Cadio
SCÈNE IX. (Même local, même jour, midi.) HENRI, JAVOTTE, puis LA KORIGANE.
HENRI, (entrant.) Où est le capitaine?
JAVOTTE, (qui achève de ranger et de balayer.) Par là, dans le jardin avec mon maître, qui souhaitait lui parler. Faut-il lui dire...?
HENRI, (s'approchant de la table.) Non, merci. Il y a ici de quoi écrire?
JAVOTTE. Voilà!
HENRI. C'est tout ce qu'il me faut. (Javotte sort.) Chère Marie! Je parie qu'elle est déjà inquiète de moi! (Il écrit. Au bout de quelques instants, la Korigane entre sans bruit et le regarde. Henri se retournant.) Que demandes-tu, petite?
LA KORIGANE. Petite je suis, c'est vrai; mais j'ai la volonté grande, et je tiens devant Dieu autant de place que toi, Henri de Sauvières!
HENRI. Oui-da! voilà qui est bien parlé, ma fière Bretonne! Mais... attends donc; je te connais, toi! tu es la Korigane de Saint-Gueltas!
LA KORIGANE. Tu m'as donc vue au feu, en Vendée? car tu étais à l'armée du Nord quand j'ai été servante dans ton château.
HENRI. C'est au feu en effet que je t'ai vue... intrépide... et atroce!... Que me veux-tu, méchante créature?
LA KORIGANE. Je veux te parler.
HENRI. Tu viens de la part de ton maître?
LA KORIGANE. Non. Je viens sans qu'il le sache, au risque de le fâcher beaucoup!
HENRI. Ah! tu l'abandonnes ou tu fais semblant de l'abandonner?
LA KORIGANE. Je le quitte et je le hais!... Mais réponds-moi vite: aimes-tu encore ta cousine Louise?
HENRI. Une question en vaut une autre. Qu'est-ce que cela te fait?
LA KORIGANE. Tu te méfies de moi: c'est malheureux pour elle!
HENRI. Court-elle quelque danger?
LA KORIGANE. Toi seul peux la sauver du plus grand qu'elle puisse courir. Elle s'est enfuie de chez son mari avec sa tante; elle voulait aller à Vannes rejoindre mademoiselle Hoche, qui l'attend. Elle a profité de l'absence du maître, qui avait dit comme ça: «Avant d'aller à Quiberon, j'irai aux Sables-d'Olonne rassembler des amis.» Nous avons pris une barque et nous sommes venues à Locmariaker, à l'entrée du Morbihan; mais à peine entrions-nous dans la ville, nous avons appris que le marquis était là avec une bande de chouans. Nous nous sommes vite rembarquées sur un méchant bachot, le seul qui ait voulu nous conduire du côté des Anglais, et qui nous a posées par ici, sur la grève. Je connais le pays, j'en suis! J'ai amené Louise dans ce bourg; je l'ai cachée dans la maison d'une femme que j'ai autrefois servie, mais je ne suis pas tranquille. Saint-Gueltas doit être sur nos traces. A Locmariaker, j'ai vu la figure de Tirefeuille sur le port, et il doit nous avoir reconnues. Louise tombait de fatigue quand nous nous sommes réfugiées ici à l'aube du jour. Elle a dormi; moi, j'ai veillé dans une chambre en bas, où tout à l'heure deux soldats bleus sont entrés pour demander à boire. Je les ai servis, et ils disaient: «Le colonel le Sauvières est arrivé, il est à l'auberge.» J'y suis venue vite sans avertir Louise. J'ai reconnu céans Javotte, que j'avais vue dans le temps à Puy-la-Guerche, et me voilà pour te dire: Veux-tu sauver ta cousine? Sans toi, elle est perdue.
HENRI. Conduis-moi auprès d'elle.
LA KORIGANE. Non, on te verrait, et Saint-Gueltas n'est peut-être pas loin. Il vous surprendrait et il vous tuerait tous les deux. Louise peut venir ici, où tu as des soldats pour la défendre. Je vais la chercher.
HENRI. Oui, cours! Non, attends! Ceci est un piége de ta façon! Son mari a été jaloux de moi; toi, tu es sa maîtresse ou tu l'as été: tu l'aimes passionnément, on le sait. Tu dois haïr Louise et la trahir. C'est pour la mieux perdre que tu veux l'attirer chez moi.
LA KORIGANE. Je ne suis plus jalouse de la pauvre Louise; le maître ne l'aime plus!
HENRI. Tu mens! Il la poursuit, il la soupçonne, il veut la ramener chez lui;... donc, il l'aime.
LA KORIGANE. Il veut l'empêcher de trahir sa conduite, voilà ce qu'il veut! Madame de Roseray, son ancienne maîtresse, la belle des belles, la maudite des maudites... oh! c'est celle-là que je hais et que je voudrais voir morte! elle l'a repris dans ses griffes; elle règne chez lui, elle le rend fou! Elle m'a fait chasser, moi... moi à qui le maître devait tout!
HENRI. Tu as du dépit... un dépit tout personnel... Tu dois mentir!
LA KORIGANE, (frappant du pied.) Tu ne me crois pas? Misère et malheur! Voilà ce que c'est!... Ah! je le sais bien, que, pour Saint-Gueltas, je peux faire tout ce qu'il y a de plus mal; mais, quand je veux faire le bien une fois dans ma vie, on me dit: «Tu mens!...» Allons! qu'il la trouve où elle est! Sachant où vous êtes, il ne l'accusera pas moins d'être venue ici pour vous. C'est tant pis pour toi, pauvre Louise! Dieu sait pourtant que je te plaignais, toi si malheureuse, et que, si j'avais pu finir par aimer quelqu'un, c'est toi que j'aurais aimée!
HENRI, (frappé de la voir pleurer.) Explique-toi tout à fait; dis toute la vérité! Pourquoi quitte-t-elle son mari? L'a-t-il menacée, maltraitée?
LA KORIGANE. Il a fait pis, il l'a avilie! L'autre est venue demeurer chez lui; elle a traité Louise comme une vraie servante. Elle a su que par moi elle envoyait des lettres en secret: c'étaient des lettres à mademoiselle Hoche; elle a fait croire au maître que c'étaient des lettres pour vous.
HENRI. Il ne le croit plus; tout peut être éclairci. Va chercher Louise et sa tante.
LA KORIGANE. J'y cours.
HENRI. Et puis tu tâcheras de trouver Saint-Gueltas; tu lui diras que je l'attends et que sa femme est chez moi.
LA KORIGANE. Tu veux te battre avec lui?
HENRI. Je veux qu'il me rende compte de sa conduite envers elle.
LA KORIGANE. Henri de Sauvières, ne fais pas cela! on ne tue pas Saint-Gueltas, c'est lui qui tue les autres.
HENRI. C'est-à-dire que tu ne veux pas qu'il s'expose à être tué par moi?
LA KORIGANE, (qui est sur le seuil de la rue.) Je ne crains pas ça! Saint-Gueltas ne mourra que quand il sera las de vivre. D'ailleurs, il a plus d'hommes que toi; ne lui cherche pas querelle, fais sauver Louise bien vite et ne dis rien... Mais... qui vient là? Louise elle-même? Allons! c'est sa destinée! fais ce que tu voudras; moi, je vais guetter pour dérouter Saint-Gueltas, s'il vient par ici.
HENRI. Au contraire, dis-lui que je l'attends de pied ferme! (La Korigane sort par la cuisine, Henri va ouvrir la porte de l'escalier; entrent Louise et sa tante, déguisées en Bretonnes.)
SCÈNE X.--HENRI, LOUISE, ROXANE, puis SAINT-GUELTAS.
HENRI. Entrez, et ne craignez rien. (Louise, pâle et tremblante, lui tend la main sans rien dire.)
ROXANE. Nous ne craignons rien de toi, puisque nous venons te trouver. Nous voilà comme Coriolan chez les... Je ne me souviens, plus, ça ne fait rien!
LOUISE. Nous venons d'apprendre que vous étiez ici, nous n'avons pas réfléchi, nous sommes accourues.
HENRI, (leur serrant les mains.) Vous avez bien fait, allez! merci!
ROXANE, (à Louise.) Je te le disais bien, que ce vaurien-là serait content de nous voir. Ah ça! misérable jacobin, tu ne m'embrasses donc pas?
HENRI, (l'embrassant.) Ah! de tout mon coeur, chère tante; mais parlons vite, il le faut. Est-ce vrai, tout ce que m'a dit la Korigane?
ROXANE. La Korigane? tu l'as vue?
HENRI. Elle sort d'ici.
ROXANE. Je pensais qu'elle nous avait abandonnées ou trahies. Que t'a-t-elle dit?
HENRI. J'ose à peine le répéter devant Louise.
LOUISE. Si elle a accusé M. de la Rochebrûlée, elle a eu tort. Je quitte sa maison parce que, le voyant lancé dans une expédition périlleuse et décisive, que du reste je n'approuve pas, je serais pour lui une préoccupation et un danger de plus. Quand les chefs d'insurrection quittent leurs demeures, on les brûle, et les femmes deviennent ce qu'elles peuvent. J'ai demandé asile à Marie pour quelques jours. De là, je compte, avec sa protection, gagner l'Angleterre, où M. de la Rochebrûlée viendra me rejoindre, si, comme je le crois, l'expédition échoue par la trahison des Anglais.
HENRI. Ainsi c'est avec l'agrément de Saint-Gueltas que vous venez toutes seules vous jeter dans un pays occupé par nous sur le pied de guerre, au risque de n'y pas rencontrer un ami pour vous préserver? Votre explication manque de vraisemblance, ma chère Louise, d'autant plus que vous n'êtes pas femme à abandonner l'homme dont vous portez le nom, à la veille de si grands événements, dans la seule crainte d'en partager les malheurs et les dangers. Vous avez une autre raison; quelqu'un vous chasse de chez vous, et votre mari repousse votre dévouement.
LOUISE. Ne croyez pas...
ROXANE. Louise, c'est trop de considération pour un scélérat. Je dirai la vérité, moi!... Je veux la dire!...
LOUISE. Ma tante, vous m'aviez juré...
ROXANE. Tant pis! j'aime mieux me parjurer, j'aime mieux mourir que de rentrer dans cet affreux donjon où nous avons souffert tout ce que l'on peut souffrir. Henri, tu as deviné juste, oui, si c'est là ce que t'a dit la Korigane, elle t'a dit la pure vérité; cette fille nous est dévouée, et elle n'est pas menteuse. On nous a humiliées, opprimées, Saint-Gueltas l'a souffert sous prétexte d'une jalousie feinte; il nous a laissées sous la garde de madame de Roseray et de quelques bandits prêts à tout pour lui plaire. Notre vie, notre honneur même, étaient menacés. Si la Korigane te l'a caché, elle n'a pas tout dit. Donne-nous un sauf-conduit, une escorte, un moyen quelconque de gagner Vannes ou l'Angleterre. Nous ne pouvons pas nous réfugier à Quiberon, le marquis nous y reprendrait. Louise ne veut pas demander au commandant de l'escadre anglaise les moyens de fuir. Ce serait accuser ouvertement son mari et le dépouiller des honneurs qu'il ambitionne. La République seule peut nous sauver, nous nous jetons dans ses bras. Si c'est une honte pour nous, que le péché retombe sur la tête de l'indigne, qui nous y force!
SAINT-GUELTAS, (sortant d'un lit breton enfoncé, dans la boiserie comme un tiroir et fermé d'une planche à jour.) Merci, mademoiselle de Sauvières! Voilà qui est bien parlé! Votre douce voix m'a réveillé d'un profond sommeil que la peine de courir après vous m'avait rendu fort nécessaire. Je demande pardon au colonel de m'être ainsi introduit dans son logement pour m'y reposer en sûreté comme chez un ami; j'ai eu la meilleure idée du monde, puisque je m'y trouve à point pour répondre à votre éloquent plaidoyer contre moi. (Roxane et Louise se sont instinctivement réfugiées derrière Henri. Saint-Gueltas éclate de rire.) En vérité, monsieur le comte, ces dames vous font jouer, bien malgré vous, je le sais, un rôle très-comique! Vous voilà constitué vengeur de l'innocence à bien bon marché!
HENRI. Je ne sais qui joue ici un rôle de comédie, monsieur. Si vous avez entendu ce qui s'est dit, vous savez que madame de la Rochebrûlée, loin de vous trahir, vous défend; mais deux autres personnes, dont l'une est digne de mon respect, vous accusent, et je vous soupçonne sérieusement d'avoir manqué à vos devoirs envers ma parente. Je suis l'unique appui qui lui reste, et, qu'elle l'accepte ou non, je jure qu'elle l'aura... Justifiez-vous, ou rendez-moi raison de votre conduite.
LOUISE, (à Saint-Gueltas.) Ne répondez pas, monsieur, c'est à moi de parler. Je n'ai aucun reproche à vous faire ici. Je le déclare devant mon cousin, et, tout en le remerciant de l'intérêt qu'il m'accorde, je le prie de ne pas m'offrir une protection que je dois recevoir de vous seul.
SAINT-GUELTAS. En d'autres termes, ma chère amie, vous l'engagez à ne pas s'immiscer dans nos petites querelles de ménage? Vous avez raison. Moi, je lui pardonne de tout mon coeur ce mouvement irréfléchi, mais généreux. C'est un noble caractère que le sien! Nous nous connaissons depuis ce matin, et j'aurais grand regret de l'offenser. Dites-lui donc qu'après un accès de jalousie mal fondée, vous reconnaissez votre injustice et rentrez volontairement sous le toit conjugal.
LOUISE, (pâle et près de défaillir.) Oui, mon cousin, je confirme ce que M. de la Rochebrûlée vient de vous dire.
ROXANE. Alors, j'en ai menti, moi! Ne la crois pas. Henri! (Montrant Saint-Gueltas avec effroi.) Préserve-nous de sa vengeance; nous sommes perdues, si nous retournons chez lui!
SAINT-GUELTAS, (moqueur.) Si telle est votre pensée, ma belle dame, il me semble que vous voilà sous l'égide de la République et que rien ne vous force à suivre votre nièce... Quant à moi, je la reconduis chez elle, et je la prie de vouloir bien accepter mon bras.
HENRI. Un instant, monsieur! Je vois ma tante sérieusement effrayée et Louise près de s'évanouir. Est-ce bien chez elle que ma cousine va rentrer?
SAINT-GUELTAS, (tressaillant.) Que voulez-vous dire, monsieur?
HENRI. Je veux dire qu'une femme n'est plus chez elle quand une rivale y a plus d'autorité qu'elle-même. Je n'ai pas le droit, je le reconnais, de juger le plus ou moins d'affection sincère que vous portez à votre compagne; mais j'ai le droit de juger un fait extérieur et frappant. Si une étrangère règne dans sa maison, elle n'a plus de maison. La loi juge ainsi cette situation et donne gain de cause à l'épouse dépouillée de sa légitime dignité. Vous vous placez, par la guerre que vous faites à votre pays, en dehors de la loi, et Louise ne pourrait l'invoquer. C'est à moi de la remplacer auprès d'elle, et je vous somme de me dire si vous comptez faire sortir de chez vous madame...
SAINT-GUELTAS. Ne nommez personne, monsieur, car celle que l'on calomnie est aussi votre parente. Elle ne sortira pas de chez moi, elle en est sortie. En apprenant la fuite de ces dames, pour ne pas voir recommencer pareille folie, j'ai envoyé un exprès à la Rochebrûlée. (A Louise.) Vous ne l'y retrouverez pas, je vous en donne ma parole d'honneur... que vous seule avez le droit de me demander! Êtes-vous satisfaite?
LOUISE. Oui, monsieur; partons!
HENRI. Louise, vous me jurez, à moi, que vous ne doutez pas de la parole qui vous est donnée?
SAINT-GUELTAS. Diable! vous êtes obstiné, monsieur de Sauvières! Vous abusez de la reconnaissance que je dois à vos bons procédés.
LOUISE, (vivement.) J'ai confiance, Henri, je vous le jure! (A Roxane.) Adieu, ma tante!
ROXANE. Tu crois que je vais te laisser seule avec ce perfide? Non, je mourrai avec toi!
SAINT-GUELTAS, (riant.) Très-bien! dévouement sublime!--Adieu, monsieur le comte, sans rancune!
LOUISE, (émue.) Adieu, Henri!
SCÈNE XI.--Les Mêmes, CADIO, qui paraît au moment où Saint-Gueltas ouvre la porte.
CADIO, le sabre à la main. Pardon! vous êtes prisonnier, monsieur!
SAINT-GUELTAS, (méprisant.) Allons donc! quelle plaisanterie!
CADIO. N'essayez pas de résister, les précautions sont prises. Rendez-vous!
HENRI, (arrêtant Saint-Gueltas, qui a porté la main à ses pistolets.) Laissez, monsieur, ceci me regarde. (A Cadio sur le seuil, devant les militaires qui occupent la cuisine.) Il y a entre ce chef et moi des conventions qui suspendent les hostilités quant à ce qui le concerne personnellement. Laissez-le se retirer librement.
