grinedal que vous avez vu à Malzonvilliers, le frère de Claudine, a été arrêté et conduit à la Bastille… On dit qu'un danger le menace.

—Que pouvons-nous pour lui?

—On dit que je puis tout, continua Suzanne à qui les larmes revenaient aux yeux; on m'a demandé d'en informer Sa Majesté, et que c'était un sûr moyen d'obtenir la grâce de Belle-Rose.

—Pourquoi n'êtes-vous point partie?

—Oh! monsieur! vous êtes mon mari, et vous souffrez! Le pouvais-je?

—Vous êtes une honnête et digne femme, murmura M. d'Albergotti en posant sa main sur le front incliné de Suzanne; me pardonnerez-vous un jour de vous avoir ravi le bonheur qui vous était dû?

Suzanne releva ses paupières gonflées de pleurs et regarda son mari avec une touchante expression de reconnaissance.

—Pourquoi me parlez-vous ainsi? dit-elle; n'avez-vous pas été plein de tendresse pour moi et ne m'avez-vous pas aimée et protégée?

M. d'Albergotti sourit tristement.

—J'étais près de la maison de Guillaume de Grinedal, un soir qu'un jeune homme se mourait de désespoir entre deux jeunes femmes qui pleuraient. L'une avait le costume d'une villageoise, l'autre portait le voile de mariée.

A ces mots, Suzanne effarée tomba sur ses genoux, elle cacha son visage dans les plis du drap.

—Pardonnez-moi, mon Dieu! pardonnez-moi! dit-elle d'une voix brisée par les sanglots.

—Et qu'ai-je à vous pardonner, pauvre femme? Oui, j'ai bien souffert ce soir-là… Si votre main était à moi, votre coeur était à un autre!… Mais ne vous êtes-vous pas dévouée à consoler ma vieillesse? ne vous ai-je pas toujours trouvée près de moi, tendre, affectueuse et charitable?… Si j'ai souffert, c'est parce que je vous savais malheureuse; si vous m'avez vu triste, c'est parce que j'avais brisé votre espérance et flétri votre jeunesse! Vous êtes demeurée sainte et pure comme je vous ai trouvée; qu'ai-je donc à vous pardonner?

Suzanne, agenouillée au bord du lit, pleurait sur les mains tremblantes de M. d'Albergotti. Elle était sans voix pour répondre, mais la bonté du vieillard entrait dans son coeur et la remplissait à la fois de reconnaissance et d'affliction.

—Relevez-vous, Suzanne, lui dit M. d'Albergotti… Encore un peu de courage et de résignation… Vous serez libre bientôt.

—Oh! monsieur! fit Suzanne avec un doux accent de reproche.

—Laissez faire la volonté de Dieu, pauvre affligée; il n'y a point d'amertume dans mes paroles, reprit le vieil officier; je n'ai plus d'avenir; il faut que la jeunesse aille à la jeunesse. Relevez-vous, Suzanne, et mettez tout votre espoir en Dieu.

Tandis que ces choses se passaient à Compiègne, Mme de Châteaufort poussait droit sur Paris. Elle ne descendit de voiture que pour monter chez M. de Louvois. Aux premiers mots qu'elle lui toucha de l'affaire qui l'avait amenée à Paris, le ministre l'arrêta.

—Belle-Rose vous doit la vie une fois déjà… Il ne vous devra pas autre chose.

Mme de Châteaufort laissa échapper un geste d'étonnement.

—Oh! reprit M. de Louvois, la mémoire est une des servitudes de ma profession: je n'oublie rien. Le nouveau crime de Belle-Rose n'est pas de ceux pour lesquels on décapite un homme, mais il est suffisant pour qu'on en retienne dix en prison leur vie durant. Il est à la Bastille, il y restera.

XXVIII

LES ARGUMENTS D'UN MINISTRE

Après les formalités d'usage qui précédaient l'incarcération d'un prisonnier à la Bastille, Belle-Rose avait été conduit dans une chambre qui avait vue sur le faubourg Saint-Antoine. Il entendit fermer les verrous et se trouva seul. Quand vint la nuit, la plus profonde obscurité l'enveloppa; c'était à peine s'il reconnaissait, à la pâle lueur qui s'en échappait, la place où s'ouvrait la fenêtre. Elle était étroite et garnie de gros barreaux. Tout en bas, à une portée de mousquet, les petites maisons du faubourg Saint-Antoine éparpillaient leurs toits, où l'on voyait, au milieu des ténèbres, briller çà et là d'immobiles clartés. Belle-Rose s'accouda sur l'appui de la fenêtre, et regarda ce coin de la grande ville d'où montait encore un peu de cette rumeur qui flotte incessamment sur la cité. L'une des lumières disparut, puis une autre, puis une autre encore. On n'en distinguait plus que trois ou quatre qui rayonnaient comme des étoiles tombées du ciel. Tandis que Belle-Rose les contemplait, une indéfinissable émotion pénétrait dans son coeur; il lui semblait que ces lumières étaient l'image de ceux qu'il avait connus. Une de ces radieuses étincelles, tout à coup enlevée par une invisible main, lui rappelait M. d'Assonville tué au coeur de la vie; une clarté rougeâtre, qui disparut brusquement dans les plis sinistres de la nuit, le fit souvenir de M. de Villebrais et de l'heure funèbre qui avait sonné sa mort; plus loin encore, une douce et tremblante lumière, lentement éclipsée derrière un épais rideau, le fit songer à son père, dont la vie avait été si honnête et la mort si loyale. A mesure que ces pensées l'envahissaient, Belle-Rose sentait son âme s'emplir d'une mélancolie profonde, qui n'était pas sans douceur et sans charme. Il avait eu sa part de souffrances et de joies: il avait aimé, il avait pleuré; des lèvres adorées avaient murmuré son nom gardé comme un trésor au fond du coeur; il savait ce que la vie compte d'heures d'ivresse et de jours de larmes: il pouvait partir. Les yeux de Belle-Rose ne quittaient pas les dernières clartés qui brillaient comme des diamants épars sur du velours noir; il en était venu à s'imaginer, tant la nuit et la solitude apportent de superstition au coeur de l'homme, qu'elles étaient l'image de la vie de Suzanne et de Geneviève, et de la sienne aussi. Il avait choisi pour lui une lumière large, mais voilée, qui allait s'affaiblissant d'heure en heure; Mme de Châteaufort était représentée par une étincelle ardente, qui projetait un jet de flamme; et Mme d'Albergotti revivait dans une lueur blanche, pure et scintillante comme une goutte de rosée.

