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SCÈNE II.--Les Mêmes, LE CHARPENTIER.

LE CHARPENTIER. Cachez-vous, cachez-moi! tout est perdu, je suis un homme mort!

HENRI. Qu'est-ce qu'il y a donc?

LE CHARPENTIER. Robespierre, Couthon, Saint-Just...

HENRI. Eh bien?

LE CHARPENTIER. A l'échafaud! morts! Carrier...

HENRI. Mort aussi?

LE CHARPENTIER. Non! le scélérat a aidé à les faire périr, il les a accusés aussi... Tout est fini, tout est perdu. La République est décapitée. La nouvelle vient d'arriver. Les royalistes sont dans l'ivresse, ils s'embrassent dans les rues. On va venir nous égorger. La réaction triomphe... On parle de marcher sur les prisons et de forcer les portes... On sauvera tous les nobles, on jettera à l'eau tous les républicains, car il y en a aussi... Et moi, ils vont m'égorger vivant... Ils me connaissent, ils me couperont en morceaux. Où me cacher?

HENRI. Fuyez, quittez la ville. Allons! ne perdez pas la tête. Partez, vous avez le temps!

LE CHARPENTIER. Oui, c'est vrai. Adieu.--Je crierai: «Vive le roi!» Ils ne me reconnaîtront pas. (Il sort.)


SCÈNE III.--HENRI, CADIO.

CADIO. Cet homme est lâche!

HENRI. Non, il est fou; mais il a dit quelque chose qui me frappe. S'il y a une émeute royaliste, si on force les prisons... Marie Hoche est républicaine; elle aura peut-être l'imprudence de se nommer et de dire ce qu'elle pense. Il faut l'avertir, et tout de suite! Mais comment faire pour ne pas attirer l'attention sur elle? Ce grenier au-dessus de nous, y es-tu monté quelquefois?

CADIO. Non; il y a si peu de jours que je peux me porter sur mes jambes! Vas-y, monte sur la table! je t'aiderai.

HENRI, (dans le grenier.) Ah! le toit est au niveau de la plate-forme; il y touche,... non, il y a un espace... Avec une planche, on le franchirait.

CADIO. Attends-moi, nous trouverons ce qu'il faut! (Il monte aussi dans le grenier avec peine.)

HENRI. Reste tranquille, j'ai trouvé!

CADIO. Elle ne chante plus; pourvu qu'elle soit encore là!

HENRI. Je vais le savoir, (Il dresse la planche.) Tiens-moi seulement un peu ce pont du diable.

CADIO. Il est solide; mais, toi, tu n'auras pas le vertige?

HENRI, (sur la planche.) Jamais. Eh bien, que fais-tu?

CADIO. Je te suis.

HENRI. Tu ne peux pas, je ne veux pas!

CADIO. Je veux!


DEUXIÈME TABLEAU

Au point du jour, à la Prévôtière.


SCÈNE UNIQUE.--HENRI, CADIO, MARIE, dans une petite maison bourgeoise auprès de la ferme. Ils entrent dans une cuisine au rez-de-chaussée. Au fond est un escalier qui monte au premier étage.

HENRI, (embrassant Marie.) Enfin, vous voilà sauvée, chère soeur!

MARIE, (serrant ses mains et celles de Cadio.) Enfin, vous voilà sauvés, chers amis! car, pour me délivrer, vous vous êtes exposés à de grands risques! Est-ce que nous pouvons parler librement ici?

HENRI. Je présume qu'il n'y a personne; mais je vais faire une visite domiciliaire avant de nous installer. (Il sort.)

CADIO. Vous avez eu peur, n'est-ce pas?

MARIE. Oui, pour vous deux, j'ai eu bien peur!

CADIO. Vous vouliez rester prisonnière! Ça doit être affreux, la prison.

MARIE. Ce qu'il y a de plus affreux, c'est d'entraîner ceux qu'on aime dans le malheur, le reste n'est rien. Ah! si j'avais pu vaincre votre résistance... mais, en résistant moi-même, je prolongeais votre danger. J'ai dû céder...

CADIO. Et vous avez bravement passé sur la planche: vous êtes une femme courageuse.

MARIE. Non, je suis née timide.

CADIO. C'est comme moi! On devient dur pour soi en devenant dur pour les autres.

MARIE, (étonnée.) Mais, non, c'est le contraire, il me semble!

HENRI, (revenant.) Il n'y a personne. La maison est meublée du strict nécessaire, et le jardin, vous voyez, est complétement à l'abandon. C'est comme partout. On n'ose rien embellir et rien cultiver, parce qu'on craint toujours une visite des chouans; mais ils ne sont jamais venus ici, et, maintenant, ils n'auraient plus l'audace de porter leurs expéditions si près de la ville; vous êtes donc aussi en sûreté dans ce petit réduit qu'il est possible de l'être en Bretagne à l'heure qu'il est.

MARIE. Mais vous! quand on s'apercevra de mon évasion,... si quelqu'un nous a vus sortir de la maison de ce charpentier...

HENRI. Personne n'a fait attention à nous: on était trop agité par la grande nouvelle. Nous avons fait assez de détours dans la ville pour dérouter les espions, s'il y en a eu pour nous suivre. Le cheval qu'on m'a prêté est bon, nous avons filé vite. Personne ne pouvait suivre à pied notre cabriolet, et il n'y avait aucune voiture, aucun cavalier derrière nous. Quand ce brave cheval aura un peu soufflé, je repars pour me montrer où l'on a l'habitude de me voir, et je reviens vous dire que tout va bien; vous allez donc enfin goûter quelques jours, peut-être quelques semaines de repos et de bien-être!

MARIE. Mais de quoi vivrai-je ici? Je ne trouverai aucun travail, et je ne puis être à votre charge.

HENRI. Vous y recevrez l'hospitalité fraternelle que viendra vous offrir le propriétaire de ce petit bien. C'est un officier de mon régiment, un excellent ami qui sera bien heureux d'assurer un asile à la cousine de Hoche.

MARIE. Mais puis-je accepter?... Il n'est sûrement pas riche?

HENRI. On est très-riche dans ce temps-ci quand on peut assister ceux qu'on aime, et il y a de la dignité à savoir accepter une telle assistance.

MARIE. Vous avez raison, Henri! Et Cadio?...

HENRI. Cadio demeurera à la ferme, et vous le verrez tous les jours.

MARIE. Et vous quelquefois?

HENRI. Le plus souvent possible.

MARIE. Je vais donc être heureuse, moi? C'est étonnant, cela! je crois rêver. Heureuse huit jours, quinze jours peut-être!

HENRI. Pourquoi pas plus longtemps? qui sait?

MARIE. Ce serait exiger beaucoup dans le temps où nous vivons. A présent,... dites-moi, Henri, puisqu'il y a une minute pour respirer, où est Louise?

HENRI. Chez Saint-Gueltas avec sa tante, voilà tout ce que je sais. Ils ont dû traverser de rudes alarmes, car on a fait une rude guerre à leur parti; mais il y a eu armistice en attendant mieux, et la chute de Robespierre va hâter sans doute la véritable pacification. Quant au général Hoche...

MARIE. Où est-il à présent?... Je n'osais vous demander de ses nouvelles. Il n'a donc pas été tué à la guerre?

HENRI. Non, Dieu merci! Il doit être à l'armée du Nord. (Bas, à Cadio.) Ne lui dis pas qu'il est en prison, puisqu'elle ne le sait pas. Il va certainement être délivré. (A Marie.) Mais parlons donc de vous, Marie; je ne sais rien de vous encore. Pourquoi étiez-vous à Nantes... et toujours détenue?

MARIE. C'est-à-dire comment ai-je fait pour n'être pas mise à mort? C'est une sorte de miracle, et un autre miracle, c'est d'avoir échappé à l'épidémie horrible qui ravageait les prisons. C'est qu'à Nantes comme à Angers ma situation exceptionnelle a embarrassé la conscience de mes juges. Interrogée plus d'une fois avec une obstination minutieuse, j'ai été reconnue coupable d'attachement à mes maîtres,--je me faisais passer pour une servante de la famille de Sauvières;--mais on n'a pu me convaincre de sympathie pour la cause royaliste. J'étais si nette de conscience à cet égard-là, que j'ai pu l'être dans mes réponses, et, ne sachant que faire de moi, on a pris le parti de m'ajourner de série en série, jusqu'au rappel de Carrier. Alors, soit à dessein, soit autrement, on m'a oubliée tout à fait, et j'ai dû à l'attachement d'une femme de geôlier, dont j'avais sauvé l'enfant malade en lui indiquant un remède, d'être mieux traitée que je ne l'avais été d'abord. Le séjour de ces geôles était horrible: couchées parmi les mortes et les mourantes qui se succédaient sur la paille, notre lit commun, nous sentions littéralement le cadavre, et, quand on emmenait une escouade de condamnées pour les faire mourir, les curieux s'écartaient dans la crainte de la contagion. Moi, j'ai eu dans ces derniers temps une petite cellule à moi seule avec un escalier de quelques marches qui me permettait d'aller respirer sur la plate-forme, où je pouvais marcher un peu en rond, tantôt dans un sens et tantôt dans l'autre. On m'avait donné des vêtements propres et une nourriture presque suffisante. J'étais donc bien, et j'aurais dû moins souffrir. Eh bien, c'est le temps le plus rigoureux de ma captivité. Être seule, inutile, ne pouvoir plus s'oublier en s'occupant des autres! Dans cet enfer de la prison commune, je parvenais à soulager quelques souffrances, à ranimer des courages par l'exemple de ma patience, à adoucir au moins la douleur par la part que j'y prenais. Toutes ces infortunées étaient mes amies,... des amies sans cesse renouvelées par le départ des unes et l'arrivée des autres. Celles qui mouraient dans mes bras me disaient: «Au revoir dans l'autre vie!» Et, comme ce pouvait être mon tour le lendemain, la mort ne semblait plus être un adieu. Quand je me suis trouvée seule, je me suis aperçue de tout ce qui est lugubre dans une prison. Je pouvais contempler le soir un petit espace du ciel fermé par le cercle de pierres qui m'entourait. Je voyais les étoiles et les nuages; mais, le jour, j'entendais le cri des corbeaux attirés par l'odeur du sang, les clameurs de la foule cruelle et le bruit inénarrable que fait le couperet en glissant dans la rainure de la guillotine. Mon Dieu! mon Dieu! comment peut-on vivre au milieu de ces horreurs!... Vivre ainsi préservée au milieu de cette tuerie perpétuelle m'a paru le pire des supplices.

HENRI. Pauvre Marie! Et vous chantiez pour vous distraire?

MARIE. Non, mais pour essayer de distraire les autres. Je me disais que, des autres cellules, des malheureux isolés comme moi m'entendraient peut-être et se trouveraient un instant soulagés par mon chant. Je ne pouvais que cela pour eux...

CADIO. Vous m'avez fait du bien, à moi! Je vous écoutais.

MARIE. Avez-vous été prisonnier aussi?

HENRI. Non... Il vous racontera à loisir comment il a vécu depuis le jour où vous vous êtes quittés à Saint-Christophe; et moi qui vous avais vue là aussi, j'aurai aussi bien des choses à vous dire, Marie!... A ce soir!...

CADIO. Je vais t'amener le cheval au bout du jardin, (Il sort.)

MARIE. Et moi, je vous reconduis jusqu'à la porte de l'enclos.

HENRI, (sur le seuil du jardin, tenant la main de Marie.) Eh bien, il est charmant, ce jardin abandonné; comme il est couvert et touffu! Qu'est-ce que c'est que ces grandes feuilles qui poussent jusque sur les marches de la maison?

MARIE. C'est de l'acanthe; comme c'est beau! et voilà des orties, des fraises, des oeillets, des ronces... Oh! que tout cela est nouveau pour moi! Je ne croyais pas revoir jamais un brin d'herbe, et je vois des feuilles, des fleurs... Et ces grands horizons bleus, ce sont des bois?... J'ai les yeux affaiblis, tout m'éblouit à présent; il me semble que je nage dans un rayon de soleil comme ces mouches qui commencent à bourdonner. Comme elles chantent bien, n'est-ce pas? Je ne chantais pas si bien que cela sur ma tourelle! Pourvu qu'on ne me reprenne pas!... Ah! j'ai peur! Voyez ce que c'est que le bonheur, on devient lâche tout de suite.

HENRI. Oh! vous, vous ne le serez jamais! et moi, je suis heureux aussi, allez, de vous avoir conduite à bon port dans ce joli nid de verdure. Adieu, Marie! non, au revoir! Reposez-vous; ce soir, nous causerons.


TROISIÈME TABLEAU

Six semaines plus tard, à la Prévôtière, dans un petit bois qui descend en pente rapide vers le fond d'un étroit ravin.--A travers les branches d'un vieux chêne, on voit une série de ravins boisés qui bleuissent en s'éloignant.--Paysage peu varié, mais frais et charmant.--Marie est assise sur un groupe de rochers à l'ombre du chêne avec plusieurs enfants autour d'elle. Ce sont les enfants du fermier, à qui elle apprend à lire.


SCÈNE PREMIÈRE.--MARIE, deux Enfants.

MARIE. Allez jouer, si vous voulez, mes enfants; je suis très-contente de vous. (Les enfants s'éloignent, il en reste deux.)

UNE PETITE FILLE. C'est drôle!... Dites donc, mamselle Marie, à quoi ça sert de savoir lire? Maman dit que ça ne sert à rien.

UN PETIT GARÇON. Mais papa dit que ça sert à être bon citoyen. C'est les chouans, qui ne savent pas lire!

LA PETITE FILLE. Maman n'est pas chouan, et elle ne sait pas non plus.

MARIE. Ta maman est très-bonne, et, comme c'est ta maman, elle n'a pas besoin de savoir lire: elle n'a pas le temps, d'ailleurs; mais toi, qui n'es la maman de personne, il faut apprendre à écrire les comptes de ton papa.

LE PETIT GARÇON. Et moi, citoyenne Marie, est-ce que tu m'apprendras aussi à écrire?

MARIE. Certainement.

LE PETIT GARÇON. Pour quand je serai soldat, pas vrai? Papa dit qu'à présent, c'est nous les officiers, les avocats, les gros messieurs, les généraux, et tout!

MARIE. Oui, pourvu qu'on soit bien savant.

LE PETIT GARÇON. Et patriote?

MARIE. Et patriote.

LE PETIT GARÇON. On serait patriote et pas savant?...

MARIE. On serait encore un bon laboureur, un bon ouvrier ou un bon soldat, mais ni avocat ni général.

LA PETITE FILLE. Vous qu'êtes savante, vous êtes donc général aussi?

MARIE. Je suis ta maîtresse d'école pour le moment, c'est-à-dire ton amie qui tâche de t'apprendre ce qu'elle sait, et ta couturière qui fait tes robes et celles de tes soeurs.

LA PETITE FILLE. Combien qu'on vous paye pour tout ça?

MARIE. C'est moi qui paye comme ça l'amitié qu'on a pour moi.

LA PETITE FILLE. Ça se paye donc, l'amitié?

MARIE. Oui, avec de l'amitié. Est-ce que tu ne m'aimes pas, toi?

LA PETITE FILLE. Oh! si!

MARIE. Eh bien, tu me payes.

LE PETIT GARÇON, (d'un air capable.) Ça n'est pas plus malin que ça, pardi! Citoyenne,... je t'aime aussi moi!

MARIE, (l'embrassant.) Je l'espère bien! autrement, tu serais ingrat.

LA PETITE FILLE. Qu'est-ce que c'est, ingrat?

LE PETIT GARÇON. C'est d'être bossu, méchant, vilain et malpropre, v'là ce que c'est. Viens, que je te reconduise à la maison. On jouera un brin au bord de la mare, et puis j'irai chercher mon chevau pour le faire boire.

MARIE. Ah! on dit un cheval, tu sais!

LE PETIT GARÇON. C'est vrai! c'est vrai! c'est les chouans qui disent: «Mon chevau!»

(Il s'en va avec sa soeur. Marie se remet à coudre; Henri sort du jardin et descend le sentier du bois. Il regarde Marie un instant avec émotion avant d'oser lui parler. Marie lève la tête et lui sourit.)


SCÈNE II.--MARIE, HENRI.

