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Brelan des dames

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II

« L’une de ces Romaines, noblement drapée, tient une oie, qu’elle semble vouloir cacher. »

Catalogue de la Salle d’Eckmühl.

Et cependant, qu’est-ce que nous offre à voir, dans le genre, le Musée Saint-Saëns, à côté de ce qui nous est présenté par le Musée d’Auxerre ?

Le moment est venu de mettre en valeur le rapprochement dont je parlais plus haut. J’ai dit que la Marquise de Blocqueville avait offert au grand musicien nombre de tambours de basque. Mais elle en avait gardé pour elle. C’est de ceux-là que je veux tambouriner, pour accompagner une cantate en son honneur.

Au demeurant et, d’une part, cette cantate, il y a longtemps que j’aspire à l’entonner ; d’autre part, l’étendue, sinon la grandeur du sujet me fait hésiter. Sur le point d’écrire les quelques notes que j’ai consacrées à la Province, dans les Altesses Sérénissimes, je me sentais effrayé par la majesté d’un sujet épuisé par Balzac. Un sujet effleuré par d’Aurevilly ne me semble pas moins redoutable. C’est le cas. On connaît le brillant passage que l’auteur des Diaboliques a consacré à la Marquise dans un chapitre de ses Bas-Bleus. Il est loin, toutefois, d’avoir épuisé la matière ; et comme elle nous apparaît sous un autre aspect, et que nous comptons l’aborder à un autre point de vue, nous allons contenter notre envie.

Madame de Blocqueville était, on le sait, la seconde fille du Maréchal Davoust. Elle professait un culte pour son père. La chose n’a rien que de noble et de naturel. Néanmoins, la Dame était si avantageuse que je me permets de démêler un peu de snobisme filial, dans ce grand amour. Chaque fois qu’elle en trouve le joint, elle se nomme elle-même la Fille du Lion, et cette désignation léonine n’est évidemment pas sans chatouiller agréablement la crinière d’une lionne de cette importance.

Je crois bien qu’elle fut belle. Mal mariée, de bonne heure, à un homme sans naissance (et, probablement sans mérite, d’aucun genre, car, nulle part, il n’en est jamais soufflé mot, au cours d’un océan de bavardages)[1], Louise d’Eckmühl, se mit à voyager et à philosopher, notamment à travers l’Italie. De là au bas-bleuisme, il n’y avait pas loin ; l’espace fut vite franchi, et, bien qu’elle s’en défende, quand on l’induit à en rougir, elle représenta un type transcendant de cette espèce en train de se perdre.

[1] J’ai dû en rabattre sur cette appréciation ; l’homme était au moins bel homme, si j’en juge par un portrait de lui que le hasard me met sous les yeux, chez un antiquaire de province.

En ce temps-là, nos Dames ne s’étaient pas toutes mises à pondre sur papier, comme elles ont fait depuis ; or, c’est de cette universalité que meurt le bas-bleuisme qui, précisément, figurait l’exception, parfois du don, et souvent de la culture, lesquels faisaient se détacher nettement un type de Philaminthe, sur le monotone fond ourdi par le peuple des épouses selon le vœu de Chrysale. Aujourd’hui les conjointes ne savent plus mettre les rabats dans le Plutarque, mais elles ne savent pas davantage le lire. Cependant, elles ont appris à irriguer d’encre leur foyer, le monde et la ville ; et si leur production ne va pas plus loin, c’est que la tubulure fait défaut, qui ne demande qu’à serpenter par l’univers.

Madame de Blocqueville n’a pas connu de ces mesquines rivalités ; elle fut la Dinah Piedefer de l’Épopée. Elle pondit. Que dis-je ? Elle fit mieux, ou pis. La Nature, qui lui avait refusé la maternité naturelle, lui permit de procréer de petits ours, et même de gros, qu’elle lécha consciencieusement, et qui lui parurent « mignons, beaux, jolis et bien faits sur tous leurs compagnons », illusion où l’entretint la complicité d’une cour amicale, une courette.

Il serait trop long d’examiner, ici, le plus ou moins de valeur de ces œuvres transcendantes, pleurnicheuses et philosophâtres, qui me paraissent tenir de ce qui fut, un instant, le goût du jour, au temps de la jeunesse de l’auteur, le Vicomte d’Arlincourt et Monsieur de Custine.

Certes, l’Auteuresse avait lu Joseph de Maistre. D’Aurevilly le dit excellemment : « Madame de Blocqueville a fourré du jasmin dans les Soirées de Saint-Pétersbourg. » Mais elle avait aussi lu Lélia ; elle déguise en Stenio et en Trenmor, des messieurs de sa coterie ; et pour son compte, elle se drape en Lélia, mais de toute l’infinie variété de ces peignoirs, que l’Auteur des Diaboliques nous énumère. Cette Lélia guerrière s’appelle Eltha-Lucifera, elle est duchesse, et tout du long des quatre tomes de la Villa des Jasmins, le grand œuvre, elle change de toilettes, et rase. Car c’est là le vrai nom de ce que fait Madame de Blocqueville. Si d’Aurevilly n’emploie pas ce terme c’est, je crois, qu’il n’était pas d’un usage courant, à l’époque de son article. Mais quand il accuse la Dame, de blaguer, tout le temps, je ne doute pas que ce ne soit raser qu’il ait voulu dire.

Si le cours de notre petit Essai nous y induit, nous parlerons de la Villa des Jasmins ; mais ce n’est pas ce qui nous attire. Ce que nous voulons étudier c’est le type falot de la grosse Madame qui, toute une longue existence, peut bien se prendre au sérieux, dans de telles proportions, sur de si minces données ; qui bâtit son immortalité, et celle de tout ce qui l’entoure, sur les assises que nous allons examiner, et meurt sans s’être réveillée de l’illusion d’un rêve, à la fois puéril et grandiose, comique et douloureux, qui a fait jaboter sa vie.

Ce sera donc seulement au Musée d’Auxerre, aux objets qu’il contient, à son catalogue qui les décrit, et tout spécialement à certaine collection d’agendas, que nous demanderons de nous enseigner, de nous renseigner, de nous réjouir.

*
*  *

La Marquise est morte en 1890, si je ne me trompe ; mais, depuis bien une dizaine d’années, au moins, plus que préoccupée d’assurer le destin de ce qu’elle croyait être ses trésors, elle avait résolu de les léguer à la Ville d’Auxerre (lieu de naissance de son père) ; à cet effet, elle s’était assuré le consentement des autorités, avait fait disposer une salle du Musée, et commencé d’envoyer ce qu’elle lui destinait.

Je ne sais si l’inauguration en fut faite, de son vivant ; je ne le crois pas. En tout cas, elle-même n’y est jamais venue. Elle se contenta d’en dresser le catalogue, mais ce, avec une assiduité, une anxiété, dont témoignent les carnets vibrants.

Ce défaut de l’œil du maître se fait sentir dans l’ordre, il semble assez incohérent, de la bibliothèque. Le libraire Quantin avait accepté le titre de conservateur de ce singulier Musée ; mais, je suppose, par condescendance, et ne dut pas y prendre beaucoup d’intérêt. Le Conservateur actuel est âgé et semble plus jaloux de ses droits, plus inquiet des indiscrétions, que désireux d’aider les recherches.

Et cependant le devoir de sa charge n’est pas douteux : accomplir la volonté de la défunte. Or, cette volonté n’est, elle-même, pas douteuse, elle se formule au cours des petits cahiers, qui se représentent l’intérêt de leur découverte pour « les chercheurs de l’avenir ».

Il ne s’agit donc pas d’en marchander la lecture à ceux qu’elle peut intéresser. L’accès hebdomadaire, un nombre d’heures fort restreint, rend déjà la chose assez difficile. Un jour viendra, sans doute, où cette charge sera confiée à un homme jeune et mieux en accord avec sa mission, qui sera de débrouiller ce fatras, afin de faciliter la besogne aux « chercheurs » évoqués et invoqués par la donataire.

