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Brelan des dames

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III
LA SHÉHÉRAZADE DE L’ENCRE BLEUE

Quelqu’un montrait, un jour, à Monticelli, des tableaux de Maîtres. Ce peintre les admira, d’abord extrêmement, puis excessivement. En effet, on le vit, avec surprise, et non sans anxiété, se précipiter vers l’un d’eux et faire mine d’y enfoncer les dents, sur ce cri forcené : « Ah ! celui-là, il est trop beau, il faut que je le mange. »

Cette anecdote me revient à l’esprit, chaque fois que je songe à Madame Bulteau. Ne faire qu’une bouchée d’une si considérable personne, notre appétit ne va pas si loin ; mais on peut, du moins, la croquer.

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Si cette faim (dirai-je cette boulimie ?) représente une prédilection — je le voudrais — à quel mérite le doit cette Dame de Lettres ? Ce ne peut être à cette seule particularité ; car, alors, elle se verrait disputer mon appétit par combien de hors d’œuvre du genre et même des pièces de résistance !

Il existe, dans une ville d’Espagne, une cathédrale au centre de laquelle s’érige une mosquée. C’est une forme équivalente d’église dans l’église de l’écriture, et d’état dans l’état du féminisme, que je veux examiner dans la personnalité d’une femme et dans la présentation d’une auteuresse.

Je sais — je ne dirai pas : que j’attaque, je n’attaque pas — mais que je m’attaque, ou, si vous préférez, que je m’attache à une entreprise difficile et, par suite, audacieuse, deux qualificatifs dignes de ce nom puisqu’ils impliquent au moins deux qualités, chez celui qu’ils incitent, plutôt que de le rebuter : effort et ardeur. Au reste, mon modèle, tout le premier, m’en donne l’exemple. Même son audace, à lui, va jusqu’à une témérité, que je suis loin de blâmer, mais que je ne suis pas près d’imiter.

Madame Bulteau, il y a quelques trimestres, faut-il écrire : découvrait l’Angleterre ? Non, puisqu’elle conte que ce fut son pays d’adoption, avant qu’elle ait commencé d’élire (un acte, pourtant, qu’elle a dû apprendre de bien bonne heure) ; mais consacrait à « l’âme des Anglais » la valeur d’un bouquin. Voici dans quels termes il débute : « On se risque, cependant ! C’est ce que je vais faire avec une inquiétude trop justifiée par mon incroyable prétention. »

Risquons-nous donc de même à explorer l’âme de Madame Bulteau, avec une inquiétude justifiée par notre incroyable prétention.

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Ce qu’il y a de plus curieux, dans le cas de Madame Bulteau, c’est la génération spontanée de son génie ; j’emploie ce mot dans la quatrième signification que lui assigne Littré, à savoir : « talent inné, disposition naturelle à certaines choses ».

Pourquoi ce talent et cette disposition avaient-ils attendu « le milieu du chemin de la vie » pour se manifester ? Était-ce en vue de déférer au conseil de Flaubert, quand il approuve un auteur qui attendrait l’âge mûr pour publier ses œuvres complètes ? Mais il n’est pas ici question de la liquidation d’un arriéré, ou de la confession d’un chiffonnier, dont les chiffons seraient des chiffons de papier. Le roman qui en est sorti est assez massif pour représenter l’Atta-Troll longuement léché, qui se met à danser sur le tard. Mais ce fauve débonnaire ne joue qu’un rôle de seconde patte, dans les phénomènes qui nous occupent.

L’Histoire, en outre, nous apprend qu’un Saint-Simon, et même une Boigne peuvent laisser ignorer, une longue vie durant, la surprise qu’apprêtent leurs écrits à des survivants qui s’y reconnaissent. Madame Bulteau n’a pas non plus voulu de cette combinaison déjà pratiquée ; elle a publié, de son vivant, ses carnets posthumes.

Non, le champ d’exercice de Madame Bulteau est comme le territoire du Marquis de Carabas ; l’instant d’avant, il n’y avait pas de domaine ; l’instant d’après, il verdoie et blondit, sous le soleil, grâce au Fiat du Chat Botté qui l’a créé ex-nihilo et ipso facto. Et ce chat, que vous reconnaîtrez, est un chat qui a des bottes de sept lieues.

