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The Project Gutenberg eBook of Cadio

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Title: Cadio

Author: George Sand

Release date: May 27, 2009 [eBook #28977]
Most recently updated: January 5, 2021

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK CADIO ***





CADIO

PAR

GEORGE SAND





PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1868



Droits de reproduction et de traduction réservés




A M. HENRI HARRISSE




Je n'ai pas voulu faire l'histoire de la Vendée; elle est faite autant que possible, et ce n'est guère, car il y a toujours une partie de l'histoire qui échappe aux plus consciencieuses investigations. Les guerres civiles, comme les grandes épidémies, étouffent sous leurs flots exterminateurs mille détails affreux ou sublimes, des vertus ignorées, des crimes impunis. De ceux-ci, je veux citer un exemple en passant.

Aux journées de juin de notre dernière révolution, la garde nationale d'une petite ville que je pourrais nommer, commandée par des chefs que je ne nommerai pas, partit pour Paris sans autre projet arrêté que celui de rétablir l'ordre, maxime élastique à l'usage de toutes les gardes nationales, qu'elle que soit la passion qui les domine. Celle-ci était composée de bourgeois et d'artisans de toutes les opinions et de toutes les nuances, la plupart honnêtes gens, d'humeur douce, et pères de famille. En arrivant à Paris au milieu de la lutte, ils ne surent que faire, à qui se rallier et comment passer à travers les partis sans être suspects aux uns, écrasés par les autres. Enfin, vers le soir, rassemblés dans un poste qui leur était confié et honteux de n'avoir pu servir à rien, ils arrêtèrent un passant qui, pour son malheur, portait une blouse; ils étaient deux cents contre un. Sans interrogatoire, sans jugement, ils le fusillèrent. Il fallait bien faire quelque chose pour charmer les ennuis de la veillée. Ils étaient si peu militaires, qu'ils ne surent même pas le tuer; étendu sur le pavé, il râla jusqu'au jour, implorant le coup de grâce.

Quand ils rentrèrent triomphants dans leur petite cité, ils avouèrent qu'ils n'avaient fait autre chose que d'assassiner un homme qui avait l'air d'un insurgé. Celui qui me raconta le fait me nomma l'assassin principal, et ajouta: «Nous n'avons pas osé empêcher cela.»

Voilà pourtant un fait historique des mieux caractérisés, il résume et dénonce une époque: aucun journal n'en a parlé, aucune plainte, aucune réflexion n'eût été admise. La victime n'a jamais eu de nom; le crime n'a pas été recherché; l'assassin a vécu tranquille, les bons bourgeois et les bons artisans qui l'ont laissé déshonorer leur campagne à Paris se portent bien, vont tous les jours au café, lisent leurs journaux, prennent de l'embonpoint et n'ont pas de remords.

Ceci est une goutte d'eau dans l'océan d'atrocités que soulèvent les guerres civiles. Je pourrais en remplir une coupe d'amertume; mais ces choses sont encore trop près de nous pour être rappelées sans faire appel aux passions et aux ressentiments; tel n'est pas le but du travail d'un artiste.

L'art est fatalement impartial; il doit tout juger, mais aussi tout comprendre, et rechercher dans l'enchaînement des faits celui des crises qui s'opèrent dans les esprits. Le roman, placé dans le cadre d'une lutte sociale aussi intense et aussi diffuse que celle de la Vendée, peut résumer dans l'esquisse de peu d'années les transformations intellectuelles et morales les plus inattendues. C'est à cette étude de psychologie révolutionnaire que nous nous sommes attaché, peu soucieux de montrer des personnages historiques diversement appréciés par tous les partis et de raconter les événements mille fois racontés à tous les points de vue, mais curieux de chercher dans quelques types probables le contre-coup interne du mouvement extérieur. En rentrant dans ce mouvement historique d'une manière générale, nous avons pu nous dispenser de faire comparaître les morts célèbres devant nous et de leur attribuer des sentiments et des idées complaisamment adaptés à notre fantaisie. Nous avons tâché de reconstituer par la logique les émotions que durent subir certaines natures placées dans des situations inévitables, aux prises avec l'effroyable tourmente du moment et le continuel déplacement de toutes les vraisemblances relatives. En fait d'aventures romanesques, tout est possible à supposer, car tout ce qui était en apparence impossible s'est produit durant cette période extraordinaire; donc, pour tous les vices et pour toutes les vertus, pour tous les crimes et pour tous les actes de dévouement, il y a eu des motifs où la conscience humaine a puisé, non pas toujours selon la lumière qu'elle avait reçue auparavant, mais selon les forces bonnes ou mauvaises que l'électricité répandue dans l'atmosphère intellectuelle développait en elle à son insu. A aucune autre époque, il n'y a eu moins de libre arbitre, et il semble que tous les efforts de l'individu pour satisfaire ses penchants naturels l'aient replongé plus fatalement dans les courants impétueux de la vie collective. GEORGE SAND


1er juin 1867.



CADIO



PERSONNAGES

CADIO.
Le Marquis SAINT-GUELTAS DE LA ROCHE-BRULÉE.
HENRI DE SAUVIÈRES.
Le Comte DE SAUVIÈRES, son oncle.
REBEC, petit bourgeois.
LE MOREAU, municipal.
MOUCHON, bourgeois.
CHAILLAC, commandant de garde nationale.
Le Capitaine RAVAUD.
Le Baron DE RABOISSON.
M. DE LA TESSONNIÈRE.
Le Chevalier DE PRÉMOUILLARD.
MACHEBALLE, braconnier, chef de partisans.
STOCK, ancien sous-officier des Suisses.
SAPIENCE, curé.
TIREFEUILLE, }  bandits.
LA MOUCHE,   }
MÉZIÈRES, valet de chambre du comte de Sauvières.
MOTUS, trompette républicain.
CORNY, fermier breton, ses Fils, ses Domestiques
Le Délégué de la Convention.
Premier Secrétaire  } du délégué.
Deuxième Secrétaire }
Un Caporal de Garnisaires, Soldats.
LOUISE DE SAUVIÈRES, fille du comte.
MARIE HOCHE.
ROXANE DE SAUVIÈRES, soeur du comte, vieille fille.
LA KORIGANE.
JAVOTTE, } servantes de Rebec.
MADELON, }
LA MÈRE CORNY et ses Brus.
La Folle et son Fils.
Deux Enfants.
Un Charpentier.
Un Notaire et son Clerc.
Deux Avocats.
Un Perruquier.
Paysans, Paysannes, etc.



PREMIÈRE PARTIE


Au printemps, 1793.--Au château de Sauvières, en Vendée. 1--Un grand salon riche.--Une grande salle avec escalier au fond.


SCÈNE PREMIÈRE.--Le comte DE SAUVIÈRES, ROXANE, LOUISE, M. DE LA TESSONNIÈRE, MARIE HOCHE. La Tessonnière joue aux cartes avec Louise, le comte lit un journal, Roxane parfile, Marie brode.

Note 1: (retour) Les localités indiquées sont de pure convention.

LE COMTE. Non, ma soeur, non! on ne rétablira pas la monarchie avec une poignée de paysans.

ROXANE. Une poignée! ils sont déjà plus de vingt mille sous les armes.

LE COMTE. Fussent-ils cent mille, ils n'y pourront rien. Le roi n'est plus!--Louis XVI emporte notre dernier espoir dans sa tombe.

LOUISE. Il n'a pas même une tombe!

ROXANE. La royauté est immortelle. Le dauphin règne!

LE COMTE. Dans un cachot!

ROXANE. Délivrons-le! (Louise, émue, semble approuver sa tante. La Tessonnière donne des signes d'impatience quand elle se distrait de son jeu.)

LE COMTE. Le délivrer, pauvre enfant! Tenter cela serait le sûr moyen de hâter sa mort. Ah! les émigrés auront éternellement celle du roi sur la conscience!

ROXANE. Alors, vous ne voulez rien faire? C'est plus commode, mais c'est lâche! Ah! ma nièce, si nous étions des hommes, souffririons-nous ce qui se passe?

LE COMTE. Louise, réponds, mon enfant: que ferais-tu? (Louise baisse la tête et ne répond pas.) Ton silence semble me condamner... Pourtant... tu sais que j'ai pris des engagements...

LOUISE, (soupirant.) Je sais, mon père!

LA TESSONNIÈRE, (avec humeur.) Eh! vous mettez un valet sur un neuf, ça ne va pas. (Marie prend la place de Louise et continue la partie avec la Tessonnière.)

ROXANE, (à son frère.) Vos engagements, vos engagements! Il ne fallait pas les prendre.

LE COMTE. Je les ai pris; donc, ils existent. Vous-même m'avez approuvé quand j'ai juré de défendre notre district envers et contre tous, en acceptant le commandement de la garde nationale. (S'adressant à Louise.) Suis-je le seul qui ait agit de la sorte? n'était-ce pas le mot d'ordre de notre parti?

ROXANE. Le mot d'ordre, oui, à la condition de s'en moquer plus tard.

LE COMTE. Je n'ai pas accepté, moi, le sous-entendu de ce mot d'ordre.

ROXANE. Ah! tenez! si vous n'aviez pas fait vos preuves à l'armée du roi, du temps qu'il y avait un roi et une armée, je croirais que vous êtes un poltron! Oui, prenez-le comme vous voudrez... je dis un...

LOUISE. Ma tante!...

LE COMTE. Cela ne m'offense pas, mon enfant! Devant les arrêts de sa propre conscience, un homme peut trembler et reculer.

ROXANE. Ainsi vous reculez? c'est décidé? Heureusement, notre neveu Henri... Ah! celui-là,... ton fiancé, Louise, c'est l'espoir de la famille!

LOUISE. Vous croyez que Henri...?

MARIE. Oui, certes, M. Henri vous reviendra!

LE COMTE. Il le peut, lui! Enrôlé par force, pour échapper à la terrible liste des suspects, il a le droit de déserter.

LOUISE. Ah! vous l'approuveriez? En effet, ce serait son devoir! Espérons qu'il le comprendra. Quand il saura dans quelle situation vous vous trouvez, entre la bourgeoisie que vous êtes forcé de protéger, et les paysans qui menacent de se tourner contre vous, il accourra pour prendre un commandement dans l'armée vendéenne, et il vous fera respecter de tous les partis.

LE COMTE. Ma pauvre Louise, tu crois donc aussi, toi, au succès de l'insurrection?

LOUISE. Comment en douter quand on voit tout marcher à la guerre sainte, jusqu'aux prêtres, aux femmes et aux enfants? Que cet élan est beau, et comme le coeur s'élance vers cette croisade!...

ROXANE. Vive-Dieu, Louise! tu as raison: cela transporte, cela enivre! Il y a des moments où j'ai envie de prendre des pistolets, de chausser des éperons, de sauter sur un cheval, et de donner la chasse aux vilains de la province!

LE COMTE. Vous?

ROXANE. Oui, moi! moi qui vous parle, je sens bouillir dans mes veines le sang de ma race!

LE COMTE. Pauvre Roxane! Gardez un peu de cette vaillance pour les événements qui menacent, car je crains bien qu'au premier coup de fusil...

ROXANE. Vous ne me connaissez pas! je suis capable... (A Marie, lui mettant familièrement les mains sur les épaules.) N'est-ce pas, Marie? dites; mais j'oublie toujours que vous ne pensez pas comme nous!

MARIE. Oubliez-le, si cela vous fâche; je ne vous le rappellerai jamais!

LOUISE. On sait cela, bonne Marie! mais, au fond... (bas) tu approuves mon père?

MARIE, (aussi à voix basse.) Ce qu'il dit est si noble, ce qu'il pense si respectable!... (Louise rêve.)

MÉZIÈRES, (entrant.) Une lettre pour M. le comte.

LOUISE. D'Henri peut-être! Oui! (Donnant la lettre au comte.) Lisez vite, mon père!

MÉZIÈRES. Je voyais bien ça... au timbre!... Puis-je rester pour savoir...? (Louise fait un signe affirmatif.)

ROXANE, (au comte.) Il arrive, n'est-ce pas? Dites donc!

LE COMTE, (qui parcourt des yeux.) Il va bien, il va bien!...

MÉZIÈRES, (sortant.) Dieu soit béni! Ce cher enfant! il va bien! (Il sort.)

ROXANE, (au comte.) Mais vous avez l'air étonné?

LE COMTE, (donnant la lettre à Louise.) Oui. Il ne paraît pas avoir reçu nos lettres. Elles ont du être saisies.

ROXANE. Ou la prudence l'empêche de répondre clairement. Voyons! il faut deviner...

LE COMTE, (à Louise.) Il se montre enivré de joie d'avoir battu...

ROXANE. Battu!... Qu'est-ce qu'il a donc battu?...

LOUISE. Les Prussiens.

ROXANE. Les émigrés, par conséquent?... Eh bien, alors... Mais non, mais non! Il fait semblant! c'est très-adroit de sa part!...

LE COMTE, (qui lit avec Louise.) Il est officier.

LOUISE. Et il en est fier.

ROXANE. Il en est humilié, au contraire. Il faut prendre le contre-pied de tout ce qu'il dit. Il est très-fin, il est plein d'esprit, ce garçon-là!

LOUISE, (lui donnant la lettre.) Ma tante..., prenons-en notre parti, et ne nous faisons plus d'illusions: Henri nous abandonne... Cela ne m'étonne pas autant que vous. Il a toujours eu le caractère léger.

MARIE. Léger?... Mais non, chère Louise!

ROXANE, (lisant.) Ah! grand Dieu! comme il traite nos amis les étrangers! il est donc fou?... et quel ton! «Nous leur avons flanqué une frottée!» Frottée! ça y est! C'est donc un soudard, à présent? un enfant si bien élevé! «J'espère que ma tante Roxane sera fière de moi...» Compte là-dessus, vaurien! «Et que, pour fêter mon épaulette, elle mettra sa plus belle robe, sans oublier d'ajouter aux roses de son teint...» (jetant la lettre.) Polisson!

LOUISE, (ramassant la lettre.) Consolez-vous, ma tante, je ne suis guère mieux traitée. (Lisant.) «Je compte aussi que ma petite Louise se redressera de toute sa hauteur, et qu'elle attachera un noeud d'argent aux cheveux de sa poupée!» Il me fait l'honneur de croire que je joue encore à la poupée, c'est flatteur!

LE COMTE. Il oublie que deux ans se sont déjà écoulés depuis son départ.

LOUISE. Il oublie les malheurs de notre parti, il ne se dit pas que, chez nous, il n'y a plus d'enfants!

LE COMTE. Il est enfant lui-même: à vingt-deux ans!

ROXANE. Tant pis pour lui! Louise, j'espère que vous n'épouserez jamais ce monsieur-là?

LOUISE. Je n'ai jamais désiré l'épouser, ma tante, et, si mon père me laisse libre...

LE COMTE. Je ne te contraindrai jamais; mais tu avais de l'amitié pour lui malgré vos petites querelles. Il était si bon pour toi... et pour tout le monde!

LOUISE. De l'amitié..., c'est fort bien. Je lui rendrai la mienne, s'il revient de ses erreurs; mais faut-il se marier par amitié?

MARIE. Vous ne dites pas ce que vous pensez!

LOUISE. Si fait! A ce compte-là, pourquoi n'épouserais-je pas aussi bien M. de la Tessonnière?

LA TESSONNIÈRE. Hein? quoi?

ROXANE. Rien; continuez votre petit somme.

LA TESSONNIÈRE, (montrant les cartes.) Alors, la partie...?

LOUISE. Un peu plus tard, mon ami.

LA TESSONNIÈRE, (à Roxane.) Et vous..., vous ne voulez pas...?

ROXANE. Un peu plus tard, un peu plus tard; c'est l'heure de votre promenade.

LA TESSONNIÈRE. Vous croyez? Je n'aime guère à me promener seul; les paysans ont des figures si singulières à présent...

LE COMTE. Singulières? Pourquoi?

LA TESSONNIÈRE. Oui, oui... ils deviennent très-méchants!

ROXANE. Allons donc, allons donc! Allez-vous avoir peur, ici à présent? Vous irez dans le jardin, là, près des fenêtres.

MARIE. J'irai avec vous!

LA TESSONNIÈRE. Bien, bien! (Il sort avec Marie.)

LE COMTE. Qu'est-ce qu'il veut dire? De quoi a-t-il peur?

