Cadio
SCÈNE III.--Les Mêmes, ROXANE, LA TESSONNIÈRE, lisant un journal sous le hangar.
ROXANE, (mal déguisée en paysanne, avec un reste de coquetterie.) Bonjour, citoyen Lycurgue; comment va ton commerce?
REBEC. Comme ça, comme ça, Marie-Jeanne. Les temps sont trop durs. Les moutons d'ici n'ont que la peau et les os.
ROXANE. Allons donc, coquin! Tu es de ceux qui spéculent sur la famine!
REBEC. Moi?
ROXANE. Oui, toi, j'en mettrais ma main au feu; tu as toujours su profiter du malheur des autres. Tu aurais aidé à brûler notre château, si tu n'avais pas espéré que la Vendée triompherait. A présent que tu la crois anéantie, tu regrettes bien de n'avoir pas pris ta part à la destruction de notre pauvre manoir.
REBEC. Au diable votre manoir! C'est lui qui me force à me cacher, à m'exiler de mes pénates!
ROXANE. Bah! tu auras fait danser l'anse du panier, monsieur le gardien du séquestre! et la République, qui veut tout garder pour elle, t'aura chassé! C'est la seule bonne chose qu'elle aura faite.
REBEC, (à Corny qui écoute.) Oh! elle est méchante, la vieille! (A Roxane.) Citoyenne Marie-Jeanne, vous êtes sujette aux propos séditieux. Faites attention à vous, ou je me verrai forcé de sévir et de vous faire arrêter.
ROXANE. Je t'en défie! Tu sais bien que les princes sont en France... et pas loin d'ici!
REBEC. Savoir!
ROXANE. C'est tout su. Nous sommes mieux informés que toi!
REBEC, (à part.) Si c'était vrai! (A Corny, bas.) Je m'en vas pour ne pas me quereller. Envoyez-la souvent coucher au moulin, celle-là; elle en a besoin. (Il sort, Corny le reconduit.)
SCÈNE IV.--ROXANE, LA TESSONNIÈRE, puis LOUISE.
LA TESSONNIÈRE, (qui lit son journal avec des lunettes d'or.) Qu'est-ce que vous disiez donc, que les princes...?
ROXANE. Il faut toujours dire comme cela aux trembleurs qui veulent montrer les dents.
LA TESSONNIÈRE. Vous avez tort, ma chère amie, de fâcher cet homme-là! S'il le voulait, nous ferions, vous et moi, un vilain mariage républicain sur les bateaux de Nantes!
ROXANE. Je ne lui sais aucun gré de sa discrétion. C'est la peur d'être compromis par nous qui le retient. Ah çà! qu'est-ce qu'il y a dans votre journal?
LA TESSONNIÈRE. Rien de nouveau, c'est celui que je relis depuis huit jours.
ROXANE. Vous devriez bien perdre l'habitude de lire ainsi dehors. Vous attirez l'attention...
LA TESSONNIÈRE. Et vous, vous devriez bien ne pas vous parfumer! Au diable le paysan qui a retrouvé dans les genêts et rapporté votre boîte à odeurs!
ROXANE. Voulez-vous que je sente l'écurie?
LA TESSONNIÈRE. Oui, il le faudrait. Les bleus ont le nez fin.
ROXANE. Pas du tout. Les gens qui fument n'ont pas de flair.
LOUISE, (sortant de l'étable.) Vous avez vu Rebec? Sait-il quelque chose de mon père, enfin?
ROXANE. Non, rien.
LOUISE. Mon Dieu, mon Dieu! ne rien savoir de lui depuis bientôt trois mois!
ROXANE, (bas, à la Tessonnière.) Avez-vous brûlé le numéro du journal où nous avons appris la mort de mon pauvre frère?
LA TESSONNIÈRE. Oui, oui. Je l'ai brûlé tout de suite. C'était peut-être une fausse nouvelle, d'ailleurs!
LOUISE, (avec angoisse.) Pourquoi parlez-vous bas tous les deux? Vous me cachez quelque chose, j'en suis sûre! (Elle s'empare du journal qu'on lui laisse parcourir.)
ROXANE. Ma chère enfant, sois sûre que mon frère a réussi à émigrer depuis longtemps, comme tant d'autres. Il ne peut pas t'écrire, il te perdrait. D'ailleurs, il ne sait pas où nous sommes. Prends patience, tout s'éclaircira. Surmonte tes inquiétudes et songe que les regrets et les pleurs sont des crimes aux yeux des espions qui nous entourent.
LOUISE, (rendant le journal.) Des espions? Nous serions ingrats d'y croire, ma tante. Il me semble, au contraire, que tout le monde s'entend ici pour nous préserver... Mais qui vient là-bas, sur la Loire?
ROXANE. Réjouissons-nous. C'est l'ami Cadio; il saura peut-être quelque chose, lui! (Cadio descend d'une barque qui le dépose devant la ferme et qui s'éloigne.)
LOUISE. Il est méfiant avec vous. Laissez-moi le questionner, j'irai vous dire ce qu'il m'aura appris.
ROXANE. Oui, oui, nous rentrons. D'ailleurs, le soleil d'hiver est très-mauvais. Louise, tu devrais baisser ta coiffe. Tu te gâteras le teint, ma fille, tu auras des taches de rousseur, et c'est affreux.
LOUISE. Je voudrais en avoir et vous en donner, chère tante: cela nous déguiserait mieux que nos habits de paysannes.
ROXANE. Mais songe donc que bientôt nous irons peut-être à Versailles faire notre cour au jeune roi!
LA TESSONNIÈRE, (voyant Cadio qui entre dans la ferme.) Parlez donc plus bas! ce ménétrier est très-républicain à présent. Allons, venez! Vous avez la voix trop forte, vous! (Il l'emmène.)
SCÈNE V.--LOUISE, CADIO.
LOUISE. Eh bien, Cadio, tu as été jusqu'à Guérande?
CADIO. Oui, j'ai des nouvelles de Saint-Gueltas. Il est vivant, guéri et libre.
LOUISE. Et il ne m'apporte ni ne m'envoie de nouvelles de mon père? Il n'en a donc pas? On me disait qu'il devait l'avoir emmené dans son château du Poitou. Ah! tiens, on me trompe! Mon père n'est plus! et Saint-Gueltas nous oublie!
CADIO. Saint-Gueltas n'a peut-être pas reçu vos lettres. N'arrive pas qui veut dans le pays où il est!
LOUISE. Cadio, si tu y allais, toi! elles arriveraient.
CADIO. J'irais bien peut-être, mais je n'en reviendrais pas. Les Vendéens fusillent tous ceux qui repassent la Loire, ils les traitent d'espions et de déserteurs... pour n'avoir pas à les nourrir! La famine est là-bas pire qu'à Nantes. D'ailleurs, Saint-Gueltas... je ne l'aime pas, moi!
LOUISE. Pourquoi? Il ne t'a rien fait.
CADIO. Si! Il m'a fait donner la quenouille qui a fâché votre père. J'aurai toujours ça sur le coeur.
LOUISE. Ce n'est pas lui, c'est M. Sapience.
CADIO. C'est le curé d'abord, le marquis ensuite.
LOUISE. Il l'a nié.
CADIO. Et vous croyez ce qu'il dit, vous?
LOUISE. Et toi, tu le crois capable de mentir?
CADIO. S'il n'est pas menteur, il y a bien des femmes qui mentent!
LOUISE. Comment! quelles femmes?
CADIO. Toutes celles qu'il a promis d'aimer toujours... à ce qu'elles disent, du moins.
LOUISE, (agitée.) Pourquoi ne mentiraient-elles pas?
CADIO. Alors, c'est toutes des folles et des sans-coeur de s'être données à lui sans lui faire rien promettre!--Qu'est-ce que vous avez, demoiselle? Vous voilà triste et songeuse. Vous jouerai-je un air de biniou?
LOUISE. Plus tard, mon enfant, merci.--Dis-moi encore... As-tu entendu parler des bleus?
CADIO. Oui, on ne parle que de ça à la ville.
LOUISE. Où sont-ils, à présent?
CADIO. Ils sont partout. Ils font comme les Vendéens faisaient: ils s'égaillent pour les mieux prendre.
LOUISE. Et... Henri, celui que tu aimais tant?
CADIO. Je n'ai pas pu le retrouver. Peut-être bien qu'il est avec ceux qui suivent le marquis et qui le débusquent de place en place; mais il leur échappera. Sa bande est comme un serpent qu'on coupe par morceaux et qui se rejoint toujours.
LOUISE. Hélas! pourquoi lutter encore quand l'armée est détruite?
CADIO. Peut-être que Saint-Gueltas veut vendre cher sa vie. Il y en a qui disent qu'il veut vendre cher sa soumission!
LOUISE. Tu le hais... ne parlons plus de lui.
CADIO. Soit! et laissez-moi vous parler de l'autre.
LOUISE. Non! ne me parle plus d'Henri. Je sais à présent qu'il était à la dernière affaire, celle qui nous a porté le dernier coup et qui nous a tous dispersés si misérablement. Saint-Gueltas, lui, couvrait mon père de son corps. Je l'ai vu! et que sais-je si Henri n'était pas un de ceux qui tiraient sur lui?
CADIO. Moi, je crois qu'il a été fait prisonnier, et qu'Henri l'a délivré.
LOUISE. Non, non! la crainte de passer pour un traître l'en eût empêché. Les gens qui ont tant de vertus républicaines n'ont plus de sentimens humains, sois-en sûr... Mais cela te fâche; tu es républicain, à présent!
CADIO. Non, je ne suis ni pour les uns ni pour les autres. Tous sont devenus cruels comme des bêtes sauvages, et j'aime mieux rencontrer une bande de loups dans les bois qu'un seul homme royaliste ou patriote... Mais lui... si vous lui écriviez...
LOUISE. Non, jamais! il m'a sacrifiée à son opinion. Il m'a appris qu'une femme de coeur ne doit aimer que celui dont la religion est la sienne. Je ne veux plus écrire à personne. Je supporterai le tourment de l'incertitude, je me résignerai à attendre...
CADIO. Attendre quoi? Votre parti est fini, allez! Nous voilà pour toujours en république. Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir après?
LOUISE. Eh bien, si tout est fini, si je suis orpheline, séparée des miens ou abandonnée à jamais, ruinée, proscrite, je resterai comme me voilà... Cachée par de braves gens, je travaillerai pour m'acquitter envers eux, oui, de tout mon coeur et de toutes mes forces! Ce n'est pas si difficile qu'on croit de travailler.
CADIO. Je ne peux pourtant pas, moi! et ça me paraîtrait bien dur.
LOUISE. Ce n'est pas un travail que de garder des troupeaux et de filer du chanvre ou de la laine.
CADIO. Est-ce que vous savez filer?
LOUISE. Oui; vois si ce n'est pas aussi bien qu'une autre? (Elle lui montre son fuseau.)
CADIO, (vivement.) C'est mieux.
LOUISE, (souriant.) Tu me flattes?
CADIO. Vous devriez toujours sourire comme ça.
LOUISE. Pourquoi?
CADIO. Parce que... ça montre que vous avez du courage.
LOUISE. Il en faut, j'en aurai; mais, toi, mon pauvre Cadio, que vas-tu devenir?
CADIO. Ce que j'ai toujours été: rien.
LOUISE. Ce n'est donc rien que d'être paysan? Moi, je vois à présent que c'est quelque chose.
CADIO. Je ne suis pas paysan: un paysan a de la terre ou cultive celle des autres pour en avoir un jour.
LOUISE. Cultive, travaille, et tu en auras!
CADIO. J'aime mieux ne rien avoir.
LOUISE. Que tu es singulier! Pourquoi?
CADIO. Celui qui a quelque chose veut le défendre ou l'augmenter. Ça le rend craintif ou envieux, malheureux ou méchant. Moi, je n'ai eu qu'une peur en ce monde, celle de mourir damné. Je ne l'ai plus, je suis tranquille comme me voilà.
LOUISE. Qui t'a ôté cette crainte?
CADIO. Un ou deux moments de courage que j'ai eus, et des idées... à moi tout seul! la nuit avec ses étoiles, le chant des vagues quand j'ai revu dernièrement le pays de Carnac, plus de menaces d'enfer pesant sur moi, les champs ravagés, les châteaux détruits, et surtout le couvent en ruine, où le rouge-gorge chantait la semaine passée, et où j'ai cueilli des violettes dans les fentes des tombeaux... Je regardais la croix brisée et les pierres des anciens dieux, couchées pêle-mêle, je me disais: «Tout passe, et Dieu reste!»
LOUISE, (étonnée.) Où prends-tu donc tout ce que tu dis-là, Cadio?
CADIO, (montrant son biniou.) Je ne sais pas: là peut-être.
SCÈNE VI.--Les Mêmes, CORNY, REBEC, LA TESSONNIÈRE, ROXANE, puis MOTUS, HENRI, le Délégué de la Convention, premier Secrétaire, deuxième Secrétaire, LA MÈRE CORNY, un Sous-officier.
CORNY, (accourant du dehors, suivi de Rebec.) Alerte, alerte! On voit arriver par là (il montre le chemin) des cavaliers, une voiture; on ne sait point ce que c'est! mais faut vous en aller dans les taillis, demoiselle, et bien vite!
LOUISE. Oui, mon ami; mais les autres?
CORNY, (montrant la Tessonnière et Roxane qui sortent de la maison.) Les v'là! (A la Tessonnière.) Allez-vous-en vitement mener notre fumier au pré avec Jean, par là!
LA TESSONNIÈRE. Le fumier?
REBEC, (très-ému.) Eh oui! eh oui! sauvez-vous; il n'est que temps!
LA TESSONNIÈRE. Au fumier!... Allons, va pour le fumier! (Il s'en va.)
ROXANE. Eh bien, et moi? Je ne peux pourtant pas mener le fumier?
REBEC. Au moulin! au moulin!
CORNY. Trop tard! Allez battre des pois dans la grange.
LOUISE. Elle ne saura pas. Je l'emmène, elle gardera les chèvres avec moi.
ROXANE. Dieu, quelle existence! pas un jour de sécurité!
LOUISE. Venez, venez, ma tante! (Elle l'emmène.)
CORNY. Eh bien, et toi, Cadio? Je ne te savais pas là.
CADIO. Oh! moi, je ne risque rien. Je ne suis point mal avec les bleus. Je vais seulement faire le guet derrière les buissons.
REBEC. N'ayez pas l'air de vous cacher.
CADIO. Ne craignez pas. Je connais mon affaire. (Il sort par le hangar.)
REBEC, (à Corny, regardant de la barrière.) Diable! cette fois, ce n'est pas une fausse alerte; ils viennent bien par ici.
CORNY. D'accord! mais ça va passer sur le chemin. Qu'est-ce que vous voulez que ça vienne faire chez nous?
REBEC, (qui regarde toujours.) C'est des militaires, Dieu me pardonne! Ils ne sont guère plus de cinquante. C'est l'escorte de quelque général qui va en chaise de poste bien doucement. Il faut croire qu'il est blessé.
CORNY. Les v'là, cachons-nous.
REBEC. Non pas, non pas! Mettons-nous devant la barrière, et crions: Vive la République!
CORNY. Je ne veux point crier ça!
REBEC. Eh bien, agitez votre chapeau et ouvrez la bouche, je crierai pour deux.
CORNY. Ça y est! (Il agite son chapeau, Rebec crie. Motus, à cheval, vient sur eux.)
MOTUS. C'est bien, assez crié! Écoutez ce qu'on vous dit! (A Corny qui se présente.) Sans te déranger, citoyen paysan, as-tu chez toi un charron?
CORNY. Non, citoyen militaire; mais on est tous un peu charron en campagne. (Regardant la voiture qui s'arrête devant la porte, escortée des cavaliers.) C'est donc quelque chose à rabigancher à vot' carrosse?
MOTUS. Un timon rompu dans vos satanés chemins, soit dit sans vous molester.
CORNY. Oh! avec quatre éclisses et un bon bout de corde, ça sera vitement remmanché.
MOTUS. Êtes-vous tout seul? Appelez du monde!
CORNY. Oui, oui; j'ai là mes garçons, on s'y mettra tous. (Il court vers la grange.)
LE DÉLÉGUÉ DE LA CONVENTION, (mettant la tête à la portière et parlant d'une voix âpre et impérative.) Eh bien?
MOTUS. Ça sera fait à la minute, citoyen délégué; tu peux prendre un peu de repos.
LE DÉLÉGUÉ, (descendant de voiture avec l'aide de ses deux secrétaires.) Oui, je souffre beaucoup.--Où est l'officier?