Chacun des agendas contient une année. Le catalogue fut imprimé en 1882. Le griffonnage ayant continué jusqu’en 1889, cela fait donc sept années à y ajouter. Si je démêle bien, dans le dit catalogue les indications ayant trait à ces cahiers, qu’il ne faut pas confondre avec d’autres gribouillages, l’interminable série commence en 1847 (pour ne finir, je l’ai dit, que l’an 1889). Ce qui devrait porter à quarante-deux le nombre des cahiers. Cependant, à en croire le même index, deux années manqueraient, 78 et 79. Cela me semble peu probable. Elles se retrouveront. Les chercheurs peuvent donc compter sur quarante-deux années de radotage, comme les fonds de bibliothèque en offrent peu d’exemples.

Celui-ci donne à réfléchir pour les mères qui mettent imprudemment entre les mains de leurs fillettes, des volumes tels que le Journal de Marguerite de Mademoiselle Monniot, pour lequel je voyais, quand j’étais enfant, se passionner mes petites aînées. C’est un grand danger de laisser croire, à une jeune demoiselle, qu’elle peut déposer de l’écriture au seuil et au bas de chacun des jours de l’année. La terrible fournée des Eugénie de Guérin de raccroc, que nous subissons, pourrait bien ne pas avoir d’autre origine. On commence par barbouiller le quantième, la correction des épreuves n’est pas loin. Adieu la broderie qui était si belle ! Le premier vers se fait sans qu’on y pense !

*
*  *

Quant à l’ensemble du dit, du soi-disant Musée, il est à peu près aussi bien aménagé que le permettent les pauvres choses qui le constituent.

C’est, au second étage de l’édifice, une salle un peu basse, pour sa longueur (une dizaine de mètres environ) éclairée, si je ne me trompe, par sept grandes fenêtres voilées de stores, à l’exception de celle du fond, pourvue d’un vilain vitrail, qui ornait la salle à manger de la patronne, au Quai Malaquais. Sur la frise du plafond peint, s’inscrivent circulairement les noms des batailles de Davoust, dont le buste et la statue figurent dans la pièce, mais avec assez peu de précision pour que l’on se demande, en y pénétrant, si elle est consacrée à l’éloge du guerrier, ou à la gloire du Cap Frehel et de son phare, dont le modèle, bien qu’en miniature, est encore assez grand pour prendre toute l’attention, et jeter bas le reste du décor.

Je suis loin de mettre en doute les sentiments filiaux professés par la défunte ; mais il ne me semble pas davantage douteux qu’elle en ait joué pour placer son ours et solenniser toute sa défroque.

Afin de pouvoir passer celle-ci en revue avec la familiarité qui convient, mettons à part les insignes du guerrier, et quelques-uns de ses objets de souvenir, lesquels seraient bien mieux à leur place au Musée de l’Armée. On peut aussi faire exception pour une ou deux jolies miniatures de famille.

Cependant, un objet domine tout cela, un chef-d’œuvre, peut-être le chef-d’œuvre de Ricard, un admirable portrait de la Marquise.

Je ne pense pas que celle-ci, qui n’avait aucun goût, l’ait apprécié ; elle appelle à son aide pour le trouver et prouver beau. Et ce grand renfort, excusez du peu, n’est rien moins que le grand Dominique. Nous lisons, en effet, à la page 29 du Catalogue de la Salle d’Eckmühl : « Mon portrait de grandeur naturelle, avec les mains, peint par Gustave Ricard. Le costume, — sauf le léger voile noir voulu par Ricard, en souvenir de la Joconde, — rappelle le costume du beau portrait de la Duchesse de Buckingham, par Van Dyck, aujourd’hui au Musée d’Amsterdam. Robe de velours noir, guipures blanches et nœuds bleus. Monsieur Ingres nous a dit, un jour, « que celui qui avait fait ce portrait était certainement un peintre. »

Or, par l’effet d’une de ces surprises de destinées, que les spiritualistes peuvent considérer comme une forme d’épreuves des âmes, dans l’Au Delà, ce magnifique portrait, grâce au despotisme de la Marquise, devenue dans la mort sa propre geôlière et sa tourmenteuse implacable, est voué à ne jamais sortir du cabinet Auxerrois, auquel le condamne son modèle.

L’Exposition de Ricard, jamais accomplie depuis sa mort, et d’autant plus impatiemment attendue, sera faite, on le devine, avec quel noble éclat. Mais l’exercice maladroit d’une volonté enfantine et terriblement étroite, en exclura certainement l’une des meilleures œuvres du peintre.

Ceci dit, essayons de donner une idée de ce qui constitue l’intérêt de cette surprenante collection et du catalogue qui la décrit avec tant d’amour. Un intérêt évidemment un peu différent de celui que lui souhaitait la donatrice. Mais ces maldonnes sont assez fréquentes :

« Un grand comique nous est né ! » me disait, un jour, une femme d’esprit, parlant d’une dame qui venait de publier un roman, lequel lui devait, à ses yeux, faire prendre place au nombre des grands lyriques.

On prend la place qu’on peut.

C’est le cas de la Marquise de Blocqueville. Nombre de fois, au cours de ses incontinents agendas, elle nous entretient de ce factum qu’elle appelle : ce terrible catalogue qui tourmente ma vie. Il la fait s’écrier avec angoisse, à l’occasion d’une maladie qui la met en danger, avant la conclusion de ce document : pas encore, mon Dieu, seulement le catalogue ! — Enfin, l’œuvre est finie ; elle l’envoie à l’impression (jour mémorable !) le 27 février 1882, après en avoir pris quatre copies.

Et, quand il est sorti des presses, un correspondant le proclame : « unique en son genre ».

C’est que la Marquise fut, on peut le dire, victime des correspondants et des visiteurs familiers, sinon intimes. La lecture des agendas le prouve plus que surabondamment.

Des deux parts, le malentendu était inévitable. Elle était sédentaire. Comme un homme d’esprit que nous avons cité, elle aurait pu dire : « J’ai le besoin du repos et le goût du mouvement. » Ou, plutôt, ce n’est pas tout à fait cela. Ce qu’elle aurait dû formuler, pour dire le vrai, c’est : « J’ai le besoin du bruit et le goût du repos. » Il fallut donner satisfaction à cette double tendance. Pour cela, elle fit toilette, et attendit. On vint. Elle joua l’aimable, rien que pour ne pas être seule et, surtout, ceci est plus spécieux, pour pouvoir se plaindre d’être débordée.

Quant à ses invités, c’était tentant, pour des gens qui ont l’amour des visites, cette belle dame toujours costumée, sans cesse assise, presque trônante, qu’on savait trouver chez elle, indéfiniment, loquace et diserte. On était venu, on revint. On y prit goût, elle aussi ; et, d’un côté, comme de l’autre, on tint cela pour de l’amitié. Peut-être y en eut-il ; mais, je le crains, pas beaucoup ; en tout cas, pas de bien forte. Rien que de cette égoïste habitude, pour des désœuvrés, de monter un étage et de se répandre. Et comme il fallait bien payer d’un écot, l’hospitalité souriante et ouverte, on gratta la Dame où elle se démangeait, à savoir en son amour-propre. A ce jeu elle devint insatiable. Tout lui était bon qui la flattait. Notez que je ne dis pas : qui la flagornait. Non, ce ne fut pas le cas. Les personnes qu’elle voyait constamment, et dont quelques-unes étaient aimables, n’étant pas toutes supérieures, s’illusionnèrent sur la valeur de leur hôtesse et Égérie, et y allèrent bon jeu bon argent de leur encens et de leurs offrandes.

En ce qui concerne ces dernières, elle ne se montrait pas difficile, préférant la quantité à la qualité. Au reste, celle-ci se déguisait peut-être à ses yeux ; au moins s’amplifiait de cet augment que conférait, pour elle, au moindre grain de mil, l’idée qu’il lui était destiné. En somme, elle représenta parfaitement la tenui popano corruptus Osiris de l’antiquité, la divinité qu’on se gagne par une friandise. Et cette friandise, c’était moins la babiole, que la sauce qui l’accompagnait de compliments et de fariboles.

On sait que le mangeur de haschisch est mis, par sa drogue, dans un tel état d’illusion, que le moindre bruit lui paraît un chant. La drogue de la Marquise fut sa vanité, qui lui fit perpétuellement prendre, avec bonheur, des vessies pour des lanternes.

Il est entendu que les amis n’aiment pas à donner. Mais quand on vit qu’elle se contentait de si peu, on marcha ; pas dans les grands prix. Comme on le verra, quelques-uns abusèrent.