ROXANE. De tout! c'est son habitude, vous le savez bien, puisqu'il est venu s'installer chez nous à cause de ça.

LE COMTE. Il avait peur de ses paysans, qui lui en voulaient d'être poltron; mais les nôtres sont si doux, si tranquilles...

ROXANE. Ne vous y fiez pas, mon cher! Ils espèrent toujours que vous vous montrerez!... Mais voici les autres hôtes du château.


SCÈNE II.--Les Mêmes, le baron DE RABOISSON, le chevalier DE PRÉMOUILLARD

RABOISSON. Mesdames, je vous apporte des nouvelles.

ROXANE.--Ah! baron, ce mot-là me fait toujours trembler! Bonnes ou mauvaises, vos nouvelles?

RABOISSON. Bah! pourvu qu'elles soient nouvelles! ça désennuie toujours. L'insurrection vient nous trouver.

LOUISE. Enfin!

LE COMTE. Est-ce sérieux, Raboisson, ce que vous dites là? Comment savez-vous...?

RABOISSON. Mon valet de chambre arrive de la ville. Il n'y est bruit que de la marche de l'armée royale.

LE CHEVALIER. Malheureusement, c'est la douzième fois au moins que Puy-la-Guerche est en émoi pour rien.

LE COMTE. Vous dites malheureusement?

LE CHEVALIER. Oui, monsieur le comte. L'inaction à laquelle, par égard pour vous, nous nous sommes condamnés, commence à me peser plus que je ne puis dire. J'espère qu'en présence d'une force considérable telle qu'on l'annonce, vous ne conseillerez point à la garde nationale du district une résistance inutile... et désastreuse!

LE COMTE. Je prendrai conseil des circonstances, chevalier. Il faut d'abord savoir s'il s'agit ici d'une véritable armée commandée par des chefs raisonnables, auquel cas j'engagerai les gens de la ville à se soumettre; mais, si c'est un ramassis de bandits sans ordre et sans mandat...

RABOISSON. J'ai envoyé à la découverte, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. Le bruit du moment est que cette troupe est commandée par Saint-Gueltas.

LE COMTE. Qui appelez-vous ainsi? Je ne me souviens pas...

RABOISSON. Eh! c'est le petit nom du fameux marquis!

LOUISE. Le marquis de la Roche-Brûlée? Ah! mon père, on le dit si cruel!... Soyez prudent!

ROXANE. Et on le dit invincible! Mon frère, ne vous y risquez pas.

LE COMTE. Je ferai mon devoir; si cet homme agit de son chef et sans ordre de la cour, je conseillerai et j'organiserai la résistance.

RABOISSON. Mais s'il est en règle?... et il y est, je vous en réponds... Saint-Gueltas est aussi prudent que hardi.

LOUISE. Vous le connaissez, monsieur de Raboisson?

RABOISSON. Je l'ai connu beaucoup dans sa jeunesse.

ROXANE. Il n'est donc plus jeune?

RABOISSON, (souriant.) Si fait! une quarantaine d'années, comme nous!

ROXANE. On le dit charmant!

RABOISSON. Au contraire, il est laid, mais il plaît aux femmes.

LOUISE, (ingénument.) Pourquoi?

RABOISSON, (embarrassé.) Parce que... parce qu'il est laid, je ne vois pas d'autre raison.

ROXANE, (bas, à Raboisson.) Et parce qu'il les aime, n'est-ce pas?

RABOISSON, (de même.) Chut! il les adore!

ROXANE. Alors, c'est un héros! comme César, comme le maréchal de Saxe!

LE COMTE, qui a parlé avec le chevalier. Je ne vous demande qu'une chose, c'est de ne pas courir au-devant de l'insurrection. Ce serait m'exposer à des soupçons... Si elle vous entraîne et vous emporte en passant, je n'aurai de comptes à rendre à personne; mais n'oubliez pas qu'en vous donnant asile chez moi dans ces jours de persécution, j'ai répondu de vous sur mon propre honneur.

LE CHEVALIER. Je ne l'oublierai pas, monsieur.

RABOISSON. Quant à moi, mon cher comte, il y a une circonstance qui me rendra aussi sage que vous pouvez le désirer: c'est que l'insurrection est fomentée par les prêtres; or, je ne suis pas de ce côté-là: voltairien j'ai vécu, voltairien je mourrai.

LE CHEVALIER. Il n'y a pas de quoi se vanter, monsieur!

RABOISSON. Pardonnez-moi, jeune homme! Libre à vous de donner dans les idées contraires. Élevé pour l'Église, vous étiez abbé l'an passé. La mort de vos aînés vous remet l'épée au flanc, et vous êtes impatient de la tirer pour la cause que vous croyez sainte; mais, moi, j'aime la ligne droite et ne veux pas faire les affaires du fanatisme sous prétexte de faire celles de la monarchie.

LE CHEVALIER. Pourtant, monsieur...

ROXANE. Ah! mon Dieu! allez-vous encore vous quereller? C'est bien le moment! Parlez-nous plutôt du charmant Saint-Gueltas...

MÉZIÈRES, (entrant.) Monsieur le comte, il y a là M. Le Moreau, municipal de Puy-la-Guerche, avec M. Rebec, son adjoint..., celui qui est aubergiste à présent, votre ancien marchand de laines.

ROXANE. Fripon sous toutes les formes! (Au comte.) Est-ce que vous allez recevoir ces gens-là?

LE COMTE, (à Mézières.) Faites entrer. (Mézières sort. A sa soeur.) Le Moreau est un très-galant homme.

ROXANE. Ça? un abominable suppôt de la gironde, qui a approuvé le meurtre du roi?

LE COMTE. Ma soeur, soyez calme.

ROXANE. Non! je suis indignée!

LOUISE. Alors, ne restez pas ici.--Venez, ma tante.

ROXANE. Oui, oui, sortons! J'étouffe de rage! Mon frère, vous êtes un tiède, un... (Louise lui ferme la bouche par un baiser.) Tiens, sans toi, je crois que je deviendrais fratricide! (Elles sortent.)

RABOISSON. Devons-nous rester?

LE COMTE. Vous, certes; mais le chevalier est vif...

RABOISSON. Et jeune!

LE CHEVALIER, (au comte.) Je me retire, monsieur. (Il sort.)


SCÈNE III.--LE COMTE, RABOISSON, LE MOREAU, REBEC.

REBEC, (obséquieux, avec de grands saluts.) Nous nous sommes permis...

LE COMTE. Soyez les bienvenus, messieurs. Qu'y a-t-il pour votre service?

REBEC, (ému.) Voilà ce que c'est, citoyen comte. Les brigands sont à nos portes.

LE COMTE, (incrédule.) A vos portes?

REBEC. On a signalé l'apparition de plusieurs bandes éparses dans les bois, et même très-près d'ici on a trouvé des traces de bivac.

RABOISSON. On est sûr que c'étaient des brigands?

REBEC. Oui, citoyen baron, des paysans révoltés contre le tirage.

LE COMTE. Ont-ils fait quelque dégât?

REBEC. Aucun encore; mais...

LE COMTE. Vous vous pressez peut-être beaucoup de les traiter de brigands!

REBEC. Ah! dame! si M. le comte croit qu'ils n'en veulent pas à nos personnes et à nos biens..., c'est possible! moi, j'ignore... (Bas, à Le Moreau, qui se tient digne et froid, observant avec sévérité le comte et Raboisson.) Il ne faudrait pas le fâcher! (Haut.) Moi, j'ai des opinions modérées... J'ai toujours été dévoué à la famille de Sauvières.

LE COMTE, (avec un peu de hauteur.)--Il est blessé de l'examen que lui fait subir Le Moreau. Ma famille a toujours su reconnaître les preuves de respect et de fidélité; mais je vous sais alarmiste, monsieur Rebec, et je voudrais être sérieusement renseigné. Pourquoi M. Le Moreau garde-t-il le silence?

LE MOREAU, (prenant un siége et faisant sentir qu'on ne lui a pas encore dit de s'asseoir.) Monsieur le comte ne m'a pas encore fait l'honneur de m'interroger.

LE COMTE, (lui faisant signe de s'asseoir.) Veuillez parler, monsieur.

LE MOREAU. Je ne suis pas aussi persuadé que M. Rebec de l'approche de ces bandes; mais la population s'en émeut, et il faut la rassurer. Les paysans des districts voisins, gagnés par l'exemple des districts plus éloignés, commencent eux-mêmes à commettre des actes de brigandage, on n'en peut plus douter. La loi du recrutement est dure pour eux, j'en conviens, et ils n'en comprennent pas la nécessité; des suggestions coupables, des intrigues perverses que je n'ai pas besoin de vous signaler...

RABOISSON. Quant à cela, je ne vous dirai pas le contraire. Le clergé des campagnes...

LE COMTE. Ne parlons pas du clergé, je le respecte.

LE MOREAU. Je le respecte aussi, quand il ne prêche pas la guerre civile.

LE COMTE. La guerre civile! en sommes-nous là, bon Dieu?

LE MOREAU. Oui, monsieur, nous en sommes là, et, si vous l'ignorez, vous vous faites d'étranges illusions.

LE COMTE. Le peuple n'en veut qu'aux jacobins, messieurs, et Dieu merci, il n'y en a pas dans notre district.

LE MOREAU. Du moins, il y en a peu; mais, en revanche, il y a beaucoup d'hommes qui pensent comme moi.

LE COMTE. Nous pensons tous de même; nous voulons tous la fin des fureurs démagogiques.

LE MOREAU. C'est pour cela, monsieur le comte, que nous devons réprimer toutes les démagogies, de quelque titre qu'elles se parent. Venez commander nos gardes nationaux, et, s'il est vrai que le torrent se dirige de notre côté, il passera auprès de notre ville sans oser la traverser.

REBEC. Autrement, ils feront ce qu'ils ont fait à Bois-Berthaud, ils dévasteront tout. Ils pilleront les auberges, ils gaspilleront les provisions de bouche...

LE MOREAU. Et, chose plus grave, ils insulteront nos femmes et menaceront nos enfants! Hâtez-vous, monsieur. Si les nouvelles sont exactes, ils ont fait ce matin le ravage au hameau du Jardier, à six lieues d'ici; ils peuvent être chez nous ce soir!

LE COMTE. Mais ce ne sont pas des gens de nos environs. Qui sont-ils? d'où viennent-ils?

LE MOREAU, (méfiant.) Vous l'ignorez, monsieur le comte?

LE COMTE, (blessé.) Apparemment, puisque je le demande.

LE MOREAU. Ils viennent du bas Poitou.

RABOISSON. Et ils sont commandés...?

LE MOREAU. Par le ci-devant marquis de la Roche-Brûlée, un homme perdu de dettes et de débauches.

RABOISSON. Vous êtes sévère pour lui... Il vaut peut-être mieux que sa réputation.

LE MOREAU. Si vous le connaissez, monsieur, et que nous soyons réduits à capituler, vous nous viendrez en aide, et, en nous servant d'intermédiaire, vous n'oublierez pas la confiance que les autorités de Puy-la-Guerche ont cru pouvoir vous témoigner; mais nous commencerons par nous bien défendre, je vous en avertis, et j'imagine que M. le commandant de notre garde civique ne nous abandonnera pas dans le danger.

LE COMTE. Le doute m'offense, monsieur. Laissez-moi le temps de donner chez moi quelques ordres, et je vous suis. (A Raboisson.) Venez, baron, c'est à vous que je veux confier la garde du château en mon absence. (Ils sortent.)


SCÈNE IV.--LE MOREAU, REBEC.

REBEC. Eh bien, il a tout de même l'air de vouloir faire son devoir, le grand gentilhomme! Avez-vous vu comme il hésitait au commencement? Sans moi, qui lui ai dit son fait...

LE MOREAU. Il hésitera encore, il faut le surveiller. Honnête homme, timoré et humain, mais irrésolu et royaliste. Ces gens-là sont bien embarrassés, croyez-moi, quand ils essayent de faire alliance avec nous. Nous nous flattons quelquefois de les avoir assez compromis pour qu'ils soient forcés de rompre avec leur parti; mais, le jour où ils peuvent nous fausser compagnie, ils s'en tirent en disant que nous leur avons mis le couteau sur la gorge.

REBEC. Bah! bah! celui-ci, nous le tiendrons, c'est-à-dire... (regardant par une fenêtre) vous le tiendrez! Moi, je...

LE MOREAU. Où allez-vous?

REBEC. Je vais sur le chemin surveiller l'arrivée de mes denrées.

LE MOREAU. Quelles denrées?

REBEC. Eh bien, mes approvisionnements, mes bestiaux, mes lits, mon linge, et mes deux servantes que je ne suis pas d'avis d'abandonner aux hasards d'une jacquerie!

LE MOREAU. Vous prenez vos précautions; mais où menez-vous tout cela?

REBEC. Tiens! ici, pardieu!

LE MOREAU. Ici?

REBEC. Et où donc mieux? Je ne suis pas le seul qui vienne se mettre à l'abri du pillage derrière les mâchicoulis du ci-devant seigneur de la province. Mes voisins de la grand'rue et ceux du Vieux-Marché aussi, enfin tous ceux qui ont quelque chose à perdre, nous sommes une douzaine, avec nos charrettes, nos bêtes et nos gens, qui avons résolu de nous retrancher céans, que la chose plaise ou non à M. le comte. Nous avons fait la part du feu, et nous sauvons le meilleur dans les caves et greniers de la féodalité. Il faut bien que ça nous serve à quelque chose, les châteaux que nous avons laissés debout!

LE MOREAU. Vous êtes fous! Si M. de Sauvières nous trahissait...

REBEC. Raison de plus, c'est prévu, ça! S'il ne se conduit pas bien à la ville, s'il tourne casaque, comme on dit, nous lui fermons au nez les portes de son manoir, nous gardons ses dames et ses hôtes comme otages. Les murs sont bons, ici, beaucoup meilleurs que l'enceinte délabrée de Puy-la-Guerche, et, quand il s'agit de soutenir un siége, vive une petite forteresse bien située comme celle-ci! Ah! voilà mon convoi! Je cours...


SCÈNE V.--Les Mêmes, ROXANE, LOUISE, MARIE.

ROXANE, (sans répondre aux courbettes de Rebec.) Qu'est-ce qui se passe? La cour du donjon est encombrée, la population de la ville reflue ici, et c'est vous, messieurs, qui nous valez cet embarras et ce danger? Croyez-vous que nous n'ayons d'autre affaire que de défendre vos ânes crottés, vos charretées de fromage et vos vieilles hardes?

REBEC, (à Le Moreau, bas.) Diable! elle n'est pas polie, la vieille!

LE MOREAU, (à Roxane.) Madame, je n'ai pas encouragé cette panique ridicule. Je ne l'approuve pas. Je vais essayer de la faire cesser. (Il salue et sort avec dignité.)

ROXANE, (à Rebec.) Celui-ci, à la bonne heure! mais vous, monsieur l'aubergiste,... c'est-à-dire toi, l'ancien brocanteur, si heureux autrefois de te chauffer au feu de nos cuisines...

REBEC. Madame, je suis citoyen et adjoint à la municipalité... Parvenu par mon mérite, je ne rougis pas de mes antécédents.

ROXANE. En attendant, monsieur l'adjoint, vous allez déguerpir de céans et remporter vos guenilles.

LOUISE, (bas, à Rebec.) Laissez dire ma tante. Elle est vive, mais très-bonne. D'ailleurs, mon père, qui n'a jamais refusé l'hospitalité à personne, vient d'ordonner que la cour fortifiée et le donjon fussent ouverts à quiconque voudrait s'y réfugier, et tant qu'il y aura de la place...

REBEC. Merci, aimable citoyenne et noble châtelaine; vous avez bien mérité de la patrie, et le donjon est bon! Merci pour le donjon! Je vais, avec votre permission, y installer mon petit avoir.

LOUISE. Allez, monsieur Rebec. (Il sort.)

ROXANE. Ah! Louise, toi aussi, tu ménages ces animaux-là?

LOUISE. Il le faut, ma tante; je ne vois pas sans crainte mon pauvre père s'en aller à la ville avec eux. Pour un soupçon, ils peuvent le garder prisonnier, le dénoncer à leur affreux tribunal révolutionnaire...

ROXANE. Il n'aurait que ce qu'il mérite!

LOUISE et MARIE. Ah! que dites-vous là!