MARIE. Je vous ai entendu venir! Il faut me pardonner si je ne quitte pas mon ouvrage: ces paysans sont si bons pour moi, que je suis vraiment heureuse ici, et que je veux leur être agréable. Vous permettez que j'achève ce petit bonnet?

HENRI, (qui a son sabre sons le bras, prenant la bonnet d'enfant et le regardant.) Qu'un homme doit être heureux quand il voit une femme chérie travailler comme cela pour la jolie tête dont il attend le premier regard, le premier sourire! Être époux et père! époux de la femme de son choix, père de beaux enfants qu'il lui voit élever avec intelligence et tendresse,... cela vaut bien la gloire! A quoi songez-vous, Marie, quand vous faites ces habits d'enfants?

MARIE. Rendez-moi donc mon ouvrage! Quelles nouvelles apportez-vous?

HENRI. Une bien bonne! Vous êtes enfin libre et à couvert de toute persécution.

MARIE. Grâce à vous?

HENRI. Grâce à une erreur volontairement commise peut-être: après le départ de Carrier, votre nom avait été porté sur la liste des morts. Si le geôlier l'eût osé, il eût pu vous faire sortir. J'ai réussi à voir les registres et à savoir que votre évasion n'avait pas été et ne serait pas recherchée.

MARIE. Merci! Et du général Hoche, que savez-vous? Est-ce bien vrai, que lui aussi est sorti de prison? La nouvelle d'hier n'est pas démentie aujourd'hui?

HENRI. Elle est confirmée, et on annonce même qu'il va recevoir le commandement en chef de notre armée de l'Ouest.

MARIE. Ah! quel bonheur! je vais peut-être enfin le connaître!

HENRI. Comment se fait-il que vous ne l'ayez jamais vu?

MARIE. Je l'ai vu, mais je m'en souviens à peine. J'étais si jeune! N'importe, je l'aime comme s'il était mon frère.

HENRI. Vous l'aimerez peut-être davantage encore quand vous le verrez.

MARIE. Je l'aimerai davantage, si son arrivée vous décide à ne pas quitter la Bretagne.

HENRI. Ne dites pas cela, Marie! je ne suis que trop disposé à y rester, si vous l'exigiez...

MARIE. L'exiger!... Je ne puis, à moins que vous n'acceptiez l'avancement auquel vous avez droit depuis longtemps. Tant que vous avez eu à combattre vos parents et vos amis pour ainsi dire face à face, j'ai compris et admiré ce fier scrupule; mais votre oncle n'est plus; Louise est mariée, elle me l'a écrit elle-même, elle est en sûreté ainsi que sa tante, puisque M. de la Rochebrûlée accepte, dit-elle, l'idée de faire sa paix avec la République. La guerre de brigands qui se continue en Bretagne va bientôt cesser. D'ailleurs, elle ne vous mettrait aux prises avec aucune des personnes qui vous sont chères; je ne vois donc pas pourquoi vous voulez aller conquérir vos grades hors de France.

HENRI. Hélas! ma chère Marie, vous vous nourrissez d'illusions. La Vendée n'est pas réellement pacifiée. Si les paysans, apaisés par des mesures de prudence et d'humanité, rentrent chez eux et reprennent leurs travaux, gare au jour où leurs moissons seront faites! Ils seront facilement entraînés par ceux des localités où le passage des colonnes infernales n'a pas laissé de moissons à faire. D'ailleurs, les chefs ambitieux et inquiets n'ont pas renoncé à leurs espérances, et Charette ne se tient pas pour vaincu. Quelque parti que prenne Saint-Gueltas, soit d'imiter Charette en se tenant retranché dans sa province, soit de la quitter pour se jeter dans les aventures de la chouannerie, ce qui reste de ma famille est condamné à tomber dans nos mains un jour ou l'autre. Hoche fera peut-être, s'il vient ici, comme on l'espère, le miracle de ramener ces esprits avides d'émotions et dévorés d'orgueil; mais, s'il échoue, si cette paix armée qui permet aux rebelles de se préparer à de nouvelles luttes aboutit encore à une guerre cruelle, il faudra donc encore porter le fer et le feu dans ces malheureux pays qui sont pour moi le coeur de la patrie, et où je n'ai jamais donné un coup de sabre sans qu'il me semblât répandre mon propre sang! J'obéirai à mon devoir demain comme hier, mais je ne veux pas d'autre récompense que le mérite d'avoir vaincu les révoltes de mon propre coeur. Cela se réglera entre Dieu et moi. Les hommes ne pourraient pas apprécier ce qu'il m'en a coûté et m'adjuger un prix proportionné à mon sacrifice!

MARIE, (émue.) Bien, bien! Alors, il faut partir et rejoindre Kléber aux bords du Rhin, puisque votre colonel en a reçu l'ordre... L'a-t-il déjà reçu?

HENRI. Marie!... nous partons demain! une partie de mon régiment reste ici, et je pourrais choisir... mais... Ah! je suis dans un grand trouble, ne le voyez-vous pas? Vous ne voulez pas comprendre!

MARIE, (troublée aussi.) Je crois voir que l'amitié vous retiendrait ici... mais, alors, je ne dois pas accepter le sacrifice de votre légitime ambition.

HENRI. Mon ambition! je n'en ai pas d'autre que celle de pouvoir offrir à une femme aimée une existence honorable,... et je n'en suis pas là! Qui voudrait partager ma misère?

MARIE, (embarrassée.) Voilà Cadio qui nous cherche.

HENRI, (appelant, attentif et inquiet.) Par ici. Cadio! (A Marie.) Le croyez-vous en état de partir aussi, lui?

MARIE, (parlant vite pour changer de conversation.) Mais... Oui! Il se porte bien. Il s'exerce à manier les jeunes chevaux de la ferme. Il est intrépide et adroit, calme surtout, étrangement calme et studieux. Chaque jour marque un progrès étonnant dans son esprit. Qui aurait deviné cette âme profonde et cette intelligence active sous cet habit de toile bise et sous cette physionomie ingénue? Il a trouvé ici des livres, il ne les lit pas, il les boit! Il parle peu, et on ne s'apercevrait pas de ses progrès, si par moments son émotion secrète ne s'échappait en jets de flamme. Parfois, il me confond, je l'avoue, et je défends mal mes idées quand il les combat.

HENRI, (soupçonneux.) Il vous entraîne alors, et bientôt vous penserez comme lui!

MARIE. Non, Cadio est jacobin, et, quelque chose que nous fassions, il restera dans les partis extrêmes. Le voilà, annoncez-lui le départ.


SCÈNE III.--Les Mêmes, CADIO.

CADIO. Le départ?

HENRI. Oui, c'est pour demain.

CADIO, sans émotion. Décidément? où allons-nous?

HENRI. A Maëstricht pour commencer.

CADIO. Non!

HENRI. Comment, non? Je te jure que si.

CADIO. Je n'y vais pas.

HENRI. Tu ne veux plus servir?

CADIO. Si fait, toujours, plus que jamais; mais tu peux tout auprès de ton colonel: dis-lui que je veux commencer par me battre ici. C'est en Bretagne que je dois et que je saurai faire la guerre. C'est là seulement que je serai bon à quelque chose, et que j'aurai un rapide avancement.

MARIE, (à Henri.) Vous saurez qu'il pense à cet égard tout le contraire de ce que vous pensez. Il brûle de tuer ses chers concitoyens.

HENRI. Et d'en être récompensé? Chacun son goût!

CADIO. Oh! moi, je n'ai ni pays ni famille. Ma patrie, c'est l'armée à présent, et ma destinée, c'est de détruire ceux qui ont une patrie et qui la trahissent. Les Allemands, les Espagnols, ils défendent leur drapeau, je ne leur en veux pas. Mes vrais ennemis sont ici, autour de nous. Je les connais, je sais ce qu'ils veulent et comment ils se battent. Je serai aussi fin qu'eux,--et aussi implacable!

MARIE, (bas, à Henri.) Vous voyez! nous ne le changerons pas.

HENRI, (à Cadio.) Alors, tu veux attendre l'arrivée du général Hoche?

CADIO. Oui; est-ce que tu ne veux pas me rendre cela possible?

HENRI. Puisque tu désires me quitter...

CADIO. Il faut que cela soit.

HENRI. Je croyais à ton amitié!

CADIO. Si tu en doutes, c'est différent! Je te suis.

HENRI. Je n'ai pas le droit de t'imposer le sacrifice de tes rêves,... de ta destinée, comme tu dis!

CADIO. Si fait, tu as le droit. L'exiges-tu?

HENRI. Non; mais je pense que tu vas rejoindre le détachement qui reste au dépôt?

CADIO. A Nantes? Certainement! Il faut bien que je m'habitue à la discipline. Ce doit être le plus difficile. Tu pars dans une heure?

HENRI. Oui.

CADIO. Je vais faire mes adieux à la ferme.


SCÈNE IV.--Les Mêmes, hors CADIO.

HENRI. Marie! Cadio ne veut pas s'éloigner de vous. C'est pour vous qu'il reste en Bretagne.

MARIE. Non, Cadio veut tuer Saint-Gueltas. C'est son idée fixe.

HENRI. Il vous l'a dit?

MARIE. Il ne dit guère ses idées, mais je les devine.

HENRI. Heureusement pour la pauvre Louise, Saint-Gueltas n'est pas facile à tuer.

MARIE. Si le dévouement de Cadio opérait ce prodige pourtant, vous ne lui en sauriez pas mauvais gré?

HENRI. Son dévouement pour qui?

MARIE. Mais... pour vous, j'imagine!

HENRI. Ah ça! il me croit amoureux de Louise et jaloux de Saint-Gueltas?

MARIE. N'avez-vous pas aimé Louise?

HENRI. Je l'ai mal aimée probablement, puisque, à supposer qu'elle redevînt libre et que la paix fût faite, je ne me sentirais pas de force à épouser la veuve de M. Saint-Gueltas!

MARIE. Vous en êtes bien sûr? Je ne vous crois pas!

HENRI. Vous allez me croire: Louise m'était chère, mais comme soeur et parente bien plus que comme fiancée. Je ne m'en rendais peut-être pas bien compte, mais je sentais vaguement en elle un orgueil de race et un besoin de domination qui ne pouvaient être satisfaits ou domptés que par un ambitieux et un despote. Il y avait en moi des instincts plus désintéressés et plus tendres qu'elle dédaignait. Il est tout simple qu'elle m'ait préféré le partisan farouche et insinuant qui sait, dit-on, corrompre les femmes par la louange et frapper leur imagination par des actes d'autorité audacieuse. Je ne le connais pas, je me suis battu contre lui sans le voir; j'ignore si son royalisme est sincère, je ne le juge pas comme homme politique; je sais seulement qu'il a séduit beaucoup de femmes, qu'il a inspiré beaucoup d'amour et de haine, et que celles qui l'ont aimé ont l'âme à jamais flétrie ou désenchantée. Pour succéder à un pareil homme, il faut se croire capable de lui ressembler. J'ai une ambition plus noble, celle de rester moi-même et d'inspirer l'estime avant d'éveiller la passion! Dites donc à notre ami Cadio de pardonner à Louise et de ne pas chercher à me venger d'elle sur la personne de son époux. Je ne suis pas plus jaloux de la gloire de l'un que de l'amour de l'autre. C'est un amour et une gloire qui se ressemblent, car la folie en est le point de départ et la vengeance en est le but. Dites encore à Cadio...

MARIE. Vous le lui direz vous-même. Soldat, il n'aura pas le loisir de revenir ici, et je ne le verrai sans doute pas de longtemps, si je le revois jamais.

HENRI. Vous croyez qu'il veut être soldat? Je ne le crois plus, moi.

MARIE. Que croyez-vous donc?

HENRI. Je crois qu'il vous aime.

MARIE. Vous vous trompez absolument: cela n'est pas.

HENRI, (agité.) Qu'en savez-vous? Vous n'en savez rien!

MARIE. Je sais que nous avons, lui et moi, une complète indépendance. Nous n'avons pas plus de fortune et d'aïeux l'un que l'autre. Une grande estime réciproque, une mutuelle reconnaissance pour les secours et les soins échangés dans ces derniers temps, nous ont donné le droit de nous parler sans détour. S'il m'eût aimée, je crois qu'il me l'eût dit avec la certitude de ne pas m'offenser et de ne pas perdre mon amitié: il m'a dit, au contraire, qu'il ne voulait ni connaître l'amour ni engager sa vie. Donc, je suis bien tranquille sur son compte.

HENRI. Alors... s'il vous eût aimée, vous ne l'auriez pas repoussé?

MARIE. Je lui aurais dit: «Restons frère et soeur.»

HENRI. Voilà tout?

MARIE. Voilà tout.

HENRI. Pourquoi, cela?

MARIE. Comment, pourquoi?

HENRI. Oui, pourquoi? Il n'est pas encore l'homme qu'il doit être; mais l'inclination ne se commande pas, et vous pourriez avoir rêvé d'associer votre avenir au sien. Sa figure, est agréable, ses manières sont naturellement distinguées. Tout son être délicat et harmonieux semble trahir une naissance mystérieuse...

MARIE, (souriant.) Ah! voilà le gentilhomme qui reparaît malgré lui! Vous croyez que, s'il y a une étincellée de noblesse naturelle dans notre caste, c'est qu'une goutte de sang patricien est tombée dans nos veines!

HENRI. Non, je ne crois pas cela, car je supposerais plutôt que cet enfant abandonné était le fils de quelque artiste ou de quelque savant. S'il n'est qu'un paysan, peu importe d'ailleurs; il y a de jeunes Bretonnes qui ressemblent à des vierges du Corrége, et ces pays agrestes que baigne l'Océan terrible et splendide produisent des types horriblement sauvages ou singulièrement poétiques. Son intelligence vous confond, c'est vous qui le dites; son coeur est grand aussi, je lui rends justice, j'en sais quelque chose!... Enfin...

MARIE. Enfin vous voulez que je l'aime?

HENRI, agité. Moi?... Eh bien, voyons, supposons que je le désire!...

MARIE. Je ne pourrais pas vous satisfaire.

HENRI, (lui prenant la main.) Vous ne voulez pas me dire pourquoi?

MARIE, (rougissant et retirant sa main.) Non.

HENRI. C'est un autre que vous aimez?

MARIE, (essayant d'être gaie.) Je ne suis pas forcée de vous répondre, n'est-ce pas?

HENRI. Vous souriez avec des yeux pleins de larmes! Marie, chère Marie! est-ce qu'il ne vous aime pas, celui que vous préférez?

MARIE, (se levant.) Je ne sais pas... Je ne crois pas... c'est-à-dire je ne veux pas! Je n'ai ni le temps ni le droit de vouloir être aimée. Il faut combattre la misère par un travail assidu et se tenir prêt à tout sacrifier dans ce temps de malheur... Le moyen de rendre quelqu'un heureux et d'élever une famille quand on a tant de peine à traverser la vie avec dignité pour son propre compte? Les gens sans coeur et sans conscience s'étourdissent et cherchent le plaisir sans lendemain.--Moi, je ne saurais, je suis restée femme par le respect de moi-même. Je ne comprendrais l'affection qu'avec la durée, et la maternité qu'avec la sécurité. En voyant ces pauvres Vendéennes promener, c'est-à-dire traîner leur grossesse ou leurs nourrissons à travers la bataille et la déroute, je plaignais ces innocents, et je trouvais presque criminel l'insouciant, l'égoïste amour qui les avait créés!--Vous voyez! je ne vous parle pas comme devrait le faire une jeune fille; c'est qu'on n'a plus, hélas! la coquetterie de la pudeur. Il n'y a plus de jeunesse, plus de douce innocence: les grâces ont pris la cuirasse de Minerve. Il faut renoncer à tout ce qui faisait l'ornement et le charme de la vie, et se résigner à n'être qu'une soeur de charité dans ce grand hôpital d'âmes meurtries ou égarées qui est la société présente!