CADIO, (à Saint-Gueltas, avec une spontanéité de soumission militaire.) Passez. (A Roxane.) Passez aussi.
SAINT-GUELTAS, (le voyant arrêter Louise.) Madame est ma femme!
CADIO. Non.
SAINT-GUELTAS, (repassant la porte qu'il a déjà franchie.) Comment, non? Est-ce que vous êtes fou?
CADIO. Fermez cette porte, et je vais vous répondre.
SAINT-GUELTAS, (refermant derrière lui.) Voyons!
CADIO. Cette femme n'est pas la vôtre; elle est la mienne.
HENRI. Que dis-tu là, Cadio? c'est absurde!
SAINT-GUELTAS, (très-surpris.) Cadio?... (Louise et Roxane reculent, étonnées et inquiètes.)
CADIO (à Saint-Gueltas.) Oui, Cadio que vous avez fait assassiner, et qui est là, devant vous, comme un spectre, pour vous accuser et pour vous dire: Vous n'emmènerez pas cette femme. Il ne me plaît pas qu'elle suive davantage son amant.
HENRI. Son amant?
LOUISE. Ne m'outragez pas, Cadio! Je vous croyais mort quand un prêtre a béni mon mariage avec monsieur...
CADIO. Je le sais; mais ce mariage-là ne compte pas sans l'autre, et l'autre n'est pas détruit par celui-là. Votre seul mari, c'est moi, Louise de Sauvières, et il ne me convient pas, je le répète, de vous laisser vivre avec un amant!
SAINT-GUELTAS, (ironique.) Si cela est, il est temps de vous en aviser, monsieur Cadio!
CADIO. Il n'y a pas de temps perdu. Il n'y a pas une heure que je sais la validité de mon mariage avec elle. (Il rouvre la porte et fait un signe. Rebec paraît.) Venez ici, vous, avancez! (Rebec entre, un peu troublé; Cadio referme la porte.) Parlez! qu'est-ce que vous venez de me dire?
ROXANE. Ah! c'est lui?... Qu'est-ce qu'il dit, qu'est-ce qu'il prétend, ce coquin-là?
REBEC, (reprenant de l'assurance.) J'ai dit la vérité. Le mariage est légal, les actes sont en règle, et les vrais noms des parties contractantes y sont inscrits.
CADIO. Montrez la copie.
REBEC, (la remettant à Henri.) Ce n'est qu'une copie sur papier libre; mais on peut la confronter avec la feuille du registre de la commune dont j'étais l'officier municipal.
ROXANE. Mais cette feuille a été déchirée!
REBEC. Elle ne l'a pas été.
ROXANE. C'est une infamie! Alors, moi...?
REBEC. Vous aussi, madame, vous êtes mariée; mais l'incompatibilité d'humeur vous assure de ma part la liberté de vivre où et comme vous voudrez.
ROXANE. C'est fort heureux! Tu ne prétends qu'à ma fortune, misérable!
REBEC. On s'arrangera, calmez-vous!
HENRI. Ceci est un tour de fripon, maître Rebec! Je ne te croyais pas si malin et si corrompu.
REBEC. Pardon, monsieur Henri. Ma première intention n'était que de soustraire ces dames et moi-même à la persécution; mais, quand il s'est agi de rédiger un faux, j'ai reculé devant le déshonneur. Ces dames pouvaient lire ce qu'elles ont signé. J'ignore si elles en ont pris la peine. On était fort bouleversé dans ce moment-là... Elles ont signé leurs vrais noms sur l'observation que je leur ai faite que, reconnues pour ce qu'elles sont, elles ne seraient sauvées qu'au prix d'un mariage bien fait. Elles doivent s'en souvenir.
HENRI. Mais Cadio lui-même m'a juré qu'on avait lu de faux noms...
REBEC. Ces dames ont été désignées, devant des témoins bénévoles et peu attentifs, sous les noms d'emprunt qu'elles s'étaient attribués; mais ces témoins sont morts, je m'en suis assuré. La famine et l'épidémie ont passé par là. Il ne reste qu'un acte authentique et régulier.
ROXANE. Que tu devais détruire, lâche intrigant!
REBEC. Que je n'ai pas détruit, madame, ne voulant pas vous faire porter le nom d'un homme condamné aux galères.
ROXANE. Ah! tu crois que je le porterai, ton ignoble nom?
REBEC. Dans la vie privée, peu m'importe; mais, dans tout acte civil, vous serez, ne vous en déplaise, la femme Rebec ou l'acte sera nul.
SAINT-GUELTAS, (qui a écouté avec calme et attention, bas à Louise, sèchement.) Et vous, ma chère, vous serez tout aussi légalement et irrévocablement, la femme ou la veuve Cadio! Vous voyez bien qu'il faut à tout prix rompre avec les institutions révolutionnaires et annuler la République, au lieu de se jeter dans ses bras!
LOUISE, (bas.) Emmenez-moi, monsieur, veuillez me soustraire à l'humiliante situation où je me trouve!
ROXANE, (bas à Henri.) Fais-nous partir, vite! J'aime mieux le donjon du marquis que de pareilles discussions.
HENRI, (haut.) Ces étranges difficultés doivent être examinées plus tard, lorsque la loi pourra être invoquée par les deux parties. Quant à présent, comme cela est impossible, ne les soulevons pas, et séparons-nous.
CADIO. Mais, moi, je ne suis pas hors la loi, je l'invoque; elle sanctionne mon droit, la femme que j'ai épousée m'appartient, et, par là, elle recouvre son état civil, elle rentre dans la loi commune.
SAINT-GUELTAS. Alors, vous persistez, vous?
CADIO. Oui, et c'est mon dernier mot.
SAINT-GUELTAS. Il est charmant! mais voici le mien. Je regarde votre opposition comme nulle et je passe outre, car j'emmène ma femme,--ou ma maîtresse, n'importe! Je tiens pour légitime celle qui s'est librement confiée, et donnée à moi, et qui n'a jamais eu l'intention d'appartenir à un autre.
LOUISE. Cet homme le sait bien. Je croyais à son dévouement, à sa probité. Nous nous étions expliqués d'avance, il connaissait la promesse, qui me liait à vous. Il regardait comme nul, et arraché par la violence de la situation qui m'était faite, l'engagement que nous allions simuler, et dont les traces écrites devaient être anéanties. Il était simple et bon alors, cet homme qui me menace aujourd'hui. Le voilà parvenu, ambitieux peut-être!... Non, ce n'est pas possible! Tenez, Cadio, voici votre anneau d'argent que j'avais conservé par estime et par amitié pour vous. Voulez-vous que je rougisse de le porter?
CADIO, (ému.) Gardez-le, je mérite toujours l'estime pour cela...
SAINT-GUELTAS, (l'interrompant et prenant le bras de Louise.) Bien! assez! je pardonne à votre folie.--Votre serviteur, monsieur de Sauvières! (A Cadio qui s'est placé devant la porte.) Allons, mordieu! faites place!
CADIO. A vous que couvre la parole du colonel, il le faut bien! mais à elle, non. J'ai dit non, et c'est non!
SAINT-GUELTAS. Vous voulez me forcer à vous casser la tête?
HENRI. Vous ne pouvez rien ici contre personne, monsieur le marquis, puisqu'en raison de mes engagements, personne ne peut rien ici contre vous. Je vous prie de ne pas l'oublier!
SAINT-GUELTAS. Il paraît que l'on peut retenir ma femme prisonnière pour la livrer à cet insensé? Vous ne pensez pas que je m'y soumettrai, monsieur de Sauvières. Faites-nous libres sur l'heure, ou je donne un signal qui vous livrera tous à la merci des gens que je commande. Croyez qu'ils ne sont pas loin et que l'on ne me fera pas violence impunément. Vous voulez sans doute éviter d'exposer nos hommes à s'égorger pour un motif qui nous est purement personnel? Vous avez raison. Faites-donc respecter votre autorité, et mettez aux arrêts cet officier qui se révolte.
HENRI. C'est inutile, monsieur, il cédera à la raison et à la justice, je le connais. Permettez-moi de l'y rappeler devant vous. Il faut que ma cousine soit délivrée une fois pour toutes des craintes qu'une situation si bizarre pourrait lui laisser. Soyez calme, mon devoir est de vous protéger tous deux; je n'y manquerai pas, fallût-il sévir rigoureusement contre mon meilleur ami. (A Cadio.) Admettons que tu aies raison en droit, ce que j'ignore, tu as tort en fait. Il y a là une situation sans précèdent peut-être. Un instant la législation nouvelle a pu être méconnue par tout un parti résolu à la détruire; ma cousine appartenait à ce parti. Elle a cru prononcer une vaine formule. Elle a eu tort, il ne faut pas se jouer de sa parole, et certes elle ne l'eût pas fait pour sauver sa propre vie.
LOUISE. Non, jamais!
HENRI. Elle a surmonté l'effroi de sa conscience par dévouement pour les autres. C'est le plus grand sacrifice que puisse faire à la reconnaissance et à l'humanité une âme comme la sienne. Tu l'as senti, toi, tu l'as compris alors, car tu as suivi son exemple, et tous deux vous avez commis, dans un religieux esprit d'enthousiasme, une sorte de sacrilége; vous avez oublié que les serments au nom de l'honneur et de la patrie sont faits à Dieu, avec ou sans autel, avec ou sans prêtre! mais votre erreur à été sincère et complète. D'avance, tu avais tenu mademoiselle de Sauvières quitte de tout engagement envers toi, tu me l'as dit toi-même; elle a dû se croire libre, et, en te rétractant, tu n'es pas seulement insensé, tu deviens coupable et parjure.
CADIO. Vous direz ce que vous voudrez, elle n'est pas légitimement mariée avec cet homme-là! elle ne pouvait pas l'être, elle ne le sera jamais, elle ne sera pas la mère de ses enfants. Si elle les reconnaissait, ils seraient forcés de s'appeler comme moi.
HENRI. Soit! Elle acceptera sans honte et sans crime la douleur de cette situation, et vivra avec celui qu'elle a voulu épouser devant Dieu, ignorant la valeur et l'indissolubilité de l'autre engagement. Mon rôle vis-à-vis d'elle consiste à faire respecter sa liberté morale, ne me forcez pas à vous donner des ordres.
CADIO. Je vous y forcerai, car vous ne m'avez pas convaincu. Je proteste contre la liberté que vous voulez lui rendre, et je vous défie de me donner sans remords un ordre qui m'inflige le déshonneur! (A Saint-Gueltas.) Oh! vous avez beau rire d'un air de mépris, vous! Je ne connais pas vos codes de savoir-vivre et votre manière d'entendre les convenances. Je ne sais qu'une chose, c'est que votre existence me pèse et m'avilit. J'ai patienté tant que je me suis cru sans droits sur cette femme et sans devoirs envers elle. Je sais à présent que, bon gré mal gré, je suis responsable de son égarement, outragé par son infidélité, empêché de me marier avec une autre et d'avoir des enfants légitimes. Elle m'a pris ma liberté, je n'entends pas qu'elle use de la sienne. Elle devait prévoir où nous conduirait ce mariage. Moi, j'étais un simple, un ignorant, un sauvage; j'ai fait ce qu'elle m'a dit. Elle m'a traité comme un idiot dont il était facile de prendre à jamais la volonté, sans lui rien donner en échange, ni respect, ni estime, ni ménagement. Une heure après le mariage, elle se faisait enlever par vous. Vous avez cru vous débarrasser de moi, elle, en me jetant une bourse, vous, en me faisant donner un coup de poignard. Voilà comment vous avez agi envers moi, et dès lors elle s'est regardée comme libre de devenir marquise. Elle devait pourtant savoir qu'elle ne l'était pas. Son parti était écrasé, la République s'imposait, la loi était consolidée. Qu'elle ne daignât pas porter le nom obscur du misérable qui le lui avait donné pour la sauver, qu'elle ne voulût jamais revoir sa figure chétive et méprisée, je l'aurais compris et je n'aurais jamais songé à l'inquiéter; mon dédain eût répondu au sien; mais, avant de se livrer à l'amour d'un autre et de s'y faire autoriser par un prêtre, elle eût dû au moins s'assurer de son droit, savoir si son premier mariage ne m'engageait à rien, moi, ou si, grâce à son amant, elle était réellement veuve. Elle n'était pas à même de s'informer peut-être? Eh bien, il fallait, dans le doute, agir en femme forte, en femme de coeur, savoir attendre le moment où elle pourrait invoquer l'annulation de notre mariage; j'y eusse consenti, et, si la chose eût été impossible, il fallait subir les conséquences et conserver le mérite d'un acte de dévouement. Il fallait faire voeu de chasteté comme moi... Oui, comme moi; riez encore, marquis Saint-Gueltas, vous qui avez fait voeu de libertinage, et qui, en réclamant cette femme au nom d'une religion que vous méprisez, la condamnez à subir l'outrage de vos infidélités! La malheureuse vous fuyait, je le sais, je sais tout! Elle veut à présent, retourner à sa chaîne, elle aime mieux cela que d'accepter ma protection; mais, moi qui ne puis me dispenser sans lâcheté d'exercer cette protection, je ne veux pas qu'elle traîne plus longtemps ma honte et la sienne à vos pieds.--Voyez, monsieur de Sauvières, si vous consentez à y voir traîner le nom que vous portez. Quant à moi, je peux lui pardonner l'erreur où elle a vécu jusqu'à ce jour; elle a pu croire nos liens illusoires: en apprenant qu'ils ne le sont pas, si elle ne quitte son amant à l'instant même, elle devient coupable de parti pris et autorise ma vengeance.
SAINT-GUELTAS, (toujours ironique.) Répondez, monsieur de Sauvières! Ma parole d'honneur, le débat devient très-curieux, et vous voyez avec quelle attention je l'écoute.
HENRI. Est-ce sérieusement, monsieur, que vous me prenez pour arbitre?
SAINT-GUELTAS. Pour arbitre, non; mais je désire avoir votre opinion.
HENRI. Et vous, Louise?
LOUISE, (abattue.) Je la désire aussi, dites-la sans ménagement. Je reconnais d'avance qu'il y a beaucoup de vrai dans les reproches qui me sont adressés, et que j'ai eu, en tout ceci, les plus grands torts. Je les ignorais. Je viens de les comprendre.
SAINT-GUELTAS, (bas, à Louise.) On ne vous en demande pas tant! ne soyez pas si pressée de vous repentir.
LOUISE, (s'éloignant de lui.) Parlez, Henri!
HENRI. Louise, vous devez vivre, à partir de ce jour, éloignée des deux hommes qui croient avoir des droits sur vous. Une amie sérieuse et digne de confiance vous offre un asile, acceptez-le, ouvrez les yeux. Nous touchons au triomphe définitif de la République et à une ère de paix durable où vous pourrez demander ouvertement la rupture de celui de vos deux mariages que vous n'avez pas librement consenti. Jusque-là, les droits du premier époux sont douteux et ceux du second sont nuls. S'il vous est prescrit de le quitter, n'attendez pas qu'un tel arrêt vous surprenne dans une situation condamnable.--Voilà mon avis. J'engage M. Saint-Gueltas à l'adopter sans appel.
LOUISE, (tremblante, mais résolue.) Je l'accepte, moi; oui, je déclare que je l'accepte!
SAINT-GUELTAS. Il est très-bon à coup sûr, mais j'en ouvre un autre que je crois meilleur, monsieur de Sauvières! Vous me voyez très-calme dans une situation qui serait odieuse et absurde, si je n'étais homme de résolution, rompu aux partis extrêmes et aux décisions soudaines. Je viens d'écouter M. Cadio avec surprise, avec intérêt même. Je vois en lui un homme très-supérieur à sa condition sociale, et le mépris que j'avais d'abord pour son rôle vis-à-vis de moi est devenu un désir de lutte sérieuse. J'accepte donc l'antagonisme, et il ne me déplaît pas d'avoir devant moi un adversaire de cette valeur. Je consens à reconnaître qu'aux termes de la législation actuelle, les droits de monsieur sont soutenables et que les miens ne le sont pas; mais, comme je ne puis reconnaître l'autorité morale d'une loi faite par nos ennemis et qui blesse ma croyance politique et sociale, comme d'ailleurs la femme qui a requis ma protection, à quelque titre que ce soit, ne peut plus, selon moi, en invoquer une autre, il faut que le débat se termine par la suppression de M. Cadio ou par la mienne. Je n'ai pas de sots préjugés, moi; un duel à mort tranchera la question, et je le lui propose sur-le-champ. Ma compagne restera près de vous, monsieur de Sauvières. Si je succombe, je sais de reste qu'elle ne tombera pas du pouvoir du vainqueur. Je la confie à votre honneur, à votre amitié pour elle.
LOUISE. Oh! mon Dieu, quel châtiment pour moi qu'un pareil combat! (A Saint-Gueltas.) Je vous supplie...
SAINT-GUELTAS, (sèchement.) Vous n'avez plus rien à dire. C'est à M. Cadio de répondre.