—Si l'une de ces étoiles vient à disparaître, se disait Belle-Rose, c'est que, de Geneviève ou de Suzanne, l'une des deux doit m'abandonner; si la mienne s'efface, c'est que je dois mourir.

Il en était là de ses réflexions, lorsqu'il entendit crier les verrous de sa prison; la porte s'ouvrit, la clarté rougeâtre d'une torche inonda sa chambre, et Belle-Rose vit, en se retournant, le lieutenant de la Bastille que précédait un guichetier et que suivaient trois ou quatre soldats.

—Monsieur, lui dit l'officier, j'ai ordre de vous emmener en la chambre du conseil, où vous attend M. le gouverneur.

—Je vous suis, répondit Belle-Rose.

Son escorte enfila un long corridor, au bout duquel elle descendit un escalier qui conduit dans la cour intérieure de la Bastille. Elle la traversa, passa sous un porche, monta un autre escalier et s'arrêta devant une salle voûtée qui dépendait du logement militaire du gouverneur. Le gouverneur se tenait debout près d'un personnage inconnu à Belle-Rose, mais qui devait être tout-puissant si l'on en jugeait par la manière respectueuse avec laquelle le gouverneur lui parlait. Quand Belle-Rose fut introduit, ce personnage se tourna vers lui. Au portrait qu'on lui en avait fait quand il était à l'armée, Belle-Rose reconnut M. de Louvois. Le redoutable ministre attacha sur lui un regard perçant comme s'il eût voulu lire jusqu'au fond de son coeur. Belle-Rose attendit la tête haute et le regard ferme.

—Approchez, monsieur, lui dit le ministre.

Belle-Rose fit un pas en avant.

—C'est bien vous qui êtes allé ce matin chez M. Bergame? reprit M. de
Louvois.

—C'est moi.

—Vous lui avez enlevé des papiers qui m'étaient destinés?

—J'ai payé des papiers qui étaient à vendre.

—Mais ces papiers, je les avais achetés.

—En pareille affaire, la chose appartient à celui qui se présente le premier.

—Eh! monsieur, vous avez de l'audace, dit le ministre avec ironie; mais je saurai bien tirer de vous ce que je veux.

—C'est selon ce que vous voudrez.

Il y eut un instant de silence durant lequel les deux interlocuteurs s'examinèrent. M. de Louvois le rompit le premier.

—Vous avez brûlé ces papiers, monsieur?

—Oui, monseigneur.

—Tous?

—Tous.

—Avez-vous pris connaissance de leur contenu?

—Non, monseigneur.

—Mais vous vous doutiez donc de ce qu'ils pouvaient contenir, puisque vous vous êtes si fort empressé de les faire disparaître?

—Je pouvais supposer du moins qu'ils avaient quelque importance, à voir la hâte qu'on mettait à me poursuivre.

—Et vous ne vous trompiez pas. Vous ne seriez point ici sans cela.

—Je m'en doute bien un peu.

—Un mot peut vous en tirer, monsieur.

—Un seul, monseigneur?

—Un seul. Vous voyez que je mets à votre liberté une bien légère condition.

—Eh! monseigneur, il y a des mots qui valent des têtes.

—Prenez garde aussi que le silence n'engage la vôtre!

La colère gagnait M. de Louvois; à tout instant la fougue irascible de son caractère se faisait jour; quant à Belle-Rose, il ne perdait rien de sa tranquillité calme et fière.

—Brisons là! reprit le ministre; il s'agit de savoir si vous voulez sauver votre tête, oui ou non.

—Serait-elle menacée, monseigneur?

—Plus peut-être que vous ne pensez.

—Et tout cela parce que j'ai payé cent mille livres ces papiers que je n'ai pas lus. Du sang pour de l'encre, vous êtes prodigue, monseigneur!

—Un mot peut vous sauver, un mot, je vous l'ai dit, reprit M. de
Louvois, qui contenait mal sa colère.

—Et lequel?

—Le nom de la personne pour qui vous avez enlevé ces papiers.

Belle-Rose ne répondit pas.

—M'avez-vous entendu, monsieur? s'écria le ministre.

—Parfaitement.

—Que ne parlez-vous donc?

—C'est qu'en vérité il m'est impossible de le faire.

—Et pourquoi?

—Si je vous disais que je les ai pris pour moi et par l'effet seul de ma propre volonté, me croiriez-vous?

—Non, certes.

—C'est apparemment alors que je suis, dans votre pensée, le mandataire d'une personne qui a mis en moi sa confiance. Parler serait une lâcheté que vous ne sauriez me proposer sérieusement; vous voyez donc bien, monseigneur, que je dois me taire.

—C'est votre dernier mot?

—Vous en êtes tout autant convaincu que moi, monseigneur.

