Belle-Rose
XL
UN COUP DE POIGNARD
Jérôme embrassa gaillardement son neveu, auquel il reconnut tout de suite un air de famille. La Déroute, qui était pour son sang-froid un homme précieux dans ces sortes de circonstances, ne sourcilla pas, et le bonhomme de jardinier l'installa tout de suite dans son logement. Dès le premier jour, la Déroute se mit en devoir de gagner la confiance de Castor et de Pollux; il y parvint par une abondante distribution de friandises dont il s'était muni. Le brave garçon se priva même de déjeuner pour mieux s'assurer de leur neutralité en cas d'événement. Jérôme, qui le voyait faire, s'étonnait d'une si grande amitié pour les bêtes.
—Que voulez-vous que j'y fasse? lui répondait la Déroute d'un air innocent, c'est plus fort que moi, j'ai pour les animaux une tendresse inimaginable; c'est à ce point que quand j'étais chez nous, je ne souffrais pas que d'autres s'en occupassent. Lorsque j'en vois un qui pâtit, je m'ôterais plutôt le morceau de la bouche pour le lui donner.
Tout en caressant les chiens qui gambadaient autour de lui, la Déroute prenait possession de son nouveau domaine; il allait du potager aux serres et des quinconces au verger, afin de se bien mettre dans la tête la topographie des lieux. Le père Jérôme l'accompagnait dans sa visite, et mêlait à ses dissertations sur les travaux du jardinage des commentaires sur les Patu de Beaugency. La Déroute avait réponse à tout, et faisait avec une imperturbable tranquillité la biographie de trente personnes qu'il ne connaissait pas, s'aidant, sans avoir l'air d'y prendre garde, des souvenirs de Jérôme, et faisant mille contes quand la mémoire du vieux était à bout. Vers le soir, la Déroute connaissait le jardin du couvent comme s'il l'avait habité toute sa vie. Il en savait tous les coins et recoins, les petits sentiers et les endroits où l'on pouvait s'aider des arbres pour grimper au mur. Au moment de rentrer, Jérôme le poussa par le coude.
—Hé! mon neveu, lui dit-il, regarde au bout de cette charmille, et tu verras une créature du bon Dieu qui a toujours quelque chose de luisant à me laisser aux doigts.
—Tiens, je veux y voir de plus près, repartit la Déroute, et il marcha vers le bout de la charmille.
L'oncle l'y suivit.
L'oeil perçant de la Déroute avait promptement reconnu Claudine, et il n'était point fâché de se mettre en communication avec elle.
—Ma bonne dame, dit Jérôme, le chapeau bas et la main ouverte, voilà mon neveu, un honnête garçon, qui a eu le désir d'être présenté à une personne si pleine de vertus. S'il peut vous être bon à quelque chose, usez de lui en toute liberté.
—Ça pourra venir, mon oncle, ça pourra venir, reprit la Déroute, qui faisait de grandes révérences à coup de pieds.
Malgré le péril de la situation, Claudine se mordit les lèvres pour ne pas rire à la vue de la figure impassible du sergent, qui tortillait son chapeau d'une main et de l'autre se grattait l'oreille.
—C'est bien, mon garçon, très bien, dit-elle en attachant sur lui ses yeux riants; je crois qu'on peut compter sur toi, et je te prie de prendre cet écu pour boire à ma santé.
Pour prendre l'écu il fallut s'approcher de Claudine; la Déroute le fit d'un air lourd après que Jérôme l'eut poussé; mais, en s'inclinant, il dit très bas et très vite:
—Tenez-vous prête, il faut se hâter.
Claudine le remercia d'un regard et s'éloigna rapidement. Elle trouva
Suzanne qui l'attendait au détour d'une allée.
—J'ai vu la Déroute, lui dit Claudine d'une voix joyeuse.
—Et moi M. de Charny, répondit Suzanne en entraînant Claudine sous l'ombre épaisse des grands marronniers.
—Tu as vu M. de Charny? reprit Claudine dont toute la gaieté disparut.
—Si Belle-Rose ne m'a pas délivrée avant trois jours, je suis perdue, continua Suzanne.
Claudine, épouvantée, la serra dans ses bras.
—M. de Louvois est las de ma résistance. Il faut que je sois religieuse ou mariée d'ici trois jours.
—Mais qui peut te contraindre à prononcer tes voeux?
—Certes, aucune puissance humaine ne me forcera à outrager la majesté divine par des serments que mon coeur réprouve; mais, Claudine, il y a la réclusion éternelle; non pas cet emprisonnement doux et facile qui laisse voir le ciel et respirer la lumière, mais la réclusion au fond d'une cellule, le cloître sans l'espérance. On me donnera six pieds de terre entre quatre murs, on comptera sur les lassitudes et les mortelles influences de l'isolement, sur les lâches conseils du désespoir, et, quoi qu'il arrive, religieuse ou recluse, je suis perdue pour lui.
—Non, tu ne seras pas perdue pour lui! s'écria Claudine, qui pleurait en embrassant Suzanne. Nous avons trois jours devant nous, trois jours, entends-tu? Si l'on veut t'enfermer, je m'enferme avec toi, et crois bien que Cornélius démolira le couvent plutôt que de m'y laisser!
—Oui, reprit Suzanne, Jacques, ton frère, et Cornélius, ton fiancé, sont deux nobles coeurs, mais ils ont contre eux le ministre.
—Ils ont pour eux l'amour; l'un vaut bien l'autre, qu'en penses-tu?
La cloche du couvent sonna l'Angélus; on entendit les chants religieux des soeurs qui se rendaient à la chapelle, et les deux amies se séparèrent. Une heure après cet entretien, Cornélius, qui rôdait sans cesse autour du couvent pour en mieux connaître les êtres, heurta un gentilhomme qui entrait dans la rue de Vaugirard par la rue Cassette. Le choc fit tomber les chapeaux des deux jeunes gens.
—Eh! morbleu, l'homme au manteau! s'écria l'un d'eux, vous allez bien vite! souffrez qu'on vous arrête.
Et il mit la main sur la garde de son épée.
Mais le fer à demi tiré rentra dans le fourreau, et le gentilhomme tendit sa main à Cornélius en éclatant de rire.
—Sur ma parole, j'allais faire une sottise! Mais que diable aussi, monsieur, on prévient les gens quand on va de Douvres à Paris.
—Ma première visite eût été pour vous si ma présence ici n'était secrète, répondit Cornélius en prenant la main du comte.
M. de Pomereux rajusta son manteau et assura son chapeau d'un coup de poing.
—Parbleu! je ne sais pas si je dois me réjouir de cette rencontre, reprit-il, au moins aurais-je eu le plaisir de me couper la gorge avec un passant, si ce passant eût été un autre que vous! dit-il d'un air bourru.
—Décidément, répondit Cornélius, le soir est contraire à votre humeur; la première fois que je vous vis, vous étiez en train de vous faire massacrer; la seconde, vous voulez absolument tuer quelqu'un. C'est une maladie.
—Vous raillez, je crois! Je voudrais bien vous y voir! Il m'arrive l'aventure la plus abominable… Vous m'en voyez furieux… Encore, s'il y avait là quelqu'un sur qui passer ma colère…
—Je suis vraiment fâché de ne pouvoir pas être ce quelqu'un-là; mais, d'honneur, si vous me tuiez, cela dérangerait singulièrement mes projets.
—Tenez, continua le comte, sans prendre garde au raisonnement de
Cornélius, je vous en fais juge: il y a une dame du nom d'Albergotti…
—Vous m'avez conté cette histoire, interrompit Cornélius.
—A vous? c'est, ma foi, vrai! Je la raconte à tout le monde, si bien que je ne sais plus moi-même qui l'ignore et qui la sait. Eh bien! mon cher Irlandais, croiriez-vous qu'elle continue à me refuser obstinément?
—En vérité?
—C'est un coeur de roche! j'en suis, ma foi, désespéré, non pas tant pour moi que pour elle; car, vous le savez, une femme qu'on perd c'est du bonheur qu'on gagne.
—Si bien que, dans ce que vous faites, c'est l'amour du prochain qui vous inspire.
—Je crois que l'amour de la prochaine y entre aussi pour quelque chose, mais c'est un point que je cherche à me dissimuler. Un bon gentilhomme qui aime sans être aimé, c'est humiliant.
—Parbleu!
—Cependant, je sors du parloir et ne lui ai rien caché des dangers qu'elle courait. Je crois, sur ma parole, que la statue de saint Benoît se fût attendrie dans sa robe de pierre. Elle a souri et m'a répondu un grand: «Que la volonté de Dieu soit faite!» dont j'ai failli pleurer et dont j'enrage.
—Ah! oui, fit Cornélius, les fameux dangers dont vous nous parliez en
Angleterre: un couvent et un voile!
—Laissez donc! Tenez, c'est un récit que je veux vous faire. Puisque je ne puis tuer personne, allons souper quelque part.
Cornélius se laissa faire complaisamment. M. de Pomereux, qui était au fait de tous les cabarets de Paris, gagna le coin de la rue du Dragon, où il y avait à cette époque-là un traiteur en renom, cogna à la porte, entra en bousculant le maître et ses garçons et fit dresser une table dans une chambre.
—Monsieur le gargotier, lui dit-il quand le couvert fut mis, allez me quérir de votre meilleur vin, et priez Dieu que je le trouve bon, car de l'humeur dont je suis, s'il n'est que passable, je mets le feu à la maison et vous massacre tous.
Ayant ainsi parlé, M. de Pomereux tira gaillardement son épée et la mit toute nue sur la table. Le tavernier décampa à toutes jambes et revint cinq minutes après suivi de deux valets qui portaient dix bouteilles chacun. Les bouteilles étaient de toutes les forces, et les vins de tous les crus. Le maître en prit une en tremblant et l'offrit au comte, un oeil sur le verre et l'autre sur l'épée. M. de Pomereux fit sauter le bouchon et but le verre d'un trait. Il y eut un instant de silence durant lequel maître et garçons regardèrent la porte du coin de l'oeil.
—Il est presque bon, va, je te pardonne, dit enfin le comte.
La valetaille disparut, et les deux convives s'assirent en face l'un de l'autre. Cornélius avait moins d'appétit que de curiosité; cependant, comme l'heure était avancée, que le souper était bon et que c'était d'ailleurs un homme fort accommodant en toute chose, il tint bravement tête à son compagnon.
—Où en étais-je donc? dit M. de Pomereux après avoir mis en pièces un lièvre et deux perdrix.
—Vous en étiez resté aux périls encourus par votre inhumaine.
—Ah! oui. Voilà que la colère me reprend; il faut que j'assomme un garçon. Je vais appeler le cabaretier pour qu'il m'en apporte un. Holà!
—Laissez donc, vous le tuerez en sortant.
—Eh bien! vous m'y ferez penser.
—C'est convenu.
M. de Pomereux jeta une bouteille vide par la fenêtre, cassa le goulot d'une bouteille pleine et continua:
—Mme d'Albergotti s'imaginait d'abord qu'il n'y allait pour elle que du voile de religieuse ou du voile de mariée. Il m'a fallu lui confesser la vérité tout entière; il y va du fort l'Évêque ou de Vincennes.
—Diable! mais c'est beaucoup d'honneur qu'on lui fait! La voilà traitée en criminelle d'État.
—Cela vient de ce que, grâce à M. de Charny, mon gentil cousin, monseigneur de Louvois, a eu vent des manoeuvres de M. Belle-Rose.
—Voyez-vous ça!
—Or le ministre est un ministre très prudent, qui s'imagine qu'on est plus sûrement dans une prison que dans un cloître, dans un cachot que dans une cellule.
—C'est aussi l'avis des geôliers.
—Ah! si Mme d'Albergotti consentait à prononcer ses voeux, il la laisserait fort à l'aise dans la pieuse maison des dames bénédictines, bien sûr qu'elle n'en sortirait plus. Mais c'est une femme qui est, dans sa taille mignonne, plus forte qu'un chêne. On la tuerait avant qu'elle articulât le oui sacramentel.
—C'est de l'entêtement!
—Oui, mais dans le langage du sentiment, on appelle ça de la constance. Croiriez-vous que pour la tirer de ce gouffre, je lui ai proposé de l'épouser et de la conduire après où bon lui semblerait, dans quelque château à moi, s'il m'en reste un, ou dans l'une de mes terres, lui promettant, sur ma foi de gentilhomme, de n'y jamais retourner sans sa permission? Si Mme la marquise se fût regardée dans un miroir pendant que je lui parlais, elle aurait compris la grandeur de mon sacrifice. Mais point!
—Elle vous a refusé?
—Tout net. M. de Louvois va se moquer de moi. Il faut croire que l'amour a fini par m'ensorceler. Que diable! on n'est pas mal tourné cependant, on a de la naissance et l'on n'est point sot, après tout!
—Ma foi, mon cher comte, il faut mettre ce refus au chapitre des caprices féminins. On accepte et l'on refuse comme il pleut et comme il vente, sans qu'on sache pourquoi.
—Ce qu'il y a de curieux, c'est que ne pouvant pas être le mari de Mme d'Albergotti, je deviendrai son tyran.
—Vous!
—C'est une idée à M. de Louvois. D'ici à trois jours, parbleu! je me mettrai à la tête de l'escorte qui la conduira je ne sais où, et jusque-là on m'a commis à sa garde. Mon beau cousin veut faire de moi une espèce de Barbe-Bleue. «Monsieur le comte, m'a-t-il dit, en s'armant de ses grands airs, prenez garde que la dame ne vous soit enlevée après s'être jouée de vous. Repoussé et trompé, ce serait trop pour votre renom.» Ça m'a piqué, et, d'honneur, je sens que je vais devenir impitoyable. Il ne me manque rien que d'avoir le casque en tête et la lance au poing pour ressembler à ces cavaliers des contes de fées qui défendaient leur belle.
—C'est selon comme vous entendez le verbe, dit tranquillement
Cornélius.
—Oh! je ne chicanerai pas sur le mot; mettons que je suis un ogre qui surveille ma victime.
Le souper touchait à sa dernière bouteille; M. de Pomereux se leva, donna un grand coup de pied à la table, qui s'écroula avec un affreux cliquetis de verre et de porcelaine, et descendit. Tout ce tintamarre de plats cassés l'avait mis en gaieté, si bien qu'il oublia d'assommer un garçon. Quand ils furent dans la rue, chacun tira de son côté, l'un vers l'hôtel de M. de Louvois, l'autre vers le logis de M. Mériset; mais au moment de se séparer, M. de Pomereux, ôtant de son doigt une bague, la passa aux mains de Cornélius.
—Prenez ceci, monsieur d'Irlande, lui dit-il; je ne sais quelle entreprise vous poursuivez, mais, en cas de mésaventure, frappez hardiment à l'hôtel de Pomereux, rue du Roi-de-Sicile; cette bague vous en ouvrira toutes les portes et vous serez en sûreté.
Cornélius serra la bague dans sa poche, et les deux convives, s'étant pressé la main, se séparèrent. Le jeune Irlandais trouva Belle-Rose en conférence avec Grippard. Le brave caporal estimait dans son for intérieur que l'entreprise ne laissait pas d'être très périlleuse. Bouletord était en permanence autour du couvent avec sept ou huit drôles armés jusqu'aux dents, qui s'amusaient à regarder tous les passants sous le nez. Il y avait dans une écurie de la rue Saint-Maur une demi-douzaine de chevaux tout sellés et bridés en cas d'alerte, et le guet ne se reposait ni jour ni nuit.
—S'il ne s'agissait que de ma peau, ce ne serait rien, disait le soldat en forme de péroraison, mais j'ai peur des galères.
—Bah! dit Cornélius, qui entra sur ces entrefaites, un homme de coeur est toujours le maître de se faire tuer.
Cet argument parut péremptoire à Grippard, qui ne dit plus mot.
—Allons! dit Belle-Rose, nous agirons bientôt.
—Nous agirons demain, reprit l'Irlandais.
Et il raconta ce qu'il avait appris de M. de Pomereux. Belle-Rose bondit comme un lion.
—Si j'échoue, dit-il, aussi vrai qu'il y a un Dieu, j'irai chez M. de
Louvois et je lui ouvrirai le coeur avec ce poignard.
Et d'une main crispée il tourna vers le ciel la lame d'un poignard qu'il portait sous son habit. On décida sur-le-champ que l'on tenterait l'enlèvement dans la soirée du lendemain. Cornélius et Belle-Rose étaient convenus avec la Déroute d'un signal qui le préviendrait du jour fixé pour l'évasion; ce signal devait partir de la mansarde louée naguère par le sergent, et sur laquelle il avait promis de jeter les yeux d'heure en heure. Belle-Rose s'était muni d'une échelle de corde. Tandis qu'ils discutaient, M. Mériset entra dans l'appartement, son bonnet à la main. Il était un peu pâle, et toute sa personne avait un air de mystère qui sautait aux yeux.
—Pardon, messieurs, si je vous dérange, dit-il, mais je croirais manquer à tout ce que je dois à mes locataires si je ne les prévenais de ce qui se passe.
—Que se passe-t-il donc, mon bon monsieur Mériset? dit Belle-Rose.
—Voici: des personnes dont la tournure m'est suspecte ont rôdé tantôt à la brune autour de ma maison. Bien certainement, ce n'est pas moi qu'elles sont chargées de surveiller; d'où j'ai conclu…
—Que ne rôdant pas pour vous, elles rôdaient pour nous, interrompit
Cornélius.
M. Mériset s'inclina en signe d'aveu.
—C'est un raisonnement logique, continua Belle-Rose, et qui n'est pas dépourvu de vérité.
—C'est pourquoi je me suis permis de monter chez vous, reprit le propriétaire. Il n'y a pas un bien loin trajet de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice à la Bastille; ainsi, méfiez-vous.
—Nous nous méfions, mon digne hôte, gardez-vous d'en douter, et c'est à cette fin d'éviter un nouveau dérangement aux gens du roi que je vous prie de me rendre un service.
—Parlez, monsieur, dit en s'inclinant bien bas M. Mériset, à qui personne n'aurait ôté de l'esprit que son interlocuteur était pour le moins duc et pair.
—Avez-vous toujours ce cher neveu qui est votre héritier? reprit
Belle-Rose.
—Toujours.
—C'est un garçon qui doit se connaître en chevaux, étant aussi bon écuyer qu'il l'est. Je me souviens de quelle façon gaillarde il a galopé de Paris à Béthune.
—Il ne me convient pas de vanter mon neveu, mais il est certain qu'on n'achète pas un cheval dans le quartier sans le consulter.
—Priez-le donc de me procurer d'ici à demain quatre chevaux de bonne race, ayant du nerf et du souffle. Voilà Grippard qui les conduira au lieu où ils seront attendus. Quant au prix, je n'y regarde pas, et votre neveu aura dix louis pour la peine.
M. Mériset promit qu'on serait content et se retira. Grippard s'esquiva pour rejoindre Bouletord; Cornélius et Belle-Rose sautèrent par-dessus les murs du jardin et gagnèrent le logis déniché par le sergent. En tournant le coin de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice, ils aperçurent dans l'encoignure d'une porte cochère deux hommes de mauvaise mine qui s'en détachèrent aussitôt. Mais à la vue des épées qui luisaient au clair de la lune, les drôles déguerpirent.
—M. Mériset ne s'était point trompé, dit Belle-Rose.
Cinq minutes après, trois lumières formant les pointes d'un triangle brillaient à la lucarne du grenier. La Déroute, qui faisait sa ronde dans les jardins du couvent, s'arrêta court.
—Allons! c'est pour demain, dit-il, et il s'en alla philosophiquement rejoindre Jérôme Patu.
Le lendemain, Cornélius, enrubanné, se rendit au couvent des dames bénédictines; il était suivi ce jour-là d'un grand laquais porteur de deux beaux chandeliers d'argent pour l'autel de sainte Claire, en qui la mère Évangélique avait une dévotion toute particulière. Le présent fut le bienvenu, et Cornélius eut le temps d'entretenir Claudine au parloir. Claudine, mise en peu de mots au fait des circonstances nouvelles, se chargea d'en instruire Suzanne et promit de suivre aveuglément les indications de la Déroute. Elle profita de la nouveauté des chandeliers pour obtenir de la supérieure la permission de parcourir les jardins au clair de lune et s'arrangea de manière que Suzanne eût avec elle, dans la matinée, une longue conférence. Une inquiétude profonde agitait leur âme, que rien ne pouvait calmer, ni la promenade, ni la prière. Vers midi, Claudine rencontra la Déroute, qui marchait une serpe à la main, mutilant les abricotiers. Personne n'était autour d'eux.
—Soyez à la brune derrière les noyers, à l'endroit où le mur fait le coude. C'est là.
—Nous y serons, dit Claudine.
Une religieuse passa. La Déroute se mit à tailler en plein bois, et Claudine chercha par terre des fleurs qui n'y étaient pas. A la tombée de la nuit, Claudine et Suzanne se jetèrent à genoux par un mouvement instinctif et levèrent leurs mains vers Dieu. C'était l'heure décisive. Elles se levèrent plus fortes et se tinrent prêtes. La cloche de la chapelle sonna, on entendit le pas des religieuses qui se rendaient à l'office du soir, et bientôt les chants retentirent. De grands nuages blancs s'étendaient comme une écharpe de gaze sur l'horizon, où flottait la lune voilée. Les vitraux de la chapelle étincelaient dans la nuit; Suzanne prétexta d'un grand mal de tête pour ne pas descendre à la chapelle, Claudine lui ayant recommandé de l'attendre dans sa cellule. Suzanne entr'ouvrit sa porte et compta les minutes, le coeur plein de trouble. A sept heures, Claudine sortit; les prières remplissaient de leurs murmures pieux les longs corridors du couvent; la tourière, qui connaissait l'ordre de la supérieure, laissa passer la jeune pensionnaire, mais Claudine n'avait pas fait trois pas qu'elle rentra.
—J'ai oublié ma mante et vais la chercher; veuillez, ma soeur, laisser la porte ouverte, dit-elle.
Et comme un oiseau, elle s'élança dans la sombre allée.
Ses pieds ne touchaient pas les dalles, et cependant Suzanne l'entendit et pencha la tête hors de sa cellule.
—Viens! dit Claudine, et toutes deux descendirent l'escalier.
En passant devant la pièce étroite où la tourière se tenait, Claudine se pencha vers elle, masquant ainsi la porte.
—Merci, ma bonne soeur, dit-elle.
Suzanne se glissa dehors et Claudine la suivit. Elles s'enfoncèrent toutes deux dans les profondeurs silencieuses du parc, et s'embrassèrent aussitôt qu'elles furent à l'abri, sous le couvert des arbres.
—Encore quelques minutes et nous sommes libres! dit Claudine.
Leurs petits pieds couraient sur le sable des allées; l'espérance leur avait mis des ailes. Elles arrivèrent essoufflées à l'angle du mur et trouvèrent la Déroute qui trépignait d'impatience.
—Voici deux fois que j'ai donné le signal, on ne m'a pas répondu, dit-il. Attendez-moi là.
Suzanne frissonna et sentit trembler dans sa main la main de Claudine. La Déroute marcha le long du mur et, s'aidant de quelques branches, grimpa comme un chat sur l'arête. La nuit était noire, de gros nuages ayant tout à coup voilé la lune. Il prêta l'oreille, et il lui sembla qu'on chuchotait à dix pas de lui. La Déroute enfourcha le mur, et descendit en plantant la lame d'un couteau entre les pierres. Quand il fut par terre, il alla droit du côté où l'on avait parlé, mais tout à coup deux hommes fondirent sur lui.
—Va-t'en au diable! lui cria l'un d'eux qui était Grippard, tandis que
Bouletord, de son côté, le frappait d'un coup de poignard.
Le choc sauva la Déroute; il reçut le coup dans ses habits et sauta de côté comme un chevreuil. Bouletord se jeta sur lui, mais le sergent gagna le coude du mur et disparut dans les ténèbres. Au bout de cent pas, il grimpa sur un arbre, prit son élan, debout sur une gros branche, et tomba dans le jardin du couvent.