CADIO. Ainsi, vous me faites l'honneur de vous battre en duel avec moi, monsieur le marquis? C'est bien généreux de votre part en vérité! Vous n'avez donc plus personne sous la main pour me faire tuer par trahison?
SAINT-GUELTAS, (irrité.) Vous refusez?
CADIO. Non, certes! mais je me demande lequel de nous fait honneur à l'autre en acceptant le défi!
HENRI. N'envenimons pas la querelle par des récriminations. (Haut.) Marchons; je serai un de tes témoins, et, pendant que monsieur ira chercher les siens, ces dames resteront en sûreté ici sous la garde de ton lieutenant. Viens, nous allons nous entendre sur le lieu et sur les armes. (Cadio et Saint-Gueltas sortent.--A Louise, qui, sans pouvoir parler, essaye de l'arrêter.) Soyez calme, Louise! ayez la force d'âme que commande une pareille situation. Elle est inévitable! (Il sort.--Louise, atterrée un instant, s'élance vers la porte, mais Henri l'a refermée en dehors.)
SCÈNE XII.--LOUISE, ROXANE.
ROXANE. Alors, nous voilà prisonnières?
LOUISE. Non, pas encore! (Elle va vers la porte de l'escalier et entend Rebec, qui est sorti par là, tourner et retirer la clef; elle revient et se laisse tomber sur une chaise.)
ROXANE. Où irais-tu, d'ailleurs? Que ferais-tu pour empêcher ce duel? Les hommes, en pareil cas, se soucient bien de nos frayeurs! Et puis après? Quand le marquis serait tué, ce n'est pas moi qui l'arroserais de mes larmes.
LOUISE. Ah! ne parlez pas, ne dites rien!... Je deviens folle!
ROXANE. Tu es folle en effet, si tu l'aimes... Et je le vois bien, hélas! tu l'aimes toujours!
LOUISE. Qu'est-ce que j'en sais? Je n'en sais rien! J'étais mortellement offensée, il me semblait que tout devait être rompu entre nous, et que son infidélité, son injustice, son ingratitude, avaient comblé la mesure. Il me semblait aussi qu'il souhaitait cette rupture, qu'il ne la repoussait, l'orgueilleux, que pour m'empêcher d'en avoir l'initiative; mais vous voyez bien qu'il m'aime encore, puisqu'il éloigne ma rivale, puisqu'il trouve l'occasion de briser nos liens et qu'il s'y refuse au péril de sa vie!...
ROXANE. Tout cela, c'est son indomptable esprit de tyrannie, sa fatuité insatiable, qui ne veulent pas céder en face des républicains!
LOUISE. Eh bien, pour cette fierté, je l'admire encore!
ROXANE. Hélas! gare à nous, quand il va être débarrassé de ce fou de Cadio!
LOUISE, pensive. Il va le tuer?
ROXANE. Tu penses bien qu'un insensé comme Cadio a beau être devenu militaire, il ne tiendra pas trois minutes contre la première lame de France! Calme-toi, puisque tu souhaites le triomphe de ton despote et la mort...
LOUISE. Souhaiter la mort de ce malheureux!... car c'est un duel à mort!... Ils l'ont dit! il faut que cela soit!... Oh! funeste et misérable existence que la mienne! Je n'avais qu'une consolation, un espoir, une raison de lutter et de vivre...
ROXANE. Ton pauvre enfant!... Oui, c'est un ange au ciel et un malheureux de moins sur la terre!... Mais... qu'est-ce que j'entends donc? les bleus font l'exercice à feu?
LOUISE, (écoutant.) Non, c'est autre chose... C'est un combat! (Elle court à la fenêtre.) Ceux qui nous gardaient s'éloignent, ils courent... On sonne l'alerte. Mon Dieu, que se passe-t-il? Et nous sommes enfermées ici!
SCÈNE XIII.--Les Mêmes, LA KORIGANE.
LA KORIGANE. Elle entre par la cuisine. N'ayez pas peur, c'est moi. Le marquis n'a pas pu se battre en duel. Je le suivais, je guettais. J'ai averti les chouans. Ils l'ont enlevé de force au bout de la rue: les bleus se sont crus trahis. Ils les poursuivent jusque dans la campagne; mais ils ont beau avoir des chevaux, les chouans savent courir!
ROXANE. Pourquoi as-tu fait cela? Tu veux donc que mon neveu soit exposé pour nous avoir reçues généreusement?
LA KORIGANE. Saint-Gueltas aurait tué Cadio, et je ne veux pas, moi!
ROXANE. Tu l'aimes donc toujours, ce Cadio?
LA KORIGANE. J'ai aimé les anges comme on doit les aimer et le diable comme il veut qu'on l'aime!
ROXANE. Selon toi, Cadio est un ange? Pourquoi?
LA KORIGANE. Parce qu'il a toujours détesté le mal, parce que les nuits je le vois en rêve, quand j'ai le mal dans l'esprit, et il me fait des reproches, il me menace... Je le croyais mort. Je l'ai revu officier tout à l'heure, je l'ai vu tranquille et fier... Je me suis dit: «Tu ne mourras pas par ma faute; cette fois, j'empêcherai cela!»
LOUISE, (agitée.) Korigane, dis-moi, est-ce vrai que le marquis l'a fait assassiner à la ferme du Mystère?
LA KORIGANE. C'est vrai.
LOUISE, (effrayée.) Avec quel sang-froid il m'a dit que ce malheureux s'était noyé dans la Loire en voulant nous poursuivre!
ROXANE. Mais, mon Dieu! la fusillade se rapproche... Est-ce que les bleus reculent?... Pauvre Henri! s'il lui arrivait malheur! si Saint-Gueltas revenait nous prendre! Ah! tant pis! pour la première fois, je fais des voeux pour les sans-culottes, moi!
LOUISE, (à la Korigane.) Comment donc le marquis n'empêche-t-il pas...? il est donc sans autorité sur les chouans?
LA KORIGANE. Les chouans l'aiment pour sa renommée et le veulent pour chef; mais ce n'est plus ça les Vendéens! Le Breton obéit comme il veut et quand il veut!
LOUISE. Ils le retiennent prisonnier sans doute, et ils lui font jouer un rôle odieux! C'est impossible!... J'irai les trouver. Je leur dirai...
LA KORIGANE. Qu'est-ce que vous leur direz? Vous ne savez pas seulement leur langue! Est-ce qu'ils vous connaissent, d'ailleurs? est-ce qu'ils vous laisseront approcher?
LOUISE. J'essayerai; on peut toujours...
LA KORIGANE. Vous ne pouvez rien du tout, et moi, je ne peux qu'une chose, vous cacher; mais je veux que vous me juriez d'abandonner Saint-Gueltas.
LOUISE. Pourquoi donc es-tu si effrayée de me voir retourner avec lui? il m'a juré, lui, que je ne retrouverais pas sa maîtresse au château; il se repent, j'en suis sûre, il m'aime encore...
LA KORIGANE. Vous croyez ça?... Louise de Sauvières, il faut donc que je vous dise tout? (On entend une fusillade plus proche.)
ROXANE. Ah! grand Dieu! patatras! nous y voilà encore une fois, dans la bagarre! Fuyons!
LA KORIGANE. Nous avons encore le temps. Les bleus repoussés défendent l'entrée du village; mais, moi, je n'ai plus le temps de rien ménager. Louise, regardez-moi, et tremblez! C'est moi qui ai tué la première femme de Saint-Gueltas et son fils!
LOUISE, (reculant d'effroi.) Toi?
ROXANE. Ah! quelle horreur! Par l'ordre de ton maître?
LA KORIGANE. Non, j'ai pris cela sur moi; il avait besoin de leur mort, il la désirait, je m'en suis chargée. Il m'a maudite pour cela; mais il a profité de mon crime pour vous épouser, Louise, et pourtant il ne vous aimait déjà plus. Il voulait plaire à son parti, à ceux qui vous protégeaient; vous avez bien deviné cela, vous le lui avez dit, vous l'avez mortellement offensé. La grande comtesse est revenue, plus riche, plus habile, plus puissante que vous. Il ne l'aime pas, mais il a besoin d'elle à présent, et vous le gênez... Eh bien, le jour où cet homme-là, qui est le démon, me dira: «Emmène Louise, fais que je ne la revoie jamais!...» je vous tuerai, moi, il le faudra bien, ce sera plus fort que moi... Et, comme vous avez été bonne pour moi, comme vous m'avez montré de la confiance et qu'après vous avoir haïe, je vous ai aimée par son ordre, je me tuerai après l'avoir encore une fois servi en vous tuant. Ah! laissez-moi fuir avec vous, faites que je ne le revoie jamais! Je peux encore me repentir et sauver ma pauvre âme, car je le déteste et le maudis; mais, s'il me parle, s'il me flatte, s'il me commande..., je ne peux pas répondre de moi! Non, vrai! je ne peux pas!
LOUISE. Ah!... Tu étais donc sa maîtresse, toi? Je ne pouvais pas le croire!
LA KORIGANE, (avec dépit.) A cause que je suis laide? Eh bien, j'ai été sa maîtresse comme vous, car vous n'êtes pas sa femme!
LOUISE. Je ne suis pas...?
LA KORIGANE. Je n'ai réussi qu'à tuer l'enfant. La femme, le fantôme que vous avez vu le jour du mariage, parée de votre voile et de votre couronne, la folle enfin, que je croyais avoir noyée, s'est réfugiée sur un rocher où, au point du jour, l'abbé Sapience l'a trouvée; il l'a emmenée dans une barque, il l'a cachée et envoyée à Nantes; elle vit, la mort de son enfant lui a rendu la raison, à ce qu'on dit. On attend les événements pour la faire reparaître, si Saint-Gueltas l'emporte sur Charette. Voilà toute la vérité, je vous la dis aussi laide que je l'ai faite... Me croirez-vous à présent?
LOUISE. Va-t'en ou tue-moi tout de suite, si tu veux! J'ai horreur de la vie, j'ai horreur de toi, de Saint-Gueltas et de moi-même! (La fusillade éclate plus près.)
ROXANE. Les chouans ont le dessus, tout est perdu, Louise!
LOUISE, (égarée.) Qu'importe?
LA KORIGANE. Venez! je peux vous cacher!
LOUISE. Emmenez ma tante: moi, je veux mourir ici! (A Roxane.) Partez!
LA KORIGANE. Venez, Louise, venez!
LOUISE. Non!
LA KORIGANE, (se jetant à ses pieds.) Venez! maudissez-moi, crachez-moi au visage, mais laissez-moi vous sauver! Voyons!... si vous aimez encore le maître, souffrez tout, acceptez tout, faites comme moi, faites le mal, buvez la honte, et, comme moi, vous aurez au moins son amitié, comme je l'ai eue.
LOUISE, (exaltée.) Son amitié! elle souillerait ma vie! garde-la pour toi qui en es digne, et qu'il me haïsse, l'infâme! C'est assez que son odieux amour ait flétri mon passé et détruit mon avenir. Dieu de justice, venge-moi et frappe-le! Protége les républicains, pardonne à l'égarement de ma croyance. Ils méritent de recevoir ta lumière plus que ceux qui prétendent te servir et qui se croient autorisés à commettre tous les crimes ou à en profiter, pourvu qu'ils aient un emblème sur la poitrine et une image au chapeau! Honte et malheur sur ces bandits qui se jouent des choses sacrées, du mariage et de l'église, de l'amour et de la vérité! Et toi, abjecte complice de tous les forfaits de ton maître, va lui dire ce que tu viens d'entendre. Dis-lui que, s'il approche de cette maison, où Henri et Cadio se feront tuer pour me défendre, je m'y ferai tuer aussi avec mon frère et mon mari!
ROXANE. Cadio, ton mari? Ah! elle devient folle!
LOUISE. Non! je vois clair à présent! c'est lui, c'est Cadio que j'aurais dû aimer. Il est l'homme de bien, lui, l'homme sincère et pur qui donnait sa vie pour laver la honte que je lui infligeais! Orgueil de race, préjugés imbéciles! J'aurais cru m'avilir en portant le nom de ce bohémien homme de coeur, et j'ai voulu le nom souillé d'un bandit de qualité!
ROXANE. Calme-toi, Louise!... c'est du délire!
LOUISE. Non! je suis calme, je suis guérie comme sont guéris les morts. Je n'aime plus rien, ni personne! Ah! j'ai été trop punie;... mais le moment de l'expiation est venu, et je vais me réhabiliter... Écoutez! la mort approche, les coups de fusil deviennent plus rares... les cris plus sourds... Entendez-vous ces voix qui murmurent encore: «Vive la nation!...» C'est l'hymne de mort des malheureux patriotes!... Et là-bas, ces hurlements féroces, c'est la horde sauvage des chouans qui me réclame! Ils viennent... (A la Korigane, lui arrachant ses pistolets qu'elle a tirés de ses poches.) Donne-moi tes armes, Saint-Gueltas ne m'aura pas vivante!
SCÈNE XIV.--Les Mêmes, HENRI, CADIO, MOTUS, JAVOTTE, REBEC à la fin. (La porte de la cuisine s'ouvre avec impétuosité, Henri, Cadio et Motus s'élancent dans la chambre.)
HENRI. Ici, nous tiendrons encore.
MOTUS. Oui, oui, nous en tuerons au moins quelques-uns! Le malheur est que nous n'avons pas de munitions!
JAVOTTE, (venant de la cuisine.) Si fait! là, dans ce trou, il y a encore des cartouches, et par là des fusils. Prenez, prenez tout!
MOTUS. Des clarinettes anglaises? Tant mieux! elles sont bonnes.
CADIO, au seuil de la cuisine. Où est Rebec?
JAVOTTE. Oh! qui sait où il s'est caché? Mais soyez tranquilles, ils ne viendront pas par la ruelle; c'est trop étroit, vous auriez trop beau jeu! Gardez le côté de la place; moi, je veillerai par ici.
HENRI, (entrant dans la salle.) Alors, vite ici une barricade! La porte de l'escalier est solide. Ajoutons-y les meubles! Femmes, passez dans l'autre chambre, vite!
LOUISE. Non! nous vous aiderons. Courage, Henri! Courage, Cadio! (Lui donnant les pistolets.) Tiens! voilà des armes chargées, défends-moi, venge-moi!
CADIO, (éperdu.) Vous dites?...
ROXANE. Oui, oui! mort à Saint-Gueltas! Nous allons vous aider. Ah! Henri, mon pauvre enfant! c'est nous qui sommes cause...
MOTUS, (arrêtant la Korigane, qui veut s'élancer dehors.) Minute, l'espionne! on ne s'en va pas!
CADIO. La Korigane? Laisse-la partir, nous serions forcés de la tuer.
MOTUS. Alors, filez, brimborion!
LA KORIGANE, (reculant.) Non! Je ne ferai rien contre Cadio! Laissez-moi ici! (Motus assujettit les contrevents, qui, sont percés d'un coeur à jour sur chaque battant; Henri et Cadio poussent le bahut et la table contre la porte de l'escalier. Les femmes travaillent à rassembler les armes et à les charger. Les hommes apportent des sacs de farine que Javotte leur a indiqués pour consolider la barricade et garnir le bas de la fenêtre jusqu'à la hauteur des jours.)
MOTUS, (à Javotte, qui porte un sac.) Courage, la belle fille! Forte comme un garçon meunier!
HENRI, (à sa tante.) De grâce, emmenez Louise, allez dans l'autre chambre. Dès que nous tirerons, il entrera ici des balles. Si nous succombons, vous n'aurez rien à craindre des assaillants, vous, ce sont vos amis...
ROXANE. Nos amis, c'est toi, et c'est pour toi que nous allons prier. (Elle passe dans l'autre chambre avec Louise, qui revient bientôt et se tient sur le seuil. La Korigane, sombre et morne, s'est assise dans un coin, ne se mêlant de rien et comme étrangère à l'événement. Les préparatifs sont finis. On écoute. Un profond silence règne au dehors.)
HENRI, (à Cadio.) C'est étrange, l'ennemi aurait-il quitté la partie?.
CADIO, (qui regarde par le trou du contrevent.) Non, je vois là-bas les vestes rouges que leur ont apportées les Anglais. Ils s'arrêtent, ils se consultent. Ils n'osent pas s'engager entre les feux de nos refuges. Il ne savent pas que nous n'en avons qu'un et que nous y sommes seuls!
MOTUS. Ah! les gueux! nous tenir comme ça bloqués, quand on aurait fait d'ici une si belle charge de cavalerie, s'ils n'avaient pas coupé les jarrets de nos pauvres bêtes!
CADIO. Mais les cavaliers encore montés dont nous nous sommes trouvés séparés, comment ne se sont-ils pas repliés par ici? L'ordre était donné...
MOTUS. Le lieutenant est jeune; il aura perdu la tête, il aura mal entendu.
HENRI. Où peuvent-ils être? Avec eux, rien ne serait perdu encore.
CADIO. Attention! voilà l'ennemi qui se décide.
HENRI. Saint-Gueltas est à leur tête?
CADIO. Je ne le vois pas. Le lâche n'ose pas se montrer.