HENRI. Vous avez raison, Marie! Il faut rester l'héroïne de dévouement, la sainte que vous êtes; mais tout ceci ne peut durer qu'un temps limité, tout se ranime et refleurit vite sur le sol béni de la France. La guerre ardente va y ramener la paix durable. L'homme ne peut pas s'habituer à vivre sans famille et sans bonheur domestique. Dans un an ou deux peut-être, ce qui est impossible aujourd'hui sera facile. Déjà nous avons la victoire éclatante au dehors, le patriotisme doit triompher au dedans. Douter de cela, c'est douter de la grandeur de la patrie, et vous et moi, en dépit des horreurs que nous avons vues, nous n'en avons jamais douté. L'avenir nous tiendra-t-il compte de l'effort suprême qu'il nous a fallu faire pour garder la foi? N'importe, gardons-la passionnément, et croyons à l'amour comme à la couronne qui nous est due.--Eh bien, nous attendrons... Pour moi, la confiance m'est revenue depuis que je vous ai miraculeusement arrachée à la prison... Ah! j'ai passé ici des heures bien douces! J'y ai souffert aussi, car, à mesure que votre beauté reprenait son éclat, je voyais bien qu'une transformation rapide se faisait dans votre âme. Vous aviez de soudaines rougeurs, d'involontaires tressaillements. Je vous surprenais, vous si active et si laborieuse, plongée dans la rêverie ou brisée par l'émotion. «Elle aime, me disais-je, et ce ne peut être que moi ou Cadio!... Comment le savoir? oserai-je jamais l'interroger? Elle sera sincère et d'une loyauté inébranlable; sa réponse sera l'arrêt de mon désespoir ou l'essor de mon bonheur... J'aime mieux douter encore...» Et j'aurais encore attendu; mais je pars demain, Marie!

MARIE, (éperdue.) Ne partez pas!

HENRI, (à ses pieds.) Non, je resterai si tu m'aimes!

MARIE, (pleurant.) Ah! je suis folle, et nous sommes des enfants! Il faut que vous partiez, c'est l'honneur qui le commande, c'est le devoir. Il n'y aura peut-être plus ici de dangers ni de malheurs, et votre fierté ne doit pas attendre. Là-bas, nos frontières sont toujours menacées et vos frères se battent. Si je vous empêchais d'y courir, vous souffririez bien vite, et vous me reprocheriez bientôt d'avoir entravé votre carrière et amolli votre courage. Je rougirais de moi, et ce lien sacré qui est entre nous, l'amour de la patrie, serait relâché et terni par ma faiblesse. Allez, Henri, allez.--Je ne vous reverrai peut-être jamais! Je vous envoie peut-être à une glorieuse mort! Vous emportez mon coeur et ma vie, emportez donc aussi la promesse que je vous fais ici de vous pleurer éternellement si je vous perds et de ne jamais appartenir à un autre!

HENRI. Merci, Marie, je t'adore! Tu es grande comme la vertu, tu es pour moi l'âme de la France, l'ange de la Révolution! Oui, le devoir,--non pas avant l'amour, mais à cause de l'amour! Je t'appartiens, Marie, et, si tu me disais d'être lâche, je le serais peut-être; mais je sens qu'avec toi je ne peux pas le devenir. Tu es mon courage et ma lumière. Il n'est pas de grandeur sublime dont je ne sois capable avec une compagne telle que toi. Oui, je le sens, je m'élèverai au-dessus de la nature, je ferai des prodiges de dévouement, j'aurai la vie la plus pure et la meilleure conscience, je n'aimerai que toi seule. Le serment que tu me fais, je veux te le faire; je jure de rapporter à tes pieds un coeur sans défaillance et un amour sans souillure.

MARIE. Mon Dieu, que vous êtes bon! que nous sommes heureux!

HENRI. Oui, nous sommes heureux! un calme divin descend en nous... Ah! regarde, la nature s'illumine et rayonne; toutes les splendeurs du ciel se déroulent dans ces nuages d'or qui courent sur nos têtes. Les bois exhalent des parfums exquis, le ruisseau chante des mélodies célestes. C'est la première fois que la campagne est ainsi, n'est-ce pas? Tout était mort, ravagé, souillé. La terre avait bu trop de sang,--le sel des pleurs l'avait stérilisée,--ou, si elle verdissait et fleurissait encore, nous n'en savions rien. Nous n'avions pas le temps de la regarder, ou nous n'étions plus assez purs pour la comprendre. Aujourd'hui, tout s'est ranimé en nous et autour de nous; aujourd'hui, c'est fête, c'est l'été, c'est la vie! c'est le règne éternel de la beauté salué par toutes les créatures. Ah! oui, nous sommes heureux, et ce moment résume des siècles de repos et de délices; c'est un rêve du ciel qui rachète des années de douleur et de fatigue!

MARIE. Oui, je le sens aussi, il y a de ces moments où tout ce que l'on a souffert, tout ce que l'on doit souffrir encore n'est plus rien. C'est comme un compte à part dont on s'occupera quand on y sera forcé. En attendant, on dépense toute son âme dans une sainte ivresse. Oh! que c'est bon et beau de s'estimer l'un l'autre jusqu'à l'adoration! Qu'importe après cela que les hommes nous accusent, nous proscrivent ou nous tuent? Ce n'est pas leur faute s'ils ne comprennent pas l'innocence! Ils seront bien assez punis, puisqu'ils ne connaîtront pas les joies divines que savourent les coeurs purs.--Je me souviens en ce moment d'un homme qui trouvait dans son désespoir la force de braver le ciel... Il osait dire que la mort n'était douce qu'à celui qui avait satisfait ses passions. Il mentait, n'est-ce pas? la mort n'est douce qu'à celui qui les a vaincues pour faire de son âme le sanctuaire d'un grand amour?

HENRI. Arrière les sophismes de ces libertins sans coeur qui s'arrogent l'impunité parce qu'ils savent braver la mort! Moi, je sens qu'on peut la bénir quand on se sent digne de retrouver au delà de ce monde, dans la grande patrie qui réunira tous les justes, l'être qu'on a chéri uniquement et saintement respecté sur la terre!

MARIE, (tressaillant.) Voilà Cadio prêt à partir. Il vous attend.

HENRI. Déjà, mon Dieu!

MARIE. Henri, chaque moment qui va s'écouler, chaque pas que vous allez faire nous rapprochera du bonheur, et mériter le bonheur, c'est le posséder déjà.

HENRI. Allons, je partirai sans faiblesse! je vais vivre du souvenir de cette heure enchantée!--Adieu, Marie! laisse-moi baiser l'écorce de cet arbre qui a entendu nos serments et abrité notre joie; je voudrais remercier et bénir de même toutes les herbes et toutes les fleurs de ce lieu charmant pour t'y faire retrouver partout la trace de mes lèvres et les parfums d'un amour digne de toi!




SEPTIÈME PARTIE


PREMIER TABLEAU

12 septembre 1794.--Au château de la Rochebrûlée, bâti sur une crête rocheuse entre les marais salants, au midi de la Loire.


SCÈNE PREMIÈRE.--SAINT-GUELTAS, LOUISE, dans un petit salon qui fait partie de l'appartement de Louise et de sa tante. (Louise est assise dans l'embrasure d'une fenêtre et regarde la mer. Saint-Gueltas entre.)

SAINT-GUELTAS. Eh bien, ma chère, vous ne songez pas à vous habiller?

LOUISE, (sortant comme d'un rêve.) Ah! pardon... j'oubliais... Est-ce que l'heure est venue? le prêtre est arrivé?

SAINT-GUELTAS. Pas encore, il ne viendra qu'à dix heures, et il fait à peine nuit. Vous avez encore le temps de réfléchir et de prier, si le coeur vous en dit; mais ne feriez-vous pas mieux de descendre au salon et de vous distraire? Il y a déjà nombreuse compagnie.

LOUISE, préoccupée. Ah! vraiment! Qui donc?

SAINT-GUELTAS. Tous nos voisins et amis, beaucoup de dames endimanchées à l'ancienne mode: vous allez y voir reparaître la poudre et les paniers. Les hommes sont mieux dans leur simple costume de partisans. On joue, on rit, on boit... un peu trop peut-être! Enfin, puisque la Convention nous fait ces loisirs, il n'y a pas grand mal à en profiter.

LOUISE. Si vous le permettez, je ne descendrai qu'au moment de me rendre à l'église.

SAINT-GUELTAS. Vous aller rêver ou pleurer seule à cette fenêtre, pour paraître pâle et les yeux meurtris, comme une victime qui se fait traîner à l'autel?

LOUISE. Que vous font mes larmes? Est-ce que vous avez le temps de vous en occuper?

SAINT-GUELTAS. Vous voyez que je sais le prendre, puisque me voilà roucoulant près de vous, tandis que les plus graves intérêts se débattent chez moi. Vous saurez que trois personnages de votre connaissance nous sont arrivés mystérieusement d'Angleterre de la part des princes: c'est le marquis de la Rive et votre ancien ami le baron de Raboisson. avec un ancien aumônier de l'ancienne grande armée, celui qu'on appelait M. Sapience. Voyons! cela ne vous intéresse pas? Vous ne voulez pas suivre l'exemple des femmes d'esprit et de courage qui servent maintenant d'intermédiaires à nos combinaisons politiques? Vous avez tort!

LOUISE. Vous estimez ces femmes pour qui la politique est un prétexte et la galanterie un but?

SAINT-GUELTAS. Il serait plus juste de dire que c'est la galanterie qui est le moyen et la politique le but, par conséquent l'absolution. Vous vous obstinez dans des principes farouches qui ne mènent à rien d'utile, ma chère amie!

LOUISE. Hélas! je le sais. Je ne suis pas la compagne qu'il vous faudrait et que vous aviez rêvée.

SAINT-GUELTAS. Je ne vous fais pas de reproches, c'est vous qui vous en faites. Vous sentez bien que cette austérité n'est pas trop de saison dans la circonstance. Allons! il faut vous en départir un peu. Votre parente, madame de Roseray, est au salon, belle comme un astre, habillée à la romaine ou à la grecque. C'est un peu révolutionnaire, un peu décolleté, cela scandalise; mais c'est charmant.

LOUISE. Madame de Roseray, votre ancienne maîtresse?

SAINT-GUELTAS. Qui diable vous a conté ça?

LOUISE. On me l'a dit.

SAINT-GUELTAS. On s'est moqué de vous, ma chère! Mais supposons que j'aie été, comme on le prétend, comblé des faveurs de toutes les jolies femmes que vous verrez chez moi, est-ce un sujet de tristesse et d'inquiétude?

LOUISE. C'est un sujet d'humiliation.

SAINT-GUELTAS. Ah! permettez! Si m'appartenir est une honte, vous avez raison: rougissez et baissez les yeux, ma belle maîtresse!... Mais, si, comme vous l'avez pensé dans une heure d'enthousiasme, c'est une gloire de détrôner de nombreuses rivales, prenez votre situation comme un triomphe. Est-ce que je ne m'y prête pas courtoisement en vous jurant fidélité par-devant le prêtre?

LOUISE. Ah! vous regrettez votre parole; vous ne m'aimez déjà plus!

SAINT-GUELTAS. M'aimez-vous réellement, vous qui êtes si injuste? Si je ne vous aimais plus, je vous aurais laissée mourir, comme vous y étiez décidée. Vous avez pris les grands moyens pour vous assurer de moi. Vous l'emportez; je me soumets, au risque d'être moins fier et moins heureux que je ne l'étais en vous chérissant librement et en me croyant aimé pour moi-même. Je me trompais, hélas! vous mettiez votre réputation au-dessus de mon bonheur, et ce qui passait dans votre esprit avant la passion, c'était le mariage! Vous avez pleuré avec frénésie ce que vous appelez votre faiblesse et votre honte, ce que j'appelais, moi, votre grandeur et votre force. Nous ne nous entendions pas; mais je fais votre volonté. Pourquoi n'êtes-vous pas fière et joyeuse?

LOUISE. Saint-Gueltas, j'ai la mort dans l'âme, et vos paroles répondent avec une cruelle franchise à mes terreurs! Vous allez me haïr, vous me haïssez déjà! N'importe, je dois tout accepter pour assurer le sort d'un être qui m'est déjà plus cher que moi-même. Qu'il vive, et que je meure après! Il ne maudira pas la mère qui se sera sacrifiée pour ne pas donner le jour à un bâtard! Eh bien, vous pâlissez?

SAINT-GUELTAS, (effrayé.) Louise, que dites-vous? Est-ce vrai, mon Dieu, ce que vous dites-la? Vous croyez...?

LOUISE. Je voulais ne vous annoncer ce bonheur qu'au sortir de l'église, pour vous récompenser d'avoir fait votre devoir envers moi. Devant vos reproches et vos menaces, il faut bien que je vous dise: Épargnez-moi! ayez pitié de votre enfant!

SAINT-GUELTAS, (à ses genoux, avec effort.) Pardon, Louise, pardon! Je t'adore et je te bénis! oublie que j'ai douté de ton amour, et ne vois que l'excès du mien dans ce doute injuste! Allons, reprends courage, ma pauvre amie, essuie tes larmes; voilà ta tante qui vient t'habiller... (Roxane est entrée par la porte de gauche en grande toilette.) Venez, chère belle-tante! vous êtes splendide! faites que Louise soit adorable; arrangez-la, dites-lui d'être confiante! Je suis heureux, je l'aime de toute mon âme! (Il baise la main de Louise et sort par le fond.)


SCÈNE II.--ROXANE, LOUISE.

LOUISE, (à part, désespérée.) Il ment!

ROXANE. Eh bien, tout va pour le mieux, chère enfant, puisque voilà nos petites querelles finies.

LOUISE. Nos petites querelles! Ah! chère tante, que vous comprenez peu ce qui se passe entre nous!

ROXANE. Si fait, si fait! je sais tout...

LOUISE, (effrayée.) Vous savez?...

ROXANE. Je sais que tu es jalouse de notre cousine de Roseray. Bah! il faut savoir pardonner le passé. C'est une personne qui a fait parler d'elle, mais c'est une maîtresse femme, qui rend de grands services à notre cause et qui est l'âme de tous les complots. Il faut lui faire bon visage et ne pas croire... Bah! Saint-Gueltas est galant, il en conte à toutes les femmes sans que cela tire à conséquence. Si j'avais voulu me persuader qu'il voulait m'entraîner à quelque sottise, il n'eût tenu qu'à moi, car il dit parfois des choses;... mais il faut rire de cela! Je pense que tu ne seras pas jalouse de moi?

LOUISE, (qui l'écoute à peine.) Non, ma tante.

ROXANE. Alors, réjouis-toi, et fais-toi belle. Sais-tu que tu es très-pâle et toute défaite depuis quelques jours? Mets un peu de fard, crois-moi; c'est très-nécessaire à tout âge.--Je vais sonner ta femme de chambre.

LOUISE, (la retenant.) Pas encore! je me sens mal. Laissez-moi respirer, on étouffe ici! (Elle ouvre la porte vitrée, qui donne sur le balcon.)

ROXANE. Moi, je trouve qu'on y gèle en plein été avec ce vent du nord. Ah! ton royaume ne sera pas gai, ma pauvre Louise! Ce château est un navire échoué sur un écueil; c'est pour cela qu'il ne faut pas empêcher le marquis d'y recevoir joyeuse compagnie. C'est un peu mêlé, j'ai donné un coup d'oeil au salon tout à l'heure, il y a de tout; mais, en temps d'insurrection, il faut tolérer bien des choses.--Tu ne m'écoutes pas?

LOUISE. Si fait! vous disiez que l'endroit est triste? Il est effrayant!

ROXANE. Oh! effrayant! ne parle pas de ça! Il y revient certainement!... Heureusement, ce soir, il y aura du bruit, de la gaieté; mais, la nuit dernière... Ah! je ne veux pas te le dire, tu prendrais peur aussi.

LOUISE. Peur?--Non, ma tante, je ne crois pas aux revenants, moi!

ROXANE. Tu es bien heureuse de n'en avoir jamais vu! moi... Mais je ferai aussi bien de garder ça pour moi.

LOUISE. Dites tout ce que vous voudrez. Je n'y crois pas.

ROXANE. Comme tu voudras; mais je ne manque pas de courage et je ne suis pas visionnaire. J'ai vu l'autre nuit la femme blanche, passer sur ce balcon au clair de la lune. Elle était horrible, décharnée, des yeux égarés, des cheveux gris flottant au vent, et elle riait;... c'était affreux! un vrai cri de mouette dans la tempête! Un petit démon à tête de singe marchait derrière elle, tenant sa robe déguenillée... Mais tu ne vois pas ces choses-là, toi... Quand on rêve d'amour et de bonheur... Où vas-tu?