—Voilà, monsieur Bouletord, dit-il en se relevant, un coup que je vous revaudrai.
XLI
LE SECOURS DU FEU
Suzanne et Claudine avaient entendu le cri de Grippard; ce cri emporta tout leur espoir, comme un coup de vent emporte une étincelle; elles se serrèrent l'une contre l'autre, tremblant pour Jacques et Cornélius, attentives au moindre bruit et sentant leur coeur battre. On entendait piétiner de l'autre côté du mur. Habitué dès longtemps aux escalades nocturnes et à toute la gymnastique militaire, la Déroute avait si bien mesuré son élan, qu'il était tombé sur le gazon comme un écureuil. En deux bonds il fut auprès des prisonnières.
—C'est une affaire manquée, leur dit-il; rentrez bien vite.
—Jacques? Cornélius? dirent à la fois Suzanne et Claudine.
—- Ils sont sauvés, songez à vous.
La Déroute entraîna les deux femmes; le silence était profond, mais les chiens grondaient en agitant leurs chaînes.
—Le souper est fini, murmura la Déroute; rentrez en cage, mes oiseaux, c'est à recommencer.
Claudine se soutenait à peine; elle puisait son courage dans sa gaieté, et sa gaieté s'était envolée. Suzanne roula ses bras autour de la taille de sa pauvre amie.
—Viens, ma soeur, lui dit-elle, Dieu est là-haut qui nous voit.
—Et moi je vous entends, dit la Déroute; sur ma parole de sergent, je vous tirerai d'ici.
En quittant les deux femmes, il courut vers les chiens. Claudine cogna contre la porte, la tourière ouvrit, et la même ruse qui avait protégé la sortie de Suzanne protégea sa rentrée. L'office du soir finissait à peine, les sons de l'orgue remplissaient les corridors de longs murmures, et l'on voyait les religieuses passer dans l'ombre les mains jointes sur le voile blanc. Un quart d'heure avait suffi pour ruiner leurs espérances; quand Suzanne et Claudine tombèrent à genoux devant l'image du Christ, les aboiements sonores de Castor et de Pollux retentissaient dans le parc. Tandis que la Déroute s'empressait de faire disparaître toute trace d'évasion et de réveiller le père Jérôme pour effacer tout soupçon de complicité en cas d'événement, Bouletord et Grippard furetaient le long du mur, l'un jurant, l'autre raisonnant.
—Sangdieu! il faut qu'il soit sorcier! exclamait Bouletord qui écorchait les arbres de la pointe un peu rouge de son poignard.
—Laissez donc! reprenait Grippard, il sera allé mourir dans quelque trou, vous l'avez rudement frappé.
—Parbleu! il serait mort sur place si tu n'avais pas crié comme un sourd.
—Ma foi, quand j'ai dit: Va-t'en au diable! je comptais bien le renvoyer d'où il vient; après tout, il y est peut-être à cette heure.
—Et dire que je l'ai tenu au bout de cette lame! As-tu vu, Grippard, comme il a disparu tout d'un coup? C'est un sorcier, bien sûr.
Et Bouletord longeait le mur, les doigts noués autour du manche de son poignard, regardant partout, l'oeil et l'oreille au guet. Au bout de cinquante pas, son pied heurta contre un cadavre couché au coin d'une borne, la tête appuyée contre le mur.
—Le voilà! s'écria le maréchal des logis, et il se pencha vivement.
Grippard eut un frisson, mais Bouletord se dressa comme un tigre.
—Mordieu! c'est un des miens qu'ils ont tué, dit-il; le coup est à la gorge.
Bouletord prit un sifflet et siffla. A ce signal, plusieurs archers apostés çà et là accoururent. Ils n'avaient rien vu et rien entendu. Autour du cadavre, le sol était foulé par des pas nombreux, mais les meurtriers n'avaient pas laissé d'autre trace de leur passage. L'un des archers déclara cependant que deux hommes enveloppés de manteaux s'étaient approchés du mur un quart d'heure avant le cri de Grippard; il leur avait demandé le mot d'ordre la main sur la crosse de son pistolet; les deux hommes le lui avaient donné, et il les avait laissé passer, les prenant pour des agents de Bouletord.
—Le mot d'ordre? ils vous l'ont donné? s'écria Bouletord.
—Parbleu! c'est qu'ils l'auront volé, répondit Grippard.
Le silence était profond autour d'eux; il fallut renoncer à toute entreprise pour cette nuit. Bouletord distribua ses hommes autour du couvent, et s'étendit lui-même sous un arbre avec Grippard, son confident.
Voici maintenant ce qui s'était passé. Le matin même du jour fixé pour l'évasion, Bouletord, flânant du côté de la rue de Vaugirard, avait rencontré le neveu du bonhomme Mériset conduisant en laisse quatre chevaux. Ce neveu, malgré son air doux, était un garçon jovial et tapageur qui hantait les tripots et les cabarets, où il avait fait toutes sortes de mauvaises connaissances, parmi lesquelles Bouletord pouvait être mis en première ligne. C'était un côté de sa vie qu'il ne dévoilait guère à son oncle, qui le regardait comme un petit saint.
—Hé! Christophe! dit Bouletord, voilà de belles bêtes dont tu pourras bien tirer deux cents pistoles. La croupe est large et le jarret mince.
—Ce serait un mauvais marché. Elles m'ont coûté quatre mille livres! répondit le neveu en s'arrêtant.
—Le cher oncle a donc envie de monter ses écuries! reprit le maréchal des logis en caressant le cou de l'un des chevaux.
—Lui! il aime trop ses louis pour en risquer un seul!
—C'est donc pour toi?
—Rien dans les mains, rien dans les poches, dit gaillardement Christophe en frappant sur son gousset. Ah! si! il y aura ce soir dix ou vingt pistoles que le gentilhomme me donnera pour ma peine!
—Quel gentilhomme?
—Le gentilhomme au papa Mériset! un fier soldat, celui-là, qui parle comme un duc et paye comme un roi. Parbleu! j'ai déjà couru pour son compte.
Bouletord tendit l'oreille.
—Ah! ah! fit-il, et il a besoin de quatre chevaux, ton gentilhomme?
—J'ai idée qu'ils verront du pays avant le soleil de demain. On m'a fort recommandé de les choisir lestes et vigoureux.
Bouletord n'avait pas oublié que Belle-Rose avait été arrêté chez le père Mériset.
—C'est clair, pensa-t-il; sa témérité est de l'adresse; qui diable aurait pensé que l'hirondelle reviendrait au nid? M. de Charny s'en était bien douté, lui.
Bouletord voulant éclaircir ses premiers soupçons, proposa à Christophe de boire une bouteille ou deux au cabaret du coin. On but, et les questions allèrent leur train. Au milieu de son étourderie, Christophe était un garçon probe et honnête. Se voyant interrogé, il comprit tout de suite qu'il en avait déjà trop dit; il se tut, vida son verre, remonta à cheval et partit. Mais Bouletord conclut du connu à l'inconnu. Si l'on achetait des chevaux, c'est qu'on voulait fuir, et si l'on voulait fuir, c'est qu'on avait l'espoir d'enlever la captive. Bouletord se frotta les mains et courut tout raconter à Grippard.
—Je les tiens, dit-il en finissant.
C'était aussi l'avis de Grippard, et il affecta une grande joie.
—Bon, dit-il à Bouletord, je ne suis pas content de mes pistolets, et comme je prétends ne pas manquer le coup ce soir, je cours chez l'armurier de la compagnie.
Mais au lieu de courir chez l'armurier, il se dirigea vers la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice; Cornélius ni Belle-Rose n'avaient eu garde d'y revenir; Grippard alla toujours courant à l'observatoire de la Déroute: les deux amis en étaient sortis dès le matin. Grippard s'arracha une bonne poignée de cheveux; mais cette pantomime ne lui faisant découvrir ni le capitaine ni l'Irlandais, il partit comme un cerf et prit le chemin de l'hôtellerie du Roi David. Il poussa la porte et trouva Cornélius.
—Enfin! dit Grippard.
—Tais-toi, répondit Cornélius; j'attends Christophe et ses chevaux.
—Il s'agit bien de chevaux et de Christophe!
Grippard attira Cornélius dans un coin et lui raconta tout ce qu'il savait des projets de Bouletord.
—Il y aura une douzaine d'hommes autour des jardins, tous armés comme des sacripants, dit-il; à la moindre alerte, ils ont ordre de faire feu.
—Eh bien! dit Belle-Rose, qui était survenu sur ces entrefaites, je vais recruter cinq ou six drôles bien déterminés, et ce sera une bataille.
—Dame! reprit Grippard, les robes ne sont pas des cuirasses; si les femmes attrapent des balles, ce sera votre affaire.
Belle-Rose mordit ses poings.
—A la grâce de Dieu! dit-il enfin; allons toujours, et nous agirons selon les circonstances. Il est trop tard pour prévenir la Déroute.
La nuit vint, on mit de l'avoine sous le nez des chevaux et on quitta l'hôtellerie du Roi David. Ainsi que Grippard le leur avait dit, il y avait des archers tout autour du couvent, ils en comptèrent vingt jusqu'à l'angle du mur où la Déroute les attendait. Belle-Rose frémissait d'impatience.
—Au moins, dit-il, avertissons la Déroute.
Ils avancèrent et donnèrent le mot d'ordre, on les laissa passer et ils gagnèrent le mur. Au bout de trente pas, se croyant seuls, ils s'arrêtèrent; Belle-Rose tira une échelle de soie de sa poche; mais au moment où il allait en jeter le bout garni de crampons par-dessus le mur, un homme, qu'un enfoncement cachait à leurs yeux, se jeta sur lui. Belle-Rose lui saisit le bras d'une main, et de l'autre lui planta son poignard dans la gorge. L'homme tomba sans pousser un seul cri. La lame tout entière avait disparu dans la plaie. Au même instant on entendit l'imprécation de Grippard et le bruit de la course de la Déroute. Belle-Rose et Cornélius se jetèrent dans le coin sombre d'où l'homme s'était élancé et attendirent le pistolet au poing. La Déroute monta sur un arbre à dix pas d'eux et franchit le mur d'un bond. Belle-Rose grimpa comme le sergent et fut suivi de Cornélius. Au bout d'un instant, Bouletord et Grippard survinrent. Du milieu des branches où ils étaient blottis, ils entendirent l'exclamation de Bouletord à la vue du cadavre et les propos des archers à son appel. Tranquilles sur le compte de la Déroute, ils se tinrent cois; vers minuit, la pluie commença de tomber; la nuit était noire, la sentinelle la plus voisine se promenait à une vingtaine de pas. Belle-Rose et Cornélius descendirent de l'arbre et marchèrent doucement sur la terre détrempée.
—Qui va là? cria-t-on tout à coup à dix pas d'eux.
Cette fois, Belle-Rose et Cornélius filèrent sans répondre.
—Qui vive! répéta la voix; et au même instant un coup de feu retentit.
Belle-Rose et Cornélius gagnèrent au pied.
—Frère, n'as-tu rien? dit Cornélius.
—Au contraire, j'ai la balle dans mon manteau, répondit Belle-Rose.
La troupe de Bouletord piétinait derrière eux; mais les ténèbres étaient si profondes qu'ils atteignirent bientôt la rue de Sèvres sans être inquiétés.
—Où me conduis-tu? demanda Belle-Rose à Cornélius.
—Viens toujours, dit l'Irlandais qui avait son idée.
Au bout d'un quart d'heure, ils arrivèrent à la rue du Roi-de-Sicile. Cornélius heurta à l'hôtel du comte de Pomereux. L'intendant fut appelé, et à la vue de la bague de son maître, il introduisit les deux étrangers dans un appartement confortable, où, par son ordre, un souper fut servi.
—Où diable sommes-nous? dit Belle-Rose.
—Chez notre ennemi, M. de Pomereux, et nous y sommes mieux que chez notre ami M. Mériset, répondit gravement l'Irlandais.
Cette nuit-là, la maison de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice fut visitée du haut en bas par M. de Charny, qui s'excusa très honnêtement auprès de M. Mériset.
—Les oiseaux sont venus, dit-il à Bouletord, mais ils ont déniché.
Le lendemain, on pouvait voir la Déroute rôder, une serpe à la main, dans les vergers du couvent; ses yeux se tournaient incessamment vers la porte par laquelle Claudine avait coutume de descendre au jardin. La Déroute sapait les branches autour de lui.
—Eh! mon neveu, que fais-tu là? s'écria le vieux Jérôme; tu massacres cet arbre.
—Je le tue, répondit froidement le neveu; cet arbre prenait la nourriture de ses voisins. Ne voyez-vous pas que si ces abricotiers n'ont pas de fruits, c'est la faute de ce prunier?
L'aplomb de la Déroute étourdit Jérôme, qui s'inclina devant la science de son neveu. Vers midi, Claudine parut. Le bras de la Déroute était las de couper. Claudine était fort pâle. Elle jeta les yeux autour d'elle; Jérôme jardinait dans un coin; elle s'approcha de la Déroute.
—Tendez votre tablier comme si vous étiez envieuse de cerises, et nous causerons, lui dit-il.
—As-tu entendu ce coup de fusil? dit Claudine au pied de l'arbre.
—J'en ai eu froid dans le dos, mamzelle.
—Penses-tu que l'un d'eux ait été blessé?
—Non; j'étais sous le mur à rôder. Bouletord a juré comme une âme damnée, et ça m'a fait comprendre qu'il n'a rien attrapé.
—Quelle nuit terrible, mon Dieu! je n'ai fait que prier et pleurer!
Mais, hélas! tout n'est pas fini!
—Qu'y a-t-il donc encore?
—On doit, cette nuit, conduire Suzanne je ne sais où; à la Bastille peut-être.
—Cette nuit?
—La mère Évangélique le lui a dit tout à l'heure. M. de Louvois a été instruit des aventures de cette nuit, et bien qu'elles aient échoué, il ne veut pas qu'elles se renouvellent.
—Croquez des cerises, mamzelle, croquez donc! voilà le père Jérôme qui nous regarde.
Claudine avala une ou deux cerises, et reprit:
—Il m'est impossible à présent d'avertir Cornélius ou Belle-Rose. Que faire, mon Dieu?
—Je les avertirai, moi, dit la Déroute, dont l'excellente physionomie prit une expression farouche. Aussi bien, puisqu'il le faut, autant vaut ce soir que demain. Allez maintenant, mamzelle, et en cas d'alerte, tenez-vous prête.
Claudine partit le coeur plus léger. La Déroute descendit de l'arbre, courut au logis et revint avec un grand mouchoir rouge, qu'il attacha à la plus haute branche du cerisier.
—Que fais-tu là? demanda le père Jérôme.
—Ma foi, dit-il, les moineaux ont mangé la moitié des cerises, c'est pour sauver le reste.
—Tiens! tu as une bonne idée, mon neveu.
—Oui, j'en ai quelquefois comme ça.
Belle-Rose et Cornélius avaient quitté de bonne heure l'hôtel de Pomereux et s'étaient travestis de telle sorte que Bouletord lui-même ne les eût pas reconnus, les eût-il regardés en face. Belle-Rose monta jusqu'au grenier après avoir observé les abords de la place. Cornélius était allé à l'auberge du Roi David attendre Grippard. Aussitôt que Belle-Rose eut vu le mouchoir rouge flotter au plus haut du cerisier, il tressaillit et descendit l'escalier quatre à quatre. En trois sauts il gagna la rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel.
—La Déroute agit, dit-il tout bas à l'oreille de Cornélius et de
Grippard, j'ai vu le signal.
—Le mouchoir rouge? s'écria Cornélius vivement.
—Oui.
—La Déroute est un garçon ferme et prudent; il faut que le péril soit imminent.
—Il nous trouvera prêts.
—Tu as entendu, Grippard, c'est pour ce soir, reprit Cornélius.
—Eh bien! nous jouerons du pistolet; la partie n'est pas belle, mais il m'est arrivé d'en gagner de bien mauvaises, dit philosophiquement l'ex-caporal.
Christophe, que l'alerte de la nuit précédente avait rendu plus circonspect en lui apprenant le danger de s'ouvrir aux gens de la maréchaussée, promit de tenir les chevaux sellés et bridés à l'entrée de la nuit dans un lieu qu'on lui désigna proche du couvent, et chacun se prépara à payer de sa personne. Cependant, la Déroute coula dans ses poches deux pistolets dont il était sûr comme de lui-même, et passa sous son habit un poignard qu'il avait eu plus d'une fois l'occasion de manier. Il était un peu pâle et ses sourcils étaient froncés.
—Au demeurant, se dit-il, il faut en finir; le véritable Ambroise Patu peut revenir d'un instant à l'autre; la place n'est plus bonne pour personne.
Le soir vint. La Déroute sortit de son logis et traversa le potager. Il avait remarqué, le jour de son entrée au couvent, un tas de baraques en bois vermoulu qui servaient de hangars et où l'on serrait toutes sortes de vieux meubles, avec de la paille et du foin pour la nourriture de trois ou quatre vaches qu'entretenaient les religieuses. Il y avait là de vieilles futailles, des amas de planches pour les réparations, et la provision de bois pour les cuisines. Ces baraques étaient éloignées de cinquante toises du corps de logis principal. La Déroute s'y rendit tout droit en homme qui a pris bravement son parti, et s'accroupit dans un coin. Il tira de sa poche un briquet, alluma un bout d'amadou, le glissa sous un tas de copeaux et se mit à souffler de tous ses poumons; deux minutes après, une flamme vive s'élança du milieu du foyer; la Déroute poussa du pied quelques planches, renversa deux ou trois bottes de paille et sortit gravement en tirant la porte sur lui. Il n'était pas au bout de l'avenue que la fumée sortait par toutes les issues; le pétillement du feu se mêlait au craquement des baraques. Quand il se retourna, il vit un jet de flammes s'élancer du toit calciné; la porte se fendit, l'air s'engouffra dans le bâtiment, et l'incendie serpenta le long des hangars. La Déroute se mit à courir de toutes ses forces vers le couvent en criant à tue-tête:
—Au feu! au feu!
Jérôme, qui l'entendit le premier, perdit la tête et cria plus fort sans remuer non plus qu'une borne. Les religieuses se rendaient aux offices au moment où l'incendie éclata; l'une d'elles vit une étrange clarté luire par les vitraux, une autre s'arrêta, la mère Scholastique mit le nez à la fenêtre et reconnut le feu.
—Bénédiction de Dieu! le couvent brûle, s'écria-t-elle.
A ce cri, le troupeau des nonnes se débanda, la tourière ouvrit la porte, et ce fut un tumulte épouvantable. Claudine, qui avait l'esprit tout plein des paroles de la Déroute, devina tout de suite son intention en le voyant courir sur la terrasse d'un air effaré. Elle s'élança vers la cellule de Suzanne, prit sa soeur par la main, et, s'étant enveloppée le visage d'un voile, descendit l'escalier. Mais on n'avait garde de les reconnaître; toutes les religieuses parlaient à la fois: celles-ci pleuraient, celles-là criaient; chacune d'elles appelait du secours et donnait son avis. Tout le monde allait et venait, et l'on ne faisait rien. Les domestiques du couvent, surpris par la violence du feu, regardaient les flammes qui tournoyaient avec un fracas horrible, et ne savaient auquel entendre au milieu du tapage qui se faisait partout. La Déroute augmentait le désordre par ses cris furibonds. La mère Scholastique, qui courait par le couvent en désarroi, trouva sous sa main la cloche et s'y pendit avec une force surprenante. Les gens du quartier, qui déjà avaient vu les flammes par-dessus les murs, accoururent au bruit du tocsin. On brisa plutôt qu'on n'ouvrit les portes du couvent, et la foule se précipita dans la cour. C'était là ce que la Déroute voulait. Aussitôt qu'il vit le peuple, armé de perches, d'échelles et de seaux, pénétrer dans les jardins du couvent, il se glissa comme une anguille vers l'endroit où ses yeux de lynx avaient aperçu Suzanne et Claudine.
—Suivez-moi! leur dit-il.
Il y avait tant de religieuses parmi la foule qu'on ne songea seulement pas à les regarder; ils firent trente pas du côté de la porte, au milieu de gens affairés; Belle-Rose et Cornélius étaient entrés avec le peuple; ils reconnurent Claudine et Suzanne, et les joignirent. Bouletord était là; un mouvement de la foule fit tomber le chapeau du faux jardinier.
—La Déroute! cria Bouletord qui comprit tout.
Il voulut s'élancer, mais un rempart vivant s'interposait entre eux. Bouletord écumait de fureur. Belle-Rose et Cornélius, jetant leur manteau, soulevèrent l'un Suzanne, l'autre Claudine, dans leurs bras; la foule, croyant qu'il s'agissait de religieuses blessées qu'on transportait loin de l'incendie, s'ouvrit devant eux.
M. de Charny était entré avec tout le monde, inquiet et soupçonneux: c'était l'heure où il avait coutume de faire sa ronde quotidienne. Au cri de Bouletord qui gesticulait au milieu de gens qui le pressaient de toutes parts, il s'arma d'un poignard, et trouvant une issue, se jeta sur la Déroute, qui précédait Belle-Rose. Mais le sergent voyait tout sans avoir l'air de rien regarder; au moment où M. de Charny levait la main, il le saisit à la gorge, et para le coup de son autre bras, avec lequel il tordit le poignet du gentilhomme. La douleur fit lâcher le poignard à M. de Charny; les doigts du sergent le serraient à l'étrangler; sa face devint pourpre, ses genoux fléchirent, et il tomba lourdement.
—Place aux pauvres soeurs, répéta tranquillement la Déroute en sautant par-dessus le corps de M. de Charny.
On arriva à la porte, qui fut franchie sans obstacle; Grippard s'esquiva un instant.
—Allez! dit-il, je ne serai pas long.
Et il prit sa course du côté de la rue Saint-Maur.
La petite troupe gagna l'endroit où Christophe gardait les chevaux. On sauta en selle et on partit au galop. Grippard arriva tout essoufflé un instant après, et, jouant de l'éperon, il eut bien vite rejoint les fuyards. Les quatre chevaux mordaient leurs freins et faisaient jaillir des milliers d'étincelles sous leurs pieds. Un grand bruit se fit tout à coup derrière eux; ils tournèrent la tête et virent un immense tourbillon de flammes monter vers le ciel embrasé de clartés rouges, puis le tourbillon tomba.
—Les baraques se sont effondrées, dit tranquillement la Déroute; je savais bien que l'incendie leur ferait plus de peur que de mal.
—Je te dois tout! lui dit Belle-Rose en regardant Suzanne dont les bras étaient roulés autour de son cou.
—C'est bon! c'est bon! courez toujours, répondit la Déroute. Hé! Grippard, restons derrière. J'imagine que nous n'en sommes pas quittes avec Bouletord.
XLII
LE MENDIANT
Bouletord, livré à ses seuls efforts et pris dans la multitude effarée et grouillante comme dans un étau, mit plus d'un quart d'heure à se dégager. Ses hommes allaient et venaient çà et là sans rien comprendre à tout ce qui se passait; ils avaient vu sortir tant de personnes, qu'ils ne prenaient plus garde à rien et attendaient des ordres pour agir. Au moment où il avait vu disparaître M. de Charny et partir la Déroute, Bouletord avait poussé un cri de rage et s'était élancé vers la porte du couvent; un mouvement de la foule l'avait poussé du côté de M. de Charny, auprès duquel plusieurs personnes s'empressaient. Bouletord vit le favori du ministre étendu sans connaissance et le souleva; M. de Charny ouvrit les yeux, regarda autour de lui, comprit tout ce qui s'était passé, et bondit sur ses pieds.
—Où sont-ils? demanda M. de Charny.
Bouletord lui montra la porte par un geste désespéré.