—Je pourrais le croire, monsieur, si nous n'avions ici des instruments merveilleux pour arracher des paroles aux plus muets.

—Essayez, dit Belle-Rose, et il se croisa les bras sur la poitrine.

M. de Louvois le regarda un instant sans parler, puis se leva. Sur un signe de sa main, l'officier qui avait amené Belle-Rose le reconduisit dans sa prison. Quand ils furent seuls, le gouverneur de la Bastille s'approcha de M. de Louvois.

—Tenez, monseigneur, lui dit-il, je me connais en physionomie. Voilà un jeune homme que nous ne réussirons pas à faire parler. Il mourra: voilà tout.

—Nous verrons! murmura M. de Louvois.

A peine Belle-Rose eut-il été réintégré dans sa prison, qu'il courut vers la fenêtre. Au loin, dans les ténèbres de la nuit, les trois étoiles rayonnaient toujours d'un pur et doux éclat. Belle-Rose s'endormit calme et souriant; une mystérieuse espérance était dans son coeur. La journée du lendemain se passa sans qu'un nouvel incident vînt déranger le prisonnier de ses méditations. Vers le soir, à l'heure du dîner, un guichetier glissa dans sa main un bout de papier et s'éloigna, le doigt sur la bouche. Belle-Rose ouvrit le papier et n'y trouva que ces mots: Une amie veille sur vous. Au premier coup d'oeil il reconnut l'écriture de Geneviève.

—Pauvre femme! dit-il entre deux soupirs, elle se souvient, et c'est à
Suzanne que je pense!

Quand la nuit fut tout à fait venue, Belle-Rose s'approcha de la fenêtre, et comme la veille il se prit à compter les tremblantes clartés qui s'allumaient dans l'ombre. Il y avait une heure ou deux qu'il était absorbé dans cette muette contemplation, lorsqu'il entendit marcher dans le corridor qui aboutissait à sa prison. Le même officier qui était venu la veille s'avança vers lui, et d'une voix grave lui demanda s'il était disposé à le suivre. Belle-Rose, pour toute réponse, se dirigea vers la porte. L'escorte prit ce soir-là un chemin différent de celui qu'elle avait suivi une première fois. Après avoir longé plusieurs sombres corridors, traversé des voûtes noires où les pas des soldats répercutés par l'écho sonnaient en cadence, monté et descendu divers escaliers étroits et funèbres, elle entra dans une salle oblongue qui était éclairée par quatre flambeaux attachés aux murs. Une sorte de greffier était assis devant une petite table où l'on voyait tout ce qu'il faut pour écrire. Le long des parois brillaient aux clartés rougeâtres des flambeaux des instruments sinistres de forme étrange. Il y avait au pied du mur des chevalets, des chaînes et des pinces; un réchaud brûlait dans un enfoncement obscur, des planches de chênes et des maillets tachetés de sang étaient dans un angle pêle-mêle avec des cordes et des coins. Près du greffier se tenait un homme habillé de noir que Belle-Rose pensa devoir être un médecin. Le gouverneur de la Bastille, triste et grave, achevait de lire une lettre à deux pas de la table. A l'arrivée de Belle-Rose, le gouverneur serra la lettre, avança une chaise près de la table du greffier et s'assit après avoir salué le prisonnier. Aux apprêts qu'il voyait, Belle-Rose comprit que l'heure était venue; il recommanda son âme à Dieu, murmura le nom de Suzanne comme une prière, et attendit.

—Vous avez entendu hier ce que M. de Louvois vous a dit, monsieur, lui dit le gouverneur; persistez-vous toujours dans votre refus de faire connaître la personne qui vous a chargé d'enlever les papiers de M. Bergame?

—Toujours.

—Je dois vous prévenir que j'ai reçu l'ordre d'employer contre vous des moyens dont la loi autorise l'usage si vous continuez à vous taire.

—Vous ferez votre devoir, monsieur; je tâcherai de faire le mien.

—Vous êtes bien jeune; vous avez peut-être une mère, une femme, une soeur; un mot vous rendrait à la liberté!

—J'achèterais cette liberté au prix de mon honneur. Vous-même, si vous étiez père, ne le conseilleriez pas à votre fils.

Le gouverneur se tut pendant quelques minutes; le greffier écrivait les réponses.

—Ainsi, monsieur, vous n'avez plus rien à déclarer? reprit le gouverneur.

—Rien.

—Que votre volonté soit faite!

Le gouverneur fit un signe à deux hommes que Belle-Rose n'avait pas remarqués, et qui s'étaient tenus jusqu'à ce moment dans l'un des coins obscurs de la salle. Ces deux hommes saisirent le prisonnier et commencèrent à le déshabiller. Quand il n'eut plus que sa culotte et sa chemise, on l'étendit sur une sorte de chaise longue; on lia ses bras aux bâtons de la chaise, et le médecin s'approcha du patient. Belle-Rose s'était laissé faire sans opposer la moindre résistance. Quand il fut à moitié couché sur la chaise, le gouverneur lui demanda s'il persistait encore dans son refus.

—Je ne puis pas déserter au moment du combat, lui répondit Belle-Rose avec un pâle sourire.

—Il faut donc que l'ordre soit exécuté, fit le gouverneur.

L'un des deux tortionnaires apporta près de la chaise deux grands seaux pleins d'eau, remplit une pinte et l'approcha des lèvres du patient.

—Ah! fit Belle-Rose, c'est le supplice de l'eau!

—Oui, monsieur, dit le médecin, il tue bien quelquefois; mais si l'on en réchappe, on n'est pas mutilé.