LA KORIGANE. Saint-Gueltas est prisonnier des chouans. Ils ne veulent ni paix, ni trêve, ni affaires d'honneur en dehors de leurs intérêts.
CADIO. Qui donc les a avertis?
LA KORIGANE. C'est moi.
CADIO. C'est toi qui as fait massacrer la moitié de mes braves soldats? Ah! maudite, je te reconnais là.
LA KORIGANE. Je ne croyais pas qu'ils vous attaqueraient. Ils ne le voulaient pas; quand ils ont vu que vous étiez si peu...
HENRI, (qui regarde par le contrevent.) Un parlementaire, attendez! (Il le couche en joue.) Parlez d'où vous êtes, n'approchez pas.
UNE VOIX DU DEHORS. Rendez-vous! Saint-Gueltas vous fait grâce.
HENRI. Saint-Gueltas? Qu'il se montre d'abord!
LA VOIX. Il ne viendra pas.
CADIO. Il a peur?
LA VOIX. Il n'est pas le maître.
HENRI. S'il n'est pas le maître, il ne peut rien promettre. Retirez-vous!
LA VOIX. Nous vous ferons grâce, nous. Sortez!
HENRI. On la connaît, la grâce des chouans! Allez au diable!
LA VOIX. Moi, je réponds de tout, allons!
CADIO. Non.
LA VOIX. Vous ne voulez pas?
MOTUS. Allez vous faire... (Un groupe de chouans cachés sous la halle de la place derrière des planches tire sur la fenêtre, qui se referme à temps. Cadio tire sur le faux parlementaire.)
MOTUS. C'est bien, il est salé, le traître!
LA KORIGANE. Mort? Bien, Cadio!... C'était Tirefeuille, ton assassin, j'ai reconnu sa voix. (Combat. Les chouans inondent la place et tirent sur la maison. Henri, Cadio et Motus, protégés par les sacs de farine, tirent par le contrevent, dont le haut est bientôt criblé par les balles.)
MOTUS, (à Henri.) Mon colonel, baisse-toi plus que ça. Voilà le bois de chêne percé en dentelle.
HENRI. Ils visent de trop bas, leurs balles vont au plafond; tiens, le plâtre et les lattes nous tombent sur la tête.--Louise, ôtez-vous, allez-vous-en.
LOUISE. Qui vous passera vos fusils?
LA KORIGANE. Moi.--Défends-toi, Cadio.
CADIO, (sans l'écouter.) Ah! les voilà qui montent sur le toit de la halle! Ils vont pouvoir ajuster!
MOTUS. Bouchons la fenêtre. Tirons au hasard entre les sacs, puisque les munitions ne manquent pas.
CADIO. Le hasard ne sert pas les hommes! Ôtez-vous de là, Henri! Ôte-toi, Motus! inutile de succomber tous trois à la fois. Chacun son tour, ça durera plus longtemps! Je commence. (Il se présente à la fenêtre, dont le contrevent vole en éclats, vise tranquillement et tire.) En voilà un! Vite un autre fusil; deux! J'en aurai abattu six avant qu'ils aient rechargé, (Il continue, tous ses coups portent, les chouans hurlent de rage.)
MOTUS. Mon capitaine, en voilà assez. C'est à moi!
CADIO, (qui change toujours d'arme et qui tire toujours.( Non! pas toi! Je ne veux pas!
MOTUS. Je sais que je dois y passer aujourd'hui!
CADIO. Tu es fou!
HENRI. Assez, Cadio! Laissons-les user leurs munitions. Il faudra bien qu'ils viennent à la portée de nos sabres.
CADIO. Des munitions? Ils n'en ont plus. Voyez, ils vont nous donner l'assaut. Les voilà sur l'escalier!
HENRI. Alors, feu par la fenêtre! tous les trois! (Ils tirent pendant que les chouans battent la porte, qui résiste, et attaquent la fenêtre à coups de pierres. Motus et Henri se réfugient derrière la barricade. Cadio reste exposé sans paraître s'en apercevoir.)
LOUISE, (au seuil de l'autre chambre.) Cadio! c'est trop de courage! De grâce...
CADIO, (qui tire toujours.) Vous m'avez dit de vous défendre et de vous venger! Je vous défends aujourd'hui, je vous vengerai demain.
LOUISE. Vous périrez ici, ôtez-vous...
CADIO. Non! je suis invulnérable, moi! Tenez, ils se lassent!
HENRI. Et ils abandonnent l'assaut de la porte! Que veulent-ils faire?
CADIO. Ils reviennent avec des échelles! Ils croient donc que nous n'avons plus de balles?
HENRI. Laissons-les monter un peu.
MOTUS. Oui, les voilà sous la fenêtre. Ils appliquent l'échelle... Rendons-leur les pierres qu'ils nous ont envoyées. Tenez, chiens maudits, reprenez vos présens!
CADIO. Dix sur l'échelle! Voilà le moment. A toi, Motus, pousse! moi, je tire sur ceux qui la tiennent. (Henri et Motus poussent de côté l'échelle, qui tombe avec ceux qu'elle porte. Malédictions et rugissemens des chouans.) Les voilà qui se décident enfin à mettre le feu. Tant mieux! les gens du village, qui se cachent, vont tomber sur eux pour défendre leurs maisons.
MOTUS. Ils n'oseront pas, mon capitaine! Sans te contredire, on pourrait bien nous enfumer ici comme des jambons de Mayence. Je crois, sauf ta permission, que ce serait le moment de faire une belle sortie et de les sabrer comme qui fauche.
HENRI. Oui, à cause des femmes, il ne faut pas braver l'incendie. Sortons par la cuisine;... ces dames auront le temps de se faire reconnaître pendant qu'ils abattront la barricade.
LOUISE. Ne pensez pas à nous, fuyez!
CADIO. Moi? Non pas! je vais faire le tour de la maison et les sabrer par derrière. Si tous mes hommes sont morts, il faut que je meure ici!
HENRI. Sois tranquille, tu ne mourras pas seul!
MOTUS. Non, fichtre! j'en suis pareillement à mes supérieurs! (Ils se serrent tous trois la main précipitamment et vont à la cuisine.)
JAVOTTE, (prenant une broche.) Ils sont quelques-uns dans la ruelle: je vais vous aider!
LOUISE, (à la Korigane.) Je veux mourir avec eux! Toi, lave-toi de tes péchés, sauve ma tante, parle à ces furieux.
LA KORIGANE. Je vous sauverai tous à cause de vous et de Cadio! (Allant à la fenêtre. Parlant breton.) Les bleus! les cavaliers bleus! Là-bas, voyez, ils reviennent! Courez-leur sus, mes amis! Ici, il n'y a plus que des femmes prisonnières! (Les chouans reculent, hésitants et agités.)
CADIO, (qui était déjà au fond de la cuisine, revenant.) Qu'est-ce qu'elle dit? Nos cavaliers reviennent?
HENRI, (revenant aussi.) Alors, il faut tenir bon encore cinq minutes!
LA KORIGANE. Non, j'ai menti, ils ne reviennent pas. Sauvez-vous tous; moi, je reste.
CADIO. C'est à présent que tu mens! Ils reviennent, je les vois!
MOTUS, (regardant aussi.) Les voilà! Ils sont encore au moins cent, mais dispersés!
LA KORIGANE. Et les chouans sont au moins mille. Vous êtes perdus! fuyez donc! vous avez le temps. Les chouans vont à leur rencontre, ils s'éloignent...
MOTUS. Sans te commander, mon colonel, si je sonnais le ralliement..., ça donnerait du coeur et de l'ensemble aux camarades.
HENRI. Oui, oui, dépêche-toi! (Motus saute sur la fenêtre et sonne le ralliement. Tirefeuille, étendu par terre, auprès de la halle et mortellement blessé, se relève sur ses genoux, ramasse son fusil et ajuste Motus. Cadio, qui l'a vu, repousse Motus, et, s'élançant devant lui, recule et tombe.)
MOTUS. Ah! malheur! mort pour moi!
CADIO. Non, blessé enfin! C'est bon signe! Achève ta fanfare, tu ne risques plus rien! (Louise et Henri ont couru à Cadio, qui se relève sur ses genoux et se trouve aux pieds de Louise. Elle étanche le sang de son front avec son mouchoir.)
LOUISE, (éperdue.) Ah! pauvre Cadio! Est-ce qu'il va mourir?
CADIO. Je n'aurai pas cette chance-là de mourir où me voilà!
JAVOTTE, (lavant la blessure.) Je crois que ça n'est rien; la balle a ricoché.
MOTUS. Non, ce n'est rien; mais assieds-toi, mon ami.
CADIO, (serrant le mouchoir de Louise autour de son front et reprenant sa coiffure militaire.) Non, c'est le moment de sortir et de sabrer.
MOTUS, (qui a achevé sa fanfare.) Fais excuse, mon capitaine. Les chouans sont refoulés... ils reviennent sur la place... Ah! nos braves cavaliers, comme ils y vont! Tirons encore sur les chouans!
HENRI, (qui a saisi un fusil.) Oui! Nous leur ferons d'ici plus de mal que de plain-pied. (Le combat recommence. Les cavaliers, arrivés en chargeant sur la place, sabrent et écrasent les chouans, qui fuient en désordre dans les rues adjacentes, mais qui reviennent bientôt en voyant le petit nombre de leurs adversaires. Henri, Cadio et Motus ont défait la barricade et se sont élancés sur l'escalier. Un hourra de leurs cavaliers les salue; mais plusieurs tombent. Les chouans se jettent dans les jambes des chevaux, les éventrent à coups de couteau et égorgent les hommes renversés ou les emportent sous la halle pour les mutiler. Louise et sa tante, muettes d'horreur et d'effroi, sont à la fenêtre. La Korigane a disparu. Javotte, armée d'une hache, frappe ceux qui approchent de l'escalier. Henri, Motus et Cadio l'ont descendu; mais, séparés par la mêlée du reste du détachement, ils sabrent sans pouvoir avancer. La petite troupe républicaine diminue à vue d'oeil. On se bat corps à corps avec furie. Tout à coup, le canon retentit à quelque distance. Le premier coup est à peine entendu au milieu des clameurs de la lutte. Au second, un instant de profond silence.)
LES CHOUANS. Victoire! c'est les Anglais! Vive le roi!
LES BLEUS, Henri en tête. C'est le général Hoche! Vive la République! (Une troupe de paysans sans armes et revenant du marché avec des femmes, des enfants et des troupeaux, arrive éperdue en criant: Les bleus! c'est les bleus! nous les avons vus, nous autres! Leurs boeufs et leurs charrettes achèvent de mettre la confusion et d'écraser les blessés et les cadavres. En un instant, la place est jonchée de paniers de volailles et de fromages que les chouans arrachent ou ramassent en fuyant et en criant en breton: Sauve qui peut!... Les cavaliers et leurs chefs leur donnent la chasse; Louise, Roxane et Javotte sont sur l'escalier.)
REBEC, (reparaissant sans qu'on sache d'où il sort.) Victoire!
JAVOTTE. C'est pas tout ça, on est vainqueur, mais y a du mal! Courons aux blessés!
ROXANE. Oui, oui, secourons ces braves républicains! Où vas-tu, Louise?
LOUISE. Leur chirurgien n'a pas été tué, je le vois là-bas... Je cours me mettre à sa disposition.
REBEC. Non, aidez-moi à organiser ici l'ambulance! Javotte, ma mie...
JAVOTTE. Je ne suis plus votre mie, vous vous êtes caché quand je me battais, vous n'êtes pas un homme!
SCÈNE XV.--LOUISE, MARIE, HENRI. (Pendant qu'on apporte et soigne les blessés, une chaise de poste percée de balles arrive au galop sur la place, avec une escorte de gendarmes volontaires dont quelques-uns sont blessés.--Marie s'élance sur l'escalier. Louise se jette dans ses bras.)
Louise. Ah! mon amie, mon ange! (Elle sanglote. Roxane embrasse Marie en pleurant aussi.)
MARIE. Je viens à vous au hasard, et la Providence m'a conduite. Nous avons rencontré les chouans, nous avons traversé leurs balles. Heureusement, ils n'en avaient presque plus. Ils fuient en désordre. Toute la population royaliste se réfugie dans la presqu'île. Nous voilà pour aujourd'hui en sûreté; mais, mon Dieu, comme on s'est battu ici! Où peut être Henri?
LOUISE, (lui montrant Henri qui arrive au galop avec Cadio et Motus.) Regarde!
HENRI, (saute de son cheval et court baiser les mains de Marie.) Comme toujours, vous êtes l'envoyée du ciel! Serrez la main du capitaine Cadio, et remontez en voiture avec vos amies. Regagnez Auray avant la nuit. Louise ne doit pas rester un instant de plus ici. Elle vous dira pourquoi!
NEUVIÈME PARTIE
16 juillet 1795.--Onze heures du soir, au bout de la presqu'île de Quiberon.--Un hameau à la côte.--Des paysans et des chouans bivaquent ou campent par groupes sur la grève parmi les rochers.--Un chouan fait cuire une volaille à peine plumée au feu d'une cantine, quelques autres l'entourent et causent à voix haute.
SCÈNE PREMIÈRE.--Chouans, Paysans, un Officier anglais, un Émigré, Femmes.
LE CHOUAN, (dans un dialecte.) Oui, oui, on a été entraîné, poussé comme des moutons dans une foire. Qu'est-ce que vous voulez! encore une panique de ces imbéciles de paysans!
UN PAYSAN, (qui passe, dans un autre dialecte.) De quel pays donc que vous êtes, vous? Vous ne vous croyez plus paysans, parce que vous avez des armes et que nous n'en avons point?
LE CHOUAN. Il fallait en demander à ceux qui en donnaient, mais vous avez mieux aimé les vendre que de vous en servir, et ça ne vous a sauvés de rien. Vous voilà ici comme nous!
LE PAYSAN. Peut-être bien qu'on s'en serait mieux servi que vous autres, qui vous êtes sauvés les premiers, après avoir saccagé notre village.
LES AUTRES CHOUANS. Qu'est-ce qu'il dit, celui-là?
LE PREMIER CHOUAN. Il nous insulte!
UN AUTRE, au paysan. Prends garde qu'on ne te mette en travers du feu, toi! Tu m'as l'air d'un républicain honteux!
D'AUTRES PAYSANS, (s'approchant.) Qu'est-ce qu'il y a? Voyons!
LE PREMIER PAYSAN. C'est ces voleurs-là qui nous ont pillés tantôt, et qui mangent nos poules pendant que nous irons nous coucher sans souper.
UNE FEMME. Vous dites plus vrai que vous ne pensez. Voilà mon panier, je le reconnais bien, et les plumes de ma poule jaune. Rendez-la-moi, vous autres, j'ai mes enfants là-bas qui crient la faim!
LE CHOUAN. Eh bien, viens donc un peu ici la débrocher de ma baïonnette, ta méchante poule de deux sous! tâche!
LA FEMME, (aux paysans.) Vous n'avez point de coeur si vous laissez malmener comme ça le monde de votre endroit!
UN PAYSAN. Oui! Il faut qu'on nous rende ce qui est à nous. Ces gueux-là m'ont volé mes deux moutons, à moi!
UN DES CHOUANS. Ça n'est pas nous, mais ça ne fait rien, on répond les uns pour les autres. Tout ce que le chouan trouve est à lui. Tenez-vous tranquilles, les amis! C'est nous qui défendons le pays, nous avons droit à tout ce que vous avez.
UN AUTRE PAYSAN. Vous défendez le pays, vous? Eh bien, vous n'en défendez ni long, ni large, puisque nous voilà, grâce à vous, sur un pays grand comme la langue d'un chien et fait de même.
UN DES HABITANTS DE LA PRESQU'ÎLE. C'est vous qui êtes des langues de chien, dites donc! Vous venez ici nous gêner et nous affamer, et vous méprisez notre endroit par-dessus le marché! (Aux chouans.) Cognez-les donc, vous autres, on va vous aider! (Les chouans et les paysans se battent. Les femmes éperdues accourent pour soutenir leurs maris. Les enfants se réfugient dans les rochers en pleurant et en criant. Une patrouille de la garnison anglaise arrive et sépare avec peine les combattants. Ne pouvant se faire comprendre, les soldats anglais les frappent et les menacent.--Un vieil émigré à cheval accourt et se fait expliquer la cause du tumulte.)
UN OFFICIER ANGLAIS, (qui parle français.) C'est comme cela dans tout le fond de la presqu'île, monsieur, on se bat pour les vivres et on en manque.
L'ÉMIGRÉ, (à un paysan.) Est-ce qu'on ne vous a pas fait une distribution de riz ce soir? L'ordre a été donné...
UNE FEMME. On a donné l'ordre, oui, mais la nourriture, point! Voilà vingt-quatre heures que nos pauvres enfants se nourrissent de quelques méchants coquillages, et pour les avoir ils font comme nous, ils se battent!
L'ÉMIGRÉ, (à l'officier.) Ceci est intolérable, monsieur! Il y a chez vous une indifférence, ou un désordre....