ROXANE. C'est vrai, j'ai tort! Je ne sais ce que je dis, j'ai la tête perdue!

MARIE. Il faut pourtant montrer un peu de courage! Vous aviez tant promis d'en avoir!

ROXANE. J'en ai; oui, je me sens un courage de lion, si vraiment le marquis Saint-Gueltas est à la tête de ces bandes! Un homme du monde, galant, à ce qu'on dit!--Mais, si ce sont des paysans sans chef, des enfants perdus, des désespérés,... s'ils mettent le feu partout,... s'ils outragent les femmes... Et mon frère qui nous quitte!

MARIE. Pour quelques heures peut-être; s'il apprend à la ville que c'est encore une panique....

ROXANE. Qui sait ce que c'est? Ah! je me sens toute défaite. Je n'ai pas pris ma crème aujourd'hui.--L'ai-je prise? Je ne sais où j'en suis!

MARIE. Vous ne l'avez pas prise, et c'est l'heure. (Elle va pour sonner.) Mais voici la petite Bretonne qui vous l'apporte. Elle est exacte.


SCÈNE VI.--Les Mêmes, LA KORIGANE.

LA KORIGANE. Est-ce que vous vous impatientez? (Elle présente un bol de crème à Roxane.)

ROXANE. Non, non, petite, c'est fort bien. (Elle boit.) Elle est délicieuse, ta crème. Ah! ma pauvre enfant, nous voilà bien en peine! Tu n'as pas peur, toi?

LA KORIGANE. Moi, peur? Et de quoi donc, mamselle?

LOUISE. Des brigands!

LA KORIGANE. Oh! ça me connaît, moi, les brigands! c'est tout du monde comme moi!

ROXANE. Comme toi? Ah ça! où donc les as-tu connus?

LA KORIGANE. Oh! dame! dans tout le bas pays. Vous savez bien que j'ai pas mal roulé de ferme en ferme et de château en château avant que d'entrer chez vous. Vous m'avez prise parce que votre cousine, chez qui j'étais en dernier, vous a envoyé des vaches brettes et moi par-dessus le marché, comme le chien qu'on vend avec le troupeau. Elle ne tenait pas à moi,--pas plus que moi à elle!--Elle m'a dit comme ça: «Tu es mauvaise tête, tu ne souffres pas les reproches; mais tu sais soigner les bêtes, et je vais t'envoyer avec les tiennes chez des dames très-riches et très-douces.» Moi, j'ai dit: «Ça me va, de m'en aller. J'aime à changer d'endroit, je ne restais chez vous qu'à cause des vaches.» Et pour lors...

ROXANE. C'est bon, c'est bon, caquet bon bec! tu nous raconteras tes histoires un autre jour. Remporte ta tasse.

LOUISE. Permettez, ma tante, elle a peut-être vu chez notre cousine du Rozeray...

ROXANE. Eh! au fait!... elle recevait tous les chefs, la cousine!... Oui, oui. Dis-nous, Korigane..., est-ce que tu as entendu parler là-bas d'un personnage,... un certain marquis?...

LA KORIGANE. Un marquis! c'est Saint-Gueltas que vous voulez dire?

ROXANE. Justement! M. de la Roche-Brûlée. Tu l'as vu?

LA KORIGANE. Si je l'ai vu! vous me demandez si je l'ai vu?

ROXANE. Eh bien, sans doute; est-ce que tu ne te souviens pas?

LOUISE. Tu ne réponds pas, toi qui n'as pas l'habitude de rester court! (A Roxane.) Elle a oublié.

LA KORIGANE, exaltée. Oublier Saint-Gueltas, moi! Mamselle Louise, si vous voyez jamais cet homme-là quand ça ne serait qu'une petite fois et pour un moment, vous saurez qu'on ne l'oublie plus, quand même on vivrait cent ans après.

ROXANE. Ah! oui-da! tu me donnes envie de le voir.

LA KORIGANE, (à Louise, la regardant fixement.) Et vous, vous êtes curieuse de le voir aussi?

LOUISE, (embarrassée.) De le voir?... Peu m'importe; mais on nous menace de son arrivée dans le pays, et je voudrais savoir si nous devons nous en réjouir ou... ou nous cacher?

LA KORIGANE, (emphatiquement, naïvement.) Pour la cause du bon Dieu et des bons prêtres, réjouissez-vous, mesdames! Si Saint-Gueltas vient ici avec ses bons gars du Poitou, de la Bretagne et de la Loire, car il y en a de tous les pays qui le suivent, comptez que la sainte Vierge est à leur tête, et que pas un républicain, pas un trahisseur, pas même un tiède, ne restera sur terre. Quand Saint-Gueltas passe quelque part, c'est rasé! c'est comme le feu du ciel!--Mais, pour votre sûreté à vous, mes petites femmes, cachez-vous; cachez vos jupons roses et vos cheveux poudrés, et cachez-les bien, car il sait dépister les jeunes comme les mûres, les villageoises en sabots comme les bourgeoises en souliers et les princesses en mules de satin! Oui, oui, cachez-moi tout ça, ou malheur à vous!

LOUISE, (à sa tante.) Elle parle comme une folle! elle me fait peur!

ROXANE. Et moi, elle m'amuse. (A la Korigane.) C'est très-drôle, tout ce que tu nous chantes là; mais explique-toi mieux. Il ne respecte donc rien, ton fameux marquis?

LA KORIGANE. Il n'a pas besoin de respecter ni de pourchasser; il regarde!... Oh! il vous regarde avec des yeux... C'est comme le serpent qui charme sa proie. Alors, qu'on veuille ou ne veuille pas, il faut penser à lui le restant de ses jours. Voilà ce que je vous dis, est-ce clair, mamselle Louise? (Louise, troublée, s'éloigne avec un air de dédain.)

MARIE, (calme, souriant, à la Korigane.) Parlez pour vous, ma chère enfant!

LA KORIGANE. Pour moi?

ROXANE. Pardine! on voit bien que tu es amoureuse de lui.

LA KORIGANE. Amoureuse? Je ne sais pas, demoiselle! Je n'ai que seize ans, moi, et j'ai déjà couru de pays en pays pour gagner ma pauvre vie. J'aurais dû en apprendre long. Eh bien, je n'en sais guère plus que ces demoiselles, puisque je ne sais pas si j'ai été amoureuse et si je le suis.

ROXANE. A la bonne heure! On t'a prise comme une fille innocente, et j'aime à voir que...

LA KORIGANE. Vous ne voyez rien! A l'âge de six ans, j'avais déjà un ami que je suivais partout: c'était un champi comme moi. Je l'appelais mon petit mari, et lui, il m'appelait sa petite soeur. Quand il a eu dix-huit ans et moi quatorze, on s'est fâché, parce que je lui disais: «Il faudra nous marier ensemble,» et que lui, il ne voulait ni amitié ni mariage. Il était devenu comme fou; son idée, qu'il disait, c'était d'être moine. Alors, la colère m'est montée aux yeux. Je lui ai jeté mes sabots à la tête, et je me suis sauvée du pays, pieds nus, toujours courant. Je n'avais ni amis ni parents; personne n'a couru après moi, et j'ai été ici et là, n'aimant personne et toujours en colère, toujours pensant à cet imbécile qui n'avait pas voulu m'aimer! J'y ai pensé jusqu'au jour où j'ai vu Saint-Gueltas. Alors, j'ai toujours pensé à Saint-Gueltas, et j'ai oublié l'autre.

ROXANE. Et Saint-Gueltas... a-t-il fait attention à toi?

LA KORIGANE. Je ne sais pas! Un jour, votre cousine du Rozeray m'a dit des sottises et des injustices; j'ai bien vu qu'elle était jalouse...

ROXANE. Allons donc, impertinente! tu voudrais nous faire croire que la comtesse...

LA KORIGANE. Oh! si vous vous fâchez, je ne dirai plus rien.

ROXANE. Si fait, parle encore; tu nous amuses, tu nous distrais.--Que regardes-tu, Marie? est-ce que mon frère?... Il a promis de ne pas partir sans nous voir.

MARIE, (à la fenêtre.) Il est là, mademoiselle. Je ne comprends pas... il donne des ordres... La cour du donjon est pleine de gens de la ville...

LOUISE. Et mon père fait fermer les grilles. Veut-il les retenir prisonniers?

ROXANE. Il fait bien, s'il fait cela. Ces drôles l'auront menacé! (A la Korigane.) Va voir ce qui se passe et reviens nous le dire.

LA KORIGANE, (à la fenêtre, sur laquelle elle grimpe.) Oh! je vas vous le dire tout de suite. Voilà d'un côté les républicains de la ville qui se cachent, et... dans l'autre cour, mon doux Jésus! c'est les gens du roi qui entrent! Je reconnais bien le drapeau.

ROXANE, (effrayée.) Les brigands! On va se battre, là, sous nos fenêtres!

LOUISE. Non, non, ils ne se verront même pas! Mon père vient ici avec un chef.

ROXANE. Ah! qui est-ce? le marquis?...

LA KORIGANE, (regardant.) Ça? c'est Mâcheballe, le général des braconniers du bas pays. Je n'en vois pas d'autre!

ROXANE. Mâcheballe, l'assassin, comme on l'appelle? Nous sommes perdus!

LA KORIGANE. Dame, s'il sait comment vous le traitez! Il vous croira tournée au bleu, et il n'est pas tendre, je ne vous dis que ça!

LOUISE. Taisez-vous, taisez-vous, le voici!


SCÈNE VII.--Les Mêmes, LE COMTE, MACHEBALLE et une douzaine de Paysans armés, dont le nombre augmente insensiblement et envahit le salon. Ce sont gens de diverses provinces et quelques Vendéens nouvellement recrutés par eux. LE CHEVALIER, LE BARON, LA TESSONNIÈRE, MÉZIÈRES, STOCK. Plusieurs Vendéens, un peu mieux habillés ou mieux armés que les autres et simulant une sorte d'état-major, entourent Mâcheballe. Ils ont le chapeau ou le mouchoir sur la figure.

LE COMTE, (à Mâcheballe, qu'il introduit.) Entrez ici, et parlez, monsieur, puisque vous vous présentez au nom du roi, et que vos pouvoirs sont en règle. J'écoute les paroles que vous m'apportez et que vous voulez me dire en présence de mes hôtes et de ma famille.

MACHEBALLE. Eh bien, monsieur le comte, voilà. Je ne suis pas grand parolier, moi, et la chose que j'ai à vous dire ne prendra pas le temps de réciter un chapelet. Je suis devant vous, moi, Pierre-Clément Coutureau, dit Mâcheballe, capitaine, commandant ou général, comme ça vous fera plaisir, je n'y tiens pas; j'ai ma bande de bons enfants, je la mène du mieux que je peux; si elle est contente de moi, ça suffit!

LES INSURGÉS. Oui, oui, vive le général!

MACHEBALLE. Vous voyez, ils veulent que je le sois! On verra ça plus tard, quand on sera organisé; pour le quart d'heure, faut se réunir et se compter. Et, depuis trois mois qu'on avance dans le pays, on a emmené, chemin faisant, tous les bons serviteurs de Dieu et de l'Église. On est donc déjà vingt-cinq mille, chaque corps marchant dans son chemin. On n'est chez vous qu'une cinquantaine; mais, autour de vous, dans les bois, il y a autant d'hommes que d'arbres, monsieur le comte! et faudrait pas nous mépriser parce qu'on vous paraît une poignée. On est venu ici en confiance...

LE COMTE. Il est inutile de menacer, monsieur; fussiez-vous seul, vous seriez en sûreté chez moi!

MACHEBALLE. Alors, monsieur le comte, vous allez, je pense, rassembler vos métayers, vos domestiques et tout le monde de votre paroisse, et vous viendrez avec nous, pas plus tard que tout à l'heure, donner l'assaut à la ville de Puy-la-Guerche?

LE COMTE. Non, monsieur, je ne le ferai pas, et je vous prie, je vous somme au besoin, de vous retirer du district où j'ai le devoir de commander la garde nationale.

MACHEBALLE, (riant.) Vous me sommez, au nom de quoi?

LE COMTE. Au nom du roi, monsieur.

MACHEBALLE. Comment donc que vous arrangez ça dans le pays d'ici?

LE COMTE. Dans le pays, on procède comme ailleurs au nom de la République; mais avec vous j'invoque la seule autorité légitime que je reconnaisse.

MACHEBALLE. Alors, comment que vous arrangez ça dans votre cervelle? (Les Vendéens rient.) Comment donc prétendez-vous, au nom du roi, m'empêcher de servir le roi?

LE COMTE. Chacun entend le service du roi à sa manière. Vous avez méconnu la sainteté de sa cause en commettant des excès, des cruautés sans exemple. J'ai fait honneur à ceux qui ont signé votre mandat en écoutant vos ouvertures, et, maintenant que je les ai entendues, je les repousse. La guerre que vous faites est un prétexte au pillage et aux vengeances personnelles. (Murmures des insurgés. Le comte élève la voix.) Elle me répugne, et je la condamne. Passez votre chemin. Quand un chef royaliste digne de ce nom paraîtra devant moi, je verrai à m'entendre avec lui, si je le puis sans trahir le mandat qui m'est confié. (Murmures des insurgés.)

MACHEBALLE, (irrité.) Par le saint ciboire! je ne sais pas comment je vous laisse dire tant de sacriléges! (Il met la main sur ses pistolets. Un de ses hommes passe devant lui, et le repousse en arrière en lui disant tout bas: «Assez! tais-toi. Laisse-moi faire!» Cet homme ôte son chapeau. La Korigane s'écrie: «Saint-Gueltas!» Louise, qui s'est élancée vers son père menacé, recule avec effroi. Roxane laisse aussi échapper une exclamation.)

SAINT-GUELTAS. Saint-Gueltas, marquis de la Roche-Brûlée. Il paraît que mon nom effraye les dames; mais vous, monsieur le comte, peut-être me ferez-vous l'honneur de m'agréer comme le chef sérieux d'une force considérable,... à moins que vous ne me jugiez indigne aussi de servir le roi? C'est possible, si vous proscrivez la peine de mort! Moi, j'avoue que je n'ai pas encore découvert le moyen de faire la guerre sans exposer sa vie et sans compromettre celle des autres.

MACHEBALLE. Bien parlé! (Il explique tout bas les paroles de Saint-Gueltas à quelques paysans bretons qui approchent.)

LE COMTE. Je sais, monsieur le marquis, le respect qui est dû à votre bravoure, à votre dévouement et à votre habileté; mais vos sarcasmes ne m'empêcheront pas de réprouver les atrocités de vos triomphes. Vous avez pu être débordé...

SAINT-GUELTAS, (baissant la voix et s'approchant de lui et des femmes.) Débordé! comment ne pas l'être dans une guerre de partisans comme celle que nous faisons? Nous manquons de chefs, monsieur le comte, et je ne puis être partout; mais nous commençons à nous organiser. Suivez le bon exemple, donnez-le à ceux qui hésitent encore, et nos paysans deviendront des soldats soumis à une discipline; c'est le devoir de tout bon royaliste et de tout brave gentilhomme.

LE COMTE. Devant de si sages paroles, je ne puis que regretter vivement les engagements que j'ai pris...

MACHEBALLE, bas, à Saint-Gueltas. Il vous refuse aussi?

SAINT-GUELTAS, (bas, à Mâcheballe.) Prenez patience. Je vous réponds de l'emmener! (Haut, au comte.) Puis-je au moins adresser mes offres aux personnes libres qui vous entourent? (Allant à Raboisson.) Voici un ami qui ne me reniera peut-être pas?

RABOISSON, (lui serrant la main.) Non certes; mais tu sers les prêtres, marquis, et, moi...

SAINT-GUELTAS. Je sais, je sais! (Il fait un signe à Mâcheballe, qui se retire au fond du salon et jusque dans la pièce du fond avec les Vendéens.) Mon cher baron, tu peux être tranquille. Je ne suis pas plus bigot que toi. Je n'ai pas changé! Nous nous servons du mysticisme des paysans; mais que les gens sages nous secondent, et nous remettrons à leur place MM. les ambitieux et les démagogues de la soutane.

RABOISSON, (bas.) Bien... Alors, je grille de te suivre, car je m'ennuie ici considérablement; mais comment faire?