Il se trouva bien aussi, parmi cette acclimatation de familiers, quelques renards, pour vouloir goûter au fromage de cette bavarde corvine. Mais le fromage n’était pas gros. On sait au juste ce qu’il représentait. Le chiffre en est porté, dans la marge d’un des agendas : « revenu annuel 45.986 francs 94 centimes. » Il n’y a pas grand’chose à faire, pour les renards, quand le « phénix des hôtes de ces bois » connaît, à ce point, le compte des centimes et le prix du beurre.

La maligne écrit elle-même, plaisamment, un jour d’étrennes : « Charles Buet voudrait célébrer mon être en lettres de diamant, tracées sur une table d’émeraude. Cela réclamait plus que les cinquante francs envoyés le matin. »

*
*  *

Ces offrandes, nous les retrouverons toutes ; elles sont là, pavant l’enfer de la Salle d’Eckmühl, de leurs bonnes intentions problématiques. Nous les rencontrerons au cours de la visite que nous allons y faire et qu’il sied de ne plus différer. Autant que possible, je m’abstiendrai de tout commentaire, afin de laisser parler d’eux-mêmes les objets et leur description, me bornant à ce qui me semblera nécessaire pour souligner ou renforcer le spectacle et la gloire.

Tout au plus, avant de l’entreprendre, ce pèlerinage passionné, me semble-t-il désirable d’attirer l’attention du lecteur sur le tour particulier de la phrase de Madame de Blocqueville (dirai-je : le ronron de cette grosse chatte ?) qui, dans la description de son catalogue, non moins que dans les notations de son agenda, rapproche, avec une imperturbable sérénité et un sourire déconcertant, les éléments les plus disparates et les sentiments les plus divers. De bonne heure on a dû dire à la malheureuse qu’elle avait du tour, qu’elle excellait à trousser le billet. C’en fut fait, elle était perdue, au moins pour la tapisserie.

EXTRAITS DU CATALOGUE DE LA SALLE D’ECKMÜHL

Encrier de Jacob… un monstre à gueule béante reçoit l’encre, ses oreilles servent de porte-plume.

Guéridon de forme ronde (pléonasme). C’est devant cette table que, tous les 14 octobre, le Général de Trobriand nous racontait la bataille d’Auerstaëdt.

Tabouret d’acajou, appelé X, de forme à peu près grecque. Étant sans dossier, c’était le meuble où l’on devait, jeune fille, se tenir assise.

Chaise sculptée par Grohé, lors de mon mariage. Elle fut alors dorée et peinte par le Capitaine Ernest de Cissey.

Une autre chaise. Le cuir noir qui la recouvrait, tombait en lambeaux ; je l’ai remplacé par une bande de tapisserie, fort belle, relevée de peluche rouge.

Deux corps de bibliothèque, ornés de perroquets, d’oiseaux d’eau, de plantes, à la façon chinoise… laqués d’un ton jaune d’ocre, relevé de rouge antique. Il y a aussi des niches du plus élégant dessin persan. Au-dessous de la corniche, j’ai voulu de grandes branches folles de jasmin, ce cher amoureux de la lumière. Les deux niches intérieures sont occupées par d’admirables vases… rapportés de l’Inde, par mon frère qui les tenait du gouverneur anglais[2].

[2] Ailleurs : « Ils n’ont pas leurs pareils en France. » En réalité, ce sont d’assez jolis vases. Voilà tout. Encore la blague. Au reste, l’un d’eux est endommagé.

J’ai voulu leur faire un écrin digne d’eux. Deux œufs d’autruche ornés de perles, à la façon africaine, donnés à ma mère, et reçus d’elle, pendent au-dessus des vases. — Dans les deux niches extérieures, terminant à pan coupé la bibliothèque, un nègre et une négresse, rapportés de Venise, d’un travail très fin, soutiennent un flambeau. Une petite lanterne chinoise, ornée de plaques d’émail, et de glands à beaux verres peints, pend au-dessus de chaque statuette.

Ces bibliothèques, d’un prix considérable, sont aussi originales que charmantes.

Essayez seulement, si vous vivez encore, si le noir veut bien nous prêter son flambeau ou, l’Empire du Milieu, sa petite lanterne, de vous représenter ce que peut donner ce chinois compliqué d’antique, de persan, d’indien, d’anglais, d’africain, de nègre et de vénitien, sans oublier le jasmin, et vous deviendrez aussi fou que les branches de ce cher amoureux de la lumière.

Deux meubles en marqueterie… copiés sur des meubles du Roi Louis XIV.

N’oublions pas que, parlant de la Dame et de ses Soirées, d’Aurevilly lâche le mot blaguer et ajoute : « Tout du long de son livre, la Marquise ne fait que cette vilaine chose-là. »

Suite des « blagues » :

Deux armoires copiées sur des meubles de Madame de Maintenon, sauf en quelques variantes par moi désirées. — La seconde garde dans sa corniche les boutons de gilet du Maréchal et les chiffres de la Duchesse Arya-Eltha-Lucifera.

Ne manquez pas de reconnaître Adélaïde Louise d’Eckmühl, l’héroïne déguisée de la villa ; son noble père, avec ses boutons de gilet ; elle, avec ses boutons de jasmin.

Une table à dessin… J’ai peint là un manuscrit sur parchemin et beaucoup d’autres choses.

Elle peignait aussi.

Deux petites chaises (modèle étrusque) couvertes d’étoffe persane… et terminées, l’une par deux oies en bronze chinois servant de brûle-parfum, et posées sur les montants du dossier, l’autre, par une chimère et un personnage accroupi…

Un élégant flambeau en bronze chinois… représente un ibis, un prêtre ou une sorcière : don du Commandant de Coatpont.

Premier obus envoyé par l’armée de Versailles, sur le Palais des Beaux-Arts. Il a passé à quelques lignes au-dessus de ma tête, pour aller éclater dans mon appartement, le 25 mai 1871. — J’ai fait monter l’obus qui a rasé mon front, sur un petit bastion de pierre ; et on a peint, dans le creux, l’ancien Palais Mazarin.

Charmante statuette de bronze, œuvre de Monsieur Mouton… résumant une boutade de la Duchesse Eltha. L’homme à tête de porc, à cornes de taureau, à corps et à jambes d’autruche, à longue queue de renard et à mains de singe, sculpté par Monsieur Mouton est tout à fait amusant. D’un air mélancolique, ce jeune homme, fait d’un métal argenté, se tient debout sur un socle de porphyre rouge, gravé de cette légende : L’homme d’après la Marquise de Blocqueville. Exemplaire unique.

Boriko… avec ses paniers arabes, de Barye, je crois. C’est le portrait vivant des chers petits ânes qu’on rencontre, à chaque pas, en Afrique.

Portrait de la jolie Marquise du Luc… Pendant les combats de la Commune, une balle est venue piquer ce tableau, placé au-dessus du canapé où je m’étais réfugiée ; j’ai fait placer cette balle, avec une inscription, dans le bas du portrait.

Buste ancien[3], de grandeur héroïque… On le trouve plus beau que celui du Louvre.

[3] D’un Médicis.

Joli petit melon chinois, en faïence de plusieurs verts, acheté par moi dans le singulier village hollandais de Brooke, afin d’être très convaincue, si je le retrouvais en autre lieu, que, pour la seconde fois, ce n’était pas en rêve que j’avais visité ce pays joujou.

Voici maintenant la collection de cachets. Le Musée Saint-Saëns a la sienne, Auxerre ne pouvait faire moins.

Voici le dernier que j’aie fait faire. Sur le socle doré, d’un éléphant argenté, est gravé le refrain d’une vieille chanson française : « J’ai dans l’âme une fleur que nul n’a pu cueillir. »

Sauf votre respect, Madame la Marquise, la vieille chanson française n’est rien moins qu’une poésie de Victor Hugo, et des plus célèbres, dont le premier vers est celui-ci :

Puisque j’ai mis ma lèvre à ta coupe encore pleine.

Celui que vous citez n’est pas exact. Il faut ne peut au lieu de n’a pu.

Champignon de bois sculpté, monté en argent et gravé, en souvenir d’une parole de l’Écriture, d’un élégant chameau et de Memento.

Cachet de cristal, à lien d’argent, gravé en arabe du nom de Louise.

