Cadio
SCÈNE VI.--HENRI, CADIO, LOUISE, qui sort de la cachette pendant qu'Henri reconduit le capitaine; elle est déguisée en paysanne.
HENRI, (se retournant.) Une femme? qui êtes-vous? d'où sortez-vous?
LOUISE. Vous ne me reconnaissez pas?
HENRI. Louise! c'est toi?... c'est vous? Quelle imprudence! comment?... Ah! que tu es grande! que tu es belle! que je suis heureux!... Qu'est-ce que je dis? Je suis désespéré de te voir ici! Mon oncle,... il n'y est pas, lui, au moins? Réponds-moi donc!... N'aie pas peur, je me ferais tuer... Ah! que je suis content... et malheureux!
LOUISE. Avant tout, faites sauver ce pauvre garçon. Ce n'est pas un espion, il m'accompagnait, il m'a servi de guide.
HENRI, (e conduisant à la cachette.) Passe par là; tu sais le chemin?
LOUISE. Je le lui ai montré tantôt.
CADIO. M'en aller? sans vous, demoiselle?
LOUISE. Va m'attendre où nous étions ce matin.
CADIO, (à Henri, montrant son biniou.) Et vous me rendrez...?
HENRI. Oui, prends, sauve-toi! (Bas, lui donnant sa bourse.) Prends ça aussi, et sers bien la demoiselle...
CADIO. Vous étiez donc un ami? Ah! si j'avais su!
HENRI, (le poussant dans la cachette et revenant.) Louise, ma pauvre Louise! explique-moi...
LOUISE. Je suis venue ici déguisée et à travers mille dangers pour toucher l'argent de nos fermages; c'était pour nous une question de vie ou de mort dans notre situation...
HENRI. Je la connais, elle m'épouvante et me désole; mais comment ferez-vous?...
LOUISE. Je n'en sais rien. J'ai vu aujourd'hui nos fermiers, ils promettent d'envoyer des fonds, s'ils le peuvent.
HENRI. Vous avez osé les voir?
LOUISE. Je ne risquais rien sur nos terres avant votre arrivée. Personne ici n'est capable de me trahir, et je comptais sur Rebec, à qui je me serais confiée ce soir, pour me laisser cachée un jour ou deux dans la maison; mais je suis perdue, puisque vous voilà!
HENRI. Perdue? à cause de moi? Non certes!
LOUISE. Henri, tout ce que vous avez dit à votre chef ici, tout à l'heure, je l'ai entendu! Dites-moi que vous n'en pensiez pas un mot, que vous vous êtes méfié de lui... Vous auriez eu tort. Il était sincère, j'en suis persuadée...
HENRI. Louise, je suis sincère aussi, moi! je n'ai pas deux paroles.
LOUISE. C'est impossible. Voyons, le temps presse: la vérité, Henri, il me la faut! Je sais bien qu'autrefois tu avais des idées qui n'étaient pas les miennes, mais tu te laissais ramener, et, cette fois encore, cette fois surtout, en apprenant que mon père, ton ami, ton bienfaiteur, est dans le plus grand danger, en me voyant, moi, sous ces habits, dans la dernière détresse, réduite à me cacher dans ma propre maison, où tout me menace et me révolte... Non, non, tu ne vas pas rester avec nos ennemis, tu ne vas pas m'abandonner! Tu feras comme Marie, cette simple et digne amie qui sacrifie la politique à l'amitié. Tu me reconduiras auprès de mon père, et, quand nous aurons franchi la Loire, puisqu'il faut la franchir bientôt, tu nous aideras à tenter un dernier effort. Si nous succombons dans cette lutte suprême, eh bien, nous périrons ou nous fuirons ensemble. Une famille unie et respectable comme la nôtre peut-elle se séparer dans la mort ou dans l'exil? Allons, viens; ce brave officier qui était là te l'a permis, il te l'a conseillé. Il voyait mieux que toi ton vrai, ton seul devoir. Tu as répondu par des sophismes, tu as dit des folies, mais tu ne me savais pas, tu ne me sentais pas là! Me voilà, c'est moi! Est-ce que tu ne me vois pas? est-ce que tu ne comprends pas? Tu as l'air égaré! Voyons, vite, fuyons, rejoignons ce guide qui nous attend. Une minute d'hésitation peut m'envoyer à la guillotine. Est-ce là ce que tu veux? Te suis-je devenue odieuse parce que je suis restée fidèle à mon roi, à mon Dieu et à mon père? N'as-tu donc plus d'amitié pour moi? Henri, n'es-tu plus mon frère et mon ami?
HENRI. Tais-toi, Louise, tais-toi! tu me fais trop de mal, vrai! Tiens, vois, je pleure, moi, un soldat... un républicain!... Je ne me croyais pas si lâche... Laisse-moi, ne me dis plus rien.
LOUISE. Tu faiblis, tu cèdes! Allons! pleure, pleure, n'aie pas honte de pleurer! C'est ton coeur qui guérit et ton honneur qui se réveille. Viens!
HENRI. Mon honneur? Non, Louise, non! de ce côté-là, je vois clair. Mon honneur me condamne à rester sous mon drapeau.
LOUISE. Ce n'est pas votre dernier mot, Henri?
HENRI. Si fait! c'est le dernier, ma pauvre Louise! Tu ne comprends pas cela, toi qui me pries de me déshonorer! Mais si! tu le comprends au fond du coeur. Tu me mépriserais, si, après tout ce que tu as entendu...
LOUISE. Je vous méprisais en l'écoutant. Si vous voulez retrouver mon estime, partons!
HENRI. Voyons, cruelle enfant que tu es! ne nous quittons pas avec des malédictions et des injures, c'est odieux, cela. Ah! je ne croyais pas le devoir si difficile... N'importe, nous ne sommes pas dans l'âge d'or, il faut apprendre à souffrir! Va-t'en, Louise! adieu!
LOUISE. Vous l'aurez voulu, Henri! Apprenez donc que, dès ce jour, nos fiançailles sont rompues.
HENRI. Nos fiançailles? Ah! Louise!... Mais tu ne m'as jamais aimé, tu ne m'aimes pas?
LOUISE. Si je vous aimais, que feriez-vous?
HENRI, (éperdu.) Si vous m'aimiez, je me brûlerais la cervelle!
LOUISE. Le suicide est une lâcheté. Vous l'avez dit, il faut choisir entre le bien et le mal, entre l'amour et la haine.
HENRI. Haïssez-moi donc! Je boirai le calice jusqu'à la lie!
LOUISE. Alors, sachez tout, je me serais sacrifiée pour vous ramener...
HENRI, (avec amertume.) Sacrifiée? Vous en aimez un autre?--Eh bien, vive la République! J'aurais fait votre malheur. C'eût été ma honte et mon châtiment! Ah! ma chère épaulette, j'ai bien fait de ne pas te déshonorer!
LOUISE. Adieu donc pour toujours!
HENRI. Dieu! on vient! Rentrez, rentrez ici! (Il la conduit vers la cachette.) Non! trop tard! (Il la pousse derrière le rideau, dans l'embrasure de la fenêtre.)
SCÈNE VII.--LE CAPITAINE, suivi de MOTUS, HENRI, LOUISE, cachée.
LE CAPITAINE, (bas à Henri.) Eh bien, le Breton?
HENRI, (de même.) Innocent! parti!
MOTUS, (se retournant vers deux soldats qui le suivent et qui portent des bottes de paille.) Ici, camarades!
LE CAPITAINE. Au milieu de la chambre, sur la table et dessous.
MOTUS. Mon capitaine, sans te molester, je pense que ça vaudrait mieux de répandre le combustible autour des boiseries, en commençant par les rideaux de fenêtre.
HENRI, (vivement.) Fais ce que te dit le capitaine! (Bas, au capitaine.) J'ai quelque chose à vous dire, c'est très-pressé.
MOTUS, (qui a mis de la paille dessus et dessous la table.) Voilà; quand le capitaine commandera l'illumination...
LE CAPITAINE. Tout à l'heure, attendez!
HENRI, (bas.) Éloignez-les.
LE CAPITAINE. Retourne aux greniers, l'ancien; il me faut dix fois plus de paille que ça! Et des fagots, beaucoup de fagots! Croyez-vous incendier ce château avec une allumette? Allez-y tous.
HENRI. Vous trouverez les fagots dans le donjon. (Ils sortent.) Mon capitaine, il y a là une femme... (Louise se montre.)
LE CAPITAINE, (souriant.) Qui venait vous voir? Très-jolie! Je vous en fais mon compliment. Ne la brûlons pas, ce serait dommage!
HENRI. C'est ma soeur de lait.
LOUISE. Non, monsieur l'officier. Je ne veux pas vous tromper, moi! je suis Louise de Sauvières.
LE CAPITAINE. Vous!... la fiancée d'Henri!
HENRI. Elle ne l'est plus, mais...
LOUISE, (à Henri.) Mais vous daignez vouloir me sauver? Je refuse votre protection, à vous! Je périrais ici avec joie, tant je suis malheureuse, si je ne me devais à mon père.
HENRI. Vous êtes malheureuse, Louise! (Bas.) Vous n'êtes donc pas aimée?
LOUISE, (sans lui répondre.) Monsieur le capitaine, je compte sur votre clémence, je ne rougis pas de l'implorer.
LE CAPITAINE. Comptez sur mon dévouement, mademoiselle, et calmez-vous. Vous veniez chercher Henri?
LOUISE. Non; mais, en le trouvant ici, j'espérais l'emmener.
LE CAPITAINE. Et vous n'avez pas réussi? Vous le maudissez!--Moi, je le plains et je l'admire! Dites à M. le comte de Sauvières que nous accomplissons avec douleur l'acte brutal qui vous dépouille et vous exile à jamais de vos foyers. Il est militaire; s'il était à ma place, il souffrirait comme moi; mais, comme moi, il obéirait.
LOUISE. Vos paroles lui seront transmises fidèlement, monsieur. Je pars avec l'espérance de vous revoir parmi nous. Nous aurons de meilleurs jours! La bonne cause est impérissable. Vous ne vous habituerez pas à ces violences que votre coeur désavoue, et M. Henri de Sauvières ne conservera pas longtemps sa funeste influence sur vos décisions. Allons! pour cette fois, ne regrettez pas l'acte de vandalisme qu'il vous oblige à faire, et comptez sur le pardon de mon père quand il vous plaira de l'invoquer. En abandonnant nos demeures, nous en avons fait le sacrifice à la cause de Dieu et du roi, et nous ne sommes pas si petites gens que de pleurer sur nos ruines! (Prenant un flambeau.) Tenez, mon cousin! faites gaiement ce que vous appelez votre devoir! Détruisez la maison où, orphelin, vous avez été recueilli et élevé! Vous hésitez? Ne le faites-vous pas avec enthousiasme? (Approchant le flambeau de la paille qui est sur la table, d'un air de défi.) Dois-je vous donner l'exemple? (Le capitaine lui ôte le flambeau.)
LE CAPITAINE. Vous êtes une héroïne! On nous l'avait dit.
HENRI. Une héroïne cruelle, cruelle comme la guerre civile! Emmenez-la, capitaine! Par ici, personne ne peut vous voir.
LE CAPITAINE, (à Louise, qui a ouvert la cachette.) Venez, je réponds de vous! Allons, mon pauvre Henri, du courage! (Il sort avec Louise.)