—Aux chevaux! cria le gentilhomme.
Quand ils parvinrent à sortir de la cour, M. de Charny était blanc et Bouletord pourpre de fureur. L'un était muet et menaçant; l'autre roulait mille imprécations dans sa bouche.
—A cheval! hurla Bouletord aux premiers archers qu'il rencontra.
Tous coururent vers la rue Saint-Maur, où était l'écurie. Comme ils se précipitaient, Bouletord à leur tête, M. de Charny aperçut M. de Pomereux qui arrivait en caracolant sur le lieu de l'incendie.
—Que diable se passe-t-il donc par là? demanda le gentilhomme au favori.
—Peu de chose, en vérité; on enlève votre fiancée.
—Mme d'Albergotti?
—Ma foi, oui. Elle galope en croupe de Belle-Rose. On vous a joué, monsieur le comte.
M. de Pomereux avait, comme on a pu le voir, une assez bonne dose d'amour-propre; la pensée qu'on avait pu se moquer de sa personne et de ses sentiments lui fit monter le rouge au visage. Il serra la bride de son cheval qui se mit à piaffer.
—Ah! ils sont partis! dit-il d'une voix brève.
—La pauvre veuve a mis le feu au couvent pour éclairer ses secondes noces! Ce sont là d'éclatants adieux, reprit en ricanant M. de Charny.
M. de Pomereux songeait aux courtisans qui allaient rire de son aventure, et, s'il était homme à ne pas craindre un boulet de canon, il avait une peur horrible du ridicule.
—Quel chemin ont-ils pris, le savez-vous? ajouta-t-il en fouettant les flancs de son cheval du bout de sa houssine.
—C'est ce qu'il nous sera facile d'apprendre, répondit M. de Charny, ravi de voir M. de Pomereux au point où il voulait l'amener.
Quelques gens du peuple interrogés, répondirent qu'ils avaient vu une troupe de quatre cavaliers se diriger au grand galop du côté des quais. Sur un signe de M. de Pomereux, l'un des laquais offrit son cheval à M. de Charny, et ils s'élancèrent sur les traces des fugitifs. Mais il fallait s'arrêter à tous les coins de rue pour interroger les passants, et cela faisait perdre un temps énorme. Cependant Bouletord et ses camarades, étant arrivés à l'écurie de la rue Saint-Maur, se jetèrent aux crinières des chevaux; mais en mettant le pied à l'étrier, tous tombèrent sur la paille, entraînant la selle avec eux. Les sangles étaient coupées. Bouletord jura comme un païen. Avant qu'on eût trouvé d'autres sangles et qu'on les eût ajustées, il se passa dix minutes. Enfin on partit, mais au premier effort, les brides se rompirent près des gourmettes, et ce fut un nouveau temps d'arrêt. On avait à peu près fait aux brides ce qu'on avait fait aux sangles. Ces deux accidents, qui se succédaient coup sur coup, éveillèrent les soupçons de Bouletord; tandis qu'un de ses hommes entrait dans la boutique d'un corroyeur, il chercha des yeux autour de lui.
—Où donc est Grippard? s'écria-t-il.
—Il n'est pas avec nous, répondit un des archers.
—Quelqu'un l'a-t-il vu?
—Moi! reprit un autre archer; j'étais de garde à l'écurie quand il y est entré, il y a une heure à peu près.
—Double traître! hurla Bouletord; si je ne lui fends pas le coeur en quatre, que je sois damné!
Les brides réparées, toute la troupe s'ébranla, le pistolet aux fontes et le mousquet sur la cuisse. Belle-Rose et Cornélius avaient pris leur course par la rue du Four; au carrefour de Buci, ils trouvèrent un soldat du guet qui voulut s'opposer à leur passage; le cheval de Belle-Rose le heurta du poitrail, et le soldat roula par terre. On se jeta dans la rue Dauphine, qui fut franchie en un instant. A l'entrée du pont Neuf on vit une escouade de la maréchaussée qui tenait le milieu du pavé. La Déroute l'aperçut le premier. Il piqua des deux et se jeta en avant, suivit de Grippard, qui fourra sa main sous les fontes.
—Cours sur eux, dit la Déroute, et crie à tue-tête: Service du roi!
—Pourquoi? dit Grippard en renfonçant ses pistolets.
—Va, et crie d'abord, mordieu!
Grippard se jeta au-devant de la troupe, et cria de sa voix la plus forte:
—Service du roi!
La troupe s'ouvrit, et les fugitifs passèrent comme la foudre.
—Ah çà! demanda Grippard tout émerveillé de l'effet qu'il avait produit, si la maréchaussée avait voulu voir ce que c'était que le service du roi, comment aurions-nous fait?
—Les loups ne se mangent pas entre eux; regarde ton habit.
—Tiens, c'est vrai! s'écria l'ex-caporal.
Après le pont Neuf, on prit les quais et on gagna l'hôtel de ville. La nuit était profonde; les boutiquiers avaient fermé leurs volets, les bourgeois se hâtaient de rentrer chez eux. Au bruit de cette course précipitée, quelques bonnes vieilles mettaient parfois le nez à la fenêtre, et voyant, dans l'ombre, des cavaliers emportant en croupe des femmes dont les longs voiles flottaient au vent, elles se disaient que c'était quelque dame de la cour qui se faisait enlever avec sa camériste, et gémissaient sur la perversité du siècle. On arriva à la rue Saint-Denis; les groupes d'artisans qui rentraient du travail s'écartaient du passage des fugitifs; mais au moment de toucher à la porte Saint-Denis, un officier de fortune, qui chevauchait suivi de quatre ou cinq drôles armés d'épées et de mousquetons, vint à leur rencontre. C'était une espèce de sacripant, qui portait les moustaches en croc, une balafre au travers du visage, une grande rapière au côté et une cotte de peau de buffle sur le dos avec une longue plume rouge à son feutre gris.
—Eh! eh! dit-il, ce sont des filles qu'on enlève, j'en veux.
Cornélius mit la main à la garde de son épée, mais la Déroute était déjà entre le sacripant et l'Irlandais. Il lui paraissait que l'homme au plumet rouge avait trop dîné.
—Laissez, dit-il à Cornélius en passant, ce n'est point votre affaire.
Et il court vers l'officier de fortune, le chapeau bas.
—Mon gentilhomme, il me semble que vous avez parlé, qu'y a-t-il pour votre service?
—Parbleu! reprit l'officier en frisant ses moustaches, j'ai quelque idée que ces deux filles sont jolies; et comme il n'est point juste que tes maîtres aient tout pour eux, j'en voudrais ma part.
—La voilà! dit la Déroute; et soulevant un de ses pistolets par le canon, il en appliqua de la crosse un si furieux coup au coureur d'aventures, qu'il le jeta par terre tout étourdi.
Le pistolet pirouetta dans sa main, et montrant sa gueule aux estafiers qui n'avaient pas eu le temps de remuer:
—Et je brûle la cervelle au premier qui bouge! leur cria la Déroute.
Grippard imita cette manoeuvre, et les quatre ou cinq drôles, voyant leur maître par terre, se gardèrent bien d'intervenir.
La petite troupe franchit la barrière et on poussa sur la route de Saint-Denis au galop. Au bout d'un quart d'heure on arriva à un endroit où le chemin bifurquait. La Déroute s'arrêta.
—Je n'aime pas cette route, dit-il; une fois déjà, tout au commencement, mon capitaine a failli être arrêté par Bouletord; une autre fois, et à l'autre bout, il a failli y perdre la vie. Tirons à gauche.
—Est-ce encore un pressentiment? dit Cornélius en riant.
—C'est au moins une précaution, reprit la Déroute; peut-être même ferions-nous bien de nous séparer ici.
—Nous séparer! s'écria Belle-Rose.
—Sans doute: Grippard et moi prendrions le droit chemin.
—Celui que tu n'aimes pas?
—Bouletord et M. de Charny ne manqueront pas de s'y engager; s'ils nous atteignent, nous tâcherons de leur donner assez d'occupation pour vous donner le temps de gagner un lieu où vous soyez en sûreté.
—C'est une fameuse idée! s'écria Grippard, qui trouvait merveilleux tout ce que la Déroute disait.
—Si bien que vous vous exposez à être tués pour nous sauver, dit
Belle-Rose.
—Oh! pour être mort on ne l'est pas encore, murmura le sergent.
—Ecoute, reprit Belle-Rose, nous avons couru tant de périls ensemble, que nous n'avons plus le droit de nous séparer. S'il plaît à Dieu de nous en envoyer d'autres, ils nous trouveront réunis. Toi avec nous, ou nous avec toi: choisis.
—Allons! s'écria la Déroute; et, pressant la main du capitaine, il engagea son cheval dans le chemin qui s'ouvrait sur la gauche.
Le projet des fugitifs était fort simple; ils comptaient, au bout d'une dizaine de lieues, gagner une ferme dans la campagne, y passer la nuit, et rentrer le lendemain dans Paris, où l'on ne songerait pas à les chercher; puis, à la première bonne occasion, ils auraient joint M. le duc de Luxembourg et se seraient mis sous sa protection immédiate. Le chemin qu'ils suivaient devait les conduire à Pontoise. Les chevaux étaient vigoureux, la nuit limpide, le ciel lumineux. Le coeur de Suzanne s'ouvrit à l'espérance. Elle jeta un long regard vers l'horizon, du côté de Paris, où s'allongeait la flèche dentelée de la cathédrale de Saint-Denis, et sourit à son fiancé. Une joie sans bornes inondait l'âme de Belle-Rose.
—Maintenant, le malheur ne peut plus nous atteindre! dit-il en pressant
Suzanne contre son coeur.
—Ne tentez pas Dieu, dit-elle d'une voix grave.
—Oh! s'écria-t-il, nous sommes libres et vous m'aimez!
Les chevaux broyaient la route de leurs sabots; on poussa jusqu'à
Franconville.
A Franconville, la Déroute frappa à la porte d'une auberge, et demanda un sac d'avoine, qu'il paya sans marchander.
—Le neveu Christophe a bien fait les choses, dit-il, les chevaux ont du feu et du nerf; mais il ne faut pas abuser de leur bonne volonté. Qui diable sait ce qu'il leur reste à faire!
On fit une halte sous des arbres, à trente pas de la route, et l'on mit la provende sous le nez des chevaux, qui mordirent à belles dents. Tandis que Belle-Rose et Cornélius fuyaient à toute bride, Bouletord se lançait à leur poursuite: M. de Pomereux et M. de Charny l'avaient précédé, accompagnés de quatre ou cinq valets de la maison du comte. Au carrefour de la rue de Buci, un attroupement qui se pressait autour du soldat du guet renversé sous les pieds des chevaux, leur indiqua la rue Dauphine; au pont Neuf ils trouvèrent un archer de la maréchaussée qui leur raconta l'exploit de Grippard; malgré sa colère, M. de Pomereux sourit de l'invention.
—Ce n'est pas si bête! dit-il à M. de Charny.
—Sans doute, mais nous ferons en sorte que le perroquet ne chante plus, répliqua froidement M. de Charny.
Plus loin, dans la rue Saint-Denis, ils rencontrèrent l'officier de fortune qui prenait tous les saints du paradis à témoin du serment qu'il faisait d'éventrer le coquin qui avait failli l'assommer. Les quatre ou cinq drôles qui s'empressaient à ses côtés jurèrent sur leur salut que les quatre fugitifs, dont ils portaient le nombre à dix ou douze, étaient sortis par la porte Saint-Denis. L'un d'eux prétendit même qu'il les avait poursuivis l'espace d'une lieue.
—Sur mon âme! le maraud ne ment pas si l'intention est réputée pour le fait! s'écria M. de Pomereux.
—Mordieu! mon gentilhomme, s'écria tout à coup le capitaine d'aventure qui venait de rajuster le feutre sur son front meurtri, êtes-vous par hasard lancé à la poursuite des brigands qui ont failli me tuer?
—Il faudra bien que je les atteigne ou que mon cheval crève.
—Eh bien! mon gentilhomme, je suis des vôtres, et vous verrez ce que le capitaine Roland de Bréguiboul peut faire dans l'occasion.
Le capitaine Roland de Bréguiboul sauta en selle, s'affermit sur ses étriers et partit ventre à terre, suivi de ses estafiers.
—Nous voilà dix contre quatre, dit M. de Pomereux tout en courant, c'est un peu beaucoup.
—Il faut que je me venge! cria le capitaine, vous regarderez et je les tuerai.
—A vous tout seul?
—Parbleu!
M. de Charny observait le comte du coin de l'oeil, pour voir si sa colère ne diminuait pas; mais la rapidité de la course, qui fouettait le sang du jeune homme, le maintenait dans un état satisfaisant d'irritation. Au point où la route bifurquait, M. de Charny s'arrêta brusquement et mit la main sur la bride du cheval qu'éperonnait M. de Pomereux.
—Avant d'aller plus avant, dit-il, au moins convient-il de savoir de quel côté ils ont pris.
—Ah! diable! fit M. de Pomereux; voilà une chose à laquelle je n'aurais point pensé.
Les deux gentilhommes et l'officier de fortune tinrent conseil; la terre autour d'eux était foulée par des pieds de chevaux, mais il y en avait tout autant sur la route qui mène à Chantilly que sur celle qui mène à Pontoise. Tandis qu'ils délibéraient, ils entendirent le bruit d'une troupe de cavaliers qui arrivait du côté de Saint-Denis avec la rapidité de la foudre. En un instant cette troupe fut sur eux; c'était Bouletord et ses archers. Tous s'arrêtèrent à la voix de M. de Charny. Les plus habiles restaient embarrassés; la lune se levait à l'horizon, et les deux routes étaient silencieuses et vides. Bouletord allait et venait le nez au vent, grondant comme un tigre.
—Par l'enfer! disait-il, cette fois il faut que j'aie sa vie ou qu'il ait la mienne!
—Ma foi! s'écria M. de Pomereux, si j'étais seul je jouerais la route à croix ou pile, mais nous sommes une vingtaine; que Bouletord et ses gens prennent d'un côté, M. de Charny et moi tirerons de l'autre.
—Maugrebleu! si je le manquais on le tuerait donc pour moi! s'écria le capitaine Bréguiboul.
—Parfaitement, répondit M. de Charny.
On allait partir, quand un mendiant se leva du pied d'une haie derrière laquelle il était couché. C'était un homme de méchante mine, armé d'un lourd bâton et vêtu d'un mauvais manteau troué.
—Vous cherchez quatre cavaliers? dit-il.
—Les as-tu vus? s'écria Bouletord.
—J'ai vu quatre hommes qui passaient comme le vent; deux d'entre eux avaient une femme assise en croupe.
—Ce sont eux! dit M. de Charny.
—Eh bien! quelle route ont-ils suivie? demanda le capitaine Bréguiboul.
Le mendiant tendit la main.
—Donnez, et je parlerai, dit-il.
M. de Pomereux lui jeta sa bourse.
—Voilà de l'or, mais si tu mens tu auras du plomb.
Le mendiant pesa la bourse et regarda le pistolet dont la bouche le menaçait.
—Pourquoi voulez-vous que je mente? dit-il en haussant les épaules; en confessant la vérité, j'évite le péché et j'ai tout profit.
—Dépêche! lui cria M. de Charny.
—Prenez à gauche, répondit le mendiant en tournant son bâton du côté de
Pontoise.
Les vingt cavaliers partirent à la fois comme un tourbillon. A Franconville, M. de Pomereux et ses laquais, mieux montés que Bouletord, laissèrent les gens de la maréchaussée en arrière. Le jeune comte et sa suite avaient des chevaux de race anglaise habitués aux chasses. Leur galop était égal et soutenu. M. de Pomereux et M. de Charny couraient en avant, les laquais suivaient à vingt pas, puis venaient les archers. Le capitaine Bréguiboul galopait entre M. de Pomereux et Bouletord. Son cheval commençait à souffler. Au bout d'une demi-heure, la distance qui les séparait s'agrandit, et les deux troupes se perdirent de vue. Les éperons de Bouletord étaient rouges de sang. Cependant Belle-Rose et Cornélius maintenaient leurs montures à une allure rapide sans être pressée.
—Il faut les ménager, disait la Déroute; quand nous aurons dépassé Pontoise, nous prendrons un chemin de traverse et nous reviendrons tranquillement sur nos pas pour dépister la maréchaussée.
Comme leur petite troupe atteignait Pierrelaye, Grippard et la Déroute entendirent un hennissement au loin derrière eux. La jument que montait Belle-Rose tendit ses naseaux au vent et répondit par un hennissement sonore. La Déroute sauta sur sa selle.
—On nous suit! dit-il tout bas.
—Je le crois, répondit Grippard.
La Déroute atteignit Belle-Rose en deux bonds. Mais avant qu'il eût ouvert la bouche, il comprit à l'élan de la cavale qu'elle venait de sentir l'éperon. Au hennissement de son cheval, M. de Pomereux dressa l'oreille.
—Il y a des cavaliers devant nous, dit-il, et penché sur l'encolure de l'étalon, il précipita sa course ardente.
Belle-Rose et Cornélius échangèrent un regard, et chacun d'eux entoura sa compagne d'un bras plus ferme. Leurs chevaux avaient déjà franchi huit lieues au galop; ils coururent assez bien jusqu'à Saint-Ouen-l'Aumône, mais dans la traverse du village, Belle-Rose sentit sa jument trébucher sous lui; au même instant, le cheval de Cornélius butta et s'abattit sur les genoux; deux coups d'éperons les firent se relever, et les animaux bondirent en hennissant de douleur. Un autre hennissement éclata sur la route, plus sonore et plus rapproché. La Déroute arma ses pistolets.
—En dix minutes, ils ont gagné une demi-lieue, dit-il; dans une demi-heure, s'ils vont de ce train-là, ils seront sur nous.
Les chevaux de Belle-Rose et de Cornélius, soutenus par la bride et l'éperon, volaient sur la route, mais leurs flancs battaient tout blancs d'écume, on les sentait fléchir sous leur double poids. Suzanne et Claudine n'osaient parler, parfois seulement elles jetaient, par-dessus l'épaule des cavaliers, un long regard sur la route toute blanche qui se perdait dans la nuit transparente. La Déroute et le fidèle Grippard galopaient côte à côte, tous deux muets et tous deux résolus. La petite troupe tourna autour de Pontoise: l'écume des chevaux haletants devenait rouge autour des naseaux. Quand on fut près d'Ennery, la Déroute entendit passer avec la brise un hennissement si vigoureux qu'il tourna la tête. Un point noir roulait sur le chemin, grossissant à vue d'oeil.
XLIII
L'ABBESSE DU COUVENT DE SAINTE-CLAIRE
Ce point noir, c'était M. de Pomereux qui s'avançait à toute bride. A peine avait-il entendu le hennissement de la jument montée par Belle-Rose, qu'il avait piqué des deux; l'étalon, excité par les émanations qu'exhalaient les flancs humides de la cavale, partit comme une flèche, le nez au vent, les oreilles droites, aspirant l'air à pleins poumons. En trois minutes, le comte eut dépassé M. de Charny, qui, replet et pesant, fatiguait sa monture; les laquais, en bon ordre, couraient entre eux deux. On n'entendait plus le galop de Bouletord et de ses gens, et l'on ne voyait plus le capitaine Bréguiboul. A quelques centaines de pas d'Ennery, la Déroute, en mesurant de l'oeil la distance qui séparait encore Belle-Rose de M. de Pomereux, qu'il avait reconnu, comprit qu'il était temps de prendre un parti décisif. Il s'élança vers le capitaine, et lui montra du doigt le cavalier qui approchait avec la rapidité de la foudre.
—Il y a quatre hommes derrière lui, dit-il.
Belle-Rose se pencha vers Cornélius.
—Je vous confie Suzanne, murmura-t-il à son oreille.
—J'allais vous confier Claudine, répondit l'Irlandais.
—Sauvez-vous! sauvez-vous! et laissez-nous! leur dirent les deux femmes d'une voix suppliante.
—La main aux pistolets! s'écria la Déroute, les voici!
Le sergent, qui avait l'oeil sur la route pendant ce débat, tira tout de suite; mais le coup, mal ajusté, fit sauter seulement le chapeau du comte, qui, passant devant lui comme un boulet, tomba l'épée haute sur Belle-Rose. Mais à peine les deux fers se furent-ils croisés, que M. de Pomereux reconnut l'étranger de Douvres.
—Morbleu! s'écria-t-il, je vous dois la vie! et il abaissa la pointe de son épée.
Belle-Rose poussa droit sur lui.
—Oubliez-le et finissons-en! s'écria-t-il.
M. de Pomereux laissa pendre son épée et salua de la main.
—A ma place, monsieur, vous n'en feriez rien, reprit-il; de grâce, permettez-moi donc de vous imiter en quelque chose. J'ai d'ailleurs ma revanche à prendre, et je la veux tout entière.
Le comte parlait avec une dignité qui frappa Belle-Rose; à son tour le capitaine tourna la pointe de son épée vers la terre.
—Voilà les laquais! s'écria la Déroute.
—Les laquais sont au maître et le maître est vaincu, répondit le comte, qui regarda tranquillement du côté d'où venait son escorte.
En achevant ces mots, il prit son épée à deux mains, et brisant la lame, il en jeta les morceaux par terre.
—Que faites-vous? s'écria Belle-Rose.
—Vous m'avez vaincu et désarmé, voilà tout, répondit le comte.
Suzanne lui tendit la main; M. de Pomereux la baisa avec autant de grâce que s'il eût été au bal, et se jeta au-devant de ses laquais.
—Bas les mousquets, vous autres! s'écria-t-il.
Les laquais, stupéfaits, obéirent et s'arrêtèrent. M. de Pomereux fit quelques pas du côté de Belle-Rose et de Cornélius.
—Partez, leur dit-il; là-bas, sur la gauche, du côté de Livilliers, il y a une abbaye où sans doute on vous recevra. Mais surtout ne tardez pas une minute. Écoutez!
Tous tendirent l'oreille. Le galop d'une troupe de cavaliers retentissait à un quart de lieue à peine.
—M. de Charny n'est pas loin, et Bouletord le suit avec sept ou huit archers, continua M. de Pomereux. Il y a aussi un gentilhomme à qui vous avez presque cassé la tête. Hâtez-vous donc!
—Vous êtes un noble jeune homme! s'écria Cornélius en lui secouant rudement la main.
—Que diable voulez-vous, il faut bien qu'on paye ses dettes! lui répondit gaiement M. de Pomereux.
La Déroute n'y tint plus.
—Monsieur, dit-il à son tour, c'est moi qui vous ai tiré tout à l'heure ce coup de pistolet!…
—Ah! c'est toi qui as massacré mon chapeau!
—Je visais à la tête, monsieur, mais si par malheur je vous avais tué, je crois vraiment que je ne m'en serais jamais consolé.
—Ni moi non plus, ajouta Grippard.
M. de Pomereux partit d'un éclat de rire, et les fugitifs s'engagèrent dans un sentier qui courait à travers champs. Les chevaux épuisés tremblaient sur leurs jarrets. Ils n'avaient pas fait cinq cents pas que Bouletord et M. de Charny arrivèrent sur M. de Pomereux. La maréchaussée montait des chevaux frais qu'elle avait trouvés dans une auberge sur la route, un peu avant Saint-Ouen-l'Aumône. Ces chevaux appartenaient à une bande de maquignons qui les conduisaient à Paris; Bouletord et M. de Bréguiboul les ayant entendus hennir et piaffer dans l'écurie, s'étaient arrêtés et les avaient requis au nom du roi. Les maquignons avaient d'abord résisté, mais à la vue de l'uniforme et des mousquets ils s'étaient soumis; on laissa dans l'écurie les chevaux rendus, et l'on partit à fond de train sur les autres, qui ne tardèrent pas à rattraper M. de Charny.
—Sont-ils pris? demanda M. de Charny un instant immobile au milieu du chemin.
—Qui?
—Eh! parbleu! Belle-Rose et sa clique?