LE CHEVALIER, (bas, à Saint-Gueltas.) Moi aussi, monsieur le marquis, je brûle de vous suivre; mais nous sommes ici en quelque sorte prisonniers sur parole.

SAINT-GUELTAS. C'est bien simple. Allez ce soir à Puy-la-Guerche, et laissez-vous faire prisonniers par moi.

LE CHEVALIER. Il vaudrait mieux vaincre les scrupules de M. de Sauvières et nous emmener tous ensemble.

RABOISSON. Oh! vous ne les vaincrez pas, ses scrupules!

LE CHEVALIER. A moins que sa fille ne nous aide! Elle pense bien, et elle a de l'ascendant sur lui.

SAINT-GUELTAS. Sa fille?... (Regardant Marie, qui est plus près de lui que Louise.) Est-ce cette aimable et douce figure, qui ressemble à un sourire de soleil dans la tempête?

RABOISSON. Non. Celle-ci est mademoiselle Hoche, une orpheline sans nom et sans avoir, recueillie par la famille. Elle pense mal, mais elle agit bien.

SAINT-GUELTAS. Qui est celui-ci? (Il montre Stock, qui s'est approché de lui avec hésitation.)

RABOISSON. Un sous-officier des gardes suisses échappé au massacre,... M. Stock!

SAINT-GUELTAS, (à Stock.) Ah!... Et comment avez-vous fait, monsieur Stock, pour survivre à la journée du 10 août?

STOCK, (accent étranger prononcé.) J'étais en garnison avec mon bataillon sur la Loire.

SAINT-GUELTAS. Je veux le croire; mais que faites-vous ici quand votre place est marquée depuis longtemps dans les rangs de ceux qui vengent la mort de vos frères?

STOCK, (avec dignité.) Je vous attendais, monsieur.

SAINT-GUELTAS, (lui tendant la main.) Voilà une belle et bonne réponse, monsieur Stock. Je vous enrôle, vous commanderez un détachement. (A Raboisson montrant la Tessonnière.) Et celui-ci?

RABOISSON, (bas.) Le plus grand poltron de la terre. Je te défie de le faire marcher.

SAINT-GUELTAS. Nous allons bien voir. (A la Tessonnière.) Monsieur est certainement des nôtres?

LA TESSONNIÈRE. Oh! moi, je suis trop vieux pour guerroyer.

SAINT-GUELTAS. Pas plus âgé que M. Stock?

LA TESSONNIÈRE. Ma religion me défend de verser le sang.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, monsieur, vous êtes un serviteur inutile ici. Je vais vous employer, moi!

LA TESSONNIÈRE. A quoi donc, s'il vous plaît?

SAINT-GUELTAS. J'ai promis, en échange de plusieurs de mes braves tombés dans les mains des bleus, de rendre un nombre égal de transfuges de la République. Le nombre n'y est pas, vous le compléterez.

LA TESSONNIÈRE. Vous voulez me faire passer...? C'est m'envoyer à la guillotine!

SAINT-GUELTAS. C'est vous envoyer au ciel. Choisissez, ou de verser le sang des scélérats, ou de donner le vôtre à la bonne cause.

LA TESSONNIÈRE, (éperdu.) Je me battrai, monsieur, j'aime mieux me battre! (Raboisson rit.)

LE COMTE. Je ne sais si la chose est plaisante, mais je la trouve arbitraire et cruelle. Quels que soient les pouvoirs de M. le marquis, je proteste contre toute contrainte exercée dans ma maison.

LOUISE, (animée.) Je m'y oppose aussi! Monsieur est notre parent, le plus ancien de nos amis. Il est âgé, infirme. Brave ou non, je le respecte et je l'aime. Personne ne lui fera violence ou injure tant qu'il me restera un souffle de vie!

ROXANE, (bas, à Louise.) Le fait est qu'il agit ici un peu cavalièrement, le héros!

SAINT-GUELTAS, (allant à Louise, la regarde avec insolence et menace; tout à coup il se radoucit, et, avec une émotion toute sensuelle, il lui prend et lui baise la main.) La beauté d'un ange et la fierté d'une reine! Je vous rends les armes, mademoiselle de Sauvières! Attachez votre mouchoir à mon bras en guise d'écharpe, je me regarderai comme votre chevalier, et je sortirai d'ici sans emmener ceux que vous voulez garder.

LOUISE. Vous me faites des conditions, monsieur? J'ai ouï dire que les chevaliers n'en faisaient point aux dames.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, exaucez une prière, ne refusez pas de me donner un brassard; c'est un encouragement dû à un homme qui sera peut-être mort dans deux heures; car je me bats, moi, de ma personne et corps à corps, tous les jours et deux fois plutôt qu'une. Voyons, un bon regard, une douce parole, un gage fraternel que j'emporterais au combat et qui serait sans doute bientôt rougi de mon sang... Que craignez-vous donc en me l'accordant? Ce n'est ni votre coeur ni votre main que je vous demande. Est-ce qu'un homme dans ma position peut songer à enchaîner le sort d'une femme? Nous ne nous marions plus, nous autres! nous n'avons plus ni intérêts domestiques, ni joies de famille; nous sommes des martyrs. Une femme de coeur comme vous doit nous comprendre, nous estimer et nous plaindre, et, quand nous ne lui demandons qu'une larme ou un sourire a-t-elle le droit de détourner les yeux avec terreur... ou dédain?

LOUISE, (émue.) Eh bien, monsieur, voici mon gage! (Saint-Gueltas s'agenouille pendant qu'elle le lui attache au bras.) Voyez-y la preuve de mon enthousiasme pour la foi de mes pères, dont vous êtes le champion. Il faut que cet enthousiasme soit immense pour me faire oublier que vos victoires ont été souillées par des crimes!

SAINT-GUELTAS, (bas, en se relevant.) Aimez-moi, adorable enfant, et je deviendrai miséricordieux! (Il s'éloigne.)

LA KORIGANE, (bas, à Louise stupéfaite et comme éperdue.) Ah! il vous a regardée... il vous a parlé bas... Et voilà que vous l'aimez?

LOUISE. Taisez-vous, laissez-moi!

LA KORIGANE, (jalouse.) Je vous dis que vous l'aimez, demoiselle. Ce sera tant pis pour vous, ça! (Louise se réfugie auprès de sa tante.)

RABOISSON, (à Saint-Gueltas.) La belle Louise n'a pas demandé grâce pour nous; j'espère que tu ne renonces pas à nous tirer d'ici?

SAINT-GUELTAS, (bas.) La belle Louise vient de condamner son père à nous suivre sur l'heure.

RABOISSON. Comment ça?

SAINT-GUELTAS. Parce que, pour emmener l'une, il me faut emmener l'autre. Comprends-tu?

RABOISSON. J'ai peur de comprendre! Es tu déjà épris de mademoiselle de Sauvières?

SAINT-GUELTAS. Comme un fou!

RABOISSON. Allons donc!

SAINT-GUELTAS. Quoi d'étonnant? L'amour naît d'un regard, et un regard, c'est la durée d'un éclair.

RABOISSON. Diable! tu as dit que tu ne te mariais pas, et pour cause! Mais cette fille est pure, son père est mon ami, et elle est fiancée à un jeune cousin...

SAINT-GUELTAS. Un cousin, c'est de rigueur. On le fera oublier!

RABOISSON. Il défendra ses droits.

SAINT-GUELTAS. Les armes à la main? Eh bien, on le tuera. Allons au plus pressé! (Il va au comte.) Monsieur de Sauvières, votre adorable fille m'a donné une bonne leçon. Je suis devenu un sauvage dans cette guerre sauvage; il faut pardonner à la rudesse de mes manières. Ces messieurs (montrant Stock, le chevalier et Raboisson) m'ont déjà fait grâce; ils viennent avec moi de leur plein gré.

LE COMTE. Alors, c'est de leur plein gré qu'ils me rangent sur la liste des traîtres et m'envoient à la mort?

RABOISSON. Nous prendrons de telles précautions, que vous ne serez pas compromis.

LE CHEVALIER. Moi, je rougis de ce que vient de dire M. de Sauvières!

LE COMTE. Monsieur...

LE CHEVALIER. Oui, monsieur, je ne comprends pas que vous persistiez dans votre fidélité à l'infâme République!

LE COMTE. L'infâme République?... Elle a guillotiné vos frères, je le sais; mais des hommes plus humains vous ont permis de trouver chez moi un refuge; c'est donc à des républicains que vous devez la vie. Il ne fallait pas accepter cela, car à présent vous ne pouvez pas l'oublier.

SAINT-GUELTAS, (bas, à Raboisson, pendant que le comte et le chevalier discutent vivement.) Trop de principes! cet homme-là n'est bon à rien.

RABOISSON. Laissons-le, emmène-nous de force.

SAINT-GUELTAS. Je ne veux ni ne peux le laisser! mes gens s'impatientent...

MACHEBALLE, (qui s'est approché, à Saint-Gueltas.) Eh bien, mille tonnerres du diable! ça va-t-il bientôt finir, tout ça?

SAINT-GUELTAS. Il faut employer les grands moyens. Nos camarades arrivent-ils?

MACHEBALLE. Ils sont là, dans la cour.

SAINT-GUELTAS. Qu'ils montent l'escalier! et n'oublie pas l'homme habillé de toile.

MACHEBALLE. N'ayez peur! (Il sort.)

ROXANE, (approchant de Saint-Gueltas.) Mon frère est un trembleur, ma nièce une enfant qui s'est fait prier pour un simple mouchoir! Moi, je vous broderai une écharpe de satin blanc avec des fleurs de lis en or.

SAINT-GUELTAS. De l'or sur nos vêtements? Il en faudrait bien plutôt dans nos caisses, madame!

ROXANE. Je suis demoiselle, monsieur!

SAINT-GUELTAS. Alors, pardon! Vous ne pouvez rien pour nous.

ROXANE. Si fait! je suis majeure!

SAINT-GUELTAS, (ironique.) Vraiment? Je ne l'aurais pas cru!

ROXANE, (à part.) Allons, il est charmant! (Haut.) J'ai dans une petite bourse deux mille écus en or au service du roi.

SAINT-GUELTAS. Ce serait de quoi donner des sabots à nos gens qui vont pieds nus dans les épines.

ROXANE. Pauvres gens! je cours vous chercher mon offrande. (Elle sort en faisant signe à Marie, qui la suit.)

SAINT-GUELTAS, (à Raboisson, qui a entendu leur colloque.) Elle a des économies?...

RABOISSON. Et le coeur sensible!

SAINT-GUELTAS. Bien, ma bonne femme! tu viendras avec nous, alors!

MÉZIÈRES, (bas, au comte.) Ils arrivent par centaines, monsieur! Il en vient de tous les côtés sans qu'on les ait vus approcher; c'est comme s'ils sortaient de dessous terre.

LE COMTE. Pourvu qu'ils ne pénètrent pas dans la cour du donjon!

MÉZIÈRES. Il n'y a pas de risque. J'ai mis ces pauvres bourgeois sous clef, et ils se tiennent cois. Ils ont grand'peur.

LE COMTE, (regardant vers la salle du fond et voyant entrer de nouveaux groupes.) Les insurgés entrent jusqu'ici?

MÉZIÈRES. Ils n'ont pas l'air de menacer, mais ils ne demandent pas la permission. Et puis il y a les gens de la paroisse qui se rassemblent autour des murailles et qui ont l'air de vouloir s'insurger aussi.

LE COMTE, (allant à Saint-Gueltas et lui montrant la salle du fond, d'un ton de reproche.) Ceci a l'air d'une invasion, monsieur le marquis; je n'ai pas coutume de recevoir si nombreuse compagnie dans les appartements réservés aux dames.

SAINT-GUELTAS, (qui a été vers l'autre salle.) Ce sont des amis, de chauds amis, monsieur le comte. Ils viennent d'emporter le bourg du Jardier, et ils rejoignent ici leurs chefs afin de prendre les ordres pour ce soir.

LE COMTE. Les ordres... c'est d'attaquer ce soir Puy-la-Guerche?

SAINT-GUELTAS. Que vous comptez défendre? Libre à vous, monsieur le comte! Si vous voulez rejoindre votre poste, un mot de moi va vous ouvrir loyalement les rangs de ceux que vous acceptez pour ennemis; mais, avant de prendre une détermination aussi grave, réfléchissez encore un instant, je vous en supplie!

LE COMTE, (haut.) Et vous attendiez l'arrivée de ces nombreux témoins pour donner plus d'importance à ma réponse?

SAINT-GUELTAS. Je ne le nie pas, monsieur le comte; le temps des ambiguïtés de langage et de conduite est passé. Il y a un an et plus que nous préparons tout pour une guerre en règle, à laquelle la guerre de partisans a servi jusqu'ici de préambule. Elle éclate maintenant sur tous les points de la Vendée. Jusqu'ici, l'argent nous a suffi pour nous organiser. Ceux qui combattent comme moi y ont jeté leur fortune entière avec leur vie. Ceux des gentilshommes qui n'ont pas voulu payer de leur personne nous ont donné une année de leur revenu.

LE COMTE, (élevant la voix.) Moi, monsieur, j'en ai donné deux, et je l'ai fait volontairement.

SAINT-GUELTAS. Personne ne l'ignore, et c'est cette noble libéralité qui rend votre position fausse et impossible à soutenir. Vous ne pouvez payer les frais de la guerre contre vous-même. D'ailleurs, ces généreux sacrifices, ces utiles secours, ne suffisent plus. Il faut des bras à la sainte cause, des bras nouveaux et des coeurs éprouvés. Il faut des soldats, il faut des officiers surtout. Vous avez servi, vous avez des talents militaires; vous êtes encore jeune et robuste, vous disposez d'anciens vassaux aujourd'hui vos métayers et vos serviteurs dévoués, lesquels, nous le savons, ne demandent qu'à marcher sous vos ordres. Écoutez! écoutez-les qui vous réclament. (On entend au dehors des clameurs et des cris de «Vive le roi!») Le moment est donc venu. Nous voici sur vos terres avec une apparence d'invasion qui vous délie de vos promesses à la bourgeoisie. Nous ouvrons nos rangs avec respect pour vous faire place. Entrez-y, c'est aujourd'hui qu'il le faut ou jamais!

LE COMTE, (entraîné, faisant un pas.) Eh bien... (Il s'arrête en trouvant Mâcheballe devant lui.)

MACHEBALLE, (faisant assaut de popularité avec Saint-Gueltas et voulant se targuer d'avoir décidé le comte.) Oui, Sacrebleu! c'est aujourd'hui! ça n'est pas demain! Il y a assez longtemps que les nobles font trimer nos sabots pour ménager leurs escarpins, et le sang que nous avons perdu l'an passé, il l'ont regardé benoîtement couler sans se déranger de leurs chasses, galanteries et ripailles! On a assez de ça! Croyez-vous qu'on va se battre toute la vie comme des chiens pour rétablir vos priviléges? Non, par la peau du diable! on n'a plus qu'un intérêt, qui est aussi bien le vôtre que celui du paysan. C'est que la monarchie soit rétablie avec l'abolition des dîmes, de la milice, des tailles, et qu'on nous rende nos couvents, nos bons prêtres et nos fêtes. On s'était tous réconciliés en 89. Faut y revenir! Faut que le seigneur fasse ce qui est le bien du paysan, et, puisque le paysan veut venger son roi et son Dieu, faut que le noble se batte comme nous autres, que ceux qui sont en retard se dépêchent et fassent sonner le tocsin de leurs paroisses, ou bien on le sonnera nous-mêmes, et on mettra le feu aux maisons des feugnans; ça y est-il, vous autres! (Cris et clameurs des insurgés qui envahissent le salon. Saint-Gueltas va vers eux avec une autorité irrésistible et les fait reculer.)

LE COMTE, (avec énergie.) Devant les menaces, vous comprenez, monsieur le marquis, que je dis non, non, trois fois non! Je mets les femmes de ma maison sous la sauvegarde de votre honneur, et je vais à Puy-la-Guerche! (Aux insurgés.) Arrêtez-moi, si vous l'osez!

SAINT-GUELTAS. Personne ne l'osera... Mais un moment encore... Quelqu'un veut vous parler. (Aux insurgés.) Silence! (Bas, à Mâcheballe.) L'homme en toile!

MACHEBALLE. Le voilà! (Il fait sortir du groupe derrière lui un jeune paysan breton habillé de toile bise de la tête aux pieds, les cheveux longs, l'air doux, étonné.)