Au Musée de Dieppe, nous avons le cachet avec le nom de Saint-Saëns, en caractères chinois.

Joli paon de cornaline… J’ai fait graver sur ce bijou la devise du cachet personnel et de jeunesse du pauvre Empereur Maximilien : Kallibiotik, mot de la vieille langue des Bohèmes, qui signifie : par tous les moyens honnêtes, rendre la vie agréable.

Ne vous semble-t-il pas entendre Coquelin Cadet, sous les espèces de Covielle déguisé, expliquer à Monsieur Jourdain les beautés de la langue orientale, « qui dit beaucoup de choses en peu de mots » et faire suivre de cacophoniques polysyllabes tels que, par exemple, Kakarakamouchen, d’interminables interprétations, telles que « votre cœur soit toujours comme un rosier fleuri » ou le souhait d’associer la prudence du lion à la force du serpent ?

M’est avis qu’un voyageur mauvais plaisant pourrait bien, avec son Kallibiotik, s’être payé la tête de l’aimable Marquise.

Petit sanglier doré, donné par une vieille amie de ma gouvernante.

Trois balles ramassées Tour Malakoff et montées en cachet. Ce souvenir guerrier m’a été offert, à Alger, par le Colonel Renou. Sur la plaque d’argent, j’ai fait graver mon oiseau favori, une cigogne.

Un pèlerin… Sur le pied j’ai fait graver, en mémoire d’une parole de Marguerite (?) un poisson volant et cette légende : nec, nec.

Grenouille trouvée, en Égypte, dans un tombeau, portant une scène bizarre profondément entaillée : un diable à trois cornes semble faire danser un crocodile. Roger de Sédières, petit-fils de ma tante de Beaumont, m’a rapporté, de la terre des Pharaons, ce souvenir que j’ai fait monter, en argent oxydé, de fleurs de lotus.

Grand cachet d’argent, autrefois commandé en Afrique, par le colonel Ernest de Cissey ; il célèbre la Comtesse Louise, avec la pompe Arabe.

Éventail énorme… commandé par Madame la Duchesse de Berry, et arrivé trop tard ; il fut acheté à Fossin et mis dans ma corbeille.

Encore la vilaine chose stigmatisée par d’Aurevilly. Et ci-dessous :

Écu d’argent… C’est dans cet écu que Louis XV, au jeu, passait ses billets à la Duchesse de Châteauroux.

Pile de sous renversés par le tremblement de terre de la Guadeloupe, et mis en fusion par le feu ; cadeau de mon cousin, le Vicomte Davoust.

Délicieux sabot pointu formant boîte… une chinoise lit sur le couvercle. Donné par la Vicomtesse de Janzé.

Petit coffret… que l’on croit avoir appartenu à la Reine Margot.

Encore la vilaine chose.

Deux énormes pendants d’oreilles. Je les ai fait monter par un sculpteur italien, Angelo Francia, Benvenuto Cellini au petit pied.

A la petite main serait plus juste.

Deux bracelets… je portais souvent ces bracelets d’une ornementation riche et sévère, et ils étaient toujours admirés.

Anneaux d’or… Ces larges bracelets rappellent les vieux bijoux grecs, autant que le you-you arabe, le jov-jov des anciens.

Broche… ce bijou m’a été donné, le 17 mai 1864, à Rome, par la Princesse Carolyne de Sayn-Wittgenstein, qui avait bien voulu me servir de marraine pour la confirmation. Je n’avais jamais été confirmée, etc…

Plume de corail… elle me fut envoyée par la Princesse Carolyne, avec les lignes suivantes : « Cette plume n’est qu’un joujou, mais elle vous revient comme symbole de la vôtre ; comme celle-ci, elle a trempé dans des vagues agitées et amères, dans des profondeurs où le vulgaire n’atteint pas et où se trouvent les perles précieuses, les naïades fantasques et tout un monde enchanté. »

Cassolette… Émeraude sur le couvercle de cette gracieuse petite marmite d’or.

Collier… La pièce vraiment curieuse du collier est un petit sequin d’or, qui ornait les cheveux de Lady Esther Stanhope, lors de sa mort, et qui m’a été rapporté d’Orient. Suspendu et mobile au centre d’un cercle d’or, bombé, doublé et bordé d’une légère corde, il porte écrit en lettres fantômes, d’un côté : A Esther Stanhope, je fus ! de l’autre : à Louise d’Eckmühl, je suis !

Petite épingle d’or… bijou favori fait par un véritable artiste, Riballier, tué en cherchant un secret chimique pour blanchir les diamants du Cap.

Broche… Ce bijou est attribué à Benvenuto Cellini.

Encore la vilaine chose.

Deux croissants… Ces boucles d’oreilles données par la Comtesse de Gervillier, me plaisaient beaucoup et ont fait avec moi tout le voyage d’Italie, en 1878.

La Comtesse de Chaponay m’ayant donné deux petites lanternes pendants d’oreilles, j’ai pensé que, si Diogène s’était contenté d’une lanterne pour chercher un homme, il en faudrait bien deux pour observer les âmes… et encore ! J’ai donc fait enchâsser les gentils bijoux dans un vrai conte de fée délicatement ciselé.

Pendants d’oreilles… Des deux boutons pend une corde souple, à laquelle est attachée une petite sonnette d’or, chargée de mots grecs et destinée à chasser le mauvais sort par son Drinn-Drinn. — Le modèle de cette clochette a été trouvé au pied d’une statue dont j’ai la photographie.

Nous terminerons l’inventaire de cette collection de boucles d’oreilles par la description d’un roseau long comme une petite main et ayant la forme d’un bâton, que les indigènes de certaines parties du Brésil se passent dans l’oreille. Ils nous semblent pouvoir lutter, du moins pour la longueur de cet appendice, avec nos chers et patients et très calomniés baudets d’Europe.

Bague étrange en or vierge curieusement travaillé et enroulé par un artiste nègre. Amand de Trobriand, ayant été envoyé en mission à Guinchabo, près du roi noir d’Attla, celui-ci lui donna ce bijou. Lors de nos désastres, le bon Amatifou envoya, en 1871, vingt mille francs pour le rachat de la France, son alliée. Bien des rois blancs n’ont point agi aussi généreusement que le noir Samaritain, dont je respecte l’anneau, cadeau du petit-fils de mon vieil ami.

Bague des fiancés du Liban. Elle est composée de petites perles enfilées et de petits sequins d’or qui pleuvent coquettement sur le doigt.

Bague en prisme d’émeraude…

Chère Madame, on dit : prime !… Ce bijou vous a été donné pour votre confirmation ? Alors, vous méritiez la petite calotte !

Bague d’or… Elle raconte mystiquement un rêve peint par Mademoiselle Roberts.

Bague à étoile de diamants sur améthyste, plusieurs fois transformée avant de s’envelopper de lilas.

Gros et long serpent d’or vert… C’est là vraiment une œuvre d’art qui mérite d’être mise à l’abri d’un jeune caprice ou d’un héritier inintelligent.

Pas très aimable pour la famille !

Suit une historiette, à propos de deux glands de perles :

Une fois mariée je les fis monter avec des feuilles de chêne en diamants, puis ils ont fini par tomber, feuilles et glands, du bec d’un Saint-Esprit d’opales et diamants.

Coffret dans lequel Madame Louise de France, fille de Louis XV, avait donné ses belles émeraudes à la jeune Dauphine.

Encore la vilaine chose !

Mosquée de Pondichéry, sculptée dans la moelle d’un palmier, avec ses minarets, ses terrasses et ses colonnades.

Comme opposition à cette blancheur et à cette légèreté, nous décrirons un beau et lourd coffret monumental, doublé de bois de santal et taillé, à côté, dans les noires cornes d’un buffle.

Figurines indiennes… indien monté à chameau ; indien monté à vache ; vache harnachée, mais non montée.

Petite boîte de l’Inde, rouge, jaune et verte, contenant une souris.

Échantillon de la fameuse herbe de houla… C’est l’Abbé Huc qui m’a donné l’herbe sèche que voilà.

Joujoux Japonais : monstre jaune et tortue branlante.

Miroir rond… enfermé dans une boîte en peau d’hippopotame, glace des femmes touaregs. — Cadeau du Consul d’Espagne.