SCÈNE VIII.--HENRI, puis REBEC.
HENRI. Du courage! il en faut! (Il met sa tête dans ses mains et sanglote.)
REBEC, (sur la pointe du pied.) Ah! le voilà qui pleure! Je comprends ça, moi! un si beau château! Monsieur Henri!... voyons, consolez-vous! le mal ne sera pas grand!
HENRI, (se levant.) Qu'est-ce que tu veux? qu'est-ce que tu dis?
REBEC. Vous ne savez donc pas? Votre capitaine... ah! le brave homme! il m'a dit de rassembler sous main, à peu de distance, les gens de l'endroit. Dès que le feu flambera un peu, pour la forme, il lèvera le camp avec ses soldats, et nous viendrons éteindre.
HENRI. Tu en seras?
REBEC. Dame! comme gardien du séquestre! La République donne comme ça des ordres contradictoires... «Garde bien ce château! Brûle vite ce château!...» A chacun sa consigne! celle des autres ne me regarde pas.
CHAILLAC, (au fond, qui l'écoute.) Ah! c'est comme ça? Eh bien, nous verrons s'il flambera, le château! Quand on prend les bastilles, on les rase! ça les empêche de repousser.
TROISIÈME PARTIE
Automne, 1793.--Dans la campagne, près d'une petite ville conquise, par les Vendéens; on est en plein Bocage.--Pays couvert, vallonné, riche végétation.--Marie Hoche s'avance seule dans un chemin creux.--Saint-Gueltas sort des buissons et se trouve tout à coup près d'elle.
SCÈNE PREMIÈRE.--SAINT-GUELTAS, MARIE.
SAINT-GUELTAS. Je vous ai fait peur?
MARIE. Non, monsieur. Vous m'avez surprise.
SAINT-GUELTAS. Pardon! vous n'avez jamais peur, vous!
MARIE. A présent? Non, jamais. Quand le danger est de tous les instants et commun à tout le monde, on s'habitue à ne plus songer à soi-même. On en rougirait presque.
SAINT-GUELTAS. Cette bravoure vient d'un sentiment de générosité admirable... Mais où allez-vous donc ainsi toute seule? C'est une imprudence gratuite.
MARIE. Ce n'est pas pour le plaisir de m'exposer, croyez-le bien; je suis inquiète de mademoiselle de Sauvières, qui devrait être de retour.
SAINT-GUELTAS. J'ai envoyé des gens sûrs à sa rencontre sur le chemin de gauche.
MARIE. Et son père la cherche par le chemin de droite. Moi, je vais par ici. Je crains qu'elle n'ait pas reçu l'avis que nous lui avons fait donner, et qu'elle ne tombe dans quelque embuscade en voulant nous rejoindre à Pellevaux 3.
SAINT-GUELTAS. Un exprès a couru au Pont-Vieux pour lui dire que nous avons pris Saint-Christophe et que nous l'attendons là.
MARIE. Vous eussiez dû courir vous-même pour l'avertir.
SAINT-GUELTAS. Depuis quarante-huit heures, je n'ai ni mangé ni dormi, et pourtant me voilà. Mes soldats ont été scandalisés de me voir quitter la ville au moment où l'on se rassemblait à l'église pour le Te Deum. Ils prétendent que cela porte malheur, de ne pas remercier le ciel au son des cloches après chaque victoire. J'ai bravé leur mécontentement..., bien que je m'attende à ce que votre belle amie ne m'en sache aucun gré.
MARIE. Il ne s'agit pas de sa reconnaissance pour le moment, il faut assurer son retour.
SAINT-GUELTAS. Certes! allons au-devant d'elle. Donnez-moi donc le bras, nous irons plus vite.
MARIE. Non, non; passez devant. Je vous retarderais.
SAINT-GUELTAS. Vous craignez d'être seule avec moi?
MARIE. Pas le moins du monde.
SAINT-GUELTAS. Alors, vous êtes plus brave que moi. Je me sens tout ému à côté de vous.
MARIE. Pourquoi?
SAINT-GUELTAS. Parce que vos petits pieds effleurent l'herbe avec une grâce... Vous me croyez aveugle?
MARIE, (marchant toujours.) Où trouvez-vous le loisir de dire des riens au milieu des fatigues et des épouvantes de la vie que nous menons?
SAINT-GUELTAS. Où trouvez-vous le secret d'être belle et séduisante en dépit d'une pareille vie? Mon esprit reste frais comme votre visage et mon coeur éveillé comme vos yeux.
MARIE. C'est-à-dire que vous voulez me montrer comme vous avez l'esprit libre et le coeur léger au lendemain d'une victoire terrible et peut-être à la veille d'une défaite cruelle? Je n'admire pas cela tant que vous croyez, monsieur le marquis!
SAINT-GUELTAS. Vous me voudriez plus sérieux avec vous?
MARIE. Avec moi? Peu m'importe, mais vis-à-vis de vous-même... Cela ne vous fait rien, tous ces pauvres paysans que vous menez à la mort et qui tombent par centaines autour de vous?
SAINT-GUELTAS. Vous trouvez que je ménage ma vie plus que la leur?
MARIE. Elle vous appartient, la vôtre, vous pouvez la mépriser; mais faire si bon marché du sang de tant de malheureux et des larmes de tant de familles, voilà le courage que je n'ai pas et que je ne voudrais pas avoir.
SAINT-GUELTAS. Toutes les femmes sont comme cela! pleines de pitié pour les indifférents, indifférentes elles-mêmes, cruelles au besoin pour leurs amis.
MARIE. Je ne comprends pas l'allusion.
SAINT-GUELTAS. Si fait, vous me comprenez de reste.
MARIE. Est-ce une manière de vous plaindre de Louise?
SAINT-GUELTAS. En ce moment, je ne pensais qu'à vous.
MARIE. Alors, c'est encore une plaisanterie déplacée que vous me forcez d'entendre? C'est désobligeant.
SAINT-GUELTAS. Voyons, mademoiselle Marie, tenez-vous réellement à ce que je n'aie d'yeux que pour mademoiselle Louise?
MARIE. Je ne tiens pas à ce que Louise devienne votre femme, je crois que ce sera pour elle un grand malheur; mais vous affichez d'être son chevalier, vous lui faites la cour, son père vous autorise, et tout le monde croit que vous devez l'épouser. Ne laissez pas son avenir s'engager ou se compromettre ainsi, ou aimez-la uniquement et sérieusement.
SAINT-GUELTAS. Vous parlez comme une charmante petite bourgeoise que vous êtes, mademoiselle Hoche! et vous avez appris à Louise à raisonner comme vous. Toutes deux, vous vous croyez encore au temps où l'on filait la soie et le sentiment dans les grands salons silencieux des châteaux ou sous les ombrages immobiles des vieux parcs. Un été de guerre civile, qui résume cent ans d'expérience, vous sépare déjà de cette saison des amours à jamais disparue. Si nos manoirs sortent de leurs cendres, si nos chênes abattus reverdissent, nous rentrerons chez nous bien différents de ce que nous étions avant cette tourmente. Dans ce temps-là, l'homme, sûr du lendemain, attendait sans fièvre et sans amertume l'heure du berger, et la femme, sûre d'elle-même, s'occupait à résoudre le mignon problème d'inspirer l'amour sans risquer une plume de son aile coquette; mais le vautour de la guerre a passé sur vos pigeonniers, mes belles colombes, et il s'agit d'aimer avec tous les risques attachés à l'ivresse, ou de mourir dans la solitude. Aussi vous avez quitté vos foyers pour nous suivre, préférant l'horreur de cette lutte à celle de l'isolement et de l'inaction. N'exigez donc pas de nous, qui sommes rouges de sang et noirs de poudre, les vertus des héros du pays du Tendre. Prenez-nous comme nous sommes, ivres de carnage et de désir, enfiévrés par la fatigue, la colère, l'enthousiasme et le danger. Tous nos instincts sont devenus terribles, toutes nos passions se sont déchaînées... Saisissez-les au vol, et n'espérez pas en rencontrer ailleurs de plus pures et de plus désintéressées. Tout ce qui, en France, mérite le nom d'homme est emporté par ce fluide dans la région des tempêtes; ne comptez pas vous y soustraire, hâtez-vous d'aimer! Demain, vous serez peut-être couchées pêle-mêle avec nous, la tête fracassée et le sein percé de balles, sur cette bruyère rose qui rit au soleil! Celles qui auront aimé auront vécu. Les autres se seront flétries comme l'herbe stérile, et, en exhalant leur dernier souffle, elles reconnaîtront que la prudence et l'orgueil ne leur ont donné ni gloire ni bonheur.
MARIE. Vous vous trompez: celles qui auront vécu chastes, dignes et loyales, mourront calmes comme je le suis devant les terreurs que vous évoquez. Je souhaite une telle mort à ceux que j'aime, plutôt qu'une vie d'orages et de remords.
SAINT-GUELTAS. Ainsi, vous conseillez à Louise de me tenir à distance, comme si ce n'était pas assez des marches et contre-marches de la guerre pour nous séparer chaque jour et pour retarder indéfiniment l'expansion de nos coeurs? Tenez, ma belle enfant, c'est puéril, cela, car je pourrais repousser le frêle obstacle de votre surveillance, prendre ma fiancée dans mes bras et l'emporter au fond des bois... Mais... savez-vous ce qui m'arrête?
MARIE. Un reste d'honneur, j'imagine?
SAINT-GUELTAS. Quelque chose de plus: la crainte de vous affliger.
MARIE. C'est toujours cela.
SAINT-GUELTAS. N'essayez pas de le prendre sur ce ton dégagé. Je ne suis pas un novice!
MARIE. Que voulez-vous dire?
SAINT-GUELTAS. Vous me comprenez très-bien. Allons, charmante enfant, mon penchant répond au vôtre, ne soyez plus jalouse de Louise, aimons-nous! Ah! vous restez stupéfaite? C'est bien joué; mais à quoi bon ces attitudes convenues? C'est du temps perdu. Voulez-vous être sincère? Quittez l'armée, je vous ferai conduire à mon château de la Roche-Brûlée, et je vous y rejoindrai avant huit jours, car le conseil des chefs s'obstine à passer la Loire et à déplacer le siége de la guerre. Ce sera la perte de la Vendée, et je me séparerai de cette déroute pour rallier les forces de mon parti dans de nouvelles conditions.
MARIE. Et Louise... que deviendra-t-elle?
SAINT-GUELTAS. Elle épousera son cousin Sauvières, qu'elle est allée trouver sous prétexte d'affaires de famille. Je ne suis pas dupe! Elle ne l'aime pas, mais elle manque de courage, elle n'a pas eu confiance en moi.--Dites un mot, et je renonce à elle.
MARIE. Vous voulez un mot?
SAINT-GUELTAS. Oui, un seul.
MARIE. Eh bien, le voilà, je vous méprise!
SAINT-GUELTAS. Pour oser me dire un pareil mot, il faut que vous n'ayez pas compris mon projet. Vous vous imaginez que je veux déserter ma cause, quand, pour la mieux servir, je me sépare de ceux qui la perdent?
MARIE. Je ne juge pas votre politique, ce n'est pas la mienne, je ne m'intéresse pas à votre cause.
SAINT-GUELTAS. Que dites-vous là? Vous devenez folle!