Je ne me suis jamais habitué à voir jaillir du gibus d’un prestidigitateur, des cigares, des œufs et jusqu’à des colombes. Chaque fois que je vois paraître une chronique de Madame Bulteau, j’éprouve un étonnement, plus relevé, cela va de soi, mais un peu du même ordre. D’où viennent ces londrès, ces coquilles et ces oiseaux ? Où gisaient ces raisonnements et ces tropes ?

Car enfin, cet encrier s’est débondé tout soudain et sans prendre le temps de crier gare, s’est mis à ruisseler aux pentes du Figaro, comme l’Hippocrène de la noix de Galle.

On affirme, et je puis le transcrire ici, puisque la chose n’a rien que d’élogieux, pour le passé et pour le présent, que Madame Bulteau collaborait aux romans de feu son mari. Je ne les ai pas lus ; mais je me demande s’ils sont assez nombreux, assez étendus, pour expliquer le mystère.

Madame Daudet a joliment décrit, quelque part, ce que peut, ce que doit être la part de collaboration d’une épouse dans l’œuvre d’un écrivain. Cette collaboration, elle la compare, à des brindilles peintes au revers d’un éventail.

C’est charmant, et probablement vrai, en ce qui concerne le ménage Daudet ; mais cela n’élucide rien sur le sujet de Madame Bulteau, que je me représente difficilement traçant des aiguilles de pin sur un satin ou sur une gaze, à moins que ceux-ci n’aient pour mission de rafraîchir Badbec, et qu’il ne soit permis aux traits qui s’y posent d’être aussi nombreux que les feuilles de la forêt, aussi robustes que le tronc du cèdre.

On a aussi reparlé, pour tirer au clair ce passionnant problème, d’articles anonymes ou plutôt pseudonymes, naguère parus dans la Vie Parisienne. Je crois m’en souvenir (on voit que je suis de bonne foi) et notamment d’un passage, fort bien venu, sur la Marquise de Saint-Paul, la redoutée pianiste, et où il est dit que « ses accords se succèdent comme des malheurs ».

Ces mesures pour rien n’étaient que « des apéritifs de l’Hymette », comme dirait Monsieur Claretie ; depuis, quoi qu’il en soit, un grand chroniqueur est né tout armé, du front de Monsieur Calmette. A peine venue au monde du journalisme, Athénè a retourné son casque, lequel s’est trouvé être syphoïde, et y a plongé sa lance, qui était une lance-onoto.

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Ces brumes maintenues sur l’emploi des facultés d’écriture de l’écrivain, longtemps endigué, dans le passé récent, examinons ce qui distingue, dans l’actualité, ses pouvoirs reparus, multipliés et pullulants. Il va nous falloir procéder comme les graphologues, qui diagnostiquent le despotisme, en le proportionnant à l’élévation, au-dessus des t, du trait qui les barre. Notre Minerve n’est point modeste. Pourquoi le serait-elle ? Avant d’éclore graduellement, comme tous les autres, au monde des publicistes, et de se voir accréditée par des œuvres successives et édifiantes, elle possédait de naissance et de droit divin, un terrain d’action, d’où elle se répandait avec abondance. Comment une telle exception n’aurait-elle pas donné, à celle qui en était l’objet, une haute idée de ses pouvoirs ?

Ce que d’autres, moins bien intentionnés, dénommeraient arrogance, outrecuidance, je l’appellerais tout simplement, et plus aimablement : confiance en soi, si certaines observations ne m’induisaient à en rabattre. Je l’ai qualifié ailleurs, parlant de la même personne : conviction de sa nécessité ; cela est, je crois, plus exact. Quel que soit le nom dont on le désigne, à quels indices se trahit, tout d’abord, le contentement de soi qui lui sert de base ? Je n’hésiterai pas à répondre que c’est à certaine façon de s’injurier, qui m’a toujours paru la manière de minauder de l’esprit. Une coquette, qui veut se faire admirer, feint parfois de ne pas se trouver belle. Une précieuse, qui veut se faire applaudir, souhaite d’y ajouter une protestation contre sa modestie simulée. La Galatée de l’Antiquité fuit vers les saules, mais désire d’abord être vue. La Galatée du Journalisme fuit vers les ronces et les houx, dont elle se destine les piquants… mais elle admet d’être retenue.

Comme exemples de ce que j’avance, je citerai quelques passages de Fœmina, passim.