Belle-Rose remercia le gouverneur par un regard et avala la pinte. Une seconde lui fut présentée, mais il ne put aller jusqu'au bout. L'un des aides lui coucha la tête en arrière et vida la pinte jusqu'à la dernière goutte. Belle-Rose tressaillit.

—On est prêt à recueillir vos aveux, monsieur, reprit le gouverneur; voulez-vous parler?

—Non, monsieur, dit le soldat dont l'âme restait inflexible.

On souleva une troisième pinte à la hauteur des lèvres de Belle-Rose; il en but quelques gorgées, mais ses dents se serrèrent par un mouvement convulsif, et l'eau coula sur sa poitrine nue.

—Persistez-vous encore dans votre silence, monsieur? interrompit le gouverneur.

—Encore et toujours! fit le patient d'une voix étouffée.

L'un des tortionnaires entr'ouvrit les dents à l'aide d'un fer, introduisit dans la bouche de Belle-Rose le goulot d'un entonnoir et entonna une autre pinte. Belle-Rose pâlit horriblement; ses doigts crispés se nouèrent autour du bois, et d'une secousse, arrachée par la douleur, il ébranla la chaise sur laquelle il était lié. Une autre pinte d'eau disparut dans l'entonnoir, puis une autre encore. De grosses gouttes de sueur roulèrent sur le front du patient, ses yeux s'injectèrent de sang, ses joues devinrent bleuâtres. Le gouverneur réitéra sa question; Belle-Rose entendait encore, mais ne pouvant plus répondre, il fit de la tête un signe négatif. L'entonnoir s'emplit de nouveau. Une violente convulsion agita le corps du patient, il poussa un cri sourd, raidit ses membres, rompit les liens qui garrottaient l'un de ses bras, saisit l'entonnoir, le broya entre ses doigts, et, brisé par la souffrance, retomba sur la chaise, évanoui. Le médecin, qui depuis quelques instants consultait le pouls de Belle-Rose, appuya sa main sur le coeur du patient.

—Eh bien! demanda le gouverneur.

—Eh! fit le médecin, c'est un sujet vigoureux. On pourrait bien encore lui faire avaler une ou deux pintes; mais à la troisième il courrait le risque de mourir.

Les valets apprêtèrent l'entonnoir et les seaux.

—Est-il en état de m'entendre, reprit le gouverneur.

—Lui? fit le médecin. Eh! monsieur, les trompettes de Jéricho sonneraient qu'il n'aurait garde de remuer! Cependant nous avons un moyen de rendre aux patients l'usage de leurs sens.

—Lequel?

—Les fers rouges.

—Ils sont là tout prêts, dit l'un des tortionnaires en montrant du doigt le réchaud.

Le gouverneur l'arrêta d'un geste; l'horreur et la pitié se peignaient sur son visage.

—C'est assez comme cela. J'instruirai M. de Louvois du résultat de cette séance; et nous verrons après, dit-il.

Sur son ordre, on transporta Belle-Rose dans sa chambre; le médecin le suivit. Quand le triste cortège eut passé la porte, le gouverneur secoua la tête.

—Je le lui avais prédit, murmura-t-il. C'est un de ces hommes qui meurent et ne parlent pas.

XXIX

CE QUE FEMME VEUT, DIEU LE VEUT

Instruit par le gouverneur de ce qui s'était passé durant la nuit à la
Bastille, M. de Louvois haussa les épaules.

—C'est dommage, dit-il, que Belle-Rose appartienne à M. de Luxembourg.
Sans cette fâcheuse circonstance, on aurait pu en faire quelque chose…

—Quoi! monseigneur, vous savez.

—Je sais tout: tandis que vous le soumettiez à la question, un courrier m'est arrivé de Flandre; j'ai appris que la nuit même du départ de Belle-Rose, le jeune officier avait eu une conférence avec M. de Luxembourg; on m'a conté les détails d'une scène qui s'est passée au camp de Charleroi, à propos d'un capitaine qui avait encouru la peine de mort; j'ai tout appris: le soldat a été l'instrument du général.

—Oserai-je demander à Votre Excellence ce qu'elle compte faire?

—Moi? rien.

—La question devient donc inutile?

—Tout à fait.

—Et le prisonnier peut être mis en liberté?

—Non pas. Je l'oublie, voilà tout.

Le gouverneur comprit la terrible signification de ces mots, qui condamnaient Belle-Rose à une détention perpétuelle.

—Il faut bien qu'on sache, reprit le ministre en se levant, que par moi on peut tout, que sans moi on ne peut rien.

—Permettez-moi d'espérer, monseigneur, qu'un jour vous m'autoriserez à reprendre cet entretien.

—Soit; je vous ajourne à vingt ans.

Tandis que ces choses se passaient à Paris, Mme d'Albergotti prodiguait à son mari les soins les plus tendres; sa figure était devenue blanche comme un cierge; ses mains semblaient transparentes ainsi que l'albâtre. Quand venait le soir, Claudine l'accompagnait dans sa chambre, qui était attenante à celle du marquis.

—Mon Dieu, vous vous tuez, lui disait la pauvre fille en l'embrassant.

—Laisse, répondait tristement Suzanne, c'est pour moi le repos qui vient.

Une nuit, la troisième depuis le passage de Mme de Châteaufort, M. d'Albergotti appela Suzanne. Suzanne était déjà au chevet de son lit.

—Vous souffrez? dit-elle.

—Non, je finis.

Suzanne ouvrit la bouche pour parler, M. d'Albergotti l'arrêta d'un geste.