LOUISE, (qui se dirige vers sa chambre.) Je vais m'habiller, il est temps.

ROXANE. Sonne donc la Korigane! il n'y a pas de lumière, et on ne voit pas ce qu'on fait.

LOUISE. Elle est là, je l'entends. (Elle ouvre la porte, fait un pas dans l'autre chambre, qui est éclairée, revient on jetant un cri d'épouvante, et reste immobile sur le seuil.)

ROXANE. Qu'est-ce que tu as?

LOUISE, (rentrant et fermant la porte brusquement.) Rien probablement! une vision, un rêve! C'était horrible. (Elle se laisse tomber sur un siége.)

ROXANE. Horrible, quoi? La dame blanche? tu l'as vue?

LOUISE. Un spectre livide, repoussant,... avec mon voile et ma couronne de mariée sur des cheveux gris et sur des haillons sordides, l'épouvante, la mort! avec mes diamants et mon bouquet sur sa poitrine de squelette! Et cela grimaçait en riant devant la glace.--Ah! cette hallucination est un pressentiment, un avertissement peut-être. Ce spectre, c'est ma propre image, c'est le fantôme de ce que je serai pour avoir connu le funeste amour de Saint-Gueltas!

ROXANE, (tremblante.) Louise, voyons, tu as eu peur, c'est ma faute, c'est parce que je t'ai parlé de la dame blanche! C'est la Korigane qui est là, je parie, et qui a eu la fantaisie d'essayer ta toilette. Elle est si hardie et si fantasque!

LOUISE. Oui! cela doit être; je veux m'en assurer.

(Roxane, effrayée, recule au fond du salon. Louise va ouvrir avec résolution la porte de sa chambre, et regarde comme pétrifiée.)

LOUISE. Ah! je n'avais pas tout vu! Il y a un enfant mort étendu sur le sofa! Non, il se lève, mais c'est un cadavre qui marche! Il paraît insensé comme sa mère... et il ressemble à... Oui, c'est cela! La vision se complète, cette misérable, cette folle, ce sera moi, et cet enfant mourant ou idiot, ce sera le mien!

ROXANE, (se cachant la figure.) Ton enfant? quel enfant? qu'est-ce que tu dis? Ah! tu es malade, tu rêves...

LOUISE. Voyez vous-même! Si vous ne voyez rien, c'est que je suis folle en effet! Ayez le courage de regarder. Tenez, ils viennent, ils marchent, ils entrent ici. (Les deux spectres que Louise vient de décrire s'avancent en se tenant par la main et en riant d'une manière fantasque. Ils traversent le salon et sortent par la porte vitrée qui donne sur le balcon. Louise s'évanouit. Roxane se pend à la sonnette en criant au secours.)


SCÈNE III.--Les Mêmes, LA KORIGANE, qui a tardé à venir et qui entre par la chambre de Louise. Elle est pâle, essoufflée vêtue d'un riche costume breton.

ROXANE. Ah! j'en étais bien sûre, que c'était toi... Sotte que tu es, tu nous as fait une peur...

LA KORIGANE. Oui, oui, c'était moi, mademoiselle Louise! Remettez-vous. C'était moi!...

LOUISE, (égarée.) Toi?... Mais l'enfant...

ROXANE. Il y avait un enfant? tu es sûre? Je n'ai rien vu, moi; j'ai fermé les yeux.

LA KORIGANE, (à Louise.) C'est des rêves que vous avez. Ah! vous avez peur ici... Vous ne vous y plaisez pas!

LOUISE. Où est ma toilette de mariée?

LA KORIGANE. Là, dans votre chambre, tout est en ordre; mais, croyez-moi, remettez le mariage à un autre jour, vous n'êtes pas bien.

LOUISE. C'est impossible, ma pauvre fille!

LA KORIGANE, (se mettant à ses genoux.) Mademoiselle Louise... vous n'avez pas de confiance en moi, je sais bien!

LOUISE. Pourquoi me dis-tu cela?

LA KORIGANE. Dites ce que vous pensez, vous! Vous me croyez méchante?

LOUISE. Je ne sais plus; tu me montres tant d'attachement, tu es si dévouée!... Il faut bien que tu sois bonne, puisque tu sais aimer!

LA KORIGANE. Ah! tenez, quand vous me parlez comme ça, je me sens capable de tout pour vous servir. Vous êtes malheureuse... Je le suis plus que vous, allez!

LOUISE. Pourquoi es-tu malheureuse?

LA KORIGANE. Voilà ce que je ne peux pas dire, vous ne comprendriez pas! Mais répondez-moi, vous voulez épouser le maître absolument?

LOUISE. Il le faut.

LA KORIGANE. Et si c'était la fin de son amour, à lui? Tout ce qui lui est commandé, il le déteste!

LOUISE, (avec énergie.) N'importe,, il le faut! Viens m'habiller. (Elle sort avec la Korigane.)


SCÈNE IV.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON, ROXANE.

ROXANE, (troublée.) Quel plaisir de vous revoir, cher baron!

RABOISSON, (lui baisant la main.) Vous me dites cela d'un air bouleversé; qu'y a-t-il?

SAINT-GUELTAS. Et Louise, où est-elle? encore à sa toilette?.

ROXANE. Je vais lui dire de se dépêcher. (A Raboisson.) Elle sera joyeuse de vous serrer la main. (Elle sort.)

RABOISSON. Elle a l'oeil effaré, la belle tante! Serait-elle jalouse du bonheur de sa nièce?

SAINT-GUELTAS. Non, elle me déteste à présent.

RABOISSON. Mon cher, tu ne me dis pas tout! Tes amours sont traversées de quelque gros nuage.

SAINT-GUELTAS. Louise est souffrante, capricieuse... Elle me reprochera toujours de lui avoir caché la mort de son père pour l'amener ici.

RABOISSON. Elle a raison!

SAINT-GUELTAS, (avec impatience.) Enfin tu exiges ce mariage? c'est ton idée fixe?

RABOISSON. C'est mon ultimatum. N'as-tu donc pas compris mes lettres de Londres? Ce n'est pas seulement par un sentiment de délicatesse envers la famille de Sauvières que j'insiste, il y va de ton avenir.

SAINT-GUELTAS, (inquiet.) Parle plus bas; elles sont là...

RABOISSON. Parlons bas certes, mais parlons net. L'envoyé de Londres que je t'amène est un dévot rigide: une fille de grande maison, comme Louise, séduite et abandonnée, serait entre toi et la faveur des princes un obstacle invincible.

SAINT-GUELTAS. Ils sont donc gouvernés par des cagots et des vieilles femmes? Parbleu! il sied bien à l'un, qui n'est pas plus croyant que nous, à l'autre, qui a vécu autant que nous dans les plaisirs, de faire à ce point les renchéris! Ils me préfèrent M. de Charette, qui, pour son compte...

RABOISSON. Laissons Charette en repos, c'est un utile serviteur; mais tu peux l'emporter sur lui précisément en évitant les scandales qu'on lui reproche. Tu as ici un ennemi dangereux, l'abbé Sapience, qui approche sinon la personne des princes, du moins leur entourage. Paralyse ses mauvais desseins en conduisant mademoiselle de Sauvières à l'autel.

SAINT-GUELTAS. Et tu réponds de mon succès? Je serai le chef suprême et absolu de l'insurrection?

RABOISSON. Je ne peux répondre de rien, mais j'ai foi au succès.

SAINT-GUELTAS. Allons, c'est décidé! (A la Korigane, qui entre.) Ces dames sont prêtes?

LA KORIGANE. Oui, maître, les voilà. (Bas.) Moi, j'ai à te parler. Vite! (Saint-Gueltas sort sur le palier avec la Korigane.)

SAINT-GUELTAS. Qu'est-ce qu'il y a?

LA KORIGANE. Un grand malheur! Retarde ton mariage.

SAINT-GUELTAS. Impossible!

LA KORIGANE. La folle est ici.

SAINT-GUELTAS, (se tordant les mains.) La folle? elle est vivante? Et l'enfant?...

LA KORIGANE. L'enfant est avec elle. Un paysan de Marande, qui les avait cachés, vient de les ramener ici. Tirefeuille les a reçus et enfermés dans le guettoir; mais...

SAINT-GUELTAS. Est-ce qu'ils parlent? est-ce qu'ils se souviennent?

LA KORIGANE. L'enfant, non; mais la mère se reconnaît. Elle s'échappe, elle rôde, elle est entrée là tout à l'heure...

SAINT-GUELTAS. Louise l'a vue?

LA KORIGANE. Oui, elle a cru rêver. Elle n'a pas compris...

SAINT-GUELTAS. Je vais aviser, suis-moi!... Ah! c'est trop de malheur aussi!


DEUXIÈME TABLEAU

Dans le salon rempli de monde, brillant de lumières et orné de fleurs.


SCÈNE UNIQUE.--LA COMTESSE DE ROSERAY, LE BARON DE RABOISSON, l'Émissaire des Princes, L'ABBÉ SAPIENCE, se tiennent dans la profonde embrasure d'une croisée pendant que les autres invités causent avec animation dans le salon et la salle des gardes contiguë.--A la fin, SAINT-GUELTAS et LOUISE.

LA COMTESSE, (à Raboisson.) Vous avez bien tort de faire ce mariage, mon cher! un homme marié n'est plus que la moitié d'un chef et le quart d'un conspirateur.

RABOISSON. Saint-Gueltas vaut dix hommes; qu'il perde les trois quarts de son énergie, il lui en restera plus qu'à tout autre. D'ailleurs, est-ce qu'il n'en a pas dépensé avec les belles bien plus qu'il ne s'en dépense dans le mariage?

LA COMTESSE. Avec les belles, comme vous dites, il n'a eu que du plaisir, et cela entretient l'énergie. Dans le mariage, il n'y a que des peines, il est payé pour le savoir!

L'ÉMISSAIRE. Sa première femme était pourtant fort bien née, m'a-t-on dit?

RABOISSON. Elle était plus âgée que lui et très-faible d'esprit.

LA COMTESSE. Bah! elle n'est pas la seule qui lui ait donné un enfant idiot! C'est une particularité assez plaisante dans la vie de Saint-Gueltas: tous ses bâtards sont nés contrefaits, imbéciles ou affectés d'un vice du sang. On n'a jamais pu en élever un seul.

RABOISSON, (d'un air ingénu.) A propos d'enfants, monsieur votre fils se porte bien?

LA COMTESSE, (d'un air dégagé.) On ne peut mieux. (Bas.) Impertinent, vous me payerez cela.

L'ÉMISSAIRE. Depuis quand donc le marquis est-il veuf?

RABOISSON. Depuis deux ans.

L'ABBÉ SAPIENCE. Je crois qu'on n'en sait rien.

RABOISSON. Pardon, monsieur l'abbé, personne n'ignore que la marquise était avec son fils au château de Morande quand les républicains l'ont surpris et brûlé.

L'ABBÉ. Je sais que la mère et l'enfant ont disparu à ce moment-là; mais j'imagine que le marquis produira quelque preuve de leur mort?

RABOISSON. Cela regarde le prêtre qui va consacrer le nouveau mariage. Vous pensez bien qu'il s'est mis en règle.

L'ABBÉ. S'il avait négligé ce soin, il faudrait l'avertir si vous souhaitez que le mariage soit valide!

LA COMTESSE, (bas,) à Raboisson. Est-ce qu'il y a quelque doute à cet égard?

RABOISSON. Aucun que je sache; mais l'abbé est vendu à M. de Charette, et il a tout fait pour desservir Saint-Gueltas auprès de l'émissaire des princes. Il faudrait empêcher cela.

LA COMTESSE. Je m'en charge.

RABOISSON. Vos beaux yeux peuvent charmer les serpents comme les lions.

LA COMTESSE. Les beaux yeux d'un évêché seront plus puissants encore. Mon oncle le cardinal ratifiera mes promesses. Quant au mariage de Saint-Gueltas, je le blâme absolument; mais, s'il le faut pour qu'on lui rende justice...

RABOISSON. Il le faut, je vous jure.

LA COMTESSE. Alors, c'est que mademoiselle de Sauvières... (Elle rit.)

RABOISSON. Non; mais je ne veux pas que pareille chose lui arrive.

LA COMTESSE. Vous ne me persuaderez pas qu'elle ait passé un an près de lui, courant par monts et par vaux, et vivant ensuite sous son toit, sans que sa vertu ait reçu quelque atteinte.

RABOISSON. Sa tante ne l'a pas quittée.

LA COMTESSE. Excepté pendant les longues heures qu'elle passe à épiler ses cheveux blancs et à plâtrer sa figure.

RABOISSON. Voyons, n'abusez pas de vos avantages contre les autres femmes. Vieilles ou jeunes, toutes disparaissent comme de pâles étoiles dans le rayonnement de votre soleil. Soyez généreuse. Je ne vous dirai pas de ne pas rendre Saint-Gueltas infidèle à sa jeune compagne. Il suffit qu'on vous regarde pour être pris ou repris de la belle manière; mais conduisez-vous comme une grande reine des coeurs que vous êtes. Protégez la faiblesse et mettez du coton au bout de vos flèches. Si le comte de Roseray eût voulu avoir l'esprit de mourir à temps, certes vous étiez la seule femme digne de seconder le futur lieutenant général; mais il s'obstine à vivre, le fâcheux, et mademoiselle de Sauvières est une personne si romanesque, pour ne pas dire si niaise dans ses opinions, que vous saurez diriger le marquis sans qu'elle s'en aperçoive. Elle déteste les Anglais et n'aime guère les émigrés; vous vaincrez aisément les préjugés qu'elle pourrait entretenir dans l'esprit de son mari.

LA COMTESSE. Allons, je vois qu'en qualité d'émigré vous-même, vous avez besoin de moi. Je serai bonne femme, je vous le promets! (Entre Saint-Gueltas, tenant Louise par la main. Elle est vêtue en mariée. Roxane les suit.)

SAINT-GUELTAS. Mesdames, permettez-moi de vous présenter celle qui sera dans un quart d'heure la marquise de la Rochebrûlée. (Il la conduit d'abord à la comtesse, qui lui tend la main; Louise lui donne la sienne avec effroi. Saint-Gueltas s'adressant aux hommes qui se rapprochent de lui.) Messieurs, souffrez que je vous présente à ma fiancée.

LA COMTESSE, (à Raboisson pendant que Saint-Gueltas présente à Louise l'émissaire des princes et ceux des autres invités qu'elle ne connaît point.) Dites-lui de changer de voile, le sien est déchiré. Voyez, à l'épaule, c'est de mauvais présage en temps de guerre!

RABOISSON. Bah! c'est la fille de chambre en lui mettant les épingles; mieux vaut qu'elle ne s'en aperçoive pas.

LA COMTESSE. Et puis il y a peut-être du danger à déranger les longs plis qui cachent sa taille!

RABOISSON. Méchante que vous êtes!

SAINT-GUELTAS. Tout est prêt; rendons-nous à la chapelle. (Il invite l'émissaire à offrir la main à la mariée et va présenter la sienne à la comtesse, comme à la personne la plus considérable de la réunion.)

LA COMTESSE, (bas.) Ah! vous me faites les grands honneurs, infidèle? C'est pour me consoler!

SAINT-GUELTAS. Consolez-moi, vous, car je suis éperdu d'amour pour vous depuis ce soir.

LA COMTESSE. Alors, vous ne m'aviez pas encore aimée?

SAINT-GUELTAS. Ma foi, non; je commence!

LA COMTESSE. Ce n'est pas vrai, mais c'est aimable. J'ai à vous parler après la cérémonie.


TROISIÈME TABLEAU

Au bord de la mer, sur un escalier taillé dans le roc, qui descend en rampe la falaise à pic jusqu'à une petite construction soudée à son flanc.


SCÈNE UNIQUE.--LA KORIGANE, TIREFEUILLE, puis la Folle et son Enfant.

TIREFEUILLE, (montrant la construction.) Pas possible de les laisser dans ce guettoir. La porte ne tient plus; ils s'échapperont encore. Il faudrait les embarquer tout de suite.