« Je me risquerai à dire d’innocents mensonges et une grande quantité de sottises. » — « Revenons, après cette ridicule parenthèse. » — « J’ai fait d’honnêtes réflexions sur ce sujet, à la fin d’une journée solitaire, où mon propre égoïsme m’est apparu avec une rebutante évidence. J’en dirai l’occasion ; qui sait si deux ou trois vilaines âmes pareilles à la mienne n’y trouveront pas l’utile leçon que j’en ai retenue ? » — « Il me semble que j’ai dû, aujourd’hui, épuiser la patience des rares personnes de courage qui m’accompagnent sur les routes, mal éclairées, incertaines et si ennuyeuses où je trébuche… »

Notez que l’éminente Dame supporte mal ceux qu’elle appelle « les raseurs ». Tantôt elle le leur envoie dire : « Quel raseur ! dit un peu trop haut une voix jeune et convaincue. » Tantôt elle s’en charge elle-même, parlant d’une « bavarde professionnelle que rien ne peut réduire au silence ». Puis elle ajoute, un peu plus loin : « Là-dessus, Dieu merci ! la bavarde consentit à se taire. » Et pourtant, cette brave raseuse, honnête comme un jambon de Prague (nous verrons tout à l’heure Madame Bulteau célébrer l’intégrité des jambons) n’est-elle pas bien près de se faire pardonner, quand elle décoche au compagnon Vontade des apostrophes du goût de celle-ci : « C’est toujours un tel plaisir de vous entendre parler d’art !… »

Notez encore (et de cela je fais la seconde preuve de la selfsatisfaction) qu’elle ne supporte pas mieux les réserves ou les objections faites à ses prêches et à ses prônes. Ce n’est pas sans dessein que j’emploie ces deux substantifs, d’ailleurs louangeurs.

Une dame « vieille, aristocratique, bouffonne et bougonne » (ce sont à peu près les termes qu’elle lui consacre) se plaint de ce que Fœmina écrit trop souvent sur le sujet de l’auto. Ni l’un ni l’autre n’est bien méchant, pas plus d’en parler que de s’en plaindre. Fœmina n’est pas contente ; plutôt que de concéder un répit à la dame saturée de pétrole, elle refait, de son mode de traction préféré, le sujet de sa prochaine chronique, et assène à la réclamante les épithètes que je viens de citer, qui restreignent le champ de l’enquête. Vieille (ce n’est pas sa faute) ; aristocratique (il n’y en a plus guère) ; bouffonne (elle l’ignore) ; bougonne (c’est son droit). Il en résulte que ce n’est pas la Duchesse de Rohan, qu’on n’a jamais vue de mauvaise humeur. Une auteuresse, dont on fête les productions, n’est jamais de mauvaise humeur ; or, l’auteur de Lande fleurie est de toutes les Sociétés Littéraires, quand elle ne les préside pas, et on lui récite de ses œuvres, à bout portant, comme en pleine poitrine.

Une autre manifestation du mécontentement, celui-là beaucoup plus vif, s’exerce à propos de Madame Wagner, et s’exerce avec une acrimonie d’autant plus surprenante, de la part de la Sagesse, qu’elle n’en offre aucun autre exemple et que celui-là (qui se trouve dans le Roman) est quasi foudroyant. Je voulais d’abord citer le morceau, si vous voulez, le portrait, qui est une caricature, haute en couleur, et en colère, légitime, d’ailleurs, comme toutes ses pareilles ; elles sont un droit. Mais j’ai préféré m’abstenir, aussi bien pour le modèle, que je respecte, que pour le peintre dont le sévère et digne maintien, partout ailleurs, me paraît, dans la circonstance, avoir procédé ab irato. Je ne crois pas à un malentendu entre l’une et l’autre (elles semblent faites pour s’entendre) plutôt à la querelle épousée de quelque ami en susceptibilité avec le Wahnfried. Ah ! comme, au contraire, je m’y représente bien, un soir d’entracte, l’auteur de « la Lueur » occupé à discourir, assis au-dessous du portrait de Schopenhauer, par Lembach, et près de certaine vitrine de papillons, qui lui fournira des similitudes.