Savon de Jérusalem… rapporté par Monsieur Cirelli.

Flacon de coco, sculpté à Brest, par un forçat célèbre.

Intérieur d’une cellule de carmélite, introduit dans un petit œuf.

Modèle, en miniature, du chapeau des femmes de Moulins, en 1847.

Poupée habillée du costume exigé pour les baigneuses de Néris, en 1874.

Échantillon de la soie blanche que l’on tire du Sorgho.

Petit balai dont le sommet frisé, perché au haut d’un bâton, terminé par une pareille boule plus petite, rappelle la tête d’un chien de la Havane. C’est avec de pareils instruments que, le vendredi saint, on lave les autels de la basilique vaticane. Dom d’Achille voulut bien m’en procurer un.

Très grand album contenant un délicieux portrait du Chevalier de Paravey appuyé sur un pain de sucre…

Dent d’un requin tué en Colombie, dans les chasses que le Général de Trobriand faisait avec Bolivar, chasses dont j’ai raconté quelques épisodes[4]. Je tiens du Général, qui y attachait un prix de souvenir, cette dent de requin.

[4] Toujours dans les Jasmins.

Coquille d’huître trouvée dans le Far-West, à une grande altitude, par le Général Régis de Trobriand. Je la tiens de lui.

Et voilà. Notez que, sauf pour les quelques derniers numéros, qui m’ont paru gagner à se grouper ainsi, j’ai cité dans l’ordre.

Ce serait le moment, selon la belle expression de Shelley, de « laisser le silence remplir la pause obscure ». Mais comment, d’autre part, résister aux réflexions qu’entraîne pareil défilé ?

Je ne vois que la fresque de Gozzoli, au Palais Ricardi, et certains passages de la Tentation de Saint Antoine, par Flaubert, qui me semblent pouvoir lui être comparés. Il faudrait un Jérôme Bosch, compliqué d’Aubrey Beardsley, pour représenter ce cortège d’amis, sans doute loin de s’imaginer l’honneur réservé à leurs étranges cadeaux, quand ils les rapportaient chacun de son point du monde. Geste spontané et sans apprêt, qui leur assure, bon gré, mal gré, de se voir représentés indéfiniment, chacun tenant son petit bateau, tant que ce catalogue durera ou que se prolongera ma glose.

Je crois voir la Reine de Saba offrant au héros du Maître de Croisset « le bouclier de Djann-ben-Djian, celui qui a construit les Pyramides », lorsque le Consul d’Espagne tend à Madame de Blocqueville ce miroir rond, seule glace des femmes touaregs, enfermé dans une boîte en peau d’hippopotame. Et voici le Commandant de Coatpont, avec son ibis, son prêtre (ou sa sorcière) ; Mouton, avec sa statuette folle ; la vieille amie de la gouvernante, avec son petit sanglier doré ; le Colonel Renou, avec les trois balles de la Tour Malakoff, servant de support à une cigogne ; Monsieur de Sedières, avec la grenouille qui porte, sur le flanc, un diable tricornard, faisant danser un crocodile ; Monsieur de Cissey célébrant la Comtesse Louise, avec la pompe arabe ; le Vicomte Davoust, avec la pile de sous renversés et mis en fusion par le tremblement de terre de la Guadeloupe. Voici la Vicomtesse de Janzé, avec son délicieux sabot pointu, et Mademoiselle de Boureuille avec sa gracieuse petite marmite ; la Princesse de Sayn, la marraine de confirmation, avec sa plume de corail ; la Comtesse de Gervillier avec ses croissants, et la Comtesse de Chaponay avec ses lanternes.

Voici le jeune Trobriand, avec la bague du bon Amatifou, le roi noir d’Attla, et le traducteur de Kheyam, avec le sequin de Lady Stanhope. Voici Madame Émile Ollivier, avec la mosquée de Pondichéry, sculptée dans la moelle. Enfin, les trois derniers, comme les trois Rois Mages, présentent, l’un, Monsieur Cirelli, le savon de Jérusalem ; l’autre, Dom d’Achille, le petit balai du Vatican ; et le Général Régis, la valve étonnante, peut-être bien, simplement, après tout, laissée, sur un sommet, par des touristes en excursion, des promeneurs en pique-nique.

*
*  *

Ce défilé que j’évoque, il eut lieu dans la réalité, durant près d’un demi-siècle ; et il ne tient qu’à vous d’en voir processionner le reflet, dans les quarante-deux agendas que j’ai eu l’honneur de vous signaler, et que nous allons examiner maintenant.

Je me souviens d’un document arabe, qui représente le Fils de David en colloque avec la Reine des Fourmis. Celle-ci fait défiler de ses sujettes, devant le Roi des Rois, pendant je ne sais combien de jours, au bout desquels, elle apprend au souverain qu’elle en possède soixante et dix fois autant.

Il demande grâce.

Il y a de cela dans les agendas de Madame de Blocqueville.

Il y a aussi une forme renouvelée de la doctrine de Nietzsche, la théorie de l’éternel retour de Madame Beulé, de Mademoiselle de Lagrenée, de Miss Reed, des Diémer, des Dorange, des Rigodit, des Chiala et tutti quanti.

Les quelques fragments que je possède, de cet interminable fatras, se peuvent ranger sous trois rubriques. La première contiendra tout ce qui ressortit à une vanité naïve et folle, une vanité de vieille petite fille gâtée.

Elle-même en convient :

« On gâte ce mauvais Moi, et il a dormi. Thanks to God ! »

Parfois elle laisse passer le bout de l’oreille qui, pour ne pas être aussi longue que celle de « nos chers baudets », laisse voir l’excessive éclosion de son amour-propre :

X… me souhaite de rester belle, bonne, spirituelle et captivante, comme je suis. Poison insinuant que l’on boit avec délices, tout en n’y croyant pas.

Une petite pirouette finale, qui n’est là que pour attirer l’attention et l’augmenter par l’apparente modestie ; nous n’en avons pas moins notre confitentem ream, laquelle, d’ailleurs, continue de se découvrir :

La vieille Florence, mon ancienne cuisinière, en me trouvant rajeunie, belle et claire de teint, a capté mon jugement. Par un coin, on est toujours un peu sultan.

Et elle ajoute, par un de ces traits de comique involontaire, qui lui sont particuliers :

Je l’ai recommandée à une Dame qui, venue aux renseignements, est tombée en extase devant mon caoutchouc !

A qui la faute, si ce n’est à ses amis, vraiment un peu « monteurs de coup. » Certes, le terrain est favorable, mais ils l’engraissent terriblement. C’est elle qui le dit :

On me promet l’immortalité la plus reculée.

Et les voilà s’interrompant d’apporter des « tortues branlantes » ou la soie du sorgho, pour asséner des coups d’encensoirs, qui achèvent d’exalter notre brave corneille :

Fanny me dit qu’en Suède et en Norvège, tout ce qui me touche, passionne.

Cette Fanny pourrait bien être Miss Reed qui, dans ce temps-là, chantait. — Oh ! Mademoiselle, pourquoi contribuer ainsi à la crédule infatuation de votre vieille amie ? C’est, sans doute, pour cela que le Bon Dieu vous a retiré votre voix. Comment l’en blâmer ?

Mon paquet fragile et ma lettre sortent des Jardins d’Aladin.

Il s’agit d’un présent envoyé à Octave Feuillet, qui remercie en ces termes expressifs.

Monsieur Enault s’étonne que des mains aussi petites puissent contenir tant de bienfaits.

Et il ajoute :

En 70, on disait : la Marquise, dans le quartier, comme on disait autrefois : la Reine.

Louis Teste parle avec enthousiasme des Soirées de la Villa des Jasmins, œuvre colossale !

Madame Arthur Baignères m’a déclaré que, dans cette parure lilas et jaune, j’étais encore ce qu’il y avait de plus charmant, dans mon charmant salon.

Un Monsieur Chiala se dit effrayé de l’esprit qui s’y dépense. Il y a de quoi ; on aurait peur à moins.

Gaston Planté déclare que la Dame a « semé le germe de toutes les découvertes de l’avenir ». Aussi vous verrez de quel accent elle le pleurera !

Au reste, elle n’a pas à se plaindre de cette famille : le célèbre pianiste, frère du précédent, se fait photographier « tenant à la main un exemplaire de Perdita. »

Voici maintenant des religieux.