MARIE. Non, monsieur, je suis patriote, je n'ai jamais cessé de l'être. J'ai suivi mademoiselle de Sauvières par affection, et, si je vous témoigne du mépris, c'est parce que vous parlez de l'abandonner dans une situation affreuse, après avoir forcé son père à vous suivre. Cela est indigne de quelqu'un qui se pique d'être gentilhomme, et l'offre que vous me faites de trahir mon amie est une insulte gratuite dont la honte retombe sur vous seul.
SAINT-GUELTAS. Je m'attendais à votre réponse, elle est d'un esprit imbu de préjugés, mais généreux et fier. Je vous en aime davantage, et votre conquête, pour être difficile, ne me semble que plus désirable. Je vous ramènerai, mademoiselle Marie, et vous m'aimerez passionnément, si je vis assez pour cela. Sinon vous me pardonnerez comme on pardonne aux morts, et vous me regretterez un peu! Voici votre amie, vous allez lui dire que je vous ai fait une déclaration dans les formes? C'est ce que je souhaite. Toutes deux vous allez dire du mal de moi, mais vous allez vous haïr l'une l'autre,... parce que vous voudrez triompher l'une de l'autre. Moi, je vous conseille de me tirer au sort.
MARIE. Ah! taisez-vous! Je rougis pour Louise de ce que vous pensez et de ce que vous dites!
SAINT-GUELTAS. Voulez-vous faire un pari avec moi? C'est qu'avant dix minutes vous serez brouillées. Tenez, je vais vous attendre là-bas, sous ce gros arbre, pour offrir mon bras à celle de vous qui aura la franchise de l'accepter. (Il s'éloigne. Louise approche, suivie de Cadio.)
SCÈNE II.--LOUISE, MARIE, CADIO.
MARIE, (courant à la rencontre de Louise et l'embrassant.) Enfin!
LOUISE. Comme tu es émue! Qu'est-ce qu'il y a?
MARIE. Rien; j'étais impatiente de te revoir et inquiète de toi.--Bonjour, Cadio.--Il te ramène saine et sauve, ce brave enfant?
LOUISE. Oui; mais comme tu es troublée! A ton tour, tu m'inquiètes. Il n'est rien arrivé à mon père, à ma tante?
MARIE. Rien, ils te cherchent. Rejoignons le grand chemin, ils doivent y être.
LOUISE. Mais avec qui donc étais-tu ici à m'attendre?
MARIE. Avec le marquis.
LOUISE. Je l'ai bien reconnu.
MARIE. Alors, pourquoi me demandes-tu...?
LOUISE. Pourquoi s'enfuit-il à mon approche?
MARIE. Je te le dirai (bas, montrant Cadio qui les suit) quand nous seront seules.
LOUISE, (de même.) Ce garçon-là ne compte pas. Il n'entend ou ne comprend rien en dehors d'un petit cercle d'idées fixes. C'est un brave coeur, mais c'est un fou. Voyons, parle; je te jure qu'il comprend mieux le langage des oiseaux que le nôtre.
MARIE. De quoi veux-tu que je te parle? du marquis? Il y a encore un brillant fait d'armes à inscrire sur sa liste. Pendant ton absence, il a pris la ville que tu vois d'ici. Depuis deux jours, il la garde, il veut s'y maintenir deux jours encore pour mettre de l'ordre dans l'armée et lui donner du repos. Tu en profiteras, tu dois en avoir besoin.
LOUISE. Je sais tout cela; j'ai rencontré le courrier. Nos affaires vont mieux. On espère n'être pas forcé de passer la Loire.
MARIE. Rapportes-tu de l'argent? C'est ce qui manque le plus, à ce qu'il paraît.
LOUISE. Je n'ai rien trouvé à Sauvières, nos fermiers avaient été forcés de payer à la République; mais je rapporte les diamants de ma mère, que j'avais confiés à ma nourrice et qu'elle avait enterrés dans son jardin. A présent, me diras-tu...? Voyons, n'élude pas mes questions. Tu es agitée, soucieuse. Asseyons-nous un instant, je suis lasse. Regarde-moi et réponds-moi. Tu me caches quelque chose. Saint-Gueltas est blessé, il aura craint de me surprendre...
MARIE. Il n'a rien, je te jure.
LOUISE. Alors, il m'évite?
MARIE. Je pense qu'il a quelque dépit. Est-il vrai que ton cousin soit en Vendée?
LOUISE. Oui; je l'ai revu à Sauvières.
MARIE. Ah! Eh bien?
LOUISE. Eh bien, quoi?
MARIE. Il est toujours républicain?
LOUISE. Tu en doutes?
MARIE. Non! mais il est toujours ton meilleur ami?
LOUISE. Il m'abandonne. Rien n'a pu le ramener, et Dieu sait pourtant que je lui aurais sacrifié...
MARIE. Ton inclination pour...
LOUISE. Oui, loyalement et courageusement. Mon père n'aime pas Saint-Gueltas, il regrette son neveu. Moi, je n'ai pas de confiance dans le marquis, je le crains... Qui sait si je l'aime? Tu vois que tu peux me parler de lui. Que te disait-il de moi, là, tout à l'heure?
MARIE. Ne me le demande pas, ma Louise. Cet homme est indigne de toi. Il faut l'oublier.
LOUISE. Ah! Et toi, l'oublieras-tu?
MARIE. Moi? Tu sais fort bien que j'ai pour lui un éloignement, un dégoût invincibles!
LOUISE. Avec quelle énergie tu dis cela aujourd'hui! Marie, il te fait la cour! Il me trompe, et, toi, tu ne m'as jamais dit la vérité!
MARIE. Il ne m'avait jamais fait cette injure.
LOUISE. Mais aujourd'hui, tout à l'heure, il t'a dit... Oui, tes joues sont enflammées de colère... ou d'orgueil!
MARIE. Louise!... tu sembles croire... Faut-il te dire que cet homme ne nous aime ni l'une ni l'autre, qu'il n'estime et ne respecte aucune femme,... que son hommage me fait l'effet d'une flétrissure?...
LOUISE. Tu mens!
MARIE. Et toi, tu m'affliges et tu m'offenses!
LOUISE. Ah! c'est que mon courage est à bout. Il y a trois mois que je me débats contre un soupçon qui me torture... Cruelle! tu ne vois donc pas que j'en meurs?
MARIE. Cruelle, moi? Qu'ai-je donc fait?... Mais tu es folle, je le vois; je te plains. Pauvre enfant, que faut-il faire pour te guérir?
LOUISE. Tu ne peux rien si tu ne peux pas me dire qu'il n'aime que moi.
MARIE. Je ne peux pas mentir pour t'égarer davantage. Tu l'aimes passionnément, je le vois, et lui, il vient de m'offrir, par dépit de ta pudeur, qu'il appelle méfiance et lâcheté, son insultant et banal hommage. A-t-il agi ainsi pour éveiller ta jalousie? Je le crois, car il m'a engagée à te dire sa trahison, et il se vante de nous brouiller ensemble.
LOUISE. Ah! alors... oui, j'ai déjà l'expérience de ses ruses affreuses!... Il veut me vaincre par le dépit!
MARIE. Est-ce là de l'affection, et te laisseras-tu prendre à ce jeu grossier, toi qu'Henri eût si loyalement aimée? M. Saint-Gueltas n'a aucun principe, tu le sais. Il ne voit dans l'amour que le plaisir et la vanité de troubler la conscience et de vaincre la pudeur. Au lendemain d'une conquête, il l'abandonne pour en essayer une autre. C'est comme sa méchante guerre de partisan, va! Il ruine et profane sans pitié ce qu'il terrasse, et il le laisse là sans remords et sans regret.
LOUISE. Ah! tu le hais trop pour ne pas l'aimer!
MARIE. Je ne le hais pas, je le dédaigne, comme ce qu'il y a de plus vain, de plus inconsistant et de moins héroïque au monde.
LOUISE. Tu nies jusqu'à sa bravoure?
MARIE. Non, mais j'en fais peu de cas. Le dernier de vos paysans qui se bat par fanatisme religieux est plus preux que lui, qui n'a que de l'ambition et que mène la fièvre d'une énergie brutale, maladie particulière à ces gentilshommes illettrés, espèces de fous à instincts sauvages qui noient dans le carnage et la débauche le tourment de leur oisiveté et le vide de leur intelligence. Ah! pardonne-moi. Louise! Ton père est un saint, et il y en a plusieurs comme lui dans votre armée; mais, puisque tu m'accuses de te disputer les regards du moins méritant, du plus souillé de vos prétendus héros, il faut que tu saches quelle indignation s'est amassée en moi contre l'abominable guerre que vous faites avec eux et les crimes dont, grâce à eux, vous semez la contagion... Oh! les cruautés sont égales de part et d'autre, je le vois, je le sais, je les déteste toutes; mais vous qui avez allumé l'incendie, vous êtes les vrais coupables, et j'ai horreur, à présent que je vous connais, de la sanglante et cynique autorité que vous vous flattez d'établir en France avec de pareils hommes!
LOUISE. Tu nous maudis, tu nous détestes? Je m'en doutais bien...
MARIE. Ton père déteste et maudit bien plus que moi l'entreprise où vous l'avez jeté!
LOUISE. Tais-toi! tu me déchires le coeur! C'est moi qui l'ai entraîné, perdu, je sais cela! J'ai été romanesque, exaltée... J'étais dévorée d'ennui à Sauvières, je voyais Henri abandonner notre cause... Saint-Gueltas est venu... Mon père résistait... Je sentais que l'on faisait violence à sa loyauté... et pourtant j'ai dit un mot cruel,... un mot fatal qui a étouffé le cri de sa conscience et qui l'a précipité dans un abîme de chagrins et de malheurs.--Ah! que veux-tu! nous ne pouvons pas voir bien clair dans tout cela, nous autres femmes; nous ne jugeons les événements qu'à travers nos instincts ou nos passions. La vérité, c'est le fantôme qui nous fascine; le devoir, c'est l'homme qui nous charme; la justice, c'est le désir qui nous aveugle. Nous nous croyons intrépides et dévouées quand nous ne sommes que folles d'amour et de jalousie. Eh bien, oui! voilà ce que c'est! Mon courage, c'est de la fièvre; mon royalisme, c'est du désespoir: cela est misérable et je me condamne;... mais il est trop tard pour reculer, je ne peux ni ne veux guérir! J'ai tout immolé à l'amour, et je veux recueillir le fruit de mes sacrifices. Saint-Gueltas m'aimera ou je me ferai tuer. Je me jetterai sous les pieds des chevaux, devant la gueule des canons...
MARIE. Il ne t'en demande pas tant! Sois sa maîtresse, et il t'aimera vingt-quatre heures.
LOUISE. Sa maîtresse? Jamais! Pourquoi donc ne serais-je pas sa femme? Il ne tient qu'à moi de l'être.
MARIE. Alors, pourquoi ne l'es-tu pas?
LOUISE. Oh! malheureuse que je suis! Je crains d'être haïe quand il se sera engagé à moi; il raille à tout propos le mariage; trahi par sa femme, il a conservé de ses premiers liens un souvenir odieux!
MARIE. Sa femme! Es-tu sûre qu'elle soit morte?
LOUISE. Ah! tu crois à cette légende de paysans, à la dame blanche qui revient au château de la Roche-Brûlée?