Qu’il me suffise d’avoir démontré que la Dame s’irrite des contradictions et prouve ainsi que ses arrêts lui semblent plus incassables qu’elle ne le dit, quand elle plaisante. D’Aurevilly disait : blaguer. A d’autres minutes, elle parle plus simplement, plus sincèrement et alors, elle s’exprime ainsi, traitant un sujet : « Je suis, bien entendu, persuadée de le connaître à fond. »

C’est encore à son texte que je vais avoir recours pour m’aider à sortir de mon incidente, et je dis, comme elle : « Le détour était long, j’en conviens. »

Qu’importe, s’il nous ramène au point de départ, à l’heure où nous récapitulions des traits de modestie un peu suspecte, auxquels nous en ajouterons un dernier qui, celui-là, ne laisse pas d’être surprenant.

En tête de ce gros factum sur l’Angleterre, il y a une épigraphe. Comme elle n’est pas guillemettée, on doit supposer qu’elle est de la Patronne. Voici ce qu’elle profère :

«  — Parle-nous de ces choses.

— Mais je n’y entends goutte.

— Parles-en d’autant plus ! A force d’expliquer ce que tu ignores, peut-être enfin le comprendras-tu. »

Que dites-vous de cela ?

Quel que soit mon désir de ne pas prononcer le mot outrecuidance, il me semble difficile d’y échapper, cette fois. Je me demandai, d’abord, si j’avais bien lu, mais le sous-titre de l’écrit était là pour me le prouver, et nous éclairer : « hypothèses impertinentes », impertinent, quod non pertinet, ce qu’il n’appartient pas de dire, ni de faire. Il s’agissait donc bien là d’une gageure d’ironie, d’une fanfaronnade d’omniscience.

Mais cela n’est pas le plus important de l’affaire, ou du moins, il y a plus important, bien plus important, qui est aveu d’incompétence, déguisé en hardiesse jouée. Retenons bien cela et poursuivons : « Prenez courage, amis, j’aperçois la terre ! » disait Léopardi.

Munis du contexte, nous allons le comparer avec un synoptique, lequel s’exprime ainsi :

« J’écoutais récemment une personne fort péremptoire qui, à chaque parole, affirmait quelque chose et marquait de haut son dédain pour les opinions et les actes du groupe auquel elle appartient. On sait toujours mauvais gré à ceux qui témoignent d’une assez audacieuse confiance en votre estime, ou d’un assez grand mépris de votre jugement pour vous laisser apercevoir sans scrupule tout le bien qu’ils pensent d’eux-mêmes et la sécurité qu’ils tirent de là. Aussi, tant de propos définitifs me donnèrent-ils d’abord un peu d’irritation et un goût de contredire, dont, à l’avance, j’apercevais la vanité. Mais une remarque plus solide encore, et plus hautaine que les précédentes, changea tout à coup mes dispositions agressives en une affectueuse pitié ; j’avais compris ! n’écoutant plus la personne péremptoire, j’assistais au débat qui se poursuivait en elle et contestait l’assurance dont, à chaque parole, elle donnait de si beaux gages. Une fois de plus, mais mieux qu’à l’ordinaire, je sentais que les manières, les attitudes, les mots sont des déguisements, des armures sous lesquels l’âme se cache et se protège afin de n’être pas atteinte en ses points les plus vulnérables, afin qu’on ne lise pas son secret chéri ou humiliant. »

Qui peut bien avoir écrit ce copieux morceau, si fort en désaccord avec le conseil péremptoire que se donne l’auteur de « l’Ame des Anglais » avant de commencer sa besogne ? Eh ! mais, précisément la même Fœmina, en tête de l’un des deux articles qu’elle a publiés, dans le même journal, sous le même titre, à un an d’intervalle, sans que l’un soit indiqué pour être la suite de l’autre, fait que, par parenthèse, je crois sans équivalent.

Et ce titre c’est : le Doute de Soi.

Mais l’excellent Figaro, auquel j’ai tant de fois collaboré, m’a donné d’inoubliables marques de sympathie, au nom desquelles je puis considérer moi-même, d’un œil sympathique, ce qui peut être tenu pour des passe-droits. Fœmina les multiplie et les localise. Durant une longue période, elle a publié deux articles, le même jour. Un dans le corps du journal, un autre dans le supplément. Je n’en vois pas de précédent ni d’ailleurs, d’inconvénient. Tout de même, depuis, il y a eu baisse, on ne sait pour quelle cause. L’article de Fœmina est devenu bi-mensuel, au moment où on avait pris son parti de le voir bi-quotidien[15].