—Je vous ai fait venir, reprit-il, pour que vous receviez mes adieux. Je vous ai toujours aimée comme un père aime son enfant, vous m'avez rendu cette affection autant qu'il était en vous; vous avez été honnête, pieuse et résignée; vous n'avez pas eu une mauvaise pensée: Dieu vous doit une récompense. Approchez-vous, Suzanne, afin que je vous bénisse.

Suzanne, plus morte que vive, s'agenouilla près du lit; elle avait bien compris à l'air de M. d'Albergotti que quelque chose d'étrange et de mystérieux se passait en lui. M. d'Albergotti posa ses deux mains sur le front de sa jeune épouse et pria. Au bout d'un instant, ses mains s'appesantirent et se glacèrent. Suzanne les écarta et regarda son mari. Le vieux capitaine venait de rendre son âme à Dieu. Mme d'Albergotti le baisa au front, et fermant les paupières du mort, elle alla s'agenouiller sous l'image du Christ et passa toute la nuit en prières. Après qu'elle eut rendu les derniers devoirs à la dépouille de son mari, elle manda une voiture et des chevaux de poste. Claudine ne l'avait jamais vue si prompte et si résolue.

—Est-ce à Paris que nous allons? lui dit-elle.

—Non vraiment! Le roi est en Flandre, c'est en Flandre que je vais. Je suis libre maintenant, et Belle-Rose souffre sans doute.

Tandis que Suzanne courait sur la route de Lille, le captif, brisé par les intolérables souffrances qu'il avait éprouvées, restait couché sur son lit, sans voix, sans regard, presque sans souvenir. Sa pensée était couverte d'un voile. Le quatrième jour il se leva. Le guichetier qui déjà avait glissé un papier dans sa main, vint à lui et laissa tomber à ses pieds un autre papier roulé. Belle-Rose le ramassa et y trouva ces mots:

«Si vous êtes malade, restez malade; si vous ne l'êtes pas, feignez de l'être.»

Cette fois, l'écriture était de Suzanne. Belle-Rose cacha le papier sur son coeur, se recoucha et attendit. Sur ces entrefaites, Cornélius et la Déroute étaient arrivés à Paris, poussés par une inquiétude qu'ils ne cherchaient même pas à dominer. M. de Nancrais avait prévenu les désirs du sergent en lui délivrant un congé illimité.

—Voilà une signature qui m'empêche de déserter, dit la Déroute en serrant le papier. Lorsque je commandais l'exercice et que je pensais à mon lieutenant, ma hallebarde était dans mes mains comme un fer rouge.

—Va, dit M. de Nancrais, et tente tout pour le sauver. Si nous n'étions pas en temps de guerre et devant l'ennemi, tu ne partirais pas seul.

Quant à Mme de Châteaufort, elle allait de la Bastille chez M. de Louvois, morne et désespérée. Cette fois, la fière et vaillante Espagnole se sentait vaincue. Un jour qu'elle était seule dans son oratoire, elle vit entrer Mme d'Albergotti. Oubliant à la fois et son amour abandonné et sa dévorante jalousie, elle courut vers sa rivale et lui prit les mains.

—Sauvé? dit-elle.

Suzanne secoua la tête. Geneviève laissa tomber ses bras.

—Quoi! madame, le roi lui-même…

—Le roi est le roi! dit Suzanne avec une poignante expression… c'est l'égoïsme couronné… Il s'est fait un bouclier de la raison d'État… J'ai pleuré à ses genoux, et me voilà!

—Perdu! mon Dieu! perdu! s'écria Geneviève.

—Non, pas encore; tant que je vis, j'espère.

Geneviève, étonnée de ce langage ferme et résolu, se prit à regarder
Suzanne.

—Oh! continua la veuve, je ne suis plus la femme que vous avez vue à Compiègne. Je puis l'aimer sans crainte, à présent, et tout risquer pour le sauver. J'y jouerai ma fortune et ma vie.

—Vous ne savez pas ce que c'est que M. de Louvois! dit Mme de
Châteaufort, que le désespoir rongeait.

—Je sais ce que peut un coeur honnête et déterminé. Il le hait, moi je l'aime; nous verrons.

Geneviève étouffa un soupir.

—Essayez, madame; tout ce que je pourrai faire pour vous aider, je le ferai.

Suzanne lui ayant demandé où en étaient les choses depuis le jour de l'emprisonnement, Geneviève lui raconta tout ce qu'elle savait et tout ce qu'elle avait tenté. Au récit des tortures infligées à Belle-Rose, Suzanne frissonna.

—Louis XIV est roi de France, et voilà ce qu'il permet! s'écria-t-elle avec l'horreur d'une amante épouvantée.

Elles étaient encore ensemble quand un laquais vint avertir la duchesse qu'un homme était à la porte, insistant pour être introduit auprès d'elle.

—Quel est cet homme? fit-elle.

—Il m'a dit s'appeler la Déroute, répondit le laquais.

—Qu'il entre tout de suite! dit Suzanne.

—Que sais-tu et que veux-tu? reprit Mme de Châteaufort quand la Déroute eut été introduit.

—Je sais que mon lieutenant est en prison, et je veux qu'il soit libre! répondit l'honnête sergent.

—Eh bien! dit Suzanne, il faut le faire évader.

—De la Bastille? Eh! madame, on réussirait aussi bien à tirer un damné des griffes du diable! Il y a des sentinelles à toutes les portes, et des portes à tous les couloirs, des guichetiers partout. Les murs ont vingt toises de haut, les fossés vingt pieds de profondeur, et je ne sais pas un trou où il n'y ait des barreaux gros comme le bras.

—Cependant, dit Suzanne, il n'est pas de cachot, pas de forteresse, pas de citadelle d'où l'on ne puisse sortir. Rien n'est impossible à la volonté.