Le cher Abbé Dumax donne l’hospitalité à mon jasmin dans son bréviaire.

Un autre (qu’elle avoue « menacé de folie ») « rêve un travail sur la thèse du jasmin ».

Et c’est une épître d’un troisième qui lui arrache cette exclamation :

Superbe coup de cloche du Père Anselme pour m’appeler à la conquête du Ciel !

Suite des litanies :

Lettre de Monsieur Matout (?) exaltant les dons qui sont mon partage et de Valentine Bibesco qui tient à se glisser tout près de mon cœur.

Mes salons décrits, mes livres exaltés, mes billets célébrés, d’un tour si vif et d’une allure si française qu’ils feront un jour la fortune des collectionneurs d’autographes.

L’un lui déclare que son visage est « de ceux qu’on n’oublie pas » ; l’autre qu’elle est « souverainement gracieuse parce que souverainement bonne et admirablement belle, sous ses cheveux d’argent, avec son teint lisse et reposé. » Une jeune demoiselle, à qui elle a envoyé un petit bijou « se relève la nuit pour l’admirer ». Celui-ci lui parle de ses lettres feu d’artifice ; et celui-là l’intitule : la Fille du Lion !

Les cités s’en mêlent. Elle reçoit « un brevet d’honneur envoyé par la ville du Havre ».

De tout cela, elle se gargarise. Alors, elle divague, parle de son « soir de triomphe », de son « suprême jour de beauté ». Et elle ajoute :

Les événements me conseillent la hâte. Inconséquence de l’esprit. Je crois à une fin prochaine de notre terre, et je tiens à m’y ancrer. Je voudrais laisser une trace poétique[5].

[5] Goncourt disait : « Si j’avais su que le monde ne devait durer que tant de milliards d’années, je n’aurais pas écrit. »

C’est fait. Elle continue :

J’ai eu parfois, l’instinct que j’étais le résumé vivant de toutes les aspirations et de toutes les douleurs de mon siècle.

Excusez du peu !

C’est alors qu’elle se croit permis de faire la difficile :

Vraiment la race humaine est prête à grossir le succès, comme les badauds grossissent les foules. — Une trentaine de personnes refusées.

Des lettres et des cartes à en élever un bastion.

Et elle ne fait exception que pour le Duc de Brancas, parce que, dit-elle, « il a jadis dansé avec moi ! »

Le plus curieux de tout cela c’est, qu’à d’autres moments que ces minutes de vanité sincère, dont elle nous a fait l’aveu, elle poursuit, dans les autres, ce péché mignon qu’elle cultive, pour elle, avec tant de passion.

Déjà, dans le catalogue, elle nous apprend que le meilleur moyen de tirer parti d’une personnalité farouche, est de presser la pédale de la vanité, seule capable de résonner dans une âme uniquement remplie d’elle-même.

Dans les notes, elle nous parle d’une amie possédée du « besoin de s’occuper d’elle. » — « Elle est vraiment amusante, mais avec quelle naïveté elle s’admire. » — « Elle sera très heureuse par sa naïve et profonde foi en elle-même. »

La parabole de la paille et de la poutre réalisa-t-elle jamais pareille application ?

Et cependant, il y a la critique, la petite et la grande. Une de ses nièces (oh ! les familles !) fait chez elle une entrée brusque pour lui annoncer qu’elle est insultaillée par Étincelle. — Mais, du terrible et beau chapitre de d’Aurevilly, que pense-t-elle, que dit-elle ? — Je n’en relève qu’une faible trace, page 256 du Catalogue, à propos d’un article de Pontmartin « sur M. Barbey d’Aurevilly », terminé par le conseil d’aller se jeter aux pieds de ses victimes, Rue du Bac, puis Quai Malaquais (Ces deux derniers mots en capitales).

C’est tout ; mais les agendas du temps sont peut-être plus explicites. Cela serait curieux à vérifier.

En attendant, elle reprend assez vite pied dans son illusion et recommence à faire la risette. Ses correspondants et ses visiteurs l’y aident. L’un d’eux a fait garnir son appartement, de glaces, pour se donner une illusion de galerie. Elle serait bien capable d’en faire autant, la bonne Dame, si la réception faisait défaut. Mais il n’y a pas de chômage. Et, pour miroirs, elle a les yeux de Charles Buet, de Lizzie Heckel et du Chevalier de Paravey.

N’allez pourtant pas croire qu’elle soit dénuée de jugement. Elle a ses bonnes heures, où elle nous donne, de cette qualité, de sérieuses ou plaisantes preuves, dont je compose un second groupe.

J’ai attendu Madame de Rambuteau, venue me prendre pour me conduire à Fédora. Arrivée au théâtre, je me demandais si c’était bien moi.

Cette pièce de Sardou est inouïe de médiocrité. Une mosaïque des Danicheff, un plagiat réaliste du premier acte des Huguenots. Seulement Fédora n’est point une Valentine et ne laisse pas partir son amant.

Sarah Bernhardt est médiocre, sauf dans les deux derniers actes. Elle se roule comme une panthère, féline en vraie slave. Sa dernière robe, impossible, à fleurs immenses, est belle, étrange.

Berton est bon dans le dernier acte.

Une telle pièce est un triste symptôme de l’état mental de notre temps ; donc, curieuse, mais point intéressante.

Sophie Menter est véritablement grande artiste, simple et puissante, réunit la force à la grâce, rappelle le jeu de Liszt. Et ses yeux sont tout un roman.

Mesdames Beulé et de Janzé sont venues battre l’air de leurs récits mondains.

La première est « aigre comme une grappe de raisin vert ».

Madame de Janzé me dit que c’est le Gaulois qui a appris à la pauvre Madame de Beaumont qu’elle a un cancer.

La même visiteuse conte l’histoire du cocher de la même dame…

S’arrêtant devant un christ dans les environs de Marly, et s’écriant : « C’est pitié, Seigneur Christ, de vous voir si maigre ! On dirait que vous mangez avec nous à l’office de Madame la Comtesse. »

Alix nous a raconté comment le Shah a envoyé un homme à cheval prévenir la Princesse Mathilde de sa visite, et lui dire de faire préparer une chaise percée et de l’eau glacée.

En arrivant, sans se gêner, il a couru à la chaise, et mangé et bu en vrai sauvage.

A Londres, il a voulu acheter Lady Roseberry, et même la Princesse de Galles, étonné d’une résistance au Shah de Perse.

La belle Comtesse de Mailly-Nesle a ébloui l’assistance par sa fierté d’amazone.

Valentine Bibesco se fait syrène, quand elle a besoin de vous.

Monsieur Bourdeau, être pensant, parmi toutes ces cailles jacasses. Un vrai intelligent, bien plus profond que son beau-père.

Le Docteur Courbeyre, d’une séduction bizarre ; des airs d’oiseaux des tropiques, sauvages et câlins, que je ne connais qu’à lui.

Diemer, burlesque, jouant en moustaches, un rôle de femme, à Trouville, dans une comédie de Massa.

Monsieur de Béthisy, si honnêtement vaniteux !

L’ennui enterré avec lui, il me reste, du pauvre chevalier[6], qui m’aimait sincèrement, un souvenir affectueux et tout fait d’estime.

[6] De Paravey.

Monsieur de X…[7] faisant claquer son ratelier, comme un alligator de féerie.

[7] Les noms sont dans l’original.

Visite des Z… Elle, qui a remarqué le départ de mon beau secrétaire. Elle a un œil de commissaire-priseur. — Quel triste mari, grognon, nul, ennuyeux comme Excelsior où j’avais eu la sotte idée de les conduire. — Leur fils laid, mais spirituel ; aussi éveillé que le père est endormi.

Suivent :

Une grande grosse femme, de force à supporter les tristesses de la vie.

Une autre :

Bouffie, importante et ridicule.

Une autre encore avec :

Un chapeau-parapluie et une robe vert-printemps.

Des réflexions philosophiques :

C’est un Allemand qui, me voyant debout, a voulu me donner sa place. — O chère vieille France, élégante et polie, qu’es-tu devenue ?

Puis, comme elle est douloureusement malade, en même temps que sa sœur et sa cousine, elle s’écrie :

Trois parentes ennemies, ensemble torturées… dernière sympathie !