[15] Hélas ! depuis, il avait disparu. Encore une forme de despotisme. Il rentre en scène, avec une page intitulée : Recommencements ; un titre qui promet. Dans l’intervalle, j’allais dire : dans l’intérim, Madame Bulteau a fait deux élèves (presque deux émules) Madame de Régnier et Monsieur Bonnard. Ils en héritent du lustre et lui font honneur.

Encore un détour. Reprenons.

Ces contradictions flagrantes, ces préoccupations du doute personnel, tout cela prouve ce que nous supposions et voulions faire démontrer, par l’écrivain lui-même, que la confiance en soi, et le contentement de soi, ce sont deux, et que l’un et l’autre n’habitent pas dans cette âme timide et altière. Écoutez se poursuivre le gémissement de cette double nature.

« Cette personne péremptoire souffrait âprement du doute de soi. — Certaines gens paraissent l’ignorer. Ils devraient alors ne se plaindre de rien. Ils n’ont pas goûté la plus pénétrante des amertumes. »

Mieux encore, lisez tout le premier de ces deux articles, il est sincère, pathétique et poignant comme tout ce qui décrit ce que l’on connaît bien. Nous aussi, nous avions « compris ».

Le deuxième n’est qu’une seconde mouture, moins âpre, plus anodine, celle-là inspirée agréablement par un joli ouvrage de notre précieux ami Émile Berr, entre tous, fait pour inspirer des commentaires agréables en restant sincères. Et cependant, cette variation moins farouche contient encore cette phrase révélatrice : « Le doute de soi habite jusqu’aux âmes orgueilleuses, et celles-là, peut-être, sont ses proies les mieux asservies. »

Et ailleurs, sur un troisième point, ce retour au leitmotiv « térébrant » comme dirait la Dame : « Notre ridicule n’est presque jamais candide et complètement désintéressé. Il résulte de prétentions énormes dont le doute de soi surexcite l’audace et hausse le ton. »

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*  *

On s’explique un peu davantage l’extrême prolificité de Madame Bulteau, quand on a démonté son procédé. Cela se fait aisément. Elle-même le livre, dans l’avant-propos de son Angleterre et, tout le temps, elle y revient.

« J’ai retrouvé l’enseignement au bout de l’anecdote, la loi extraite directement du fait voisin, le conseil de reconstruire à chaque minute d’après un meilleur plan, et aussi l’habitude de considérer les incidents de la Vie matérielle comme des signes et des symboles qui font allusion à la vie morale et y ramènent, par tous les chemins. »

Non seulement c’est le procédé, mais c’est le programme. Il est assez évangélique pour nous laisser surpris d’entendre un lecteur proclamer qu’il préfère Monsieur le Curé. Qu’est-ce que le brave ensoutané pourrait dire de plus orthodoxe ?

Suite du procédé.

« Mon goût de chercher des lois et des leçons dans les faits les plus minces est tenté par ce petit problème ».

Encore : « Il y a dans certains incidents tout petits et de médiocre intérêt un sens qui arrête la pensée ».

Enfin : « Les élections (cela pourrait tout aussi bien être n’importe quoi d’autre) produisent sur moi un effet singulier. J’aperçois… je me souviens… je revois… et aussi reviennentme contraignent à réfléchir, j’essaye de faire tenir les minces et nombreuses observations ramassées en des points divers, et celles, plus évidentes, plus directes recueillies tout près, des faits accumulés sans que j’y prisse garde, dans la chambre aux débarras de ma mémoire… etc. »

Voilà le schema. Il pourrait servir à l’établissement de cinq cents chroniques. Il y a servi et y servira. En fin de compte, tout cela pourrait bien être un peu mécanique. La Dame parle, quelque part, de l’automate qui, à de certains moments, lui tient lieu d’intelligence.

Dans un accident d’omnibus, où toute la voiturée reste en panne et en peine, un jeune homme se saisit des rênes, assumant la responsabilité de continuer la route et de remettre chacun chez soi. Déduction de l’avenir du jeune homme d’après ce trait de caractère.

Un Monsieur et une Dame se disputent dans la rue. Évocation des ménages qui se sont disputés et de ceux qui se disputeront, sous d’autres formes et de nouvelles manières ; preuves à l’appui, considérations sur l’atavisme.

Un jour de migraine, la grande vedette de la Rue Drouot se laisse aller à pester contre ses voisins, des pensionnaires qui hurlent au bout de son parterre. Puis elle réfléchit aux raisons, aux nécessités de ces cris… et, comme Madame de Blocqueville, elle demande à Dieu d’être meilleure.