—Ma foi, ils sont en train de courir.
—Ils courent, et vous ne les poursuivez pas!
—J'ai mon compte, mon cher monsieur de Charny, répondit M. de Pomereux. Mon épée est en pièces, mon chapeau est tout crevé, et en y regardant de bien près, je crois que j'ai deux pouces de fer dans mon habit.
—Sangdieu! en avant! hurla Bouletord, qui s'était arrêté trois minutes pour entendre cette conversation.
—En avant! vous autres! cria M. de Charny en s'adressant aux laquais.
M. de Pomereux se jeta au devant d'eux.
—Que pas un de vous ne bouge! s'écria-t-il.
Et il ajouta en se tournant vers M. de Charny:
—Mon rival a ma parole; allez, nous serons vos témoins.
M. de Charny jeta sur le comte un regard dédaigneux et partit.
Le capitaine Bréguiboul poussa son cheval auprès de M. de Pomereux.
—Je crois, dit-il, que les deux pouces de fer sont entrés dans votre imagination.
Le cheval impatient froissa les jambes de M. de Pomereux, qui brusquement le saisit par la bride.
—Eh bien! répondit-il, il ne tiendra qu'à vous qu'ils entrent sous votre peau.
Le comte ayant vu jour à une querelle en profitait tout de suite. En arrêtant le capitaine au passage, c'était encore un ennemi dont il débarrassait Belle-Rose et Mme d'Albergotti; et puis, à vrai dire, la main lui démangeait et il avait bonne envie de décharger sa colère sur quelqu'un. Il avait rêvé de bataille tout le long du chemin, et il ne voulait pas que son rêve fût perdu.
—Qu'est-ce à dire? s'écria le capitaine en frisant ses moustaches.
—Cela signifie, capitaine Roland de Bréguiboul, que, s'il vous plaît de mettre pied à terre, il me plaira beaucoup de vous faire tâter un peu de ce fer sur lequel vous plaisantez si agréablement.
—Une provocation!
—Mon Dieu! capitaine, que vous avez l'intelligence paresseuse!
Le capitaine sauta sur la route et dégaina. M. de Pomereux prit l'épée d'un de ses gens et engagea le fer. Il faisait un clair de lune magnifique; les laquais du comte et les estafiers du capitaine se rangèrent autour des deux adversaires. Il n'y avait donc plus que Bouletord et ses archers sur les talons de Belle-Rose. Le comte était d'une humeur charmante. M. de Bréguiboul avait la main forte, mais M. de Pomereux avait la main leste. Deux fois il atteignit le capitaine à la poitrine, mais la casaque de peau de buffle repoussa le fer.
—Tudieu! monsieur, si vous avez une grande paresse dans l'esprit, vous l'avez aussi tout plein de prudence! s'écria M. de Pomereux.
Le capitaine Roland, exaspéré par ce sang-froid, fondit sur le comte et lui fournit un dégagement furieux; mais le comte para avec une promptitude merveilleuse et riposta par un coup droit si rapide que la pointe de fer disparut dans la gorge de son adversaire. L'épée s'échappa des mains du capitaine, il tomba sur la route et mordit l'herbe en se roulant. Le sang sortit à flots de sa bouche, ses doigts se crispèrent: il se débattit trois minutes et mourut.
—Voyons, dit le comte aux estafiers, vous voilà sans chef, je vous prends à mon service; allons voir ce qui se passe là-bas.
M. de Pomereux s'élança, et les estafiers, tout consolés, le suivirent mêlés aux laquais. Entre Bouletord et Belle-Rose il y avait, au moment où le comte avait provoqué le capitaine, un demi-quart de lieue à peu près; les deux troupes luttaient de vitesse. Au détour d'un petit tertre, la Déroute mit pied à terre.
—Prenez mon cheval, dit-il à Belle-Rose, il est plus dispos que le vôtre, n'ayant porté que moi.
Grippard imita la Déroute en faveur de Cornélius. Le troc fut fait en deux secondes, et les jeunes gens mirent leurs éperons dans le ventre des chevaux, qui s'élancèrent avec une énergie désespérée. Ce fut un dernier effort, l'élan dura cinq minutes; au bout de ce temps, les chevaux, essoufflés, buttèrent coup sur coup. Bouletord gagnait de l'espace à chaque bond. On le voyait au clair de lune courir le pistolet au poing et la bride aux dents, fouettant son cheval du plat de son épée. Entre Bouletord et ses archers, il y avait une centaine de pas de distance. La Déroute et Grippard, qui marchaient ensemble, formaient en quelque sorte l'arrière-garde des fuyards. Comme ils sortaient d'un petit bois, la Déroute vit dans la plaine les grandes murailles blanches d'une abbaye dont le clocher se dessinait sur le ciel pâle. A cette vue, Bouletord, qui devina l'intention des fugitifs, poussa un cri de rage, et piquant son cheval de la pointe de son épée, le lança ventre à terre. Ses archers l'imitèrent; leur troupe rapide semblait dévorer le sentier. La Déroute mesura du regard la distance qui s'étendait entre Belle-Rose et l'abbaye; elle était telle que Bouletord devait atteindre le capitaine avant qu'il l'eût franchie. Les chevaux des fugitifs trébuchaient à chaque élan.
—Voici l'heure, dit le sergent.
Il arrêta son cheval, prit le mousquet pendu à l'arçon de la selle et l'arma. Quand la Déroute se tourna vers Bouletord, une expression terrible se peignit sur son visage. Il abaissa le mousquet et tint son ennemi couché en joue l'espace de dix secondes; le bras semblait de fer comme le canon, tant il était immobile. Quand Bouletord ne fut plus qu'à trente pas environ, le coup partit. Bouletord lâcha les rênes et tomba sur le cou du cheval. Sa main crispée saisit la crinière et s'y noua; le cheval effaré arriva comme une flèche et passa devant la Déroute, emportant son cavalier, dont la tête livide battait ses flancs. La balle avait frappé au front le maréchal des logis. Au bout de cent pas, le cadavre glissa sur l'encolure luisante, sa main se détendit, et Bouletord vint rouler tout sanglant aux pieds de Belle-Rose, qui saisit le cheval par la bride et l'arrêta. M. de Charny suivait Bouletord à la tête des archers. Grippard, on le sait, s'imaginait qu'en toute chose, ce qu'il avait de mieux à faire, c'était d'imiter la Déroute. Au moment donc où la Déroute prit son mousquet, Grippard décrocha le sien; quand la Déroute eut couché Bouletord en joue, Grippard chercha quelqu'un à mettre au bout de son canon. M. de Charny se trouva là tout justement. Après le coup du sergent, Grippard, en homme consciencieux, pressa la détente du doigt. Mais le cheval de M. de Charny s'étant cabré à la première explosion, la balle de Grippard, qui devait frapper M. de Charny en plein corps, atteignit la bête au poitrail. Le cheval tomba sur ses jarrets, se releva et tomba de nouveau, entraînant M. de Charny dans sa chute. La maréchaussée, voyant ses deux chefs par terre, s'arrêta brusquement; deux ou trois archers quittèrent l'étrier pour porter secours à M. de Charny, les autres lâchèrent leurs mousquets sur la Déroute et Grippard; mais Grippard et la Déroute couraient déjà du côté de l'abbaye; les balles sifflèrent à leurs oreilles, et ce fut tout. M. de Pomereux, à la tête de ses laquais, caracolait à la suite des archers et paraissait prendre un vif intérêt aux incidents de cette escarmouche. On l'aurait dit au théâtre, assistant à la première représentation d'une comédie nouvelle. Aussitôt qu'il fut auprès de M. de Charny, il mit pied à terre et vint s'informer honnêtement de l'état de sa santé.
—Quand vous êtes tombé, monsieur, j'ai eu grand'peur, lui dit-il; mais, à ce que je puis voir, vous n'êtes point blessé.
—Point du tout, répondit M. de Charny d'un ton bourru.
—C'est un coup de fortune, monsieur; car, en vérité, il faut rendre justice au talent de ces gaillards-là. J'y suis pour un cheval de mille écus, qui s'est fait tuer avec une générosité tout à fait estimable. Il est fâcheux que ce pauvre Bouletord n'ait point eu un cheval aussi vertueux.
—Eh! monsieur, au lieu de discourir, il me semble que vous feriez mieux de galoper! s'écria M. de Charny.
—C'est un point sur lequel j'ai le regret de n'être point d'accord avec votre seigneurie. Certainement, je ne suis point tout à fait mort comme ce pauvre diable de Bouletord, que je vois là-bas couché comme un tronc d'arbre, mais je ne vaux guère mieux.
M. de Charny haussa les épaules.
—Que voulez-vous! reprit M. de Pomereux, ces gens-là n'ont pas ma vie, mais ils ont ma parole, et nous autres gentilshommes, nous n'en avons qu'une.
M. de Charny se mordit les lèvres jusqu'au sang.
—Ton cheval, dit-il, en frappant sur la cuisse d'un archer.
L'archer descendit, et M. de Charny sauta en selle.
—En avant! vous autres! s'écria-t-il en lâchant les rênes.
Toute la troupe le suivit.
M. de Pomereux jeta les yeux du côté de l'abbaye. Le temps qu'on avait perdu ne l'avait pas été par les fugitifs; profitant du désordre qu'avait occasionné la mort du maréchal des logis et la chute de M. de Charny, ils avaient poussé du côté de l'abbaye, dont ils n'étaient plus séparés que par une centaine de pas. Les deux femmes avaient été mises sur le cheval de Bouletord; les premières elles touchèrent aux portes de l'abbaye, et l'on entendit bientôt les tintements de la cloche qu'elles agitaient. En ce moment les archers passaient devant le cadavre de Bouletord. Il était couché sur le dos, les yeux ouverts et la face livide; la balle de la Déroute avait troué le front entre les deux sourcils; la main de Bouletord serrait encore la poignée de son épée, et son visage gardait l'expression menaçante qu'il avait au moment où la mort l'avait surpris. Les chevaux, effarés, tournèrent autour du corps sanglant; quelques-uns, trop rapidement lancés, sautèrent par-dessus.
—Entendez-vous? dit à M. de Charny M. de Pomereux qui s'était amusé à le suivre, voilà le son d'une cloche qui aurait fait bondir notre cher Bouletord, s'il n'était pas décidément mort.
M. de Charny enfonça les éperons dans le ventre de son cheval sans répondre. Mais déjà la porte de l'abbaye s'était ouverte, Suzanne et Claudine en franchirent le seuil.
—Madame, dirent-elles à la religieuse qui les reçut, il y a là deux gentilshommes qui réclament votre protection… si vous ne venez pas à leur aide, ils sont perdus.
—Qu'ils entrent s'ils sont innocents, qu'ils entrent encore s'ils sont coupables, dit la religieuse; la maison de Dieu est un asile ouvert à tous les malheureux.
Le cheval de Belle-Rose s'abattit à la porte de l'abbaye; celui de Cornélius était tombé à cinquante pas; le sang sortait de ses naseaux; il gratta la terre de ses pieds et mourut. La Déroute et Grippard avaient abandonné les leurs sur la route et accouraient à toutes jambes. Tous entrèrent par la porte entr'ouverte; au moment où la religieuse la repoussa sur ses gonds, on vit M. de Charny passer comme un éclair entre les arbres de l'avenue. Suzanne tomba à genoux et remercia Dieu. Claudine pleurait et riait à la fois en passant des bras de Belle-Rose aux bras de Cornélius.
—Ma foi! dit M. de Pomereux quand il fut aux pieds des murs, je crois que nos oiseaux ont trouvé un autre nid. Il m'est avis que nous ferions bien à présent de chercher une autre auberge.
Mais M. de Charny passa droit devant lui et frappa contre la porte de l'abbaye avec le pommeau de son épée. M. de Pomereux arrêta son cheval qu'il se mit à caresser de la main.
—Vulcain sera fourbu, dit-il; c'est mille écus que je me ferai payer par M. de Louvois.
M. de Charny, qui était blême de fureur, frappait toujours.
—Monsieur, continua le comte, si vous cognez si fort vous aurez maille à partir avec monseigneur de Paris, qui est fort chatouilleux à l'endroit des privilèges de l'Église.
—Eh! monsieur, s'écria M. de Charny, qui ne se contenait plus, mettez-vous en quête d'une auberge, s'il vous plaît, et laissez-moi faire mon métier!
—Faites, monsieur; aussi bien est-ce un métier auquel je ne suis pas propre le moins du monde.
Tout ce tumulte à une heure aussi avancée de la nuit avait tiré l'abbaye de son repos. Les chevaux hennissaient et piaffaient autour des murs; on avait entendu sept ou huit coups de feu et la cloche avait sonné presque aussitôt après.
—Au nom du roi, ouvrez, criait M. de Charny, qui meurtrissait les ais de la porte.
L'abbesse survint. La croix d'argent brillait sur sa poitrine et ses longs vêtements descendaient jusqu'à terre. On avait introduit les fugitifs dans une espèce de parloir où ils attendaient, poursuivis par la voix menaçante de M. de Charny. Quand la porte du parloir s'ouvrit, l'abbesse tressaillit et serra le voile autour de son visage.
—Soyez les bienvenues, mes soeurs; et vous, messieurs, espérez, dit-elle.
Sa voix grave et douce calma leurs angoisses; il parut à Claudine qu'ils n'avaient plus rien à craindre; elle s'inclina sur la main de l'abbesse et la baisa. Belle-Rose sentit son coeur battre sans qu'il pût comprendre pourquoi.
—Dites à cet homme qui frappe à notre porte, reprit l'abbesse en s'adressant à une soeur, que la supérieure de l'abbaye de Sainte-Claire d'Ennery va sur l'heure lui répondre elle-même.
L'abbesse se retira et la soeur sortit pour exécuter son ordre. Aux paroles de la soeur, M. de Charny jeta un regard de triomphe sur M. de Pomereux et remit son épée au fourreau. M. de Pomereux fronça les sourcils et se demanda s'il ne ferait pas bien de tomber sur la maréchaussée avec ses gens; mais il comprit qu'il serait toujours temps d'en venir à cette extrémité en cas d'alerte et attendit.
—Mais, s'écria tout à coup M. de Charny, je ne vois plus le capitaine
Bréguiboul; qu'est-il donc devenu?
—Ma foi, répondit le comte, je me suis battu avec lui, et je crois que je l'ai tué.
M. de Charny regarda M. de Pomereux, sourit et ne répondit pas.
—Allons, pensa le comte, s'il se tait, c'est qu'il me croit perdu.
Un quart d'heure se passa dans un profond silence. Les chevaux, animés par la course, creusaient le sol de leurs sabots; M. de Charny allait et venait, sombre et menaçant, devant la grande porte de l'abbaye. M. de Pomereux examinait à la dérobée l'amorce de ses pistolets.
—Après tout, se disait-il, ce M. de Charny est un bandit, et j'en serai quitte pour un voyage à l'étranger.
Il venait de l'intérieur de l'abbaye une rumeur confuse, et l'on voyait luire, derrière les vitraux, des clartés qui faisaient tout à coup rayonner les saints et les vierges dans leurs nimbes d'or. Bientôt la rosace et les vitraux s'illuminèrent; on entendit les soupirs de l'orgue qui s'éveillait, et le grand édifice de pierre versa sur la campagne endormie l'harmonie et la lumière. M. de Charny et M. de Pomereux se regardèrent tout étonnés. Au même instant la grande porte de l'abbaye s'ouvrit à deux battants, et un spectacle merveilleux s'offrit aux regards des cavaliers. Le sanctuaire de l'abbaye resplendissait; mille bougies fichées aux bras des lustres et dans les candélabres d'argent, faisaient étinceler les châsses et les croix; les bannières flottaient autour de l'autel et l'encens fumait dans les cassolettes; les soeurs inclinées sous leurs voiles chantaient les hymnes sacrées, et l'on voyait, au pied de la croix protectrice, les fugitifs agenouillés. Le Christ semblait les couvrir de ses bras mutilés, et les anges de marbre élevaient vers le ciel leurs mains jointes dans l'attitude de la prière. Au moment où la porte roula sur ses gonds, l'abbesse, précédée de la croix et de la bannière, et suivie des religieuses rangées en longues files, se tourna vers le porche. Un nuage bleuâtre volait sur leurs pas, et les bougies du choeur qui scintillaient comme des étoiles en piquaient la transparence de mille rayons. La sainte procession s'avança lentement et s'arrêta le long des grands piliers; l'abbesse franchit le seuil; la croix d'argent brillait entre ses mains, et la bannière de l'ordre s'inclinait sur son front. Quand elle eut posé le pied hors de l'abbaye, sur la limite qui séparait la terre de l'asile de la religion, les chants moururent, et les soeurs plièrent leurs genoux. Les archers avaient d'abord ôté leurs chapeaux, mais à la vue de la croix, ils hésitèrent; l'un d'eux quitta l'étrier, et jetant son mousquet, s'agenouilla sur l'herbe; un autre l'imita, puis un troisième, puis tous, vaincus par cet appareil de la religion. M. de Pomereux avait, le premier, découvert son front et sauté de selle. M. de Charny, seul à cheval, frémissant de colère, attendait, la tête couverte et la main sur la garde de son épée. Entre l'abbesse et lui, il y avait dix pas à peine; au delà des soeurs, dans la clarté du choeur, il voyait Belle-Rose et Suzanne, l'un près de l'autre, les mains entrelacées; près d'eux, Cornélius et Claudine; derrière eux, la Déroute et Grippard. M. de Charny poussa son cheval. Le cheval fit trois pas, et s'arrêta piaffant, et secouant son mors chargé d'écume. Le rayonnement de la chapelle l'épouvantait. L'abbesse étendit la croix vers M. de Charny, et de son autre main elle montra les fugitifs.
—C'est ici la maison de Dieu, dit-elle, et Dieu protège ceux que vous cherchez. Entrez maintenant si vous l'osez.
M. de Charny recula lentement comme un tigre vaincu. Quand il fut à vingt pas, l'abbesse rentra sous le porche; et les lourds battants de la porte se fermèrent avec un bruit sonore. Alors, écartant son voile, elle montra aux regards des fugitifs le visage de Geneviève de La Noue, duchesse de Châteaufort.
XLIV
UN NID DANS UN COUVENT
Après que la porte de l'abbaye de Sainte-Claire d'Ennery se fut refermée sur les fugitifs, M. de Pomereux se tourna vers M. de Charny.
—Eh bien! monsieur, lui dit-il, à présent que tout est fini, ne vous semble-t-il pas qu'il serait bien temps de souper?
—Le bal pourrait bien venir après le souper, répondit M. de Charny, à qui il n'était plus rien resté de sa violente colère qu'un léger tremblement dans la voix; mettez-vous en quête d'un cabaret, moi je me rends à Paris.
—Chez mon glorieux cousin, sans doute.
—Chez M. de Louvois, à qui je ferai part du secours que vous m'avez prêté dans toute cette affaire; je ne doute pas qu'il ne vous en témoigne lui-même sa vive satisfaction.
—Parbleu! mon cher monsieur de Charny, je compte assez sur votre amitié pour être assuré que vous serez le premier à m'en apporter la nouvelle.
M. de Charny rangea sa petite troupe et donna le signal du départ. M. de Pomereux, qui avait cette nuit-là une furieuse démangeaison de parler, poussa son cheval auprès de M. de Charny.
—En somme, reprit-il, l'aventure est désastreuse; j'y perds un cheval mort au service du roi: un cheval qui, pour le dévouement, ne le cédait point au chien de Montargis; j'en ai trois ou quatre autres qui sont fourbus; j'y perds encore une femme que j'étais en train d'adorer, et j'ai mes habits tout déchirés en vingt endroits; tout compte fait, c'est un total de sept ou huit infortunes dont vous me voyez marri.
M. de Charny tourmentait la bride de son cheval et se taisait.
—Ma foi, mon bon monsieur de Charny, continua M. de Pomereux, qui prenait goût à la raillerie, je suis très curieux de connaître votre avis sur l'espèce de récompense que M. de Louvois me tient en réserve. Ouvrez-moi votre coeur là-dessus. Que vous semble d'un régiment? J'aime fort l'uniforme des dragons. C'est un corps très à la mode, et je voudrais être M. de Lauzun, rien que pour en avoir eu l'idée… M. de Louvois pourrait bien encore me gratifier d'un gouvernement… Il y a de charmantes villes dans notre beau pays de France… S'il vous touche un mot de Blois, d'Orléans, de Tours ou de Bordeaux, je vous autorise à dire que j'accepte.
—Ne vous mettez point en peine, repartit M. de Charny, la récompense qu'on vous ménage sera telle que vous aurez lieu d'en être surpris.
—Vous croyez! s'écria M. de Pomereux avec une feinte candeur. Il est évident que M. de Louvois, éclairé par vos discours, déploiera toute la générosité qui lui est naturelle. Ma seule crainte est qu'il aille trop loin; ainsi, par exemple, je ne voudrais pas qu'il me comprît dans la prochaine promotion aux ordres de Sa Majesté.
—Quelle que soit la fête, j'amènerai les violons, répliqua M. de
Charny.
On ramassa en chemin le corps de Bouletord et du capitaine Bréguiboul, et la petite troupe gagna Pontoise, où M. de Charny et M. de Pomereux se séparèrent. Celui-là prit des chevaux de poste et retourna ventre à terre à Paris; l'autre chercha par les rues jusqu'à ce qu'il eût trouvé un cabaret, et il s'y installa le plus gaiement du monde. Malgré la fatigue et l'inquiétude que pouvaient lui causer les suites de cette affaire, M. de Pomereux se conduisit de manière à prouver aux plus incrédules que la mauvaise fortune n'avait aucune prise sur son appétit. Il n'était pas de mésaventure qui pût l'empêcher de savourer le fumet d'une perdrix cuite à point, et pas de malheur qui le contraignît à laisser pleine une bouteille de vin vieux. Au petit jour, le comte boucla son ceinturon et paya l'écot.
—M. de Charny doit avoir, à l'heure qu'il est, se dit-il, rendu compte à mon magnifique cousin du résultat de notre poursuite. C'est un récit qui m'aura montré sous un point de vue tellement héroïque, que je ne saurais trop me hâter d'échapper à la reconnaissance de monseigneur le ministre. J'ai bien un tout petit prétexte à alléguer pour ma justification, mais avec un ministre de ce caractère, il faut avoir quatorze fois raison pour ne pas avoir tort; mon prétexte est insuffisant. J'ai bien encore la ressource d'aller en Turquie me battre contre les Turcs, mais, en attendant, le plus court est de me rendre à Chantilly. Quand je serai dans la maison du prince de Condé, ce sera bien le diable si le ministre ne me respecte pas. Mon prétexte se haussera tout de suite à la taille d'une vérité.
M. de Pomereux en était à la queue de son raisonnement quand il mit le pied à l'étrier; il prit de suite un chemin de traverse et se rendit tout droit à la résidence royale du prince de Condé. Le prince de Condé, celui-là même qu'on devait appeler un jour le grand Condé, avait vu le père et le frère aîné du comte de Pomereux sur le champ de bataille de Rocroi; le frère avait été tué en Flandre, en combattant sous ses ordres. C'était une famille de braves gentilshommes; il accueillit noblement celui qui venait s'asseoir à l'ombre de son nom. M. de Pomereux put se regarder sur l'heure comme un officier de sa maison.
Quand M. de Charny eut appris à M. de Louvois les événements de la nuit, le ministre bondit sur son fauteuil. Il se fit répéter les détails de cette fuite, et M. de Charny n'en omit aucune circonstance. M. de Louvois s'était rassis et l'écoutait la tête dans sa main. Ce calme apparent, dans une nature aussi violente, annonçait un ressentiment profond. M. de Charny ne s'y méprit pas. Après qu'il eut terminé, M. de Louvois se leva:
—Vous connaissez, dit-il, l'humeur de Sa Majesté. Le roi Louis XIV ne plaisante pas en matière de religion. Tout ce qui touche aux choses de l'Église lui est sacré. Si vous aviez pénétré dans le sanctuaire de l'abbaye, j'aurais été contraint de vous désavouer, et peut-être ne m'eût-il jamais pardonné cette violence. Il faut attendre.