—Rien, quand elle est aidée par le temps. Vous ne savez donc pas ce que c'est qu'une évasion d'une prison d'État? Il faut la méditer dans l'ombre, tromper mille regards, épier l'heure propice, ne rien donner au hasard. C'est l'oeuvre de la patience… Elle demande des années, et quand on réussit, il arrive parfois que le prisonnier a des cheveux blancs. Voulez-vous attendre, madame?

—Oh! ce serait mourir, s'écria Suzanne.

—Mon Dieu! que faire? reprit Geneviève.

—Le tirer de la Bastille avec un ordre du ministre, continua le sergent.

—Il ne le voudra pas! Il ne l'a pas voulu! dirent à la fois les deux femmes.

—Oh! je m'entends! Il y a d'autres prisons en France, de petites Bastilles par-ci par-là dans les provinces. Obtenez seulement qu'on le transporte dans une d'elles, et je me charge du reste.

—Que veux-tu dire? demanda Suzanne.

—J'ai mon projet. Depuis vingt-quatre heures que je suis à Paris, j'ai déjà couru de tous côtés. Quand on a été soldat pendant dix ou douze années, on a des camarades partout. Le caporal Grippard, qui a fait un petit héritage, est ici avec quatre ou cinq vieux sapeurs prêts à tout. L'Irlandais est comme un enragé. Celui-là nous donnera un bon coup de main… Comprenez-vous?

—Mais, dit Geneviève, ce sera une bataille.

—Dame! fit le sergent, si les balles volent, on tâchera de les éviter.

—Eh bien! j'aurai cet ordre! s'écria Suzanne. Va tout préparer.

—J'y cours; mais il me faut quelque chose encore.

—Quoi?

—De l'or.

—J'ai mes diamants! s'écria la duchesse.

—Bon, avec ces petites pierres blanches on fait des pièces jaunes.

Mme d'Albergotti courait à la porte, quand la Déroute l'arrêta.

—Savez-vous un moyen de faire passer un avertissement à mon lieutenant? reprit-il.

—Je l'ai, dit Geneviève. Un guichetier qui a été au service de mon père a déjà consenti, à prix d'or, à faire tenir un billet à Belle-Rose.

—Recommandez-lui donc, madame, qu'il se mette au lit. Ce billet lui donnera un peu de courage, et sa feinte maladie permettra d'obtenir plus facilement un ordre de changement.

Suzanne tenait déjà une plume à la main; elle écrivit promptement quelques mots. On a vu comment Belle-Rose les avait reçus. Suzanne se présenta le même jour chez M. de Louvois. La veuve de M. d'Albergotti fut introduite sur-le-champ; mais au nom de Belle-Rose, le ministre fronça le sourcil.

—C'est une étrange persistance, dit-il; il me semble que j'ai déjà refusé sa mise en liberté.

—Aussi n'est-ce point cela que je viens solliciter de votre clémence.

—Qu'est-ce donc?

—L'ordre d'enfermer Belle-Rose dans une prison où il puisse recevoir les secours et les consolations que réclament son état de santé.

—Ah! il est donc malade?

—L'ordre de lui appliquer la question ne vient-il pas de vous, monseigneur? répondit Suzanne.

—Mais quel intérêt puissant vous fait agir en faveur de ce prisonnier? interrompit M. de Louvois dépité.

—Je suis sa fiancée, répondit Suzanne, qui rougit, mais sans baisser les yeux.

M. de Louvois s'inclina.

—Que votre volonté soit faite! dit-il en écrivant quelques mots sur un ordre imprimé dont les blancs seuls étaient à remplir.

M. de Louvois agita une sonnette: un huissier se présenta, il lui remit l'ordre et se leva.

—Belle-Rose sera transporté à la citadelle de Châlons, dit-il; il vous sera permis de le voir. Après le crime dont il s'est rendu coupable, c'est tout ce que je puis faire pour lui, et encore ne l'aurais-je pas fait si vous n'étiez pas sa fiancée.

La Déroute n'avait pas perdu de temps. Les hommes qu'il s'était associés n'attendaient qu'un signal pour agir, et sur l'avis qu'il reçut de Mme d'Albergotti, il se tint prêt. Le lendemain, à la tombée de la nuit, le lieutenant de la Bastille entra chez Belle-Rose et le prévint qu'un ordre du ministre l'envoyait à la citadelle de Châlons.

—Une chaise de poste va vous conduire, lui dit-il.

Belle-Rose se leva et s'habilla. Un exempt l'attendait dehors de la sombre forteresse; près de lui se tenaient deux soldats de la maréchaussée. Le postillon était en selle. L'exempt était le même qui l'avait arrêté rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, chez M. Mériset. L'un des gardes de la maréchaussée était Bouletord. L'ex-canonnier salua Belle-Rose d'un sourire.

—Nous avons joué quitte ou double, j'ai gagné, lui dit-il.

Belle-Rose passait sans répondre, lorsqu'en levant les yeux, il vit à cheval, en costume de postillon, l'honnête la Déroute qui faisait claquer son fouet, et venait de relever un bandeau qu'il s'était appliqué sur le visage afin de n'être pas reconnu. Un cri de surprise faillit jaillir des lèvres du prisonnier, mais le sergent promena un doigt sur sa bouche, et Belle-Rose sauta sur le marchepied de la voiture.

—Eh! dit-il à Bouletord, c'est une autre partie qui commence.

L'exempt s'assit à côté de Belle-Rose. Les deux gardes se placèrent sur la banquette du devant, et la Déroute brandit son fouet.

—Eh! camarades, s'écria-t-il, passez vos bras dans les courroies, la route est mauvaise, il y aura des cahots.