LA KORIGANE, (s'écriant.) Tiens, Cadio! (Cadio jette un regard indifférent sur elle et présente au comte une quenouille ornée de rubans roses.)

LE COMTE, surpris. Que me voulez-vous?

CADIO, (simplement.) Moi, monsieur? Rien! on m'a dit de vous donner cette chose-là, je vous la donne.

RABOISSON, (voulant prendre la quenouille.) Tu t'es trompé, mon ami, c'est pour ces dames!

CADIO, (défendant la quenouille.) Non pas, non pas! On m'a dit: «Donne la quenouille à ce monsieur;» je fais ce qu'on m'a commandé.

LE COMTE, (prenant la quenouille.) Qui vous a commandé cela?

CADIO, (montrant Sapience, qui s'est mis à la tête du groupe. Il est habillé en paysan.) Dame, c'est lui! je ne le connais pas plus que les autres.

LE COMTE, (à Sapience.) Approche donc, misérable, que je te brise ton présent sur la figure!

SAINT-GUELTAS, (le retenant et riant sous cape.) Arrêtez, monsieur, c'est notre...

SAPIENCE, (l'air inspiré et emphatique.) Inutile de le dire, M. le comte voit bien que je tends la joue!

LE COMTE, (le regardant avec surprise.) Un paysan... le fouet en bandoulière, le sac à farine sur l'épaule... J'y suis! c'est le signe de ralliement adopté par des hommes dont le ministère de paix et de charité s'accorde mal avec de pareilles provocations! Je respecte votre caractère, monsieur, et c'est à ceux qui emploient un personnage inviolable pour m'adresser le plus sanglant outrage que je renvoie le reproche de lâcheté. Est-ce vous, monsieur le marquis de la Roche-Brûlée?

SAINT-GUELTAS. Non, monsieur, je vous aurais présenté le défi moi-même. C'est le conseil de l'armée catholique qui, malgré moi, a chargé M. le... M. Sapience, nous l'appelons ainsi, de vous offrir, en cas de refus...

LE COMTE (montrant Cadio.) Et celui-ci... est-ce aussi un ministre?...

SAPIENCE. Non; c'est un pauvre idiot que nous avons ramassé sur les chemins et qui ne sait ce qu'il fait. Ne lui en veuillez pas. Aucun de nous ne se fût senti le courage d'infliger en personne un châtiment aussi cruel à un homme jusqu'ici respectable et pur; mais les ordres étaient formels, et je devais obéir à mon évêque.

LE COMTE. Quel évêque? Son nom!

SAPIENCE. Monseigneur l'évêque d'Agra.

RABOISSON, (bas, à Saint-Gueltas.) Qu'est-ce que c'est que ça? un évêque de ta façon?

SAINT-GUELTAS, (bas.) Ça fait très-bien. Silence! (Au comte qui tient toujours la quenouille.) Eh bien, vous la gardez, monsieur le comte? C'est trop d'héroïsme et de fierté!

LOUISE, (tremblant de colère.) Oh! oui, mon père, c'est trop!

LE COMTE, (vaincu par l'élan de sa fille.) Je devrais pousser jusque-là le respect de ma parole; mais ce serait rompre avec ma religion, et Dieu me délie! (Il place la quenouille dans une panoplie au-dessus de la cheminée et s'adresse à Louise.) Nous laisserons cela ici, ma fille, et, si Henri revient, il verra l'humiliation que j'ai subie avant de me décider à rompre vos fiançailles. Il sert la République, lui, et il la sert de bonne foi. Il apprendra qu'il n'y a plus d'accord possible entre les partis; on l'a dit ici tout à l'heure, il n'y a plus d'avenir, plus de repos, plus de liens de coeur, plus de famille! Ah! Louise! que vas-tu devenir, mon enfant!

LOUISE. Vous partez, mon père? (Montrant les insurgés.) Avec eux?

LE COMTE, (à Saint-Gueltas.) Oui, me voilà. Laissez-moi m'occuper d'un refuge pour ma famille.

LOUISE. Je vous suivrai, ma place est auprès de vous!

SAINT-GUELTAS, (avec un cri de joie.) Vive mademoiselle de Sauvières! (Tous crient en agitant leurs chapeaux. Cadio reste isolé et regarde Louise sans crier.)

MACHEBALLE, (le secouant.) Crie donc aussi, sauvage!

SAPIENCE, (à Mâcheballe.) Laissez-le donc, c'est un fou! (Ils vont au fond et parlent avec les autres.)

LA KORIGANE, (à Cadio, qui regarde toujours Louise.) Eh bien, Cadio? Cadio! est-ce que tu ne me reconnais pas?

CADIO. Toi? Si bien!

LA KORIGANE. Et voilà tout ce que tu me dis? Tu ne t'es donc pas fait prêtre?

CADIO, (sortant comme d'un rêve.) Ah! oui, bonjour! (Il s'en va.)

LA KORIGANE. Il a l'esprit tout à fait dérangé! Pauvre Cadio!

SAINT-GUELTAS, (aux fond, aux insurgés.) Allons, mes gars, gagnez les bois, je vous suis. (Montrant le comte et ses amis.) Nous vous suivons tous! Je vous l'avais bien dit, que personne ne resterait céans! Non, personne en Vendée ne se croisera plus les bras quand Dieu et le roi commandent.

TOUS, (criant.) Vive le roi et Saint-Gueltas!

SAINT-GUELTAS. Non, non: vive le roi et Sauvières!

TOUS, (sortent en criant.) Vive Sauvières et Saint-Gueltas! (Le chevalier, électrisé, sort avec eux. Stock fait de même.)

SAINT-GUELTAS, (à Mâcheballe resté le dernier.) Monte la tête aux gens de la paroisse! Il ne faut pas que Sauvières se ravise!

MACHEBALLE. N'ayez peur! on leur z'y chauffera le sang! (Il sort.)


SCÈNE VIII.--SAINT-GUELTAS, LE COMTE, LA TESSONNIÈRE, RABOISSON. (On entend encore au dehors les cris de «Vive Sauvières et Saint-Gueltas!»)

SAINT-GUELTAS, (à Louise.) Vous l'entendez, nos deux noms ne font plus qu'un seul cri de guerre. (Au comte.) Vous feriez bien, monsieur le comte, de vous montrer à notre campement. Vos cheveux blancs et la présence de mademoiselle de Sauvières enflammeraient l'ardeur de nos gens. C'est de l'enthousiasme, c'est du prestige qu'il faut à ces âmes simples!

LE COMTE. Monsieur le marquis, vous n'obtiendrez pas que je me porte avec vous à l'attaque de Puy-la-Guerche. C'est assez d'abandonner cette malheureuse ville, je ne vous la livrerai pas. Vous avez ma parole. Dites-moi en quel lieu et quel jour j'aurai à vous rejoindre après que vous aurez fait ce coup de main.

SAINT-GUELTAS. Ce ne sera pas long, nous ne gardons pas les pays conquis; nous portons la terreur et le châtiment de ville en ville. Ce soir, nous surprenons Puy-la-Guerche; demain, nous serons à Buzanays.

LE COMTE. J'y serai aussi.

SAINT-GUELTAS. Il faudrait vous mettre en route sur-le-champ... autrement, les républicains viendront s'opposer à votre départ.

LE COMTE, (tristement.) C'est-à-dire à ma fuite! Je fuirai, monsieur, et sans tarder!

SAINT-GUELTAS, (bas, à Louise.) Vous ne craignez pas que votre père ne revienne sur sa décision? Elle lui coûte beaucoup!

LOUISE. Vous avez sa parole... et la mienne! A demain, monsieur!

SAINT-GUELTAS, (tendrement.) A demain! (à part) ou à tout à l'heure!

LE COMTE, (le saluant.) Au revoir, monsieur le marquis!

SAINT-GUELTAS. Au revoir, monsieur le comte! (Il le salue profondément, regarde Louise avec passion, baise le brassard et se retire en faisant signe à Raboisson, qui le suit.)

LE COMTE, (à Mézières.) Fais tout préparer pour le départ. Il faut que nous soyons hors d'ici dans une heure. (Mézières sort.)

LA TESSONNIÈRE. Dans une heure! vous n'aurez pas le temps d'emporter vos meubles. Songez donc que les républicains viendront piller ici dès qu'ils sauront la folie que nous faisons!

LE COMTE. Ils feront peut-être pis!--Ah! ma fille! dis adieu à ton berceau!

LOUISE. Je suis résignée à tout, mon père! J'ai tout prévu; et pardonnez-moi la fièvre de joie que je ressens. Enfin vous voilà rendu à vous-même! (Elle l'embrasse.) Nous ne ferons plus qu'une âme et un coeur...

LE COMTE. Et Henri!... tu ne songes pas à lui?

LOUISE. Votre exemple le décidera. En apprenant vos dangers, il accourra pour vous couvrir de son corps... S'il ne le faisait pas, je le mépriserais!... Ah! c'est Dieu qui le veut, allez! Partons, partons! je vais donner des ordres.

LA TESSONNIÈRE. Songez à une voiture... On me permettra bien de marcher avec les femmes... pour les défendre?

LOUISE. Je monterai à cheval, mon ami; vous, vous irez en voiture avec ma tante.

ROXANE, (entrant.) Où donc?

LOUISE. A la guerre! Réjouissez-vous, nous servons le roi! nous nous sommes déclarés, nous partons!

ROXANE. Ah! vive-Dieu! embrassez-moi, mon frère! Oui, oui! la guerre, le mouvement, la poudre, le danger, le triomphe! Vous serez généralissime en Vendée, et maréchal de France quand le roi sera proclamé.

LE COMTE. Tâchez de garder vos illusions, ma soeur, et de ne pas perdre la tête au premier revers!

ROXANE. Bah! le courage n'est pas nécessaire quand tant de braves gens en ont à notre place! La France entière va se lever. Toute l'Europe est avec nous. Dans un mois, dans six semaines peut-être, le jeune roi sera aux Tuileries,--et nous aussi.--Quand partons-nous?

LE COMTE. Sachons d'abord où vous irez. En Bretagne, on est redevenu tranquille...

LA TESSONNIÈRE. Ah! on est tranquille par là?

ROXANE. Mais je ne veux pas être tranquille, moi! Je veux me battre, je serai Jeanne d'Arc, et Saint-Gueltas sera mon Dunois, mon aide de camp.

LE COMTE. Prenez garde que Saint-Gueltas ne devienne trop votre général, ma soeur, et songez à gagner Guérande, où nous avons des parents.

ROXANE, (Mézières rentre.) Guérande? Soit! C'est une bonne ville, une place de guerre imprenable, où tout le monde pense bien. On se voit beaucoup; Louise, il faudra emporter de la toilette.

LE COMTE. N'emportez rien. Vos femmes vous rejoindront avec vos effets. Vous partez sans bruit dans cinq minutes.

ROXANE. Dans cinq minutes! faite comme me voilà!

LE COMTE. Croyez-vous aller à une partie de plaisir?

ROXANE. Mais...

LE COMTE. Il le faut, et je le veux!

ROXANE. Allons! pour le roi, je suis prête à tous les sacrifices. Je sortirai en robe d'indienne!

LE COMTE, (bas.) Prenez de l'argent. (A la Tessonnière, qui reste comme hébété.) Allons, préparez-vous, mon ami! (Roxane sort.)

LA TESSONNIÈRE. Oui, oui, certainement! mais... où coucherons-nous ce soir?

LE COMTE. Où vous pourrez. Vous gagnerez vite le pays insurgé. Mézières saura vous diriger.

LA TESSONNIÈRE. Mais souper! où soupera-t-on?

LE COMTE. Nulle part; vous achèterez du pain en courant.

LA TESSONNIÈRE. Oh! mon Dieu, c'est le martyre, je le vois bien!

LOUISE. Allons, allons, du courage, mon ami!

LA TESSONNIÈRE, (sortant.) C'est le martyre, je vous dis que c'est le martyre! (Il sort.)

LE COMTE. Toi, Louise...

LOUISE. Moi, je ne vous quitte pas.

LE COMTE. Tu le veux! Aurais-je du courage en te voyant partager mes souffrances?

LOUISE. Je ne souffrirai de rien, pourvu que je ne vous quitte pas.

LE COMTE. Ah! si Henri était là!... Mais je ne puis te confier à ma soeur et à la Tessonnière; ce sont deux enfants!... (A Mézières, qui entre.) Tout est prêt?

MÉZIÈRES. Oui, monsieur le comte, mais je crains qu'aucun de nous ne soit libre d'aller où vous le souhaitez.

LE COMTE. Comment cela?

MÉZIÈRES. Vos paysans sont comme des septembriseurs! Ils veulent marcher à Puy-la-Guerche; ils disent que vous n'irez pas ailleurs aujourd'hui.

LE COMTE. En vérité? Ils sont fous! Mais qui vient là? (Il fait signe à Louise, qui rentre dans son appartement.)


SCÈNE IX.--Les Mêmes, le Moreau, entrant; MÉZIÈRES, sortant.

LE MOREAU. C'est moi, monsieur! D'où vient que, depuis une heure, nous sommes retenus prisonniers dans la cour de votre donjon?

LE COMTE. C'était pour votre sûreté, messieurs. Ignorez-vous ce qui se passe?

LE MOREAU. J'ignore ce qui s'est passé entre les brigands et vous; mais je sais que, quand ils sont entrés ils n'étaient qu'une vingtaine, et qu'avec vos gens vous pouviez les écraser. Vous les avez laissés se réunir chez vous, et ils en sont sortis en criant: «Vive Sauvières et Saint-Gueltas!»

LE COMTE, (blessé.) Que ne leur imposiez-vous silence, vous?

LE MOREAU. Entouré de gens à demi morts de peur, certain d'être trahi par vous, que pouvais-je faire?

LE COMTE. Trahi? Vous ai-je livré?

LE MOREAU. Alors, expliquez-vous, monsieur; je ne me contenterai pas de réponses évasives.

LE COMTE. Vous le prenez bien haut, monsieur; vous oubliez...

LE MOREAU. Je n'oublie pas que je suis chez vous, et que vous pouvez me faire jeter par les fenêtres comme faisaient vos bons aïeux quand les petits gens de ma sorte se permettaient de raisonner. Ce n'est pas Rebec et ses pareils qui me défendraient, ils sont cachés sous les bottes de paille de vos greniers; mais, quoi qu'il arrive, je ferai mon devoir; il me faut la vérité, et je vous somme de me la dire.

LE COMTE, (irrité.) Vous me sommez... (Devant la courageuse attitude de Le Moreau, il se trouble et il se tord les mains en silence.)

LE MOREAU. Eh bien, monsieur?

LE COMTE. Eh bien!... il est vrai, je me sépare de vous.

LE MOREAU. Au moment du danger?

LE COMTE. Le danger est égal de part et d'autre, et, d'ailleurs...

LE MOREAU. Ne répliquez pas, monsieur, la vérité vous écrase. Ah! la noblesse! voilà comme toujours la récompense de nos alliances avec elle, de notre confiance dans ses protestations de civisme, de notre engouement imbécile pour ses détestables séductions! C'est ainsi que, spéculant sur notre candeur, elle nous berne et nous crache au visage! Ah! bourgeois, pauvres dupes, pauvres sots que nous sommes! nous méritons bien ce qui nous arrive. Ceci servira de leçon à quelques-uns, j'espère; mais ceux de nous qui vous eussent épargnés vont devenir atroces d'indignation et de vengeance: ce sera vous qui l'aurez voulu, messieurs les traîtres! Malheur à vous! nous accepterons le règne de la terreur plutôt que votre amitié perfide. Pour ma part, je sors d'ici en secouant la poussière de mes pieds, comme d'un lieu maudit où le canon républicain fera bien de ne pas laisser pierre sur pierre. (Il sort.)

LE COMTE. Insolent!... non, honnête homme! O mon Dieu! qu'ai-je fait? et où m'entraîne le point d'honneur? (On entend des cris et le tocsin.) Que se passe-t-il? le tocsin, sans mon ordre? (Un coup de fusil très près. Louise entre, venant de l'intérieur. Elle est en costume d'amazone.) Louise, qu'est-ce que cela?

LOUISE. Je ne sais pas. (Elle va à la fenêtre.)