MARIE. Il y a deux versions: selon l'une, il a enfermé cette femme coupable; selon l'autre, il l'a assassinée. Et tu admires l'homme qui n'a pas su sauver sa dignité par une conduite claire et loyale! Supposons qu'il ait subi l'empire d'une fatalité, comment peux-tu croire qu'il oubliera la blessure de son âme? Ne vois-tu pas que tous ses entraînements portent l'empreinte de la haine et de la vengeance? Cet homme épris de pillage et de massacre me fait, au milieu de son odieuse gaieté, l'effet d'un fléau qui n'a plus conscience de lui-même.
LOUISE. Tu en dis trop de mal pour qu'il te soit indifférent.
MARIE. Je voudrais t'arracher à son influence. Je te vois perdue, si je n'y parviens pas. Ton père, toujours irrésolu, n'a pas le courage de contrarier ton penchant; ta tante...
LOUISE. Est une vieille enfant, je le sais: elle subit le prestige encore plus que moi; mais, toi qui te vantes d'y échapper... Non, c'est impossible! Je ne te crois pas. Tiens, donne-moi une dernière, une suprême marque d'affection. Quitte l'armée, quitte-nous; retourne à ton parti, à ta famille, à ton milieu. Fais en sorte que le marquis ne te revoie jamais...
MARIE. C'est sérieux, ce que tu me dis là?
LOUISE. Oui, quitte-moi pendant que je t'admire et te chéris encore. Demain, je te verrais troublée, il me semblerait que Saint-Gueltas te cherche ou te regarde... Cette jalousie qu'il veut exciter en moi me rendrait folle, injuste envers toi, odieuse à moi-même. Va-t'en, Marie, ma chère Marie! pardonne-moi, va-t'en, je te le demande à genoux.
MARIE. Adieu, Louise, ma pauvre amie! Hélas! que vas-tu devenir? (Elle l'embrasse.) Adieu!
LOUISE. Disons-nous adieu ici, et pleurons sans qu'on nous voie; mais tu vas venir avec moi à la ville. Il faudra nous entendre sur le voyage que tu vas faire et sur le prétexte à donner...
MARIE. A notre séparation? Je t'en laisse le soin. Tu diras que je suis lasse de partager tes fatigues et tes dangers.
LOUISE. Non, je ne mentirai pas. On ne me croirait pas d'ailleurs; on sait qui tu es!
MARIE. Eh bien, dis que ma vieille tante est malade et me rappelle à Paris.
LOUISE. C'est là que tu iras?
MARIE. Je n'en sais rien.
LOUISE, (soupçonneuse.) Tu n'en sais rien? Où iras-tu?
MARIE. Sois tranquille, je n'irai pas à la Roche-Brûlée. Adieu, je te quitte ici.
LOUISE. Ici? Mais tes effets?
MARIE. C'est si peu de chose, que cela ne vaut pas la peine d'être emporté.
LOUISE. Mais tu n'as pas d'argent?
MARIE. J'en ai assez.
LOUISE. Non, tu n'as rien! Et moi, je n'en ai plus... Ah! attends! mes diamants, partageons...
MARIE. Louise, ne m'humilie pas. Je ne veux rien... Regarde ce gros arbre, le marquis est là qui t'attend. Tu n'as plus besoin de Cadio, il me conduira à la ville républicaine la plus proche. Je ne veux pas subir l'outrage de te voir jalouse de moi en présence de M. Saint-Gueltas. Adieu!
LOUISE. Oh! je t'ai cruellement blessée, je le vois... Ne veux-tu pas me pardonner? Reste avec moi, je souffrirai, mais je saurai me vaincre... Marie, pardonne-moi!
MARIE. Je te pardonne de toute mon âme, mais je ne puis plus te servir, ni te protéger. Voilà ton père qui rejoint le marquis. Je ne te laisse pas seule.
LOUISE. Mais toi?...
MARIE. Cadio, voulez-vous me conduire à Pont-Vieux?
CADIO, (qui, assis à l'écart, s'est occupé à sculpter un morceau de bois.) Oui bien, c'est par là que je voulais aller.
LOUISE. Tu reviendras à Saint-Christophe ce soir, j'ai à te payer...
CADIO. Oui, oui, c'est bon, demoiselle. (A Marie.) Le jour baisse, partons!
MARIE, (à Louise, qui veut la retenir.) Ton père et le marquis t'ont vue, ils viennent. Quand tu auras besoin de moi, appelle-moi, j'accourrai. (Elle s'enfonce dans les massifs avec Cadio.)
LOUISE, (la suivant des yeux.) O Marie, Marie! je suis bien coupable d'avoir froissé une âme comme la tienne! Je mérite le désespoir où je me précipite.
SCÈNE III.--Un peu plus loin dans la campagne. MARIE, CADIO.
MARIE. Je peux marcher plus vite, Cadio.
CADIO. Nous avons le temps, demoiselle.
MARIE. Mais si vous voulez retourner ce soir à Saint-Christophe?
CADIO. Je n'y veux pas retourner. J'ai assez d'argent. Tenez, voilà ce que M. Henri m'a donné. Prenez-en, puisque vous n'avez rien. Oh! c'est de l'argent bien honnête! Ça vient d'un homme qui est bon et doux!
MARIE. Vous avez raison, Cadio, je pourrais l'accepter de lui sans rougir.
CADIO. Mais vous auriez honte de partager avec moi?
MARIE. Non, mon ami, non certes! mais je vous jure que j'ai quelque chose, et que cela me suffit.
CADIO. C'est comme vous voudrez; mais qu'est-ce qu'une jeunesse comme vous va faire pour vivre à présent?
MARIE. Je trouverai quelque part du travail, n'importe lequel. Je ne suis pas difficile.
CADIO. Est-ce que vous avez eu raison de quitter comme ça votre camarade?
MARIE. Vous avez donc écouté ce que nous disions?
CADIO. Sans écouter, j'ai entendu.
MARIE. Et vous avez compris que...?
CADIO. J'ai tout compris.
MARIE. Pourtant vous me blâmez...
CADIO. Dame! la voilà bien abandonnée, puisque son père est faible, sa tante folle et Saint-Gueltas méchant...
MARIE. Vous croyez que j'aurais dû me laisser avilir?...
CADIO. On aime les gens, ou on ne les aime pas.
MARIE. Cadio, attendez! Ce que vous dites là me frappe... Il me semble que la vérité est en vous, pure comme dans l'âme d'un enfant.--Retournons, voulez-vous? Je serai humiliée, flétrie peut-être par des soupçons et des prétentions... N'importe, si je sauve Louise... J'essayerai du moins, je n'aurai rien à me reprocher.
CADIO. A la bonne heure! Allez, demoiselle.
MARIE. Ne venez-vous pas avec moi?
CADIO. Oh! moi, je ne suis rien, je ne peux rien. Je déteste la guerre, et je veux me sortir de ces vilaines choses. Vous n'avez pas peur pour vous en retourner? C'est à deux pas.
MARIE. Je n'ai pas peur. Adieu, merci!
CADIO. Merci de quoi?
MARIE. Du bon conseil que vous m'avez donné. (Ils se séparent.)
SCÈNE IV. MARIE, sur le sentier, plus près de la ville; TIREFEUILLE, LA MOUCHE, sortant des buissons.
TIREFEUILLE. Demoiselle, on vous cherche par ici; venez avec nous.
MARIE. Pourquoi? Qui me cherche?
TIREFEUILLE. La demoiselle de Sauvières. Allons, venez!
MARIE. Vous vous trompez. Je connais le chemin, et personne ne m'attend.
TIREFEUILLE. Ça ne fait rien, on vous cherchait, nous autres! on a des ordres pour ça. Marchez par ici.
MARIE. Moi, je ne reçois d'ordres de personne, je ne vous suivrai pas.
TIREFEUILLE. Pas tant de paroles! Voyons, vous voulez passer à l'ennemi; le grand chef ne veut pas de ça.
MARIE. C'est M. Saint-Gueltas que vous appelez le grand chef?
TIREFEUILLE. Faut pas avoir l'air d'en rire. Marchez, ou vous êtes morte. (Il la couche en joue.)
MARIE, (dédaigneuse.) Ah çà! vous êtes fous! Vous m'accusez de passer à l'ennemi quand vous me voyez retourner au camp royaliste?
LA MOUCHE, (à Tirefeuille.) En v'là assez. Faut qu'elle marche, puisqu'il le veut.
TIREFEUILLE, (bas.) Comment donc faire? Il a défendu qu'on y touche, et elle n'a point peur des menaces. Tiens, la v'là qui s'échappe!
LA MOUCHE. Une balle aux oreilles, ça l'arrêtera, (Il tire un coup de fusil. Marie court plus vite.)
TIREFEUILLE. Allons, faut l'attraper et l'emmener de force, tant pis! (s'arrêtant.) Diable! qu'est-ce que c'est que ça?
LA MOUCHE. Les bleus! les bleus! Cachons-nous et tirons dessus quand ils passeront.
MARIE, (rejoint un groupe de gardes nationaux républicains qui s'avance au galop.) Sauvez-moi, je suis poursuivie!
CHAILLAC. Viens au milieu de nous, jeune citoyenne, et ne crains rien... Tiens, c'est la citoyenne Hoche! une vraie patriote, mes amis; elle va nous dire où sont les brigands... Quoi! qu'est-ce que c'est? elle est évanouie?
MARIE, (se ranimant.) Non! j'ai couru si vite... ce n'est rien.
CHAILLAC. Alors, réponds, citoyenne! L'ennemi occupe Saint-Christophe?
MARIE. Vous voyez bien le drapeau blanc sur l'église.
CHAILLAC. Tu étais prisonnière, et tu t'évadais?
MARIE. Non.
CHAILLAC. Comment, non?... Pourquoi courait-on après toi?
MARIE. Je ne sais pas, un guet-apens, des bandits qui n'appartiennent à aucun parti que je sache.
CHAILLAC. Allons, fouillez ces broussailles. Eh bien, les enfants de la patrie hésitent?
MOUCHON. Dame! ils peuvent être plus nombreux que nous. (A marie.) Combien sont-ils?
MARIE. Je n'en ai vu que deux; mais ne vous jetez pas dans ces buissons. C'est là que vos ennemis sont invincibles parce qu'ils sont insaisissables.
CHAILLAC. Alors, marchons sur la ville.
MARIE. Non, vous n'êtes pas en force. N'essayez pas cela.
CHAILLAC. Citoyenne, tu jettes l'alarme dans le conseil. Tu protéges l'ennemi, tu étais avec lui, puisque tu n'étais pas prisonnière. On connaît ton attachement pour certaine famille...
MARIE. Je ne le nie pas, mais je vous dis la vérité. Les insurgés sont ici en force et sur leurs gardes.
MOUCHON, (aux gardes nationaux.) Elle a raison, je la connais, vous la connaissez bien aussi; c'est la cousine de Hoche, elle ne voudrait pas nous tromper; replions-nous sur Pont-Vieux et attendons-y du renfort. La troupe doit arriver...
CHAILLAC. Citoyen Mouchon, je te retire la parole et je te défends de démoraliser la garde civique que j'ai l'honneur de commander.--Toi, citoyenne, tu es suspecte, et je te retiens prisonnière jusqu'à nouvel ordre. Quant à nous, enfants de la patrie, nous n'avons pas à compter l'ennemi, nous avons à le vaincre. En avant, et vive la République! (Les gardes nationaux s'élancent en avant en chantant la Marseillaise.)