HENRI, paraissant. Le voilà.
REBEC, (à part.) Lui? Diable!
LE DÉLÉGUÉ. Commandez la halte.
HENRI. C'est fait, monsieur.
LE DÉLÉGUÉ, (à ses secrétaires.) Monsieur, toujours monsieur! Ces officiers de Kléber ne prendront jamais les manières républicaines! Quelque fils de ci-devant, je parie! Vous lui demanderez son nom, je n'y ai pas songé ce matin au départ.
REBEC, (faisant l'empressé.) Si le citoyen commissaire veut daigner entrer dans la maison du paysan...
LE DÉLÉGUÉ, (brusquement.) Non, j'ai froid! je reste au soleil. Une chaise ici.
REBEC, (courant vers la maison.) Des siéges; des siéges!... (La mère Corny et sa bru accourent avec des chaises de paille sur lesquelles elles étendent des serviettes blanches. Le délégué s'assied sans y faire attention. Les deux secrétaires puritains ôtent les serviettes avec le mépris marqué d'un vain luxe. Pendant ce temps, Rebec s'est glissé près de Henri et lui parle bas.)
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (qui observe tout, s'adressant au délégué.) Pourquoi l'officier commandant l'escorte chuchote-t-il d'un air mystérieux avec ce particulier au langage doucereux emprunté au vocabulaire des anciens laquais?
LE DÉLÉGUÉ. Faites comparaître! (Le premier secrétaire va chercher Rebec. La mère Corny s'approche du délégué avec un air riant et ouvert. Le délégué, farouche et inquiet.) Que voulez-vous?
LA MÈRE CORNY. Vous offrir un rafraîchissement, monsieur not' citoyen! un fruit, un pichet de cidre...
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Tu n'as pas de vin?
LA MÈRE CORNY. On n'en cueille point chez nous; mais on a de l'eau-de-vie... pas bien bonne.
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Apporte toujours. (Elle obéit.)
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (amenant Rebec.) Voilà le faiseur de phrases!
LE DÉLÉGUÉ, (ironique.) Daigneras-tu nous dire qui tu es, toi, avec ta face de renard?
REBEC, (se redressant et payant d'audace.) Lycurgue, municipal de cette commune.
LE DÉLÉGUÉ, (à ses secrétaires.) Interrogez-le; moi, je souffre comme un damné! (Il met la tête dans ses mains et ses coudes sur la table, que les femmes ont apportée, ainsi qu'une bouteille et des gobelets d'étain.)
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (à Rebec.) Es-tu de ce pays?
REBEC. J'y réside depuis le temps voulu, citoyen.
LE SECRÉTAIRE. Où étais-tu auparavant?
REBEC. En Vendée, près de Puy-la-Guerche, où j'avais la commission de faire brûler les châteaux des anciens nobles. J'en ai brûlé douze!
LE SECRÉTAIRE. Tu te vantes; on n'en a pas brûlé six en tout de ce côté-là. Avance ici, lieutenant.
HENRI, (sans bouger.) Vous me parlez, monsieur?
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Le citoyen délégué veut te parler. (Henri s'approche.)
LE DÉLÉGUÉ. Connais-tu cet homme, à qui tu parlais bas tout à l'heure?
HENRI. Oui, monsieur.
LE DÉLÉGUÉ. Où l'as-tu connu?
HENRI. A Puy-la-Guerche et aux environs.
LE SECRÉTAIRE. A-t-il brûlé réellement des châteaux?
HENRI. Je n'en sais rien.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Mais... attendez donc! Il y avait par là le repaire du fameux rebelle Sauvières. J'ai bonne mémoire, moi. (A Rebec.) Est-ce toi qui l'as brûlé?
REBEC, (troublé, regardant Henri. Je ne me souviens pas bien si c'est moi ou un autre...
HENRI. Tu as obéi à ta consigne. Chacun avait la sienne.
LE DÉLÉGUÉ. Tu y étais donc?
HENRI. J'y étais.
LE DÉLÉGUÉ. Qui a exécuté l'ordre de brûler Sauvières?
HENRI. C'est moi.
LE DÉLÉGUÉ. Tu te nommes?...
HENRI. Charles-Henri de Sauvières.
LE DÉLÉGUÉ. Parent du rebelle?
HENRI. Son neveu.
LE DÉLÉGUÉ. Vous étiez ennemis avant la Révolution?
HENRI. Non, monsieur. Je lui devais tout, et je chéris sa mémoire.
LE DÉLÉGUÉ. Belle action, alors! Comment n'es-tu pas capitaine?
HENRI. Je ne veux pas l'être, monsieur.
LE DÉLÉGUÉ. Pourquoi? Tu es las de servir la République?
HENRI. Non, monsieur. J'ai gagné mon épaulette en combattant l'étranger, je ne veux pas devoir un nouveau grade à la guerre civile. Si nous avons affaire ici aux Anglais, je serai fier de mériter mon avancement; mais contre des Français égarés... non! Je ne veux rien! Je vous prie de vous le rappeler.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Ta réserve est sophistique: tu n'as pas voulu de récompense pour avoir brûlé le château de ton oncle; dis cela tout bonnement.
HENRI, (indigné.) Qu'eussiez-vous fait à ma place?
LE SECRÉTAIRE. J'eusse accepté avec orgueil!
HENRI, (avec mépris.) Eh bien, tant pis pour vous! (Le secrétaire pâlit de colère. Le délégué lui fait signe de se contenir.)
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE, (à Henri.) Si le citoyen délégué est satisfait de tes réponses, nous devons en tolérer l'audace; mais tu as des renseignements à donner... (Consultant un gros cahier de notes.) Le traître Sauvières avait une fille, une soeur, des amis et des parents qui ont porté les armes, même les femmes!
HENRI. Les femmes, non. Mon oncle et le chevalier de Prémouillard ont été tués à l'affaire du Grand-Chêne. Je ne sais rien des autres.
LE DÉLÉGUÉ, (plus doux.) Étais-tu à cette affaire, jeune homme?
HENRI, triste. J'y étais.
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (l'observant.) A contre-coeur sans doute?
HENRI. Plaît-il, monsieur?
LE DÉLÉGUÉ. Est-ce à regret que tu as fait ton devoir?
HENRI. Oui, certes! mais je l'ai fait.
LE DÉLÉGUÉ. Eh bien, tu vas le faire encore et nous dire où sont réfugiés les survivants de ta famille.
HENRI. Je l'ignore absolument.
LE DÉLÉGUÉ. Tu le jures sur l'honneur?
HENRI. Je le jure sur l'honneur! J'ignore même si une seule personne de ma famille a survécu à l'écrasement de l'armée vendéenne.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Si tu le savais... si tu connaissais leur tanière, les dénoncerais-tu?
HENRI, fièrement. Monsieur, je ne vous reconnais pas le droit de m'interroger en dehors des choses qui concernent mon service. Chargé par mon colonel d'escorter le délégué de la Convention, je ferai respecter sa personne et celle de ses employés... Voilà ma consigne, je n'en ai pas d'autre.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Nous avons d'autres pouvoirs que ceux de votre colonel. Tout militaire nous doit obéissance, et nous avons le droit d'interroger toute personne suspecte.
HENRI, (avec indignation, s'adressant au délégué.) Et je suis une de ces personnes, moi?
LE DÉLÉGUÉ, (entraîné par sa franchise.) Non, mon jeune stoïcien! Tu as bien mérité de la patrie, et bon compte sera rendu de ta conduite! Tu es du bois dont on fait les généraux. Va, tu peux t'occuper de ton service. Nous avons confiance en toi. (Henri s'éloigne, Rebec veut le suivre.)
HENRI, (bas.) Ne me dis rien. Tu vois que c'est le tribunal de l'inquisition en voyage! (Ils se séparent. Henri retourne à ses cavaliers. Rebec s'esquive dans la maison. Corny et ses garçons travaillent à réparer la chaise de poste. Le postillon fait manger l'avoine à ses chevaux. Le délégué et ses deux acolytes restent autour de la table. Cadio se glisse sous le hangar et les observe.)
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (au délégué.) Par le saint couperet de la guillotine, tu faiblis!
LE DÉLÉGUÉ, (fatigué, à l'autre secrétaire.) Qu'est-ce qu'il dit, cet imbécile?
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Il dit que tu faiblis, et il a raison. Tout ce qui nous entoure ou nous approche dans cette tournée est suspect et inquiétant. Le militaire a été et sera toujours girondin. Le paysan est et sera toujours royaliste. Ce n'est pas le moment de prendre confiance. La mission qu'on t'a donnée de parcourir les campagnes pour connaître l'esprit si connu des populations est probablement un piége de tes ennemis.
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (inquiet.) Le fait est que nous voilà tous les trois seuls au milieu des paysans qui nous détestent... (Au délégué, qui s'est versé de l'eau-de-vie et lui arrêtant la main.) Ne bois pas cela! j'en ferai l'épreuve le premier.
LE DÉLÉGUÉ, (influencé.) Du poison peut-être? Bouquin, tu es un Spartiate!
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Nous t'avons suivi, connaissant bien les embûches dont nous aurions à te préserver au péril de notre vie... et, à présent que nous voyons la tienne entre les mains d'un Sauvières...
LE DÉLÉGUÉ, (effrayé.) Vous croyez qu'il me laisserait assassiner?
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Ce serait si facile! On donne le mot à une bande de brigands qui ont bien vite dispersé cinquante hommes sans dévouement ni conviction.
LE DÉLÉGUÉ. Non, je ne puis croire à tant de scélératesse! Vous êtes malades de peur tous les deux!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Peur, nous qui combattons tes instincts de douceur et de clémence, sauf à nous faire mettre en pièces à tes côtés?
LE DÉLÉGUÉ. C'est vrai; pardon, mes enfants, vous êtes des héros, et, moi... je suis affaibli, c'est vrai; je suis malade. Ah! cette pauvre tête est transpercée de douleurs aiguës, quand elle m'est pas remplie de visions effroyables!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Voyons, où as-tu mal? tu n'en sais rien?
LE DÉLÉGUÉ, (appliquant la main sur sa nuque.) Là, toujours là! voilà le siége du mal.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Un rhumatisme! Bois; à présent, tu peux boire. Cette liqueur est innocente, (Ils se versent de l'eau-de-vie et boivent tous les trois.)
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Sais-tu ce que disent les aristocrates à propos du mal dont tu te plains sans cesse? Ils prétendent qu'à force de faire tomber des têtes, tu sens la tienne près de tomber toute seule!
LE DÉLÉGUÉ. Ah! cela est étrange! Je rêve cela continuellement,... et, dans le sommeil, la douleur devient si atroce... Oui, c'est le couperet qui scie ma chair et mes os sans pouvoir les trancher. Et, dans ma rage, je saisis ma tête, moi, pour l'arracher du tronc et la jeter dans le panier... Ne parlons pas de ça... Buvons, prenons des forces factices, puisque celles de la nature sont épuisées. (Il boit.) C'est de l'eau, ça!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. C'est du poivre en barres, au contraire. Tu as donc perdu le goût?
LE DÉLÉGUÉ. Totalement.
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Eh bien, il faut boire du sang pour te retremper.
LE DÉLÉGUÉ. Tu es brutal, toi! une folie sombre!
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Veux-tu de l'éloquence?
LE DÉLÉGUÉ. Non, j'en ai. Donnez-moi plutôt du stoïcisme.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Tu manques de principes, nous le savons. Eh bien, écoute; qui veut la fin veut les moyens. Détruire ou être détruit, nous en sommes là, plus de milieu! ce que nous détruisons est le mal...
LE DÉLÉGUÉ. Je sais tout ça, flanquez-moi la paix! Je sais que, dans toutes les grandes entreprises, il y a un moment suprême où, pour combattre la lassitude et soutenir l'effort, il faut saisir le glaive de la cruauté et... (Reprenant sa tête dans ses mains crispées.) Ah! je n'en peux plus; je voudrais être mort!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Tu n'es plus bon qu'à mourir, si tu doutes!
LE DÉLÉGUÉ, (buvant encore.) Et, si je doutais, vous me dénonceriez, fanatiques enfants de la Révolution?
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Oui, certes!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Je ferais mieux, je te poignarderais!
LE DÉLÉGUÉ, (exalté, se levant et frappant son gobelet sur la table.) Allons, vous feriez bien! Moi aussi, je vous briserais, si vous ne me souteniez pas sur l'âpre et sauvage montagne! C'est votre mission, à vous, mes jeunes tigres! Il faut des hommes, à présent. Que dis-je! les hommes n'ont qu'une dose limitée d'énergie, la pitié est chose naturelle, le dégoût est chose fatale; il faut devenir des dieux! Des dieux cabires, des essences dégagées de la matière, des forces implacables, funestes! Eh bien, alors, brûlons nos entrailles avec le fer rouge de l'ivresse. Éteignons en nous les dernières palpitations de la sensibilité, soyons fer et feu, mitraille et torche, hache et brandon! Nous tomberons épuisés, maudits, insultés, torturés peut-être! mais la vérité triomphera, et nous laisserons une gloire immortelle...
CADIO, malgré lui. Non!
LE DÉLÉGUÉ. Qu'est-ce que c'est?
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Un traître! (Il tire un coup de pistolet sur le hangar: Cadio a disparu.)
HENRI, (accourant.) Qu'y a-t-il?
LE DÉLÉGUÉ. Aux armes! défendez-moi!
HENRI. On a tiré sur vous?
LE SECOND SECRÉTAIRE, (désignant le hangar.) On nous a menacés. Courez, fouillez les buissons. Tuez tout! allez-y tous!
HENRI, (au délégué.) S'il y a des ennemis ici, ma place est auprès de vous. (A un sous-officier.) Prenez douze hommes et courez par là. Arrêtez tous ceux que vous rencontrerez.
LE DÉLÉGUÉ. Oui, c'est cela. Restez, vous autres! (Le sous-officier passe à cheval à travers le hangar en le brisant, ses hommes le suivent en élargissant la brèche. Henri fait entourer la cour par ses autres hommes.)
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Emparez-vous de tout le monde ici.
MOTUS. Mais permets, citoyen secrétaire! j'ai fort bien vu la chose, et, sans te contredire, je déclare que personne autre que toi n'a tiré.
LE SECRÉTAIRE. Ah! vous raisonnez, vous autres? vous entrez en rébellion? vous trahissez aussi?
HENRI. Non, monsieur! N'insultez pas de braves soldats qui font leur devoir et le feront toujours.
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE, (au délégué.) On va nous chercher querelle, c'est un coup monté!
LE DÉLÉGUÉ. Ne donnons pas de prétexte à la révolte! (A Henri.) Éloignez-vous, lieutenant; vous nous gardez de trop près. On étouffe ici! (Henri obéit.)
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Il faut interroger le municipal. (Le deuxième secrétaire va le chercher.)
LE DÉLÉGUÉ. A quoi bon, puisque personne ne nous a attaqués?
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (montrant le hangar.) Une voix est partie de là pour protester contre la gloire et la sainteté de la République.
LE DÉLÉGUÉ, (rêveur.) Le monosyllabe était audacieux... vrai peut-être! Qui sait si, en croyant sauver la République, nous ne l'égorgeons pas?
LE SECRÉTAIRE. L'homme était un lâche, il a fui!
LE DÉLÉGUÉ, (en proie à des mouvements contraires et convulsifs.) S'il est lâche, qu'on le fusille; exterminons tous les lâches!
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE, (amenant Rebec.) Avance donc, poule mouillée! Tu trembles?
LE DÉLÉGUÉ. Qu'est-ce que vous voulez que je dise à un pareil âne? Vous m'obsédez!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Puisque tu retombes dans l'apathie, je l'interrogerai, moi. (A Rebec.) Va chercher ton registre de police municipale.
REBEC. Je l'ai sur moi; le voici.
LE PREMIER SECRÉTAIRE, (cherchant.) La liste des habitants de cette ferme!
REBEC, (montrant la feuille.) La voilà. J'étais en train de la dresser.
LE SECRÉTAIRE. «Corny, Jean-Baptiste, fermier du Mystère.» Qu'est-ce que cela signifie? quel mystère?
CORNY, (avançant.) C'est le nom de l'endroit, citoyen.
LE SECRÉTAIRE. Qui le lui a donné?
CORNY, (tranquille et souriant.) Oh dame! c'est vous autres!
LE SECRÉTAIRE. Comment cela? Te moques-tu de nous?