LE COMTE, (l'en retirant convulsivement). Ne reste pas là, va-t'en! (Il va pour sortir.--Le Moreau, sanglant, blessé à la figure, paraît au fond de la seconde salle; il élève son chapeau en l'air et crie: «Vive la nation!» et «Vive la République!» Un second coup de fusil, partant de l'escalier, l'atteint en pleine poitrine. Il tombe mort sur le seuil. On entend crier sur l'escalier: «A bas le municipal!»)

LE COMTE. Ah! les misérables! (Il s'élance, l'épée à la main, sur ses paysans qui paraissent au fond, armés de fusils et de faux. Mézières se précipite à sa rencontre et le force à reculer en le couvrant de son corps.)

MÉZIÈRES. Arrêtez! ils sont furieux, ils ne se connaissent plus! (Louise aussi s'est élancée au-devant des paysans, qui s'arrêtent devant elle.)

LOUISE, (aux paysans, montrant le cadavre de Le Moreau.) Malheureux que vous êtes! Cent contre un! c'est odieux! c'est lâche!

LE COMTE, (exaspéré.) Assassins! vous êtes des assassins! (Les paysans s'arrêtent consternés, quelques-uns emportent Le Moreau.) Ah! ma fille, voilà ce que c'est que la guerre civile! et tu la désirais! (Il tombe sur un siége, suffoqué.)

LOUISE. Mon père, il faut s'y jeter pour contenir ceux qui déshonorent la cause! C'est le devoir, vous le voyez bien!

LE COMTE, (se relevant avec énergie.) Oui, contenir et châtier! (Aux paysans.) Qui a fait cela? qui a assassiné chez moi?

PLUSIEURS PAYSANS. C'est pas moi!--Ni moi!--Ni moi!

LE COMTE, (à Tirefeuille qui paraît, le fusil à la main.) Est-ce toi, coquin?

TIREFEUILLE, (farouche.) Oui, c'est moi! Après?

LE COMTE. Et qui encore?

TIREFEUILLE, (montrant un camarade.) Y a lui, La Mouche; on a tiré chacun son fusil. On n'est pas dans les maladroits.

LE COMTE, (le prenant au collet avec vigueur.) A moi, vous autres! Honnêtes gens, qui n'avez pu empêcher cette infamie, prenez-moi ces deux brutes et jetez-les au cachot. Je les abandonne à la vengeance de nos ennemis! (Les paysans font un mouvement pour obéir et s'arrêtent. Mézières tient Tirefeuille en respect.)

UN PAYSAN. Oui... mais... dites donc, monsieur le comte, faut pourtant savoir si vous êtes pour ou contre nous!

LE COMTE. Je suis votre capitaine et je vous mène à la guerre pour le roi et la religion.

TOUS. Vive notre capitaine, et en route!

TIREFEUILLE et LA MOUCHE. Oui, oui, en route, et tout de suite!

LE COMTE, (les montrant aux autres paysans.) Ces deux hommes au cachot d'abord, ou, devant vous, je me brûle la cervelle!

LES PAYSANS. Oh!... pourquoi ça?

UN PAYSAN. Oui, pourquoi, monsieur le comte?

LE COMTE, (exalté.) Parce que, si je ne suis pas obéi, je vais faire avec vous une guerre de démons, et non une guerre de chrétiens! J'aime mieux mourir que de vous conduire à la damnation éternelle!

LE PAYSAN. Il a raison... oui, oui... c'est vrai, ça!

TOUS. Oui, oui, vive Sauvières!

LE PAYSAN. Vive la religion! au cachot les assassins!

TOUS, (s'emparant de Tirefeuille et de La Mouche.) Au cachot! Vive Sauvières et la religion! (Ils sortent.)

MÉZIÈRES. Tout est prêt, monsieur le comte; il faut monter à cheval. Je vais vous habiller.

LE COMTE, (à Louise, qui s'est jetée dans ses bras.) Ah! Louise, quel commencement et quel présage! Le seuil de ma maison est souillé du sang innocent; j'ai mérité de le franchir pour la dernière fois! (Il sort par l'intérieur, Mézières le suit.)


SCÈNE X.--LOUISE, MARIE, entrant.

LOUISE, (se jetant dans ses bras.) Ah! où étais-tu? Chère Marie, je suis brisée!

MARIE. Je sais tout, je me suis hâtée de faire vos préparatifs et les miens.

LOUISE. Les tiens? Tu retournes dans ta famille?

MARIE. Quand vous avez besoin de moi? A quoi songez-vous, Louise?

LOUISE. Vraiment? Ah! brave fille!... Mais c'est impossible, tu n'es royaliste ni par situation ni par croyance. Tu ne peux pas renier tes parents, ton milieu, ton opinion pour venir partager nos périls, nos revers peut-être!

MARIE. Ma famille, qui se réduit à une vieille tante et à un frère infirme, a vécu du travail que votre amitié m'a procuré chez vous. Une petite pension vient de leur être accordée à la considération d'un cousin que nous avons sous les drapeaux et qui sert bien la République. Moi, je suis libre, je n'ai besoin de rien, et je vous servirai mieux qu'une femme de chambre, si dévouée qu'elle soit.

LOUISE. Toi, me servir?...

MARIE. Oui, moi, car ce ne sont plus seulement des soins matériels qu'il vous faut; c'est une amitié à l'épreuve de tout, c'est du courage pour soutenir le vôtre, c'est en un mot ce que l'on ne peut ni exiger ni obtenir pour de l'argent, mais ce qu'on doit accepter d'un coeur reconnaissant, sous peine de l'offenser en doutant de lui!

LOUISE. Ah! chère amie, viens, alors! oui, avec toi je serai capable de tout supporter! Ah! que j'ai besoin de toi! Mon âme est déjà éperdue, je tremble d'avoir mal conseillé mon père;... mais il est trop tard, il faut partir ou l'abandonner à la vengeance des républicains. (A la Korigane, qui entre.) Eh bien, ma tante? est-elle prête?

LA KORIGANE. Elle est déjà en voiture avec le vieux monsieur, et votre cheval est en bas, qui s'impatiente.

LOUISE, (regardant à la fenêtre.) Mais ce n'est pas là mon cheval.

LA KORIGANE. Celui qui le tient vous en a trouvé un meilleur.

LOUISE. Celui qui le tient? qui donc?

LA KORIGANE. C'est Saint-Gueltas, pardi! ne faites donc pas semblant...

MARIE, (à Louise, bas.) Ne répondez pas à cette folle. Je monterai votre cheval. Acceptez celui qu'on vous offre, puisqu'il est meilleur.

LOUISE, (à la Korigane.) Dites à mon père que je l'attends en bas. (Elle sort avec Marie.)

LA KORIGANE. Oui, oui, marche! Où le cheval ira, il faudra que tu ailles, et où Saint-Gueltas te conduit, il faudra bien que ton père te suive! Il a gagné son pari, Saint-Gueltas! La fille lui plaît. Et moi... il ne m'a pas seulement regardée!... Qu'est-ce que je vais devenir à présent? Voyons, si je peux retrouver Cadio! (Elle sort.)




DEUXIÈME PARTIE


Fin de l'été, 1793.--La salle à manger du château de Sauvières. La grande porte du fond est ouverte sur le parc, dont la grille porte cette inscription: PROPRIÉTÉ NATIONALE.


SCÈNE PREMIÈRE.--REBEC est attablé avec MOUCHON et CHAILLAC; MADELON et JAVOTTE, servantes de Rebec les servent. Flambeaux allumés, il fait nuit dehors. La table est richement servie.

MOUCHON. Brrr!... La nuit est noire... et pas chaude, savez-vous?

REBEC, (avec dignité.) Javotte, allumez la cheminée! Madelon, fermez les portes.

CHAILLAC, (d'un ton impératif et militaire.) Allumez ce que vous voudrez, mais ne fermez rien. Dans ma position, la surveillance est de rigueur.

REBEC. Vous avez raison, commandant! Buvons pour nous réchauffer. Avec ce bon vin-là, on ne craint pas les surprises. Ça vous enflamme le coeur... J'ai envie de chanter!

CHAILLAC. Chantez, monsieur le gardien du séquestre, chantez! Chantez-nous la prise de la Bastille.

REBEC. Justement, c'était mon idée! (Il chante sur l'air O ma tendre musette.)

O jour immémorable 2

Où nous devions périr,

Sans un trait admirable

Fait pour nous secourir!

Des fastes de l'histoire

Tu seras l'ornement.

France, chante victoire.

En cet heureux moment.

(Les deux autres reprennent le refrain.)

Éli, rempli de zèle,

Brave officier français!

La couronne immortelle

Est due à ton succès.

Au bout de ton épée

Conserve cet écrit

Qui fait ta renommée

Que chacun applaudit.


Cette affreuse Bastille

N'existe déjà plus.

D'ardeur chacun pétille...

Permettez,... j'oublie!

Fuis, honteux esclavage...

Note 2: (retour) Chanson textuelle, historique.

MOUCHON, (bâillant.) Ah bah! compère, tu t'embrouilles et tu chantes faux! Et puis la prise de la Bastille, c'est vieux! On a dépassé tout ça!

CHAILLAC. Permettez, permettez, citoyen Mouchon. Dépasser la prise de la Bastille n'est pas aisé. Il n'y a rien de si grand dans l'histoire!

MOUCHON. Je ne veux pas vous dire non, vous en étiez.

REBEC. Oui, il en était, lui, et je porte la santé d'Harmodius Chaillac, ci-devant vainqueur de la Bastille!

CHAILLAC. Comment ci-devant? ci-devant vous-même!

REBEC. Pardonnez, j'ai la langue un peu épaisse. Je dis le brave Chaillac, vainqueur de la ci-devant Bastille et commandant actuel de l'héroïque garde nationale de Puy-la-Guerche, élu sur le champ de bataille, il y a quatre mois, en remplacement du traître Sauvières, passé à l'ennemi. En voilà, des titres de gloire!

CHAILLAC, (trinquant.) Merci; à la vôtre! Mais la modestie me force à dire que la défense de Puy-la-Guerche n'est pas un fait d'armes comparable à la prise de la Bastille, et que, si M. Sauvières, le ci-devant comte, ne se fût interposé entre nous et les royalistes...

MOUCHON, aviné. Et moi, je vous dis... je vous dis que si! La Bastille, c'était la Bastille. Y avait du monde, y avait tout Paris pour prendre ça, tandis que notre ville, nous n'étions pas seulement deux cents hommes armés contre des mille et des mille brigands!

CHAILLAC. Vous n'en savez rien. Vous n'y étiez pas!

MOUCHON. Je n'y étais pas, je n'y étais pas... Ça vous plaît à dire!

REBEC. Allons, compère Mouchon, faut pas tergiverser; nous n'y étions pas!

CHAILLAC. Vous étiez ici avec bien d'autres, et vous vous cachiez!

REBEC. Comme des imbéciles que nous sommes,--que nous étions! pensant que le Sauvières était pour nous, tandis que l'oppresseur nous tenait dans les fers et nous livrait aux sicaires royalistes.

CHAILLAC. Il ne faut rien exagérer, c'est inutile. Le citoyen Sauvières n'était pas oppresseur, et il ne vous a pas livrés, puisqu'on vous a retrouvés ici sains et saufs le lendemain de la chasse que nous avons donnée à l'avant garde de Saint-Gueltas!

MOUCHON. Grande action, action sublime, commandant Chaillac, et qui burine votre nom au frontispice de la renommée!

CHAILLAC. Oui, oui, vous me flattez pour que je ne vous reproche pas votre couardise! Si vous aviez eu un peu de coeur au ventre, ce jour-là, on n'aurait pas massacré sous vos yeux ce malheureux Le Moreau.

REBEC. Commandant, les portes étaient fermées entre nous et ce forfait exécrable.

CHAILLAC. Il fallait les enfoncer! Celles de la Bastille étaient plus solides! Pauvre municipal! un homme de coeur, celui-là, et qui parlait bien!

REBEC. Un peu emphatique.

MOUCHON. Ah! il était empha... Comment dites-vous?

REBEC. Je maintiens le mot, il s'écoutait parler, c'était son défaut! Il aura fait des phrases au vieux Sauvières,--ça l'aura ennuyé...

CHAILLAC. Qu'est-ce que vous dites donc? Vous donneriez à penser que Sauvières a ordonné sa mort?

REBEC. Dame! est-ce que les aristocrates ne sont pas capables de tout?

CHAILLAC. Vous ne savez pas ce que vous dites! On a trouvé les deux assassins enchaînés dans le cachot de la tour neuve avec cet écriteau: «Sauvières abandonne ces deux criminels au châtiment qu'ils méritent.»

REBEC. Très-bien! mais vous n'en avez fait fusiller qu'un; l'autre, un certain Tirefeuille, un coquin fini, a réussi à s'évader... Et quand on pense qu'un scélérat comme ça rôde peut-être encore dans les environs! Vous m'avouerez que ce n'est pas rassurant, la vie que nous menons ici, Mouchon et moi.

CHAILLAC. Vous voilà bien malades d'être préposés à la garde de ce château! Vous y faites chère lie, car on n'a pas mis les scellés sur la cave, à ce que je vois.

REBEC. Ni sur la volaille, heureusement! Encore un peu de ce tokay? il est gentil!

CHAILLAC. Non, j'en ai assez. Je suis triste. Il me semble que je vois le sang de Le Moreau sur le pavé... et jusque sur la nappe!

REBEC. Sacredieu! taisez-vous donc, commandant! Ça fait frémir, des paroles comme ça! Ah! oui, vous avez le vin triste, vous! (Il se lève.)

MOUCHON, (qui écoute.) Chut!

CHAILLAC. Quoi donc?

MOUCHON. Vous n'avez rien entendu?

REBEC. Si fait, j'entends!

CHAILLAC. Qu'est-ce que vous entendez?

MADELON, (qui est au fond.) C'est comme des cris et des gémissements!

JAVOTTE. Eh non! c'est comme des cris de joie au loin.

CHAILLAC, (au fond.) Êtes-vous bêtes! C'est une trompette à la porte du donjon. (Aux servantes.) Courez ouvrir! m'entendez-vous?

REBEC. Mais un instant, un instant! Si c'est les brigands de Saint-Gueltas qui reviennent se venger! Vous n'avez pas avec vous la moindre escorte, et ici nous ne pouvons pas compter sur les habitants.

CHAILLAC, (écoutant.) Soyez donc tranquille! C'est une sommation militaire en règle, et les brigands ne procèdent pas comme ça. Allons! c'est de la troupe, recevons-la fraternellement. Suivez-moi. (Aux servantes.) Éclairez-nous! (Il sort avec Mouchon et Madelon.)


SCÈNE II.--REBEC et JAVOTTE.

REBEC. Moi, je ne suis pas un héros du 14 juillet, ce n'est pas mon état. Ma mie Javotte, donne-moi la clef.

JAVOTTE. La clef de la cache? Je ne l'ai pas.

REBEC. Si fait, je te l'ai confiée ce matin pour balayer. Donne donc! (Javotte cherche dans ses poches.) Voyons, tu n'as pas balayé?

JAVOTTE. Si fait, si fait; mais je vous ai rendu la clef, vrai, d'honneur!

REBEC, (se fouillant.) Tu as raison, la voilà! Elle est si petite... Javotte, fais le guet par là, et, si c'est des amis qui arrivent, avertis-moi.

JAVOTTE. Vous allez encore vous enfermer pour rien, je parie! Depuis que je vous ai découvert cette grande cache dans le mur, vous y entrez pour une mouche qui vole.

REBEC, qui a essayé la clef. Eh bien, mais dis donc! je ne peux pas ouvrir!

JAVOTTE. Vous avez emmêlé la serrure à force de l'essayer.

REBEC. Mais non! Vois! C'est comme si on l'avait fermée en dedans!

JAVOTTE, (riant.) Dame! c'est peut-être quelqu'un du dehors qui la connaissait avant vous et qui s'en sert contre vous... Quelque brigand!

REBEC, (effrayé, reculant.) Tirefeuille peut-être! l'assassin de...

JAVOTTE, (qui a été au fond.) Allons, cachez vos peurs! C'est des beaux soldats républicains qui arrivent. Tenez! quand je vous dis! en voilà un superbe.

REBEC. Un officier? Il veut prendre mes ordres sans doute. Retire-toi, Javotte, c'est des affaires d'État.