Ce dernier trait n’est-il pas assez beau, comme les autres sont assez jolis ?

Voici maintenant de ces traits de comique, notés ailleurs, et dans lesquels il y a d’une drôlerie naturelle dont les effets lui échappent.

Que de peine pour cette demeure d’un jour ! On est venu conférer du Petit Saint-Thomas, décider une table de peluche. Il s’agit de ne pas paraître trop dépouillée aux yeux de mes nièces.

M. V… ramenée aux souvenirs par la mort de son père, mais qui semble avoir trouvé les potiches vertes jolies.

M… me demande tendrement à m’emprunter mille francs.

J’ai copié du grand volume d’autographes en regardant sauter mes poissons rouges, installés par Aubert, sur la fenêtre de mon petit salon, parmi une forêt naine de plantes vertes et de fleurs, pour me remercier d’un habit du matin.

Malade, ce jour de fête et de mort de ma mère, je me sentais indiciblement triste, et j’ai dû écrire vingt et une lettres pour décommander demain. Mon cœur voulait cet hommage pour le souvenir de Laprade.

Une caisse de coquillages et une bécasse portant à la patte : Mes dernières volontés sont d’être mangées par Dame d’un grand cœur et d’un grand esprit. — J’ai reconnu l’essence des Trobriand, deviné Adolphe.

J’ai lu l’office, terminé le Vicaire de Wakefield et reçu une bonne lettre de Monsieur Denormandie.

Christine me dit que les fruits confits viennent d’elle, et me raconte les tristesses de sa vie.

Et, à la suite de cette bécasse testatrice, de ces potiches lacrymatoires, et de ces chinois, recommence le cortège des cadeaux :

Vœux et chocolats, dans une ravissante coupe de Bohème.

Du gibier de Norvège et Madame Beulé.

Alix, avec une gentille perdrix, mais triste.

Une plume bénite pour moi par Léon XIII.

Et jusqu’à des cheveux de Monseigneur Bourget.

Serait-ce l’auteur de Cruelle Énigme qu’elle appelle ainsi ! — Qu’arrivera-t-il, si elle va jusqu’à l’altesse ?

Et, pour clore le défilé, voici paraître ses domestiques, lesquels lui offrent (n’est-ce pas touchant ?) un parapluie… qu’elle se refusait !

*
*  *

J’ai gardé pour la fin, trois notes qui demandent un peu plus de développement, entraînant pour moi, souvenir et rêverie.

On sait l’attraction qu’exercèrent, en 89, sur les vieillards, l’Exposition et la Tour Eiffel. Cette dernière surtout qui, le jour de l’ouverture, fut prise d’assaut par des septuagénaires, un instant rajeunis par cette inauguration de l’impossible.

La bonne Marquise fut de ceux-là. Elle nous conte son ascension avec gaîté. L’an suivant elle devait mourir. Il semble que cette trêve de 89, cette trêve à d’étranges, mais réels maux, lui ait été accordée pour faire, sous cette forme exotique et cosmopolite qu’elle affectionnait, ses adieux à la vie.

Adélaïde Louise, toute requinquée, va et vient du Quai Malaquais au Champ de Mars. Elle rayonne, s’attife encore et, le soir, confie au cher agenda : « Chacun est surpris de voir avec quelle élégance je m’habille. »

D’aucuns critiqueront cela. Je ne suis pas de leur avis. La vieillesse est d’elle-même assez disgracieuse, pour que l’essai de réagir avec goût me semble louable. Notre héroïne y réussissait-elle ? — Là est la question. Elle, vous le voyez, n’en doute pas. Mais laquelle de ses manifestations lui inspirait un doute sincère ?

Nous étions un peu jeune pour juger de ces atours, qui nous apparaissaient bizarres, extravagants, en même temps que puérils[8].

[8] Seraient intéressants à consulter, à ce propos, trois cahiers qui se suivent, au catalogue : Mes coquetteries d’autrefois, histoire des costumes ; puis Description de toilettes, etc… enfin, la Clef des costumes des « entêtantes » soirées.

Elle était fort juponnée, et bouffante sur son canapé ; elle faisait penser à ces fillettes qui jouent en étalant et gonflant leur robe, à ce qu’elles appellent : faire un fromage.

Ce fromage était surmonté d’une tête bien singulière ; un visage à la fois assez massif, aux traits assez fins, parmi lesquels, je m’en souviens, des yeux bruns et brillants, un nez un peu fort, une grande bouche aimable et rieuse d’où la voix sortait forte et timbrée. Mais l’extraordinaire, c’était la haute coiffure toute blanche (je parle des dix ou quinze dernières années) en racines droites, et qui avait remplacé les bandeaux de naguère. On eût dit une vieille Marie-Antoinette du Jeu Floral, ou si vous préférez, pour plus d’exactitude, une Clémence Isaure, coiffée par Léonard. Mais ce n’est pas tout. Cet édifice enfariné se couronnait de fleurs et de fruits en abondance ; oui, jusqu’à de petites pommes d’api en cire, que je revois et qui se mêlaient aux fleurettes, comme dans ces bouquets sous globe que l’on voit encore, en des vases dorés, dans des auberges de villages.

Les toilettes se composaient de combinaisons assez naïves. Jamais elle ne donna dans le grand faiseur. Ce devait être fait à la maison, par la femme de chambre, ou tout au moins par une couturière de quartier, et sur un patron uniforme : une jupe cloche et le mantelet pareil, garni d’un petit ruché régulier. « Ainsi troussée », elle s’asseyait au beau milieu du canapé, sous son caoutchouc, et attendait le monde. Elle avait l’air d’un gros joujou, d’une idole pour enfants, ou de l’une de ces madones habillées d’étoffes et qui ressemblent à des poupées.

Revenons à l’Exposition, que je ne perds pas de vue, et où le personnage ainsi décrit ne vous en apparaîtra que mieux, promenant son anachronisme poudré et bouffant par la Rue du Caire ou parmi les restaurants du Trocadéro, à s’exclamer sur les fontaines lumineuses.

Voici une phrase qui vous le présentera, et moi, par-dessus le marché ; elle est dans l’agenda de l’époque :

« Le Pavillon Japonais, embaumé par de grands lis blancs d’un ineffable parfum, j’ai regardé avec intérêt les arbres forestiers réduits à l’état de jolis nains, dont le cher Abbé Huc m’avait tant parlé et dont le prix est de quatre cents à neuf cents francs. Un seul est acheté par le Comte de Montesquiou. »

La visiteuse ne dit pas lequel. C’était celui qui écrit ces lignes, dont l’étendue, l’application et la sympathie amusée sont à sa louange.

Elle a bien pu penser qu’il s’agissait de moi, car elle m’avait connu ; mais, à ce jour, son commentaire se borne là.

Il doit y en avoir plus long ailleurs. En 78, où je lui fus ramené par Pierre de Chaponay, à l’occasion d’un dîner pour Liszt, que je souhaitais d’entendre.

Elle m’accueillit fort aimablement ; mais que tout cela fut incohérent et cocasse !

Le vieil abbé en soutanelle, avec sa tête de lion bougon, visiblement las et embêté de ce qu’on sentait se préparer le concert à l’œil ; avec, en outre, le piège du voisinage d’une américaine qu’il avait, disait-on, admirée autrefois et qui lui apparaissait aussi défraîchie que lui-même. Mauvaise chère, dans la petite salle à manger, entre les vilains objets qui se reconnaissent au Musée. Il y avait Mounet-Sully. En sortant de table, je le jure, le grand pianiste, sans y être autrement convié, se dirigea vers le grand piano, silencieusement l’ouvrit, joua trois airs, se leva, sortit pour ne plus revenir, à la stupeur désespérée de l’Amphitryonne toilettée et qui se préparait un triomphe, dont les témoins projetés arrivèrent, une heure plus tard, encombrant l’escalier de leur déception et de leurs plaintes.

Il me semble difficile que les babillards agendas ne racontent pas cette folle soirée.

Nos relations se prolongèrent un peu ; mais sans s’accentuer, ne battirent que d’une aile, jusqu’au moment de s’envoler tout à fait.

J’étais sensible au comique de l’ensemble, mais moins qu’aujourd’hui et l’ennui suintant du milieu, dans cet intérieur sans beauté, l’emporta ; je l’avoue, je tournai casaque.