CORNY. Non, citoyen. L'endroit s'appelait le Saint-Mystère, à cause d'une chapelle qu'il y avait. On a donné l'ordre d'abattre la chapelle, et on a défendu de donner aux hameaux des noms de saints. On a obéi, nous autres, et v'là pourquoi l'endroit s'appelle le Mystère tout court.
LE SECRÉTAIRE, (au délégué.) Explication captieuse! Ce nom désigne pour les brigands un lieu de refuge. (Il lit la liste dressée par Rebec.) «Corny, fermier, sa femme, ses fils... leurs épouses et enfants.» Ah! qu'est-ce que c'est que Marie-Jeanne, âgée de quarante-sept ans?
REBEC. Fille de peine.
LE SECRÉTAIRE. Et le père Jacques? Que signifient ces noms vagues et indéterminés?
REBEC. Mon recensement n'était pas fini, citoyen. Le père Jacques est un vieux qui va en journée pour gagner sa vie.
LE SECRÉTAIRE. Est-il né dans la commune?
REBEC. Mais je suppose...
LE SECRÉTAIRE. C'est-à-dire que tu n'en sais rien et ne t'en inquiètes pas? (A Corny.) Où est né le père Jacques?
CORNY. Dame! comment le savoir? Il est plus vieux que moi, je n'y étais point. C'était sur les registres de la paroisse, mais les bons républicains de la ville sont venus et les ont brûlés. Faut plus nous demander d'actes de naissance, à nous autres!
LE DÉLÉGUÉ, (au secrétaire.) Et, comme les Vendéens ont brûlé, de leur côté, les actes civils, les recherches deviennent impossibles dans le pays. Tout échappe ici à la légalité.
LE SECRÉTAIRE, (bas.) N'importe, j'ai des soupçons... (Il consulte le registre et ses notes. Haut, à Corny.) Et Françoise, que fait-elle ici?
CORNY. Sauf votre respect, elle garde nos bêtes celle-là.
LE SECRÉTAIRE. D'où sort-elle?
CORNY. Du pays d'Aunis. C'est une champie, une jeunesse.
LE SECRÉTAIRE, (consultant la liste.) Dix-huit ans! Faites-la comparaître.
LE DÉLÉGUÉ, (qui se tient toujours la tête et qui donne des signes d'impatience.) A quoi diable t'amuses-tu là? Vas-tu interroger tous ces pouilleux?
LE SECRÉTAIRE, (bas.) La fille est la soeur du traître Sauvières sont réfugiées par ici, on me l'a dit. Leurs âges se rapportent à la déclaration du municipal. J'ai là leur signalement, tu dois les voir.
LE DÉLÉGUÉ. Allons, dépêchons-nous!
LE SECRÉTAIRE, (à Corny,) qui l'a écouté. Eh bien, la Françoise?
CORNY. Oh dame! elle est aux champs, un peu loin. Faut le temps; j'ai envoyé...
LE DEUXIÈME SECRÉTAIRE. Amenez la Marie-Jeanne en attendant.
CORNY. Celle-là mène nos chèvres de son côté.
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Et le père Jacques? il est aussi aux champs?
CORNY. Dame! c'est l'heure de faire son ouvrage.
LE SECRÉTAIRE, (au délégué, qui s'impatiente.) Une jeune fille et une vieille... Je jurerais que je les tiens! (A Corny qui l'écoute toujours sans en avoir l'air.) Elle est fille, n'est-ce pas, la Marie-Jeanne?
CORNY. Excusez, citoyen elle est veuve.
LE SECRÉTAIRE, (à Rebec qui tressaille.) Est-ce vrai, qu'elle est veuve?
REBEC, (se remettant et payant d'audace.) Veuve d'un républicain mort au champ d'honneur, à ce que l'on m'a dit.
LE SECRÉTAIRE. Mais Françoise n'est pas mariée?
CORNY. Faites excuse, elle l'est.
LE SECRÉTAIRE, (à Rebec.) Réponds, toi!... J'imagine que tu n'oserais pas mentir au représentant de la nation? Allons, la vérité! Françoise est une brigande, nous le savons. Veux-tu que je la nomme? Tu pâlis, traître!
REBEC. Citoyen, j'ignore...
CORNY. Allons donc, citoyen municipal, faut pas vous confusionner comme ça pour rien! Vous savez bien que la Françoise est la promise à Cadio, et qu'elle va l'épouser au premier jour.
LE SECRÉTAIRE. Qu'est-ce que c'est encore que celui-là?
CORNY, (enjoué.) Cadio, c'est, sauf votre respect, le cornemuseux de notre endroit; c'est un homme de son rang, un champi comme elle, et un bon patriote, oui-da! C'est lui qu'a tué Mâcheballe d'un coup de fusil, rasibus le bois du Grand-Chêne!
LE DÉLÉGUÉ, (au secrétaire.) Alors, C'est un des nôtres, tu vois!
LE SECRÉTAIRE. Ou un émigré déguisé. Tu crois à leurs histoires?
CORNY. Je crois ben, moi, citoyen, que vous voulez vous gausser de nous. On n'a point de brigands chez nous, ni d'émigrés non plus. On ne connaît point ça. On est des bons citoyens, autant les uns comme les autres. Où donc qu'on trouverait les moyens de nourrir des étrangers, avec la misère qu'on a, bonnes gens?
LE SECRÉTAIRE, (qui a pris des notes, au sous-officier qui revient par le hangar.) Eh bien, vous ne ramenez personne?
LE SOUS-OFFICIER. Je n'ai pas rencontré une âme dans le rayon d'un quart de lieue.
LE SECRÉTAIRE, (au délégué.) Ils nous trahissent tous. Partons!
LE DÉLÉGUÉ. La voiture est-elle réparée?
CORNY. Oh! elle vous mènera ben deux cents lieues, à c't' heure!
LE DÉLÉGUÉ. Partons, partons!
LE PREMIER SECRÉTAIRE. Montre donc un peu de vigueur en partant; ne leur laisse pas croire qu'ils t'ont joué!
LE DÉLÉGUÉ, (à Rebec.) Tout ce que nous avons vu ici est louche, et tes registres sont mal tenus. Mon secrétaire, ici présent, repassera demain sous bonne escorte et changera vos garnisaires, qui font mal leur devoir. D'où vient qu'ils ne se sont pas présentés pour recevoir mes ordres?
REBEC. Ils sont en tournée, citoyen commissaire.
LE DÉLÉGUÉ, (au premier secrétaire.) Tu vérifieras demain à la municipalité tous les actes civils. (A Rebec.) J'ai pris note de tes réponses et des assertions du paysan, ton compère. Si vous avez menti, vous serez fusillés dans les vingt-quatre heures, et, si les suspects ont disparu, entre autres la Françoise et la Marie-Jeanne, ou conduira à Nantes, la chaîne au cou, tous ceux qui leur auront donné asile. Vous entendez tous!
CORNY, (à ses fils et à ses valets, qui se sont rapprochés.) On entend ben, et on ne craint rien! (Ils sourient tous d'un air ingénu.)
LE DÉLÉGUÉ, (appuyé sur un de ses secrétaires; il peut à peine marcher.) Je te donnerai des hommes sûrs. Il faut retrouver tous ces brigands! Il faut en finir avec eux! Il faut faire un exemple (bas), et frapper de terreur ces coquins de paysans, qui nous rient au nez!
LE SECRÉTAIRE. A la bonne heure! Je te reconnais, je te retrouve!
LE DÉLÉGUÉ. Oui, boire du sang, tu l'as dit, puisqu'on succombe quand on hésite!
LE SECRÉTAIRE, (aux paysans, qui leur font escorte, le chapeau à la main; avec un ton et une physionomie sinistres.) A demain, vous autres! (Ils remontent en voiture.)
HENRI, (à Rebec,) qui va près de lui. Si elles sont ici, ne me le dis pas. Sauve-les à tout prix, et tout ce que je possède est à toi! (Il saute sur son cheval et suit la voiture qui s'éloigne.)
SCÈNE VII.--REBEC, CORNY, CADIO, LA TESSONNIÈRE, LOUISE, ROXANE, les Paysans, suivant des yeux la voiture, et retournant à leurs travaux quand elle a disparu.
REBEC, (se parlant à lui-même, devant Corny.) Ah bien, oui! tout ce qu'il possède! Qu'est-ce qu'il a, le pauvre officier? Et quand il aurait des millions, à quoi ça me servirait-il, si on me fusille? Je n'ai pas d'enfants, moi, je n'ai que ma peau, et j'y tiens.
CORNY. Ne dites toujours pas à ces dames que leur cousin est venu céans! ça les rendrait trop tranquilles, la vieille crierait ça sus les toits...
REBEC. Oh! ne craignez rien! je n'ai garde; mais que le bon Dieu vous bénisse, vous! vous m'attirez, de belles affaires avec vos histoires!
CORNY. Point du tout! j'ai parlé vite et bien... J'avais pas le temps de penser.
REBEC. Mais quelle sacrée idée avez-vous eu de fiancer mademoiselle Louise avec Cadio?
CORNY. Je pouvais pas la marier avec un autre! Ici, tout le monde a femme et enfants. J'ai bien pensé à vous, mais je ne sais point si vous êtes veuf ou garçon; alors, Cadio, que j'avais vu tantôt, m'a passé par la tête...
LOUISE, (venant par le hangar avec Cadio; Roxane les suit.) A Rebec. Qu'est-ce qu'il me dit, Cadio? vous êtes en grand danger à cause de nous?
CORNY. Tiens! il était donc là encore?
CADIO, (montrant le hangar.) Oui, ils m'ont bousculé dans les fagots. Je me suis tenu coi; j'ai entendu tout.
CORNY, (à Louise.) Alors, vous savez qu'on viendra demain...
REBEC, (agité.) Et que je suis perdu, moi! Trouvez, à vous tous, le moyen de me sauver, ou je monte à cheval, je rejoins le délégué, je vous dénonce, et j'obtiens ma grâce.
ROXANE. C'est peut-être le mieux! Va, coquin, ça nous donnera le temps de fuir.
LA TESSONNIÈRE. Fuir encore? avec ma goutte? J'aime mieux risquer le tout, je reste.
CORNY, à Rebec. Eh ben, et nous autres? Si vous nous dénoncez, on mettra le feu chez nous, et on nous jettera dans la Loire?
LOUISE. Mais, si nous restons, vous êtes également perdus! Ah! mes pauvres amis, que faire?
CORNY. Dame, y a un moyen de sauver tout le monde, et c'est le seul.
LOUISE. Alors, c'est le bon; dites-le vite.
CORNY. Faut vous marier toutes les deux.
ROXANE. Nous marier? Et avec qui, bon Dieu?
CORNY. Avec qui que vous voudrez, pourvu que ça soit censé des patriotes. Vous savez bien qu'à Nantes et à Paris des grandes dames se sont sauvées comme ça de la prison et de la mort; c'était sur votre journal.
ROXANE. Quelle horreur! Jamais je ne consentirai...
CORNY. Attendez donc, attendez donc! Il s'agit de trouver deux hommes qui se prêtent à la frime pour vous sauver. On les trouvera ben! Sitôt le mariage bâclé, chacun ira de son côté. Vous serez censées parties avec vos maris; pourvu qu'on voie les actes à l'état civil, c'est tout ce qu'on veut, et alors, brigandes ou non, on vous laissera tranquilles. Tant qu'à nous, on ne nous fera point de mal.
LOUISE. Est-ce une loi nouvelle, ces grâces accordées à la condition de pareils mariages?
REBEC. Mais certainement! (A Corny, bas.) Je n'en sais, ma foi, rien, mais ça doit être.
CORNY, (haut.) Ça est! c'est imprimé!
ROXANE, (à Louise.) Au fait, je le tiens d'une lettre de madame du Roseray. Quantité de femmes de qualité ont passé par là. C'est le salut.
LOUISE. Ma tante!...
CORNY. Mais voyons, mais voyons, demoiselle! vous vous imaginez donc que c'est des vrais mariages? Ah ouiche! des mariages comme ça, devant le municipal, sans prêtre et sans église? Vous savez ben qu'à présent on s'en va la nuit dans les bois, nous autres, pour trouver le bon prêtre qui nous marie à la belle étoile du bon Dieu. Si on y allait point, on ne se croirait point mariés... Eh ben, vous, vous n'irez point et y aura rien de fait.
ROXANE. Il a raison, mille fois raison! Ça ne durera pas six semaines, une loi pareille. Me voilà décidée, moi, je me marie.
REBEC. Avec qui?
ROXANE. Avec qui?... Avec toi, gredin!
REBEC. Avec moi? Miséricorde!
ROXANE. Je te promets une de mes fermes quand le roi sera sur le trône.
REBEC, (à part.) Diantre! qui sait?. (Haut.) Mais je veux conserver mes opinions! Je suis républicain de coeur et d'âme!
ROXANE. Pardine! c'est ce qu'il faut! Fais-toi jacobin, hébertiste, porte le bonnet rouge! Tu es trop tiède, mon cher! Ma main et ma ferme, à condition que tu seras un démagogue...
LOUISE. Ma tante! tout cela n'est pas sérieux?
CORNY. Si fait, demoiselle, faut que ça soit sérieux... pour les bleus, s'entend! Voyons, Rebec, qu'est-ce qui prouve le mariage pour ces gens-là? La feuille du registre, pas vrai?
REBEC. Et les témoins?
CORNY. Les témoins?... On en trouvera bien pour dire oui aujourd'hui, et non une autre fois! Un supposé, vous faites les mariages ce soir; demain, vous montrez l'acte au délégué ou à son valet; vous le déchirez après demain, c'est pas plus malin que ça.
LOUISE, (à Rebec.) Est-ce vrai, ce qu'il dit?
REBEC. Mais... oui, c'est très-possible! Vous pensez bien que, le danger passé, je quitte le pays, moi! Que mon successeur se débrouille!
ROXANE. Et tu déchireras, mon cher, tu déchireras! Sans ça, pas de ferme!
REBEC. Oh! soyez tranquille; je n'ai nulle envie d'être votre mari! (Bas.) C'est une ferme... en toute propriété?
ROXANE. Tu veux un engagement signé?
REBEC. Mais... ça se fait; verba volant!
ROXANE. Tu l'auras. (A Louise.) Allons, ma nièce, fais comme moi. Choisis ton époux républicain.
CORNY. Y a pas à choisir. J'ai choisi au hasard, mais j'ai mis la main tout de suite sur le bon.
LOUISE. Qui donc?
CORNY. Cadio!
LOUISE, (interdite.) Lui?
CADIO. Je n'avais pas osé vous le répéter, demoiselle; mais il a dit que nous étions fiancés.
LOUISE. Et toi; Cadio, est-ce que tu te prêterais à une supercherie... qui, après tout, n'engage en rien la conscience? Voyons, tu réfléchis?
CADIO. La conscience... vous êtes sûre? Je croirai ce que vous croirez.
LOUISE. Eh, bien!... en mon âme et conscience, je crois, en bonne chrétienne, qu'un mariage où Dieu n'est pas pris à témoin n'est qu'une feuille de papier.
ROXANE. Pas même! c'est une feuille de chou!
CADIO. Alors... dans votre coeur, vous direz non?
LOUISE. Et toi aussi certainement!
CORNY, (poussant Cadio qui rêve.) Allons, allons, Cadio! t'es républicain, on sait ça! t'as tué Mâcheballe; mauvaise note, quand, les blancs reviendront sur l'eau!... Mais, en sauvant la demoiselle à c't'heure, tu te sauves pour plus tard...
CADIO. La sauver, elle! voilà ce qui me décide. (A part.) Puisque Henri m'avait commandé de la sauver... (A Louise.) Alors! vous le voulez?
LOUISE. Mon pauvre Cadio, crois bien que, pour disputer ma vie à des misérables, je ne ferais pas un mensonge; mais il s'agit de préserver mes vieux parents et ces hôtes dévoués qui seraient massacrés avec nous.--Voyons, tu as entendu parler ces égorgeurs ivres de sang; doutes-tu encore de leur férocité?
CADIO. Non! c'est des fous, des malades, des malheureux! La République va mourir!
ROXANE. Eh bien donc, tu reviens à nous, Cadio! Aide-nous à tromper ces monstres, et dépêchons-nous. Rebec dit qu'il faut nous marier ce soir.
REBEC. Oui, oui, et tout de suite! Je cours préparer les actes, Corny se charge de trouver les témoins.
CORNY. J'y vas, ça ne sera pas long.
LA TESSONNIÈRE, (à Roxane.) Eh bien, en voilà une plaisanterie! Si je n'avais la goutte, je danserais à votre noce, ma chère amie!