M. de Charny attacha son regard perçant sur le ministre.
—L'attente n'est pas l'oubli, reprit M. de Louvois. Que ce soit dans un mois ou dans un an, tôt ou tard, Belle-Rose et Mme d'Albergotti sortiront de l'abbaye de Sainte-Claire d'Ennery; la fortune les a trop souvent secourus pour qu'elle ne les trahisse pas un jour. Ce jour sera le nôtre.
—Nous attendrons, dit M. de Charny avec un sourire sinistre.
—Sachez ce qu'ils font et ce qu'ils veulent faire. Si l'un ou l'autre ou tous deux essayent de quitter l'abbaye, n'y mettez aucun obstacle; mais surveillez leur départ. Trop de précaution les épouvanterait et donnerait à Mme de Châteaufort et à M. de Luxembourg le temps d'agir pour eux. Il faut qu'ils soient imprudents. Vous me comprenez?
—Parfaitement.
—Nous avons été joués deux fois, vous et moi; c'est trop de deux: Belle-Rose s'est échappé de la Bastille, Mme d'Albergotti a fui du couvent des dames bénédictines, ils sont à présent réunis…
—Une victoire nous vengera des deux défaites.
—Quant à M. de Pomereux, je lui ferai bien voir que la chevalerie n'est plus de saison.
—Je crois qu'il était blessé, monseigneur, reprit M. de Charny d'un air de commisération.
—Que ne continuait-il? Il aurait eu moins de peine à se faire tuer!
—Mais il avait engagé sa parole, continua-t-il de sa voix mielleuse.
—Et sa parole engage sa tête, monsieur.
Tandis que M. de Pomereux était à Chantilly avec le prince de Condé, et M. de Charny avec M. de Louvois à Paris, les fugitifs bénissaient Dieu qui les avait protégés dans leur entreprise. Aucune expression ne saurait peindre la surprise de Belle-Rose et Suzanne au moment où leur apparut le visage de Mme de Châteaufort. Tous deux la regardaient effarés, tandis qu'elle s'avançait vers eux, calme et souriante. Ce n'était plus la même femme; la douleur avait passé sur ce beau front pâli, et il en était resté une tristesse inaltérable, répandue comme un voile sur tous les traits; les austérités de la religion, le silence du cloître et la prière avaient plié cette âme déchirée par l'amour; elle s'était inclinée sous la main de Dieu, et à la voir blanche et recueillie, paisible et sereine, on comprenait que Mme de Châteaufort n'avait emporté du monde qu'un coeur épuré par le pardon et qu'un esprit plein de miséricorde. Elle était comme Madeleine après qu'elle eut essuyé de sa chevelure les pieds du Sauveur.
—Soyez sans inquiétude, leur dit-elle; cette maison est la vôtre, et la main de Dieu est entre vous et ceux qui vous haïssent.
Geneviève embrassa Suzanne et Claudine, et salua Belle-Rose d'un pâle et doux sourire. Belle-Rose était sans force et sans voix pour répondre. Les plus dévorantes ambitions l'avaient agité depuis quelques heures; mille souvenirs l'assaillaient à présent.
Il n'y avait pas dans le coeur de Suzanne de place pour la haine. Si un instant la jalousie se réveilla à la vue de Geneviève, elle chassa bien vite ce sentiment indigne de toutes deux et rendit à l'abbesse son baiser de soeur. Les religieuses se retirèrent dans leurs cellules, et Geneviève elle-même voulut conduire les hôtes que lui envoyait la Providence aux appartements qu'elle leur destinait. Belle-Rose, Cornélius, la Déroute et Grippard furent établis dans un corps de logis dépendant des jardins de l'abbaye; Suzanne et Claudine restèrent chez l'abbesse.
—Permettez-moi de vous servir de mère, leur dit-elle; depuis que vous avez franchi le seuil de cette maison, n'êtes-vous pas mes filles?
Le lendemain, vers midi, Mme de Châteaufort fit appeler Belle-Rose. Elle le reçut dans un oratoire dont l'unique fenêtre s'ouvrait sur un paysage tel que Paul Potter les aimait. Au loin, une rivière—l'Oise—baignait de ses eaux paresseuses de grandes prairies toutes semées de peupliers; à l'horizon vaporeux les clochers d'Auvers et d'Hérouville, quelques chaumières çà et là sous des bouquets d'arbres, des saules trapus le long des ruisseaux, et dans les herbes un troupeau ruminant de vaches et de boeufs. Le soleil teignait ces doux paysages d'une lumière dorée qui semblait tamisée par la brume. Les merles sifflaient parmi les haies, et l'on entendait tinter la sonnette des boeufs errant dans les prés. Une sorte de luxe monastique brillait dans l'oratoire: l'abbesse n'avait pu s'empêcher de rester grande dame. Le christ d'ivoire était le plus beau modèle de Jean Goujon; les tableaux attachés aux pans de chêne noir appartenaient aux meilleurs peintres italiens, une Nativité du Corrège, une sainte Claire d'André del Sarte, une Vierge à l'enfant du Guide; le bénitier et l'ange étaient de Germain Pilon; les ciseaux les plus délicats avaient ciselé le prie-Dieu et les lambris. Dans cet oratoire, la religion se faisait attrayante et douce; Dieu et l'art, qui est fait à son image, y prenaient le pécheur par la main. Geneviève ne put se défendre d'un grand trouble à la vue de Belle-Rose. On vit une larme poindre entre ses cils.
—Je me croyais bien forte, lui dit-elle, et voilà que votre seule présence a remué toutes les cendres de mon coeur. C'est une épreuve sans doute que Dieu a voulu me ménager; il m'a secourue, il me secourra.
Le coeur de Belle-Rose lui sautait dans la poitrine; il détourna les yeux et regarda par la fenêtre les champs et l'horizon pour ne pas laisser voir à Geneviève son émotion.
—Et d'ailleurs, Jacques, pourquoi ne pleurais-je pas devant vous? reprit-elle; il y a des heures où les larmes sont agréables à Dieu; il me semble que la souffrance est plus féconde que la prière, et j'ai tant souffert que je commence à croire que je suis pardonnée.
Vaincu par ces paroles, Belle-Rose prit la main de Geneviève et la porta contre son coeur; ses yeux étaient tout remplis de larmes, et il ne se cacha plus pour lui laisser voir qu'il pleurait.
—Vous aussi! dit-elle; ainsi je vous suis chère encore! Me parlerez-vous comme un frère parle à sa soeur? Tenez, Jacques! j'ai consacré toute ma vie et toute mon âme à Dieu, et cependant il ne se passe pas de jour que je ne l'invoque pour vous. Quand votre nom vient sur mes lèvres, je l'accueille comme un nom béni, et il ne me semble pas que je fasse mal en le mêlant à mes prières.
Jacques contemplait Mme de Châteaufort en silence; elle ne lui était jamais apparue sous cet aspect, où la tendresse se confondait avec la piété, et en même temps que son âme palpitait à la voix de Geneviève, il éprouvait pour elle un respect plus profond.
—Oh! dit-elle avec un doux sourire, je ne suis plus la même femme; la duchesse pleine de superbe et de dédain a fait place à la plus humble des religieuses; il me semble que ma vie d'autrefois est un rêve dont il ne m'est resté qu'un souvenir; j'ai noyé tout le reste sous le repentir. Vous le dirai-je, mon ami? j'ai voulu me rendre digne d'avoir été aimée; le Christ, qui a relevé la Madeleine, me pardonnera cette pensée. A présent, je puis mourir, il me semble que nous habiterons le même coin du ciel.
—Vous êtes ma soeur, Geneviève, et une autre vie que vous ne partageriez pas me serait amère, lui dit Belle-Rose.
Geneviève lui pressa la main doucement.
—Vos paroles sont bonnes au coeur, reprit-elle, mais à présent que je me suis confessée, vous disant tout ce qu'il y avait en moi, me permettez-vous bien de vous parler de vous-même?
—Parlez, Geneviève.
—J'ai causé toute la nuit avec Suzanne; c'est une pauvre âme déjà fortement éprouvée; elle s'est ouverte à moi comme une soeur à sa soeur, et je sais quelles douleurs vous ont agités tous deux depuis la soirée de Villejuif. C'est la main de Dieu qui vous a tous conduits ici. Vous y êtes entrés errants et proscrits, vous en sortirez libres et mariés.
Belle-Rose tressaillit à ces mots.
—Si le malheur vous visite, au moins serez-vous deux à le supporter; si le bonheur vous sourit enfin, il vous paraîtra plus doux étant ensemble, ajouta Mme de Châteaufort. Il ne faut pas que vous quittiez cet asile sans qu'un prêtre ait béni votre amour. Deux époux peuvent vivre à l'ombre de cette abbaye; deux amants le pourraient-ils?
—Ce que Suzanne voudra, je le ferai, dit Belle-Rose.
—Suzanne est prête, répondit Geneviève d'une voix émue; dans trois jours vous serez mariés.
Belle-Rose, après ces mots, se retira plein de trouble. Demeurée seule, Mme de Châteaufort s'agenouilla devant son prie-Dieu, toute pâle et les mains jointes.
—Mon Dieu! dit-elle d'une voix brisée par les sanglots, bénissez-les et qu'ils soient heureux!
Elle resta longtemps immobile, le front courbé sous la croix; quand elle se leva, son visage était comme celui d'un martyr, souffrant et résigné. L'abbesse de Sainte-Claire d'Ennery fit prévenir l'évêque de Mantes, qui promit de donner aux jeunes époux la bénédiction nuptiale, et l'on décida que ce jour-là même Cornélius Hoghart et Claudine seraient mariés. La joie de Belle-Rose et de Suzanne était grave et recueillie, celle de Claudine enfantine et souriante; elle rougissait en regardant Cornélius, et ne pouvait s'empêcher de le regarder à toute minute; Cornélius ne savait ce qu'il faisait ni ce qu'il disait. C'étaient, entre ces quatre personnes, d'interminables conversations et de profonds silences; au plus fort de leurs entretiens il arrivait parfois qu'on voyait passer sous les arceaux du cloître la silhouette élégante de l'abbesse; ses mains diaphanes tenaient un livre d'heures; elle les saluait d'un doux sourire et disparaissait sous les sombres voûtes. Alors tout le monde se taisait, et Suzanne, qui était toujours la première à la voir, mettait un doigt sur sa bouche et courait à elle pour l'embrasser.
—Je ne sais pourquoi, disait Claudine s'essuyant les yeux, le sourire de cette pauvre abbesse me donne envie de pleurer.
Cornélius regardait Belle-Rose et soupirait. Dans ces moments-là, Belle-Rose aurait voulu avoir deux vies pour donner l'une à Geneviève et conserver l'autre à Suzanne.
Quant à la Déroute, il ne se tenait pas d'aise. On avait toutes les peines du monde à l'empêcher de chanter, et malgré la sainteté des lieux il se serait livré à mille extravagances, si Belle-Rose et Cornélius n'avaient employé la moitié de leur temps à maintenir sa joie dans des limites honnêtes. Grippard, qui en toute chose prenait modèle sur la Déroute, était d'un contentement à nul autre pareil. Ils s'évertuaient ensemble à bâtir mille châteaux en Espagne; et Grippard, enthousiasmé par les discours du sergent, jurait qu'il ne quitterait jamais la compagnie d'un capitaine tel que Belle-Rose. Sur ces entrefaites, et la veille du jour fixé pour la cérémonie, M. de Pomereux se présenta à l'abbaye de Sainte-Claire d'Ennery. On ne l'eut pas plutôt annoncé, que Belle-Rose courut à sa rencontre avec Cornélius. Les trois jeunes gens s'embrassèrent tout d'abord.
—Morbleu! s'écria le comte, il faut croire qu'il est dans ma destinée d'agir toujours au rebours du bon sens; je devrais vous haïr de toute mon âme, et je sens que je vous aime de tout mon coeur.
—Vous avez fait l'histoire de mes sentiments, répondit Belle-Rose.
—A présent que j'ai acquitté sur le chemin de Pontoise la lettre de change que vous avez tirée sur moi dans une rue de Douvres, parlez-moi de vos affaires.
Cornélius conta à M. de Pomereux ce qu'on avait résolu.
—Nous nous marions dans la chapelle de l'abbaye, ajouta-t-il; mais, à la façon dont les choses se passent tout à l'entour du monastère, nous aurions tout aussi bien pu nous marier en grande pompe dans l'église paroissiale de Pontoise.
—Quoi! pas un archer aux environs? dit le comte.
—Personne; au reste, vous avez dû vous en convaincre en venant ici.
Avez-vous rencontré le plus petit soldat de la maréchaussée?
—Pas un seul, et voilà justement ce qui me chagrine.
—Eussiez-vous mieux aimé en voir cinquante?
—Peut-être oui.
—Voilà qui est plaisant!
—Eh! que diable! quand M. de Charny agit, au moins sait-on ce qu'il fait; mais quand il se tient coi, Lucifer lui-même ne pourrait deviner ce qu'il médite. S'il n'y a pas d'alguazils autour de l'abbaye, c'est qu'il doit y avoir une foule d'espions à un quart de lieue.
La justesse de cette observation frappa Cornélius et Belle-Rose.
—Tenez, ajouta M. de Pomereux, le bonheur vous endort. Vous connaissez
M. de Charny et vous l'avez vu à l'oeuvre. Concluez.
—Merci, dit Belle-Rose, en serrant la main du comte; ainsi, vous nous engagez à être sur nos gardes?
—Plus que jamais; je ne sais pas où est le péril, mais il est quelque part. Quand M. de Charny n'aboie pas, c'est qu'il s'apprête à mordre.
La Déroute fut averti.
—Bon! dit-il, j'ai encore de la poudre et du plomb.
Et il se mit à charger ses mousquets et ses pistolets.
L'évêque de Mantes arriva le lendemain. L'autel était paré de fleurs. Claudine, rouge comme une fraise, s'agenouilla près de Cornélius, non loin de Belle-Rose et de Suzanne. Geneviève était assise dans le choeur avec les autres témoins, qui étaient M. de Pomereux, la Déroute et Grippard. L'abbesse avait revêtu les insignes de sa dignité religieuse et relevé son voile. Elle était belle d'une beauté chrétienne, et durant toute la cérémonie, elle garda un maintien plein de calme et de dignité. Forte de son sacrifice, elle ne laissa rien voir des blessures dont son coeur saignait. Cornélius, qui avait tout deviné, l'admirait et la plaignait. La Déroute, qui se doutait bien de quelque chose dont il n'avait jamais parlé, baisa sans qu'on s'en aperçût le bout du voile de l'abbesse.
—Vrai Dieu! dit-il tout bas, c'est un coeur de soldat!
Quand la cérémonie fut terminée, l'abbesse signa la première sur le registre de la paroisse. Suzanne se jeta dans ses bras.
—Je vous dois mon bonheur, lui dit-elle, comment vous le rendrai-je jamais?
—Aimez-moi, répondit Geneviève, et nous serons quittes.
On avait préparé aux jeunes époux un logement dans un corps de bâtiment dépendant de l'abbaye, mais séparé du logis principal par de vastes jardins. Les soeurs ne dépassaient jamais une certaine limite que la supérieure avait seule le droit de franchir. Les mariés se rendirent dans cette maison, où ils étaient à la fois libres et en sûreté. Les appartements étaient propres et gais.
—Vous êtes ici chez vous, et vous y demeurerez tant qu'il vous plaira, leur dit Geneviève. Soyez heureux, je me retire.
—Ne viendrez-vous pas quelquefois nous visiter dans cette retraite que nous vous devons? lui dit Suzanne en levant sur elle ses grands yeux.
—Oui, reprit Mme de Châteaufort, qui la baisa au front, je reviendrai parfois respirer à l'ombre de votre bonheur.
Suzanne la suivit du regard aussi loin qu'elle put la voir, et quand la taille svelte de l'abbesse eut disparu derrière les arbres, elle soupira tout bas et dit:
—Si je n'étais pas à lui, mon Dieu, je voudrais qu'il fût à elle!
M. de Pomereux allait et venait par la chambre; tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur une boîte placée sur un meuble, autour duquel il ravaudait depuis un instant, flairant les bouquets et chiffonnant les dentelles. Il prit la boîte, et voyant le nom qui était sur la suscription, il poussa un léger cri. Suzanne se retourna, et le voyant tout pâle, courut à lui.
—Qu'avez-vous? dit-elle.
—Cette boîte que vous avez là, qui vous l'a donnée? répondit-il.
—Gabrielle de Mesle, une pauvre fille qui est morte au couvent des dames bénédictines.
—Gabrielle est morte! s'écria M. de Pomereux tout en tremblant.
—Oui, reprit Suzanne; son dernier soupir a été ce nom qui est écrit sur cette boîte.
—Le chevalier d'Arraines! elle l'aimait donc toujours!
—Vous le connaissez? s'écria Suzanne en saisissant la main de M. de
Pomereux.
—C'est moi, mon Dieu!
En disant ces mots, le comte tomba sur une chaise et cacha sa tête entre ses mains.
XLV
LE CHEVALIER D'ARRAINES
La douleur chez un homme aussi frivole en apparence que l'était M. de Pomereux avait quelque chose d'étrange et de sincère qui toucha profondément les spectateurs. On se tut autour de lui. Suzanne ouvrit la petite boîte et en tira la lettre et les cheveux qu'elle remit au comte.
—Tenez, dit-elle, voilà tout ce qui reste de Gabrielle.
M. de Pomereux prit la lettre et la pressa de ses lèvres à l'endroit où l'on voyait l'écriture de la pauvre morte. Quant à lire ce qu'elle avait écrit, il ne le pouvait pas, tant il pleurait. Au bout de quelques minutes, il se redressa, prenant une des mains de Suzanne et tendant l'autre à Belle-Rose:
—J'ai coutume de railler et je pleure comme un enfant, leur dit-il; mais devant vous il me semble que je puis le faire.
—Ces larmes font que nous vous en estimons davantage, lui dit Suzanne.
Il n'y a que les bons coeurs qui souffrent.
M. de Pomereux se fit raconter les détails que Suzanne avait recueillis de la bouche de Gabrielle. La mort de cette pauvre fille le navrait.
—Elle était si jeune et si bonne! Que faisais-je, grand Dieu! tandis qu'elle mourait? disait-il.
Et c'était alors de nouveaux sanglots.
—Elle pleurait, elle m'aimait, elle expirait, reprenait-il, et moi je vous tenais, à vous, madame, je ne sais quels sots discours! Misérable que j'étais! Comment se fait-il que je n'aie point deviné sa présence aux dames bénédictines? je l'en aurais arrachée!
—Elle ne l'eût point voulu, dit Suzanne.
—C'est une terrible histoire!… Étais-je digne de ce coeur pur comme le diamant? J'ai vécu d'une étrange sorte, et cependant je l'ai toujours aimée. Elle occupait une place secrète au fond de mon coeur où ma pensée n'osait descendre; elle y vivait comme une idole qu'on adore et qu'on n'approche pas. J'ai suivi bien des sentiers fangeux, emporté loin d'elle par je ne sais quelle fougue indomptée, quels désirs insatiables; mais dans cette existence où mon coeur laissait un peu de sa force à toutes les aventures du chemin, elle est la seule chose que j'ai entourée d'amour et de respect. C'était la goutte de rosée sur le roc aride, la fleur embaumée entre les ronces. Pauvre Gabrielle! Je me souviens encore de l'heure où elle s'est enfuie, rougissante et confuse, me laissant un aveu dans son regard limpide! Trois ans après, elle était morte! Et moi, je donnais tous mes jours au hasard; j'avais tant vu de mensonges que je m'étais fait de la vérité un rêve qu'il faut aimer sans y croire. Quand je la rencontrai, j'étais un cadet de famille, n'ayant pour toute fortune que la cape et l'épée. Le chevalier d'Arraines n'était point un parti convenable pour la fille du marquis de Mesle; je l'aimais, et je le lui dis sans savoir pourquoi… Plus tard, mon frère mourut; héritier du titre et du nom, je pouvais presque prétendre à sa main; mais j'étais sans nouvelles, et ce fut alors que mon père m'envoya à Malzonvilliers. Depuis cette visite, mes jours ont coulé comme de l'eau; il ne m'en est rien resté, qu'un peu d'écume à la surface. Pauvre Gabrielle!
Le comte de Pomereux colla sa bouche aux cheveux de son amante.
—Tout ce que j'ai de bon vient d'elle, reprit-il. Que son souvenir me protège!
Il fit quelques pas après ces mots et revint près de Suzanne.
—Vous avez assisté à son agonie et consolé sa souffrance, lui dit-il les deux mains sur les siennes. Dans la joie et dans le malheur, quoi qu'il advienne, par le nom sacré de Gabrielle, je suis à vous et aux vôtres. Et vous, messieurs, qui êtes à présent son mari et son frère, ajouta-t-il en se tournant du côté de Belle-Rose et de Cornélius, faites-moi l'honneur d'accepter mon amitié.
Cette scène, où M. de Pomereux s'était montré sous un aspect tout nouveau, fit une impression profonde sur les jeunes gens; ils se séparèrent du comte, le coeur ému.
—C'est un jour heureux, dit Suzanne, nous avons retrouvé une amie et gagné un ami.
A quelques centaines de pas de l'abbaye, M. de Pomereux fit rencontre d'un estafier qui se promenait le nez au vent le long du chemin. Ce drôle, à mine effrontée, l'examina fort attentivement tandis qu'il passait. Le comte, qui n'aimait pas les curieux, poussa vers lui; mais l'estafier se jeta dans un taillis, où il fut bientôt à l'abri de toute poursuite.
—Voilà qui me prouve que je ne m'étais point trompé, se dit M. de Pomereux. Je serais fort surpris, vraiment, si cet homme n'était pas aux gages de M. de Charny.
A Écouen, M. de Pomereux remonta dans le carrosse qui l'avait amené de Chantilly, et se dirigea vers Paris, en donnant ordre au cocher de toucher chez M. de Louvois. Il se doutait bien de l'accueil qui l'attendait chez le ministre; mais le jeune comte était un de ces esprits aventureux qui se plaisent aux situations violentes et trouvent un grand charme dans les luttes où la vie est en péril. Aussitôt qu'il eut connaissance de l'arrivée de M. de Pomereux, M. de Louvois s'empressa de le faire entrer. Le comte ne vit pas tout d'abord le visage du ministre, qui buvait à même dans un grand pot plein d'eau.
—Diable! murmura-t-il, il faut qu'il soit fort en colère pour être si fort altéré.
—Ah! ah! mon beau cousin, vous voilà donc de retour? fit le ministre, en jetant, après avoir bu, un regard vif et prompt sur le comte de Pomereux.
—Allons! je ne m'étais pas trompé, pensa le comte, qui soutint sans en paraître ému le coup d'oeil menaçant du maître, et reprit tout haut:
—Ma foi, oui, monseigneur; j'éprouvais une si violente contrariété de ne vous avoir point vu depuis ces derniers jours, que ma première visite à Paris a été pour vous.
—C'est un grand empressement dont je vous remercie, mon cher comte.
—Laissez donc! on n'a pas toute une famille de cousins comme vous, et quand par hasard on en possède un, on se doit tout à lui.
—J'ai toujours compté sur votre dévouement; il paraît même que ce dévouement a dépassé mon attente.
—Vous me flattez.
—Non vraiment; on assure qu'aux environs d'Ennery, vous vous êtes comporté en chevalier du temps de la chevalerie. Vous avez éclipsé la gloire d'Amadis, et l'illustre Galaor lui-même n'est qu'un pleutre auprès de vous.
—Ah! monseigneur! vous ajoutez trop de foi au récit de M. de Charny.