Une autre fois, elle donne satisfaction à une fringale depuis longtemps nourrie, qui est d’aller à la Foire aux Jambons ; aux « honnêtes jambons » comme elle les appelle (Hé ! Madame, que faites-vous de la trichine ?) Sur ce terrain, « l’âme taciturne des détritus » (c’est son expression) la fait ressouvenir de la pluralité des existences.

Je disais tout à l’heure que tous ces ana philosophiques et raisonnés, pourraient aussi bien porter les titres de prêches et de prônes, et que le client qui se targuait de préférer Monsieur le Curé, négligeait de s’apercevoir qu’il avait affaire à Madame l’Abbesse. Autant dire, aussi, moi, sans modestie, que je m’estime plus clairvoyant que le lecteur qui préfère le Curé, car il ne m’arrive pas d’apercevoir Madame Bulteau sans me la représenter sous forme abbatiale, en train de crosser un troupeau de nonnains, qu’elle instruirait en les maltraitant, comme elle fait, des passants du boulevard, sous prétexte de « quelque prétention à bien lire dans les âmes ».

Qui pourrait se vanter de voir juste et ne pas voir flotter autour de Monsieur Jean de Bonnefon tout le violet de l’épiscopat et toute l’écarlate cardinalice, tous deux attristés de ne pas draper l’Évêque majestueux et le Cardinal magnifique ensevelis en ce laïc, sous le drap du citadin, la cheviotte du voyageur ou le velours à côte de l’automobiliste ? De même l’étamine émane de Madame Bulteau, la guimpe la vise, la cornette l’affronte et le vers de Coppée l’entoure de son phylactère :

« Le chapelet battant la jupe de flanelle ».

Mais ce n’est pas tout, il s’y mêle encore… du galon. Si j’osais, faible Télémaque, me comparer à Mentor, je dirais que, moi aussi, j’examine les petits faits pour en tirer des conclusions. Parmi ces faits réputés petits, et gros d’indications, je range l’investiture. Res Vestiaria, disait l’Antiquité. Le goût qui dicte le choix de tel ou tel ajustement, je le tiens un peu pour une âme visible, à son insu, extériorisant sur les épaules et sur les têtes, des pensées que l’on croyait secrètes et des sentiments qu’on voulait cachés.

Madame Bulteau, je l’en félicite, n’aime pas qu’on promène par la rue des plumes amaranthe, des jupons mousseux et des gants qui laissent voir les coudes ; ses idées en matière de toilette sont tout autres, et comme je les tiens pour révélatrices du moi de cette personne transcendante, j’examine soigneusement sa parure, chaque fois que ma fortune la place sur ma route et contre sa roue. Malheureusement ces rencontres sont rares, rapides et difficultueuses. C’est une sortie de matinée théâtrale, plutôt bousculée ; encore un voisinage de table aux « Réservoirs » où l’inspection soutenue serait impolie. Une fois pourtant, un point de Paris que je haïssais tout particulièrement et auquel, à cause de cela, j’ai pardonné, m’a rendu plus amplement ce service. C’est la fastidieuse et redoutable Porte-Maillot, qui impose à l’auto un arrêt rageur, dans la boue, souvent, dans la fétidité, toujours, dans la mendicité sans grandeur et sans grâce, d’une marmaille bohémienne assiégeant les portières avec des fleurs contaminées. Le chauffeur passe plus ou moins de temps à se mettre en règle et les instants s’emploient à pester. Le hasard fournit, un jour, aux miens, un meilleur exercice de distraction et d’étude. L’auto voisine, qui était citron, renfermait ou plutôt découvrait, gracieusement offert à mon télescope, en même temps qu’à mon microscope, le fuyant objet de mon étude. Tout de suite sa toilette me frappa. Un chaperon de paille blanche aux bords raisonnables, contourné de foulard oseille. J’en fus satisfait. Tout cela donnait raison à mes « hypothèses impertinentes ». J’y retrouvais l’idée de cornette et l’idée de voile, en même temps que le souvenir de la plante génératrice du potage-santé, à la fois saine et acidulée, me rappelait telles aigreurs que s’étaient attirées certaine « vieille dame aristocratique et bouffonne » et la grande veuve de Bayreuth.