LA KORIGANE. La mer est trop mauvaise ce soir.

TIREFEUILLE. Pourtant, le maître a dit de les conduire cette nuit à Noirmoutier.

LA KORIGANE. Va prendre ses ordres. Dépêche-toi. (Tirefeuille monte l'escalier. La Korigane le descend jusqu'au guettoir.) Ce qu'il faudrait faire, il le désire. S'il ne le veut pas... Pourquoi ne le voudrait-il pas? Il m'a déjà commandé le mal, et plus j'en faisais, plus il avait d'estime pour mon courage. Il sera content après. Il est perdu sans cela. La folle parle plus qu'il ne pense. Voilà les cloches qui annoncent la fin. Il est marié. Si je ne me dévoue pas pour lui, il est déshonoré, conspué, abandonné de tout le monde... Allons! que le crime retombe sur ma vie et le péché sur mon âme! (Elle va ouvrir la cellule.) Sortez, vous pouvez prendre le frais et vous promener.

LA FOLLE, (sortant;) l'enfant la suit. Ah! oui! le bal, le bal des noces!... Je veux aller au bal! C'est moi la mariée!

LA KORIGANE, (lui montrant le pied du rocher que longe une étroite bande de sable.) Par là. Descendez!

LA FOLLE, (voulant monter l'escalier.) Non, par ici!

LA KORIGANE, (l'arrêtant.) Je vous dis que non. Par ici, les portes sont fermées. Voilà votre chemin.

LA FOLLE, (qui descend.) Il y a de l'eau... la marée monte.

LA KORIGANE. Mais non, vous rêvez! elle descend!

LA FOLLE. C'est bien vrai? Je ne sais plus, moi!

LA KORIGANE. Dépêchez-vous, on va danser sans vous.

LA FOLLE. Allons, allons!

LA KORIGANE. Vous oubliez votre fils.

LA FOLLE. Quel fils? Ah! oui! (Elle le tire par le bras; l'enfant a peur et résiste.)

LA KORIGANE, (à l'enfant.) Allez donc, ou votre mère va vous laisser tout seul.

LA FOLLE. Il ne veut pas venir, le méchant! Eh bien, reste, adieu!

L'ENFANT. Maman, maman!

LA FOLLE. Viens, mon amour, je te porterai! (Elle le prend dans ses bras et disparaît en courant le long de la falaise.)

LA KORIGANE, (qui a descendu derrière eux.) Comme ça, tout ira bien, sans que je m'en mêle,--la marée monte!... S'ils ne reviennent pas dans cinq minutes... Comme le flot va lentement!... non, le voilà qui remplit le sentier; il me gagne... Je vais remonter les marches en comptant... Encore une de couverte, une autre... En voilà cinq, en voilà dix; dix marches, c'est dix pieds.--Ah! qu'est-ce que j'entends? un cri, bien sûr!--C'est le petit qui dit le seul mot qu'il sache, maman! Va, pauvre malheureux, c'est elle qui te mène, ce n'est pas moi!... Qu'est-ce que je vois de blanc là-bas? Elle surnage? Non, c'est une lame... et ce n'est plus rien... Tout est dit, le brouillard et l'eau ont tout fait; ils ne parleront pas... Je vais remonter auprès de la mariée... l'arranger pour le bal... Mais qu'est-ce que j'ai, donc? je ne peux pas marcher. Suis-je bête! j'en ai bien vu d'autres et j'ai bien fait pire!--Mais, si le maître était fâché, s'il regrettait l'enfant?--Bah! ce n'est pas son fils!... D'ailleurs, je lui ai pardonné la mort de Cadio, moi! il faudra bien qu'il me pardonne... Cadio! si sa pauvre âme voyait ce que je viens de faire!... Ah! j'ai peur! (Elle veut remonter l'escalier et s'arrête hallucinée.) Il est là, je le vois! Laisse-moi passer, Cadio! le flot monte toujours... Tu ne veux pas? tu me parles? qu'est-ce que tu dis?... Je périrai comme j'ai fait périr? Il me pousse... je tombe! (Elle se cramponne au rocher.) Non, non, c'était un rêve! ce n'est pas lui, ce n'est rien! Est-ce que je deviens folle aussi, moi? (Elle remonte l'escalier en courant.)




HUITIÈME PARTIE


Juillet 1795.--Au bourg de Carnac, dans une auberge rustique.--Une heure du matin.


SCÈNE PREMIÈRE.--REBEC, JAVOTTE, dans une salle dont une porte donne sur la cuisine, l'autre sur une chambre à coucher, une autre, avec guichet, sur un escalier extérieur qui descend à une petite place.

JAVOTTE. Ah! vous voilà, ce n'est pas malheureux!

REBEC. Mauvaise nuit, Javotte! un temps magnifique, un clair de lune désespérant! Tu ne t'es donc pas couchée?

JAVOTTE. Non, j'ai sommeillé là sur une chaise. J'étais inquiète de vous... Vous vous ferez prendre avec vos manigances!

REBEC. Ah dame! il faut se hâter; il faut être en mesure de plier bagage encore une fois. Il ne se passera peut-être pas trois jours avant que le pays soit à feu et à sang.

JAVOTTE. Moi, je trouve qu'il y est déjà! Toutes ces bandes de chouans qui battent la campagne font des horreurs, et il en arrive des quatre coins du ciel. Et tous ces émigrés qui arpentent la plage comme des cormorans! Et ces vaisseaux anglais dans la rade! si ça ne fait pas mal au coeur de voir des choses pareilles! Pas possible que les républicains, qui sont partis sans rien dire, ne reviennent pas un de ces matins nous délivrer!

REBEC. Tais-toi, Javotte, tais-toi! ne te mêle pas de politique, ma fille! Rien de plus pernicieux que d'avoir une opinion!

JAVOTTE. Oh! ma foi, tant pis! Je suis patriote, moi, et vous ne me blanchirez point.

REBEC. De la prudence, te dis-je, de la prudence! Songe donc que je t'ai tirée jusqu'à présent des plus grands dangers! Ah! certes, on voudrait bien pouvoir dilater son âme dans le sentiment du plus pur patriotisme; mais, quand il y va de notre existence et de notre argent, il faut avoir le courage de se taire et l'héroïsme de se cacher. Ah ça! dis-moi, est-il venu du monde, ce soir, pendant ma tournée?

JAVOTTE. Quelques paysans royalistes des environs sont encore venus demander des habits et des armes.

REBEC. Tu n'as rien délivré, j'espère?

JAVOTTE. Non, ils n'avaient point de bons pour toucher. J'ai dit que nous n'avions plus rien.

REBEC. Tu n'as guère menti. La nuit prochaine, j'emporterai ce qui nous reste, et, quand on se battra, nous pourrons lâcher l'auberge.

JAVOTTE. Et si on y met le feu?

REBEC. Me crois-tu assez bête pour l'avoir payée?

JAVOTTE. Êtes-vous sûr que votre dépôt ne sera pas déniché?

REBEC. Parle plus bas. J'ai avisé à tout. Il ne faut pas mettre tous ses oeufs dans le même panier! J'ai des cartouches et des souliers dans un souterrain, un ancien tombeau sous la colline Saint-Michel, à deux pas d'ici... J'ai des balles et de l'eau-de-vie dans trois villages de la côte. J'ai du riz et des gibernes dans les ruines du couvent. J'ai...

JAVOTTE. Et, si les bleus trouvent tout ça, ils vous fusilleront comme accapareur ou comme vendu aux Anglais!

REBEC. Laisse-moi donc tranquille! je suis plus fin qu'eux! Je les conduirai moi-même à une de mes caches, ça me mettra à l'abri du soupçon pour les autres.

JAVOTTE. En attendant, c'est un vol que vous faites aux royalistes!

REBEC. Oh! ma mie Javotte, dans des temps comme ceux-ci, il y a des mots qui ne signifient plus rien. Qu'est-ce que c'est que ces armements et ces approvisionnements que les Anglais et les insurgés distribuent aux rebelles? Des instruments de guerre civile, n'est-ce pas? Tout bon citoyen a le droit de s'en emparer pour les livrer à la nation; mais tout service mérite sa récompense, et rien de plus légitime qu'une modeste spéculation après les dangers que j'ai courus pour me procurer ce butin incendiaire et prévaricateur! Ai-je sollicité la confiance des chefs insurgés? Ne m'ont-ils pas requis, moi, mon cheval et ma charrette, pour travailler à leurs convois et à leurs distributions?

JAVOTTE. Vous n'avez point été forcé, ce n'est pas à moi qu'il faut conter des histoires! Vous n'êtes venu dans ce vilain pays faire semblant de vous établir que parce que vous avez eu vent de l'expédition et de ce qui s'ensuivrait.

REBEC. Javotte, tu faiblis! tu ne comprends pas,... tu n'es pas à la hauteur de ma mission.

JAVOTTE. Votre mission? Qu'est-ce que c'est que ça?

REBEC. C'est le devoir de traverser les discordes civiles en faisant fleurir les transactions commerciales au milieu de tous les périls et à la faveur de tous les désordres. Je me flatte d'être sous ce rapport un homme peu ordinaire et d'arriver bientôt à une position de fortune qui m'assurera le bien-être et la considération... Mais écoute.... on marche dans la rue, on vient sur la place,... on monte l'escalier de pierre,... on frappe...--Qui va là?

VOIX AU DEHORS. Un voyageur, ouvrez!

REBEC, (qui a regardé par le guichet, ouvre en disant:) Entrez!


SCÈNE II.--Les Mêmes, RABOISSON.

RABOISSON. Bonjour, Rebec!

REBEC. Ah! citoyen baron, plus bas, je vous en supplie! je ne m'appelle plus comme ça.

RABOISSON, (riant.) C'est vrai, c'est vrai! Lycurgue, je crois?

REBEC. Ah! miséricorde! encore moins! Ici, je suis Normand et je m'appelle Latoupe.

RABOISSON. Va pour Latoupe; ça m'est égal! Je sais que tu es de nos amis, puisque je t'ai vu travailler pour nous sur le rivage.

REBEC. Et moi, je vous avais bien reconnu hier sur un canot de l'escadre anglaise; mais je n'ai pas osé vous parler. Et, sans être trop curieux, vous...?

RABOISSON. Pas de questions sur la politique, mon cher! Ma confiance ne pourrait que te compromettre, et je sais que, par état comme par tempérament, tu dois ménager tout le monde. Dis-moi seulement si quelqu'un est venu me demander ici cette nuit.

REBEC. Personne, monsieur le baron.

RABOISSON. Alors, j'attendrai chez toi. Sers-moi quelque chose, ce que tu voudras.

REBEC. Je vais vous chercher du jambon délicieux.--Javotte, descends à la cave et monte du meilleur. (Il sort, Javotte, le suit.)

RABOISSON (marche avec impatience et va regarder par le guichet.) Ah! le voilà! il est exact au rendez-vous! (Il ouvre, Saint-Gueltas entre. Ils se serrent la main en silence. Raboisson referme la porte au verrou.)


SCÈNE III.--SAINT-GUELTAS, RABOISSON.

SAINT-GUELTAS. Est-ce que nous pouvons parler ici?

RABOISSON. Oui, l'aubergiste est des nôtres.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, parle; c'est à toi de m'instruire, puisque j'arrive à ton appel.

RABOISSON. Diable! tu me vois embarrassé...

SAINT-GUELTAS. Il suffit, je comprends; on refuse mes services?

RABOISSON. On ne refuse jamais des services comme les tiens; mais...

SAINT-GUELTAS. Mais on veut les recevoir gratis?

RABOISSON. Les seuls bons services sont ceux qui ne se marchandent pas. (A Rebec, qui ouvre la porte de la cuisine et qui apporte le déjeuner.) Un peu plus tard, laisse-nous. (Il referme la porte de la cuisine et revient vers Saint-Gueltas, qui frappe du pied avec fureur.) Eh bien, voyons! As-tu si peu de philosophie, si peu de dévouement?

SAINT-GUELTAS, (irrité.) Ah! je t'admire, toi qui me prêches le désintéressement après avoir excité mon ambition quand la tienne y trouvait son compte! J'échoue, tu m'abandonnes, c'est dans l'ordre; mais tu pourrais t'épargner la peine de me railler.

RABOISSON. Je ne t'abandonne pas, puisque je t'ai fait venir; mais te soutenir ouvertement est devenu impossible. Ton compétiteur l'emporte, et, ma foi, il y a de ta faute, mon cher! Tu es d'une imprudence, d'une témérité... excellentes sur les champs de bataille, mais funestes dans la vie privée.

SAINT-GUELTAS. De quoi m'accuse-t-on?

RABOISSON. De bigamie, rien que ça!

SAINT-GUELTAS. Qui m'accuse? l'abbé Sapience?

RABOISSON. Oui, l'abbé prétend que ta première femme était vivante et jouissait de toute sa raison quand tu as épousé Louise. Eh bien, qu'est-ce que tu as?

SAINT-GUELTAS, qui brise une chaise. Il en a menti! elle était complètement folle, incurable, et elle est morte!

RABOISSON. En as-tu la preuve?

SAINT-GUELTAS. Mieux que ça: j'en ai la certitude.

RABOISSON. Comment? Voyons, explique-toi.

SAINT-GUELTAS. Je ne veux pas m'expliquer, je n'ai de comptes à rendre à personne.

RABOISSON. Tant pis! c'est donner gain de cause à la calomnie. Il circule sur ton compte des histoires effroyables que je n'ose te répéter.

SAINT-GUELTAS. Dis-les, je veux tout savoir.

RABOISSON. Puisque tu le veux... On a fait courir le bruit autour des princes que tu avais assassiné ta première femme la nuit de ton mariage avec la seconde. Ton malheureux fils aurait partagé son sort... Tu pâlis! il y a donc quelque chose de vrai?...

SAINT-GUELTAS. Il y a une chose vraie: l'enfant était vivant, si c'est vivre que d'être un avorton privé de sens; il s'est noyé durant cette nuit fatale, j'ai retrouvé son corps sur la grève.

RABOISSON. Il était donc chez toi? Comment? pourquoi? avec qui?

SAINT-GUELTAS. Est-ce pour me trahir que tu m'infliges cet interrogatoire?

RABOISSON. Non, c'est pour te justifier, si cela est possible, pour te défendre dans tous les cas.

SAINT-GUELTAS. Eh bien, je ne sais pas feindre, voici la vérité... Cette femme m'avait trompé, tu le sais. J'ai tué son amant dans ses bras; elle est devenue folle. Longtemps enfermée dans mon château de Marande avec un enfant infirme de corps et d'esprit que j'avais sujet de ne pas croire légitime, mais auquel j'étais forcé par la loi de laisser porter mon nom, elle avait disparu en 92 avec son fils quand ce manoir a été pris et incendié par les républicains. On a cru et j'ai dû croire que ces deux misérables créatures avaient été égorgées ou brûlées; mais elles s'étaient échappées, et elles s'étaient traînées jusque chez moi la veille du jour où j'ai épousé Louise, dont tu connaissais la situation délicate. Pouvais-je et devais-je sacrifier son honneur et mon avenir à ce fantôme d'épouse légitime, objet d'horreur et de dégoût, dont le malheur ne méritait même pas le respect? La loi qui rend de tels liens indissolubles est atroce. Elle violente la plus inaliénable des libertés humaines, celle de disposer de soi. Ma femme était coupable, elle ne m'était plus rien; elle était folle, elle n'était plus rien pour personne. Je me suis cru le droit de la considérer comme morte, et j'allais l'éloigner pour jamais... mais à quoi bon te dire le reste? Ce qui s'est fait, je ne l'ai ni souhaité ni ordonné; j'aurais dû le châtier peut-être... Mais, si nous punissions tous les excès de dévouement dont nous sommes forcés de profiter, nous n'aurions plus guère de soldats et de serviteurs à offrir à notre cause.

RABOISSON. N'importe!... dis tout. Ils ont été assassinés?

SAINT-GUELTAS. Non, un mot les a tués! Quelqu'un leur a montré le château où ils s'obstinaient à pénétrer en leur disant: «Voilà le chemin!» C'était le pied de la falaise, et la marée montait!

RABOISSON. C'est le fidèle Tirefeuille qui a fait cette chose atroce?