ROXANE. Ne riez pas ou cachez-vous. Je vais m'habiller. (Elle s'en va.)
CADIO, (à Louise.) Vous n'avez pas peur?...
LOUISE. De quoi?
CADIO. Alors... vous m'estimez? vous avez confiance en moi?
LOUISE. N'en es-tu pas digne?
CADIO. Si Henri était là, il dirait oui pour moi, lui! C'est lui qui m'a fait penser que j'étais un peu plus qu'un chien... Sans doute vous le pensez aussi, puisque vous me demandez un service d'ami?
LOUISE. Oui, je te regarde comme un ami sérieux.
CADIO, (mélancolique toujours.) Alors, je suis content. Allez vous faire belle,--pour qu'on croie que vous m'épousez de bon coeur!
DEUXIÈME TABLEAU
Une heure s'est écoulée. La nuit est venue.--Les brumes de la Loire enveloppent l'horizon et rampent sur les prairies; au zénith, le ciel est parsemé d'étoiles brillantes.--La ferme est déserte et silencieuse, sauf la maison d'habitation, où brille la vive clarté du foyer à travers les vitres ternes et rougeâtres.--Les ombres vagues de quelques femmes passent et repassent vivement entre le vitrage et le foyer. Tout à coup les chiens aboient avec fureur.
SCÈNE PREMIÈRE.--LA MÈRE CORNY, avec une de ses Brus; puis SAINT-GUELTAS, RABOISSON, TIREFEUILLE.
LA MÈRE CORNY, (sur le seuil, regardant.) Qu'est-ce qu'ils ont donc à tant japper? avec ça qu'on n'a point d'hommes à la maison!
UNE DES BRUS, (venant aussi du dehors.) Je ne vois rien! c'est qu'ils entendent les noceux qui reviennent. Dépêchons-nous, ma mère. Il n'y a encore rien de prêt pour le souper.
LA MÈRE CORNY. Pourvu que mon homme ait pensé à inviter les garnisaires! Il faut ça pour avoir leurs témoignages.
LA BRU. Soyez tranquille, j'y ai été moi-même. (Elle rentre. Les chiens aboient toujours.--Saint-Gueltas et Raboisson, déguisés en paysans et suivis de Tirefeuille, se sont glissés dans la cour par le hangar.)
SAINT-GUELTAS, (à Tirefeuille.) Fais donc taire ces maudits chiens!
TIREFEUILLE. Faut-il les étriper?
RABOISSON. Non, nous sommes chez des amis. Jette-leur la viande. (Tirefeuille apaise les chiens.)
SAINT-GUELTAS. Est-ce bien ici?
RABOISSON. Parfaitement. Si on nous a bien dirigés, c'est la ferme du Mystère. Tiens, la palissade ici; là-bas, la pierre druidique...
SAINT-GUELTAS. Oui, c'est bien ici qu'elles étaient quand Louise m'a écrit. Pourvu qu'elle y soit encore! J'avoue qu'il ne serait pas gai d'avoir mené à bien un si périlleux voyage pour ne trouver que la tante!
RABOISSON. Pauvre vieille folle! nous ne pourrions cependant pas l'abandonner.
SAINT-GUELTAS. Merci! tu en parles à ton aise! on voit bien qu'elle n'est pas amoureuse de toi.
RABOISSON. Tirefeuille, qui nous a servi d'éclaireur, est sûr d'avoir reconnu Louise tantôt sous les habits d'une chevrière. Il faudrait, avant de nous montrer, savoir au juste où elle est. (A Tirefeuille à demi-voix.) Avance, et va écouter auprès de ces fenêtres. Justement, on les ouvre! Glisse-toi contre le mur.
TIREFEUILLE. Tiens! il faut croire qu'on fait des crêpes là dedans. Quelle flambée! et la bonne odeur de graisse, Jésus-Dieu!
RABOISSON, (à Saint-Gueltas.) Mon cher marquis, un dernier mot avant d'agir. Je ne te laisserai pas éluder la question.
SAINT-GUELTAS, brusque et agité, regardant partout. Voyons, finissons-en! tes scrupules sont absurdes.
RABOISSON. Ils sont obstinés. Tu ne songes qu'à emmener Louise, et, d'après toutes les dispositions que tu as prises, il est clair que tu veux l'emmener seule.
SAINT-GUELTAS. Il m'est aussi impossible d'emmener trois personnes, car le vieux imbécile la Tessonnière en est également, que de prendre la lune avec les dents. Louise est ma fiancée, elle s'est promise à moi...
RABOISSON. A la condition que tu sauverais son père.
SAINT-GUELTAS. J'avais fait pour lui le sacrifice de ma vie. On m'a emporté mourant, et il me semble qu'après trois mois de souffrance et de maladie, j'ai bien payé ma dette. (A Tirefeuille, qui revient.) Eh bien?
TIREFEUILLE. J'ai écouté et regardé, elles ne sont pas là.
SAINT-GUELTAS. Diable!
TIREFEUILLE. Il y a une noce dans la famille, elles doivent en être. Vous ne pouvez pas manquer de les voir rentrer d'un moment à l'autre.
SAINT-GUELTAS. C'est juste, attendons. Monte la garde. (Tirefeuille s'éloigne.--A Raboisson.) Pour conclure, je ne t'empêche en aucune façon de prendre deux de mes chevaux pour emmener la tante et le vieillard. C'est à tes risques et périls, mon cher; mais tu ferais mieux de les avertir que nous reviendrons plus tard exprès pour eux. Moi, j'emmène Louise, je l'ai résolu, je le veux, je l'aime!
RABOISSON. Et tu l'épouses?
SAINT-GUELTAS. Ah! c'est là ce que tu veux me faire jurer?
RABOISSON. Oui. J'étais l'ami et l'obligé de son père. Eh! mon Dieu; je ne suis pas plus scrupuleux qu'un autre, tu le sais bien; mais Louise m'intéresse. Ce n'est pas une femme ordinaire. Elle se tuera, si tu la trompes.
SAINT-GUELTAS. Ou elle me tuera, je le sais. C'est pour cela que j'en suis fou, et que, si je ne peux pas la vaincre autrement, je l'épouserai. Es-tu satisfait?
RABOISSON. Pas trop. Il y a trop de conditionnel dans la rédaction de ton contrat.
SAINT-GUELTAS. Ah! sacredieu! voyons, es-tu un dévot ou un père de famille pour me chicaner de la sorte? Non, tu es un vieux garçon comme moi, et tu sais de reste qu'on ne doit que de l'amour aux femmes qui ne demandent que de l'amour... Dieu leur a donné comme à nous de la volonté pour résister, et des griffes, faute d'autres armes, pour se défendre. Qu'elles se défendent, si bon leur semble, mordieu! nous jouons notre rôle en les poursuivant. Elles peuvent toujours fuir; celle-ci m'appelle...
RABOISSON. Parce qu'elle ignore la mort de son père. Elle te demande de les réunir.
SAINT-GUELTAS. Ah! bah! elle m'aime! elle me suivra pour moi!
TIREFEUILLE, (approchant.) On vient!
RABOISSON, à Saint-Gueltas. Je m'éloigne, je ne sais pas faire le paysan. Tu me trouveras au rendez-vous. (Il quitte la cour et se dirige vers le bois le plus proche.)
SAINT-GUELTAS, (à Tirefeuille.) Fais mener près d'ici la barque que j'ai louée.
TIREFEUILLE. J'y vas; mais cachez-vous, mon maître! voilà la fermière.
SAINT-GUELTAS. Tant mieux. Je vais me faire inviter à la noce! Va-t'en, cache ta mauvaise figure. (Tirefeuille s'en va par le hangar.)
SCÈNE II.--SAINT-GUELTAS, LA MÈRE CORNY, avec une de ses Brus; puis CORNY, CADIO, REBEC, TIREFEUILLE, LOUISE, ROXANE, un Caporal de garnisaires, Militaires et Invités.
LA MÈRE CORNY. Par là, Catherine: il doit y avoir encore deux chaises et la petite table. Attends, je vas t'aider.
SAINT-GUELTAS. C'est trop lourd, madame Corny, c'est à moi de porter ça. A la maison, pas vrai?
LA MÈRE CORNY. En vous remerciant; mais qui donc que vous êtes? Je ne vous reconnais point.
SAINT-GUELTAS. Un ami.
LA MÈRE CORNY, (méfiante.) Un ami?
SAINT-GUELTAS, lui donnant une bourse. Voilà la preuve.
LA MÈRE CORNY, (émue.) Ah! bonne sainte Vierge, tant que ça? Mais, si c'est pour le dommage de quelqu'un, je n'en veux point.
SAINT-GUELTAS. Non, je suis un brigand, un chef. Je me cache. Je ne demande qu'à me reposer une heure chez vous, et je pars.
LA MÈRE CORNY. Dame, c'est qu'on va avoir du monde, et on a invité les garnisaires. Vous irez dans la grange, on vous portera à souper. Tenez! v'là la noce qui arrive. Écoutez le biniou! Deux belles mariées, oui-da!
SAINT-GUELTAS. Deux?
LA MÈRE CORNY. Une jeune et une sur le retour, mais encore de bonne mine. (Roxane entre en toilette de mariée avec la fleur d'oranger à sa cornette; elle donne le bras à Rebec.)
SAINT-GUELTAS. Ça?
LA MÈRE CORNY. Eh! oui, c'est la Marie-Jeanne, notre servante.
SAINT-GUELTAS, (à part.) Roxane! Je crois rêver. (Haut.) Mais l'autre?...
LA MÈRE CORNY. Tenez! notre vachère Françoise, avec le ménétrier Cadio. (Elle va au-devant de Louise et de Cadio, qui sont entrés avec une partie des invités.)
SAINT-GUELTAS, (à part.) Louise! Cadio! je deviens fou! Ah! la Tessonnière, je le ferai parler! (Il se glisse parmi les invités.--Toute la noce est entrée dans la cour et entoure les deux couples. Un des garçons du village tient la cornemuse de Cadio et crie: «Une danse, une danse, avant d'entrer au logis!» Les quatre garnisaires avec leur caporal crient: «Vivent les mariés! Une danse, tout de suite!»)
ROXANE. Oui, oui, la ronde de Bretagne! C'est très-joli! Je veux danser, moi, ouvrir le bal. (A Louise.) Sois donc gaie! C'est charmant, le bal champêtre. Puisque nous voilà sauvées de là guillotine!...
CORNY. Minute, minute! j'allume le fanal! (Il allume une grosse lanterne de corne qu'il accroche à un pieu.) Joseph! viens par là, sur le tonneau, mon gars, et joue de ton mieux. (Bas.) Fais du train, c'est tout ce qu'il faut.
CADIO, (au garçon qui commence à faire brailler le biniou.) Non, Joseph! rends-moi ça. Tu gâtes la voix à mon biniou. C'est moi qui ferai danser, comme les autres fois!
CORNY, (riant.) Ah! par exemple! un nouveau marié, c'est pas l'usage, ça! (A Louise.) Faut observer tous les usages!
LOUISE, (un peu gênée.) Comment, Cadio, vous n'allez pas me faire danser?
CADIO. Si fait, en vous jouant la danse. Je n'ai dansé de ma vie et ne veux point vous faire rire de moi.
LE CAPORAL DES GARNISAIRES. Alors, c'est moi que j'aurai l'avantage d'inviter la belle Françoise, nonobstant l'autorisation préalable du mari.
CADIO. Oui, oui, allez!
CORNY, (à Louise qui hésite.) Craignez rien, c'est nos amis et nos répondants! (Louise donne la main au caporal, Roxane et Rebec font vis-a-vis, tous les autres forment la chaîne avec eux et dansent en rond sur le rhythme cadencé et monotone de la Bretagne. Chacun a le droit de couper la chaîne et de s'y placer où il veut.)
SAINT-GUELTAS, (qui a parlé bas avec la Tessonnière, à part.) Mariée, elle! Ah! j'arrive à temps! (A Tirefeuille, qui vient par le hangar.) Eh bien, qu'y a-t-il?
TIREFEUILLE. La barque vous attend. Dépêchez-vous, le brouillard remonte.
SAINT-GUELTAS. Bien,... va... Non, écoute! Tu vois ce joueur de biniou?
TIREFEUILLE. Je le connais. Il se vante dans le pays d'avoir tué Mâcheballe.
SAINT-GUELTAS. Ah! alors... tu l'empêcheras de nous suivre.
TIREFEUILLE. Faut-il vous en débarrasser?
SAINT-GUELTAS. Si c'est nécessaire, s'il menace de nous perdre, oui! Autrement... Après ça, un coquin de moins...
TIREFEUILLE. Ça Suffît! (Ils se séparent.)
LA TESSONNIÈRE, (bas, à Saint-Gueltas, en le voyant se diriger vers Louise.) N'oubliez pas qu'elle ne sait rien de la mort de son père!... et méfiez-vous de ces bleus qui sont là! Votre figure est si connue!
SAINT-GUELTAS. Allons donc! ma vie se passe à me moquer d'eux. (Il va couper la ronde et sépare le caporal de Louise, dont il prend la main. Personne n'y fait attention, pas même Louise, qui le prend pour un paysan invité. La danse continue. Tout à coup, Cadio s'interrompt, repasse la cornemuse à Joseph et descend du tonneau.)
REBEC, (inquiet.) Eh bien, qu'est-ce qu'il y a?
CADIO. Rien, rien, dansez toujours! (A part, isolé et regardant Louise.) Saint-Gueltas! c'est lui, j'en suis sûr. Ah! voilà le réveil! Déjà! J'étais heureux, moi, de pouvoir la préserver. La voir gaie et tranquille un moment! si belle, si gracieuse à la danse,... et ma musette allait si bien!... J'étais comme dans un songe! j'oubliais tout!... et voilà le démon!
CORNY, (interrompant la danse.) Allons, allons, les amis! le festin vous attend! Ça n'est pas du fameux; vous savez la grand' misère, grand'misère! Y a des galettes, et des crêpes, et du cidre; et puis encore du cidre, des crêpes et des galettes. (Bas, au caporal.) Avec quatre ou cinq bouteilles de vin de Saintonge pour les amis qu'on a sous les drapeaux.
LES MILITAIRES et LES INVITÉS. Vive le père Corny!
ROXANE. Oui, oui! allons manger des crêpes! (Bas, à Rebec.) Allons, mauvais drôle, donne-moi le bras!
REBEC. Oui, aimable épouse; mais, essuyez donc votre rouge: ça va se voir aux lumières, et ça donnera des soupçons... (Ils rentrent tous dans la maison.)
SCÈNE III.--LOUISE, SAINT-GUELTAS, CADIO, qui se glisse derrière une charrette pour les observer.
LOUISE, que Saint-Gueltas retient. Vous dites... de la part de mon père? Parlez, parlez! nous sommes seuls.
SAINT-GUELTAS, (soulevant son chapeau.) Louise, c'est moi! votre père vous attend.
LOUISE, (étouffée par la joie.) Ah! merci, merci! Il est vivant! mon Dieu, merci! (Elle fond en larmes.)
SAINT-GUELTAS, (la faisant asseoir.) Il est à ses genoux. J'ai tenu ma parole, je suis tombé mourant à ses côtés. Lui... je ne dois pas vous cacher qu'il avait été blessé aussi.
LOUISE. Ah!, j'en étais sûre, qu'il ne pouvait pas m'écrire! Et vous?...
SAINT-GUELTAS. Je suis à peine guéri, mais j'aurai la force de vous emmener et de vous protéger. Hâtons-nous, Louise.
LOUISE. Oui, oui!, mais... Hélas! non, pas avant demain soir! Le salut des braves gens qui nous ont donné asile exige que je sois représentée à un de ces misérables qui viennent nous relancer jusqu'ici.
SAINT-GUELTAS. Vous voulez attendre jusqu'à demain? Y songez-vous? croyez-vous que je le souffrirai?
LOUISE. Puisqu'il le faut pour empêcher...
SAINT-GUELTAS. Pour empêcher M. Cadio d'être inquiété, n'est-ce pas? Ah! Louise, quelle insigne folie que ce mariage!
LOUISE. On m'a dit...
SAINT-GUELTAS. On vous a trompée. Il ne vous préserverait pas de la persécution et de la mort.
LOUISE. Eh bien, je dois braver cela plutôt que de perdre ces généreux paysans...
SAINT-GUELTAS. Vous croyez que je vous laisserai au pouvoir d'un Cadio, d'un idiot, d'un fou!
LOUISE. Il n'est rien de tout cela.