SCÈNE III.--HENRI DE SAUVIÈRES, REBEC.

REBEC, (à part.) Joli garçon, tout jeune! Qu'est-ce qu'il a à regarder comme ça partout? Il a l'air timide, rassurons-le. (Haut.) Salut et fraternité, général!

HENRI, (d'un ton résolu.) Lieutenant, s'il vous plaît! c'est assez pour deux ans de service.

REBEC. Ah! mon Dieu! M. Henri!

HENRI. Tiens, Rebec! Comment cela va-t-il, mon vieux?

REBEC. Bien, monsieur le comte; et vous-même?

HENRI. Pourquoi m'appelles-tu comme ça? Mon oncle est vivant, Dieu merci! As-tu de ses nouvelles, toi?

REBEC. Oh! vous en avez bien aussi? On a dû vous dire à la ville qu'il était vainqueur sur toute la ligne, au bord de la Loire.

HENRI. Vainqueur? C'est comme ça que vous êtes renseignés? L'armée vendéenne est en pleine déroute...

REBEC. Pourtant elle avance toujours!

HENRI. Parce qu'elle ne peut pas reculer.

REBEC. Ah! dame! c'est possible. Moi, je ne sais rien de ce qui se passe. Je reste ici pour...

HENRI. Au fait, pour quoi es-tu ici?

REBEC. Hélas! monsieur Henri, vous savez, le séquestre!

HENRI. Ah oui! tu es préposé...

REBEC. On m'a forcé d'accepter cet emploi-là. Ça fait grand tort à mon établissement dans la ville, et ça me dérange fort de mes petites affaires.

HENRI. Je te croyais adjoint à la municipalité.

REBEC. J'ai donné ma démission, le poste était périlleux.

HENRI. Et tu n'es pas précisément un foudre de guerre, toi, je me souviens...

REBEC. Et puis le dévouement me commandait de rester ici.

HENRI. Le dévouement à la République?

REBEC. A votre famille surtout. Un gardien fidèle...

HENRI. Surtout est de trop. On ne t'en demande pas tant. Fais ton devoir et ne t'occupe pas du reste.

REBEC. Ah! alors... vous, vous êtes avec nous? tout à fait? sans arrière-pensée?

HENRI. Comment sans arrière-pensée? Tu demandes ça à un officier de cavalerie de l'armée républicaine?

REBEC. Ah! vous êtes dans la cavalerie? Et votre régiment?

HENRI. Partie ici, partie à Puy-la-Guerche.

REBEC. Enfin! enfin! vous voilà arrivés pour nous défendre et nous protéger? Dieu soit loué! Et c'est ça l'uniforme?

HENRI. Dame, il n'est pas cossu. Nous ne sommes pas des gens de cour, la République n'est pas riche, nous nous contentons de ce qu'elle donne.

REBEC. Oh! vous êtes un vrai patriote, vous, un bon! Ça réjouit le coeur de vous entendre parler comme ça.--Alors... vous avez rompu avec votre ci-devant famille?

HENRI, (riant.) Ma ci-devant... Es-tu fou? ma famille est toujours ma famille.

REBEC. Pardon! j'allais trop loin... Il y a comme ça des idées... et des intérêts qu'on ne peut pas oublier, n'est-ce pas? C'est trop juste, c'est trop juste.

HENRI. Dis donc, toi! tu as l'air de me soumettre à un interrogatoire? Es-tu chargé de ça?

REBEC. Oh! par exemple! moi, vous trahir? moi qui vous aime tant! moi qui vous ai vu tout petit et qui vous mettais sur mon bidet, du temps que je venais ici acheter vos laines? Étiez-vous content de taper ma bête avec vos petits talons! Et mademoiselle Louise que vous vouliez prendre en croupe... et qui avait peur!

HENRI. Pauvre Louise! elle a bien d'autres sujets de frayeur à présent!

REBEC. Mais... vous savez qu'elle est devenue intrépide! Elle ne quitte pas son père, c'est une des héroïnes de l'armée catholique.

HENRI, (soupirant.) On me l'a dit.

REBEC. Ça n'avance pas vos affaires pour le mariage?

HENRI. Ça les met à néant, comme tu penses.

REBEC. Ça ne vous chagrine pas plus que ça?

HENRI, (brusquement.) Eh bien, à quoi cela m'avancerait-il, de m'en chagriner?

REBEC. C'était pourtant un beau parti! fille unique! et vous qui n'avez rien!

HENRI. Justement, c'est là ce qui me console un peu.

REBEC. Ah bah?

HENRI. Tout ça n'empêche pas que je voudrais avoir de leurs nouvelles, à mes pauvres parents. Voyons, comment ne sais-tu rien, toi qui te prétends si dévoué à la famille?

REBEC. C'est que... on n'ose pas trop faire de questions dans ce temps de suspicion et de crainte; on risque d'avoir l'air de s'intéresser...

HENRI. Qu'est devenue mademoiselle Hoche?

REBEC. Partie avec ces dames.

HENRI. Pour l'armée catholique? elle?

REBEC. C'est comme je vous le dis.

HENRI. Par dévouement, alors? Généreuse fille! Est-elle toujours jolie?

REBEC. Ah! du présent je ne peux rien vous dire. Elle était plus jolie que jamais quand elle a suivi mademoiselle Louise. Savez-vous qu'à elles deux, elles auraient été la fleur du pays sans ces maudites guerres? Est-ce que vous n'étiez pas un peu amoureux de l'une et de l'autre?

HENRI. Quelles sottes questions me fais-tu; au lieu de me donner des renseignements sérieux?

REBEC. Dame! quand on ne sait pas! Mais il y a l'ancien homme d'affaires de votre oncle, il est resté au pays, et, si vous voulez le voir...

HENRI. Oui! cours me le chercher... Non, n'y va pas. Je le verrai comme par hasard. Il ne faut pas le compromettre.

REBEC. Ah! tenez, avouez, monsieur Henri, que la République est bien soupçonneuse, et qu'il est bien difficile d'oublier...--Mais qui sait? tout va si drôlement aujourd'hui!... Et, après tout, des fils de famille enrôlés malgré eux, comme vous par exemple, pourraient bien, s'ils le voulaient, ramener l'ancien temps, qui n'était pas si mauvais qu'on veut bien le dire! Hein, ai-je tort?

HENRI. Mon ami Rebec, je vois que tu n'as pas changé.

REBEC. Il faut bien plier sous les circonstances; mais, au fond, monsieur Henri, je suis toujours aussi bien pensant... et aussi...

HENRI. Et aussi bête que par le passé.

REBEC. Plaît-il?

HENRI. Tu as très-bien entendu, mon cher, et tu es stupide de croire qu'un ci-devant noble ne peut pas servir fidèlement son pays.

REBEC. Je ne dis pas ça! au contraire! Je vois bien que vous détestez le mensonge, et, entre nous, monsieur votre oncle a manqué à son devoir en trahissant lâchement...

HENRI. Tais-toi! Ne répète jamais ce mot-là devant moi, si tu tiens à tes deux oreilles. Mon oncle a cru obéir à sa conscience. Il s'est trompé, mais comme se trompe un galant homme, en se sacrifiant. Il savait que la Vendée n'aboutirait qu'à un gâchis et à un désastre. Il s'y fera tuer et laissera quand même une mémoire pure. Moi, je me ferai éventrer aussi pour dompter la révolte, et peut-être recevrai-je mon affaire de la main d'un de mes paysans ou d'un des vieux domestiques qui m'ont porté dans leurs bras et fait manger la bouillie! ou bien ce sera le prêtre qui m'a fait faire ma première communion, qui me cassera la mâchoire, ou encore... mon oncle lui-même, le plus doux, le plus tendre, le meilleur des hommes! C'est comme ça, à ce qu'il paraît, la guerre civile. C'est très-gentil! mais, quand on y est, on y est, et, quand on va au feu, ce n'est pas pour recevoir des pommes cuites. Là-dessus, va te coucher, Rebec, car je perds mon temps à te faire comprendre ce que tu ne comprendras jamais.

REBEC. Me coucher, non! Je vais vous reconduire.

HENRI. Nous couchons ici, nous, le capitaine et le détachement, si ça ne te contrarie pas.

REBEC. Ah! mon Dieu, vous ne me disiez pas ça! Je cours donner des ordres...

HENRI. C'est fait, nos fourriers n'ont pas besoin de toi pour installer leur monde.

REBEC. Mais... votre capitaine, où couchera-t-il? Toutes les chambres sont sous le scellé, excepté...

HENRI. Excepté celle que tu t'es réservée? Le capitaine la prendra; où est-elle?

REBEC. Celle-ci... à côté.

HENRI. L'appartement de ma tante Roxane? C'était le meilleur. Tu n'as pas mal choisi, camarade!

REBEC. Monsieur Henri, c'est à cause des odeurs! Cette chambre embaume et je suis fou des odeurs.

HENRI. Pauvre tante! elle couche peut-être maintenant dans une étable.

REBEC. Vous ferai-je apporter à souper?

HENRI. Non, nous avons mangé à Puy-la-Guerche.

REBEC, (allant à la table.) Vous prendrez bien au moins un verre de tokay? Voyons, sans cérémonie?

HENRI. Tu es trop bon! tu fais les honneurs de chez nous avec une grâce...

REBEC. Et, sans être trop curieux, qu'est-ce que vous venez donc faire ici?

HENRI. Ça ne me regarde pas. On commande, j'obéis; mais je suppose qu'on veut mettre garnison dans un château qui pourrait servir de point de ralliement et de refuge aux rebelles.

REBEC. Il y a trois mois qu'on aurait dû le faire! On vit ici dans les transes, et, si les brigands avaient voulu... Ah! la République est bien négligente!

HENRI. Oui! elle te loge dans un château fortifié, elle t'y donne les clefs d'une cave exquise, un lit de dentelle et de duvet, et elle oublie de t'attribuer une garde d'honneur pour que tu puisses y dormir tranquille; c'est impardonnable!

REBEC. Vous vous moquez de moi?

HENRI. Ça se pourrait bien. Allons, va préparer cette chambre parfumée pour mon capitaine. Il n'a pas volé un bon gîte et une bonne nuit, celui-là!

REBEC. Eh bien, et vous?

HENRI. Je dormirai sur une chaise. Je suis ici en pays conquis; mais je respecte le passé, moi, et je ne l'oublierai pas en me gobergeant dans le lit de mon oncle...

REBEC. Mais votre ancienne chambre!

HENRI. Assez de politesses, tu m'ennuies. Va enlever tes draps et tes nippes. Dépêchons-nous!

REBEC. On y va, on y va, lieutenant; ne vous impatientez pas.

HENRI, à un cavalier qui entre avec la valise du capitaine. Va faire le lit, camarade. Par ici. Tu sortiras de l'autre côté. (Rebec sort, suivi du soldat.)


SCÈNE IV.--HENRI, le capitaine RAVAUD.

LE CAPITAINE, (homme distingué, à la figure douce.) Eh bien, mon jeune lieutenant, comment va ce pauvre coeur ému?

HENRI. Bien, mon capitaine. Je n'ai reçu ici aucune mauvaise nouvelle de ma famille. Espérons que mon oncle mettra en temps utile les femmes en sûreté; quant à lui et à ses amis, ils font comme nous, ils courent les chances de la guerre.

LE CAPITAINE. Sommes-nous seuls? J'ai quelque chose à vous dire.

HENRI, (allant fermer la porte de côté.) Oui, Capitaine; à présent, vous pouvez parler.

LE CAPITAINE, (s'asseyant.) Voyons, Henri, nous allons entrer en campagne et faire des choses terribles, je le crains!

HENRI. Vous plaisantez, capitaine, les choses terribles ne vous font pas peur.

LE CAPITAINE. Je vous demande pardon. La guerre civile entraîne des rigueurs que vous ne prévoyez pas, et, d'après les ordres que nos généraux reçoivent, je m'attends à tout. On veut en finir brusquement et sans retour avec la Vendée, et, pour les exaltés qui nous gouvernent à présent, tous les moyens sont bons. La Convention trouve les procès trop longs à instruire. Elle nous défendra peut-être de faire des prisonniers. Si elle entre dans cette voie, Dieu sait où elle s'arrêtera. Vous sentirez-vous la force d'aller jusqu'au bout?

HENRI. Est-ce une épreuve, mon capitaine? M'avez-vous amené ici, de préférence aux jeunes officiers mes camarades, pour voir si, en présence du manoir où j'ai passé mon enfance et où tout me rappelle les plus chers souvenirs de ma vie, je sentirai faiblir mon patriotisme?

LE CAPITAINE. Oui, mon cher enfant, je l'ai fait à dessein, non pour surprendre les secrets tourments de votre conscience, mais pour vous dire: Jamais homme de coeur n'a été mis à une épreuve plus cruelle. Certains devoirs dépassent les forces morales les mieux trempées, et ceux qu'on va vous imposer répugnent à la nature autant qu'à l'humanité. Vous allez peut-être vous trouver en face de vos parents, de vos amis...

HENRI. C'est possible, c'est prévu!

LE CAPITAINE. Avez-vous prévu la malédiction de votre famille, l'indignation de votre caste... et celle d'une personne... Vous étiez fiancé, m'avez-vous dit, à une parente...

HENRI. Ne parlons pas de ça, mon capitaine; ce serait le côté faible de la place. J'avais pour la petite cousine une amitié... c'était peut-être déjà de l'amour; mais elle n'en pouvait avoir pour moi: c'était une enfant, et Dieu sait que, depuis l'insurrection elle, doit me mépriser de tout son coeur!

LE CAPITAINE. Elle vous pardonnerait si... Voyons! admettons toutes les probabilités: que diriez-vous si j'avais sur moi, en ce moment, l'ordre de brûler le château de Sauvières?

HENRI, (se levant.) Cet ordre... l'avez-vous, capitaine? Oui, je le vois! vous l'avez.

LE CAPITAINE. Et vous devez commander l'exécution du mandat. On le veut ainsi.

HENRI. Diable! c'est dur.

LE CAPITAINE. Et cruel! j'en suis révolté. Écoutez, Henri, écoutez-moi bien. Je crois être un brave soldat et un honnête homme. Vous m'avez vu souriant en face de la mort. Eh bien, il y a un courage que je n'ai pas, c'est celui de faire des choses atroces. On l'exige de moi,--je suis résolu à désobéir.

HENRI. Vous?

LE CAPITAINE. Oui, car j'ai l'ordre aussi de brûler les chaumières et les forêts, de détruire les récoltes, de dévaster les champs, d'affamer le pays, de réduire les habitants au désespoir, et cela, dans tout le pays insurgé, sans pitié pour les enfants, les vieillards et les femmes.--Oui, c'est ainsi! On nous donne des généraux ineptes qui n'ont jamais vu le feu. Le civil s'arroge le droit de contrôler le civisme du militaire. Un démagogue ceint d'une écharpe renverse les plans d'un officier expérimenté. Le premier venu parmi ces brutes féroces a le pouvoir de mener de braves soldats à la boucherie, et, faisant le vil métier d'espion, il dénonce comme traître quiconque ose le contredire. Votre nom vous rend suspect à un de ces lâches, et c'est lui qui, à Puy-la-Guerche, m'a donné l'ordre exécrable de vous amener ici.--Et nous nous soumettrions à de pareils ordres? nous, des soldats français, des hommes, des philosophes! Non, quant à moi, jamais! Le jour où un commissaire du gouvernement viendra me dire que je suis suspect d'indulgence, je briserai mon épée et lui en jetterai les morceaux à la figure! (Henri est absorbé, la tête dans ses mains. Un silence.)

HENRI, (se levant.) Et après ça?

LE CAPITAINE. C'est la proscription ou la guillotine. J'en prendrai mon parti comme tant d'autres.

HENRI. La guillotine tranche les têtes, elle ne tranche pas les questions.

LE CAPITAINE. Elle délivre de la vie celui que l'on veut forcer à faire le mal.

HENRI. En le prenant comme ça, c'est un suicide, alors?

LE CAPITAINE. Je l'accepte.

HENRI. Un suicide est une lâcheté.

LE CAPITAINE, (tressaillant.) Une lâcheté?