SCÈNE V.--Minuit. Dans la ville de Saint-Christophe, reprise par las républicains.--Au milieu de la place, un feu de joie est allumé; les gardes nationaux de Chaillac font brûler les meubles des citoyens réputés royalistes.--La porte de l'église est ouverte. Des factionnaires y surveillent les prisonniers.--Des volontaires et des réquisitionnaires des localités environnantes, de toute condition, équipés militairement de toute manière, s'agitent autour du feu ou devant les maisons, demandant, achetant ou pillant des vivres, selon les ressources ou le bon vouloir des habitants.--Les gens de la ville qui ne se sont pas enfuis ou cachés montrent en général beaucoup d'empressement à fêter les patriotes, qu'ils remercient de les avoir délivrés des brigands. --On fait beaucoup de bruit, on crie, on jure, on chante, on menace, on rit; on saisit avec peine les dialogues confus, croisés, interrompus.
UNE VOIX. Tiens, v'là Mouchon! Ohé! les autres! voyez donc, c'est Mouchon de Puy-la-Guerche! Dans les volontaires! qu'est-ce qui aurait jamais dit ça?
UNE AUTRE VOIX. La République fait des miracles, vous le voyez bien.
UN VOLONTAIRE DE PUY-LA-GUERCHE. Mouchon? vous ne le connaissez pas! Il a chargé trois fois l'ennemi... à reculons!
MOUCHON. J'ai chargé en avant et en arrière, c'est la vérité; ma jument est habituée à tourner le pressoir à cidre, il faut qu'elle aille en rond. On croit qu'elle tourne le dos à l'ennemi? Pas du tout, la pauvre bête, elle revient lui faire face.
LE VOLONTAIRE. Qu'on le veuille ou non, pas vrai?
MOUCHON, (bas.) Tu as tort de te moquer de moi, Pascal! Les volontaires de Chaumonton vont nous mépriser. Ils font déjà assez d'embarras, parce qu'ils sont mieux montés que nous!
PASCAL. Se moquer? Qu'ils y viennent! on leur répondra!
UN GARÇON COIFFEUR, (avec émotion.) Pas de rivalité, citoyens! Que toutes les villes du Bocage fraternisent et s'embrassent! (Un blessé passe sur un brancard.)
UN CLERC DE NOTAIRE. Tiens, mon patron! Qu'est-ce qu'il y a?
LE BLESSÉ. Il y a qu'on va me couper le bras, mon pauvre enfant! Viens-tu voir ça?
LE CLERC. Sacredieu, non!... Si fait! je ne vous quitte pas dans la peine, mais, sacredieu, c'est dur. Il faut que je vous aime bien!
LE BLESSÉ. Tu me tiendras et tu m'encourageras. As-tu ton fifre?
LE CLERC. Pardié, toujours!
LE BLESSÉ. Eh bien, tu m'en joueras un air pendant l'opération.
LE CLERC. Ça va!
MOUCHON. C'est tout de même avoir du coeur, de demander de la musique.
LE BLESSÉ. Et de donner son bras droit à la patrie? C'est assez gentil, ça, pour un notaire!
LES ASSISTANTS. Vive le notaire! honneur au notaire!
DANS UN AUTRE GROUPE, (composé de jeunes gens artisans et bourgeois.) Les hussards ne reviennent pas vite.
--Ils donnent toujours la chasse aux brigands?
--Ils reviennent. J'entends le galop de la cavalerie légère.
--S'ils amènent encore des prisonniers, où les mettra-t-on? L'église est pleine.
--On fusillera tout ce qui a été pris les armes à la main, ça fera de la place!
--Eh bien, et les royalistes de la ville?
--Ça ne nous regarde pas. Les républicains de la ville s'en chargeront.
--Faut pas se fier à ça! Dans les villes, on est tous parents ou camarades. On ne se fait pas bonne justice soi-même.
--Qu'ils s'arrangent. Moi, j'aime pas les exécutions.
--Laisse-moi donc, toi! tu es encore un tiède, un modéré!
--Fiche-moi la paix et tâche, quand tu vas au feu, de n'être pas plus modéré que moi.
LE GARÇON COIFFEUR. Citoyens, citoyens, pas de rivalité! que toutes les villes fraternisent et s'embrassent!
D'AUTRES VOLONTAIRES, mêlés à des bourgeois de la ville. Quand je vous dis que, sans la troupe, nous étions aplatis comme un tas de galettes?
--Peut-être bien; mais, quand on a vu paraître les plumets, quelle charge à la baïonnette, hein? c'était comme la foudre!
--Jamais les brigands ne tiendront contre la troupe.
--Ils n'auraient pas tenu contre nous, si nous avions voulu; mais on a des paniques, c'est ça qui gâte tout!
--Tiens, les Mayençais eux-mêmes en ont, des paniques. Les brigands, c'est pas des ennemis comme les autres. A présent surtout, c'est à faire trembler! Ils se battent en désespérés. Et puis ils sont devenus si laids avec leurs habits en guenilles, avec leurs figures noires, leurs grandes barbes, leurs yeux qui jettent du feu... On va dessus tout de même; mais, quand on y pense après, on en rêve la nuit. C'est des cauchemars!
--Y a Saint-Gueltas, le grand chef, c'est comme un sanglier!
--Tu l'as vu, toi? Tu es bien malin! Personne ne peut dire qu'il connaît sa figure. Il est toujours habillé en malheureux, et il se bat dans les buissons en simple brigand.
--Je l'ai vu, à preuve que je l'ai tenu au bout de mon fusil.
--Et tu l'as manqué, imbécile?
--Il avait les deux mains embarrassées. Il tenait deux recrues qu'il étranglait. Il a pris le canon de mon fusil avec ses dents...
--Et il a avalé les balles? En voilà des bourdes que je n'avale pas, moi!
LE GARÇON COIFFEUR, (attendri.) Citoyens, pas de rivalité...
--Oh! en voilà un qui m'ennuie: il dit toujours la même chose.
--Il est soûl comme un Polonais!
--Où diable ce mâtin-là a-t-il trouvé de quoi se soûler? Je n'ai pas pu mettre la main sur un verre de cidre!
--Et moi donc! je n'ai même pas pu trouver le verre. J'ai bu à la fontaine comme un veau.
--Savez-vous que Perrichon est tué, dans tout ça?
--Quel Perrichon? le bègue?
--Non, le tanneur, celui qui demeurait aux Viviers.
--Tant pis! c'était un bon; il laisse une femme et quatre enfants!
--Damnés brigands! j'en veux tuer cinq à la première affaire!
--Qu'est-ce qui crie comme ça?
--Des blessés qu'on ampute; ils n'ont pas l'habitude.
--Tiens! voilà Duchêne avec des vivres.
--Un chaudron de pommes de terre qu'on allait donner aux cochons: qui en veut?
--Tout le monde! on est mort de faim!
UN BOURGEOIS DE LA VILLE, (apportant un grand panier.) Non, mes enfants, ne mangez pas ça. La pomme de terre, c'est bon pour les animaux, c'est malsain pour l'homme. Voilà du pain et de la viande.
--Vive le bon patriote!
--Patriote, moi? Je n'en sais rien... Je ne m'étais jamais occupé des affaires publiques. Hier, les brigands ont maltraité et frappé ma pauvre femme qui était en couches, et qui ne pouvait pas se lever pour les servir. Elle est morte sur le tantôt. Tuez-les tous, ces chiens-là, et mangez, mes bons amis, prenez des forces! Je vous apporte tout ce que j'ai. Si vous vouliez de mon sang, je vous en donnerais.
D'AUTRES BOURGEOIS, (apportant aussi des vivres.) Citoyens, buvez et mangez, et puis entrez dans l'église, et tuez tous les prisonniers, ceux de la ville surtout! Si vous les laissez échapper, dès que vous aurez tourné les talons, les aristocrates nous mettront à feu et à sang.
LE GARÇON COIFFEUR, (buvant.) C'est ça, que le Bocage fraternise et s'embrasse!
UN VOLONTAIRE, (à un autre volontaire.) Diantre! tu as une belle montre, toi! Où as-tu cueilli ça?
--Tiens, sur le champ de bataille. C'est la toquante à quelque aristocrate, ça sonne, et il y a des armoiries dedans.
--Dis donc, faudra les gratter, c'est des signes prohibés.
--Eh bien, toi, qui as ramassé un reliquaire en or avec un bon Dieu dessus, c'est prohibé aussi!
--Non, le sans-culotte Jésus est à l'ordre du jour.
--Ah! voilà qu'on fusille derrière l'église. Entendez-vous?
--Qui est-ce qui fait la besogne?
--C'est des paysans patriotes qui ont demandé à s'en charger.
--Diables de paysans! aussi enragés les uns que les autres!
--Dame! les brigands coupent par morceaux les femmes et les enfants de ceux qui ne veulent pas s'insurger. Tout ça, c'est des dettes qu'ils se payent entre eux!
--Qu'est-ce qui passe là avec Chaillac? Un beau jeune homme!
--Un lieutenant de hussards? C'est peut-être le jeune Sauvières.
--Oui, c'est lui. On me l'a montré tantôt. Un rude troupier, à ce qu'il paraît!
--Eh bien, et son oncle qui commande une colonne de brigands? comment ça s'arrange-t-il?
--Ça ne s'arrange pas.
DEUX AVOCATS, (officiers de volontaires.) Horrible guerre! voilà du sang français qui coule sur le pavé.
--Cela vient de derrière l'église, oui! un ruisseau de sang froidement répandu! Voe victis!
--Vous n'êtes pas navré de ces vengeances personnelles?...
--Si fait, mais ne parlez pas si haut. Il ne faudrait qu'un mot pour nous envoyer derrière l'église aussi, nous autres! Regardez ces figures pâles, ces yeux ardents... C'étaient des gens paisibles naguère, une population douce, économe, honnête et laborieuse. A présent, tous sont ivres, ils ont perdu la conscience du droit et le sens de la logique... Prêts à pleurer de tendresse ou à égorger sans savoir pourquoi... Très-bons au fond, qui le croirait? Très-enfants, aisément héroïques... mais exaltés ou abrutis par des émotions trop fortes. La nature humaine ne comporte pas ce degré d'excitation.
--La République en a trop appelé aux passions, je vous le disais bien!
--Que vouliez-vous qu'elle fît? qu'elle mourût?
--Non pas, mourons pour elle!
--Ce n'est pas difficile, allez! La vie est si triste à présent! Nos enfants meurent de frayeur dans le ventre de nos femmes.
SCÈNE VI.--HENRI, CHAILLAC, à la porte de l'église.
HENRI. Cette jeune fille assise là-bas, près du mur..
CHAILLAC. Vous la connaissez-bien, c'est la citoyenne Hoche, votre amie d'enfance.
HENRI. C'est pour cela que je la réclame. Elle porte un nom déjà glorieux et qui donne d'assez belles garanties à la République. Comment se trouve-t-elle au nombre des prisonniers?
CHAILLAC. Vous ne saviez donc pas qu'elle a suivi les insurgés?
HENRI. Si fait. Elle a agi ainsi contrairement à ses opinions.
CHAILLAC. Agir contrairement à ses opinions, c'est mal agir. J'aime mieux les fanatiques que les traîtres.