—Il est vrai; c'est de lui que je sais vos exploits.
—C'est un excellent ami que ce bon M. de Charny! J'étais bien sûr qu'il agirait comme il l'a fait.
—Oh! il ne m'a rien caché! que n'étais-je là pour applaudir à vos prouesses!
—Votre approbation eût été ma plus douce récompense, monseigneur.
Le jeu plaisait à M. de Louvois, qui s'amusait avec M. de Pomereux comme un chat fait d'une souris; seulement la souris avait un aplomb qui l'étonnait un peu.
—Mon admiration a commencé, continua le ministre, au furieux combat que vous avez soutenu contre l'indomptable Belle-Rose et le terrible Irlandais. J'ai déploré la fatalité qui a fait que votre épée s'est rompue au moment où la victoire allait se déclarer pour vous.
—La guerre a ses fortunes! murmura M. de Pomereux avec un geste tout plein de philosophie.
—Trois secondes après, j'ai été touché jusqu'aux larmes au récit qu'on m'a fait…
—M. de Charny, toujours.
—Toujours… au récit qu'on m'a fait, dis-je, de votre constance à tenir la parole jurée. C'est beau, c'est grand, c'est antique! Régulus ne se fût pas mieux conduit, et j'imagine que l'ombre d'Aristide doit vous jalouser. C'est un trait sublime, mon cousin.
—Vous me comblez, monseigneur, répliqua le comte d'un petit air modeste.
—Point, je vous rends justice. Et plus tard, votre promptitude à provoquer le capitaine Bréguiboul, qui avait égratigné votre botte et votre honneur du même coup, votre vaillance à mettre l'épée à la main et votre habileté à le tuer raide, ont excité mon enthousiasme.
—Mon Dieu! monseigneur, je me suis souvenu de notre parenté.
—C'est ce que j'ai pensé. Par exemple, j'ai béni la Providence qui n'a pas voulu que votre épée se rompît cette fois.
—C'est que la fortune me devait une revanche.
—Eh bien! croiriez-vous, mon charmant cousin, que cette conduite héroïque n'a pas produit sur d'autres l'effet qu'elle a produit sur moi?
—En vérité?
—Il y a des esprits mal faits qui ont voulu voir dans ces merveilleuses aventures un parti pris de contrecarrer l'autorité du roi.
—Voyez-vous ça!
—Et ils sont allés jusqu'à dire que vous n'étiez plus digne de la faveur de Sa Majesté et que je devrais vous retirer ma protection.
—Là-dessus je suis tranquille.
—Que vous me connaissez bien! s'écria M. de Louvois en trempant ses lèvres dans le pot plein d'eau; j'ai rembarré ces personnes-là d'une furieuse façon; mais l'une d'elles, qui est fort des amis de M. Colbert, m'a fait observer que ce n'était point dans de telles circonstances qu'il convenait de vous charger d'une mission fort délicate que je vous avais réservée.
—Et par égard pour les circonstances, vous avez confié la mission à un autre.
—Fallait-il me laisser accuser d'une odieuse partialité?
—Non pas.
—Une autre personne a fait remarquer que le roi ne serait point charmé de voir à la tête de ses régiments un officier dont le concours avait compromis le succès d'une entreprise où il importait de réussir. Le roi est un peu comme M. de Mazarin: il aime les gens heureux.
—Si bien que j'ai perdu le régiment après avoir perdu la mission?
—Hélas! oui; j'étais fort affligé de la tournure que prenait l'entretien lorsqu'un dernier coup est venu m'écraser.
—Ah! il y a un dernier coup?
—Un horrible coup! Après vous avoir dépouillé, ces gens-là ont prétendu qu'il était urgent de vous arrêter. Ce sont des personnes méticuleuses qui ne croient pas aux épées cassées et aux engagements d'honneur.
—L'incrédulité est un vice parisien, monseigneur.
—Vous comprenez que j'ai dit leur fait à tous ces gens-là; malheureusement on est revenu à la charge, et afin qu'on ne s'imaginât point que ma parenté me rendait injuste…
—Vous avez cédé?
—Tout juste, mon cousin.
—Et voilà que je vais être arrêté!
—C'est à la Bastille qu'on vous enverra, et je vous y donnerai tout loisir de méditer votre défense pour confondre les calomniateurs.
—C'est un projet qui me séduit; il est seulement fâcheux que je ne puisse pas l'exécuter, répondit M. de Pomereux d'un air tout affligé.
—Et pourquoi donc, s'il vous plaît?
—Parce que je n'irai pas à la Bastille.
—Vous n'irez pas à la Bastille! s'écria le ministre en se levant.
—Mon Dieu, non!
—Voilà qui est plaisant!
—Point, c'est fort sérieux.
—Et si je vous l'ordonne?
—Alors je suis sûr que monseigneur le prince de Condé me le défendra.
—Le prince de Condé! répéta M. de Louvois tout abasourdi.
—Lui-même!
—Et qu'a-t-il à voir dans cette affaire?
—Parbleu! ne suis-je pas un officier de sa maison?
—Vous!
—Sans doute?… Mais, au fait, vous ne savez pas la moitié de ce qui s'est passé! Au récit de M. de Charny il manque un dénoûment… C'est toute une histoire, monseigneur!
Le sang-froid de M. de Pomereux étourdissait M. de Louvois; il avala un grand verre d'eau et faillit briser le gobelet en le remettant sur la table.
—Voulez-vous que je vous la conte? reprit le jeune gentilhomme.
—Contez, mais dépêchez-vous, répondit M. de Louvois qui frappait le parquet à coup de talon.
—Oh! ce ne sera pas long! Figurez-vous donc qu'après avoir quitté M. de Charny à Pontoise, je suis allé trouver à Chantilly monseigneur le prince de Condé, qui a toujours été plein de bonté pour ma famille; nous en avons mille preuves que je pourrais citer.
—Passons là-dessus.
—Soit, ce récit blesserait ma modestie. Je lui ai exprimé le désir que j'avais d'entrer dans sa maison; il y avait tout juste une charge de capitaine des chasses vacantes; il me l'a offerte, je l'ai acceptée, et je suis entré en fonctions hier matin.
M. de Louvois se promenait par la chambre, l'oeil en feu et le sourcil froncé.
—J'ai même forcé un cerf dix-cors pour mes débuts, et ce matin, continua tranquillement M. de Pomereux, monseigneur le prince de Condé m'a expédié à Paris pour terminer certaines affaires qui le concernent particulièrement. Vous comprenez bien que si j'accepte votre offre d'aller à la Bastille, dans le but de me justifier, les affaires du prince en souffriront. Or, mes intérêts doivent passer, je crois, après les siens. Le prince de Condé est prince du sang, monseigneur.
M. de Louvois allait et venait par la chambre comme une bête fauve; la colère s'amassait dans son sein. Tout à coup, il lui vint dans la pensée que M. de Pomereux, dont il connaissait l'audace, cherchait à le tromper pour gagner du temps.
—Votre histoire est un conte, mon brave cousin! s'écria-t-il en le couvrant de son regard étincelant.
—Ah! vous croyez, fit M. de Pomereux; eh bien! regardez!
M. de Pomereux prit nonchalamment M. de Louvois par le bras, et le conduisant à l'une des fenêtres de l'appartement qui donnait sur la cour de l'hôtel, il lui montra du doigt un carrosse qui attendait. La livrée était aux couleurs du prince, et sur les panneaux de la voiture on voyait l'écusson d'azur aux trois fleurs de lis d'or, avec la barre de la maison de Condé.
—S'il vous restait quelque doute, je pourrais les dissiper, ajouta le comte avec la même tranquillité.
Et ouvrant la fenêtre, il appela à toute voix:
—Hé! l'Épine!
Un laquais à la livrée du prince accourut sous la fenêtre, le chapeau à la main.
—Abaisse vivement le marchepied du carrosse, et dis à Bourguignon de serrer les guides; nous allons partir.
Le laquais salua et s'avança vers le cocher, qui ramassa les rênes aussitôt. M. de Pomereux referma la fenêtre et se tourna vers le ministre:
—Vous avez vu, monseigneur, dit-il en souriant.
M. de Louvois était pâle de colère: quelle que fût sa puissance, il n'en était pas encore à s'attaquer au prince du sang. L'arrestation d'un officier de la maison du prince de Condé était une de ces choses dont les conséquences pouvaient être incalculables. Les princes de Condé ne plaisantaient pas sur le chapitre de leurs privilèges, et ils étaient gens à mener l'affaire jusqu'au roi. On pouvait tout contre M. de Pomereux, simple gentilhomme; on ne pouvait rien contre M. de Pomereux, capitaine des chasses, et protégé par l'écu aux trois fleurs de lis d'or.
La fureur n'aveuglait pas tellement M. de Louvois qu'il ne vît clair dans leur position respective. Il comprit qu'il était vaincu et se résigna. M. de Pomereux attendait, les bras croisés.
—Allez, lui dit le ministre.
Au moment où le comte se retirait, M. de Louvois le retint par le bras.
—Vous êtes à M. de Condé, lui dit-il, restez-y, mon brave cousin. C'est un conseil que je vous donne en passant.
—Il vient de vous et je n'aurai garde de l'oublier.
M. de Pomereux s'inclina profondément et sortit.
Quand le ministre entendit la voiture aux armes du prince rouler sur le pavé de la cour, il saisit, dans un accès de rage folle, un vase de porcelaine de Sèvres qui était sur la cheminée, et le broya contre le mur.
Depuis le mariage de Belle-Rose et de Suzanne, les doux ombrages de l'abbaye de Sainte-Claire d'Ennery avaient vu les plus beaux jours que les deux amants eussent encore vécu. C'était sans cesse de longues promenades dans les bois, de silencieuses rêveries au bord des eaux murmurantes, de charmants entretiens le soir dans les prés. On ne pouvait rencontrer l'un d'eux qu'on ne fût aussitôt sûr d'apercevoir l'autre. Ils avaient toujours à se dire mille choses qu'ils s'étaient dites mille fois. Le matin les trouvait ensemble assistant, les mains unies, au réveil du jour; le soir les retrouvait encore errant côte à côte le long des mêmes ruisseaux. Les semaines s'écoulaient comme des heures. Quant à Claudine et à Cornélius, ils se demandaient si les heures avaient des ailes. Le bonheur de Suzanne était grave: elle avait beaucoup souffert; le bonheur de Claudine était gai: elle avait toujours espéré. La joie de l'une lui mettait des larmes dans les yeux; la joie de l'autre lui mettait le rire aux lèvres: c'étaient deux caractères différents et deux âmes jumelles. Rien ne pouvait distraire Cornélius et Claudine de leur tendresse; mais il arrivait parfois que les mains de Suzanne et de Belle-Rose se séparaient, que leurs têtes, inclinées l'une vers l'autre, se fuyaient, que le mot d'amour bégayé par leurs lèvres s'éteignait tout à coup. C'était lorsque dans l'ombre des allées ils voyaient passer la grave et silencieuse Geneviève, blanche comme l'ivoire, avec ses yeux tout pleins de flammes. Elle était bonne et souriante pour eux et venait souvent s'asseoir à leur côté durant de longues heures; mais chaque fois qu'elle partait, il semblait à Suzanne qu'elle était plus pâle et plus triste. Suzanne eût tout donné, hormis Belle-Rose, pour lui rendre le repos. Sa délicatesse allait jusqu'à éviter toute parole ou toute action qui aurait pu réveiller la douleur toujours vivante dans ce coeur blessé; elle s'en faisait une étude, et Geneviève, qui la devinait, l'embrassait au front en la nommant sa fille. Cette tristesse était dans la vie de Suzanne et de Belle-Rose comme une épine dans un bouquet fleuri; mais ils s'efforçaient d'en adoucir l'amertume, et parfois ils amenaient un sourire sur le visage de la pauvre désolée. Un jour, Suzanne se suspendit en rougissant au cou de Belle-Rose et lui dit tout bas à l'oreille quelques mots qui firent tressaillir le soldat. Belle-Rose la prit dans ses bras et bénit Dieu, les lèvres collées au front de sa femme. Ce jour-là, Mme de Châteaufort vit les jeunes époux, et surprit le doux secret qui mettait un lien nouveau autour de leur vie. A l'aspect du bonheur qui rayonnait sur leur visage, elle frémit de la tête aux pieds.
—Que Dieu vous bénisse dans votre maternité! dit-elle à Suzanne, les mains levées sur son front, et elle s'éloigna le coeur gros de larmes.
Quand Belle-Rose la vit si morne et si désolée, une voix intérieure lui reprocha son inaction. Un instant le bonheur lui avait fait oublier le devoir. Il comprit ce qui lui restait à faire, et il se résolut de l'accomplir sur-le-champ. Dès le soir même, il chercha la Déroute, qui s'amusait à faire des citadelles de gazon avec son ami Grippard et à les prendre d'après toutes les règles de la stratégie militaire. Il le trouva dans un coin du couvent qui venait d'ouvrir la tranchée devant un bastion.
—Hé! la Déroute! l'évêque de Mantes arrive demain matin, nous nous arrangerons pour partir demain soir, lui dit-il.
La Déroute culbuta le bastion d'un coup de pied et jeta son chapeau en l'air, en criant: Vive le roi!
XLVI
PAR MONTS ET PAR VAUX
Depuis qu'il s'était attaché à la fortune de Belle-Rose, la Déroute avait pris goût aux aventures. Lorsque, après avoir mené quelque entreprise à bonne fin, il trouvait un asile convenable, il en usait comme Annibal usa de Capoue; mais il lui tardait bien vite de se retrouver aux prises avec les périls. Il ne faut donc point s'étonner si la proposition du capitaine le mit en joie. La Déroute ouvrit les yeux et tendit l'oreille.
—Tu sais, la Déroute, que c'est demain le jour où monseigneur de Mantes a coutume de venir chaque semaine à l'abbaye? reprit Belle-Rose.
—Oui, capitaine.
—Monseigneur est ordinairement accompagné d'une suite assez nombreuse.
—Il y a les secrétaires en surplis et les piqueurs en bottes fortes, les vicaires en soutane et les laquais en livrée, ceux-là dans les carrosses et ceux-ci derrière.
—Si bien que lorsque tout ce monde s'en va, personne ne s'avise de regarder les gens sous le nez.
—Ce serait une assez vilaine besogne.
—Eh bien donc! il faut que demain soir je sois un de ceux qui partent de l'abbaye avec monseigneur.
—Et avec la livrée sur le dos, afin que l'habit fasse passer le moine.
—Sans doute.
—Ça peut s'arranger.
—Ainsi tu t'en charges?
—Très volontiers. Il y a dans cette suite un certain cocher qui aime à causer de guerre et de bataille avec moi; il est fort bavard et très buveur. Je lui conterai dix sièges et vingt assauts; à la quatrième escarmouche il sera gris; au moment de faire sauter la mine il roulera sous la table, et je le déshabillerai à l'article de la capitulation.
—Tu en parles comme si c'était déjà fait.
—Eh! que diable, cet homme a deux vices et je les connais! Il est à moi!
—Sais-tu, la Déroute, que si tu n'avais pas été sergent des canonniers, tu aurais pu être un des sages de la Grèce?
—C'eût été tant pis pour la sagesse; la mienne est quelquefois bien voisine de la folie.
—Qu'elle soit ce qu'elle voudra, pourvu que demain je sois cocher.
—Et moi quelque chose comme laquais ou valet de pied.
—Toi? non pas, tu restes.
—Ah bah!
—Ne faut-il pas que Suzanne ait un ami sur qui elle puisse compter?
—Il y a l'Irlandais.
—Cornélius est marié.
—Justement; il s'entend aux choses du ménage, tandis que moi je n'ai jamais pu parler qu'aux canons et aux chevaux.
—N'importe! un seul peut réussir là où deux échoueraient; tu resteras.
—Il suffit; vous êtes un égoïste qui gardez tous les périls pour vous.
Le lendemain l'évêque de Mantes arriva dans les murs de l'abbaye; les jours de visites pastorales étaient des jours de fête pour toute la communauté; les pauvres des villages voisins accouraient de bonne heure autour des portes, où l'on faisait des distributions d'aumônes; les malades se faisaient transporter sur le passage du saint homme qui les bénissait; il baptisait les petits enfants, confessait les nonnes, et tous les notables du pays venaient lui présenter leurs compliments en le priant d'appeler les bénédictions du ciel sur les moissons ou sur les semailles, selon le temps. La multitude qui encombrait la chapelle de l'abbaye et tous les environs rendait la surveillance bien difficile. Pour quiconque eût voulu quitter le couvent, seul et mêlé à la foule, il y avait peu de risque à courir; mêlé à la suite de l'évêque, il n'y en avait plus. La Déroute ne manqua pas d'attirer au logis des réfugiés le cocher qui avait un si grand faible pour les histoires militaires.
—Il y a là-haut, lui dit-il, un gros pâté de venaison et du vin d'Orléans qui vous attendent: si l'appétit vous est venu au grand air, nous déjeunerons ensemble, et, tout en démolissant le pâté, je vous conterai le siège d'Arras, par M. de Turenne.
Le cocher confia ses chevaux au premier valet qui se trouva sous sa main, et courut s'enfermer avec la Déroute. Le pâté fut décoiffé, on déboucha les bouteilles, et dès les premières rasades le récit commença. Tandis que la Déroute traitait le cocher, Grippard, qui avait ses instructions, traitait un piqueur. Quant à Belle-Rose, il écrivait une lettre à Suzanne. Vers le soir on prépara les équipages de monseigneur: les ecclésiastiques montèrent dans les carrosses, et les laquais se tinrent prêts, la main à la crinière des chevaux. En ce moment la Déroute courut chercher Belle-Rose.
—Hé! capitaine, lui dit-il, le tour est fait, hâtez-vous.
Belle-Rose entra dans la chambre du sergent. Le cocher, tout déshabillé, dormait comme un bienheureux sur le lit de la Déroute, qui riait de tout son coeur. Les habits étaient proprement étalés sur une chaise.
—Il est gris comme un Suisse, dit le sergent; et afin qu'il ne lui prît pas fantaisie de se réveiller, j'ai mêlé une infusion de pavots à mon petit vin d'Orléans. Ainsi ne vous gênez pas, il n'aura garde d'entendre.
Belle-Rose s'habilla lestement; le cocher était à peu près de sa taille et blond comme lui; il s'enfonça le chapeau jusqu'aux yeux et descendit l'escalier. On commençait à crier après lui au moment où il parut dans la cour; il se dirigea vers le carrosse de l'évêque, et grimpa sur le siège comme s'il n'eût fait que cela toute sa vie. Comme Belle-Rose tournait les talons, Grippard entra tout doucement chez la Déroute.
—C'est fini, lui dit-il.
La Déroute le remercia et disparut. L'évêque était monté dans son carrosse, Belle-Rose toucha les chevaux du fouet et l'attelage partit. On allait grand train; des valets armés de torches couraient au-devant de la voiture, éclairant la route. A un quart de lieue de l'abbaye, Belle-Rose remarqua sur le revers de la chaussée des gens d'assez mauvaise mine qui regardaient curieusement le cortège. Il se souvint des avertissements de M. de Pomereux, appliqua un coup de fouet à ses chevaux et passa sans être inquiété; la livrée de monseigneur l'évêque le protégeait. On relaya à Meulan, et vers minuit on arriva à Mantes. La première personne que Belle-Rose aperçut dans la cour du palais épiscopal, ce fut la Déroute qui descendait de cheval en costume de piqueur.
—C'est encore toi! s'écria-t-il, ne sachant s'il devait rire ou gronder.
—C'est toujours moi. Quand je vous ai vu partir, mes jambes n'y ont pas tenu; elles sont entrées toutes seules dans de grosses bottes qui étaient par là; mes bras, de leur côté, se sont fourrés dans la souquenille d'un piqueur qui dormait à la façon du cocher que vous savez; je me suis trouvé son chapeau sur la tête sans savoir comment il y était venu, et tandis que je réfléchissais à cette métamorphose, mes pieds se sont dirigés vers l'écurie où était le cheval du brave garçon. Je les ai laissés faire, si bien qu'au bout d'un instant je me suis vu en selle; le cheval est parti tout seul; j'ai pensé que c'était la Providence qui le voulait ainsi, et voilà comme j'ai galopé jusqu'à Mantes.
A mesure que le récit de la Déroute s'avançait, la colère de Belle-Rose, qui, à vrai dire, n'était pas bien grande, s'en allait.
—Et le piqueur? demanda-t-il.
—Oh! il dort à côté du cocher.
Suzanne avait trouvé la lettre de Belle-Rose. Elle ne contenait que peu de mots. Belle-Rose la prévenait qu'un devoir, dont l'accomplissement ne pouvait pas être plus longtemps retardé, l'appelait à dix ou douze lieues de l'abbaye.
«Ne craignez rien, lui disait-il en finissant, je ne cours aucun danger; notre amour me protège, et vous me reverrez d'ici à trois ou quatre jours.»
Suzanne communiqua cette lettre à Cornélius, qui ne put lui donner aucune espèce d'explication sur le motif de cette absence. Cornélius regrettait seulement de n'avoir pas été averti.
—Au moins, dit-il, serais-je parti avec lui.
Une heure après, on s'aperçut de l'absence de la Déroute.
Suzanne remercia le sergent dans le fond de son coeur et attendit, mettant sa confiance en Dieu. Belle-Rose et la Déroute abandonnèrent le palais épiscopal dans la nuit, changèrent de vêtements, se procurèrent des chevaux et sortirent de Mantes au petit jour.
—Maintenant que je suis de l'expédition, dit la Déroute, au moins me direz-vous bien où nous allons?
—Nous allons dans un petit pays qui est à trois ou quatre lieues de
Rambouillet.
—Comment nommez-vous ce petit pays?
—Rochefort.
—Un joli coin de terre tout entouré de bois et de prés; là où il n'y a pas d'arbres il y a des herbes; les poulets y sont dodus, les filles point farouches et le vin du cru pas trop mauvais.
—Tu connais Rochefort?
—J'y suis allé en recrutement, il y a de ça quelque cinq ou six ans.
—Si bien que tu as conservé tout à la fois la mémoire du coeur et de l'estomac.
—Quels souvenirs en rapporterai-je à présent?
—Pour cette fois, mon pauvre garçon, tu n'auras guère le loisir de continuer tes études sur le caractère des filles de Rochefort; tu mangeras bien deux ou trois poulets, si tu veux, mais tu ne boiras du vin du cru qu'autant qu'il t'en faudra pour te maintenir en bonne santé.
—Eh! eh! ça m'a tout l'air d'une expédition.
—C'est en effet quelque chose d'approchant: nous sommes partis deux, nous reviendrons trois.
—Ah! diable! fit la Déroute en attachant sur Belle-Rose un regard curieux.
—Ce troisième-là n'est peut-être pas, à l'heure qu'il est, beaucoup plus haut que ta botte.
—Un enfant?
—Tout juste.
La Déroute avait une question au bout des lèvres, mais cette question, il n'osait la faire; Belle-Rose la devina à l'air de son visage et sourit. Ce sourire donna du courage à la Déroute, qui l'observait du coin de l'oeil; il ouvrit la bouche:
—Dites donc, mon capitaine, ce petit bonhomme m'a tout à fait la mine d'être un petit canonnier?
—Ce petit bonhomme est un chevau-léger.
Pour le coup, la Déroute n'y était plus; il se gratta le front et chercha par la pensée quel rapport il pouvait y avoir entre son maître et le petit cavalier. Il aurait cherché longtemps sans rien trouver, si Belle-Rose ne l'eût tiré d'embarras.
—Mon camarade, reprit-il, ce chevau-léger est un neveu de M. de
Nancrais.
—Un neveu du colonel! s'écria la Déroute qui bondit de joie sur sa selle.
—Tout bonnement.
—Eh bien, capitaine, nous en ferons un maréchal de France!
—Certainement; et pour commencer, tu lui apprendras le maniement des armes.