HENRI. Oui, mon capitaine, toujours! Je ne suis pas un grand raisonneur, moi; mais on m'a appris ça ici dès mon enfance. L'homme qui se tue donne sa démission et se déclare inutile. On m'a dit aussi qu'un homme représentait toujours une force quelconque, et qu'il n'avait pas le droit de la supprimer, parce qu'il ne la tient pas de lui-même: c'est Dieu qui la lui a confiée. Il faut donc choisir entre ce qui est bien et ce qui est mal. Si la Révolution est un mal, il faut l'abandonner et se jeter résolûment dans le parti contraire.

LE CAPITAINE. Le parti royaliste? Jamais quant à moi! Il m'inspire des répugnances invincibles.

HENRI. Concluez, alors.

LE CAPITAINE. Je ne puis... Aucun parti ne représente plus pour moi la France. Elle est perdue, souillée. La vie me fait horreur à présent!

HENRI. La vie est rude, mon capitaine, c'est vrai; mais, moi, à vingt-deux ans, je ne peux pas dire comme vous que tout est perdu. Ça ne m'entre pas dans la tête, une idée pareille! Si la France est égarée et souillée, nous serions bien fous ou bien paresseux d'aller demander au bourreau la fin de nos incertitudes, et de donner à cette France criminelle le plaisir de commettre un crime de plus. S'il n'y a plus d'honneur en France, c'est donc que personne ne croit plus en soi-même? Eh bien, mordieu! voilà une parole que je ne puis pas dire pour mon compte, et un exemple que je ne veux pas donner.

LE CAPITAINE. Henri, tu as raison. Servir son pays ou le trahir... Dans cette extrémité, il n'y a plus de milieu possible. Eh bien, je me soumets, mon coeur saignera... j'obéirai! Mais toi, tu n'as pas été libre de choisir, le jour où la République t'a enrôlé, et tu peux... Va, je fermerai les yeux. Quitte-nous, quitte-moi, et va rejoindre ta famille; nul n'est forcé de devenir parricide.

HENRI, (ému. Merci, mon capitaine, merci!

LE CAPITAINE. Tu acceptes, mon enfant?

HENRI. Non, je refuse... Ce qui est vrai pour vous l'est aussi pour moi. Il n'y a pas deux vérités. Le jour où j'ai été enrôlé, j'étais royaliste. Je pensais comme ceux qui m'avaient élevé, comme la jeune fiancée qui m'était promise: c'est tout simple. C'est par dévouement pour eux, c'est pour leur laisser garder une apparence de civisme qui préservait leurs personnes et leurs biens que je les ai quittés avec une sorte de joie, tout en leur promettant de passer à l'ennemi aussitôt qu'ils auraient pu émigrer. Ils n'ont pas émigré. Eux aussi, ils ont manqué de logique; eux aussi, ils aimaient la France! Que voulez-vous! c'est dans le sang des Sauvières! Et moi, enfant, j'ai senti ça le jour où j'ai entendu résonner sur le pavé des villes le talon de mes premières bottes. Je me suis mis à aimer la patrie comme un fou en me voyant chargé de défendre le drapeau qui représentait son honneur et le mien à la frontière. Je n'ai pas raisonné ça, je n'ai pas eu le temps d'y réfléchir. J'ai senti mon coeur battre jusqu'à m'étouffer! Mon oncle aurait dû prévoir que ça m'arriverait, lui qui a porté les armes pour la France. Est-ce que le premier roulement du tambour qui bat la charge, est-ce que le premier coup de canon qui ébranle l'air autour de nous n'enivre pas un homme de mon âge jusqu'au délire? Allons donc! si mes parents eussent été là, ils m'eussent crié: «Marche et ne recule pas!» Eh bien, j'y suis à présent, dans la grande mêlée! Je suis patriote, j'appartiens à la Révolution, puisque j'ai donné mon sang pour elle. Elle est ma religion et mon dieu, comme mon régiment est ma famille et comme vous êtes mon confesseur. La République nous surmène? C'est possible. Égarée ou sage, ivre ou méchante, malade ou folle, elle est notre mère, et une mère n'a jamais tort quand il s'agit de la défendre. Plus tard, quand je serai vieux ou infirme, je jugerai peut-être ses actes; mais, tant que mon bras pourra soutenir un sabre, je me battrai pour elle, fallût-il écraser mon propre coeur sous les sabots de mon cheval!

LE CAPITAINE, (exalté.) Henri, embrasse-moi, généreux enfant! ta foi transporterait des montagnes! Oui, des hommes comme toi, des hommes qui croient doivent sauver la patrie. Vive la République! (Abattu.) Nous brûlerons donc...

HENRI. A quand l'exécution de votre mandat?

LE CAPITAINE. C'est pour cette nuit. Je compte procéder avec prudence. J'ai donné des ordres pour qu'il n'y eût pas une âme vivante autour de l'enceinte. Il ne faut pas exaspérer les habitants et les exposer à faire résistance. Ils succomberaient misérablement.

HENRI. Mon capitaine, je crois qu'ils nous aideraient plutôt. Tous les paysans ne sont pas royalistes, et ceux qui sont restés chez eux ne le sont peut-être pas du tout. N'importe, j'irai faire une ronde.

LE CAPITAINE. Attendez, on vient.


SCÈNE V.--LE CAPITAINE, HENRI, MOTUS.

MOTUS, (trompette de cavalerie, républicain à tous crins, très-aimé dans le régiment.) Mon capitaine, sans te commander, je t'annonce qu'on vient de prendre un espion qui essayait de se faufiler subrepticement. Faut-il lui faire son affaire?

LE CAPITAINE. Il faut d'abord savoir si c'est réellement un espion. Amène-le.

MOTUS. C'est que, sans t'offenser, mon capitaine, je ne crois pas que tu puisses lui tirer une parole du ventre. Il n'a pas l'air de comprendre ce qu'on lui dit, ou il fait semblant d'être Breton.

LE CAPITAINE, (à Henri.) Savez-vous la langue?

HENRI. Ma foi, non, pas un mot.

LE CAPITAINE, (à Motus.) Où est-il?

MOTUS. Il est là, mon capitaine. (Allant à la porte.) Allons, avance à l'ordre, l'homme à la tignasse jaune! (Cadio paraît, amené par deux cavaliers. Son habit de toile est en lambeaux. Il a une peau de chèvre sur les épaules.)

LE CAPITAINE, (bas, à Henri,) après avoir fait signe à Motus et aux deux autres cavaliers de sortir. Interrogez-le. Vous savez mieux que moi parler aux paysans.

HENRI, (à Cadio.) Est-ce que tu ne parles pas français?

CADIO, (triste et abattu.) Je parle français, latin au besoin. Du moins, j'en sais quelque peu.

HENRI. Alors, tu es prêtre ou moine?

CADIO. Non, je suis sonneur de biniou.

HENRI. Sorcier, par conséquent?

CADIO. Sorcier? Oh! Jésus, non! Je renie le diable!

HENRI. Mais tu as beau le renier, il court après toi, la nuit, dans les bois ou sur les bruyères. Il t'arrache ton chapeau et te bat avec le hautbois de ta cornemuse. Et, quand tu as prononcé certaine formule d'exorcisme, un ange t'apparaît et te dit: «Va tuer un bleu, et Satan te laissera tranquille.»

CADIO. O bon saint Cornéli! d'où savez-vous ces choses?

HENRI. Je suis sorcier aussi. Je connais les pratiques des maîtres sonneurs de tous pays. (Bas, au capitaine.) Regardez les yeux fixes et brillants de ce garçon-là; c'est un extatique.

LE CAPITAINE. Inoffensif peut-être?

HENRI. Ou des plus dangereux.

LE CAPITAINE. Tâchez de le confesser.

HENRI, (à Cadio.) Combien as-tu déjà tué de bleus pour contenter Dieu ou le diable?

CADIO. Tuer? moi? Jamais! je ne saurais pas.

HENRI. Tu avoues pourtant que ta croyance te le commande.

CADIO. Oui; mais je suis mauvais chrétien, et je n'ai pu obéir.

HENRI. Pourquoi?

CADIO. Je suis poltron.

HENRI. Tu t'en vantes? Je ne te crois pas. Ton nom?

CADIO. Cadio.

HENRI. C'est ton nom de famille?

CADIO. De famille? Je n'en ai pas.

HENRI. Tu es un champi?

CADIO. Il faut croire.

HENRI. Tu as un sobriquet?

CADIO. Carnac.

HENRI. Tu es de ce pays-là?

CADIO. Je ne sais pas. On m'a trouvé dans les géantes.

LE CAPITAINE. Qu'est-ce que ça veut dire?

CADIO. Ça veut dire les grandes pierres, pas loin de la baie de Quiberon, au pays des anciens hommes qui dressaient sur tranche des pierres plus grosses que des tours.

HENRI. Qui t'a élevé?

CADIO. Personne et tout le monde.

HENRI. Mais qui t'a enseigné le français et le latin?

CADIO. Les moines du couvent. J'allais chez eux chanter au lutrin. J'aurais voulu savoir la musique. Ils ne la savaient pas et voulaient me faire moine. Ils m'avaient déjà coupé les cheveux, et, comme je m'en allais souvent seul dans la lande pour jouer d'un méchant pipeau que je m'étais fabriqué, ils ont prétendu que je me donnais au diable. Ce n'était pas vrai; mais, à force de me le dire, ils me l'ont mis dans la tête, et le diable s'est mis à me tourmenter; je m'en suis confessé. Alors, ils m'ont fait jeûner et souffrir dans le caveau des morts. C'est pourquoi je me suis sauvé du couvent et du pays.

LE CAPITAINE. Qu'es-tu devenu, alors?

CADIO. J'ai tâché de gagner ma vie en faisant danser le monde avec mon pipeau, et j'ai passé bien des journées sans manger, afin de pouvoir m'acheter un biniou!

HENRI. Qu'as-tu à pleurer?

CADIO. Vos soldats me l'ont pris.

LE CAPITAINE, (bas, à Henri.) Il ne paraît pas se douter qu'il puisse lui arriver pire. Continuez à le questionner.

HENRI. Pourquoi as-tu quitté la Bretagne?

CADIO. Je ne pouvais plus y rester. Comme j'avais la tête rasée, on courait après moi dans les villages en m'appelant renégat. Alors, j'ai été devant moi au hasard, et, un jour, les brigands m'ont pris--du côté d'ici. Ils m'ont mis dans la main une quenouille, et ils m'ont amené dans ce château où nous voilà, en me disant: «Donne ça au vieux seigneur qui est là, devant toi.»

HENRI. A M. de Sauvières, une quenouille?

CADIO. Oui. Ça l'a fâché! Moi, je ne savais pas pourquoi; on me l'a expliqué ensuite.

HENRI. Il y a de cela trois mois?

CADIO. A peu près quatre.

HENRI. Et, comme cette offense a décidé M. de Sauvières à suivre les brigands, tu les as suivis aussi?

CADIO. Ils m'y ont obligé.

HENRI. Malgré toi?

CADIO. Malgré moi d'abord. Et puis elle m'a dit: «On ne danse plus, Cadio. Tu vas mourir de faim, reste avec nous; tu sonneras ta cornemuse à l'élévation, quand nos bons prêtres nous diront la vraie messe dans les champs.»

HENRI. Qui t'a dit cela?

CADIO. Elle!

HENRI. La demoiselle de Sauvières? (Cadio fait signe que oui.) Tu la connais? Parle-moi d'elle! Où est-elle à présent? (Cadio secoue la tête.) Tu ne sais pas, ou tu ne veux pas dire?

CADIO. Je ne veux pas.

HENRI. Je suis son parent et son ami.

CADIO. Ça ne se peut pas.

HENRI. Tu peux me dire au moins si elle est en lieu sûr; c'est tout ce que je désire.

CADIO. Je ne dirai rien.

HENRI. Nous diras-tu depuis combien de temps tu l'as quittée?

CADIO. Non.

HENRI. Eh bien, ne le dis pas; mais apprends-moi si son amie, mademoiselle Hoche, est toujours auprès d'elle...

CADIO. Cela ne vous regarde pas.

HENRI. Que viens-tu faire ici?

CADIO. Je ne veux pas le dire.

HENRI. Avec qui es-tu venu de l'armée catholique?

CADIO. Je ne dirai plus rien.

HENRI. Alors, tu es un espion.

CADIO. Moi? Jamais!

LE CAPITAINE. Il faut pourtant nous expliquer votre présence, ou vous allez être fusillé dans cinq minutes.

CADIO, (tombant sur ses genoux.) Fusillé, moi? Ah! bon saint Cornéli, bon saint Maxire et bon saint Loup, sauvez-moi de la mort! Me fusiller! Un prêtre au moins, un prêtre! Laissez-moi racheter ma pauvre âme!

HENRI. Tu tiens donc bien à vive?

CADIO. Hélas! ma vie est bien mauvaise. Je suis un maudit, un rebut, une famine, une guenille, vous voyez! Dieu et les saints ne veulent plus de moi; mais je ferai pénitence. Laissez-moi vivre pour me repentir!

HENRI. Parle, et on te laissera vivre.

CADIO, (se relevant.) Tuez-moi, je ne parlerai pas.

LE CAPITAINE, (qui a été appeler Motus.) Prends-moi ce gaillard-là, et quinze balles dans la poitrine. (L'arrêtant et lui parlant bas.) N'y touche pas, c'est pour voir.

MOTUS, affectant un air terrible. On est prêt, mon Capitaine!

CADIO. Une grâce, messieurs les bleus! Laissez-moi jouer un air de biniou avant de mourir! C'est ma prière, à moi!

MOTUS. Ou ton signal pour appeler les autres brigands? Dis donc, blanc-bec, on n'est pas dupe comme ça dans les bleus!

CADIO. Vous me refusez ça? Allons! la volonté de Dieu soit faite! Bandez-moi les yeux que je ne voie pas les fusils! Oh! les fusils!... Bandez-moi les yeux!

LE CAPITAINE, (à Henri.) Singulier mélange de peur et de courage! (A Motus.) Bande-lui les yeux.

CADIO, les yeux bandés, à genoux. O mon bon Dieu du ciel, me ferez-vous grâce? Je n'ai ni trahi ni menti! Je n'ai pas voulu tuer, on me tue! Prenez ma vie en expiation de ma peur! Adieu, mon biniou et les beaux airs de ma musique! adieu, les grands bois et les grandes bruyères! adieu, les étoiles de la nuit, le bruit des ruisseaux et du vent dans les feuilles! Je ne verrai plus la belle plage et les grosses pierres de Carnac, où je cueillais des gentianes bleues comme la mer!

HENRI, (au capitaine.) Artiste et poëte!

LE CAPITAINE. Hélas! oui, mais fanatique et espion!

HENRI, (à part, triste.) Au service de mon oncle probablement!

LE CAPITAINE. Voyons, essayons encore. (A Motus un signe d'intelligence. Motus arme sa carabine. Cadio frissonne et tombe la face contre terre.)

HENRI, (s'approchant de lui.) Parleras-tu? Il est temps encore.

CADIO. Parler? Jamais! Tuez-moi... Dieu m'a pardonné, je sens ça dans mon coeur, me voilà en état de grâce. Tuez-moi vite!

LE CAPITAINE, (fait signe à Motus qui se retire, et il ôte le bandeau à Cadio.) Si on te pardonnait, parlerais-tu par reconnaissance?

CADIO. Non, je ne pourrais pas; j'aime mieux mourir!

LE CAPITAINE, (bas, à Henri.) C'est un croyant, c'est un homme sous les dehors d'un enfant poltron. Je suis fâché de l'avoir vu; mais le cas est grave, et la règle est impitoyable. Faire grâce à un espion, c'est trahir son devoir.

HENRI. Certes! mais si ce n'était pas un espion? Il refuse de parler, il n'essaye pas de mentir. S'il avait été chargé par mon oncle de quelque commission étrangère à la politique?... Il a un air de sincérité qui m'épouvante!

LE CAPITAINE. Sachez la vérité, si cela est possible, et que votre conscience prononce. Dites-lui bien qui vous êtes, donnez-lui confiance, et, s'il vous en inspire, faites-le évader. Le pouvez-vous?

HENRI, (montrant la cachette.) Oui, je connais les aîtres.

LE CAPITAINE. Hâtez-vous, l'heure approche...

HENRI. J'entends, capitaine.

LE CAPITAINE sort et revient sur ses pas en tenant le biniou de Cadio, qu'il pose sur un meuble. Une idée! pour ravoir cela, il parlera peut-être. (Il sort.)

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