L'OFFICIER. Oh! monsieur, adressez-vous à l'administration, cela ne me regarde pas. Je suis chargé de la police et non des vivres.
L'ÉMIGRÉ. Vous ne faites pas mieux l'un que l'autre!
L'OFFICIER. Est-ce à moi personnellement, monsieur, que vous adressez cette réprimande impertinente?
L'ÉMIGRÉ. Vous? Je ne vous connais pas; mais prenez-le comme vous voudrez!
L'OFFICIER. Vous me rendrez raison de cette parole, monsieur?
L'ÉMIGRÉ. Quand vous voudrez, monsieur!
UN PAYSAN, (qui les a écoutés, parlant à ses compagnons.) Voilà comme ça se passe ici! On se bat, nous autres, parce qu'on a faim, et les chefs se battent parce qu'ils ne s'aiment point. On nous a trompés, les amis! Anglais et Français ne pourront jamais marcher ensemble.
UNE FEMME. En attendant, nous voilà dans le grand malheur, et ça n'est pas la faute des uns ni des autres, si ces vaisseaux-là n'ont point apporté de quoi nourrir tout un pays qui se jette sur eux, au lieu de marcher en avant. M'est avis que nous avons fait comme les oiseaux affamés qui s'acharnent sur la mangeaille pendant que le vautour tombe sur eux.
UNE AUTRE FEMME. Dites donc plutôt que nous avons été sottes de nous sauver devant les républicains! Ils ne nous auraient point fait de mal. Et quand même ils nous auraient pris nos denrées, ils nous auraient au moins laissé nos maisons! A présent, nous voilà ici, couchant sur la terre, à la franche étoile, comme des animaux, manquant de tout, et ne pouvant plus sortir de ce méchant bout de rochers ou les bleus nous tiennent bloqués, Dieu sait pour combien de temps!
UNE AUTRE. Faut essayer d'en sortir! A quoi ça leur sert-il, de nous bloquer?
LA PREMIÈRE. Ça leur sert à affamer les Anglais et les émigrés, et ils nous tiendront là jusqu'à tant qu'on soit nus comme la pierre et plats comme le varech.
L'AUTRE. Faut donc que nos pauvres enfants payent tout ça?
UNE VIEILLE FILLE. C'est vos hommes qui devraient vous délivrer; s'ils ne le font point, c'est des lâches!
L'AUTRE FEMME. Ah! oui, nos hommes! fallait qu'ils ne se sauvent point les premiers quand on est entré ici; c'est eux qui nous ont donné la grand'peur... Mais les hommes! c'est ce qu'il y a de plus capon!
UN HOMME. Vous dites des bêtises! les femmes, c'est ce qu'il y a de plus pleurard et de plus décourageant! Taisez-vous!
LES FEMMES. On se taira si on veut! (Les hommes et les femmes se disputent. Les chouans se moquent d'eux. On recommence à se battre. Les habitants se renferment chez eux en maudissant les intrus.)
SCÈNE II.--RABOISSON, SAINT-GUELTAS. (Ils se promènent en causant, sur la laisse de mer, un peu plus loin.)
RABOISSON. Ainsi, tu es sûr qu'elle n'est point ici?
SAINT-GUELTAS. J'ai parcouru tous ces hameaux, je ne l'ai pas trouvée. Il n'en faut plus douter, les républicains l'ont emmenée de Carnac, et me voilà séparé d'elle, bravé et raillé par M. Cadio, accusé de trahison par Sauvières, bloqué ici parmi des gens qui me sont hostiles, sous la protection des Anglais, que je ne crois pas sincères.
RABOISSON. Quant au dernier point, tu es injuste: ils font pour nous ce qu'ils peuvent; mais nos divisions, nos jalousies, l'incapacité de nos chefs et le découragement de nos partisans, sans compter la malencontreuse arrivée de ces paysans effarés et affamés, voilà ce que nos alliés ne pouvaient prévoir et ne peuvent empêcher. Voyons, il faut demander une barque, et à tout risque nous faire conduire à la côte. Les républicains ne sont pas partout, que diable! et nous trouverons bien moyen de rejoindre Vauban ou quelque autre corps en rase campagne.
SAINT-GUELTAS. Libre à toi d'aller te mettre sous les ordres de M. de Vauban ou de M. Georges; mais Saint-Gueltas ne reçoit pas d'ordres, il en donne.
RABOISSON. L'orgueil n'est pas de saison dans un moment aussi critique. Je servirai comme simple soldat, si je sers ainsi à quelque chose. Toi, tu retrouveras d'autres bandes de chouans qui probablement t'appellent et te cherchent.
SAINT-GUELTAS. Commander à des chouans? Non, plus jamais! J'aimerais mieux une armée de peaux-rouges ou de cannibales. Jamais je ne leur pardonnerai d'avoir porté la main sur moi! J'ai été forcé d'en tuer trois ou quatre; après quoi, écrasé sous le nombre...
RABOISSON. Il y a là quelque chose d'inexpliqué. Que ne te laissaient-ils tuer Cadio?
SAINT-GUELTAS. Tu ne les connais pas! ils ont contre le duel la même prévention que contre les combats à découvert. Tout ce qui est lutte à force égale répugne à leur lâcheté. Ils n'ont pas voulu me laisser tenter le diable, comme ils disent.
RABOISSON. Mais qui leur a dit que tu allais te battre en duel?
SAINT-GUELTAS. Je m'en doute. Je le saurai plus tard! Un ennemi, frêle comme une guêpe, mais comme elle obstiné et venimeux, me harcèle et me poursuit depuis quelque temps! Je l'ai longtemps supporté et ménagé par pitié,... par superstition peut-être! Oui, je me figurais que cette Korigane, au sobriquet bien trouvé, était mon porte-bonheur, une sorte de petite étoile rouge chargée de présider à ma sanglante destinée et d'entretenir de son souffle infernal le feu de ma volonté dans les situations extrêmes; mais elle a été trop loin, je n'ai pu la suivre, je l'ai reniée et chassée. À présent, elle s'est tournée contre moi, et rien ne me réussit plus!
RABOISSON, (haussant les épaules.) Tu baisses, mon pauvre marquis! Tu ne crois pas en Dieu, je t'en offre autant; mais te voilà croyant au diable, c'est le commencement de la dévotion.
SAINT-GUELTAS. L'homme le mieux trempé a beau compter sur lui-même,... il a besoin d'invoquer quelque mystérieuse influence... Tiens! l'autre nuit, j'ai eu, moi qui te parle, des visions effroyables! Ces brutes de chouans, ne pouvant me décider à marcher contre Sauvières, ne voulant pas comprendre que sa loyauté engageait la mienne, effrayés de la menace que je leur faisais de me tourner contre eux, s'ils me laissaient libre, m'avaient jeté dans une cave. J'avais lutté comme un taureau pour me défendre de cet opprobre. Laissé là tout seul, sans armes, avec mes bras meurtris qui ne pouvaient me délivrer, je me suis évanoui brisé de fatigue, étouffé de rage; c'est la première fois de ma vie que ma force physique m'a fait défaut, que ma persuasion a échoué, et que mon autorité a été méconnue. J'étais si accablé, que je n'ai rien entendu de ce qui se passait au-dessus de ma tête, dans ce village où l'on s'est battu avec fureur. Quand je me suis éveillé de cette léthargie, il faisait nuit. Un silence lugubre régnait partout, j'étais dans les ténèbres, je ne me rappelais plus rien. Je me suis cru enterré vivant avec d'autres cadavres qui m'apparaissaient dans la lueur glauque de l'hallucination. J'ai vu le cadavre du pauvre enfant, qui me regardait avec ses yeux hébétés et son rire affreux. J'ai vu la folle, qui rampait le long des murs humides et qui traversait la voûte en volant comme une chauve-souris. J'ai eu peur, oui, moi, j'ai eu peur!... Une sueur froide glaçait mes membres. Enfin, j'ai surmonté ce cauchemar, j'ai commandé à mon énergie. J'ai tordu et arraché les barres de fer du soupirail, je suis sorti! J'ai erré dans le village sans y rencontrer un visage ami. Les habitants s'étaient renfermés chez eux. De la maison de Rebec convertie en ambulance partaient les gémissements des blessés. Quelques soldats républicains les gardaient. J'ai écouté, caché dans l'ombre. Les officiers étaient partis pour rejoindre un des corps de Hoche avec quelques hommes valides. De Louise, de sa tante et de la Korigane, je n'ai rien pu apprendre, sinon qu'elles n'étaient plus là. J'ai pensé qu'elles avaient été entraînées ici par les fuyards, car les bleus parlaient d'une panique qui avait refoulé sur Quiberon chouans et habitants du rivage pêle-mêle. J'ai traversé miraculeusement les avant-postes républicains, cherchant à apercevoir quelque barque anglaise que je pusse héler et joindre à la nage. N'en voyant aucune, j'ai longtemps marché sur le sable, dans l'eau jusqu'à la poitrine, et mourant de faim et de soif. Enfin une barque s'est approchée aux premières clartés du matin, et je me suis jeté dans la vague. Je suis bon nageur, tu le sais, et, quoique le trajet fût long, il n'était pas inquiétant pour moi. Eh bien, j'ai mal nagé, je ne savais plus! Dix fois j'ai failli être englouti, et, chaque fois, j'ai vu auprès de moi la folle et l'enfant qui flottaient sur l'écume et cherchaient à me saisir pour m'entraîner. Quand la barque m'a recueilli, je me suis évanoui encore... Tiens! c'est fait de moi. Je subis les défaillances et les terreurs qui sont le lot des autres hommes. Je n'espère plus rien. Je mourrai ici, et voilà peut-être la dernière fois que je te parle!
RABOISSON. Tu as l'esprit frappé, comme tant d'autres. Celui qui pourrait voir et retracer les fantômes sinistres que les songes de nos nuits évoquent ferait ici, en ce moment, un second enfer du Dante... Nous avons tous été dévots, c'est-à-dire superstitieux, dans notre enfance; quelques-uns de nous le sont encore, et, d'ailleurs, nous subissons forcément le contre-coup de nos agitations et de nos fatigues, sans être soutenus par l'espoir du triomphe. Tu as plus qu'un autre sujet de t'alarmer. D'Hervilly, blessé, résilie ce soir son commandement, et c'est bien vu. Ses meilleurs amis sont forcés de le reconnaître incapable. Puisaye ne t'aime pas. Si tu t'abandonnes toi-même, si tu refuses de reprendre la campagne avec les partisans, tu n'auras, parmi les émigrés, aucun ascendant, aucun prestige. L'abbé Sapience t'a perdu dans leur esprit,... et l'on sait, ou l'on croit, d'après son assertion, que, grâce à lui, celle dont l'ombre te poursuit est vivante et guérie, toute prête à te convaincre d'infamie.
SAINT-GUELTAS. Que dis-tu?... Ah! voilà le dernier coup! Je paraîtrai demain au conseil, je veux me disculper, raconter les faits...
RABOISSON. Il ne faut pas même l'essayer. On ne t'a pas encore vu ici: il faut, pour te soustraire à des affronts qui te conduiraient peut-être au suicide, partir cette nuit. Tu ne sais pas à quel point sont honnis et repoussés ceux que d'Hervilly protégeait hier, et qui sont entraînés dans sa défaite aujourd'hui!
SAINT-GUELTAS. Je ne partirai pas! je repousserai tous les outrages, je démasquerai toutes les intrigues, je déjouerai toutes les calomnies. Ah! devant l'insolence de mes ennemis, je sens renaître mon courage! Si on refuse de me rendre justice et de me donner réparation, je braverai ici le sort des combats. Je n'irai pas me cacher encore dans les genêts pour attaquer l'ennemi par derrière et faire dire que je ne connais que la guerre des brigands et les audaces de l'embuscade. Chef de partisans à perpétuité, moi? c'est là ce qu'on veut et à quoi on me condamne? Non, je ne le suis plus, je ne veux plus l'être! Ce rôle est bon pour l'initiative, il devient abject quand il se prolonge. J'en ai assez! j'en suis dégoûté, repu, je l'ai en horreur! On veut que je rentre dans l'ombre des bois pour que le monde ignore les prodiges que j'y accomplirais, et pour que l'on dise à la cour que je me cache! La fin de ces destins-là est atroce, on est assassiné par les siens ou livré à une patrouille ennemie qui vous fusille au pied d'un arbre sans vous connaître, sans vous accorder la mise en relief du procès politique et la haute tragédie de l'échafaud. On disparaît comme on a vécu, ignoré ou méconnu; on n'a pas même une tombe, et c'est tout au plus si le bûcheron de la forêt ose révéler à vos amis au pied de quel chêne il vous a enseveli sous les ronces!
RABOISSON. Je t'ai averti, tu feras ce que tu voudras. Je n'ai plus qu'un conseil, une prière à t'adresser: ne provoque personne en duel. Adieu! (Il s'éloigne.)
SAINT-GUELTAS, (seul.) C'est-à-dire qu'on a décidé de ne pas m'accorder même la réparation de l'honneur! O rage! vrai, si j'ai fait le mal, j'en suis trop puni!
SCÈNE III.--SAINT-GUELTAS, LA KORIGANE.
SAINT-GUELTAS, (à la Korigane,) qui se glisse dans les rochers et vient à lui. Ah! te voilà, toi? Bien, je vais te tuer. Ça me délivrera du diable qui est après moi.
LA KORIGANE. Tue-moi, si tu veux. Je ne peux pas vivre sans toi, et je viens chercher ma punition.
SAINT-GUELTAS. Tu l'auras! Fais ta confession! C'est toi qui as conseillé à Louise de me fuir et qui lui as servi de guide?
LA KORIGANE. C'est moi.
SAINT-GUELTAS. Qu'as-tu dit contre moi à Sauvières?
LA KORIGANE. Tout le mal que tu as fait à Louise.
SAINT-GUELTAS. Lui as-tu dit, à elle, le mal que tu as fait?
LA KORIGANE. Tout.
SAINT-GUELTAS. C'est toi qui as aidé l'abbé à sauver la folle?
LA KORIGANE. Non! je t'aimais encore, je ne me repentais de rien.
SAINT-GUELTAS. Et à présent?
LA KORIGANE. Je me repens de tout.
SAINT-GUELTAS. Ah! bon! Alors, tu connais le repentir, toi?
LA KORIGANE. Et toi, maître?...
SAINT-GUELTAS. Moi? Je n'ai pas lieu de le connaître. Je n'ai rien fait que ma conscience ne m'ait permis de faire, et je te croyais encore plus forte que moi de ce côté-là! Tu ne l'es pas? tu as peur de l'enfer? Tu n'es qu'une femme comme les autres, et tu perds ton prestige. Tu ne peux rien contre moi, rien pour moi; va-t'en, je te méprise!
LA KORIGANE. Ça, c'est la plus méchante parole que tu m'aies dite. J'aimerais mieux la mort que ce mot-là, car c'est par l'orgueil que tu m'as toujours menée! Eh bien, écoute, je peux encore te servir à quelque chose. J'ai entendu ce que tu disais tout à l'heure ici; je sais tes peines et tes colères. Veux-tu te débarrasser des deux hommes qui te rabaissent et te persécutent? Ils sont là, tout près d'ici, oui, l'abbé Sapience et M. de Puisaye. Ils sont seuls, personne ne les garde. On ne soupçonnera ici personne. On croira qu'ils sont tombés à la mer. L'abbé est faible comme une mouche, je me charge de lui. L'autre n'a pas la moitié de ta force... L'endroit est désert. Demain, on aura besoin d'un chef, ou sera content de te trouver, et celui qui te menace de faire reparaître la morte ne parlera plus! M'entends-tu? faut-il te conduire? Je peux t'aider encore, tu le vois bien!
SAINT-GUELTAS. Où sont-ils?
LA KORIGANE. Suis-moi! (Ils montent sur un rocher escarpé. La Korigane montre un petit canot qui côtoie la rive.) Les voilà tous deux, ils viennent de faire une reconnaissance. Ils n'ont qu'un batelier. Ils vont aborder là-bas entre ces deux grosses pierres. Le batelier, qui est un pêcheur de la côte, rentrera chez lui. Eux, ils traverseront ce champ désert que tu vois là-bas, pour prendre le chemin du fort. Surprends-les, et reviens ici; tu prendras le bateau, et je te ferai débarquer sur un autre point de la presqu'île ou à la côte, si tu veux.
SAINT-GUELTAS, (égaré.) Je t'ai écoutée, et je veux te donner cette dernière satisfaction d'apprendre que tu m'as tenté; cela te réhabilite un peu. Tu es bien le diable, je te reconnais, à présent; mais le diable donne de mauvais conseils quand il a été trop écouté. Il faut savoir se délivrer de lui à temps, et... (Levant sur elle la crosse de son pistolet.) voilà qui te prouve que je suis plus fort que le diable!