HENRI. Ce n'est pas agir contre la République que de se sacrifier à l'amitié.
CHAILLAC. Subtilités, citoyen Sauvières! Vous aussi, vous suivez vos anciens amis, mais en les chargeant à coups de sabre. Je vous ai vu travailler la bande de Saint-Gueltas tantôt. Vous alliez bien!
HENRI. Moi, je suis un homme. Les femmes ont d'autres devoirs.
CHAILLAC. Des devoirs contraires au salut de la patrie? Diable, non! Je ne veux pas vous accorder ça, jeune homme.
HENRI. Si la générosité du coeur est un crime, accordez-moi la grâce de cette jeune fille.
CHAILLAC. Je serais heureux de rendre hommage à un militaire tel que vous, mais cela m'est impossible. La mauvaise herbe repousse sous la faux révolutionnaire. Il faut l'arracher, tiges et fleurs; tant pis pour la jolie fille! Je ne suis plus jeune, moi, Cupidon ne me chatouille plus les yeux. Mademoiselle Hoche ira rendre compte de ses faits et gestes au tribunal d'Angers.
HENRI. Mon capitaine va venir vous dire...
CHAILLAC. Je ne reconnais pas l'autorité de votre capitaine. Le militaire n'a rien à voir dans nos affaires civiles. J'ai des pouvoirs extraordinaires des délégués de la Convention. Mon mandat est d'envoyer les suspects devant leurs juges naturels.
HENRI. Mais c'est de votre propre autorité que vous qualifiez de suspectes et traitez comme telles les personnes qui vous inspirent de la méfiance. Si vous vous trompez...
CHAILLAC. Je peux me tromper: errare humanum est! Le tribunal examinera, je m'en lave les mains. Il s'est passé au château de Sauvières, en votre absence, des choses que j'ai sur le coeur. On y a lâchement assassiné un magistrat, un homme de bien que j'ai juré de venger!
HENRI. De venger sur la personne d'une pauvre enfant qui certes a eu, comme mes parents, un tel crime en horreur?
CHAILLAC. Je suis un homme impartial. J'ai toujours rendu justice aux vertus privées de votre oncle, et il fallait du courage pour ça, je vous en réponds; mais sa conduite politique est impardonnable. Pardon, je vous afflige, vous savez ça aussi bien que moi. Ceux qui, à partir de sa défection, lui sont restés attachés sont gravement coupables à mes yeux. Je ne leur ferai pas de grâce. N'essayez pas de m'attendrir.
HENRI. Au moins, vous interrogerez mademoiselle Hoche avant de l'envoyer dans les prisons d'Angers?
CHAILLAC. Je l'ai interrogée. Elle protége les insurgés par son silence.
HENRI. Puis-je lui parler, moi?
CHAILLAC. Oui, moyennant votre parole de ne pas chercher à favoriser son évasion.
HENRI. Vous ne la connaissez pas. Elle refuserait...
CHAILLAC. N'importe, vous jurez?
HENRI. Oui, monsieur.
CHAILLAC. Tenez! on l'amène justement par ici, car voilà le convoi qui va emmener les prisonniers.
SCÈNE VII.--HENRI, MARIE, à la porte de l'église, des factionnaires les surveillent, des volontaires font monter les autres prisonniers sur des voitures de transport et des charrettes.
MARIE, (à voix basse.) Ah! Je suis heureuse de vous revoir, monsieur Henri! Vous allez me dire si Louise et son père ont pu s'échapper. Je suis dévorée d'inquiétude!
HENRI. Ils sont en fuite.
MARIE. On ne les poursuit pas?
HENRI. Nous avons fait notre devoir. La nuit nous a empêchés d'aller plus loin.
MARIE. Mais, demain, vous les poursuivrez encore... Ah! que vous devez souffrir, vous!
HENRI. Demain, mon détachement se porte sur un autre point. Je n'aurai pas la douleur de frapper moi-même... Mais il s'agit de vous... Vous savez qu'on va vous envoyer...
MARIE. Je sais, je vois, je suis perdue, moi!
HENRI. Non, vous invoquerez l'appui de votre cousin.
MARIE. Quand même on m'en laisserait le temps, je n'aurais pas recours à lui. Si je suis gravement compromise, comme je le pense, je ne veux pas le compromettre. Il est l'unique appui de ma pauvre famille, il est une des gloires, une des forces de la patrie. Au besoin, je nierais notre parenté pour le préserver du soupçon.
HENRI. Appelez-moi en témoignage, au moins.
MARIE. Pas plus que lui vous ne devez avoir à vous disculper, monsieur de Sauvières! Votre nom est déjà assez difficile à porter sous les drapeaux de la République. Ne me parlez pas davantage; je sais que vous voudriez me sauver, je vous en remercie. Vous n'y pouvez rien, ne vous exposez pas davantage.
HENRI. Marie, laissez-moi vous parler comme autrefois et vous serrer la main.
MARIE. Non, nous sommes observés; mais sachez que j'ai pour vous autant d'amitié que d'estime.
HENRI. Je ne peux pas vous laisser partir... Voyons, demandez à parler encore à Chaillac. C'est un esprit étroit, rigide, mais c'est un honnête homme.
MARIE. Son esprit n'est pas assez délicat pour comprendre ma situation. Il veut des renseignements sur l'armée royaliste. Je ne puis m'abaisser à la délation pour sauver ma tête; jamais Chaillac n'admettra que la reconnaissance personnelle puisse l'emporter sur le patriotisme, et j'avoue que je suis ici la victime de mon propre coeur. J'ai servi en quelque sorte la cause des insurgés, j'ai partagé leur bonne et leur mauvaise fortune. Si j'ai eu horreur de leurs excès, j'ai eu pitié de leurs misères. J'ai soigné leurs blessés; j'ai soutenu leurs femmes, j'ai quelquefois sauvé leurs pauvres enfants dans mes bras au milieu de la déroute. Que voulez-vous! j'ai aimé Louise par-dessus tout, j'ai servi avec zèle son vertueux père, votre bienfaiteur et le mien! Qui comprendrait une pareille inconséquence, à moins d'être femme? Et encore! Y a-t-il encore des femmes dans le temps où nous vivons? Je suis peut-être la dernière qui osera faire violence à ses croyances pour remplir un devoir et payer une dette.
HENRI. Eh bien, oui, Marie, vous êtes la seule femme, le dernier ange de bonté... (Il lui baise la main.)
MARIE. On m'appelle; adieu! Si je suis condamnée pour avoir été sensible au malheur de mes amis, ne me plaignez pas. Ma vie a été pure, et je crois à une vie meilleure. Servez bien la France et soyez heureux...
CHAILLAC, (s'approchant.) Eh bien, citoyenne, es-tu décidée à me dire...?
MARIE. Je ne vous dirai rien, monsieur, cela m'est impossible.
CHAILLAC. En route, alors! Monte dans ce fourgon, tu seras mieux que sur la charrette.
MARIE. Je vous remercie, monsieur.
CHAILLAC. As-tu pris quelque chose ce soir?
MARIE. Non, on n'a pas eu le temps, ou on a oublié; c'est inutile! Adieu, merci. (Elle part.)
CHAILLAC, à Henri. Une fille très-douce, très-polie! c'est dommage! mais que voulez-vous!...
QUATRIÈME PARTIE
Commencement de l'hiver, 1793.--En pays breton, de l'autre côté de la Loire 4.--Un chemin creux entre deux buttes couvertes de buissons.--Au loin, une lande coupée de zones boisées.--Clair de lune.--Cadio, seul, sur la butte la plus élevée, au pied d'une croix de pierre, joue de la cornemuse.
SCÈNE PREMIÈRE.--CADIO.
Je ne sais pas ce que je viens de jouer, pas moins! c'était comme une prière, et ça m'a contenté le coeur. «Grand Dieu du ciel et de la terre, tu m'as parlé dans la solitude! Tu n'es pas fier, toi! tu parles au dernier des hommes, à celui que les autres hommes ne regardent seulement pas. Ah! que tu m'as enseigné de choses, et comme je me soucie peu à présent des peines que le diable peut me faire! Il ne peut rien contre moi, non, rien. Celui qui croit en toi, Dieu bon, ne croit plus au pouvoir du mal.»--Voilà pour sûr ce que mon biniou disait tout à l'heure. Oh! c'est qu'il joue tout seul, lui, quand je suis en état de grâce, et j'y suis depuis le jour où j'ai entendu armer le fusil pour me tuer.--Drôle de chose, la mort! Dire qu'elle est bonne, puisqu'elle nous rend meilleurs,... et nous la craignons pourtant! On ne sait pas pourquoi on la craint;... mais on la craint, il n'y a pas à dire. (Descendant la butte.) Voilà enfin tout de même une nuit sans danger. J'ai fait tantôt un bon somme sur la fougère, avec la grosse lune toute blanche au-dessus de ma tête. Il ne fait pas chaud, comme ça, aux approches du matin; mais de souffler dans ce pauvre biniou, ça m'a réchauffé l'esprit.--Où est-ce que je peux bien être? Je ne sais plus. La Loire par là?--ou par là?--Qu'est-ce que ça me fait? Je l'ai passée; les Vendéens l'ont bien passée aussi, mais ils ne me reprendront pas! Ils ont monté du côté de la Manche, et, moi, j'ai tourné face à l'Océan. Le vent qui en vient me conduit. Il faut que je retourne au pays des grosses pierres. On dit qu'il n'y a plus nulle part ni moines ni couvents. On m'y laissera en paix. Ça n'est pas qu'on soit mal par ici, c'est tout désert. Le pays me plaît; il paraît bien tranquille... (on entend deux coups de fusil au loin. Il tressaille et écoute.) Plus rien! C'est quelque braconnier! Où donc trouver un coin du monde où on n'entendra plus jamais ces maudits coups de fusil? Il faudra pourtant bien que je le retrouve, car voilà l'hiver qui pique, et Dieu sait si je pourrai continuer à coucher dans les bois!--Et puis ça m'ennuie quelquefois, de me cacher, de ne rien savoir et de ne rien faire.--Quoi faire à présent en ce bas monde, quand on ne veut pas tuer les autres?
UNE VOIX, (derrière la butte.) Cadio! Oh! Cadio!
CADIO, (effrayé.) Qu'est-ce qui m'appelle? Est-ce moi qu'on cherche?
LA VOIX, (plus près.) Hé! Cadio! es-tu par là?
CADIO. On dirait... Non! c'est un gars.
SCÈNE II.--CADIO, LA KORIGANE, en garçon.
LA KORIGANE. Ah! j'en étais bien sûre! J'ai reconnu l'air de ton biniou. Il n'y a que toi dans le monde pour en jouer si bien que ça!
CADIO, (incertain et méfiant.) Je ne te connais pas, petit; qu'est-ce que tu me veux?
LA KORIGANE. Tu ne connais pas le follet?
CADIO. En garçon, toi? Est-ce bien vrai, que c'est toi? Ta figure me paraît toute changée, et ta voix aussi.
LA KORIGANE. M'aimes-tu mieux comme ça?
CADIO. Non! je te trouve encore plus laide et plus rauque; mais tu as donc quitté les brigands?
LA KORIGANE. Et toi, tu as déserté, pas moins?
CADIO. Dame! je n'allais pas avec eux de plein coeur, tu le sais bien!