SAINT-GUELTAS. Non; je ne dirai pas... je ne peux pas le dire.

RABOISSON. Tu me jures que cela s'est fait malgré toi?

SAINT-GUELTAS. Je te le jure.

RABOISSON. Eh bien, j'essayerai de ramener les esprits. Puisaye est tout à Charette; mais d'Hervilly commande l'expédition, et, si tu veux amener ici tes Poitevins...

SAINT-GUELTAS. Impossible. La trêve les a énervés. Les paysans nous trahissent et nous abandonnent. Le petit corps d'aventuriers qui me reste est à peine suffisant pour mettre mon château à l'abri d'un coup de main.

RABOISSON. Ainsi, en offrant toute une province soulevée pour recevoir, accueillir et défendre au besoin les princes, tu me trompais?

SAINT-GUELTAS. Je me faisais illusion; mais je sais où trouver de nombreux chefs de chouans dont les bandes éparses ne demandent qu'un nom prestigieux pour se réunir à moi. Ici, je n'ai qu'un mot à dire, et je suis encore le chef le plus populaire et le plus redoutable de l'insurrection.

RABOISSON. Rien n'est perdu, alors. Rassemble cette armée, et sois sûr que, quand elle paraîtra, les mandataires des princes feront bon marché du blâme qui pèse sur ta vie domestique.

SAINT-GUELTAS. Les mandataires des princes sont des intrigants ou des imbéciles! Pourquoi les princes ne viennent-ils pas eux-mêmes assister à la lutte qui va décider de leur sort, et se faire juges des coups? Faut-il donner son sang et sa fortune à des ingrats ou à des poltrons? Je suis las de ce métier de dupe! On s'est mal conduit envers moi. Des subsides insuffisants, des éloges contraints, des remercîments froids, tandis qu'on a comblé Charette de louanges, d'argent et de promesses! J'ai pourtant agi plus que lui, j'ai plus souffert, j'ai suivi la Vendée jusqu'à son dernier soupir. J'ai fait plus de sacrifices... Les princes sont pauvres... soit! Je veux bien manger jusqu'à mon dernier écu et ne pas compter avec le futur roi de France; mais, en fait d'orgueil, je ne me pique pas de désintéressement chevaleresque. Je veux un éclat proportionné à la grandeur de mes actions, je veux un titre au moins égal à celui de Charette, je veux un pouvoir qui contre-balance le sien. A l'oeuvre on verra qui de nous deux est le plus habile, le plus brave et le plus influent. Quant aux vices et aux crimes dont on m'accuse, il me semble qu'il n'est pas plus blanc que moi!

RABOISSON. Rassemble vingt mille chouans, et tu pourras faire tes conditions. Combien en as-tu autour d'ici?

SAINT-GUELTAS. Cinq ou six cents déjà.

RABOISSON. Ce n'est guère!

SAINT-GUELTAS. Je suis en Bretagne depuis vingt-quatre heures, et tu trouves que le résultat est mince?

RABOISSON. Alors, reprends tes courses, et reviens vite avec tes recrues.

SAINT-GUELTAS. Je reviendrai quand vous serez battus.

RABOISSON. Grand merci!

SAINT-GUELTAS. Il faudra bien alors que vous preniez mes ordres! Une bonne victoire des républicains fera tomber les préventions de mes amis et rabattra les prétentions de mes ennemis. Au revoir, mon cher; j'ai le temps de penser à mes affaires domestiques, comme tu dis, et de faire rentrer ma seconde femme dans le devoir.

RABOISSON. Louise! Que dis-tu? qu'a-t-elle fait? où est-elle?

SAINT-GUELTAS. Où elle est, je n'en sais rien. Elle s'est enfuie de chez moi pendant que je me rendais ici. On vient de me l'apprendre. Je sais qu'elle erre dans les environs, guettant le moment de s'embarquer ou de faire pis.

RABOISSON. Comment! Louise te quitte? Elle te trompait? C'est impossible!

SAINT-GUELTAS. Louise me trompait en ce sens qu'elle cherchait depuis longtemps à s'assurer une autre protection que la mienne; elle me menaçait sans cesse de me quitter. Elle est injuste, impérieuse, dévorée de jalousie, aigrie par le chagrin; notre enfant n'a pas vécu. Enfin elle a dû nouer à mon insu des intelligences avec nos ennemis... peut-être avec son cousin Sauvières, qui est maintenant, je le sais, auprès de M. Hoche. Je ne l'accuse pas d'infidélité, mais je vois qu'elle est lâche, et je n'entends pas qu'elle aussi déshonore le nom que tu m'as forcé de lui donner.

RABOISSON. J'ai fait pour elle tout ce que je devais, tout ce que je pouvais. Elle a voulu être ta femme, c'est à elle d'en accepter les conséquences. Le jour va paraître, je te quitte. Tu m'as dit ton dernier mot? Tu ne veux pas te joindre à nous?

SAINT-GUELTAS. Pas encore.

RABOISSON. Ce n'est ni patriotique ni fraternel. Tu te proposes de venir ramasser nos morts sur le champ de bataille? J'en serai peut-être; reçois donc mes adieux.

SAINT-GUELTAS. Sois tranquille, je vous vengerai.

REBEC, (frappant à la porte de la cuisine.) Ouvrez! ouvrez!

RABOISSON, (allant ouvrir.) Qu'est-ce qu'il y a?

REBEC. Les bleus! les bleus! Ils envahissent le village...

SAINT-GUELTAS. Ils attaquent?... Je n'entends aucun bruit!

REBEC. Non, personne ne leur dit rien. Ils s'installent, et probablement... Tenez, oui, on vient chez moi. Sortez par la cuisine et par la ruelle.

RABOISSON, (bas, à Saint-Gueltas.) Si tu as cinq cents hommes sous la main, ce serait l'occasion de faire un coup d'éclat.

SAINT-GUELTAS, (amer et ironique.) Non, messieurs, vous êtes encore intacts; à vous l'honneur! (Ils sortent. On frappe à la porte de la rue. Rebec va ouvrir. Motus entre.)


SCÈNE IV.--REBEC, MOTUS, puis JAVOTTE.

REBEC. Salut et fraternité!

JAVOTTE, (accourant.) Vivent les bleus!

MOTUS. Sensible à vos politesses! Où diable, sans vous offenser, ai-je vu vos estimables frimousses? Ça ne fait rien. J'en ai tant vu! Ayez la chose de préparer le vivre et le couvert pour mon capitaine.

REBEC. Ah! le capitaine Ravaud, n'est-ce pas?

MOTUS, (avec un gros soupir, portant la main à son front salut militaire). Le capitaine Ravaud, mort colonel au champ d'honneur à l'armée du Rhin.

REBEC, (qui sert avec Javotte le déjeuner préparé pour Raboisson et Saint-Gueltas.) Vous en venez?

MOTUS. Non pas moi, ni mon détachement. On a toujours tenu la campagne depuis un an contre la satanée chouannerie! (Il crache par terre en prononçant le mot chouannerie. Javotte fait comme lui par sympathie patriotique.)

REBEC. Alors, M. Henri... je veux dire le citoyen Sauvières, où est-il, lui?

MOTUS. Colonel à l'armée du Rhin en remplacement du colonel Ravaud. (A Javotte qui l'examine.) Allons, vivement, la jolie fille! Où diable vous ai-je vue? Des beautés de votre calibre, ça ne s'oublie pas!

JAVOTTE. Pardine! au château de Sauvières en 93! Je vous reconnais bien, moi!

MOTUS. Flatté de la circonstance.

REBEC. Et votre capitaine actuel, comment s'appelle-t-il?

MOTUS. Citoyen aubergiste, tu le lui demanderas à lui-même, et il te répondra si la chose lui paraît nécessaire et conforme au règlement de la civilité. Au reste, le voilà.


SCÈNE V.--Les Mêmes, LE CAPITAINE.

LE CAPITAINE, parlant sur le seuil à un lieutenant accompagné de quatre hommes, à voix basse. Posez les sentinelles et faites faire bonne garde. Ne souffrez pas de rixe avec les habitants, pas de provocation inutile. Vous rencontrerez des figures suspectes, n'arrêtez personne sans une absolue nécessité, tels sont les ordres supérieurs. N'engageons pas d'affaire avant l'arrivée des grenadiers. Dans deux heures, j'irai faire avec vous une reconnaissance, (Il entre seul dans l'auberge.)

JAVOTTE, (bas, à Rebec.) Un joli garçon, tout blond, tout jeune; il ne doit pas être bien méchant, celui-là?

REBEC, (observant le capitaine qui s'approche de la cheminée machinalement, en réfléchissant.) Pas méchant? Il a des yeux qui brillent comme des étoiles.--Allume donc une autre chandelle, on ne se voit pas ici! (Au capitaine, pendant que Javotte allume.) Tu dois être fatigué, citoyen officier, après cette étape de nuit? (Le capitaine, absorbé, ne fait pas attention à lui.) Au reste, dans le fort de l'été, comme ça, il vaut mieux marcher à la fraîcheur! (Silence du capitaine.) Et puis, pour dérouter l'ennemi, n'est-ce pas? (A Javotte.) Je vois ce que c'est! Il est sourd comme un pot! (Au capitaine; d'une voix élevée et lui montrant la table servie.) Ce déjeuner t'attendait, capitaine! Si tu veux t'asseoir...

LE CAPITAINE. Merci, je n'ai pas faim.

REBEC. Ni soif? (Le capitaine dit non avec la tête. A Javotte.) Alors, nous mangerons le déjeuner. C'est ne pas avoir de chance: les blancs n'ont pas le temps, les bleus n'ont pas d'appétit... (Haut.) Capitaine... (Le capitaine a un léger mouvement d'impatience et porte les mains à ses oreilles.) C'est ça, il est sourd! J'ai beau crier!

JAVOTTE. Eh! non! Il vous dit que vous lui cassez la tête!

REBEC. Ou bien il ne veut pas être tutoyé. Le fait est que ça commence à passer de mode. (Au capitaine.) M. le capitaine souhaite-t-il quelque chose?

LE CAPITAINE. Rien, merci. J'ai besoin d'une heure de sommeil.

REBEC. La chambre à côté est prête. Il y a un excellent lit.

LE CAPITAINE. Très-bien. (Il entre dans la chambre voisine.)

REBEC, (croisant ses bras sur sa poitrine, avec stupéfaction.) Javotte! voilà une chose étonnante, surprenante, étourdissante!

JAVOTTE. Quoi donc?

REBEC. Tu ne te doutes de rien, toi?

JAVOTTE. Non! Qu'est-ce qu'il y a?

REBEC. Attends! Je vais voir sa figure pendant qu'il ôte son kolback. (Il regarde par la fente de la porte.) Il ne l'ôte pas. Il ne se couche pas. Le voilà assis; il va dormir les coudes sur la table et le sabre au flanc... un vrai militaire! il craint quelque surprise,--il n'a pas tort!--Le voilà qui éteint la chandelle, je ne vois plus rien. (Revenant.) C'est égal, j'en suis sûr, à présent, c'est lui!

JAVOTTE. Qui, lui?

REBEC. Cadio!

JAVOTTE. Quel Cadio? Le sonneur de biniou qui venait à la ferme du Mystère?

REBEC. Lui-même.

JAVOTTE. Vous rêvez ça! c'est pas possible!

REBEC. C'est comme je te le dis.

JAVOTTE. Il nous aurait reconnus!

REBEC. Tu sais bien qu'il était à moitié fou. Il l'est tout à fait à présent!

JAVOTTE. S'il était fou, il ne serait pas devenu ce qu'il est.

REBEC. Bah! il savait lire et écrire, et il y a une telle disette d'officiers! Les chouans en ont tant tué! ça fait de la place. Et puis on aura su qu'il avait tué Mâcheballe. Il fallait bien le récompenser.

JAVOTTE. Attendez! on frappe à la petite porte. (Elle sort par la cuisine.)

REBEC. Drôle de chose que l'existence! Ce Cadio avec son biniou... officier à présent, l'air fier,... le parler sec,... la tenue imposante, ma foi! Eh bien, alors... pourquoi pas? Ses intérêts sont les miens,... je lui dirai tout!


SCÈNE VI.--HENRI, MOTUS, REBEC.

REBEC. Bon! autre surprise! M. Henri à présent! On vous croyait sur le Rhin.

HENRI. J'en arrive! Où est l'ami Cadio?

REBEC. Il dort là, en vrai patriote, avec armes et bagages!

HENRI. Ça veut dire que les minutes de repos lui sont comptées; ne le dérangeons pas. (A Rebec.) Laisse ici ce déjeuner, et ajoutes-y ce que tu pourras. J'attends un convive. Va-t'en fricasser n'importe quoi; vite! (Rebec sort.--A Motus.) Tu dis qu'il est capitaine? Peste! c'est bien, ça! au bout d'un an de service!

MOTUS. Depuis un mois environ, mon colonel. Nommé à l'unanimité pour action d'éclat.--Beau militaire sous tous les rapports, adoré du soldat, encore qu'il soit un peu chien.

HENRI. Chien?

MOTUS. Pardon de l'expression, mon colonel. Je veux dire qu'il est porté sur la discipline et ne passe rien aux freluquets et autres délinquants; mais il est juste et maternel pour ses hommes, voilà pourquoi on lui pardonne des choses...

HENRI. Quelles choses, voyons?

MOTUS. Le capitaine Cadio, ton ami--et le mien dans le temps qu'il était soldat comme moi--est à présent... un tigre!

HENRI. Ah! un chien, un tigre... Va toujours!

MOTUS. Si la licence de mon discours t'offense, mon colonel, tu n'as qu'à me le dire, et ma parole rentrera dans les rangs.

HENRI. Non! puisque c'est moi qui t'interroge.

MOTUS. Eh bien, voilà! le capitaine est tigre dans la bataille; il n'y en a jamais assez pour lui, toujours le premier au feu, jamais de quartier, point de prisonniers; toutes nos lattes se sont ébréchées en manière de scie sur les crânes des chouans, et on a marché dans le sang jusqu'aux aisselles. Du temps du capitaine Ravaud, qui était certainement un brave soigné, on avait tous le coeur un peu sensible pour les vaincus, et moi-même;... mais il a fallu emboîter le pas dans la férocité, et, à présent que la clémence est à l'ordre du jour, on ne sait point ce que fera le capitaine, qui n'est pas certes un homme pareil aux autres humains.

HENRI. Quel homme est-ce, selon toi? voyons!

MOTUS. Voilà, mon colonel, où la définition dépasse les facultés dont je suis susceptible pour t'expliquer la chose!

HENRI. Essaye toujours.

MOTUS. Eh bien, sans lui faire de tort, je crois, mon colonel, qu'il a une pointe de religion dans la tête, comme qui dirait une dévotion à l'Être suprême, qui le précipite dans des extases et autres travers supérieurs de l'esprit, où il voit les choses qui doivent arriver, et même les événements qui se passent à la distance que les autres hommes ne peuvent s'en apercevoir. Toutes les batailles que nous avons perdues ou gagnées, il les a connues la veille, et même il a eu connaissance de ceux de nous qui devaient y passer l'arme à gauche.

HENRI. Allons donc! est-ce qu'il vous a fait quelquefois des prédictions de ce genre?

MOTUS. Non, mon colonel. En dehors du service, il ne parle pas; mais, à sa manière d'agir, on voit qu'il connaît ce qui arrivera, et, à sa manière de regarder le troupier, on voit qu'il lit sur son visage le compte de ses heures.

HENRI. Allons, allons! mon brave Motus, je vois que tu n'es pas aussi esprit fort que je le croyais, et qu'il y a toujours des superstitions dans nos troupes de l'Ouest. C'est le pays qui le veut; vous avez pris ce mal-là du paysan...

REBEC, (rentrant avec une oie rôtie.) Javotte porte deux bouteilles de vin. Citoyen colonel, il y a là un paysan qui demande à vous parler; il dit que vous l'attendez.

HENRI. Oui, fais-le entrer. (À Motus.) Va boire un coup à ma santé.

MOTUS. Je le ferai sensiblement, mon colonel. (Motus suit Rebec dans la cuisine. Le paysan breton entre.)


SCÈNE VII.--HENRI, LE BRETON.