LA KORIGANE, (lui arrêtant le bras.) Maître, je sais qu'il faut que je m'en aille! Tu as assez de moi, j'en ai assez aussi! Ne verse pas mon sang,... il ne faut pas tuer qui vous aime,--on en meurt! Laisse-moi me condamner toute seule, tu pourras penser à moi et m'estimer encore. D'ailleurs, c'est par l'eau que je dois périr, puisque j'ai fait périr par l'eau l'enfant innocent! Adieu! maître!--Ah!...Cadio! voilà ce que tu m'avais prédit!... (Elle croise ses bras sur sa poitrine et s'élance dans la mer qui bat le pied du rocher.)
SAINT-GUELTAS, (la regardant disparaître.) J'eusse mieux fait de l'écouter! J'aurais sauvé l'expédition, moi! Mon scrupule perd la royauté et rend ma vie inutile! (Il arme son pistolet pour se brûler la cervelle; puis, après un moment d'hésitation.) Non! il me faut une glorieuse mort!
DIXIÈME PARTIE
25 juillet 1795, entre Quiberon et Auray.--Un chemin de sable enfoncé dans les ravines et bordé de place en place par de maigres buissons.--Un convoi de prisonniers monte lentement un roidillon. Des soldats républicains l'escortent à pied et à cheval.--On est arrivé en haut de la cote. On laisse souffler les chevaux.
SCÈNE PREMIÈRE.--RABOISSON, MOTUS, LA TESSONNIÈRE, puis CADIO.
RABOISSON, (sur une charrette.) Soldats, nous sommes cruellement entassés ici. Pourquoi nous faire souffrir inutilement?
MOTUS. Ça n'est pas notre faute, citoyen prisonnier; on n'a pas les moyens de transport qu'il faudrait.
RABOISSON. Laissez marcher ceux de nous qui ne sont pas blessés.
MOTUS. Parle à l'officier, citoyen prisonnier: le voilà.
RABOISSON, (à Cadio, qui s'est approché.) D'abord, monsieur l'officier, nous ne sommes pas prisonniers à la rigueur, puisque nous nous sommes rendus par capitulation.
CADIO. Je crois que vous vous trompez, mais ce n'est pas à moi de prononcer en pareille matière.
RABOISSON. C'est juste. Alors, nous avons recours à votre humanité; laissez-nous marcher.
CADIO. Oui, à la prochaine côte.
RABOISSON. Merci, capitaine!
CADIO, (aux conducteurs.) En avant, allons! (Les charrettes prennent une allure un peu plus décidée, les soldats reforment leurs rangs. Motus reste en arrière pour visiter le pied engravé de son cheval. Cadio revient sur ses pas pour l'appeler.) Voyons, dépêche-toi! Il ne faut pas rester seul en arrière la nuit.
MOTUS. Ne crains rien, mon capitaine; j'ai un oeil derrière la tête... et, avec ta permission, je vois très-bien quelque chose de noir couché dans ce buisson.
CADIO, (allant au buisson, le pistolet en main.) Un homme?--Que faites-vous là? Vous ne répondez pas? Je fais feu sur vous.
LA TESSONNIÈRE, (tapi sous le buisson.) Tiens! c'est toi? Si j'avais su!... Cadio, mon garçon, fais-moi sauver. J'étais sur cette dernière charrette qui s'en va; pendant que Raboisson te parlait pour distraire ton attention, je me suis laissé glisser au risque de me faire grand mal! Grâce à Dieu, je n'ai rien: aide-moi à sortir de là; c'est ça, donne-moi la main. Merci! Indique-moi le chemin, à présent; je voudrais retourner à mon domicile.
MOTUS, (riant.) Eh bien, en v'la un qui ne se gêne pas, par exemple!
LA TESSONNIÈRE. Mon cher, je ne vous parle pas, à vous; faites-moi l'amitié de vous taire quand je m'adresse à votre supérieur!
MOTUS. Citoyen vieillard, tu as raison; je ne dis plus rien.
CADIO. Que faisiez-vous à Quiberon?
LA TESSONNIÈRE. Oh! bien sûr, je ne m'y battais pas. Ce n'est pas de mon âge; d'ailleurs, je n'aime pas les Anglais; mais je n'avais pas d'autre moyen pour émigrer que de m'adresser à eux.
CADIO. Avant d'aller à Quiberon, vous étiez chez Saint-Gueltas?
LA TESSONNIÈRE. Depuis longtemps je l'avais quitté. C'est un homme mal élevé et difficile à vivre. J'étais tranquille à Ancenis; mais je m'ennuyais, et j'avais besoin d'aller dans le Midi pour ma santé. Une fois en Angleterre, j'aurais gagné l'Espagne. Les émigrés m'ont très-mal reçu au fort Penthièvre. Ces gens-là n'ont ni coeur ni raison. J'essayais de me retirer tranquillement quand vous m'avez fait prisonnier par mégarde. Tiens, prête-moi ton cheval et dis-moi la route d'Ancenis.
CADIO, (à Motus en levant les épaules.) Partons! (Ils s'éloignent an galop.)
MOTUS, (quand ils ont rejoint la queue du convoi et se remettent au pas.) Pardonne-moi, mon capitaine, et permets-moi, sans t'offenser, de rire comme un bossu à cause de ce particulier...
CADIO. Tais-toi, mon ami. Il ne faut pas nous vanter de ce moment d'indulgence. Ce vieillard est idiot à force d'égoïsme. Il ne m'intéresse pas; mais il ne peut faire aucun mal, et j'aime mieux fermer les yeux sur son évasion que d'avoir à le faire fusiller.
MOTUS. Sans te questionner, mon capitaine, crois-tu que les autres...?
CADIO. Je n'en sais rien. Es-tu sûr que Saint-Gueltas soit sur la première charrette?
MOTUS. On me l'a dit, mon capitaine. Pas plus que toi je n'étais présent à l'emballage.
CADIO. Avançons! Je n'ai pas envie que celui-là s'échappe.
MOTUS. Mon capitaine, permets une réflexion. Il a racheté sa lâcheté de Carnac. Il s'est battu comme un lion sur la presqu'île; acculé à la mer, il pouvait se sauver en s'y jetant. Il n'a pas voulu. Moi, j'aurais souhaité être à portée de le sabrer; mais, à présent qu'il est là sur la brouette, je ne lui en veux plus. Et toi, mon capitaine? (Cadio, sans lui répondre, reprend le galop et gagna la tête du convoi.)
SCÈNE II.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, puis CADIO. (À deux lieues de là, dans un bois.--Les officiers commandent la halte. Les prisonniers descendent et se groupent au centre du détachement, qui a rompu les rangs.)
SAINT-GUELTAS, (à Raboisson, bas.) Notre convoi est de mille, et personne n'est blessé gravement. Nos gardiens ne sont pas plus de deux cents ici. Nous allons rester deux heures dans ce bois... et la nuit est sombre! Est-ce qu'il ne te semble pas que c'est une invitation à fuir?
RABOISSON. Pourquoi fuirions-nous? Nous sommes prisonniers sur parole; c'est la preuve de la capitulation.
SAINT-GUELTAS. L'absence de surveillance est la preuve du contraire. On sait que nous allons à la mort. M. Hoche, qui veut ménager tout le monde a dû ordonner qu'on nous laissât accrochés aux buissons de la route.
RABOISSON. M. Hoche a l'âme trop haute pour employer de pareils subterfuges. Il a juré à Sombreuil...
SAINT-GUELTAS. Il n'a rien juré. J'y étais!
RABOISSON. J'y étais aussi, ce me semble! Sombreuil nous a dit...
SAINT-GUELTAS. Sombreuil a perdu la tête! C'est un héros, mais c'est un fou! Après avoir parlé à Hoche, il a voulu se jeter à la mer. Son cheval a résisté. S'il eût traité avec le général, il n'eût pas cherché à fuir ou à se tuer.
RABOISSON. Mais j'ai entendu les soldats crier: «Rendez-vous! on vous fait grâce!»
SAINT-GUELTAS. D'autres nous disaient: «Sauvez-vous!» ce qui signifiait: «Vous serez tués, si vous restez.» D'ailleurs, les soldats peuvent-ils traiter avec les vaincus? Il y a eu là-bas, sur cette pointe de rocher, un drame inénarrable, une confusion indescriptible. Les mêmes soldats qui nous criaient de fuir tiraient sur ceux de nous qui étaient déjà à la mer. J'étais calme, je voyais tout. Croyant mourir là, je ménageais mes coups, tous portaient. Je sentais que j'étais le seul maître de moi, le seul qui, n'ayant pas eu d'illusions sur cette dernière lutte, pouvait la contempler sans rage et sans terreur. Sais-tu à combien d'hommes nous avons cédé, nous qui étions encore trois mille cinq cents? A sept cents fantassins que nous pouvions écraser. Nous avions tous le vertige, ils l'avaient aussi. Tiens! j'ai senti là pour la première fois, en voyant des Français s'égorger sous la mitraille de l'escadre anglaise, que la guerre civile dépasse son but quand elle appelle l'étranger. J'ai rougi du rôle qu'on nous faisait jouer. J'ai eu horreur de la rage avec laquelle nos compagnons se tuaient les uns les autres pour rejoindre les barques et y trouver place. Je pouvais fuir aussi, je n'ai pas voulu, non pas tant par scrupule que par amour-propre. À présent, je regrette d'avoir cédé à cette mauvaise honte. Ces patriotes un instant désarmés vont nous livrer à un tribunal militaire qui ne peut nous faire grâce, et, moi, je n'ai pas ratifié la parole que vous avez formellement donnée de ne pas chercher à vous échapper.
RABOISSON. Essaye donc, si le coeur t'en dit; moi, j'ai juré de bonne foi: je reste. Songe seulement que ta fuite nous expose tous au reproche d'avoir manqué à notre serment, et qu'elle autorise contre nous toutes les rigueurs de la vengeance.
SAINT-GUELTAS. En ce cas, je reste aussi. Pourtant... ce pays est royaliste... Les bleus sont imprudents de nous transporter ainsi la nuit. Si les paysans qui n'ont pas encore donné le voulaient,... te refuserais-tu à être délivré?
RABOISSON. Non! s'ils s'exposaient pour notre délivrance, nous ne pourrions nous refuser à les seconder.
SAINT-GUELTAS. Eh bien, attendons... Je ne puis croire que, sur cette terre de Bretagne, il ne se trouve pas autour de nous quelques centaines d'hommes qui veillent sur nous. Ce matin, à Carnac, on nous apportait des fruits et des fleurs. Les femmes pleuraient en nous montrant à leurs enfants comme des demi-dieux... Écoute!... il me semble que j'entends le cri de la chouette... Sont-ce des ombres que je vois là-bas ramper sous les arbres?
CADIO, (qui l'écoute.) Vous ne voyez rien, monsieur. Moi aussi, j'ai l'oeil ouvert, et le cri qui résonne dans le bois, c'est réellement l'oiseau de la nuit qui chante. Nous ne sommes pas imprudents de vous escorter en si petit nombre. Nous savons que les paysans ne se lèvent pas d'eux-mêmes pour la guerre civile, et qu'en perdant leurs chefs, ils recouvrent l'amour du repos et de la sécurité. Notre indulgence pour votre malheur n'est pas une défaillance de notre patriotisme. N'essayez pas de fuir. Personne parmi nous ne fait semblant d'oublier son devoir.
SAINT-GUELTAS. Monsieur Cadio, je suis charmé de vous voir pour vous dire...
CADIO. Que les chouans vous ont empêché de vous battre avec moi? Je le sais, et je vous plains d'avoir eu pour amis les ennemis de votre honneur.
SAINT-GUELTAS. Si vous étiez aussi héroïque que vous vous piquez de l'être, vous feriez en sorte que je pusse vider ici avec vous cette affaire d'honneur.
CADIO. Croyez qu'il en coûte à ma haine de ne plus pouvoir châtier moi-même l'outrage que vous m'avez infligé. Je fais des voeux pour qu'on vous rende la liberté; mais mon devoir m'est plus cher que ma vengeance. Vous appartenez à la République; je ne puis rien ici ni pour vous ni pour moi.
ONZIÈME PARTIE
À Auray, 10 août 1795.--Quatre heures du matin.--Devant la maison d'arrêt.
SCÈNE PREMIÈRE.--CADIO, MOTUS.
MOTUS. Mon capitaine, c'est jour de marché. On va encore leur apporter un tas de douceurs; faut-il permettre?...
CADIO. Il faut respecter les témoignages d'amitié; les sentiments sont libres. Quant aux prisonniers, notre consigne n'est pas de les priver et de les faire souffrir.
MOTUS. J'adhère à ton opinion, mon capitaine. C'est bien assez d'avoir à supprimer tous les jours leur existence... De neuf cent cinquante-deux, ils ne sont plus que trois cents à condamner.
CADIO. Pas de réflexion là-dessus!
MOTUS. Mon capitaine, si je t'offense,... tu sais bien que pour toi... Enfin suffit! Si tu me disais que j'ai outre-passé les lignes du respect que je te dois je me passerais mon sabre à travers le corps; mais quelquefois tu me permets, quand on n'est pas sous les armes, de te parler comme à un simple citoyen, et pour lors...
CADIO. Oui, en dehors du service, tu es mon égal et mon ami. Eh bien, que veux-tu dire?
MOTUS. Que la corvée d'escorter cette denrée de cimetière est contrariante aux coeurs sensibles, et qu'il y en a encore au moins pour une quinzaine de jours! On fera ce qui est commandé, mais je peux bien verser dans ton sein le déplaisir que j'en éprouve. Si j'étais blessé, tu me soignerais de tes propres mains, comme tu l'as fait plus d'une fois. Dès lors que mon âme saigne, tu peux m'assister d'un pansement moral dont le besoin se fait sentir.
CADIO. Oui; écoute... Je fais partie, sous peine d'être fusillé dans les vingt-quatre heures, du conseil de guerre qui prononce sur le sort des prisonniers, et pour tous les chefs je prononce la mort. Crois-tu que j'agisse ainsi pour plaire au général Lemoine, et que la crainte d'être fusillé m'eût empêché de refuser le métier de juge, s'il eût révolté ma conscience?
MOTUS. Non, certes, mon capitaine. J'entends la chose; tu penses que la mort est juste.
CADIO. Oui, tant que la moitié du genre humain sera résolue à égorger l'autre pour la réduire en esclavage, il faut frapper ceux qui servent la cause du mal. Ils nous ont prouvé qu'ils n'avaient pas de parole, et que le pardon était un crime envers la patrie.
MOTUS. Je ne dis plus rien, mon capitaine: la conscience d'un simple troupier doit porter les armes à celle de son supérieur... Mais voici, une vieille citoyenne qui veut te parler, et dont le physique ne m'est pas inconnu, sans que je puisse dire... J'en ai tant vu!
CADIO. Je la connais, moi; laisse-nous.
SCÈNE II--CADIO, LA MÈRE CORNY.
LA MÈRE CORNY. Bonnes gens, c'est-il bien vous?... c'est-il bien toi, Cadio? Je te savais ici, je te cherchais... Mais te voilà si changé...
CADIO. C'est moi. Comment va-t-on chez vous, mère Corny?
LA MÈRE CORNY. Hélas! mon fils, pas trop bien. Ceux qui restent sont guéris; mais mon pauvre cher homme, ma bru, deux de nos petits-enfants et quasi tous nos voisins sont morts, l'an passé, de la malefièvre!
CADIO. Tant pis, mère Corny, j'en ai du regret... Mais comment donc venez-vous de si loin?...
LA MÈRE CORNY. Je suis venue pour voir les dames,... tu sais bien, la Françoise et la Marie-Jeanne! Elles m'avaient fait savoir que je pourrais les trouver à Vannes. J'en viens, mais elles sont ici, que l'on m'a dit...
CADIO. Elles y étaient, elles n'y sont plus.
LA MÈRE CORNY. C'est-il bien sûr? Je m'imaginais qu'elles pourraient bien être dans cette prison-là avec les autres malheureux...
CADIO. Elles n'y ont jamais été. Il n'y a pas là une seule femme. Tes brigandes sont libres. Tu les retrouveras à Vannes.
LA MÈRE CORNY. Ah! bon Jésus! faut donc que j'y retourne? Me v'là au bout de mes jambes et de mon argent!
CADIO. Est-ce que je peux vous épargner le voyage? J'écrirais ce que vous voulez leur dire, et j'enverrais un exprès.
LA MÈRE CORNY. Dame! ça n'est pas de refus... à moins que... C'est un gros secret, Cadio!
CADIO. Si c'est quelque chose contre la République, ne me le dites pas, je serais forcé...
LA MÈRE CORNY. Non, non! ça n'est rien comme ça. Dis-moi, Cadio, je me fie à ta vérité, à toi. Tu as toujours été si honnête et si juste! Réponds-moi en franchise: étais-tu content ou fâché d'avoir consenti une manière de mariage avec...?
CADIO. Ce mariage-là, mère Corny, a fait le malheur de ma vie!
LA MÈRE CORNY. Bien, bien!--Alors... voilà ce que c'est. Quand le citoyen Rebec a quitté notre paroisse par la peur qu'il a eue des menaces du délégué, encore que les bleus nous aient laissés tranquilles, mon pauvre homme a été nommé municipal, et bien étonné qu'il a été quand il a retrouvé au registre de l'état-civil les deux feuilles que Rebec avait promis de déchirer.