Mais j’avais eu, de « la Fille du Lion » une vision bien antérieure. Celle-là, au moment du mariage de ma sœur avec Cambacérès, propre neveu de la Marquise. A l’occasion de ces noces elle avait probablement oublié des inimitiés de famille, et paru à des dîners dans Savigny, le château des siens.

Là, elle m’avait semblé plus grande (mais j’étais enfant) d’une assez belle stature, brune, en bandeaux, avec une brillante expression de visage, une coiffure de rubans noirs, et de longues boucles d’oreilles.

J’étais à table, auprès d’une Demoiselle Martin, gouvernante des petites de Cambacérès. Et j’eus, dès lors, l’occasion de constater ce qui m’apparaît mieux maintenant, le fâcheux esprit dont sont animées ces institutrices. Celle-là ne cessa, durant tout le repas, de me chiner la Marquise, à laquelle elle présentait d’ailleurs, le visage le plus ouvert. Et je n’oublierai jamais l’étonnement avec lequel ma candeur d’alors s’entendit conter, par cette Campan endiablée, que Madame de Blocqueville possédait encore quantité d’autres noms et bien notamment celui de Marquise de Mille Savates. (Elle aurait pu dire : mille peignoirs).

Notez que tout cela se passait sous les yeux, presque sous le nez de la Dame, à laquelle, s’interrompant de la dauber dans mon oreille, elle envoyait par-dessus la table, des risettes et des douceurs.

Cette scène m’est restée présente, et je ne doute pas qu’elle n’ait eu des suites, si je m’en rapporte à cette note des agendas :

Zénaïde m’a parlé de Mademoiselle Martin en m’examinant. J’ai répondu par un silence de pierre.

La troisième et dernière note est plus délicate. Tâchons de l’aborder délicatement. Elle a trait à ce qui pourrait bien être le secret sentimental de cette Comtesse d’Escarbagnas du Quai Malaquais, laquelle, il faut l’espérer, vécut de meilleurs romans que ceux qu’elle écrivit, enfin, ne fut pas de glace.

Je m’empresse d’ajouter (on le voit du reste à travers mes petites querelles) que je la tiens pour une parfaite gentille dame dont comme elle le disait fort bien, du Chevalier de Paravey « l’ennui enterré avec elle, le souvenir me reste tout fait de sympathie et d’estime ». Si donc, je parle d’aventure, je n’entends rien qui ne soit digne d’elle, dans les égarements du cœur. Elle avait été mal mariée ; elle restait veuve et libre. Je ne sais ce qu’on lui prêta. De plus proches d’elle par l’âge et les relations pourraient en parler encore.

Je me contenterai donc de signaler ce passage significatif, découvert dans l’un des petits cahiers :

« Tout mon cœur tremble ! Eustaquio administré, mourant, voulant me voir ! — Tel est le rêve qui m’a éveillée, quand je murmurais : « Mon seul amour a été vous. » — C’est vrai, trop vrai. »

Il ne saurait s’agir ici d’indiscrétion. Le droit aux recherches dans un Musée, ne peut pas être contesté ; surtout, quand, ainsi que dans celui-là, les moindres réserves ont été stipulées. Or, les agendas, non seulement n’ont été ni détruits ni exclus, mais figurent au Catalogue, bel et bien, pour la plupart, timbrés de bâtons de maréchaux, de chiffres et de couronnes. Il ne pourrait donc être question, jamais, en aucune façon, j’y insiste, d’en interdire, ni même d’en marchander la lecture à ceux que la mémorialiste au petit pied (souvent dans le plat) appelait : « des chercheurs de l’avenir. »

Je vais plus loin, je voudrais que de ses survivants amis (les parents préfèrent toujours le silence) prissent la chose en main ; que Madame de Janzé (aujourd’hui Princesse de Faucigny-Lucinge), la séduisante Alix de Choiseul-Gouffier, tant de fois mise en scène par ces intarissables croquetons, que Miss Reed ou les Diemer assidus visiteurs de la Marquise, se missent à piocher les calepins, pour en extraire et en éditer ce qui peut intéresser ou amuser le monde. Ce n’est pas que je croie à de grandes découvertes devant résulter de cet échenillage ; ce microscopique Saint-Simon, ce minuscule Dangeau s’arrêtait vite, pas d’écrire (jamais !) non ; mais de penser et de réfléchir. Néanmoins il y a des surprises, des boutades parfois volontairement comiques, d’autres fois inconsciemment, et ce ne sont pas les moins amusantes. Il y a aussi des observations qui peuvent ne pas être sans leur menu prix, et des jugements piquants sur bien des gens encore en vie. Enfin qui sait ce que réserverait un déchiffrage approfondi de ce Journal ? Je ne pense pas qu’on y trouve « le germe de toutes les découvertes de l’avenir ». Mais enfin, qui sait ? Car ainsi que le formule exactement, non pas le Conservateur assez rébarbatif de la Salle d’Eckmühl, mais son gardien bon enfant et doué d’esprit philosophique : « Y en a bougrement d’écrit là-dessus. Elle en a mis du barbouillis. »

Quant à moi, j’ai fait ma cueillette, et crois pouvoir me vanter d’avoir brodé, sur ce bas-bleu cher à d’Aurevilly, quelques attrayants ramages.

Drôlatique figure que celle de cette Philaminthe Napoléonienne, par certains côtés si solennelle, par d’autres, si follette, bondissant hors de son bain d’herbes, où elle fait, selon son expression, des « coquetteries dans l’eau », pour aller recevoir un abbé, qui lui promet la santé et lui prescrit des remèdes ; entourée de son bestiaire (car les monstres jaunes ne lui suffisaient pas ; elle y ajoutait ses poissons rouges, son doggey Consuelo, son chat Cendro et son izard privé Cawdor !)

Faudrait-il chercher beaucoup pour dénicher entre les bras de cette « Romaine noblement drapée », cette oie qu’elle semble vouloir cacher, comme la statuette de son muséum, mais que la tuméfaction de son jabot dénonce au Monde ?

Voici l’heure de la philosophie religieuse, dont elle a fondé le prix à Toulouse, un beau jasmin de Riballier. Et elle se sent, c’est encore sa locution, « emportée dans une transe pieuse et bleue ».

Le moment arrive d’entendre ses visiteuses « battre l’air de leurs récits mondains », car elle-même ne sort plus guère. Et elle pense à Salomon, en entendant Madame de Janzé lui raconter les tristesses de sa vie.

C’est alors l’instant du dîner, dont elle écrit avant de se retirer : « De par l’eau de Vals j’ai pétillé ; dormait mon âme immortelle ! »

Ce trait n’est-il pas charmant et bien caractéristique, oui, caractéristique de sa vertu et de son aimable nature, un peu aussi de son aureæ mediocritatis ?

Une moins réservée aurait écrit : de par le champagne. L’eau de Vals lui suffit pour pétiller ; aussi ne pétille-t-elle jamais beaucoup plus qu’une source thermale. On pétille selon ses moyens.

La porte s’ouvre, arrivent les habitués, les Janzé, les Diémer, Madame Beulé, Mademoiselle de Lagrenée, que parfois elle paraît aimer, puis qu’elle critique, Miss Reed et Lizzie Eikel, les Trobriand, les Coatpont et, encore, des étrangers dont j’oublie le nom, espagnol, je crois, et qui revient incessamment. Ceux qu’il baptise ne font pas de cadeaux, car je ne les retrouve pas au Catalogue ; mais si c’est l’époque du jour de l’an, chacun des autres est dona ferens et apporte, qui, « un délicieux sabot pointu formant boîte » ou une « gracieuse petite marmite dorée ».

Et à cela, elle n’a jamais résisté, la chattemite, ne résiste pas, ne résistera.

On fait un tresilio, puis l’on se sépare. Et, avant de se confier au sommeil, qui d’ailleurs se fait souvent prier, quand les huîtres marinées ne figurent pas sur le menu, elle rouvre le cher confident de ses papotages, lui apprend que des voisins de Villers, auxquels elle croyait, viennent de se montrer au-dessous de ce qu’elle en attendait, pour une question de lessive ; — puis, elle décrit son costume vert et lilas, en demandant à Dieu d’être meilleure.

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