HENRI. Eh bien, l'ami, c'est vous...

LE BRETON, (d'un air riant et ouvert.) Moi... qui?

HENRI. Christin Tremeur, de Pornic?

LE BRETON. C'est bien moi. Et vous?

HENRI. Henri de Sauvières.

LE BRETON. Colonel des hussards de la République?

HENRI. Et vous, chef de contre-chouans en disponibilité?

LE BRETON. C'est ça. Nous allons souper... ou déjeuner, car je n'ai rien pris depuis vingt-quatre heures, et on a beau être durci à la fatigue et à la la misère, il faut se sustenter quand l'occasion se trouve.

HENRI. Votre couvert était mis, vous voyez? (Ils s'assoient.)

LE BRETON, (découpant l'oie très-adroitement.) Doux Jésus! voilà une belle pièce par le temps qui court, pas vrai?

HENRI. Oui, pour un pays où règne la disette...

LE BRETON. Oh! depuis que les chiens d'Anglais lui ont débarqué des vivres, on n'y manque de rien; mais ça ne durera pas longtemps, allez! Les distributions sont mal faites, et chacun tire à soi la part des autres, sans compter ceux qui en trafiquent. C'est pas un gaspillage, mon bon Dieu, c'est un vrai pillage! Ça ne fait rien, profitons-en. Tenez, v'là du fameux vin! À votre santé!

HENRI. À la vôtre.

LE BRETON. Comment que vous le baptisez, ce vin-là?

HENRI. C'est du bordeaux de bonne qualité.

LE BRETON. Voyez-vous ces damnés Anglais qui régalent comme ça leur officiers, tandis que, vous autres, vous buvez de la piquette de pommes! C'est comme ça, hein?

HENRI. Si nous parlions d'affaires plus sérieuses, maître Tremeur? Vous me paraissez un bon vivant, et votre lettre que j'ai reçue à Auray m'a donné confiance; mais le temps est précieux...

LE BRETON. Patience, patience! Commençons par le commencement.--Vous connaissez bien Saint-Gueltas?

HENRI. Personnellement, non.

LE BRETON. Vous vous êtes pourtant serrés de près dans la campagne d'outre-Loire?

HENRI. Je le pense, mais rien ne le distinguait de ses soldats, et, si j'ai vu sa figure, elle ne m'a rien appris.

LE BRETON. Tant pis, tant pis!

HENRI. Pourquoi?

LE BRETON. Parce que je comptais vous le livrer; mais comment saurez-vous que je ne vous vole pas voire argent, si vous ne pouvez pas vous dire comme ça en le voyant: «C'est pas un méchant renard qu'on m'amène; c'est ben le vrai sanglier des bois qu'on me donne à écorcher?»

HENRI. Vous voulez me le livrer? C'est là le but de l'entrevue que vous m'avez demandée?

LE BRETON. C'est ça et pas autre chose: ça vous va, je pense?

HENRI. Eh bien, non, vous vous êtes trompé, mon cher; ça ne me va pas du tout. (Il se lève de table.)

LE BRETON, (tirant de sa ceinture un pistolet qu'il pose sur la table, à côté de son assiette.) Ah ben, par exemple, v'là qu'est drôle!

HENRI, (sans le regarder.) Mais non, c'est très-sérieux, au contraire.

LE BRETON, (posant son autre pistolet de l'autre côté de son assiette.) Vous vous méfiez peut-être?

HENRI, (se retournant.) C'est vous qui vous méfiez. Qu'est-ce que vous faites donc là?

LE BRETON. Excusez-moi, ça me gêne pour manger, et j'ai encore faim.

HENRI, (se rasseyant en face de lui.) A votre aise! (Il tire de sa veste deux pistolets qu'il pose en même temps à sa droite et à sa gauche sur la table.) Où il y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir.

LE BRETON. Bien dit! Ainsi vous refusez d'écorcher la mauvaise bête?

HENRI. Je ne sais pas écorcher, ça n'entre pas dans mes habitudes.

LE BRETON. Mais l'envoyer à vos juges, ça ne vous convient pas?

HENRI. Ce sont des affaires de police qui ne font point partie de mes attributions. Si je le prends les armes à la main, ce sera différent; mais négocier une trahison ne me convient pas, comme vous dites.

LE BRETON. Vous êtes ben délicat! Est-ce que vous n'êtes pas ici, en habit bourgeois, pour faire de l'espionnage, comme c'est permis à la guerre?

HENRI. Pousser en pays ennemi une reconnaissance périlleuse est le moyen qu'on cherche pour épargner la vie des hommes, en terminant le plus vite et le plus sûrement possible l'échange de meurtres et de malheurs qu'on appelle la guerre. Il faut bien faire la part du sang; mais le devoir d'un bon soldat et d'un honnête homme est de la faire aussi petite que possible en s'assurant de la position et des ressources de l'ennemi, et en diminuant les chances du hasard aveugle. Jusqu'ici, l'on s'est égorgé dans les ténèbres, et bien souvent sans autre espoir que celui de vendre chèrement sa vie. Ce n'est plus là le but de la guerre que nous faisons. Nous comptons épargner les paysans quand nous les aurons mis dans l'impossibilité de se soulever, et, quant aux meneurs et aux chefs, nous voulons tenter de les rallier à la patrie. M. Saint-Gueltas, mis en demeure de se prononcer librement, agira selon sa conscience; mais, pris dans un piége, il voudra mourir bravement, et je ne me charge pas de l'assassiner.

LE BRETON, s'oubliant. Vous êtes un homme d'honneur, je le vois, monsieur de Sauvières!... (Reprenant son accent et sa physionomie de paysan.) Mais c'est donc que vous espérez l'acheter, ce gueux-là?

HENRI. L'acheter? Je n'ai pas ouï dire que la chose fût possible, et je n'y crois pas:

LE BRETON. Vous n'avez pas ouï dire qu'il était ruiné, réduit aux expédients, capable de tout à c't'heure?

HENRI. J'ai ouï dire qu'il s'était ruiné en débauches; j'ai ouï dire aussi qu'il avait sacrifié sa fortune à sa cause. Je crois que les deux versions sont vraies et qu'il a pu mener de front les plaisirs et le dévouement. Quel que soit son véritable caractère, j'ai des raisons personnelles pour souhaiter qu'il survive à la guerre en acceptant la paix, (Il se lève de nouveau en laissant ses pistolets sur la table. Le paysan fait aussitôt la même chose, et s'approche de lui avec confiance.)

LE BRETON. Peut-on vous demander quelles sont vos raisons?

HENRI. Il les connaît, lui, c'est tout ce qu'il faut!

LE BRETON. Mais si je les savais aussi?

HENRI. Voyons!

LE BRETON. Il s'est fait aimer d'une femme que vous aimiez, et vous souhaiteriez vous battre en duel avec lui: idée de gentilhomme!

HENRI. La femme que j'aimais comme ma soeur et qui m'aimait comme son frère est devenue sa femme légitime. Je suis à la veille d'épouser une personne que j'aime, et, à moins que M. Saint-Gueltas, qui passe pour être peu fidèle en amour, ne maltraite et n'avilisse ma parente... Mais je ne suppose pas cela; et vous?

LE BRETON, (s'oubliant.) Saint-Gueltas n'a jamais avili ni maltraité les femmes qui se respectent.

HENRI. Alors, comme ma cousine est de celles-là, je n'ai probablement aucune réparation à vous demander.

LE BRETON. A me demander?

HENRI. Oui, monsieur le marquis, je vous reconnais maintenant, non par suite d'un souvenir bien marqué, mais à cause de votre air et de vos paroles. Vous êtes Saint-Gueltas en personne, et vous avez voulu vous moquer de moi. Je vous le pardonne, à la condition que vous me donnerez de cette tentative une raison aussi loyale que ma réponse.

SAINT-GUELTAS. M. le comte de Sauvières veut-il accepter mes excuses?

HENRI. Certes, monsieur; mais je serais plus touché d'un aveu sincère que d'une courtoisie évasive. Pourquoi m'avez-vous tendu ce piége?

SAINT-GUELTAS, (souriant.) Vous tenez à le savoir? Eh bien, je vais vous le dire: je voulais vous tuer!

HENRI. Comme ennemi politique?

SAINT-GUELTAS. Comme ennemi personnel.

HENRI. Vous pensiez devoir vous débarrasser d'un ennemi de votre bonheur?

SAINT-GUELTAS. D'un ennemi de mon honneur.

HENRI. Qui a pu vous faire penser...?

SAINT-GUELTAS. Un hasard, une coïncidence... L'amour a ses faiblesses, la jalousie ses aberrations. Vous n'exigez pas que je me confesse davantage? J'ai été désarmé par votre franchise, soyez-le par la mienne! (Il lui tend la main.)

HENRI, (lui donnant la main.) Il suffit. Et maintenant, monsieur, nous séparerons-nous sans que vous me chargiez pour le général en chef de quelque parole d'estime?. Il est de ceux dont tous les partis respectent le caractère, et vous l'avez connu à Nantes lorsque vous y avez signé l'an dernier un traité de paix...

SAINT-GUELTAS. Qui n'a été tenu de part ni d'autre.

HENRI. Il me semblait...

SAINT-GUELTAS. Pardon si je vous interromps! Il vous semblait qu'en dépit de nos promesses, nous avions continué la guerre d'escarmouches qui épuise vos troupes et empêche la République de dormir tranquille? Songez, monsieur, que nous n'avons jamais eu comme vous des soldats enrôlés par force, et que les nôtres se licencient eux-mêmes quand il leur plaît, ou reprennent les armes pour leur propre compte comme ils l'entendent. On avait exaspéré nos paysans. Ils se vengent sans nous et souvent à notre insu, quand l'occasion s'en présente. Ils rendent le mal qu'on leur a fait. Est-ce notre faute, et pouvons-nous les désavouer? Vous avez dit sous la Terreur: «Vive la République malgré tout!» Permettez qu'en face de la chouannerie nous disions: «Vive le roi quand même!» Ces gens-là n'ont pas signé le traité de la Mabilaye, et nous n'avons pu répondre que de nous-mêmes. Sous prétexte de les contenir et de les châtier, vous nous avez entourés de troupes qui nous font une existence impossible, contre laquelle il nous est difficile de ne pas protester.

HENRI. Et c'est parce que nous avons sévi contre les bandits qui continuent à exercer le vol et l'assassinat sur toutes les routes, que vous avez appelé l'étranger ici?

SAINT-GUELTAS. Permettez! ceci est une autre question. Vos généraux, Canclaux entre autres, nous avaient donné des espérances qui ne se sont pas réalisées.

HENRI. Des espérances?

SAINT-GUELTAS. Ils ne trahissaient pas leur mandat en cherchant à faire cesser à tout prix la guerre civile. Ils avaient horreur des cruautés exercées contre nous, ils les désavouaient, ils voulaient imprimer à la tyrannie républicaine un mouvement de recul qui permettrait à l'opinion de se manifester, et, nous qui croyons savoir que la France est royaliste, nous comptions sur le pacifique triomphe de nos idées en vous voyant désavouer vos proconsuls renversés et défendre que nous fussions traités de brigands. L'événement a déjoué leurs espérances et les nôtres; la Convention règne encore, nos amis et nos parents sont toujours proscrits et remplissent encore vos prisons. Vous vous tenez toujours en armes autour de nous, enfin votre déesse Liberté est toujours montée sur son rouge piédestal, l'échafaud. Dans cet état de choses, le cri du peuple est étouffé. La guerre que vous font les chouans est une protestation outrée, mais sincère, contre le despotisme, qui leur est odieux. Nous avons vu clairement que vous n'étiez pas les plus forts dans le conseil, et que la queue de Robespierre prolongerait indéfiniment notre agonie et celle de la France. Nous nous croyons libres de protester à notre tour et de vous appeler en bataille rangée... Voici le jour! d'ici, vous pouvez voir dans la plus belle rade de l'Europe, quatorze vaisseaux de guerre qui viennent de battre les vôtres en passant. Ils ont apporté de quoi armer quatre-vingt mille hommes et de quoi en habiller soixante mille...

HENRI, sonnant. Où sont les hommes?

SAINT-GUELTAS. Craignez de les voir sortir de terre et d'avoir à les compter, monsieur! Nous sommes maîtres d'une presqu'île qui contient quatorze villages et que ferme une chaussée facile à défendre avec une poignée de soldats et le feu de quelques barques. Que nous importe votre approche, à nous qui commandons ici et dont les forces occupent le pays sur quarante lieues de profondeur? Et vous autres, vous êtes à peine quinze mille, disséminés par petits détachements de quelques centaines d'individus. Dans ce village, vous êtes deux cents, pas un de plus! Il ne tiendrait qu'à moi de vous écraser jusqu'au dernier, avant deux heures d'ici!

HENRI. Pourquoi ne l'essayez-vous pas? Vous vous taisez, monsieur le marquis? Ma question est indiscrète, mais votre silence est éloquent! Vous avez vos raisons pour nous épargner, et je les connais. Vous n'êtes pas d'accord avec l'expédition qui menace nos côtes, soit que vous soyez bon juge des fautes qu'elle commet chaque jour, soit, comme j'aime mieux le supposer, que votre patriotisme répugne à compter sur l'étranger pour faire triompher votre cause!

SAINT-GUELTAS, (troublé.) Il y a du vrai dans ce que vous dites: on n'accepte pas ce secours-là sans souffrir!... Mais croyez que je souffrirais encore plus d'avoir à vous exterminer ici à coup sûr, vous qui venez de me témoigner une loyauté chevaleresque. Faites-moi l'honneur de penser que ceci passe avant tout pour moi!

HENRI, (s'inclinant.) Puisque nous sommes en si bons termes, monsieur, permettez-moi de vous dire à mon tour ce que je pense de votre appréciation de notre force matérielle et morale. Fussions-nous encore moins nombreux qu'il ne vous plaît de le supposer, ce n'est pas sur quarante, c'est-sur deux cents lieues de profondeur que nous occupons la France. Nous sommes une nation, et si la liberté de rétablir la royauté ne vous est pas accordée, c'est parce que la France nous défendrait de vous l'accorder, quand même nous en serions tentés. La liberté ne règne pas, j'en conviens: le sentiment que nous en avons est trop nouveau pour ne pas être passionné, jaloux et ombrageux; mais cette crainte que nous avons de la perdre, et qui a enfanté et supporté chez nous le système de la terreur, devrait vous prouver de reste que la France n'est pas royaliste. Vous caressez une erreur fatale qui vous met en guerre contre vous-mêmes; elle vous égare dans vos notions de patriotisme et de loyauté. On nous a défendu de vous traiter de brigands... On a bien fait sans doute, et je suis loin de rire du titre sentimental de frères égarés qu'on vous a officiellement donné. Vous le méritiez, vous le méritez encore. Hélas! vous ne savez ce que vous faites! Vous déchirez le sein qui vous a portés, vous gaspillez le trésor d'une bravoure héroïque, vous appelez tous les maux sur la mère commune... Ses bras meurtris et sanglants se referment sur vous et vous étouffent!

SAINT-GUELTAS, (ému, se raidissant.) Nous jouons notre dernière partie, je le sais; mais elle est belle, avouez-le!

HENRI. Elle est perdue, fussiez-vous vainqueurs à Quiberon! nos légions sont impérissables; c'est la tête de l'hydre que vous couperez en vain et qui repoussera avec une rapidité effrayante!

SAINT-GUELTAS. Quelles sont donc les offres que nous ferait le général Hoche? Je sais que vous êtes dans son intimité maintenant; vous devez connaître sa pensée?

HENRI. La tolérance religieuse la plus absolue, le pardon et l'oubli des fautes passées.

SAINT-GUELTAS. Voilà tout? C'est une seconde édition du traité de la Jaunaye; nous l'avons déchiré. Dites à M. Hoche qu'il nous a trompés! trompés en galant homme qu'il est, c'est-à-dire en se trompant tout le premier. Il s'est attribué une toute-puissance qu'il n'a pas, puisque la Convention fonctionne toujours et garde, derrière la parole sacrée du général, une porte ouverte à la trahison. Veut-il combattre ce pouvoir inique? Qu'il le dise, et nous nous joignons à lui pour marcher sur Paris: qu'il abjure, lui aussi, ses erreurs passées, et c'est nous qui pardonnerons à nos frères égarés! Autrement, nous vous combattrons jusqu'à la mort; voilà mon dernier mot.