LA KORIGANE. Mais tu les suivais tout de même à cause de la demoiselle?
CADIO. La demoiselle? Qu'est-ce que ça me fait, la demoiselle?
LA KORIGANE. Tu as été amoureux d'elle, Cadio!
CADIO. Voilà une bêtise par exemple! Amoureux, moi? Je ne le serai jamais.
LA KORIGANE. Pourquoi?
CADIO. Parce que je ne serai jamais ni ça ni autre chose. Je ne peux rien être, et j'aime autant ça.
LA KORIGANE. Ce que tu es, je vais te le dire: tu es fou!
CADIO. On me l'a toujours dit; mais peut-être bien qu'il n'y a que moi de sage sur la terre.
LA KORIGANE. Ah! et pourquoi donc ça?
CADIO. Parce qu'il n'y a que moi qui n'aie rien à réclamer et rien à défendre, par conséquent aucun mal à faire à personne.
LA KORIGANE. Imbécile! tu as ta peau à défendre!
CADIO. Je la cache! il ne faut pas beaucoup de place pour ça. Et qu'est-ce qu'elle est devenue, la demoiselle?
LA KORIGANE. Elle est devenue pâle, et maigre, et mal habillée, et pauvre, et misérable!
CADIO. Et l'armée qu'elle suivait?
LA KORIGANE. Elle la suit toujours.
CADIO. Et Saint-Gueltas?
LA KORIGANE. Il voulait quitter. La demoiselle l'a retenu, pour son malheur et celui de tout le monde.
CADIO. Elle aurait mieux fait d'aimer son cousin Henri.
LA KORIGANE. Un bleu enragé?
CADIO. Un beau garçon qui m'a donné la vie et rendu ma musique!
LA KORIGANE. Toujours ta musique! ça passe avant tout.
CADIO. Puisque je n'ai que ça.
LA KORIGANE. Tu m'avais, moi! Je t'aimais, et, si tu avais voulu mon coeur et ma vie...
CADIO. Je n'ai rien voulu de toi; tu étais trop mauvaise. Toute petite, tu écorchais les bêtes vivantes, et depuis tu es devenue pire. Je t'ai vue au camp du roi! tu étais plus méchante que les plus méchants!
LA KORIGANE. Eh! tu n'as rien vu. Depuis que tu nous as quittés, et depuis que le marquis est fou de la Sauvières, j'ai dit: «C'est comme ça? il faut que je me venge sur ces chiens de patriotes!» J'ai pris des habits de garçon, j'ai mis des cartouches sous ma blouse, et c'est moi qui recharge lestement les fusils quand nos gens tirent de derrière les buissons. Et, quand le vieux Sauvières et les doux chefs veulent épargner les prisonniers, c'est moi qui crie à nos hommes: «Tuez tout!» Et, quand on massacre, c'est moi qui chante! Et, quand on en a oublié, c'est moi qui les montre et qui dis comme ça: «Allez! allez! saignez encore, le compte n'y est pas!»
CADIO. Tu me fais peur... et tu me dégoûtes! Adieu! passe ton chemin!
LA KORIGANE. Voyons, Cadio, tu vas au pays? Je suis capable de m'en aller avec toi.
CADIO. Alors, je n'y vais plus. Merci pour ta compagnie!
LA KORIGANE. Tu me méprises? tu me détestes?
CADIO. Non, je te plains.
LA KORIGANE. Si tu me plains, aime-moi, et je serai douce. Voyons, Cadio, je pourrais peut-être t'aimer encore. Tu n'es ni beau ni brave;... mais ta musique,--et puis l'habitude que j'avais de te suivre... Tu étais bon pour moi, tu me grondais...
CADIO. Ça ne te changeait pas.
LA KORIGANE. C'est ta faute, il fallait m'aimer. Quand j'ai senti parler mon coeur, si tu avais eu l'esprit de le comprendre, je ne serais pas où j'en suis.
CADIO. Où en es-tu donc?
LA KORIGANE. J'aime à présent quelqu'un qui ne me regarderait pas, si j'étais peureuse et pitoyable. C'est quelqu'un qui n'aime que le courage, et c'est pour lui que j'en ai. Il est méchant, lui, et je suis méchante. Il veut qu'on fasse le mal, et je le fais. S'il me commandait le bien, je ferais le bien. Quand il me dit une parole, si j'avais trois âmes, je les lui donnerais.
CADIO. C'est Saint-Gueltas, pas vrai? Eh bien, pourquoi est-ce que tu le quittes?
LA KORIGANE. Je le quitterais bien par dépit! mais je suis avec lui encore.
CADIO, (effrayé et près de fuir.) Il est donc par ici?
LA KORIGANE. A deux pas; il donne un moment de repos à sa troupe. Ça ne sera pas long, on veut attaquer avant le jour la ville qui est là-bas, derrière la colline. Oh! on va se cogner, c'est notre dernier enjeu. Où vas-tu?
CADIO. Je vais plus loin. Je ne sais point cogner.
LA KORIGANE, le retenant. Tu ne veux pas m'emmener, et tu te sauves? Eh bien, tu resteras, ça me venge... et ça m'amuse. Tu resteras, je te dis!
CADIO. Mais non!
LA KORIGANE, (prenant un de ses pistolets.) Mais si! Ne bouge pas, ou je te brûle la cervelle! (Cadio se débat et s'échappe.)
SCÈNE III.--LA KORIGANE, SAINT-GUELTAS, sortant des buissons.
SAINT-GUELTAS. Eh bien, la farfadette, qu'est-ce qu'il y a donc?
LA KORIGANE. C'est rien, mon maître. Un des nôtres avec qui je plaisantais.
SAINT-GUELTAS. Quelque amoureux? Ah! les femmes, ça trouve toujours le temps de penser à ça!
LA KORIGANE. Je n'ai pas d'amoureux, mon maître.
SAINT-GUELTAS. Tu as tort... Mais où sont nos éclaireurs? Tu étais avec eux?
LA KORIGANE. Ils avancent bien doucement; le pays est tout défoncé.
SAINT-GUELTAS. Vous n'avez rencontré personne?
LA KORIGANE. Pas seulement un lapin. Le gibier est épeuré à c't'heure.
SAINT-GUELTAS. Tant mieux! vous vous amuseriez à le chasser, et il ne s'agit pas de ça.
LA KORIGANE. Dame! on est mort de faim! Je crois qu'on le mangerait tout cru.
SAINT-GUELTAS. La poudre est pour tirer sur les bleus, et elle est rare. Le premier qui perd un coup de fusil aura de mes nouvelles. Dis-leur ça, rejoins-les; cours!
LA KORIGANE. Courir? J'ai les pieds en sang.
SAINT-GUELTAS. Pas de réflexion. Dis-leur de gagner toujours sur la droite; l'armée arrive.
LA KORIGANE. L'armée?
SAINT-GUELTAS. Ah çà! m'entends-tu?
LA KORIGANE. Elle n'est pas grosse à présent, l'armée! Si vous en ôtiez les blessés, les vieux, les femmes et les marmots... C'est avec ça que vous voulez prendre une ville? Vous feriez mieux de vous retirer sur vos terres, où personne n'oserait vous attaquer.
SAINT-GUELTAS. Oh! oh! tu raisonnes, toi? Tu donnes des conseils? Va au diable! Je te chasse.
LA KORIGANE. Mon maître, un mot d'amitié, et je me fais tuer cette nuit.
SAINT-GUELTAS. Va, ma bonne fille, va!
LA KORIGANE. Un mot de tendresse!
SAINT-GUELTAS. Ah! tu m'ennuies! File d'un côté ou de l'autre, que je ne te voie plus!
LA KORIGANE. Adieu, mon maître. (A part.) Je me vengerai sur les Sauvières. (Elle sort.)
SAINT-GUELTAS. Si celle-là me quitte, je n'aurai bientôt plus personne... Mais qu'est-ce que c'est que ça? (Une calèche toute crottée et toute déchirée s'engage dans le chemin creux.--Un paysan la conduit en postillon.--La voiture enfonce jusqu'au moyeu dans une ornière; un des chevaux s'abat. L'homme jure, des cris de femme partent de la voiture.)
SCÈNE IV.--SAINT-GUELTAS, LA TESSONNIÈRE, ROXANE, un Postillon.
SAINT-GUELTAS. Taisez-vous, sacrebleu! taisez-vous! (Au postillon.) Tais-toi, butor! Et vous, imbéciles, qui allez en calèche dans de pareils chemins; descendez, et que le diable vous emporte!
ROXANE, (dans la calèche.) Oui, oui, arrêtez, j'aime mieux descendre.
LA TESSONNIÈRE, (dans la calèche.) Ouvrez la portière, ouvrez!
LE POSTILLON, (relevant son cheval.) Ouvrez vous-mêmes, mille noms de nom d'un tonnerre!
SAINT-GUELTAS, (faisant descendre Roxane et la Tessonnière.) Allons donc! et flanquez-nous la paix. Silence! (Roxane est dans un costume impossible, bonnet de coton, chapeau d'homme, robe de soie en lambeaux, cape de paysanne. La Tessonnière a un chapeau de femme, une couverture liée autour du corps avec des cordes et des rubans fanés; des pantoufles dans des sabots.)
ROXANE, (que Saint-Gueltas attire brusquement sur le marchepied de la voiture.) Ah! brutal, vous m'avez meurtri les bras! Ah ciel! pardon! c'est vous, cher marquis? Dieu nous vient en aide! mais vous m'avez fait bien mal...
SAINT-GUELTAS. Ah! tant pis pour vous, mademoiselle de Sauvières. Il fallait aller à Guérande, au lieu de vous obstiner à suivre une armée en déroute! Pourquoi diable à présent n'êtes-vous pas au centre de la marche avec les autres personnes gênantes?
LA TESSONNIÈRE, (bas, à Roxane.) Gênantes n'est pas poli!
ROXANE, (à Saint-Gueltas.) Vous nous faites des reproches!... Les bleus étaient derrière nous, la peur nous a saisis; j'ai donné deux louis à cet homme pour qu'il prît la tête. Il prétendait connaître la traverse... Enfin nous voilà!
SAINT-GUELTAS. Belle idée! vous n'aviez personne derrière vous. N'êtes-vous pas encore habituée aux paniques des traînards depuis un mois que ça dure? Et croyez-vous n'avoir personne en face?
ROXANE. Vous y êtes, marquis; je ne crains plus rien. Je m'attache à vous, je ne vous quitte pas!
SAINT-GUELTAS, (haussant les épaules.) Comptez là-dessus! Vous avez fait la sottise, vous la boirez. (Au paysan postillon.) Dételle tes chevaux, toi! flanque-moi cette voiture dans les genêts, débarrasse la voie et viens t'atteler à nos caissons. Plus vite que ça!
ROXANE. Eh bien, et nous? Va-t-on nous jeter dans les genêts aussi?
SAINT-GUELTAS. Restez à découvert, si bon vous semble. L'avant-garde va vous bousculer tout à l'heure.
ROXANE. Vous nous quittez?
SAINT-GUELTAS. Parfaitement. J'ai à conduire mes gens à l'assaut d'une ville, c'est un peu plus pressé que de bavarder avec vous! (Il s'en va par où il est venu.)
ROXANE. Mais qu'a donc le marquis? Lui autrefois si galant, si aimable, je ne le reconnais plus depuis quelques jours.