SAINT-GUELTAS, (irrité et impétueux.) Alors, c'est vous qui êtes insensée de croire qu'un homme quelconque ne se prévaudrait pas en pareille circonstance...
LOUISE. Taisez-vous! Cette pensée calomnie son dévouement, et elle m'outrage!
CADIO, (à part, répétant tout bas.) Outrage!...
SAINT-GUELTAS. Ah! pardonne-moi, Louise, ma Louise adorée!... Mais est-il possible que je ne sois pas révolté jusqu'à la fureur en songeant qu'un autre, fût-ce un misérable imbécile, vient de te donner son nom et de recevoir ta main dans la sienne! C'est un simulacre, je le sais, un engagement nul, arraché par la crainte qu'exercent nos tyrans; mais il me tarde de laver cette souillure avec mes baisers sur ta main chérie! Viens, viens! je ne veux pas que cette brute te voie une heure, une minute de plus!
LOUISE. Impossible avant demain!
SAINT-GUELTAS. Eh bien, vous me forcez à vous le dire... Louise! votre père n'est pas guéri,... son état est grave,... on n'est pas certain de le sauver. Le temps presse, il réclame vos soins!
LOUISE, (qui s'est levée.) Assez, assez! partons; mais il faut appeler...
SAINT-GUELTAS. Les autres, oui! Raboisson est ici, il s'en charge; venez, j'ai là une barque, nous les rejoindrons à un endroit convenu.
LOUISE. Mais... les paysans!... Mon Dieu, que va-t-on leur faire? Avertissons-les.
SAINT-GUELTAS. Mademoiselle de Sauvières, les moments sont précieux. Si nous ne retrouvions pas votre père vivant, quels reproches n'auriez-vous pas à vous faire, vous?
LOUISE. Mon pauvre père! ah! lui avant tout; emmenez-moi, courons!
SAINT-GUELTAS. Venez! (Ils vont pour sortir par le hangar.)
CADIO, (qui s'est mis devant, les arrête.) Non, il vous trompe, il ment! votre père...
LOUISE. Est mort?
CADIO. Non, émigré! Il n'est pas où il vous dit.
SAINT-GUELTAS, (mettant la main à sa ceinture.) Comment le saurais-tu, imbécile? (A Louise, bas.) Vous voyez bien, il est jaloux! il va parler en maître. Remettez-le donc à sa place, ou je serai forcé...
LOUISE, (lui retenant le bras.) Non, non!--Adieu, Cadio. J'emporte ton anneau d'argent, gage de ton dévouement et de ta soumission. (Montrant Saint-Gueltas.) Voici l'époux que j'avais choisi. Tu viendras nous voir quand nous serons mariés. Tiens, mon ami, voilà pour payer le voyage. (Elle lui donne une bourse et disparaît avec Saint-Gueltas, qui, en passant, fait un signe à Tirefeuille, caché dans les débris du hangar.)
CADIO, (stupéfait.) De l'argent! de l'argent à Cadio pour payer son silence! celui qu'on estimait, que l'on prétendait traiter en ami! (Il jette la bourse vers le hangar. Tirefeuille rampe et s'en saisit.) Ah! Voilà leur coeur, à ces femmes-là! voilà leur amitié, leur reconnaissance! Je comprends à présent ce que j'ai entendu là ce matin! Ces trois fous, ces trois fantômes qui voulaient boire du sang, c'est des hommes qu'on a humiliés et qui se vengent!... Mais qu'est-ce que je peux faire, moi?... Je dois pourtant sauver la cousine d'Henri, car il l'enlève, ce démon! (Le brouillard s'est dissipé, il voit Saint-Gueltas et Louise, dans la barque, quitter la rive.) Ils remontent le courant! j'irai plus vite qu'eux! Je crierai à Louise que son père est mort. Il le faut. (Il va vers la barrière.)
TIREFEUILLE, (qui le guette, lui plonge son couteau dans le flanc et disparaît en disant:) Il a son affaire! (Cadio est tombé sur le coup.)
CADIO, égaré, se soulevant. Eh bien, qu'est-ce que c'est donc? Pourquoi ce coup de poing? Tant pis! Allons! Comment! me voilà sans force? Il m'a fait grand mal, ce lâche! (Regardant sa main qu'il a portée à son côté.) Du sang? est-ce du sang? Ah! l'assassin! qu'est-ce qu'il m'a fait? N'importe, j'irai. Louise!... (Il retombe sur la paille et reste évanoui.)
SCÈNE IV.--CORNY et REBEC sortent de la maison et passent près de CADIO sans le voir.
CORNY. C'est drôle tout de même que les deux jeunes mariés ne se montrent point! Faudrait pourtant qu'on les voie!
REBEC. Moi, je vois ce que c'est... Mademoiselle Louise a grand'honte de ce mariage; elle n'est point comme sa tante, qui en rit parce qu'au bout du compte épouser un fonctionnaire... ce n'est pas tant déroger!...
CORNY. Oui, la demoiselle rougit du cornemuseux. Elle aura ouï dire au pays que c'est tous des sorciers et des meneux de loups. Dame, y a ben du vrai là dedans, et Cadio a une parole, une manière, une figure, qui ne sont pas comme celles des autres chrétiens. Pourvu qu'il l'ait pas charmée avec quelque sortilége! ça s'est vu!
REBEC. Allons donc, Corny, vous dites des bêtises! Il ne faut plus croire à ces superstitions-là. Moi, je pense que la demoiselle se cache et qu'elle a dit à Cadio de s'en aller. Allons! on en fera des plaisanteries; ça ne nous regarde pas.
CORNY. Eh! eh! des plaisanteries sur les nuits de noces, c'est ce qu'il faut, mordi! Je vas en faire aussi!
REBEC. Oh! mais non! La vieille pourrait se fâcher et se trahir! Croyez-moi, poussez tout votre monde à boire et à danser, ça fera oublier les absents.
CORNY. J'vas flanquer de l'eau-de-vie dans le cidre. Allons, venez-vous? (Il rentre.)
SCÈNE V.--REBEC, puis HENRI et CADIO.
REBEC. C'est drôle tout de même, ces mariages-là! On ne sait pas ce qui peut arriver. S'ils étaient bons par hasard, et si ces dames rentraient dans leurs biens?... Qu'est-ce qui rôde donc par là? Miséricorde! M. Henri! Vient-il pour les faire sauver? Oh! pas de ça! Et la visite de demain! Il faut l'éloigner d'ici, sans qu'il les voie! (Bas, allant à lui.) C'est moi, ne craignez rien.
HENRI. C'est justement toi que je cherche.
REBEC. Et comment diable avez-vous fait pour lâcher votre consigne?
HENRI. J'ai risqué ma tête, voilà tout; j'ai laissé le délégué sous bonne garde à Donges, où il passe la nuit. Je suis venu seul à bride abattue. J'ai caché mon cheval derrière le moulin. Me voilà. Parle vite. Louise est ici?
REBEC. Mais... non! je ne vous ai pas dit ça!
HENRI. Tu me l'as fait entendre par signes tantôt; tu me montrais ces bois...
REBEC. Oui, le côté par où elles se sont sauvées.
HENRI. Ainsi cette Françoise, cette Marie-Jeanne, qui ont attiré les soupçons, ce n'est pas Louise et sa tante?
REBEC. Si fait! c'est à moi qu'elles doivent leur salut. Je les ai protégées ici pendant tout l'hiver; mais, ce soir, elles ont été prudemment se réfugier ailleurs.
HENRI. Où ça? Dis-le donc vite!
REBEC. Vite, vite!... permettez, monsieur Henri. Ce que vous voulez faire est une trahison envers la République!
HENRI. Ah! tu as des scrupules, à présent?
REBEC. J'en ai... j'en ai pour vous! Vous n'en avez donc plus?
HENRI. Quant à cela, non! Ce n'est plus la guerre, c'est-à-dire le besoin de se défendre; c'est la persécution, c'est-à-dire le besoin de se venger. Malheureusement, je n'ai ni temps ni fortune, ni liberté d'agir pour assurer la fuite de ces deux femmes; mais je peux faire qu'elles soient averties de quitter la France et de mettre à leur disposition le peu que j'ai. Tu vas me dire où elles sont, et j'y cours.
REBEC. Vous auriez grand tort d'attirer l'attention sur elles. Elles ont plus d'argent que vous. Saint-Gueltas leur en a fait tenir, et c'est en Angleterre qu'elles se proposent d'aller.
HENRI. Est-ce bien vrai, ce que tu dis là?
REBEC. Je vous jure! Voulez-vous que, pour plus de sécurité, j'envoie un exprès après elles, pour leur dire de filer vite?
HENRI. Vas-y toi-même!
REBEC. Oh! moi, un municipal, pas possible! mais le fermier ira.
HENRI. Vite alors! Tiens! voilà pour payer son déplacement.
REBEC. Inutile, gardez ça. Il ira par dévouement à ces dames, et il ira plus vite que vous qui ne connaissez pas les chemins. Allez-vous-en, les garnisaires sont par là. Je tremble qu'ils ne vous voient!
HENRI. Adieu donc! tu réponds...
REBEC, (avec une dignité burlesque.) Je réponds de tout. Retournez à votre poste, citoyen lieutenant! (Henri s'éloigne.) Et nous... retournons à ma noce! (Il rentre.)
HENRI, (revenant sur ses pas.) Il me trompe... Je ne sais pas pourquoi il me semble... Ce n'est pas un méchant homme, il ne les livrerait pas; mais il craint la mort, et, dans ces temps de fureur, quiconque tient à la vie est capable de tout! Le temps marche, chaque instant me perd, et je ne sais que faire pour que mon danger serve à ces pauvres femmes! Tiens! un homme endormi... ou ivre! Cadio! tout est sauvé. (Il le secoue et l'appelle à voix basse.) Cadio! Cadio, mon ami!
CADIO. Ah! vous me faites mal, vous!
HENRI. Es-tu malade?
CADIO. Oui, bien malade!
HENRI. Et pourquoi es-tu là, seul, couché par terre? La misère, la faim peut-être? Il n'y a donc plus de pitié en ce monde? (Il l'aide à se relever.) Pauvre garçon, remets-toi, voyons! Tiens, bois un peu.--(Il lui fait boire quelques gouttes d'eau-de-vie dans une petite bouteille plate qu'il porte sur lui en cas de blessure ou d'épuisement.) Ça va-t-il mieux?
CADIO, (qu'il a assis sur un timon de charrette.) Oui; qu'est-ce que vous voulez? Ah! c'est vous?
HENRI. Moi, celui qui te doit la vie. Je cherche Louise, et... m'entends-tu?
CADIO. Oui, Louise, partie.
HENRI. Tant mieux, alors! Merci, Cadio.
CADIO. Oh! non, pas tant mieux! partie avec lui!
HENRI. Qui, lui?
CADIO. Saint-Gueltas! Allons, courez; moi, je ne peux pas!
HENRI, (douloureusement.) Et moi, je ne dois pas!
CADIO. Vous y renoncez?
HENRI. Il y a longtemps que j'ai renoncé à être heureux, Cadio! Il n'est plus question de ça en France! Je ne voulais pas que mes parentes fussent traînées à la boucherie nantaise au milieu des insultes.--Saint-Gueltas est mon ennemi, mon ennemi politique et personnel; mais Louise n'a plus que lui pour la protéger, je ne les poursuivrai pas!
CADIO (ranimé, se levant.) Oh! vous n'aimez donc pas?... vous n'êtes donc pas jaloux?
HENRI. Je n'ai pas le droit de l'être. Louise ne m'a jamais aimé.
CADIO. Qu'est-ce que ça fait, ça? Elle est aveugle, elle est trompée, et elle veut l'être, parce qu'elle est folle, parce qu'elle est lâche!
HENRI, (étonné.) Qu'est-ce que tu as donc contre elle, Cadio?
CADIO. Moi? Rien! Je déteste les royalistes, voilà tout... et je veux... je veux m'engager, à présent! J'ai l'âge! je me suis toujours caché... je ne veux plus avoir peur! Emmenez-moi!
HENRI. Certes, de tout mon coeur. Il y a longtemps que je le voulais et que je me tourmentais de ce que tu étais devenu. Bois encore, et viens, car je suis pressé!
CADIO. Oui, soldat! je serai soldat! Je tuerai Saint-Gueltas!--Bonté de Dieu! je ne peux pas marcher! Allons, laissez-moi mourir là. Je suis blessé, voyez!
HENRI. Blessé? par qui?
CADIO. Je ne sais pas, un assassin! peut-être lui, parce que je voulais courir après elle.
HENRI. Ce n'est peut-être rien, essaye; donne-moi le bras, mon cheval est bon, il nous portera tous les deux.
CADIO. Où est-il?
HENRI. Là, au moulin; c'est tout près.
CADIO. Allons! (Il retombe.) Pas possible. Adieu!
HENRI. Non! je te porterai.
CADIO. Vous, me porter?
HENRI. La belle affaire!
CADIO. Ah! tenez, c'est vous que j'aime! tout le reste... il n'y a que vous... Je marcherai!
HENRI. Eh! oui, tu marcheras! Tu apprendras à marcher à moitié mort. Je te l'ai déjà dit au Grand-Chêne: sers ton pays et tu deviendras vite un homme.
CADIO. C'est vrai, je me souviens! Eh bien, allons je serai un homme!
HENRI. Attends! voilà sous mes pieds quelque chose... Ne tombe pas!
CADIO, (touchant avec son pied.) Je sais ce que c'est! Mon biniou!
HENRI. Ah! tu y tiens? (Il veut le ramasser.)
CADIO. Non, laissez-le. C'est fini, ça! Un sabre, c'est un sabre que je veux! (Ils s'en vont. On continue à chanter et à danser dans la maison.)
TROISIÈME TABLEAU
Un îlot couvert d'une épaisse oseraie.--Saint-Gueltas et Louise abordent, et descendent d'une barque que conduit un paysan batelier.
SCÈNE PREMIÈRE.--SAINT-GUELTAS, LOUISE, un Batelier.
SAINT-GUELTAS, (au batelier.) Va plus loin remiser ton bachot, cache-le bien et attends-nous. (Le batelier obéit.)
LOUISE, (sur la grève.) Mon Dieu, pourquoi nous arrêter déjà?
SAINT-GUELTAS. Je n'ai pas voulu vous effrayer, mais nous étions suivis.
LOUISE. Vous en êtes sûr? Je n'ai rien vu! C'est peut-être nos compagnons!...
SAINT-GUELTAS. Impossible! Raboisson doit conduire à cheval votre tante et M. de la Tessonnière un peu plus loin. Venez, venez! Ne restons pas sur la rive. La nuit est claire. Par là, les buissons nous cacheront, si l'on s'obstine à nous suivre; mais j'espère qu'on nous a perdus de vue. (Ils ont gagné le milieu de l'îlot.) Tenez, voici une hutte de roseaux où j'ai déjà échappé une fois aux recherches. Vous pouvez vous étendre sur le sable sec et vous reposer, bien roulée dans mon manteau. Entrez, il fait froid.
LOUISE. Non, je ne sens pas le froid. Je suis aguerrie. J'ai passé plus d'une nuit d'hiver dans les genêts pour déjouer les perquisitions. Je resterai ici, assise. Personne ne peut me voir.
SAINT-GUELTAS. Louise, vous vous méfiez de moi avec une obstination...
LOUISE. Non! Dans la position où je suis, inquiète et désolée, puis-je penser que vous ne respecteriez pas mon malheur et mon isolement?... Mais verrez-vous d'ici passer cette barque qui nous suit?
SAINT-GUELTAS. Elle ne peut approcher sans que je l'entende; j'ai l'oreille exercée, et, d'ailleurs, la nuit est si calme et si belle! Cet endroit est charmant, et le murmure de ce grand fleuve semé d'étoiles est si doux! Ah! sans l'inquiétude qui vous oppresse, vous sentiriez votre âme se dilater ici, n'est-ce pas?
LOUISE. Je ne sens rien, je ne vois rien. Je ne pense qu'à celui qui m'attend. Parlez-moi de lui, de lui seul. Il est donc bien mal?
SAINT-GUELTAS. J'ai exagéré. Pardonnez-le-moi, chère enfant. Je devais vous arracher à ce refuge périlleux, à ces protecteurs imbéciles...
LOUISE. Ah! cruel, vous jouez avec ma douleur! Est-ce vrai maintenant, ce que vous dites? Mon père...
SAINT-GUELTAS. Il vivra, rassurez-vous; mais dites-moi, Louise, ce mariage absurde contracté ce soir...