HENRI. Je le regrette, mais voici le mien: nous repoussons la royauté avec horreur!

SAINT-GUELTAS. Vous avez bien tort! un de vos généraux, plus hardi ou plus ambitieux que les autres, nous la rendra,--à moins qu'il ne la garde pour lui-même, auquel cas vous n'aurez fait que changer de maître! Adieu! (Henri le reconduit. Quand il revient seul, Cadio est sorti de la chambre voisine et se jette dans ses bras.)


SCÈNE VIII.--HENRI, CADIO, puis MOTUS, JAVOTTE, REBEC.

CADIO. J'entendais ta voix. Je croyais rêver.

HENRI. Tu ne m'attendais pas? Tu n'avais pas reçu ma lettre d'Allemagne?

CADIO. Non. Où m'aurait-elle rejoint? Depuis trois mois, je n'ai fait que parcourir l'ouest et le nord de la Bretagne sans m'arrêter nulle part. A la tête d'une compagnie d'élite, j'étais chargé de débusquer les chouans de leurs repaires... Mais toi, comment donc es-tu ici?

HENRI. Je suis en congé. Hoche m'a écrit de venir le rejoindre. Marie est à Vannes, où je l'ai vue un instant... Ah! je suis heureux, mon ami! Elle avait parlé de moi au général; il s'intéresse à notre amour; il m'a attaché pour le moment à sa personne en me permettant de faire avec lui cette campagne contre les Anglais. Il m'accorde sa confiance, et j'épouse Marie aussitôt que nous aurons repris Quiberon à ces messieurs; c'est pour connaître l'état de leurs forces et l'usage qu'ils en comptent faire que je suis venu sur ces côtes en observateur, chargé de voir, de comprendre, de deviner au besoin, et de rendre compte, le tout vivement, comme tu penses! Sais-tu quelque chose, toi qui étais hier à Plouharnel?

CADIO. L'ennemi n'a rien résolu encore. Il est divisé. Il discute et jalouse. Il perd son temps et sa poudre en escarmouches. Ils n'ont pas les reins assez forts pour engager une vraie lutte, va! Que le général arrive vite, qu'il les surprenne, c'est le moment.

HENRI. Il le sait, et il est en marche.

CADIO. Il devrait être arrivé! Nos petits détachements, suffisants contre la chouannerie de détail à travers bois, ne pourraient tenir en pays ouvert contre un mouvement auquel se joindrait la population des côtes.

HENRI. J'ai ordre de vous faire replier, si on vous attaque.

CADIO. Dans ces affaires-là, on ne nous attaque pas; on nous cerne, et la retraite est impossible. N'importe après tout! Cela est arrivé tant de fois, qu'une de plus ou de moins ne changera rien au destin de la guerre. Si nous devons périr ici pour faire gagner quelques heures à la marche des patriotes, soit! On fera son devoir, voilà tout. (Allant à la fenêtre.) Le soleil se lève, il est beau! Tiens, regarde! C'est le pays où j'ai passé mon enfance; je ne le revois pas sans émotion! Il n'est pas gai, mais je l'aime triste! Vois-tu là-bas les grandes pierres? C'est mon berceau. C'est là que j'ai été trouvé, enfant abandonné. Il y a au-dessus une grosse étoile blanche qui scintille encore. Comme le ciel est indifférent à nos petites questions de vie et de mort! Et la terre? Dirait-on, à voir cette mer paisible, cette plage encore muette et comme plongée dans les délices du sommeil, que des masses d'hommes se cherchent dans l'ombre des collines, épiant l'heure de s'égorger? Rien ne bouge... aucun bruit n'annonce les combats! Qui sait si, avant que le soleil rouge ait remplacé l'étoile blanche au zénith, il n'y aura pas des membres épars et des lambeaux de chair sur les buissons en fleur? On dit que ces pierres dressées marquaient jadis les sépultures des morts tombés dans la bataille... Elles attendent, mornes et sournoises. Il y a longtemps qu'elles n'ont bu; elles ont soif du sang des hommes!

HENRI. Ah! mon poëte Cadio, voilà que je te retrouve! Sais-tu que, parmi tes soldats, tu passes pour illuminé?

CADIO. Je passe pour sorcier, je le sais.

HENRI. N'y a-t-il pas un peu de ta faute? Ne crois-tu pas un peu toi-même à tes visions?

CADIO. Je n'ai plus de visions, mais j'ai le sentiment logique et sûr de ce qui doit avoir été et de ce qui doit être.

HENRI. Tu n'es pas modeste, mon camarade!

CADIO. Pourquoi aurais-je de la honte ou de l'orgueil? Les idées sont toujours entrées en moi sans la participation de ma volonté. Elles étaient dans l'air que j'ai respiré, elles me sont venues sans être appelées; qui peut commander à ces choses?

HENRI. Toujours fataliste?

CADIO. Je ne sais pas; je n'ai pas eu le temps de lire assez de livres pour bien connaître le sens des noms qu'on donne aux pensées. J'ai là, dans l'âme, un monde encore obscur, mais que des lueurs soudaines traversent. Quand la vérité veut y entrer, elle y est la bienvenue. Elle y pénètre comme un boulet dans un bataillon, et tout ce qui est en moi, n'étant pas elle, n'est plus.

HENRI. Ne crains-tu pas de prendre tes instincts pour des vérités, Cadio? On dit que tu es devenu vindicatif?

CADIO. Je ne suis pas devenu vindicatif, je suis resté inexorable, ce n'est pas la même chose. J'ai été craintif, on m'a cru doux,... je ne l'étais pas. Je haïssais le mal au point de haïr les hommes et de les fuir. Dieu ne m'avait donné qu'une joie dans la solitude, un verbe intérieur qui se traduisait par la musique inspirée que je croyais entendre, quand mon souffle et mes doigts animaient un instrument rustique et grossier. J'ai rêvé, dans ce temps-là, que je me mettais, par ce chant sauvage, en contact avec la Divinité; j'étais dans l'erreur. Dieu ne l'entendait pas; mais j'élevais mon âme jusqu'à lui, et je faisais moi-même le miracle de la grâce. A présent, je sais que Dieu est le foyer de la justice éternelle, et que sa bonté ne peut pas ressembler à notre faiblesse. Il est bon quand il crée et non moins grand quand il détruit. La mort est son ouvrage comme la vie... Peut-être que lui-même vit et meurt comme la nature entière, à chaque instant de sa durée indestructible. Qu'est-ce que la mort? La même chose pour les bons et les méchants. Ce n'est pas un mal que de mourir. Le malheur, c'est de renaître méchant quand on l'a déjà été. C'est pourquoi il faut faire de la vie une expiation, et vaincre toute faiblesse pour établir le règne austère de la vertu. Le passé de la France a été souillé, il faut le purifier, c'est un devoir sacré. Moi, je n'ai qu'un moyen, c'est de détruire la vieille idole à coups de sabre. J'use de ce moyen avec une volonté froide, comme le faucheur qui rase tranquillement la prairie pour qu'elle repousse plus épaisse et plus verte!

HENRI. Je ne puis te suivre dans le monde d'idées étranges que tu évoques. J'ai une religion plus humble et plus douce. Je fais Dieu avec ce que j'ai de plus pur et de plus idéal dans ma pensée. Je ne puis le concevoir en dehors de ce que je conçois moi-même.--Tu souris de pitié? Soit! Ma croyance a, du moins, de meilleurs effets que la tienne. Tu poursuis la sauvage tradition de la vengeance; moi, je poursuis le règne de la fraternité, et j'y travaille, même en faisant la guerre, dans l'espoir d'assurer la paix.

CADIO, (avec un soupir.) Rentrons dans la réalité palpable, si tu veux. Je pense bien que tu apportes ici les idées de clémence de tes généraux. C'est un malheur, un grand malheur! Moi, je proteste!

HENRI. Briseras-tu ton épée, parce qu'on te défendra de la plonger dans la poitrine du vaincu?

CADIO. Non! je sais qu'il faudra revenir à la terreur rouge ou perdre la partie contre la terreur blanche. Jamais les aristocrates ne se rendront de bonne foi, tu verras, Henri! ils relèvent déjà la tête bien haut! (Montrant au loin l'escadre anglaise.) Et voilà le fruit des traités! voilà le résultat du baiser de la Jaunaye! Je les ai vus à Nantes, ces partisans réconciliés! Ils crachaient en public sur la cocarde tricolore, et il fallait souffrir cela! Notre sang payera la lâcheté de votre diplomatie, pacificateurs avides de popularité! Peu vous importe! nous sommes les exaltés farouches dont on n'est pas fâché de se débarrasser... Quand vous nous aurez extirpés du sol, vous n'aurez plus à attendre qu'une chose, c'est que l'on vous crache au visage!

HENRI. Voyons, voyons, calme-toi! tu vois tout en noir. Tu as besoin de me retrouver, moi l'espérance et la foi! Entre l'ivresse sanguinaire et la patience des dupes, il y a un chemin possible, et jamais l'humanité n'a été acculée à des situations morales sans issue.

CADIO. Tu te trompes, il y en a! Tu crois à ta bénigne Providence! Tu ne connais pas la véritable action de Dieu sur les hommes; elle est plus terrible que cela: elle a ses jours mystérieux d'implacable destruction, comme le ciel visible a la grêle et la foudre!

HENRI. Ces ravages-là sont vite effacés, en France surtout. Le soleil y est plus bienfaisant que la foudre n'est cruelle; il est comme Dieu, qui a fait l'un et l'autre. Le moment va venir où nous pourrons fermer les registres de l'homicide, et Quiberon sera peut-être la dernière de nos tragédies. C'est alors que nous pourrons aider le gouvernement, chancelant encore, à entrer dans la bonne voie. C'est à nous, jeunes gens, c'est à nos généraux imberbes, c'est à des hommes comme toi et moi, fruits précoces ou produits instantanés de la Révolution, qu'il appartient de replanter l'arbre de la liberté tombé dans le sang. C'est la pensée de Hoche. Tu dois l'entrevoir pour t'y conformer. Tu n'es encore qu'un petit officier, Cadio; mais tu as voulu devenir un homme, et tu l'es devenu. Ta conviction, ta volonté ont autant d'importance que celles de tout autre, et ce n'est pas un temps de décadence et d'agonie, celui où tout homme peut se dire: «J'ai reçu la lumière et je la donne; mon esprit peut se fortifier, mon influence peut s'étendre. Je ne suis plus une tête de bétail dans le troupeau, et je ne suis pas seulement un chiffre dans les armées... J'aurai dans la patrie, dans l'État, dans la société, la place, que je saurai mériter. Si les gouvernements se trompent et s'égarent encore, je pourrai faire entendre ma voix pour les éclairer. Renonce donc à ton fanatisme sombre! Le temps n'est plus où cela pouvait sembler nécessaire au salut de la République: une rapide et cruelle expérience a dû nous détromper. Plus de dictateurs hébétés par la rage des proscriptions et des supplices, plus d'hommes ivres de carnage pour nous diriger! Ayons une république maternelle. Ce ne serait pas la peine d'avoir tant souffert pour n'avoir pas su donner le repos et le bonheur à la France!

CADIO, (triste.) Henri! Henri! vous avez les idées d'un chevalier des temps passés! vous ne voyez pas que nous sommes encore loin du but où vous croyez toucher. Vous êtes un noble, vous, et peu vous importe le gouvernement qui sortira de cette tourmente, pourvu que votre caste soit amnistiée et réconciliée. Vous êtes si loyal et si pur, que vous croyez cela facile! Moi, je vous dis que cela est impossible, et que, si vos jeunes généraux se laissent entraîner à la sympathie que leur ont déjà trop inspirée la bravoure et l'obstination des Vendéens, le règne de l'égalité est ajourné de plusieurs siècles! Voilà ma pensée, mais je ne peux la dire qu'à toi, et toute la liberté dont on me gratifie consiste à me faire tuer dans cette bicoque que je suis chargé de défendre, chacun de mes hommes contre cent!

HENRI. Je vois que cela te préoccupe. Sache que les chouans ne veulent pas nous attaquer, aujourd'hui du moins!

CADIO. Aujourd'hui, il y aura quelque chose de grave, Henri! Je sens cela dans ma poitrine, (Il le regarde.) Il ne t'arrivera rien, à toi, Dieu merci!... Mais parlons d'autre chose! attends d'abord! (Il va à la porte de la cuisine.) Tu es là, Motus?

MOTUS, (approchant.) Présent, mon capitaine.

CADIO. Fais seller mon cheval, je vais faire une reconnaissance.

HENRI. J'irai avec toi.

MOTUS. Le poulet d'Inde... pardon! je veux dire le cheval du colonel sera prêt aussi dans cinq minutes. Il mange l'avoine. (Il sort.)

HENRI. Te voilà tout à coup très-ému; qu'est-ce que tu as?

CADIO. Rien! Tu me raconteras tes campagnes, n'est-ce pas? Ce doit être bien beau, de faire la guerre à de vrais soldats!

HENRI. Tu n'as pas voulu me suivre.

CADIO. Non! ma place était ici. Les belles choses que tu as faites me consoleront de la triste besogne à laquelle je me suis voué.

HENRI. Mon cher ami, je crois que je ne pourrai pas te les raconter. Je les ai oubliées déjà en revoyant la femme que j'aime. C'est elle qui a fait mes prodiges de bravoure, son influence me soutenait dans une région d'enthousiasme où l'on peut accomplir l'impossible.

CADIO. Alors, tu as oublié... l'autre? Cela m'étonne; je ne croyais pas que l'on pût aimer deux fois.

HENRI. Aimer longtemps qui vous dédaigne, est-ce possible? Ce serait de la folie!

CADIO. Mais l'amour n'est que folie..., à ce qu'on dit du moins!

HENRI. A ce qu'on dit? Tu n'as donc pas encore aimé, toi?

CADIO. J'ai fait un voeu, Henri.

HENRI. Allons donc!

CADIO. Oui, je suis vierge, moi! J'ai juré de n'appartenir à aucune femme avant le jour où j'aurai donné de mon sang à la République...

HENRI. Ne le donnes-tu pas tous les jours?

CADIO. Tous les jours je l'offre; mais les balles des chouans ne veulent pas entamer ma chair, et, devant mon regard, il semble que leurs baionnettes s'émoussent. Cela est bien étrange, n'est-ce pas? J'ai traversé des boucheries où je suis quelquefois resté le seul intact. Je n'ai pas eu l'honneur de recevoir une égratignure, et j'en suis honteux. Voilà pourquoi je crois à la destinée. Il faut qu'elle me réserve une belle mort, ou qu'elle ait décidé que je ne serais jamais digne d'offrir à une femme la main qui a tant tué, sans avoir eu à essuyer sur mon corps le baptême de mon sang! (Motus entre et fait le salut militaire.) Les chevaux sont prêts?

MOTUS. Oui, mon capitaine.

CADIO, (avec un trouble insurmontable.) C'est bien, mon ami! (il sort arec Henri.)

MOTUS. Fichtre!... mon ami!... lui qui ne dit jamais ce mot-là au troupier!--et ce regard triste et bon!... Fichtre! Allons! mon affaire est dans le sac! c'est réglé! c'est pour aujourd'hui. Sacredieu! j'aurais pourtant voulu flanquer une raclée aux Anglais auparavant!

JAVOTTE, (entrant pour desservir.) Qu'est-ce que tu as donc, citoyen trompette? Tu as l'air contrarié!

MOTUS. C'est une bêtise, belle Javotte; dans notre état, il faut être toujours prêt à répondre à l'appel... Qu'un baiser fraternel de vos lèvres de roses me soit octroyé, et je prendrai la chose en douceur.

JAVOTTE. Un baiser? Le voilà pour m'avoir dit vous! C'est gentil, un militaire qui dit vous à une femme! (Elle lui donne un baiser sur le front.)

REBEC, (entrant.) Eh bien, Javotte, eh bien!

MOTUS. Laisse-la faire, citoyen fricotier! c'est sacré, ça! Souviens-toi ce soir de ce que je te dis ce matin: c'est sacré.

REBEC. Qu'est-ce qu'il veut dire?

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