CADIO. Je sais par lui qu'elles y sont encore.
LA MÈRE CORNY. Et ça te contrarie?
CADIO. Je voudrais qu'elles n'y eussent jamais été!
LA MÈRE CORNY. Elles n'y sont plus, les v'là.
CADIO, (ému, regardant les papiers.) Ah! vraiment? vous me les rendez?
LA MÈRE CORNY. Pour que tu les rendes à mes pauvres brigandes, qui les brûleront d'accord avec toi.
CADIO. Elles sont averties?
LA MÈRE CORNY. Nenni! elles ne savent rien, sinon que je voulais les voir.
CADIO. C'est donc votre mari qui a soustrait...?
LA MÈRE CORNY. Non! il n'eût point osé! après sa mort, on a nommé un ancien royaliste à sa place; j'ai dit au nouveau maire en causant: «Faudrait enlever ça, c'était promis!» Il n'a pas eu peur, lui! Il croyait que la République allait nommer un roi. On le croyait tous, bonnes gens, après la paix de Nantes! Mais v'là que ça ne va plus si bien, puisque vous fusillez tous les royalistes! Tant qu'à ces feuilles, je te les donne. Tu les remettras fidèlement, pas vrai?
CADIO. Je m'y engage, vous pouvez retournez chez vous. Pour mon compte, je vous remercie. En quoi puis-je vous obliger?
LA MÈRE CORNY. Tu peux m'obliger grandement. J'ai un de mes gars, le plus jeune, qui est soldat dans ton régiment, et qui est enragé, voyez un peu! de se battre avec vous autres. Prends-le auprès de toi quand on ira au feu, empêche-le d'y aller!
CADIO. Voilà ce que je ne peux pas vous promettre; mais je peux lui faire avoir de l'avancement, s'il le mérite, et, en tout cas, lui témoigner de l'intérêt. Dites-moi le nom de son bataillon.
LA MÈRE CORNY, lui donnant un autre papier. Tiens, c'est là, en écrit. En te remerciant, Cadio; mais je vois venir Rebec. Je n'ai pas de fiance en lui, et je me sauve: ne lui dis pas...
CADIO. Soyez tranquille, je le connais!
SCÈNE III.--CADIO, REBEC.
CADIO. Pourquoi es-tu ici? Tu m'avais promis de ne pas quitter Carnac tant qu'il y aurait des malades et des blessés dans ton auberge?
REBEC. Un mot en secret, capitaine!
CADIO. Je t'écoute.
REBEC. Nos braves blessés vont bien, on les soigne au mieux, et bientôt ils pourront rejoindre. Il s'agit d'une affaire... assez importante;... mais je voudrais connaître ta façon de penser.
CADIO. Pas de préambule, je n'ai pas le temps de faire la conversation; dis tout de suite.
REBEC. Permets, permets! Tu es toujours chargé, pour ta part, de la garde des prisonniers et de la noble fonction de faire expédier ces infâmes?
CADIO. Tu le sais fort bien, mais abstiens-toi des qualifications; nul n'a le droit d'insulter les condamnés.
REBEC. Bien, capitaine, bien! vous parlez noblement... Cependant... tu tiens à ce que tous y passent?
CADIO. Je tiens à faire mon devoir.
REBEC. Il est rude, conviens-en.
CADIO. Cela ne te regarde pas.
REBEC. Si fait. Tout citoyen éprouvé comme je le suis a le droit de penser.
CADIO. Ne fais pas sonner si haut ta fidélité, toi qui avais des armes et des munitions anglaises cachées dans ta maison!
REBEC. J'avais prévu qu'elles vous serviraient, et tu serais ingrat de m'en faire un crime.
CADIO, souriant un peu. Le fait est qu'elles nous ont bien servi!
REBEC. Et puis j'ai racheté ma faute, si c'en est une, en soignant vos blessés.
CADIO. Alors, que veux-tu? Finissons-en!
REBEC. Je disais... je disais que tous ces prisonniers ne sont pas également coupables. Ceux qui étaient à Londres n'avaient pas ratifié le traité de la Jaunaie.
CADIO. Ils sont solidaires des mensonges et des trahisons de leur parti.
REBEC, insinuant. Permets, permets! La preuve qu'ils ne s'entendaient pas dans ce temps-là, c'est qu'ils n'ont pas pu s'entendre à Quiberon. Je ne dis pas que la Convention puisse les absoudre; mais le général Hoche... il est certain que, s'il le pouvait, il leur ferait grâce. Il est parti bien vite, pour ne pas voir cette longue et sanglante exécution. Il s'en lave les mains, et les vôtres sont condamnées à verser froidement le sang des vaincus! C'est commode, conviens-en, de se tirer comme ça des choses désagréables! On s'en va couronné des lauriers de la victoire, adoré des populations,... et le rude militaire, l'homme austère et résigné, comme voilà le général Lemoine... et toi-même, vous restez chargés de la besogne du bourreau et de l'exécration des royalistes passés, présents et à venir. L'exécution tire à sa fin, il est temps. Vos soldats se lassent et s'attristent. Je les vois, je les observe; ils ne rient ni ne chantent, et les cabarets, où, au commencement, on venait, dit-on, pour s'étourdir et s'exalter, sont muets et déserts aujourd'hui. Toi-même, capitaine Cadio, tu es pâle, tu es malade, tu en meurs!
CADIO, troublé. N'importe, j'irai jusqu'au bout!
REBEC. Il paraît qu'ils meurent bien, ces malheureux?
CADIO. Ils n'ont que cela à faire pour se racheter de la honte.
REBEC. Alors, toi, tu es incorruptible?
CADIO, (se redressant.) Que signifie ce mot-là?
REBEC, (embarrassé.) J'ai voulu dire inflexible!
CADIO. Le mot t'a échappé, il m'éclaire! Tu me crois capable...
REBEC. Mon Dieu, mon Dieu! tu es homme comme un autre! Tu m'as écouté quand je t'ai révélé la validité de ton mariage; tu as profité de mon conseil pour faire valoir tes droits. Je t'ai rendu là un service que tu ne dois pas oublier, Cadio!
CADIO. Tu as cru... Oui, je me souviens, à présent; tu as dû croire et tu as cru que je spéculerais sur la situation comme toi, imbécile!...
REBEC, (inquiet.) Tu te fâches... Tu es mal disposé, je te quitte.
CADIO, (le retenant.) Non pas, tu es chargé de négocier la rançon de quelque prisonnier, et tu as cru que je m'y prêterais. Tu vas te confesser, ou bien...
REBEC, (effrayé.) Non, non! ne me traite pas en suspect... Diable! je n'ai pas envie de m'exposer pour cette dame...
CADIO. Quelle dame? Réponds tout de suite!
REBEC. Je dirai tout, j'irai au-devant de tes soupçons. Je venais pour te révéler un complot tendant à délivrer deux prisonniers condamnés à mort dans la séance d'hier, Saint-Gueltas et Raboisson. J'avoue que le dernier m'intéresse, mais...
CADIO. Quelle est la femme qui s'intéresse à Saint-Gueltas? Nomme-la, je le veux!
REBEC. C'est celle que les insurgés appellent la grand'comtesse, c'est la citoyenne de Roseray.
CADIO. Tu as reçu des offres?
REBEC. Je m'en suis laissé faire pour pénétrer cette infernale machination. (Baissant la voix et observant Cadio.) Elle offrirait deux cent mille francs...
CADIO. Voilà qui est bon à savoir.
REBEC. Il est bien entendu que tu n'es pas plus tenté que moi...
CADIO. Je ne le suis pas, mais tu l'es. Tu vas tout avouer, ou je t'arrête.
REBEC. M'arrêter? Comme tu y vas!... Je révélerai tout ce que je sais. Si Saint-Gueltas et Raboisson, qui sont ou seront avertis, peuvent, au moment de l'exécution, se jeter dans la palude qui borde la prairie et franchir le Loch à la nage, ils trouveront sur l'autre rive les moyens de fuir.
CADIO. Tu ne sais rien de plus?
REBEC. Rien, je le jure!
CADIO, (à deux soldats qui passent pour relever la garde.) Mettez ce citoyen aux arrêts.
REBEC. Tu m'empoignes quand même? Sacristi! c'est mal, cela, c'est injuste!
CADIO. Si tu as dit la vérité, tu n'as rien à craindre, tu seras libre dans deux heures.
SCÈNE IV.--CADIO, MOTUS, quelques Soldats. (Six heures du matin, même jour.--Un bois qui descend en pente au bord de la rivière du Loch, à une faible distance d'Auray.--En face est la prairie appelée aujourd'hui le Champ des Martyrs 7. C'est le lieu de l'exécution, encore désert.)
CADIO, (postant ses hommes de distance en distance dans le taillis qui borde le rivage.) Tenez-vous cachés et faites feu sur les prisonniers qui tenteraient de s'évader par ici, à moins que la trompette ne vous avertisse d'attendre. (À Motus.) Viens avec moi. (Ils montent un peu plus haut dans le bois.)
MOTUS. D'ici, mon capitaine, nous verrons sans qu'on nous voie, et nous distinguerons sans empêchement le lieu de l'exécution. La chose n'est point gaie, quoi qu'on en dise; mais nous ne sommes point ici pour notre plaisir.
CADIO. Non sans doute. Raboisson était un homme doux et railleur, ne croyant pas au bien, mais n'aimant pas le mal.
MOTUS. Tu l'as connu quand tu servais, malgré toi, de trompette sur la cornemuse, du temps de la guerre de Vendée?
CADIO. Oui, j'ai vu là plusieurs de ceux que je suis forcé de condamner aujourd'hui.
MOTUS. Te souviens-tu, mon capitaine, du jour où je t'ai bandé les yeux au château de Sauvières?...
CADIO. Oui certes, je m'en souviens, aujourd'hui surtout!
MOTUS. Et moi, ça me revient comme dans un rêve. On faisait semblant de vouloir te fusiller.
CADIO. Et j'avais peur.
MOTUS. Oh! tout le monde a peur la première fois devant la gueule d'un fusil; mais quand je pense que, sans l'humanité et la patience du capitaine Ravaud, j'aurais fusillé comme espion l'homme le plus brave que j'aie jamais connu?
CADIO. Je t'entends: nous fusillons là-bas des gens qui meurent mieux que je n'aurais su mourir alors!
MOTUS. Sans t'offenser, mon capitaine, l'émigré Raboisson est un citoyen poli que je regretterais d'abattre...
CADIO. Tu peux être tranquille là-dessus. Raboisson n'essayera pas de fuir.
MOTUS. Alors, tant mieux. Le bandit Saint-Gueltas ne m'intéresse pas, d'autant plus que tu lui en veux...
CADIO. A présent, non, s'il accepte son arrêt. La haine expire devant les tombeaux. Silence! attention à ce qui se passe là-bas!
MOTUS, (au bout d'un moment.) Voilà le détachement. Pas un seul curieux aujourd'hui. Ils se sont dégoûtés d'être écartés de la scène par la prudence des camarades.
CADIO. La campagne est déserte là-bas. Les mesures d'évasion sont donc concentrées par ici.
MOTUS. Mon capitaine, voilà des gens qui coupent de l'osier dans la palude. C'est pour frayer ou indiquer le chemin aux fuyards.
CADIO. C'est possible; mais que signifie cette halte à l'entrée de la prairie? Les fossoyeurs sont-ils gagnés aussi? Ils n'ont pas fini d'ouvrir la tranchée où doivent tomber les condamnés.
MOTUS. Mon capitaine, je les connais tous; si tu veux me prêter ta lorgnette, je te dirai leurs noms.
CADIO. Je ne veux pas le savoir. Je serais forcé de les condamner aussi à mourir. Empêchons l'évasion, et ne recherchons pas ceux qui la favorisent.
MOTUS. Ah! je vois d'ici Saint-Gueltas, du moins je crois...
CADIO. Je le vois, moi, sois tranquille!
SCÈNE V.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, L'ABBÉ SAPIENCE, STOCK, un Sous-Officier, un Soldat, deux Jeunes Soldats. (Dans la prairie en face.--Une clôture en haie vive sans continuité borde le talus qui descend à la palude. Au delà est la rivière, puis le bois où sont cachés Motus, Cadio et ses hommes.--De grands arbres bordent un chemin, de l'autre côté de la prairie.--Quarante condamnés au centre d'un détachement d'infanterie sont à l'entrée.--Les soldats séparent les condamnés en deux groupes de vingt personnes chacun.)
SAINT-GUELTAS, (qui regarde tout avec attention et curiosité, à Raboisson, qui est près de lui.) Je ne vois pas encore comment on va s'y prendre pour nous expédier.
RABOISSON, (tranquille et souriant.) Aucun de ceux qui sont venus ici avant nous pour la même affaire qui nous y amène ne reviendra nous le dire; mais je vois ce que c'est: on creuse une fosse de vingt-cinq ou trente pieds de long, on nous forme en pelotons de vingt individus, on nous range face à la tranchée, et on nous fusille par derrière à bout portant. Nous tombons le nez en terre, et tout est dit. Nous sommes morts et enterrés du coup!
SAINT-GUELTAS. C'est une mort ignoble! Et personne ici pour nous voir tomber! personne ne racontera avec quelle assurance ou quelle grâce nous aurons su mourir! Pas un regard ami, pas une larme d'amour!
UN SOLDAT, (bas, à son camarade.) Ces rosses de terrassiers n'en finiront pas aujourd'hui? Est-ce embêtant d'attendre comme ça?
L'ABBÉ SAPIENCE, (qui l'écoute.) Oui, c'est une infamie, une cruauté gratuite! on prolonge notre agonie.
LE SOLDAT. Ah! si vous croyez que ça nous amuse, nous, d'être là pour ce que nous avons à y faire!
UN SOUS-OFFICIER, (au soldat.) Huit jours de salle de police pour avoir parlé aux condamnés! (Il court aux fossoyeurs.) Ça finira-t-il, voyons, sacré mille tonnerres? Qui m'a flanqué des clampins comme ça? Voulez-vous qu'on vous fasse dépêcher, la baïonnette dans les reins?
UN TOUT JEUNE SOLDAT, (tout bas, à un autre.) Si ça dure encore cinq minutes, mon fusil me tombera des mains. La tête me tourne et le coeur me manque.
L'AUTRE. Allons, allons, c'est la consigne, faut y aller! (Le jeune soldat s'évanouit.)
LE SOUS-OFFICIER. Qu'est-ce qu'il y a, mille noms de...?
L'AUTRE JEUNE SOLDAT. Faites excuse, mon caporal, c'est le camarade qui ne peut pas supporter l'ennui d'attendre... (Le sous-officier jure et tempête. Il est aussi ému que les autres et se soutient par la colère. Les terrassiers, effrayés, se hâtent.)
SAINT-GUELTAS, (à Raboisson, à l'autre bout, de la prairie.) Il paraît qu'on veut nous donner le temps de dire nos prières! Que signifie cette pose que nous faisons ici?
RABOISSON. Je ne sais, qu'importe? La vie n'est pas belle, mais on peut bien la supporter un quart d'heure. Regarde donc le soldat qui est à ma gauche.
SAINT-GUELTAS. Le diable m'emporte, c'est Stock! un de ceux qui vont nous tuer. Il s'est enrôlé dans les bleus après Savenay pour sauver sa vie, le lâche! Je veux le faire pâlir! (Haut.) C'est aujourd'hui le 10 août, je crois! (Stock fait un geste de menace comme s'il voulait prendre Saint-Gueltas au collet, et lui glisse un billet dans la main.)
RABOISSON, (bas.) Qu'est-ce que c'est?
SAINT-GUELTAS, (après avoir lu à la dérobée.) La comtesse veut et peut nous sauver; il ne faut qu'un moment d'audace. (Il lui passe le billet.)
RABOISSON, (après avoir lu.) Très-aimable de sa part! tu la remercieras pour moi.
SAINT-GUELTAS. Tu ne veux pas profiter?...
RABOISSON. Ma foi, non, je suis las de vivre; nous le sommes tous! Notre cause est perdue, nous ne pouvons plus protester que par notre mort; sachons mourir, ce n'est pas le diable.
SAINT-GUELTAS. Eh bien, moi, je ne veux pas mourir bêtement! Il me faut une dernière aventure, une dernière émotion! Je cours embrasser ma belle amie, et je reviens ici partager ton sort.
RABOISSON. Alors, fais attention au signal qu'elle t'indique.
SAINT-GUELTAS. Oui, je suis de sang-froid, et pourtant le coeur me bat! Grâce à cette femme terrible et charmante, l'amour aura mes dernières palpitations!