Les deux voyageurs prirent par Septeuil et Montfort-l'Amaury; c'était à la fois le plus court et le plus sûr. La route était peu fréquentée, et il n'était pas probable que les agents de M. de Charny eussent poussé de ce côté-là. On coucha à Rambouillet, et dès le matin, au soleil levant, on se rendit à Rochefort. A l'instant de partir, la Déroute s'absenta quelques minutes; quand il revint à l'hôtellerie, Belle-Rose lui demanda la cause de son éloignement.
—Voici, répondit le sergent: il m'a semblé que pour des gens qui vont en expédition, nous sommes médiocrement armés, vous d'une houssine, moi d'une branche de coudrier. J'ai conclu une petite affaire tout à l'heure.
—Quelle affaire?
—Un cadet de famille qui va je ne sais où, a perdu cette nuit tout son argent comptant au lansquenet contre un maltôtier; je lui ai offert vingt pistoles de son équipement, qu'il m'a tout de suite cédé, et le voilà: il y a l'épée et les pistolets; quant à moi, j'ai pris la défroque du valet. Les armes sont en bon état, et si les gens de M. de Charny ont envie de nous dire deux mots, ils trouveront à qui parler.
Belle-Rose passa l'épée à sa ceinture, mit les pistolets dans les fontes et l'on s'engagea dans la forêt des Ivelines. Au bout d'une heure, on traversa le bois de la Selle, qui touche au bois de Rochefort. Il était à peu près dix heures quand on vit les premières maisons du bourg éparpillées dans les champs. Un petit garçon rôdait le long d'une haie, cueillant des mûres sauvages.
—Hé! mon ami! lui cria Belle-Rose, indique-moi, s'il te plaît, le logis du vieux Simon le garde; tu auras une pistole pour ta peine.
—Suivez-moi d'abord et gardez votre pistole après, répondit l'enfant, qui se tourna du côté de Belle-Rose.
C'était un bel enfant, fier et souriant; ses yeux étaient humides et doux, ses joues fraîches et brunies par le soleil, sa bouche rouge comme une cerise. Il secoua sa tête toute chargée de longs cheveux plus fins que la soie, et prit un sentier dans les prés. Belle-Rose le regardait marcher d'un pas ferme et rapide, s'arrêtant parfois pour cueillir une marguerite ou prenant sa course comme un chevreuil; sa taille souple et délicate se ployait comme un jonc; il bondissait parmi les herbes et franchissait les ruisseaux comme s'il avait eu des ailes aux pieds. Belle-Rose pensa à l'avenir et demanda à Dieu de lui envoyer un enfant qui fût semblable à celui-là. De temps à autre, le petit garçon se retournait pour regarder si les deux étrangers le suivaient, et l'on voyait ses dents de perle briller dans un sourire. Au bout d'un quart d'heure de marche à travers champs, on arriva devant une maisonnette dont la façade était ornée de grands lierres qui lui faisaient une cuirasse verte et gaie; les hirondelles avaient leurs nids aux coins des fenêtres, et les giroflées mêlées aux liserons et aux pariétaires fleurissaient aux abords du toit de chaume. Il y avait des noyers derrière la maisonnette, un petit pré devant où paissaient deux ou trois belles vaches, et tout à côté un jardinet tout rempli d'arbres fruitiers. Un poulain accourut au galop vers l'enfant, fouettant l'air de sa queue, grattant l'herbe du pied, joyeux et frémissant; mais à la vue des étrangers il s'arrêta court, hennit, tendit son cou et partit comme un trait.
—Il est doux, mais farouche comme une chevrette, dit l'enfant, qui se mit à siffler pour rappeler le poulain.
A ce bruit connu, le poulain pirouetta sur ses jarrets, ne voulant pas avancer, mais n'osant déjà plus reculer. Les vaches paisibles tournèrent leur tête pesante vers l'enfant et firent quelques pas jusqu'à la lisière du pré; deux chiens vinrent, en jappant, se rouler sous ses mains caressantes, et une bande de poules, avec leurs poussins, accoururent en caquetant; la maisonnette semblait se réveiller. Ce tableau rappela à Belle-Rose le temps où il vivait dans la maisonnette voisine du faubourg de Saint-Omer; c'était la même paix, la même grâce et la même innocence. Une voix le tira de sa rêverie; cette voix était celle du vieux garde, que tout ce bruit avait conduit hors de la chaumière.
—Voilà, père, dit l'enfant, deux étrangers qui désirent te parler.
Le garde s'approcha et salua Belle-Rose.
—Qu'y a-t-il pour votre service, mon gentilhomme? dit-il.
Belle-Rose jeta la bride de son cheval à la Déroute, et pria Simon de le suivre dans la chaumière.
—L'affaire qui m'amène, reprit-il, a quelque importance; il s'agit d'un enfant dont la garde vous a été confiée.
Simon pâlit à ces mots et regarda fixement Belle-Rose.
—Qui vous envoie? demanda-t-il.
—Une personne qui a toute autorité sur cet enfant, la seule qui puisse efficacement le protéger; et tirant de sa poche un papier, Belle-Rose le tendit au garde.
Simon prit la lettre et l'ouvrit en tremblant. Elle était de Mme de Châteaufort et priait le vieux garde d'obéir en toute chose à Belle-Rose, à qui elle transmettait tous ses droits sur l'enfant.
—Ordonnez, monsieur, reprit le garde, qui avait peine à parler.
—Est-il ici? demanda Belle-Rose.
—Il y est.
—Ainsi, je puis l'emmener dès aujourd'hui?
—Vous le pouvez.
—Il faut alors qu'il se tienne prêt à partir dans quelques heures.
Le vieux garde hésita, les paroles mouraient sur ses lèvres; il fit un violent effort sur lui-même et ouvrit la bouche:
—Vous enlevez avec l'enfant toute la joie et tout l'espoir de cette maison; je me suis habitué à l'aimer, et maintenant que je n'ai plus que peu d'années à vivre, je ne puis me faire à l'idée de le perdre. Ne le reverrai-je plus?
Belle-Rose prit la main du garde et la serra.
—Vous le verrez toujours, si vous voulez, lui dit-il.
—Que faut-il que je fasse? s'écria Simon.
—Je le conduis au couvent de Sainte-Claire d'Ennery.
Le garde tressaillit.
—A l'abbaye de Sainte-Claire! reprit-il. Eh bien! je vous y suivrai, et je trouverai bien, avec l'aide de Mme de Châteaufort, une maisonnette comme celle-ci, et tous les jours je verrai Gaston.
—Vous l'appelez Gaston? s'écria Belle-Rose qui se souvint de M. d'Assonville.
—C'est la duchesse qui l'a voulu. Un nom de gentilhomme, ma foi, et qu'il porte bien. Hé! Gaston! continua le garde en ouvrant la porte de la chaumière, viens par ici; voilà un brave soldat qui va te faire faire ton premier voyage.
Le bel enfant qui avait servi de guide à Belle-Rose entra.
—Après mon premier voyage, vous me ferez bien faire ma première campagne, dit-il.
XLVII
UN LOUVETEAU
Avant de retourner à Sainte-Claire d'Ennery, Belle-Rose devait se rendre à Paris, où il avait laissé les papiers que la duchesse de Châteaufort lui avait confiés, et qui constataient l'état de Gaston. Belle-Rose les avait remis à M. Mériset, qui s'était empressé de les serrer tout au fond d'une armoire secrète où il cachait son argent. Ces papiers étaient cachetés et scellés aux armes de la duchesse; M. Mériset ne les voyait jamais sans penser aux nombreuses aventures de Belle-Rose, et il en tirait, comme toujours, cette conséquence que Belle-Rose était certainement un des personnages les plus considérables du pays.
—Quand il sera premier ministre, disait-il en forme de péroraison, je lui demanderai une place de concierge dans un château royal.
L'air ouvert et franc de Belle-Rose avait charmé le petit Gaston, qui s'était pris tout de suite d'une grande amitié pour lui. Une part de cette amitié avait rejailli sur la Déroute, qui se prêtait de la meilleure grâce du monde à tous les caprices du bonhomme, se sentant, disait-il, d'excellentes dispositions pour gâter le neveu de M. de Nancrais. Il ne fallait pas vivre plus de trois heures avec le petit Gaston pour comprendre l'affection qu'il inspirait au vieux garde. C'était un enfant prompt, alerte, souriant, hardi comme un coq là où il y avait du péril, et caressant comme une petite fille à la moindre complaisance. Au bout d'un quart d'heure, la Déroute l'adorait, et quand il fallut songer au départ, Gaston savait déjà charger et décharger un pistolet, et se servir comme une recrue d'un mousquet de bois que le sergent lui avait façonné. Gaston voulut à toute force monter à cheval pour aller à Paris; l'idée de voyager comme un soldat lui faisait un plaisir extrême; Belle-Rose hésitait à le contenter, craignant pour lui les fatigues du chemin; mais la Déroute, qui tenait à gagner les bonnes grâces du petit bonhomme, leva toutes les objections: tandis qu'on discutait encore, il trouva dans le pays un petit cheval à la fois vigoureux et doux sur lequel il installa Gaston, le fouet en main. Le vieux garde embrassa son cher enfant et jura à Belle-Rose qu'il serait avant lui à Sainte-Claire d'Ennery, et la cavalcade se dirigea vers Paris par Chevreuse et Sceaux. Il était près de minuit quand Belle-Rose entra dans la grande ville; il n'y avait personne dans les rues si ce n'est çà et là quelques galants qui gagnaient le logis de leurs maîtresses, le manteau sur le nez; on voyait encore de distance en distance luire des lumières derrière les jalousies, mais les bruits étaient rares et les clartés discrètes. C'était l'heure de Vénus.
—Le moment est propice, dit Belle-Rose à la Déroute, je puis sans risque frapper chez notre ami M. Mériset. On n'a garde de me croire à Paris, et si, par hasard, on pouvait se douter de ma présence, ce n'est pas à cette heure qu'on me chercherait.
—Et d'ailleurs, vous rencontrât-on, comment pourrait-on vous reconnaître, en compagnie de ce petit bonhomme? C'est notre providence à nous que cet enfant.
Mais la providence dormait de tout son coeur. La Déroute l'avait assise devant lui et la soutenait entre ses bras. Quand on fut proche de la barrière du Maine, Belle-Rose descendit de cheval.
—Tu vas te rendre à la rue du Roi-de-Sicile, chez M. de Pomereux, dit-il au sergent; quoi qu'il arrive, vous y serez en sûreté.
—Et vous?
—Moi, je vais chez l'honnête M. Mériset.
—Seul?
—Non, avec mon épée.
—A pied?
—Sans doute! les fers d'un cheval sont indiscrets: ils diraient d'où je viens et où je vais à tout le quartier.
La Déroute regardait tour à tour le capitaine et l'enfant.
—Si nous nous y rendions tous trois, dit-il enfin.
—Mon brave sergent, répondit Belle-Rose, ce serait exposer le petit sans profit pour les grands.
Il jeta la bride de son cheval aux mains de la Déroute, et tandis que l'un se dirigeait vers la rue du Roi-de-Sicile par la rue Saint-Jacques, l'autre prenait du côté de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. La nuit était noire; il faisait un grand vent qui chassait de lourdes nuées dans le ciel; les girouettes criaient sur les toits, et les ais mal ajustés des vieilles portes grinçaient sur les gonds tremblants. Parfois on voyait d'immobiles étoiles scintiller entre les déchirures des nuages dont les pans échevelés semblaient raser les grandes tours de Notre-Dame. Belle-Rose serra son manteau autour de ses épaules, s'assura que son épée et son poignard jouaient facilement dans leur gaine, et s'enfonça dans le faubourg Saint-Germain. Il arriva à la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice par la rue de Vaugirard. Comme il en tournait l'angle, il vit un homme caché sous un porche, qui dormait roulé dans une cape de gros drap, le chapeau sur les yeux. Belle-Rose pensa que c'était un laquais qui était tombé là en sortant du cabaret, et il passa outre. La maison de l'honnête M. Mériset semblait, à cette heure avancée de la nuit, la plus silencieuse de toutes les silencieuses maisons du quartier; les volets en étaient bien clos, et pas une lumière ne brillait par leurs fentes et leurs jointures. Belle-Rose souleva le marteau et frappa. Au troisième coup, le volet d'une fenêtre percée au-dessus de la porte s'ouvrit lentement, et l'on vit la tête patriarcale du père Mériset qui se penchait, protégeant de la main la flamme d'une chandelle.
—Qui va là? dit-il d'une voix un peu inquiète.
—Descendez vite! murmura Belle-Rose, on vous le dira quand vous serez plus près.
A l'accent de cette voix bien connue, M. Mériset ferma précipitamment le volet, et courut à l'escalier. Mais en même temps que c'était un homme tout dévoué, M. Mériset était un propriétaire très prudent. N'étant pas bien sûr de la finesse de son ouïe, et voulant éviter toute surprise fâcheuse, il fit jouer la charnière d'un judas taillé dans la porte et regarda son interlocuteur. C'était à quoi s'occupait un troisième personnage, dont Belle-Rose ne soupçonnait pas la présence dans cette partie de la rue du Pot-de-Fer. Ce personnage n'était autre que le laquais qu'il avait vu endormi sous un porche. Au premier coup de marteau, le dormeur secoua ses oreilles et ouvrit les yeux; au second, il se dressa pour savoir d'où venait le bruit; au troisième, il marcha du côté de la maison de M. Mériset. A la manière dont il posait son pied par terre, rasant la muraille, il était clair que le prétendu laquais avait quelque intérêt à n'être pas aperçu. Le bout d'une longue rapière dépassait sa cape, et au moment où il s'était levé, une paire de pistolets avait brillé en compagnie d'un poignard à sa ceinture de cuir. De porte en porte, cette espèce de sacripant gagna un angle obscur d'où il lui fut aisé de tout voir sans être vu. Quand la lumière tomba d'aplomb sur le visiteur nocturne, l'espion pencha sa tête et l'examina curieusement. Mais Belle-Rose lui tourna le dos, il ne put distinguer que sa grande taille.
—Est-ce bien vous? demanda le propriétaire soupçonneux.
—Regardez vite et ouvrez vite, lui répondit Belle-Rose en découvrant son visage.
M. Mériset sourit, repoussa le judas et tira les verrous. L'espion n'avait rien entendu, ces quelques paroles ayant été prononcées tout bas; mais le sourire et l'action de M. Mériset ne lui échappèrent pas. Il en conçut fort judicieusement que le visiteur était un des habitués de la maison, et qu'il fallait qu'il eût quelque affaire urgente pour arriver à cette heure. La porte s'entr'ouvrit et Belle-Rose passa; mais en voulant la repousser, il se tourna vers la rue, et la lumière, que M. Mériset tenait à la main, éclaira subitement le visage de Belle-Rose, dont le manteau n'avait pas été relevé. Ce fut comme une apparition; mais l'espion, qui avait tout vu, tressaillit dans son coin.
—C'est lui! murmura-t-il.
La porte se referma et il s'élança dans la rue. En trois bonds il eut atteint l'angle de la rue du Vieux-Colombier, et regarda autour de lui; la rue était noire et silencieuse. On n'y entendait pas d'autre bruit que les plaintes du vent qui sifflait entre les cheminées. L'espion tira un sifflet de sa poche et siffla doucement une première fois, puis un peu plus fort une seconde, puis enfin très fort une troisième, mettant une minute ou deux d'intervalle entre chaque coup de sifflet. Personne ne répondit à cet appel. L'espion frappa du pied.
—Le misérable, dit-il, sera sans doute allé se griser dans quelque cabaret!… A moins qu'il ne se soit endormi comme moi dans quelque coin, reprit-il.
L'espion fureta de tous côtés en marchant à tâtons; il ne trouva personne. Il revint au coin de la rue du Pot-de-Fer, et piétina quelques minutes indécis; tantôt il faisait une trentaine de pas en courant du côté de la rue du Vieux-Colombier, tantôt il retournait à la hâte vers la maison de M. Mériset. Son esprit irrésolu se livrait à un monologue intérieur.
—Si je vais chercher main-forte, pensait-il, pour investir la maison et saisir Belle-Rose, il peut très bien, durant mon absence, sortir et disparaître. C'est une hirondelle, que ce gaillard-là; mais si je reste, il est clair qu'à moi tout seul, adroit et fort comme il l'est, je ne parviendrai jamais à m'emparer de sa personne. Pourquoi, diable, Robert n'est-il pas à son poste?
L'espion reprenait son instrument et sifflait. Mais Robert n'apparaissait pas davantage. L'espion mit le sifflet dans sa poche, craignant, s'il en usait encore, d'attirer l'attention de Belle-Rose, et se décida à rester en observation dans le coin sombre qu'il avait quitté au moment de l'entrée du capitaine dans son ancien logis.
—Quand il sortira, se dit-il, si personne n'est encore venu, je le suivrai, et je trouverai bien en route quelqu'un des nôtres qui pourra m'aider à le prendre ou à le tuer.
L'espion se colla contre le mur et resta dans une complète immobilité. Cependant Belle-Rose avait suivi M. Mériset dans la chambre où si souvent il avait dormi.
—Je n'ai pas longtemps à rester chez vous, lui dit-il, ne faisant que traverser Paris…
—Quoi! pas même cette nuit? s'écria l'honnête propriétaire dont nous connaissons le faible pour Belle-Rose.
—Pas même une heure; je viens seulement pour retirer de vos mains certains papiers que je vous ai confiés il y a déjà quelque temps.
—Ils sont dans ma chambre ici près.
—Vous allez donc, s'il vous plaît, les prendre et me les apporter.
—Au moins, reprit M. Mériset en se levant, me ferez-vous l'honneur d'accepter une tranche de pâté de gibier que mon neveu Christophe a payé de ses économies pour m'en faire présent, et de boire un verre de vieux vin de Bourgogne dont je n'use qu'aux grandes occasions.
La marche et le grand air avaient ouvert l'appétit de Belle-Rose, il accepta l'offre de M. Mériset, qui courut chercher le pâté, la bouteille et les papiers. Belle-Rose serra les papiers dans sa poche, fit une brèche au pâté, but un verre de vin et embrassa cordialement le vieux bonhomme, qui, ayant tenu tête au capitaine, se sentait tout attendri.
—Maintenant je pars, mon cher monsieur Mériset, lui dit Belle-Rose.
—Pour longtemps?
—Je l'ignore.
—C'est juste; quand on a tant d'affaires!…
—C'est moins la quantité que la qualité, mon cher hôte, et les miennes sont d'une espèce très délicate.
M. Mériset hocha la tête d'un air grave et mystérieux et prit le flambeau pour éclairer Belle-Rose, qui descendait l'escalier. Le petit souper auquel le propriétaire avait invité le capitaine avait retardé la sortie de Belle-Rose d'une petite heure. La pluie était tombée pendant le repas, et l'espion grelottant n'avait pas remué du coin où il s'était blotti.
—Si j'attrape la fièvre, disait-il en tourmentant le manche de son poignard, au moins faudra-t-il qu'il me la paye!
Quant à Robert, on ne l'avait point vu. Enfin la porte s'ouvrit, l'espion retint son souffle, et Belle-Rose sortit. Le ciel commençait à se découvrir, et l'on apercevait entre les nuages de larges bandes d'un azur profond, d'où venait une pâle clarté. Belle-Rose s'engagea dans la rue des Canettes et prit par la rue du Four le chemin du carrefour Buci; il marchait à grands pas et tournait brusquement le coin des rues.
—Cet homme n'est pas en peine d'un asile et sait où il va, se dit l'espion qui longeait les murailles à ses trousses.
Belle-Rose regardait devant lui; l'espion regardait de tous côtés, cherchant un camarade, mais les cabarets étaient fermés; Paris semblait désert. Deux heures venaient de sonner à l'horloge de la Sorbonne. Au coin de la rue Saint-André-des-Arts, ils rencontrèrent des voleurs en train de forcer une boutique; un peu plus loin, rue Pavée, ils virent un étudiant qui grimpait par une échelle à un balcon. Belle-Rose n'avait que faire d'inquiéter les filous et les amants: il passa. L'espion le suivit. Comme il arrivait sur le quai, Belle-Rose crut entendre marcher à une centaine de pas derrière lui; il se retourna et ne vit rien; au bout du pont Saint-Michel, le même bruit se renouvela; cette fois Belle-Rose aperçut une ombre noire qui filait le long du parapet.
—On me suit, pensa Belle-Rose.
Et pour s'en assurer, au lieu de prendre par la rue de la Barillerie, il tourna le coin de la rue de la Calandre et s'arrêta à la partie qui touche à la rue de la Juiverie, prêtant l'oreille. Belle-Rose mit la main sur la garde de son poignard, entr'ouvrit son manteau pour être prêt en cas d'attaque et se dirigea vers le pont Notre-Dame. L'espion n'avait rien remarqué; mais en passant dans la rue de la Lanterne, qui aboutit au quai, il aperçut derrière les vitres d'un cabaret mal fermé un de ses camarades qui buvait. Il entra et lui frappa sur l'épaule.
—Hé! Gargouille, lui dit-il à l'oreille, je tiens une piste; cours chez
M. de Charny et réveille-le.
—Notre homme est à Paris? s'écria Gargouille, en se dressant.
—Je le suis; au chemin qu'il prend, je ne doute pas qu'il n'aille chez
M. de Pomereux; il y sera comme dans une souricière. Cours!
Les deux acolytes suivirent ensemble le pont Notre-Dame, au bout duquel l'un prit à gauche et l'autre à droite. Belle-Rose, qui avait l'oreille au guet, entendit la course de Gargouille, qui s'éloignait par la rue Planche-Mibray, tandis que l'espion s'avançait du côté de la place de l'Hôtel-de-Ville. Belle-Rose, bien sûr de son fait cette fois, prit son parti sur-le-champ. Il entra d'un pas plus rapide dans la rue de l'Épine, se jeta dans la rue de la Tixéranderie et se blottit dans l'ombre d'une porte qui faisait le coin de la rue des Coquilles. Malgré la clarté que distillaient les étoiles, ce quartier, l'un des plus fangeux et des plus noirs de Paris, était sombre et lugubre. Les vieilles maisons y rapprochaient leurs façades humides et les ruelles y rampaient dans les ténèbres comme des serpents. L'espion, qui craignait de perdre la trace de Belle-Rose, hâta sa course et entra dans la rue de la Tixéranderie au moment où Belle-Rose s'arrêtait au coin de la rue des Coquilles; il fit quelques pas en avant, mais n'entendant plus marcher, lui-même s'arrêta. Belle-Rose l'attendait le poignard à la main; quelques instants se passèrent dans cette immobilité réciproque; mais le capitaine, qui ne savait pas ce que le drôle que l'espion avait racolé en route était allé chercher, se décida le premier à agir. Il se jeta tout à coup hors de sa cachette et marcha résolument vers l'espion; l'espion, qui se tenait sur ses gardes, leva un pistolet qu'il avait à la main et pressa la détente; mais la pluie avait mouillé la poudre et le coup ne partit pas. Belle-Rose fondit sur l'espion, qui n'eut que le temps de s'armer d'un poignard. La lutte fut courte et décisive: doué d'une force terrible, Belle-Rose prit l'espion à bras-le-corps, et le faisant ployer, il lui plongea son poignard dans la poitrine jusqu'à la garde. L'homme tomba en poussant un cri désespéré. Un cri terrible répondit à ce cri. Belle-Rose prêta l'oreille et entendit du côté de la rue des Arcis le bruit d'une troupe d'archers qui accouraient; il jeta son manteau et se précipita vers la rue du Roi-de-Sicile par la rue de la Verrerie.
En trois minutes il atteignit l'hôtel de M. de Pomereux, grimpa, en s'aidant des sculptures et des saillies, au balcon qui régnait devant la façade, fendit la jalousie d'un coup de poignard, brisa la vitre, ouvrit la fenêtre et bondit dans l'appartement. Au même instant, un coup de feu éclata dans la rue; la balle fit sauter le châssis derrière Belle-Rose. A cette brusque détonation, M. de Pomereux, qui causait avec la Déroute devant la cheminée, saisit son épée.