—Que diable dit-il? murmura l'exempt; la route est unie comme un parquet, voilà un mois qu'il n'a plu!

Belle-Rose ne dit rien et passa le bras dans une courroie qu'il serra fortement. Évidemment le conseil était pour lui. L'or de la duchesse avait fait merveille. La Déroute avait grisé dix postillons avant de découvrir celui qui devait conduire la chaise du prisonnier. Quant à celui-ci, il n'avait pu résister à l'offre d'une bourse où les louis brillaient entre les mailles de soie. Sa philosophie avait estimé qu'une veste de drap bleu galonné d'argent, une culotte de peau, de grosses bottes et l'honneur de conduire un prisonnier d'État ne valaient pas deux mille livres. La voiture se mit à rouler du côté de la barrière d'Enfer; à quelques lieues de là, un peu après Villejuif, un embarras força la voiture de s'arrêter. Un arbre était abattu sur un côté de la route; de l'autre côté, on voyait un chariot immobile.

—Eh! l'homme au chariot, cria la Déroute, faites place aux gens du roi.

L'homme au chariot sortit sa tête du milieu des bottes de foin, bâilla, étendit les bras et se rendormit. La Déroute lui lança un coup de fouet, mais la mèche alla frapper contre le foin, à trois pieds du dormeur.

—Eh! monsieur l'exempt, dit la Déroute, voilà un terrible dormeur qui barre le chemin. Priez donc un de vos braves de lui frotter les oreilles.

L'exempt ouvrit la portière et Bouletord sauta sur la route. Il commença par tirer l'attelage du chariot, qui partit; mais le dormeur, réveillé par la secousse, descendit du milieu de ses bottes de luzerne, et courut à Bouletord, qui tout d'abord lui mit la main au collet. Malheureusement l'homme au chariot n'était pas d'humeur à se rendre sans résistance; il répondit par un coup de poing si rude, que Bouletord roula par terre. Aussitôt la Déroute poussa ses chevaux avec tant d'adresse, que la roue donna contre l'arbre et la chaise versa du côté de l'exempt, dont Belle-Rose se fit un marchepied pour sortir du carrosse. Quatre ou cinq hommes qui semblaient surgir de terre s'élancèrent sur le chemin et coururent à la voiture comme pour aider la Déroute à la relever. Au milieu du trouble où cette chute avait jeté l'exempt, ni lui ni son camarade ne songèrent à la possibilité d'une embuscade. Les nouveaux venus avaient la mine d'honnêtes gens qui ne demandaient qu'à les secourir; mais l'exempt et le garde, tirés de la chaise par leurs soins, furent à l'instant même garrottés et bâillonnés. Quant à Belle-Rose, il aidait Cornélius, qui n'était autre que l'homme au chariot, à se rendre maître de Bouletord.

—Soyons sage, dit Belle-Rose à l'ex-canonnier, qui, tout meurtri des coups qu'il avait reçus, écumait de rage dans une ornière; c'est encore une partie que je gagne.

Quand l'exempt et les deux gardes furent hors d'état de se défendre, la
Déroute et ses camarades s'employèrent à redresser la voiture.

—Voilà ce qui s'appelle emporter une citadelle sans brûler une amorce, dit le sergent.

Cornélius coupa les traits des chevaux qu'on débarrassa de leurs harnais; il sauta sur l'un d'eux et conduisit les deux autres à Belle-Rose et au sergent.

—Une minute encore, dit la Déroute; ces messieurs pourraient s'enrhumer si nous les laissions sur la route. La nuit est fraîche.

Aidé par ses camarades, il porta l'exempt et les gardes dans la voiture, cadenassa les portières et se retira après les avoir salués poliment.

—Alerte maintenant, et vous, dépêchez! dit-il aux compagnons de
Grippard, qui se jetèrent dans les champs.

La Déroute poussa les chevaux dans un petit chemin, où Belle-Rose et Cornélius le suivirent. Au bout d'un quart d'heure, les cavaliers aperçurent la flèche aiguë d'une chapelle qui se dessinait en noir sur le ciel pur.

—Un coup d'éperon, et nous y sommes, dit le sergent.

A la porte de cette chapelle, deux femmes attendaient, immobiles et pleines d'anxiété.

—Voici l'heure, et je n'entends rien encore! disait l'une.

—Mon Dieu! reprit l'autre, sauvez-le, et faites-moi mourir!

Chacune d'elles entendait les pulsations de son coeur; leurs yeux ne quittaient le pâle sentier que pour se lever vers le ciel.

—On l'aura peut-être tué, dit Geneviève si bas que sa voix passa comme un soupir entre ses lèvres blanches.

—Il me semble que s'il était mort, je serais morte, répondit Suzanne.

Au fond de la chapelle, un prêtre était en prières auprès de l'autel. Tout à coup on entendit rouler le galop retentissant de quelques chevaux lancés à toute bride. Les deux femmes, le corps en avant, cherchaient à voir dans la nuit; bientôt elles aperçurent trois cavaliers, et reconnurent celui qui galopait à leur tête.

—Sauvé! dirent-elles les yeux baignés de larmes, et, par un mouvement spontané, elles se jetèrent dans les bras l'une de l'autre.

Cependant les trois cavaliers arrivaient; Geneviève s'arracha des bras de Suzanne plus pâle qu'une morte.

—Adieu! dit-elle; soyez bénie, madame, vous qui l'avez sauvé!

Suzanne voulut retenir Geneviève; tant de résignation mêlée à une si profonde douleur la touchait.

—Laissez, madame, reprit Geneviève d'une voix éteinte; il vous aime, soyez heureuse.