LOUISE. Il vous tourmente plus que de raison. Il n'existe pas. Quand même la loi impie qui prétend le rendre sérieux sans consécration religieuse ne serait pas déchirée au premier jour de raison et de foi qui luira sur la France, il n'aurait aucune valeur.
SAINT-GUELTAS. Comment s'est-il fait? sous quels noms?
LOUISE. Ma tante et moi, nous avons été mariées sous des noms d'emprunt.
SAINT-GUELTAS. Vous en êtes sûre?
LOUISE. Très-sûre, j'ai bien écouté ce qu'on a lu.
SAINT-GUELTAS. Avez-vous lu ce qu'on a écrit?
LOUISE. Non; mais l'acte sera détruit. Celui qui l'a rédigé a tout intérêt à n'en pas laisser de traces. D'ailleurs, vous m'avez promis de faire arrêter le secrétaire du délégué, qui doit aller demain à la municipalité pour vérifier le registre et renouveler la persécution. Jurez-moi qu'il en sera empêché et que mes pauvres amis de la ferme ne seront pas victimes de ma fuite précipitée.
SAINT-GUELTAS. Je vous le jure! On vous apportera, si vous le voulez, les deux oreilles de M. le secrétaire.
LOUISE. Ne pouvez-vous me promettre de préserver mes bons paysans sans me remettre sous les yeux les horribles représailles...
SAINT-GUELTAS. Il faut vous habituer à ces images-là, Louise. Vous n'avez rien vu dans la guerre de Vendée, celle que nous commençons sera autrement terrible. On a exaspéré le sentiment populaire, on a mis en vigueur l'affreux décret de la Convention. On a brûlé les chaumières, égorgé les femmes et les enfants des insurgés absents; on a dévasté leurs champs, détruit leurs bestiaux. Il faudra payer cher ces atrocités!
LOUISE. Est-ce une raison pour en commettre de pareilles?
SAINT-GUELTAS. Oui, c'est une raison pour le paysan, et nul pouvoir humain ne le retiendra désormais. Le Breton, notre nouvel allié, est vindicatif, et le dictateur de Nantes semble avoir pris à tâche d'exaspérer ses passions. Si je vous parlais d'oreilles, c'est que les patriotes nantais portent les nôtres en guise de cocarde à leur chapeau: ne soyez donc pas surprise si vous voyez les leurs en chapelet à la ceinture de nos chouans farouches!
LOUISE. Ah! que je ne voie pas ces horreurs, que je ne voie plus couler le sang, que je n'entende plus le râle de l'agonie! J'en serais devenue folle! A présent que j'ai vécu dans la solitude des champs et des bois, je n'aspire plus qu'à me tenir cachée dans un coin avec mon pauvre père, dussé-je mendier pour le nourrir!
SAINT-GUELTAS. Vous vivrez heureuse et en sûreté dans ma maison; séparé de ces chefs ineptes qui ont perdu la Vendée, je me fais fort de tenir dans mon Marais jusqu'au rétablissement de la monarchie. Les princes eux-mêmes peuvent venir y chercher un refuge et, de là, diriger une guerre qui embrasera la France d'un bout à l'autre. Alors, Louise, une grande existence vous est réservée, si par crainte et découragement vous ne séparez pas votre avenir du mien.
LOUISE. Je suis insensible à l'ambition. Si mon père consent à rester avec vous, c'est la reconnaissance seule qu'y m'y retiendra.
SAINT-GUELTAS. Mais vous ne comptez pas rester indifférente aux grandes choses que je suis peut-être destiné à accomplir?
LOUISE. Je crois que vous ferez encore des prodiges d'audace, de persévérance et d'habileté, mais je ne crois plus au succès. Hélas! vous périrez victime de votre zèle!... S'il en doit être ainsi, pourquoi risquer dans une lutte sanglante le dernier espoir qui nous reste?
SAINT-GUELTAS. Quel est donc cet espoir, si nous abandonnons la partie?
LOUISE. Celui de voir la Révolution se dévorer elle-même et faire place au besoin que la France éprouve de revenir à la civilisation.
SAINT-GUELTAS. La solitude vous a créé d'étranges utopies, ma chère Louise. La civilisation que la France d'aujourd'hui appelle et désire, c'est la négation du passé, que nous voulons rétablir. Elle veut l'égalité, qui, selon nous, est la barbarie. Croyez-vous possible que le bourgeois, dévoré d'ambition, renonce à un état de choses qui lui ouvre toutes les carrières, et qu'il consente à rétablir nos priviléges, qui l'excluaient du concours? Non, jamais plus le plébéien ne nous cédera le pas de bonne grâce. Il faut donc nous annihiler devant lui et nous faire plébéiens nous-mêmes, ou il faut l'écraser et le réduire au silence. Pour ma part, j'y suis résolu, et, si je succombe, j'aime mieux la mort qu'une vie d'abaissement et de honte.
LOUISE. C'est bien de l'orgueil! mon père ne pense pas comme vous.
SAINT-GUELTAS. Avant la Révolution, votre père, endormi, dirai-je corrompu par la vie frivole et raisonneuse de Paris, avait admis les idées nouvelles et fait alliance avec les philosophes. Sa piété et son sentiment chevaleresques l'ont ramené à nous,--à nous purs et solides enfants de la vieille France, à nous qui, retirés dans nos bastilles de province, n'avons jamais perdu le sens de l'hérédité et la conscience de nos droits. Nous sommes la race forte, ma chère Louise, la race qui doit courber les races bâtardes ou périr les armes à la main. On a crié contre nos priviléges; je le comprends, ils étaient faits pour éveiller la jalousie des croquants, et les droits qu'ils invoquent pour nous les ravir ne sont, comme les nôtres, basés que sur la force et la volonté. Qu'ils essayent donc d'être les plus forts! c'est à nous de résister! Si nous succombons, nous l'aurons mérité apparemment, nous aurons manqué d'énergie; mais nous ne succomberons pas, allez! Tous les moyens sont devenus bons pour combattre la Révolution, même l'appel à l'étranger, qu'on a pris soin de nous faire accepter en nous proscrivant et en nous jetant dans ses bras. Quant à moi, je me sens dégagé de tout scrupule, seule condition pour devenir invincible! Est-ce que mon obstination vous scandalise? est-ce que vous aimeriez-mieux me voir accepter à moitié la Révolution, comme tant d'autres qui nous ont quittés durant la campagne d'outre-Loire, pour essayer d'une opinion mixte et d'une situation honteuse, sous prétexte de patriotisme mieux entendu? Si je n'ai pas quitté l'armée alors, comme j'en avais le dessein, c'est pour ne pas la démoraliser en passant pour un traître. J'ai tout sacrifié et j'ai conseillé à votre père de tout sacrifier à l'influence, au prestige que nous devions conserver. A présent, tout est perdu, fors l'honneur, c'est-à-dire que rien n'est perdu, car l'honneur est tout. Nous soulèverons les provinces de l'Ouest sur une plus vaste étendue; mais n'oubliez pas que, pour réussir, il nous faut refuser toute concession à l'esprit révolutionnaire et à la sensiblerie philosophique, accepter la rudesse, la superstition, la férocité du paysan qui donne son sang à notre cause, et le maintenir dans cet état de colère farouche où il puise son courage, enfin accepter aussi, réclamer au besoin le secours de l'Angleterre, et voir sans préjugé ses vaisseaux foudroyer sur nos côtes ces nouveaux Français qui prétendent organiser une société sans roi, sans prêtres et sans nobles, c'est-à-dire sans frein d'aucun genre, et sans respect d'aucune supériorité.
LOUISE. Votre énergie est grande!... Je rougis d'avoir perdu beaucoup de la mienne. Je la retrouverai peut-être... Il me semble que je la retrouve déjà en vous écoutant.
SAINT-GUELTAS. Allons donc! il le faut! Vous avez réclamé mon appui, chère Louise; il faut le vouloir sérieux, il faut le vouloir entier.
LOUISE. Ah! c'est que mon coeur a été brisé de tant de manières et déchiré de tant de remords!
SAINT-GUELTAS. Des remords! quoi? comment?
LOUISE. Dites-moi... savez-vous?... Je n'ose vous interroger... Pourtant il faut que vous me disiez... Est-il vrai que Marie Hoche ait péri sur l'échafaud pour expier l'amitié qu'elle m'avait témoignée en me suivant à la guerre?
SAINT-GUELTAS. Je n'en sais rien. Je croirais plutôt qu'elle a été noyée à Nantes.
LOUISE. Ah! grands dieux! l'horrible mort! Pauvre Marie! Et c'est moi qui l'ai envoyée à l'ennemi!
SAINT-GUELTAS. Raison de plus pour aspirer à la vengeance! Voyons, Louise, vous pleurez! Le temps des larmes est passé; la source doit être tarie. Il s'agit de vouloir, à présent!
LOUISE. Vous êtes cruel si vous méprisez mes pleurs. Laissez-les couler une dernière fois, peut-être aurai-je du courage après.
SAINT-GUELTAS, (l'entourant de ses bras.) Eh bien, oui, pleure, chère créature désolée! pleure et pardonne-moi ma rudesse; mais songe que te voilà sous ma protection. Oui, je sais combien tu as souffert! Comment as-tu surmonté tant de fatigues, de terreurs et de déchirements? Te voilà comme une pauvre fleur roulée dans le gravier du rivage; mais c'est le rivage, Louise! et mon sein où tu te réfugies est le port où la tempête ne te reprendra plus. Voyons! que crains-tu? ne repousse pas mon étreinte. Il me semble que je retrouve mon propre coeur arraché de ma poitrine en te sentant là! Ma soeur, mon héroïne, ma fille, ma souveraine, ma maîtresse, ma femme! oui! oui, tu es pour moi tout cela, et je veux te tenir lieu de tout. Crois-le enfin, et dis-moi que tu le veux aussi, ou la force d'âme qui m'a fait survivre à nos désastres m'abandonne pour jamais!
LOUISE, (se dégageant de ses bras.) Écoutez-moi! Vous me l'avez dit souvent, le temps n'est plus où l'amour voilé pouvait longtemps remplir le coeur d'une jeune fille sans se révéler clairement à elle-même. Vous aviez raison, je le sentais bien, moi qui n'ai pas su vous cacher l'ascendant que vous excerciez sur moi: j'ai été sincère avec vous. Je vous ai dit aussi l'effroi que vous m'inspiriez. Je ne vous ai pas caché qu'en retrouvant Henri à Sauvières j'avais fait un effort désespéré pour le rattacher à ma vie. Je ne l'aimais pas, je ne l'ai jamais aimé, et pourtant, s'il fût revenu à nous, j'aurais réussi à vous oublier... à être au moins pour lui une épouse fidèle et dévouée. Songez que, dans ce temps-là, on disait autour de moi que vous n'étiez pas libre, que votre femme vivait encore...
SAINT-GUELTAS. Vous avez cru à cette fable inventée par un prêtre dont j'avais blessé la vanité et combattu l'influence?
LOUISE. Je n'y crois plus, puisqu'à l'affaire du Grand-Chêne, au moment où nous pensions tous marcher à la mort, vous m'avez fait promettre d'être votre femme, si un miracle nous faisait survivre à ce désastre. Eh bien, depuis ce terrible jour et durant le lugubre hiver que je viens de passer, séparée de mon parti, de mon père et de vous, j'avais renoncé à toute espérance de bonheur. Je me croyais à jamais perdue, bannie, misérable, oubliée, et, en songeant à vous, je me disais que vous ne m'aviez jamais aimée, que ma méfiance avait trop longtemps rebuté votre amour, et que, dans cette promesse de mariage que vous m'aviez arrachée, il y avait eu le délire d'un suprême enthousiasme plutôt que l'attachement profond d'une âme dévouée. Me suis-je trompée, dites? Il y a des moments où je crois vous sentir plein de bonté, de douceur et de tendresse sous votre terrible écorce, et ce contraste m'émeut et me charme. Dans ma solitude, je me suis retracé certains moments où vous sembliez affectueux, indulgent, paternel, comme tout à l'heure; mais je me rappelais aussi qu'après avoir épuisé avec moi les séductions de votre langage facile et abondant en promesses, vous aviez du dépit et une sorte de haine... Est-ce là l'amour? Il m'attire et m'épouvante. Irrité, je vous crains;--attendri, je vous crains plus encore... Que de fois, assoupie sur la bruyère durant ces longues journées où je gardais les chèvres du fermier, je vous ai vu en rêve m'accablant de reproches, me menaçant de me tuer ou m'attirant dans le piége de vos séductions! Plus d'une fois, égarée, j'ai couru le soir à travers la lande déserte, croyant entendre vos pas sur les miens et sentir dans mes cheveux votre main sanglante... Ayez pitié de moi! ne me brisez pas de douleur, mais ne m'avilissez pas par un amour sans lendemain. J'aime mieux mourir,--et je me tuerais! Vous savez bien que, si j'ai l'esprit timide, je n'ai pas le coeur lâche.
SAINT-GUELTAS. Et c'est pour cette chasteté craintive, c'est pour cette fierté tremblante que je t'adore, moi, ne le vois-tu pas? Tu t'es confessée, je veux me confesser aussi. Le dépit m'a éloigné de toi plus souvent encore que les agitations et les obligations de la guerre. J'ai essayé, moi aussi, de t'oublier, de me distraire. Impossible! ton image adorée me poursuivait, et, plus tard, pendant que tu voyais mon fantôme sur la bruyère, je voyais le tien errer autour de mon lit de douleur; je le voyais tantôt dédaigneux et méfiant, tantôt éperdu et enivré... Mais le terme de tant d'épreuves approche, puisque, tel que je suis et indigne de toi, j'ai la gloire et le délice d'être aimé de toi. O Louise, laisse-moi te parler comme si tu m'appartenais déjà! Laisse-moi te rassurer sur cet avenir qui t'épouvante! J'ai raison d'y croire, va! Tout homme de volonté a son étoile: les uns la placent au ciel, les autres dans leur âme seulement; moi, je la vois en toi, et je ne demande qu'à toi la durée de mon énergie. Ce n'est pas là un rêve, et, si tu doutes, c'est que ton attachement n'est pas encore la passion que j'éprouve et que je veux t'inspirer. Oui, je veux que tu m'aimes follement, c'est-à-dire tel que je suis et sans me comparer à personne, sans me juger d'après tes propres idées, sans te souvenir qu'il existe des êtres pires ou meilleurs. Et que t'importe que je sois bon ou méchant, pur ou souillé, pourvu qu'il y ait en moi une force capable d'absorber ta vie et de te la rendre décuplée par le souffle de ma poitrine ardente? Ne vois-tu pas que je suis un type à part, un homme que, ni dans le bien ni dans le mal, les autres hommes ne sont de taille à mesurer? ne m'as-tu pas vu, dans ma colère, briser tout sur mon passage comme la foudre, et, dans ma douceur, tendre le brin d'herbe à l'insecte qui se noyait? Si j'ai tous les vices, comme on me le reproche, j'ai peut-être aussi toutes les vertus, qui sait? N'ai-je pas prouvé que, si je satisfaisais parfois mes passions en égoïste, je savais les vaincre en stoïcien quand une raison supérieure parlait à mon orgueil? Quel est après tout le résultat de cette vie délirante qui m'emporte? N'est-ce pas jusqu'ici le sacrifice? N'ai-je pas tout donné, ma fortune, mon repos, ma chair, mon âme à la cause que je veux faire triompher? Je suis un fou, à ce que l'on dit, un téméraire, un prodigue; j'engloutirai ta fortune comme j'ai englouti la mienne dans l'abîme sans fond des dévouements romanesques. Eh bien, oui, certes, et tu me mépriserais, si j'hésitais à le faire. Trafiquer, conserver, prévoir au milieu de la vie d'aventures qui nous est faite, est-ce possible, est-ce digne de nous? Ce sont là des vertus du temps passé comme l'amour timide et matrimonial de nos grand'mères! Nous ne sommes pas nés pour ces choses-là, nous autres. Le destin nous a jetés sur la terre au milieu d'une tourmente, se souciant peu des faibles destinés à être broyés, et trempant les forts pour des combats formidables. Tu vois bien que je suis une de ces puissances fatales qui doivent tout traverser et tout vaincre. Ma laideur caractéristique est comme le cachet de ma destinée. Là où je passe, dans les boudoirs comme dans les halliers, le sanglier que je suis met à néant les Apollons de l'ancienne mythologie galante. C'est qu'à travers ce masque bestial luit une flamme qui vient du ciel ou de l'enfer; c'est que cette main est plus noueuse que le câble et plus dure que le chêne; c'est que ces bras velus et ces épaules arquées te porteraient tout un jour sans se fatiguer; c'est que tout cet être qui t'appartient a été prédestiné aux travaux d'Hercule d'une époque de monstres et de prodiges! Et tu parles de clémence, de pitié, de modération à un boulet rouge lancé dans le monde pour l'épurer en le ravageant?... C'est de l'enfantillage, ma pauvre Louise! c'est ne pas comprendre l'horreur de la situation et la mission de ceux qui doivent la dominer. C'est méconnaître aussi la tienne et te ravaler au niveau des femmes lâches et bornées qui veulent pour maître un esclave et pour compagnon un idiot. Non, non! lève les yeux plus haut! Tu as déjà vaincu la timidité de ton sexe en traversant, éperdue mais sublime, des scènes de carnage et de désolation. Porte dans l'amour l'enthousiasme et la foi qui t'ont jetée dans les batailles. Affronte cette guerre-là, c'est la plus terrible, la plus enivrante de toutes! Apprends à te mesurer avec le lion et non à jouer avec le passereau! Sois ma vraie compagne, ma lumière et mon ombre, mon arbitre quelquefois, mon frein au besoin... ma complice toujours, car il faudra que tu acceptes les situations inextricables et les résolutions désespérées qui tuent les pusillanimes, mais où les vaillants se retrempent et forcent Dieu lui-même à se rétracter.--Tu trembles... Qu'as-tu donc? Tu pleures encore?