Mais il y avait autre chose : le justaucorps ; oui, celui-là, positivement, représentait l’armée, et bien que ce fût plutôt, si je me souviens bien, les Guides de Belgique, le rapport militaire me suffit. Imaginez un col à la Saxe et des parements auxquels manquait seulement un numéro, qui aurait pu être matricule, ou bien encore celui de l’auto citron. Or, ces revers étaient canari, et j’y relevai ce sens de l’équilibre, cette science des rapports qui caractérisent le style de la chroniqueuse. Et, pour la première fois, je sus gré à la station nauséeuse, au stage fuligineux, qui m’avait offert une nouvelle occasion de rendre justice à un confrère, non sans authentiquer ma perspicacité.

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La Comtesse Mathieu, qui professe de l’admiration pour cet auteur, a écrit (gentiment ou malignement, sait-on jamais ?) en substance, du roman de Madame Bulteau : « Quel bonheur ! Ces chroniques dont nous n’avions qu’une par semaine, en voilà dix, en voilà vingt, en voilà cent réunies ! » — C’était juste. Ce roman, c’est une addition de chroniques ; il y en a sur tout, sur l’amour, sur la musique, sur l’anarchie… les personnages se les dégoisent en longs colloques. C’est bien fait, nourri, assez solide, sans incorrection verbale, mais non plus, sans style, du moins qui se puisse reconnaître à autre chose qu’au ronron. Quand un tout petit peu de poésie apparaît, on est étonné, cela fait l’effet d’un ruban, d’une dentelle ou d’une fleur artificielle, sur un costume tailleur. Cela ne traîne pas trop, mais ne s’envole pas non plus ; cela marche, sermone pedestri et non sans sesquipedalia verba. On se demande quelquefois pourquoi ce n’est pas entraînant. La vraie raison, c’est que l’auteur n’invite jamais, il enjoint toujours ; et le lecteur n’aime pas ça.

Cet auteur, il exprime, par une citation Shakspearienne ce qu’il admire le plus dans le roi Lear : l’autorité. Oh ! que cette citation-là est partie du cœur ! Mais l’autorité sans persuasion, c’est sec. Madame Bulteau a une façon de dire : « C’est entendu » qui entraîne à tiquer contre un raisonnement, qu’un peu plus de latitude aurait fait admettre, mais qui, présenté sans rémission, fait penser à ces marchands dont le geste enveloppe avec trop de hâte un objet que vous auriez choisi.

Quant aux Pierres du Chemin, elles ont fait le leur, dans le supplément du Figaro ; leur autorité a agi, dans un sens imprévu, et leur persuasion qui, cette fois, ne fut pas absente, a persuadé ce qu’elles ne poursuivaient point. Ces persuasions sont de deux sortes. La première, c’est qu’il faut bien peser ses intitulés. Tel n’est pas, à mon avis, le cas du titre de ce memorandum. Et pas d’erreur possible, il ne s’agit pas là de pierres précieuses, du moins dans l’intention de l’écrivain, qui précise : « Aujourd’hui ce sont des cailloux ramassés sur les routes allemandes. » Mettons que ce soit des cailloux du Rhin. Il est vrai, je la vois venir, avec son goût de faire réagir contre son humilité apparente, elle veut se faire dire que ce sont des gemmes ; car enfin, elle doit le savoir, des pierres ce n’est agréable à recevoir, ni par le nez, ni dans son jardin. Pourquoi pas plutôt : les Fleurs du Chemin ? Cela peut s’offrir ; c’est même d’ordinaire ce qu’on se fait un devoir de présenter. Parfaitement, mais à la condition de ne pas prétendre au titre de Lear de la Chronique ; les Fleurs, ce serait la persuasion, les Pierres, c’est l’autorité.

L’autre preuve involontaire, faite par cette publication, est plus grave et peut ouvrir les yeux de plusieurs, de beaucoup, sur le danger de l’anticipation. Que cette leçon vous serve, pondeurs, détenteurs de petits cahiers qui, retrouvés après décès, feraient, sinon crier au miracle, du moins viendraient aimablement grossir le flot d’outre-tombe des menus mémoires pour servir aux historiettes d’un temps ; ne lâchez pas la chose avant l’heure. L’importance du recul, la nécessité du m’appar sulla tomba se font sentir pour ces déclics. L’accent funéraire confère aux paroles quelque chose d’achevé, qui change en oracles, le bavardage ; qui sait même si, servis par une voix que l’on n’entendra plus, ces sublimes légumes, bouillis par Fœmina, et qui nous semblent imposer un peu trop d’écart entre l’adjectif et le substantif, ne nous paraîtraient pas, en un de ces réflexes chers à l’auteur des Pierres du Chemin, tendre à l’auteur du Cœur Innombrable, un de ces beaux tributs des potagers de Versailles, tels que Madame de Pompadour en offrait à la Reine.