RABOISSON. Allons, tu es heureux à ta manière jusqu'au bout! Moi, je vais plus tranquillement au repos du néant absolu. Regarde comme la nature est insensible à nos désastres! Le soleil rit dans ce charmant paysage. La rivière chante là-bas sous les saules, les oiseaux font leurs nids sur ces buissons qui nous entourent, et se dérangent à peine.--Et les hommes! regarde là-bas ces pêcheurs qui jettent leurs filets... Comme ils se soucient peu de nous! Le coup qui nous frappera leur fera à peine lever la tête, et les oiseaux, un instant effarouchés, reprendront leur ouvrage et leurs chansons!
SAINT-GUELTAS. Moi, je regarde cette terre dont l'herbe est foulée sous nos pieds et qui attend nos cadavres pour reverdir. Sais-tu que l'endroit est bien choisi pour notre sépulture? Il est très-joli, ma foi! Qui sait si dans quelques années on n'y viendra pas en pèlerinage!
L'ABBÉ SAPIENCE, (qui s'est rapproché d'eux.) On y viendra, monsieur! La République se perd en nous sacrifiant, et le martyre va nous sanctifier!
RABOISSON, (riant.) Alors, nos ossements feront des miracles? Parlez pour vous, monsieur; mais, moi qui n'ai jamais cru à rien, je ne ferai pas marcher les paralytiques.
SAINT-GUELTAS. Et moi donc! à moins que ma poussière ne serve à composer des philtres amoureux... (On entend des cris et des imprécations sur le côté de la prairie qui est opposé à la palude. C'est une rixe simulée entre des paysans pour attirer les regards de ce côté-là.)
RABOISSON. C'est le signal, adieu!
SAINT-GUELTAS. Non pas, au revoir! (Il se baisse, traverse les buissons, se laisse rouler au bas du talus, rampe dans l'oseraie de la palude et se jette dans la rivière.)
UN SOLDAT, (s'en apercevant et parlant à son voisin.) Eh bien, en v'là, un crâne! Ne dis rien, il a bien gagné d'en être quitte.
L'AUTRE. Mais c'est un chef, et un rude!
LE PREMIER. Ah! tant pis, c'est un de moins à descendre.
STOCK, bas, (à Raboisson.) Eh bien, et vous?
RABOISSON. Merci, Stock, je suis bien ici.
STOCK, (à part.) Mieux que moi!
SCÈNE VI.--MOTUS, CADIO, SAINT-GUELTAS, LOUISE, un Sous-Officier, un Soldat. (Dans le bois, sur l'autre rive du Loch.--Saint-Gueltas, au moment d'aborder, est aperçu par les bleus en embuscade, qui tirent sur lui. Il disparaît.)
MOTUS, (qui observe d'un peu plus haut avec Cadio.) L'affaire est faite, mon capitaine.
CADIO. À moins qu'il ne nage entre deux eaux. Regardons bien!
MOTUS, (au bout de quelques instants.) Il ne pourrait pas si longtemps que ça. Il a été au fond.
CADIO. Non! Vois! (Il vise Saint-Gueltas, qui a abordé sous les buissons et qui monte droit à lui sans le voir.)
LOUISE, (sortant du taillis à côté de Cadio, se jette à ses genoux, qu'elle embrasse.) Grâce pour lui, et je suis à toi! (Cadio, éperdu, laisse retomber son arme.--Louise s'élance au-devant de Saint-Gueltas.) Fuyez!
SAINT-GUELTAS. Louise?
LOUISE. J'ai agi sous le nom d'une autre pour vous décider...
SAINT-GUELTAS. Ah! généreuse amie!... Viendras-tu avec moi?
LOUISE. Jamais! Fuyez!
SAINT-GUELTAS, (voyant Cadio.) Ah! ah! je comprends! Je n'accepte pas!... Monsieur Cadio, je vous remercie; mais j'ai fait serment à mes amis de retourner mourir avec eux. J'y vais, ne vous en déplaise! (Il s'élance vers la rivière, s'y jette en plongeant, échappe aux balles des soldats embusqués, traverse la palude sans que les soldats de la prairie qui le couchent en joue tirent sur lui, et, remontant le talus, va prendre son rang auprès de Raboisson pour être fusillé, aux acclamations des prisonniers et des soldats. Raboisson lui serre la main. Au moment où ils tombent, on entend le cri de Vive le roi! et un coup de fusil plus loin derrière eux.)
UN SOUS-OFFICIER. Qu'est-ce que c'est, nom de...?
UN SOLDAT. C'est Stock qui s'est brûlé la cervelle, mon caporal. Faites pas attention. C'était un Suisse; il avait le mal du pays!
SCÈNE VII.--LOUISE, CADIO. (Dans le bois.--Cadio et Motus ont porté Louise évanouie sur l'autre versant de la colline.)
LOUISE, (revenant à elle.) Ah! Dieu! C'est fini?
CADIO. Vous êtes libre, mademoiselle. Saint-Gueltas n'est plus, et voici tout ce qui vous liait à moi! (Il lui remet les feuilles du registre que lui a confiées la mère Corny, et s'éloigne précipitamment en faisant signe à Motus d'accompagner Louise où elle voudra.)
SCÈNE VIII.--MARIE, ROXANE, LOUISE, HENRI. (Midi.--Dans les ruines d'un couvent entre Carnac et Auray.)
MARIE. Oui, laissons passer la grande chaleur. Louise a besoin d'une heure de repos. Ici, nous aurons l'ombre et la solitude.
HENRI. Si vous y êtes bien, je vais donner l'ordre au postillon de dételer les chevaux. (Il s'éloigne.)
LOUISE, (accablée.) Ah! Marie, que de bontés pour moi! Comment avez-vous pu retrouver ma trace? Je ne comprends plus rien à ce qui m'arrive aujourd'hui.
ROXANE. Nous avons deviné ton projet plus que nous ne l'avons découvert; mais le secret n'a point été si bien gardé que nous n'ayons pu te suivre à Auray, où l'affaire de ce matin est déjà connue. Ah! Louise, quelle folie que de t'exposer pour sauver ce misérable! Tu l'aimais donc toujours?
LOUISE. Non certes! j'ai cessé de l'aimer le jour où l'espoir d'avoir un fils l'a trouvé insensible et hautain; mais le souvenir de l'enfant est sacré, et, quelque haïssable que fût le père, je lui devais ce que j'ai tenté pour lui. Ah! je hais tous mes souvenirs, sauf celui du pauvre enfant et celui de la générosité de Cadio!
MARIE, (l'embrassant.) Et celui de mon amitié, ingrate?
LOUISE, (se jetant dans son sein.) Oh! toi!... Mais tu ne me blâmes pas, toi, j'en suis sûre!
MARIE. Non. J'admire ta grandeur d'âme au contraire, car ce n'est pas une dernière faiblesse de l'amour, je le sais. (A Roxane.) Ne la grondez pas: ce serait à nous, républicains, de la trouver coupable pour avoir voulu sauver un de nos pires ennemis; mais, moi, devant les châtimens et les supplices, je suis faible aussi, et j'aurais fait comme Cadio: je n'aurais pas tiré sur Saint-Gueltas.
ROXANE. Cadio! allons, il n'y a pas à dire, c'est un grand coeur, de nous avoir rendu ces actes! je serais capable de l'embrasser, s'il était là.
HENRI, (approchant.) Il y est, je viens de l'apercevoir là-bas. Entrez dans cette chapelle ruinée, si vous ne voulez pas le voir.
ROXANE. Mais, moi, je veux bien le voir, le remercier...
HENRI. Pas encore, il paraît fort troublé. Laissez-moi connaître l'état de son âme. Marie peut rester, elle le calmera encore mieux que moi. (Louise et Roxane s'éloignent.)
SCÈNE IX.--Les Mêmes, CADIO, MOTUS, puis LOUISE et ROXANE, qui s'étaient retirées à l'arrivée de Cadio.
CADIO, (voyant Motus derrière lui.) Que viens-tu faire ici? où est la personne que je t'ai dit d'accompagner...?
MOTUS. Mon capitaine, j'ai exécuté tes ordres. J'ai accompagné la jeune citoyenne jusqu'à la porte d'Auray, où elle m'a dit qu'elle voulait entrer seule. De là, j'ai été à la prison, faire mettre en liberté le citoyen Rebec; après quoi, pensant bien que tu viendrais ici selon ta coutume, je m'y suis rendu pour te communiquer une pétition... Mais je vois que ce n'est pas le moment, tu n'as pas l'air absolument satisfait.
CADIO. Dis toujours.
MOTUS. Eh bien, c'est la citoyenne Javotte, la belle fille et la brave patriote qui n'a point voulu rejoindre son bourgeois, et qui souhaiterait l'honneur d'être attachée au régiment en qualité de cantinière, si la chose ne te déplaît pas.
CADIO. Accordé.
MOTUS, (ému.) Merci, mon capitaine.
CADIO. Laisse-moi à présent.
MOTUS. Sans t'offenser, mon capitaine, tu me parais plus molesté que de coutume...
HENRI, (paraissant.) Ne t'inquiète pas, mon brave, je suis là. (Motus fait le salut militaire et s'éloigne.)
CADIO, (surpris de voir Henri.) Toi? (Voyant Marie.) Et vous? Où est mademoiselle...?
HENRI. En sûreté, nous y avons pourvu.
CADIO. Vous savez donc ce qui s'est passé tantôt?
MARIE. Elle nous l'a dit. Elle t'admire et te bénit, Cadio!
CADIO, (avec amertume.) Vraiment! Elle est émerveillée de se trouver libre au moment où, pour sauver son amant, elle consentait à suivre son mari?
HENRI. Tu crois donc toujours l'être?
CADIO. Non, elle ne m'est plus rien. Moi aussi, je suis libre; j'oublierai.
MARIE. Que venais-tu donc faire dans cette solitude, Cadio?
CADIO. Je ne venais pas me brûler la cervelle. J'appartiens à la patrie; je suis tout à elle, à présent que je n'ai plus d'injure à venger. Je venais ici chercher le calme que j'y trouve quelquefois C'est le couvent où j'ai failli être moine. Je me demande si ce n'était pas là ma destinée! Je serais chassé, je serais errant aujourd'hui; mais j'aurais dans l'esprit une idée fixe: celle de me préserver de l'amour pour plaire à Dieu, tandis que je m'en suis préservé pour remplir un devoir chimérique, celui de rester digne d'une femme qui me méprisait.
HENRI. Que dis-tu là? Tu as donc toujours aimé Louise?
CADIO. À présent, je peux l'avouer: je l'ai aimée comme je l'ai haïe, passionnément! sans aucun espoir, et rempli de dégoût pour le choix qu'elle avait fait, je me suis obstiné à être un homme plus fort, plus brave, plus chaste que celui qu'elle me préférait. Ah! l'effroyable travail auquel je me suis condamné pour plier ma nature contemplative à ces habitudes d'énergie et de stoïcisme! J'ai failli en devenir fou!.. Et, quand, après avoir vaincu tous mes instincts, j'avais réussi à me rendre terrible au lieu de tendre que j'étais, je me retrouvais toujours en face de l'impossible! «Elle ne saura pas tes souffrances, elle n'assistera pas à tes combats, tu n'auras jamais un nom qui remplisse une page de l'histoire, et dont l'éclat efface celui que ton rival a reçu de ses pères. Elle ne rougira pas de t'avoir méconnu, elle ne se doutera pas que tu es supérieur à son idole!» Voilà ce que je me disais, Henri! Ah! pourquoi as-tu mis dans mon coeur cette soif de devenir un homme? Je ne pouvais pas aspirer à demi, moi qui dès l'enfance m'étais paresseusement abandonné à la facile douceur de ne rien être! J'étais heureux comme l'oiseau des bois et comme la fleur des bruyères! Tu m'as fait croire que la race humaine était plus noble, plus digne du regard de Dieu; hélas! j'ai foulé aux pieds la musette du bohémien, et j'ai pris le sabre qui donne l'envie de tuer, le cheval dont la course enivre! J'ai respiré l'odeur de la poudre, et je me suis cru bien grand! Pauvre fou! j'oubliais que l'homme développe en lui, avec la fièvre de la lutte, la fièvre de l'amour, et que plus il fait bon marché de sa vie, plus il est avide d'un jour où sa vie se complète par le bonheur. Ah! mes amis, n'admirez pas votre ouvrage, vous avez fait un malheureux!
MARIE, (lui prenant la main.) Si Louise avait quitté brusquement Saint-Gueltas pour venir avec toi, est-ce que tu l'aurais estimée?
CADIO. Il y a eu un jour où, dans l'horreur du carnage, elle m'a mis une arme dans la main en me disant: «Garde-moi, venge-moi!» Elle ne savait ce qu'elle faisait, elle l'a oublié peut-être! Moi, je m'en souviens, car, ce jour-là, j'étais passé dieu, j'étais invulnérable! Une seule petite blessure a fait couler mon sang, elle l'a essuyé, elle pleurait. Moi, j'étais heureux, j'étais fou! J'aurais dû mourir ce jour-là.
HENRI. Et, aujourd'hui, tu crois que sa reconnaissance est moindre, son amitié moins sincère?
CADIO. Aujourd'hui, elle aime Saint-Gueltas mort, comme elle l'a aimé vivant. Le destin qui me poursuit a donné une belle mort à ce maudit, et à moi l'affront de la lui laisser conquérir, sous peine d'être lâche en tuant de ma main un rival sans défense. Louise s'est flattée de m'avoir désarmé en me promettant... Ah! dites-lui bien que ce n'est pas pour elle, que c'est pour moi-même que je me suis abstenu de le frapper! Dites-lui que sa promesse était lâche et odieuse; elle a cru que je voulais d'elle autre chose que son amour! Elle m'a jugée d'après lui! Tenez! son âme est flétrie comme sa personne, comme sa vie, comme son honneur. Tout est usé en elle, la joie d'être mère et la douleur de l'avoir été. Son coeur est glacé, les baisers d'un débauché ont souillé ses lèvres... Il ne reste plus d'elle que la brigande ennemie de son pays et alliée des traîtres. Ses voeux sont pour l'Angleterre, le Dieu qu'elle prie est le même fétiche que les moines voulaient me faire adorer ici; c'est le roi du ciel qui gouverne le monde à la façon des rois de la terre, en consacrant l'esclavage! Elle méprise le peuple dont elle s'est servie pour nous faire la guerre et dont elle rougirait d'accepter l'alliance... Elle est vaine, elle est folle, elle est aveugle,... et je l'aimais, moi qui aurais dû la trouver indigne d'être la compagne d'un soldat de la République!
LOUISE, (paraissant.) J'en suis indigne, Cadio, c'est vrai! Considérez-moi comme morte et pardonnez-moi. Un éternel repentir expiera mon égarement.
CADIO. Que je vous pardonne! Est-ce que vous l'accepteriez, mon pardon?
LOUISE. Puisque je vous le demande...
CADIO. Ah! vous n'accepteriez pas celui de l'amour...:
MARIE. Aujourd'hui, non! Son âme est brisée; mais le temps efface les plus cruels souvenirs. (Bas.) Reviens dans un an, Cadio, et je te réponds d'elle.
CADIO, (avec douleur.) Elle pleure!... elle pleure amèrement!... Louise, est-ce lui que vous pleurez?
LOUISE. Non, Cadio, c'est le mal que je t'ai fait.
HENRI. Vous pouvez le réparer, Louise. Vous voyez bien qu'il vous aime plus que jamais!
LOUISE. Eh bien, qu'il revienne dans un an. Jusque-là, je vivrai de sa pensée; elle aura purifié mon âme et retrempé ma vie! (Elle s'éloigne.)
CADIO. Un an! Elle veut porter le deuil de Saint-Gueltas...
MARIE. Non! Elle t'aime depuis la terrible journée de Carnac. Je le sais, moi; mais elle craint l'amertume de tes ressentiments, et des reproches qu'elle ne mérite plus de toi, puisqu'elle se les fait à elle-même.
CADIO. Elle m'aime et elle me craint!... Ah! je serais un lâche si j'achevais de briser ce pauvre coeur de femme! Non, non, Marie, dites-lui que je n'ai pas travaillé en vain à me rendre fort. Je saurai étouffer en moi les tortures de la jalousie. C'est à cela maintenant que j'appliquerai ma volonté, je me suis soutenu par la haine; je saurai m'élever par l'amour.
HENRI. Bien, Cadio! Te voilà dans le vrai; tu entres dans le grand courant qui entraîne la patrie, lasse de violence, vers la réconciliation. Le besoin d'aimer est l'impérieux résultat de nos déchirements. Tu vas quitter cette sanglante arène pour quelques semaines, j'apporte ici ton congé; tu le trouveras à Auray. Viens nous rejoindre à Nantes, où nous emmenons Louise. Là, vous oublierez que vous représentez tous deux, les partis extrêmes de la lutte: elle, le passé avec ses erreurs; toi, le présent avec ses excès. Marie m'a pardonné d'être gentilhomme, Louise te pardonnera d'être sans famille. Le temps est venu où l'on ne vaut que par soi-même; la Révolution a consacré le principe, c'est à l'amour de sanctifier le fait.
ROXANE, (qui l'écoute.) C'est bien fort, Henri, ce que tu dis là!... Si au moins Cadio était général!
HENRI. Soyez tranquille, il le deviendra!
FIN