LOUISE. Oui... N'importe! où tu iras, j'irai, et ce que tu voudras, je le veux!
SAINT-GUELTAS. Viens donc sur mon coeur, et, là, dans cette solitude enchantée, sous le regard protecteur des étoiles, dis-moi...
LOUISE, (tressaillant.) Écoutez! Le bateau! il aborde! Nous sommes découverts!... Nous sommes perdus!
SAINT-GUELTAS, (la poussant sous la hutte de roseaux.) Reste là, ne bouge pas, et ne crains rien! (Il s'élance vers le rivage un pistolet dans chaque main.)
SCÈNE II.--LA KORIGANE, SAINT-GUELTAS, ROXANE.
LA KORIGANE, (faisant débarquer Roxane et restant sur le batelet qu'elle conduit.) Vite, vite! Ils sont là! Sautez sur le sable; moi, je remise et je cache le bateau. (Elle descend la rivière un peu plus loin.)
SAINT-GUELTAS, (qui débusque de l'oseraie; à part.) La tante! Ah! que le démon te réduise en fumée, vieux fantôme! (Haut.) Comment! c'est vous, mademoiselle de Sauvières?
ROXANE. Eh bien, oui, c'est moi, cher marquis. Ne m'attendiez-vous pas?
SAINT-GUELTAS. Non, certes, pas ici. Raboisson devait vous conduire...
ROXANE. Il s'est chargé de la Tessonnière. J'allais partir avec eux, quand la brave petite Korigane est accourue pour me dire de votre part de monter en bateau avec elle et de venir rejoindre ma nièce, qui ne pouvait pas rester convenablement seule avec vous.
SAINT-GUELTAS. La Korigane! Et d'où diable sort-elle?
ROXANE. N'est-ce pas vous qui me l'avez envoyée?
SAINT-GUELTAS. Non! N'importe! Allez rejoindre Louise. Elle est là, nous allons repartir, (Il lui montre la hutte.)
ROXANE. Ah! marquis, nous vous devrons tout!
SAINT-GUELTAS. Allez, allez! (Il fait quelques pas sur le rivage et se trouve auprès de la Korigane, qui attache son batelet.) Quel diable à triple queue t'amène ici avec la vieille folle?
LA KORIGANE. Maître, je t'ai suivi partout sans me montrer. Je savais bien que tu allais chercher la jeune fille. Je t'ai amené la tante pour te contrarier. C'est bien clair comme ça, et je ne vois pas de quoi tu t'étonnes.
SAINT-GUELTAS. Ah! oui-da! Qui donc vous a conduites ici? Est-ce Cadio?
LA KORIGANE. Cadio? Tirefeuille l'a tué, le pauvre Cadio; il vient de me le dire. Et c'est toi qui as commandé cela! Moi, j'ai volé un batelet, j'ai ramé, et me voilà... à moitié morte, par exemple! Achève-moi, si tu veux. Je n'aurais pas la force de me sauver. (Elle se jette sur le sable.)
SAINT-GUELTAS, (pensif, la regardant.) Si petite, si frêle, si laide! une espèce de singe!... et si forte, si résolue, si passionnée! Tuer cela... oui, on écraserait d'un coup de talon cette tête plate comme celle d'une vipère! (Il la pousse du pied.) Lève-toi, allons! Ne tente pas ma fureur! Vas-tu dormir là, baignée de sueur et à moitié couchée dans l'eau froide?
LA KORIGANE, (se levant.) Ah bah! Il y a longtemps que je suis morte! Vous ne le saviez donc pas? C'est ma pauvre âme que vous voyez, une âme maudite qui ne peut pas vous quitter, puisque vous êtes son enfer.
SAINT-GUELTAS. Trêve de poésie! tu n'en es pas chiche, toi, la Bretonne endiablée! Voyons, trois mots avant de nous remettre en route. Il n'y a pas de temps à perdre ici. Tu es décidée à contrarier mes amours?
LA KORIGANE. Oui.
SAINT-GUELTAS. C'est imbécile, ce que tu veux faire là. On peut me contrarier une fois; mais deux fois, c'est trop, tu sais?
LA KORIGANE. Oui, vous ôtez ce qui vous gêne.
SAINT-GUELTAS. L'épine qui s'attache à mes jambes, je la brise.
LA KORIGANE. C'est vous qui êtes simple de croire que vous pourrez me faire peur!
SAINT-GUELTAS. Nous allons voir! (Il la prend d'une seule main et la tient au-dessus de l'eau.)
LA KORIGANE, (d'une voix douce et comme épurée tout à coup.) Bien, mon doux maître! Mourir de ta main: voilà ce que je voulais!
SAINT-GUELTAS, (à part.) Le chant du Cygne! (La reposant à terre.) Tu penses que je ne tuerai pas celle qui m'a sauvé la vie? Ton courage n'est que du raisonnement. Ce n'est pas grand'chose, va, et tu ne m'aimes guère!
LA KORIGANE. Qu'est-ce qu'il faut donc pour que tu me croies?
SAINT-GUELTAS. Il faut que tu aimes celle que j'aime, que tu la serves comme je la sers, que tu te dévoues pour elle comme pour moi, et que, de crainte de l'affliger, tu ne lui laisses jamais soupçonner l'amitié que je te porte. Le jour où je verrai une larme dans ses yeux par ta faute, tu ne seras plus rien pour moi.
LA KORIGANE. Ah!... Et qu'est-ce que je serai donc pour toi, si j'obéis fidèlement?
SAINT-GUELTAS. Tu seras ce que tu es: l'être que j'admire le plus sur la terre.
LA KORIGANE. Tu m'admires, moi si laide?
SAINT-GUELTAS. Eh bien, suis-je beau, moi, pour te reprocher ta laideur?... La beauté est là, vois-tu, dans la tête, et là, dans le coeur. C'est la volonté qui nous porte et le feu qui nous brûle. Je ne t'aime pas d'amour, tu le sais bien. T'ai-je trompée, toi? Jamais. Seule au monde, tu es de force à supporter la vérité, et je te l'ai dite; mais je sais ce que tu vaux, et je ne suis pas homme à n'y pas prendre garde. Je me connais en courage, et je te sais grande, ma pauvre souris noire, plus grande que les déesses qui me charment... et qui me marchandent leur amour! Je n'ai rien fait, rien dit pour avoir le tien; il ne m'a coûté ni effort d'imagination, ni mensonge, ni subtilités de langage, ni frais d'éloquence! Tu me l'as donné, comme si c'était une dette à me payer. Toi seule m'as compris! Vois si tu veux garder ta supériorité, ton prestige, et rester près de moi comme un chien que je maltraite en public, et comme un esprit familier devant lequel mon âme surprise et troublée se prosterne en secret.
LA KORIGANE. Ah! tu dis des paroles magiques pour m'ensorceler!
SAINT-GUELTAS. Les as-tu comprises?
LA KORIGANE. Oui, j'obéirai. Tu veux que Louise soit ta femme?
SAINT-GUELTAS. Tu sais bien que cela ne se peut pas; mais je veux qu'elle m'appartienne, et cela sera, et il faut que tu le souffres.
LA KORIGANE. C'est bien, je le souffrirai.
SAINT-GUELTAS. Allons! c'est l'amour, cela! sans réserve, sans scrupule, sans égoïsme! (Lui frappant rudement le front.) Ah!... si je pouvais faire entrer ce feu sacré que tu as là, dans la tête de mes idoles!
LA KORIGANE. Tu sais que je t'aime mieux qu'elles, c'est tout ce qu'il me faut.
SAINT-GUELTAS. En route, alors! Appelle ta jeune maîtresse--et la vieille, dont je saurai bien me débarrasser.--Vite! Il ne faut pas que le jour nous surprenne ici.
SIXIÈME PARTIE
PREMIER TABLEAU
A Nantes.--Une petite chambre sous les toits.--Une trappe s'ouvre au plafond de bois en mansarde.--Une table est couverte de livres, de cartes de géographie, de journaux et de brochures. Un grabat et deux chaises de paille composent tout l'ameublement. La fenêtre, étroite et longue, plongeant sur les fossés formés par l'Erdre et la Loire, occupe le recoin d'une vieille maison très-élevée accolée à un angle de la prison du Bouffay.--La masse noire de l'antique édifice ne laisse percer qu'un rayon de lune qui frappe sur la guillotine, dressée en permanence sur la place des exécutions et aperçue par une échappée de murailles nues et sombres.--Cadio lit dans l'obscurité, où il semble voir comme un chat.--Henri entre. Il est en petite tenue militaire.
SCÈNE PREMIÈRE.--HENRI, CADIO.
CADIO. Ah! enfin! mon ami, te voilà! je n'espérais plus te voir aujourd'hui. Je savais pourtant que tu étais revenu sain et sauf.
HENRI. Huit jours durant, nous avons donné la chasse à MM. les chouans. Je n'ai pas voulu me coucher sans avoir de tes nouvelles. Comment te sens-tu? voyons!
CADIO. Très-bien; j'aurais pu aller aux manoeuvres, moi, et commencer à m'exercer avec les nouvelles recrues.
HENRI. Non, tu es encore trop faible... Songe donc, tu as été si malade!
CADIO. Ma blessure est fermée, je n'en souffre plus.
HENRI. Je ne m'inquiète pas de la blessure, mais de la fièvre pernicieuse. Elle t'a mis bien bas, sais-tu? j'ai été diablement inquiet de toi!
CADIO. C'est fini. J'aurais été fâché de mourir sans avoir rien appris.
HENRI. Et tu as trouvé le moyen d'apprendre beaucoup dans ta convalescence; c'est même ça qui a retardé la guérison, je parie! J'ai eu tort d'apporter ces livres.
CADIO. Je n'ai rien appris là dedans.
HENRI. Rien?
CADIO. Rien que les mots dont on se sert pour dire ce que l'on pense.
HENRI. C'est quelque chose!
CADIO. Oh! j'en avais déjà lu, des livres! Il y en avait au couvent où j'ai été. Les livres, c'est beau; mais la vérité, ça ne se lit pas, ça se trouve en priant Dieu.
HENRI. Tu es toujours mystique, alors? Soit; mais, comme il faut te rétablir entièrement au moral et au physique avant de t'exposer aux fatigues du service, qui ne sont pas des plus douces dans ce temps-ci, je vais t'envoyer passer quelques semaines à la campagne.
CADIO. Sans toi! Pourquoi ça?
HENRI. Le chirurgien du régiment, qui t'a si bien soigné et qui sait combien je tiens à te voir guéri, dit qu'il te faut changer d'air. Celui de Nantes est empesté, et tu es ici dans le foyer de l'infection des prisons et des massacres. Ah! mon pauvre Cadio, je n'avais jamais regretté la fortune, mais, en me trouvant si dénué au moment où tu étais si malade, j'ai eu du chagrin, va! Et puis, par là-dessus, être forcé de te quitter sans cesse!... Enfin nous voilà pour quelques jours tranquilles, j'espère. J'irai te voir à la Prévôtière.
CADIO. Qu'est-ce que c'est que la Prévôtière?
HENRI. Une maisonnette auprès d'une petite ferme qui appartient à un de mes camarades. Il l'a mise à ma disposition, c'est-à-dire à la tienne. C'est à deux ou trois lieues d'ici, au milieu des bois. Tu y trouveras des livres, et tu pourras reprendre la musique sans gêner les délibérations du tribunal révolutionnaire, qui siége ici tout à côté et qui ne se payerait pas de tes chansons quand il délibère.
CADIO. La musique... je n'y entendais rien! Je ne regrette pas celle que je faisais.
HENRI. Tu l'as donc étudiée théoriquement, pour savoir que tu ne la savais pas?
CADIO. Non! j'ai entendu chanter une femme.
HENRI. Ah! oui, à propos! la prisonnière? Tu n'avais pas rêvé ça dans le délire de ta fièvre?
CADIO. Elle a encore chanté hier au soir: c'est la voix d'un ange!
HENRI. Je joue de malheur; elle ne dit rien quand je suis là. Est-ce pour elle que tu as voulu rester dans cet affreux logement?
CADIO, (à la fenêtre, lui montrant la guillotine.) Non! c'est à cause de ça: tiens!
HENRI. Diable! c'est moins gracieux; une drôle d'idée! Pourquoi ça? voyons! (Il lui tâte le pouls.)
CADIO. Tu me crois fou?
HENRI. Non, certes! mais trop exalté. Je sais bien que c'est ton état naturel, mais il ne faut pas que la fièvre s'y ajoute.
CADIO. Est-ce que je l'ai?
HENRI. Non.
CADIO. Alors, je peux te parler sans te causer d'inquiétude. Je n'aime guère à parler, et peut-être ne sais-je pas bien encore. Pourtant il faut que j'essaye, il le faut! Tu sais ce qui s'était passé à la ferme du Mystère quand tu m'y as trouvé assassiné par l'ordre de M. Saint-Gueltas?
HENRI. Ma foi, ce que tu m'as raconté était si étrange... Ce n'était pas une divagation?
CADIO. C'était la vérité.
HENRI. Tu avais contracté une sorte de mariage avec ma cousine pour la sauver en cas d'arrestation?
CADIO. Oui, cela est arrivé. Le mariage ne valait rien, on s'était servi de faux noms.
HENRI. Alors, il n'eût servi à rien.
CADIO. Je ne savais pas; j'ai agi comme elle l'a voulu. J'étais content de lui rendre service et de lui inspirer de la confiance; et puis, quand j'ai vu que Saint-Gueltas la trompait, j'ai voulu l'avertir: on m'a répondu par une insulte et un coup de poignard.
HENRI. Tu ne peux pas croire que Louise...
CADIO. Le coup de poignard venait de lui, l'insulte venait d'elle!
HENRI. Tu étais indigné, furieux, en effet.