—Belle-Rose! s'écria-t-il à la vue du capitaine.
Belle-Rose jeta son poignard ensanglanté sur le tapis.
—Monsieur le comte, lui dit-il, je viens au nom de Gabrielle vous demander l'hospitalité.
XLVIII
VAINCRE OU MOURIR
M. de Pomereux devina aux paroles de Belle-Rose que le danger était grand; chez un homme de ce courage, elles indiquaient la certitude d'un péril imminent. Le comte saisit la main du capitaine et la serra.
—Vous avez prononcé un nom qui vous fait inviolable; je réponds de vous corps pour corps, lui dit-il.
La Déroute s'était jeté sur le balcon et regardait dans la rue. A la lueur vacillante des étoiles, il aperçut quatre ou cinq hommes qui allaient et venaient parlant à voix basse; il tendit l'oreille et put entendre quelques mots de leur conversation.
—C'est ici…
—Parbleu! il a grimpé le long du mur comme un chat…
—J'ai entendu tomber la vitre qu'il a mise en pièces…
—Tenez, le verre craque sous mes pieds!
—S'il était resté un instant de plus sur le balcon, je lui mettais la balle de ce mousquet dans le dos; mais il a disparu au moment où mon doigt pressait la détente, dit le cinquième.
Un autre accourut du bout de la rue.
—Et Landry? lui demanda-t-on.
—Il est mort, et je l'ai laissé au coin d'une borne.
—Ma foi, il faut attendre, reprit celui qui paraissait le chef de la bande et qui tenait une épée nue à la main.
Au moment où Gargouille avait quitté celui qu'on venait de nommer Landry, il avait pris sa course du côté de l'hôtel de M. de Louvois. Au coin de la rue des Lombards, il avait rencontré une troupe de soldats de la maréchaussée et l'avait envoyée, en l'engageant à se hâter, vers la rue du Roi-de-Sicile, où son camarade et lui supposaient que Belle-Rose se rendrait.
La maréchaussée arriva dans la rue de la Tixéranderie au moment où Landry tombait sous le poignard de Belle-Rose; au cri du blessé, toute la troupe se jeta sur les traces du fugitif, qui semblait avoir des ailes; Landry fit un effort désespéré pour leur indiquer du geste la direction qu'il avait suivie, mais Belle-Rose était en avance d'une centaine de pas, et l'on a vu comment il avait pénétré dans l'hôtel de M. de Pomereux.
—Vos bandits sont là! dit tout bas la Déroute en se tournant vers le capitaine.
—La rue est à tout le monde, mais l'hôtel est à moi, dit le comte fièrement.
—Laissez-moi prendre mes pistolets, et je chargerai toute cette canaille, reprit le sergent, à qui la pensée du péril qu'avait couru son maître donnait la fièvre.
—On ne fait pas de sortie quand le siège n'est pas commencé, dit M. de
Pomereux en souriant. Avant de combattre, nous parlementerons.
La Déroute repoussa les pistolets dans sa ceinture et retourna à la fenêtre; caché derrière le volet, il pouvait tout sans être vu. Un changement s'était opéré dans la manoeuvre de l'ennemi; il n'y avait plus que deux hommes devant la grande porte; les autres s'étaient dispersés autour de l'hôtel, veillant sur chaque issue.
—La place est investie, dit la Déroute, la tête tournée vers le comte; faut-il ouvrir le feu?
—Eh! non, mordieu! ne saurais-tu trouver dans ton esprit d'autres ressources que des batailles? s'écria le comte.
Belle-Rose s'informa de Gaston.
—Oh! reprit la Déroute, le petit bonhomme est en train de dormir pour vingt-quatre heures si nous le laissons faire.
Comme il parlait encore, on entendit au milieu de la rue le galop précipité d'un cheval. Les yeux de chat de la Déroute eurent bien vite reconnu le cavalier qui accourait à toute bride.
—M. de Charny! murmura-t-il.
—C'est bien, dit M. de Pomereux: le tigre après les loups.
Trois secondes après, un coup violent ébranla la porte de l'hôtel; un autre coup le suivit brusquement.
—Jean, reprit le comte en s'adressant à l'un de ses laquais, prenez un flambeau, ouvrez la porte, et conduisez vers moi la personne qui frappe. Elle seule, entendez-vous?
Le laquais s'inclina et sortit.
—Quoi! s'écria la Déroute, vous introduisez l'ennemi dans la place?
—Comme tu vois, mon pauvre camarade, et, de plus, je mets la garnison aux arrêts.
La Déroute regardait le comte de tous ses yeux.
—Aux arrêts, dites-vous?
—Là, dans la chambre voisine, où tu vas passer en compagnie de
Belle-Rose, reprit M. de Pomereux.
En achevant ces mots, il ouvrit une porte cachée dans la draperie et introduisit le capitaine et le sergent dans une petite pièce où il y avait un lit de repos.
—Rêve, médite ou dors si tu veux, ajouta-t-il en se tournant vers la
Déroute; mais surtout ne parle que si l'on t'interroge.
Le comte pressa de nouveau la main de Belle-Rose et tira la porte sur lui. On entendait à l'intérieur un bruit de pas sur l'escalier.
—M. de Charny! cria le laquais en livrant passage au favori.
M. de Pomereux montra du geste un fauteuil près de la cheminée.
—Il est un peu bien tard pour faire une visite, monsieur, dit-il à M. de Charny avec courtoisie; mais vos visites sont si rares que je n'ai point à m'inquiéter de l'heure que vous choisissez.
—Ce n'est point une visite, monsieur le comte, c'est une affaire qui m'amène, répondit M. de Charny.
—Peu importe le motif, votre présence me suffit et vous êtes le bienvenu.
—J'imagine, monsieur, que vous connaissez la raison grave qui m'a conduit à votre hôtel à une heure aussi avancée de la nuit?
—Mon Dieu! mon cher monsieur de Charny, vous avez une politique si profonde, et j'ai l'esprit si mal fait à l'endroit de cette politique, que peut-être auriez-vous plus tôt fait de m'expliquer vos raisons. Je pourrais bien chercher trois heures et ne rien trouver après, si vous m'abandonniez à mes seules méditations.
M. de Charny comprit bien que M. de Pomereux raillait, mais il se contint.
—Alors, monsieur, reprit-il, je serai bref.
—Je suis tout oreilles, monsieur.
—Un homme s'est réfugié chez vous cette nuit?
—Permettez; il serait plus exact de dire qu'un de mes amis m'a rendu visite; vous le savez, les visites se font à toute heure.
—Cet homme est en rébellion contre les lois du royaume.
—Mon Dieu! les lois sont quelquefois si complaisantes!
—Il s'est révolté contre l'autorité du ministre qui représente le roi.
—Ce qui me plaît en vous, monsieur de Charny, c'est qu'on ne peut vous accuser de flatter la royauté. C'est bien beau dans un temps où il y a si peu de gens sincères.
—Tout à l'heure encore, continua M. de Charny, qui était résolu à ne pas s'arrêter aux épigrammes du comte, cet homme a tué ici près un des soldats de Sa Majesté.
—Pardon, mon bon monsieur de Charny, êtes-vous bien sûr que ce fût un soldat? Les soldats ont-ils coutume de rôder la nuit sur les talons des gens comme des coupeurs de bourse? S'il y avait quelque ordonnance nouvelle à ce sujet, je serais vraiment curieux de la connaître.
—Après cet assassinat…
—Un duel, monsieur.
—Après cet assassinat, reprit froidement M. de Charny, le meurtrier s'est jeté dans votre hôtel, où vous l'avez accueilli.
—Ma foi, mon cher monsieur, j'avoue que je n'ai point pour habitude de mettre à la porte ceux qui viennent me voir.
—Cet homme est ici.
—Je crois même qu'il a fantaisie d'y passer la nuit.
—Maintenant, monsieur le comte, je viens pour arrêter ce criminel d'État, et vous allez me le livrer sur-le-champ.
En achevant ces mots, M. de Charny s'était levé; M. de Pomereux resta sur son fauteuil.
—Permettez, monsieur, dit-il de l'air d'un homme profondément étonné, il y a dans tout ceci une grave erreur, et je tiens à m'en expliquer. Avez-vous le loisir de me donner encore trois minutes?
M. de Charny regarda le comte, ne devinant pas où il voulait en venir, mais soupçonnant un piège sous ces paroles:
—Parlez, monsieur, dit-il.
—Oh! je serai bref comme vous, veuillez seulement vous rasseoir; je suis très fatigué, et si vous restiez debout vous m'obligeriez à me lever, ce qui me contrarierait fort.
M. de Charny se rassit, la colère commençait à briller dans ses yeux.
—C'est bien à monsieur de Charny que j'ai l'honneur de parler? continua
M. de Pomereux.
M. de Charny sauta sur sa chaise.
—Êtes-vous en humeur de railler, monsieur? s'écria-t-il.
—Point; je suis en humeur de causer, si vous le permettez.
—Que signifie alors cette question?
—Elle signifie tout bonnement que M. de Charny, l'honorable M. de Charny que j'ai eu si souvent le plaisir de rencontrer chez M. de Louvois, n'étant ni lieutenant criminel, ni conseiller au parlement, ni procureur au Châtelet, n'ayant enfin aucune charge de justice, n'a pas mission pour arrêter qui que ce soit.
M. de Charny se mordit les lèvres.
—Cependant, continua M. de Pomereux avec le même sang-froid, si, durant les quelques jours où j'ai été privé de votre compagnie, vous étiez entré dans la magistrature, veuillez me l'apprendre, et vous me verrez tout disposé à m'entendre avec vous.
—Eh! monsieur! il n'est point nécessaire d'être de robe pour avoir le droit d'arrêter un misérable! s'écria M. de Charny que la rage tourmentait.
—Ce misérable est de mes amis, monsieur, et encore, si je consens à le livrer, ne dois-je le faire qu'à bon escient.
—Eh bien! ne suis-je pas de la maison de M. de Louvois?
—Sans doute.
—N'ai-je pas toute sa confiance?
—On le dit.
—Ne m'a-t-il pas chargé de cent missions plus importantes que celle-ci?
—Certainement.
—Et vous hésitez encore?
—Pas le moins du monde.
—Enfin! s'écria M. de Charny comme un homme déchargé d'un grand poids.
—Quand on est si bien avec un si grand ministre, on a bien toujours sur soi un petit ordre, quelque blanc-seing, une lettre de cachet, la moindre bagatelle. Exhibez-moi vos pouvoirs, et tout s'arrangera à notre contentement mutuel.
M. de Charny était pâle déjà; la fureur le rendit livide. M. de Pomereux, qui attachait sur lui un regard perçant, avait deviné juste; dans sa précipitation à suivre Gargouille, M. de Charny ne s'était muni d'aucun papier qui pût lui conférer un pouvoir officiel.
—J'attends, reprit le comte.
M. de Charny se leva d'un bond.
—Ainsi, vous refusez? s'écria-t-il d'une voix tremblante de colère.
—Ai-je rien dit qui ressemblât à un refus, répondit M. de Pomereux sans quitter son fauteuil.
—Prenez garde, monsieur le comte! vous jouez un jeu dangereux, reprit M. de Charny. Belle-Rose est ici, tout près de nous, peut-être; c'est un criminel d'État dont M. de Louvois prétend avoir justice; vous le recevez et le cachez dans votre maison, alors que vous n'ignorez rien de ce qui s'est passé. Dans une heure, monseigneur le ministre saura tout. Il y va de votre tête, monsieur le comte!
A peine M. de Charny avait-il achevé ces mots, que la porte s'ouvrit avec violence et livra passage à Belle-Rose. Belle-Rose avait tout entendu. A la menace de M. de Charny, la loyauté de son caractère s'était révoltée; il pouvait bien réclamer le secours de M. de Pomereux quand il s'agissait d'un enfant à rendre à sa mère, mais il ne devait pas exposer ce fier gentilhomme à des périls où sa tête était en jeu.
—Merci, monsieur le comte, dit-il en pressant la main du jeune homme, vous avez été ferme et loyal jusqu'au bout; vous avez fait votre devoir, je ferai le mien.
Et, se tournant vers M. de Charny:
—Je vous suis, monsieur, mais veillez bien sur moi, car au premier pas que je ferai hors de cette maison, j'aurai l'épée d'une main et le pistolet de l'autre.
La Déroute s'était glissé derrière le capitaine, ses deux mains sur ses armes, prêt à tout. M. de Charny sourit d'un air de triomphe; il ramassa son chapeau, salua M. de Pomereux et se dirigea vers la porte.
—Venez donc, monsieur, dit-il à Belle-Rose.
Mais déjà M. de Pomereux s'était placé entre Belle-Rose et M. de Charny.
—Vous êtes mon hôte! s'écria-t-il d'une voix sonore; s'il tombait un cheveu de votre tête, mon honneur serait perdu. Restez, je le veux!
L'action de M. de Pomereux, l'éclat de son regard, la fermeté de son geste, l'accent de sa parole, firent tressaillir Belle-Rose, qui s'arrêta. M. de Charny bondit vers lui comme un tigre.
—Encore vous? prenez garde! s'écria-t-il.
Le comte couvrit le confident du ministre de son regard dédaigneux.
—Belle-Rose, ajouta-t-il en se tournant vers son ami, vous êtes entré chez moi sain et sauf, vous en sortirez vivant et libre.
—Mais votre tête est en péril!
—Aimez-vous mieux que mon honneur périsse?
La colère faisait trembler M. de Charny.
—Ah! c'est une lettre de cachet qu'il vous faut! dit-il, vous en aurez deux.
M. de Pomereux haussa les épaules.
—Si vous aviez tiré un ordre de votre poche, je vous aurais brûlé la cervelle, voilà tout, lui dit-il.
—Après moi, il y a M. de Louvois, répondit le favori.
—Après moi, il y a le prince de Condé, répliqua M. de Pomereux. Tenez, Belle-Rose, cessez de craindre pour ma vie; on ne s'avisera pas de toucher un seul ruban de mon habit, et monsieur que voilà le sait bien.
M. de Charny regardait tout autour de lui comme une bête fauve; ses yeux s'arrêtèrent sur le balcon, et il se demanda s'il ne ferait pas bien d'appeler les gens de la maréchaussée à son aide pour en finir tout d'un coup. La Déroute devina sa pensée à l'expression de ses regards, et fut s'appuyer contre la fenêtre d'un air tranquille. M. de Charny lui jeta un regard de vipère et se tint immobile. Il y eut un instant de silence pendant lequel chacun s'observa. M. de Charny ne voulait pas s'éloigner, craignant que, durant son absence, Belle-Rose ne s'échappât par une issue secrète de l'hôtel; M. de Pomereux désirait de son côté garder M. de Charny en son pouvoir, mais tout le monde comprenait qu'il fallait à tout prix sortir de cette situation violente. Ce fut M. de Pomereux qui rompit le premier le silence.
—Tout ce qui vient de se passer, dit-il avec une aisance parfaite, doit nous prouver à tous que chacun de nous ici a une volonté ferme et nette. Vous, M. de Charny, vous voulez Belle-Rose mort ou vivant; vous, Belle-Rose, vous êtes décidé à vous battre jusqu'à la dernière goutte de votre sang; je vois là-bas mon ami la Déroute qui est aussi de cet avis.
—Certainement, dit le sergent.
—Quant à moi, continua le comte, je suis très résolu à ne pas souffrir que M. de Charny attente à la liberté de mon hôte.
—Si je poussais un cri, mes gens envahiraient l'hôtel, dit le confident.
—Essayez, j'ai trente laquais armés jusqu'aux dents, et parmi eux, il y en a qui portent la livrée de M. de Condé.
M. de Charny se tut.
—Je vois, monsieur, que vous êtes convaincu comme moi de l'inefficacité de ce moyen; cherchons-en donc un autre. Il m'est venu tout à l'heure une idée, et la voici.
Tous les regards se tournèrent vers M. de Pomereux, qui parlait comme s'il avait été au coin de son feu après souper.
—La querelle est entre Belle-Rose et M. de Charny, reprit-il, chacun d'eux a son épée: qu'ils la tirent et qu'ils se battent. Voilà des flambeaux pour éclairer ce tournoi; la Déroute et moi servirons de témoins.
—Et quel sera le résultat de ce duel à huis clos? demanda M. de Charny, tandis que Belle-Rose tirait déjà son épée du fourreau.
—Parbleu! vous me faites là une plaisante question, mon bon monsieur de Charny. Si Belle-Rose vous tue, il est clair que vous ne l'empêcherez plus d'aller où bon lui semblera; si, au contraire, vous le tuez, il lui importera médiocrement que vous le conduisiez après à la Bastille.
—Fort bien, monsieur le comte; mais si, par hasard, je refusais de me battre?
—Oh! alors, ce serait plus simple encore! je vous considérerais tout bonnement comme un aventurier qui, après avoir aposté dans la rue, pour je ne sais quel mauvais coup, un tas de bandits, s'est introduit, sous un misérable prétexte, dans mon domicile, afin de s'y livrer à un abominable espionnage; en conséquence, je vous ferais saisir par l'un de mes gens, et vous seriez bien vite garrotté. Tenez, voilà justement notre ami la Déroute qui nous prêterait volontiers ses deux bras pour cet office; n'est-ce pas, l'ami?
—Tout de suite, dit le sergent.
M. de Charny comprit, à l'air du comte, qu'il ne plaisantait pas. Il prit donc son parti sur-le-champ, en homme qui a du courage et qui sait jouer sa vie quand il le faut. Il tira son épée lentement et se mit en garde.
—Je suis prêt, dit-il.
—Allez donc, messieurs, dit le comte.
Les deux épées se croisèrent aussitôt. M. de Pomereux, qui avait vu Belle-Rose à l'épreuve, n'avait aucune crainte sur le résultat de ce duel; mais à la manière dont M. de Charny se battait, il comprit que l'adversaire était digne du capitaine, et il eut un instant quelque regret d'avoir engagé le combat. Aux premiers chocs, Belle-Rose devina la force de M. de Charny; il mesura ses coups, feignit de rompre, et au moment où son antagoniste fondait sur lui, il revint à la parade avec une telle violence que le fer vola des mains de M. de Charny. M. de Pomereux fut complètement rassuré. La Déroute ramassa l'épée et la rendit à M. de Charny, qui retomba en garde sur-le-champ, et le duel recommença. Cette fois, Belle-Rose, maître du jeu de son adversaire, attaqua à son tour; au moment où M. de Charny essayait une riposte, il lia son épée et la fit sauter au plafond. M. de Charny devint blanc comme un cadavre. Il bondit sur son arme, l'assura dans sa main, et revint à la charge avec une incroyable fureur. Belle-Rose para tous ses coups, deux ou trois à peine déchirèrent sa casaque sans toucher; le capitaine excitait la riposte et semblait attendre une occasion qui ne venait pas; enfin, M. de Charny ayant tendu l'épée dans une feinte, Belle-Rose s'en empara si résolument qu'elle tomba à dix pas d'eux. A ce troisième désarmement, M. de Charny frémit de la tête aux pieds.
—Mais frappez donc! s'écria-t-il, ivre de colère.
—On ne tue pas un espion, répondit Belle-Rose.
Et prenant l'épée de M. de Charny, il la brisa sur son genou. Les yeux de M. de Charny s'injectèrent de sang, et il tomba sur un fauteuil.
—Ma foi, monsieur, vous êtes vaincu, lui dit M. de Pomereux.
Permettez-moi d'agir comme si vous étiez mort.
Le comte agita une sonnette et un laquais se présenta.
—Labranche, lui dit-il, cours à l'écurie, et dis aux palefreniers d'apprêter la voiture et d'atteler les chevaux: nous partons pour Chantilly.
Ce dernier mot réveilla M. de Charny comme d'un songe.
—Vous partez pour Chantilly? s'écria-t-il en se dressant.
—Ma foi, oui, si vous le trouvez bon.
—Seul, alors, j'imagine?
—Vous oubliez, mon cher monsieur de Charny, que vous êtes mort et que vous n'êtes point en état de m'adresser des questions; cependant je veux bien vous traiter en vivant et vous répondre, sans que cela tire à conséquence. Vous êtes curieux de savoir si je me rends seul à Chantilly?
—Oui, reprit le favori du ministre en frappant du pied.
—Mon Dieu! que vous êtes donc vif pour un homme tué. A vrai dire, je n'aime pas à voyager seul, j'ai du goût pour la compagnie, et, si vous le permettez, j'emmènerai avec moi Belle-Rose et mon ami la Déroute.
—C'en est trop, et je ne le souffrirai pas.
M. de Charny s'élança vers la fenêtre, mais M. de Pomereux l'arrêta au passage.
—Écoutez, monsieur, lui dit-il d'une voix ferme, je suis ici le maître, étant chez moi. Vous êtes venu sans ordre et sans titre pour je ne sais quelle mission que vous n'avez pas le droit d'exercer. Vos bandits ont fait feu sur ma maison, la maison d'un gentilhomme. J'aurais pu vous faire bâtonner par mes gens et jeter dans la rue, je ne l'ai pas fait. Vous vous êtes battu, vous avez été vaincu, pour moi vous êtes mort; souvenez-vous de nos conditions. Si maintenant vous dites un mot, si vous criez, si vous appelez, foi de gentilhomme, je vous brûle la cervelle.
M. de Pomereux prit un pistolet et l'arma. Il était un peu pâle et ne riait plus. Il y eut un instant de silence terrible. M. de Charny ne craignait pas la mort, mais si la mort le frappait, l'espoir de la vengeance lui échappait. Il regarda M. de Pomereux l'espace d'une seconde. Le visage du comte exprimait une résolution froide, et il n'était pas douteux qu'il n'exécutât sa menace au premier cri. M. de Charny se tut et s'assit.
—La voiture de M. le comte est attelée! cria Labranche en ouvrant la porte.
La Déroute disparut un instant sur un signe de Belle-Rose et revint tenant dans ses bras le petit Gaston qui dormait paisiblement.
—Suivez-moi, mes amis, et vous, monsieur, passez, ajouta-t-il en s'adressant à M. de Charny.
On descendit le grand escalier. Quand on fut en bas, M. de Pomereux se tourna vers deux de ses gens.
—Vous voyez bien monsieur, leur dit-il en désignant M. de Charny, je vous le confie et vous m'en répondez. Dans une heure, vous lui ouvrirez les portes de l'hôtel.
Les laquais s'inclinèrent et l'on passa. Le carrosse aux armes du prince de Condé était attelé de quatre chevaux, les postillons étaient en selle; les piqueurs, armés de torches enflammées, attendaient le signal du départ pour courir en avant; des laquais, armés de mousquetons et d'épées, se tenaient aux portières à cheval. M. de Pomereux fit monter Belle-Rose, la Déroute et l'enfant; lui-même s'assit près d'eux.
—Allez! dit-il.
La grande porte de l'hôtel roula sur ses gonds, les piqueurs s'élancèrent au galop, secouant leurs torches, le carrosse les suivit, et toute l'escorte s'ébranla au milieu des éclairs et du bruit. La maréchaussée attendait dans la rue. A la vue du carrosse où l'écusson aux trois fleurs de lis d'or étincelait et de cet appareil magnifique, elle hésita. Elle était sans chef et privée d'ordre. Celui qui commandait la bande obéit au proverbe et s'abstint.
—Place au carrosse de monseigneur le prince de Condé! crièrent les piqueurs dont les chevaux hennissaient et piaffaient.
Les archers éblouis s'écartèrent, et le cortège passa comme la foudre, illuminant les ténèbres de Paris.
—C'est égal, mon cher, dit M. de Pomereux à Belle-Rose quand ils eurent tourné le coin de la rue du Roi-de-Sicile, je crois que vous auriez mieux fait de tuer M. de Charny.