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Madame Bulteau met, quelque part, en parallèle avec je ne sais plus quoi, les Diaboliques de d’Aurevilly, et ce n’est pas à celles-ci qu’elle donne raison. Cela va de soi. En réalité, ce qu’elle vise, sans l’avouer, en infligeant ce mauvais point, ce sont les Diaboliques Bleues et qui traitent comme elles le font, celles que le grand critique dénomme : « les Écrivailleuses endiablées. »

Toutes les femmes de lettres d’aujourd’hui sont ces écrivailleuses-là, quand elles ne sont pas des écrivains. Mais les unes comme les autres (je l’ai dit ailleurs, et je le répète) n’ont plus rien à voir avec le bas-bleu. En effet, ce qui distinguait ce dernier, c’était une science, souvent mal assimilée, mais toujours excessive, dont les premières se moquent comme de Colin-Tampon, et auxquelles les secondes préfèrent l’exercice de leur faculté créatrice.

Les deux seuls bas-bleus qui nous restent sont Madame Goyau et Madame Bulteau. Faisons-les, s’il se peut, se rencontrer, comme les géants cétacés dont l’espèce se raréfie, et que Michelet compare aux tours de Notre-Dame, quand ces baleines se retrouvent dans les solitudes boréales et se mettent debout pour se mesurer. Nos deux derniers blue stocking échangeront leur savoir unique,

« Comme un long sanglot tout chargé d’adieux. »

Et nous les écouterons disserter, discourir, pérorer, ratiociner, vaticiner, toutes deux disertes, assez spirituelles et assez braves pour préférer le reproche arbitraire de pédantisme à l’accusation fondée d’ignorance.

En attendant, gardons-les, sauvegardons-les, avec toute la piété nostalgique méritée par les survivants échantillons de races disparues, les vestiges d’espèces menacées dont, seuls, les moulages, dans les Muséums, apprendront, un jour, à la Postérité, quelles furent la stature et la physionomie de Celles qui citaient de mémoire Jean Second de la Haye, ou Ausone de Bordeaux, au lieu de tromper l’appétit de leur trop confiante clientèle, avec des versiculets flatulents, qui sont les beignets soufflés de la Littérature et les Pets de Nonne de la Poésie.

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Jean de Bonnefon, déjà nommé, a tracé, de Madame Bulteau, dans la même Corbeille des Roses, un portrait fort bien venu, plutôt que très bienveillant.

Moi qui le suis, j’insiste sur ce point, je ne fais que citer : « Adonnée au journalisme, cette dame a retrouvé les formes perdues de l’ancienne chronique d’idées, sans renouveler les idées. — Elle signe tour à tour Fœmina et Jacques Vontade ; mais sous l’un et l’autre pseudonyme, elle fait naître cette pensée dans l’esprit du lecteur : « Je suis tombé sur un vieux journal. » — C’est toujours le bavardage de Madame de Girardin, diminué par une préoccupation de philosophie virile. Quand elle signe Jacques Vontade, Madame Bulteau ne donne pas l’illusion de la virilité littéraire. Elle est simplement » — horresco referens ! — « une impuissance qui veut faire l’homme. »

« Madame Bulteau n’a, d’ailleurs, aucune prétention professionnelle. » — En êtes-vous bien sûr, Monsieur de Bonnefon ?… — « Femme du monde parfaite, digne de profond respect par la tenue de sa maison et de sa vie, elle écrit pour échapper à l’ennui de la route. Elle écrit vite des chroniques qui descendent plus vite dans l’oubli et s’y enfoncent sous le poids des admirations amicales. »

Un peu oursonnes, aussi peut-être.

« C’est Nietzsche ! » s’écriait, un jour, en parlant de la hautaine Bi-Mensuelle, une de ces admirations-là.

Un mauvais plaisant qui passait, rectifia désobligeamment : « Vous voulez dire : C’est Nichts. »

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