CADIO. C'est la première fois de ma vie que j'ai connu la colère; mais la colère n'est pas la fureur, qui est la folie. La colère est une bonne chose, c'est une clarté qui se fait dans l'esprit. On dit que Dieu a tiré l'homme d'un peu de boue. Les moines m'avaient appris cela; je me sentais avili dans ma chair et dans mon âme par cette croyance triste et basse. Je l'avais gardée pourtant! Vivant en plein air et dormant sans abri, je me demandais souvent: «Quelle différence y a-t-il entre toi et l'épine ou le caillou?» Je ne m'aimais pas, je ne me respectais pas. Si je ne faisais pas le mal, c'est que je ne savais pas le faire. J'ai commencé à me compter pour quelque chose le jour où tu m'as donné ton amitié;... mais, le jour où j'ai senti la haine, j'ai porté enfin mon existence tout entière, et j'ai compris que l'homme était, non pas une figure de terre et d'argile, mais un esprit de feu et de flamme. J'ai juré, ce jour-là, de me venger en devenant plus que ceux qui m'ont dédaigné comme un faible ennemi ou comme un ami indigne. Tu m'as dit: «Sois homme, sois soldat.» Oh! je l'ai voulu, je le veux! Mais quoi! j'étais mourant; tu ne savais que faire de moi; tu m'avais amené ici où ton service t'appelait. En entrant dans cette ville terrible d'où Carrier venait de partir la veille, j'ai tremblé. Oh! je me souviens bien! je voyais et j'entendais tout malgré le mal qui me rongeait. Tu m'avais fait mettre sur une charrette avec d'autres malades. Nous marchions au centre de ton régiment. C'était le soir, une nuit pâle et froide. Tu m'avais enveloppé de ton manteau. Tu poussais ton cheval près de moi pour voir si j'étais mort, car je n'avais plus la force de te répondre. Nous traversions un long faubourg brûlé par les Vendéens et devenu depuis un vrai charnier où on les fusillait par centaines. On n'avait pas encore ramassé ceux qui étaient tombés là dans la journée; les bras manquaient sans doute. La peste et la famine étaient ici, et ceux qui tuaient étaient à peine plus vivants que les morts. Les chiens affamés dévoraient les cadavres, et les roues de la charrette les écrasaient. Mes cheveux se dressaient sur ma tête, et je me disais: «Voilà l'enfer de la vengeance! c'est ici la fête du sang et de la fureur!» Alors, j'ai entendu un rire exécrable qui partait de moi, et tu as dit au chirurgien qui nous escortait: «Pauvre Cadio! c'est la mort!» Quand je me suis éveillé à l'hôpital militaire, tu étais encore auprès de moi, tu t'affligeais, disant: «L'épidémie est ici, il faudrait le transporter ailleurs.» C'est alors qu'un des infirmiers m'a reconnu et qu'il t'a dit: «Cadio est de mon pays. Je l'ai vu tout petit, je lui veux du bien. Mon frère est logé dans la ville aux frais de la nation, parce qu'il est employé à son service. Je vais transporter Cadio chez lui, il n'y manquera de rien.»
HENRI. Et on m'a tenu parole, n'est-ce pas? Tu n'as pas à te plaindre de ton hôte?
CADIO. Non! C'est un homme malheureux, mais c'est un honnête homme, et il ne faudra pas lui parler de le payer. Il en serait offensé. Je veux t'en parler, de cet homme-là! Il m'a beaucoup appris et beaucoup fait réfléchir.
HENRI. C'est un maître charpentier, n'est-ce pas?
CADIO. C'est un ancien chartreux du couvent d'Auray, qui est venu ici reprendre l'état de son père, et, quand on construisait des gabares destinées à être englouties avec les prisonniers qu'on y entassait, c'est lui qui commandait ces travaux et ces exécutions-là.
HENRI. Ah! je ne savais pas ce détail. Sa figure est très-douce pourtant.
CADIO. Oui, comme la mienne; mais elle ne sourit pas. Cet homme était cruel et intolérant autrefois. Il ne rêvait que le retour de l'inquisition. Carrier est devenu son dieu. A présent, il ne parle pas volontiers des choses qu'il a faites. Depuis le départ de Carrier, ces choses ont été blâmées, et on a menacé ceux qui y ont pris part.
HENRI. Et qu'est-ce qu'un pareil fonctionnaire de la Terreur a pu t'apprendre, à toi?
CADIO. Il m'a appris qu'il faut se méfier de soi, vu que les hommes les plus rudes sont faibles comme des enfants. Cet homme ne dort plus et il dépérit. Il est plus malade que moi, il meurt d'épouvante et de chagrin.
HENRI. Ma foi, c'est ce qu'il a de mieux à faire. Je comprends qu'il existe des bêtes féroces comme Carrier et ses complices; je ne comprends pas que le peuple se trouve toujours prêt à leur obéir. Qu'une bande de loups se précipite sur un troupeau, c'est dans l'ordre; mais que les moutons, pris de fureur, se mettent à se dévorer les uns les autres, voilà ce qui m'indigne et me navre. Si ce peuple de Nantes, qui est honnête et laborieux, avait injurié les bourreaux et sauvé les victimes au nom de la République, la République ne se fût pas égarée; mais, à Nantes comme à Paris, comme partout, le peuple tremblant s'est effacé, et, parce qu'une poignée de meneurs d'émeutes s'est toujours trouvée là pour applaudir le meurtre et demander des têtes, les meneurs de la Convention ont mis leurs crimes sur le compte du peuple tout entier, disant qu'on lui jetait des têtes pour apaiser sa rage. Eh bien, moi qui ai vu les choses de près, je déclare qu'ils en ont menti, et que, s'ils eussent, enseigné et pratiqué l'humanité, ils eussent trouvé le peuple humain et généreux. A-t-on osé punir nos soldats parce qu'ils ont mainte fois refusé de fusiller les prisonniers?
CADIO. Alors, selon toi, ce n'est pas le peuple qui a fait la Révolution? Si cela est vrai, gloire aux hommes qui l'ont faite sans lui et pour lui!
HENRI. Oui, tu as raison; mais ne peut-on faire ces grandes choses sans les souiller par la fureur et la vengeance?
CADIO. On ne le peut pas!
HENRI. Tu es convaincu de ce que tu dis là, Cadio?
CADIO. Je le suis.
HENRI. Tu pries Dieu, dis-tu, et voilà ce qu'il t'a révélé dans la prière?
CADIO. Dieu n'explique rien à l'homme. Il le frappe, le brise, le pétrit et le renouvelle. On le questionne ardemment, il ne répond pas; mais, un matin, après beaucoup de souffrance et d'agitation, on s'éveille changé et retrempé: c'est lui qui l'a voulu! Vous appelez cela la force des choses, je veux bien; mais la force des choses, c'est Dieu qui agit en nous et sur nous.
HENRI. Prends garde, mon cher enfant, te voilà fanatique et fataliste. Je te voulais républicain et brave: tu dépasses le but avant d'avoir fait le premier pas! La compagnie du maître charpentier et la vue malsaine de cet échafaud et de cette prison te font du mal. Je t'emmènerai demain.
CADIO. J'irai où tu voudras, mais laisse-moi te répondre. Tu me voulais républicain, j'étais indifférent. Tu me voulais brave, j'étais lâche.
HENRI. Non certes!
CADIO. Si fait! Je savais bien accepter la mort, mais en la détestant, et j'étais sensible; je craignais le mal des autres, je ne pouvais pas le voir. Quand les insurgés crucifiaient leurs prisonniers au portail des églises, quand ils les écorchaient vifs,... je m'enfuyais en fermant les yeux, et je les ai quittés pour n'en pas voir davantage. Il me semblait sentir dans ma propre chair les tourments qu'on faisait endurer aux victimes. Comment donc serais-je devenu brave, si j'étais resté bon et tendre comme une femme? Il fallait endurcir mon coeur, et j'ai regardé comment la guillotine coupe les vertèbres et fait jaillir le sang avec la vie. On s'est ralenti ici depuis le rappel de Carrier. On n'a plus tué sans jugement, on n'a plus noyé; la vengeance a reculé devant son oeuvre, ceux qui l'avaient servie ont eu peur! J'ai vu le maître charpentier enterrer sa hache rouillée de sang dans sa cave et s'enfuir devant son ombre, croyant voir des spectres sur la muraille. Donc, l'homme a peur de tout, même de son énergie, et, pour devenir un des premiers, il faut vaincre tout, l'effroi, la pitié, le remords!
HENRI. Tu veux devenir un des premiers? Méfie-toi de ces rêves d'ambition qui ont fait tant de coupables et d'insensés parmi ceux de ton âge!
CADIO. Tu ne m'entends pas. Je ne songe pas à la gloire et à la fortune, je ne songe qu'à me sentir aussi fort que je me suis senti faible; alors, je serai content.
HENRI. Et pour te rendre fort, tu cherches à te rendre inhumain?
CADIO. J'y arriverai, j'ai assez souffert pour cela. Oh! la pitié, quel mal! quel déchirement! quelle défaillance mortelle! J'y ai passé, va! j'ai vu tout ce qu'a fait Carrier.
HENRI. Tu l'as vu en songe, puisque tu n'étais pas ici...
CADIO. En songe? Non, je l'ai vu en réalité quand le charpentier me l'a raconté à cette fenêtre, et depuis... Tiens! je le vois encore, et pourtant je ne sue ni ne tremble la fièvre. Tiens, tiens!... regarde, dans cette eau noire qui rampe et siffle sous nos pieds, vois-tu cette tache blanche comme de l'écume? C'est une tête coupée que le flot emporte! Elle passe, elle fuit, elle rit, elle jure! Attends! elle cherche à mordre, elle a rencontré le cadavre d'un enfant, elle s'y attache, elle le dévore, et le pauvre petit corps, réveillé par les morsures, se tord avec un vagissement lamentable. Tu ne l'entends pas, toi?
HENRI. Non, Dieu merci, je n'appelle pas de pareilles visions, et tu as tort...
CADIO. Oh! moi, j'ai des sens qui pénètrent du présent dans l'avenir et dans le passé. Quand j'étais faible et craintif, j'ai vu et entendu tout cela d'avance, et tout cela se passait dans l'enfer, dont j'avais peur. A présent que l'enfer s'est répandu sur la terre, je le vois mieux, voilà tout.--Oh! comme je le vois! Regarde avec moi, tu verras peut-être aussi. Là-bas, sur ces marches glissantes et boueuses, il y a une troupe de jeunes filles pâles et nues: la plus âgée n'a pas quinze ans. Des hommes les poussent devant eux; elles ne savent pas pourquoi. Il y en a qui disent: «Mon Dieu, prenez donc garde, vous allez nous faire tomber dans l'eau!» Elles ne croient pas possible qu'on les y pousse exprès. Et cependant, on redouble; elles se rassemblent, faible barrière, elles s'imaginent qu'en se serrant les unes contres les autres et en criant toutes ensemble, elles résisteront et se feront comprendre. «Nous sommes des enfants, nous n'avons fait de mal à personne, la loi nous protége, ayez pitié!--Eh bien, oui! répondent les bourreaux; nous avons pitié; finissons-en vite. Mourez, qu'on n'entende plus vos cris, qu'on ne voie plus vos figures pâles!» Allons! en voilà une qui tombe dans l'eau noire infectée de tant de cadavres, que la victime ne peut pas enfoncer, et puis une autre dont le poids l'entraîne.--Mais qu'est-ce qui arrive? On cesse de les pousser, on tend la main à celles qui sont à moitié englouties, c'est le pardon peut-être? Non! c'est le comble du laid, ce qui vient là, c'est le dernier mot de la vengeance!--Une meute de vieilles femmes moitié louves, moitié limaces; cela rampe dans l'ordure et cela a des yeux ardents; elles viennent demander la vie de ces enfants. Chose atroce! on la leur accorde en riant et en disant des choses obscènes que ces femmes seules comprennent. Et les voilà qui payent un droit, car elles sont patentées pour livrer l'enfance à la prostitution, et les pauvres demoiselles nobles qui sont là, condamnées à mourir ou à épouser la lie du peuple, ne comprenant pas, se réjouissent; elles remercient, elles embrassent leurs bienfaitrices hideuses... Il y en a une pourtant, la plus grande, la plus jolie, qui comprend ou devine. Elle résiste, elle dit: «J'aime mieux mourir!» On veut l'emmener de force, elle lutte, elle crie, on la tue;... c'est bien fait, on lui a rendu service!... Les autres... Attends, un nuage passe! Il se dissipe! Deux mois se sont écoulés, les voilà qui reviennent, toutes vieilles et flétries. Il y en a que la fièvre des prisons a rendues si dangereuses pour la santé publique, qu'elle les a préservées de l'outrage; mais elles ne guérissent pas assez vite, il faut s'en débarrasser. D'autres ont roulé dans la fange comme dans leur élément; plusieurs,... celles qui valaient le mieux, sont devenues folles; tout cela passe sur la lourde gabare, elles rient et sanglotent, elles chantent et rugissent, musique infernale! Savent-elles où elles vont, cette fois? Il y en a qui se sont parées comme pour une fête, mais leurs habits sont plus précieux que leurs personnes, à présent; on les dépouille, toutes deviennent muettes d'horreur. Les coups de hache résonnent sourdement sur les flancs de la gabare... Les ouvriers sautent dans des batelets; on coupe sans pitié les mains qui se cramponnent aux bourreaux.--L'eau bouillonne autour d'un immense cri de détresse brusquement étouffé. Des chevelures brunes et blondes flottent un instant et disparaissent,--plus rien! La Loire est tranquille et contente; elle a bu ce soir, elle boira demain! Passons... Entrons dans les cachots. Les murs se fendent et s'entr'ouvrent devant nous. Viens, suis-moi, il faut tout voir. Tu recules? L'atmosphère fétide éteint les flambeaux, c'est l'odeur de la peste. C'est cette odeur-là qui suinte à travers les murailles, qui traverse les rues et qui m'a presque fait mourir sur ce grabat où j'étais hier; aussi je ne la crains plus, j'ai passé par le crible!... Entrons... Il y a là vingt, trente, cent cadavres épars dans les ténèbres; deux ou trois spectres se traînent vers nous en tendant leurs mains décharnées; ils trébuchent et tombent sur le corps de leurs frères et de leurs enfants. «Levez-vous et sortez, misérables, il faut mourir!--Ah! oui, sortir, merci! c'est tout ce que nous demandons. Voir le ciel un instant, respirer une bouffée d'air pur, mourir après; nous sommes contents!» Allons! ceux-ci seront fusillés.--Il faut bien varier le genre de mort, et puis la guillotine est fatiguée; elle a trop mordu, la vierge rouge! ses dents sont ébréchées.--(Riant.) Ah! comme je t'ai bien conduit pour voir le spectacle, n'est-ce pas? Mais tu en as assez, et, moi, je suis fatigué aussi.--Oui, c'est assez pour aujourd'hui.--Je veux, comme autrefois, écouter le chant des oiseaux et m'étendre sur la bruyère! (Il se jette sur son grabat.)
HENRI. J'ai laissé parler ton délire. Pauvre malheureux! tu prétends avoir tué la pitié, et elle te tue! Tiens! j'ai eu tort de vouloir te métamorphoser! Tu es un artiste et non un soldat. Tu as trop d'imagination.
CADIO, (se relevant.) N'importe, je veux vivre et agir, dussé-je souffrir ce que nul homme n'a souffert! Les artistes sont considérés comme des êtres inutiles et chimériques. Le devoir que tu m'as tracé est atroce, je veux le remplir. Je veux être un Français, un meurtrier comme les autres! Il faut savoir tuer pour savoir mourir; n'est-ce pas la devise du soldat? Le trouble où tu me vois n'est que la dernière crise d'une longue agonie. Me voilà ranimé, tout ce que la République exigera de moi, je peux et je veux le faire. J'ai bu le calice de la terreur! J'ai tué la peur, j'ai guillotiné, fusillé, noyé et violé la Pitié!
HENRI. Eh bien, cela est horrible, et je ne te trouve plus digne de servir la patrie, si tu dois rester ainsi... je me repens... Mais non, mon pauvre Cadio! tu es malade, tu es faible, cela passera, je te calmerai. C'est ma faute après tout, je n'aurais pas dû te laisser ici; que ne m'as-tu parlé plus tôt? Mais qu'as-tu maintenant? tu pleures?
CADIO. Tu n'entends donc pas? la voix du ciel!...
HENRI. La prisonnière? (courant à la fenêtre.) Oui, j'entends!... Mais, grand Dieu, je la connais, cette chanson triste, je l'ai entendue autrefois à Sauvières. Et cette voix douce... je la connais aussi! Cadio, Cadio! c'est Marie Hoche qui est là!
CADIO. Tu en es sûr? Moi, je ne sais pas. Il me semblait... Je n'osais le croire.
HENRI. Je la savais partie d'Angers, je la croyais en liberté. Il l'ont reprise, ou ils l'ont transférée ici. Depuis cinq mois peut-être! Quel martyre! Pauvre chère fille! où est-elle? comment se fait-il que nous l'entendions? Il n'y a pas une seule fenêtre, pas une seule ouverture de ce côté de la prison.
CADIO. Elle est là, tout près, sur le haut de cette petite tourelle.
HENRI. Sur la plate-forme que nous cachent les créneaux? Oui, sa voix part de là. Elle peut nous entendre, je veux lui parler.
CADIO. Ne le fais pas. Le charpentier est peut-être en bas...
HENRI. Non, il était sorti quand je suis entré.
CADIO. Attends, écoute! on monte l'escalier, c'est lui... Quittons cette fenêtre, n'ayons pas l'air d'écouter: il a peur de tout; il ferait mettre la prisonnière au cachot, s'il pensait que nous voulons la délivrer.
HENRI. La délivrer, hélas! ce serait tenter l'impossible!