Elle entra dans la chapelle et fit quelques pas; mais, brisée par la souffrance, elle tomba sur ses genoux derrière un pilier. Belle-Rose sauta de cheval et se trouva dans les bras de Suzanne.

—Libres! libres tous deux! lui dit-elle à l'oreille.

Belle-Rose la pressa sur son coeur et colla ses lèvres au chaste front de sa fiancée. Mais déjà la Déroute et Cornélius étaient allés prendre derrière la chapelle des chevaux anglais dont l'Irlandais connaissait la vitesse.

—Vite à cheval, dit le sergent, chaque parole nous vole une lieue.

—Oui, Jacques, fuyez, fuyez promptement, ajouta Suzanne.

—Moi, fuir! dit Belle-Rose; je vais au camp.

—Ah! ah! fit la Déroute, il serait plus court alors de retourner à la
Bastille.

—Mais on m'entendra… on me jugera!

—Et l'on vous fusillera, interrompit la Déroute; après ça, si c'est votre idée, partez, je vous suis.

Cornélius intervint; mais Belle-Rose n'aurait pas cédé, si Suzanne elle-même ne l'eût prié de fuir pour l'amour d'elle.

—Moi, je demeure pour vous défendre, et quand j'aurai obtenu votre grâce, j'irai moi-même vous en porter la bonne nouvelle.

Cependant Geneviève était restée agenouillée à l'ombre du pilier; elle priait les mains jointes. On entendait dans le sanctuaire la voix du prêtre qui officiait et, sous les voûtes de la vieille chapelle, les bruits incertains et doux qui chantaient comme l'écho d'une mystérieuse prière. Le visage de Geneviève était tout trempé de larmes; les sanglots déchiraient sa poitrine, et ses mains amaigries se collaient à son coeur plein d'une indicible douleur.

«Mon Dieu, disait-elle, je vous ai offert ma vie comme une expiation, j'ai voulu boire jusqu'à la dernière goutte le calice amer que vous m'avez présenté, afin que mes péchés me fussent remis… J'ai prié, j'ai pleuré, j'ai souffert, et cependant, mon Dieu, je l'aime toujours!… O vous, mère divine du Christ, qui êtes tendre et miséricordieuse, vous à qui la douleur a enseigné la bonté, vous qui êtes secourable aux affligés, vous prendrez ma misère en pitié… Cet amour que je lui ai voué est maintenant pur de toute mauvaise pensée… C'est un asile dans lequel je me réfugie… C'est une autre vie dans ma vie… Voyez, mère de Dieu, j'assiste aux funérailles de mon coeur; je suis pleine d'angoisse, et mon âme crie vers vous dans cette solitude où je pleure. Qu'il soit heureux, sainte mère du Christ, et qu'elle soit heureuse, lui comme elle, elle comme lui, unis tous deux dans ma prière; elle est honnête, pure et radieuse comme l'un de vos anges, je suis une pauvre pécheresse qui ai marqué mes jours par mes fautes… Je n'ai plus d'espérance qu'en vous!… Il m'a pardonnée sur la terre, me pardonnerez-vous dans le ciel?

«Je souffre, mon Dieu! je souffre. Tout mon courage s'en est allé par les blessures de mon coeur… Je me sens mourir chaque jour; la vie est pour moi comme un désert… De tout ce que j'aimais il ne reste rien… ni lui, ni mon enfant… Dites, Vierge divine et sainte mère, n'est-ce point assez d'un si dur châtiment? Faites au moins que le bonheur lui sourie… écartez de son chemin toutes peines et donnez-les-moi… que j'en meure et qu'il vive… J'embrasse les pieds saignants de votre fils et les couvre de mes larmes; mon coeur est brisé… Miséricorde sur moi, mon Dieu!…»

En ce moment, on entendit sonner autour de la chapelle le galop de plusieurs chevaux qui s'éloignaient avec la rapidité de la foudre. Geneviève cacha sa tête entre ses mains.

—Perdu! mon Dieu! perdu! dit-elle.

Suzanne entra dans la chapelle; elle était un peu pâle, mais ses yeux brillaient de joie. Après avoir cherché quelques minutes, ne voyant rien, elle vida sa bourse dans un tronc et sortit. Une voiture l'attendait à quelques pas de là; elle y monta et reprit le chemin de Paris. Deux ou trois pauvres femmes qui étaient dans la chapelle la quittèrent lentement; le prêtre s'éloigna de l'autel, un bedeau vint qui éteignit les cierges, et toute lumière s'évanouit avec tout murmure; Mme de Châteaufort, glacée et folle de douleur, se traîna vers le porche; ses genoux tremblaient sous elle; comme elle approchait des portes entre-bâillées, elle chancela et tomba au pied d'un pilier. Il y avait par là un pauvre donneur d'eau bénite, vieux et couvert de haillons, qui entendit le bruit de sa chute; il s'avança vers elle et la souleva. L'air frais de la nuit ranima Geneviève; elle ouvrit les yeux et remercia le vieux pauvre.

—Ma bonne dame, lui dit-il, on va fermer la chapelle, il faut partir.

—Je suis faible, répondit la duchesse au mendiant, voulez-vous me conduire?

—Les malades et les pauvres sont faibles, lui dit le donneur d'eau bénite; prenez mon bras.

Mme la duchesse de Châteaufort, appuyée au bras du vieux pauvre, sortit de la chapelle. Au bout de cent pas, la duchesse trouva son carrosse qui l'attendait dans un chemin creux.

—Merci, mon ami, dit-elle au pauvre en lui donnant sa bourse; quand vous prierez, priez pour moi.

—Où faut-il conduire madame la duchesse? demanda le cocher.

—Aux Carmélites! répondit Geneviève.

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