LA TESSONNIÈRE. C'est que ça va mal, ma chère amie, ça va très-mal!
ROXANE. Bast! encore une affaire, et ce sera la fin.
LA TESSONNIÈRE. J'ai grand'peur que ce ne soit le commencement.
ROXANE. Le commencement de quoi? Vous radotez!
LA TESSONNIÈRE. Non pas! le commencement de misères dont vous n'avez pas l'idée.
ROXANE. Nous en avons plus que nous n'en pouvons porter. Quand on est fait comme nous voilà!... non, nous ne pouvons pas être plus malheureux!
LA TESSONNIÈRE. Si fait! car jusqu'à présent nous avons, vous et moi, toujours trouvé quelque gîte, et nous allons, je pense, coucher en pleins champs.
ROXANE. J'aime mieux ça que les lits bretons. C'est une saleté horrible!
LE PAYSAN, qui a dételé ses chevaux. Ah ça, dites donc, les bourgeois! au lieu d'insulter le pays, venez donc un peu m'aider à verser la calèche. Je ne peux pas tout seul!
ROXANE. Verser la calèche? Et qu'est-ce qui nous garantira du froid, s'il nous faut attendre ici que la ville soit prise?
LE PAYSAN. Oh! vous aurez assez chaud tout à l'heure à vous sauver, quand on chargera l'ennemi. Allons, vous, le vieux! un coup de main!
LA TESSONNIÈRE. Vous plaisantez, mon ami!
LE PAYSAN. Vous ne voulez pas? Eh bien, aux cinq cents diables le berlingot! (Il casse les vitres avec le manche de son fouet et brise les châssis de la calèche.)
ROXANE. Ah! le misérable! il détruit notre dernier asile! Empêchez-le donc, la Tessonnière!
LA TESSONNIÈRE. Merci! vous voyez bien qu'il est furieux!
LE PAYSAN, (cassant toujours.) Damnée guimbarde, va! Pas possible de l'ôter de là! Ah! v'là du renfort!
SCÈNE V.--Les Mêmes, MACHEBALLE et quatre Vendéens, maigres, déchirés, barbus, hâves.
MACHEBALLE, (au postillon.) T'es-t-encore là, feignant? Laisse ça, et cours aux canons; y en a un d'embourbé. Dépêche, ou gare à toi!
LE POSTILLON. On y va, quoi, on y va! (Il remonte à cheval et part au trot.)
ROXANE, (à la Tessonnière.) C'est cet affreux Mâcheballe, si grossier! Ne lui parlons pas, venez!
LA TESSONNIÈRE. Où donc aller? On enfonce à mi-jambes dans les près!
ROXANE. Non, par là, sur la fougère. Ah! grand Dieu! on parlait de ça jadis, quand on chantait des bergeries: Colin sur la fougère... Et à présent!... (Ils s'éloignent.)
MACHEBALLE, (qui a fait enlever la calèche par ses hommes; ils la renversent sur la berge du chemin.) Boutez-moi ça le ventre en l'air, et cassez les roues, que ces clampins de nobles ne s'en servent pas pour fuir la bataille. Ah! si je repince ceux qui nous ont lâchés! C'est bon, c'est bien, mes gars! A présent égaillez-vous 5. Je vas tenir conseil un moment avec les autres chefs.
UN VENDÉEN. Encore! on ne fait que ça! On perd le temps à se demander ce qu'on veut faire.
UN AUTRE. Hormis toi, général, c'est tous des messieurs qui n'y connaissent rien, et qui ne peuvent pas s'accorder.
UN AUTRE. Y a Saint-Gueltas qu'est bon. Il en vaut quarante.
L'AUTRE. Je ne dis pas, mais il en demande plus qu'on n'en peut faire. On est sur les dents!
MACHEBALLE. Allons, allons, les enfants du bon Dieu! faut pas parler de ça. Faut aller de l'avant. Là-bas, on se reposera dans la ville.
L'AUTRE. Oui, en attrapant des coups de fusil! Les bleus sont partout à c't'heure, et y a plus de villes sans défense!
UN AUTRE. Tout ça, c'est la faute au vieux Sauvières, qui veut la discipline et la mode de se battre à découvert. C'est des histoires de l'ancien temps. On ne veut plus de ça, nous autres!
MACHEBALLE. Ah dame! vous l'avez nommé général! Fallait pas!
UN AUTRE. Des généraux, on en a bien trop nommé! Il n'en faudrait qu'un.
MACHEBALLE. Et que ça soit toi, pas vrai?
L'AUTRE. Non! toi, Mâcheballe! général en chef!
MACHEBALLE. Ça pourra venir, mes enfants! Laissez partir les nobles: ils en crèvent d'envie!
LE PREMIER VENDÉEN. Qu'ils s'en aillent! C'est tous des trahisseurs.
UN AUTRE. Quand ils s'en iront, on leur z'y lâchera du plomb dans le dos. Ça les fera filer plus vite.
MACHEBALLE. V'là Saint-Gueltas, un bon, je ne dis pas; mais la belle Louise lui a mis la tête à l'envers depuis un bout de temps.
UN VENDÉEN. Faut la renvoyer. On n'a pas besoin de femmes à la guerre. C'est des bêtises, tout ça!
MACHEBALLE. On fera de son mieux. Égaillez-vous, et faites bonne garde.
LE VENDÉEN. Oui, si on peut! on tombe de fatigue, (Ils se dispersent et s'éloignent.)
SCÈNE VI.--MACHEBALLE, LE COMTE DE SAUVIERES, LE BARON DE RABOISSON, SAINT-GUELTAS, LE CHEVALIER DE PRÉMOUILLARD.
MACHEBALLE, (à Raboisson et au chevalier.) Me v'là, arrêtez-vous! c'est ici qu'on se consulte.
LE CHEVALIER, (sans lui répondre, à Saint-Gueltas.) Est-ce ici réellement? Nous ne sommes pas en nombre, et, s'il nous faut attendre les autres chefs, nous allons perdre un temps précieux; nous n'arriverons pas de nuit sous les murs de la ville.
SAINT-GUELTAS. Une de nos colonnes doit y être.
LE COMTE. Raison de plus pour se hâter de la rejoindre. Écoutez! Vous n'entendez pas de bruit?
MACHEBALLE. Eh non! la fusillade n'est pas commencée. Les oreilles vous cornent!
LE COMTE. Plaît-il?
RABOISSON, (bas.) Ne répondez pas à ce manant.
SAINT-GUELTAS. Attendez! voici deux de mes éclaireurs!... (Entrent deux Vendéens.) Eh bien?
UN ÉCLAIREUR. On a poussé, Jean et moi, jusqu'à la ville. Elle n'est pas gardée et ne se méfie pas; avec quatre hommes de plus, on aurait pris le faubourg.
SAINT-GUELTAS. En avant, alors!
RABOISSON. Un moment! c'est bien grave, de se lancer sans avoir pu se réunir.
SAINT-GUELTAS. Oh! si on s'attend les uns les autres, ce sera comme sur la route du Mans. N'espérons plus rien que de nous-mêmes.
LE CHEVALIER. Eh oui! En avant, mordieu! allons donc!
LE COMTE. Vous avez raison cette fois, chevalier. Le malheur doit avoir dissipé toutes nos illusions. Ayons l'audace du désespoir.
SAINT-GUELTAS. Oui, oui, faites avancer vos colonnes, monsieur le comte.
LE COMTE. Mes colonnes? Ignorez-vous que je n'ai plus que cent vingt hommes, de neufs cents que je commandais encore hier?
MACHEBALLE. Ah! vous, tous vos gens désertent! c'est la honte de l'armée!
LE COMTE, (méprisant.) Vous dites?
SAINT-GUELTAS, à Mâcheballe. Tais-toi, brutal! ce n'est pas le moment.
MACHEBALLE. Je me tairai, si je veux.
SAINT-GUELTAS. Je le dis que tu vas te taire, et rester ici pour que nous ne soyons pas surpris et attaqués en flanc. Là est le grand danger. Ne l'oublie pas (bas), toi, le plus solide au poste!
MACHEBALLE. On restera, marchez!
SAINT-GUELTAS, (aux autres.) Je gagne la tête. J'enlève le faubourg. Suivez-moi de près avec vos hommes.
LE COMTE. Les voici, avec Stock.
UN GROUPE, (qui traverse en fuyant.) Les bleus, les bleus!... Nous sommes coupés!...
LE COMTE. Faites face alors, ralliez-vous!
STOCK. Oui, sacrement! ralliez-vous...
UNE VOIX. Oui, oui, à la République! elle fait grâce à ceux qui se rendent. Nous allons à Nantes!
D'AUTRES VOIX. A Nantes! à Nantes!
LE COMTE, (leur barrant le chemin.) Malheureux! vous allez à la mort!
QUELQUES FUYARDS, (le repoussant et passant outre.) Tant pis! finir comme ça ou autrement...
SAINT-GUELTAS, (saisissant deux hommes.) Lâches! je vous brûle la cervelle, si vous ne vous arrêtez pas!
SAPIENCE, (paraissant au pied de la croix.) Mes frères, mes enfants, au nom du Dieu des armées, je vous promets la victoire!
UNE VOIX. Tu mens, il nous abandonne! Tu l'as mal prié, toi! Laisse-nous tranquilles!
TOUS. A Nantes! à Nantes! (Ils fuient.)
SAINT-GUELTAS, (essoufflé d'avoir lutté corps à corps en vain avec les fuyards.) Bah! c'est encore une panique, j'en suis sûr! Messieurs, retournez sur vos pas, et empêchez que ça ne gagne plus avant. Moi, j'ai encore des gens sûrs, et nous tiendrons ici, Mâcheballe et moi.
LA KORIGANE, (accourant.) Mon maître, tes gars se sauvent aussi avec leurs officiers!
SAINT-GUELTAS. De quel côté?
LA KORIGANE. Ils courent droit sur la ville, comme des fous, croyant lui tourner le dos.
SAINT-GUELTAS. Alors, c'est bon! Ils la prendront malgré eux. Je les rejoins. (Au chevalier.) Courez dire aux autres que la ville est prise! (Il s'éloigne rapidement.)
LE CHEVALIER, (le suivant.) Au diable les autres! je vous suis!
LA KORIGANE. Et moi, je vais me fair tuer avec eux! (Elle part.)
MACHEBALLE, (au comte et à Raboisson.) Allons, mordieu! retournez, vous autres! empêchez la déroute!
LE COMTE, (hautain.) Nous savons ce que nous avons à faire. (Il s'en va du côté de l'armée vendéenne.)
MACHEBALLE, (à Stock.) Et vous, qu'est-ce que vous faites-là? Allez à votre détachement.
STOCK. Mon détachement? Le voilà! c'est moi.
MACHEBALLE. Parti?
RABOISSON, (à Stock.) Comme le mien, depuis le coucher du soleil.
MACHEBALLE. Mille noms de nom du diable! Eh bien, alors...
RABOISSON, (à Stock, sans vouloir répondre à Mâcheballe.) C'est assez se démener pour rien. Nos malheureux hommes sont ivres de terreur, de faim, de fatigue et de désespoir. Ils ont fait tout ce que des hommes peuvent faire, ils ont fait plus: ils ont tenu jusqu'au bout comme des héros, tantôt comme des saints, tantôt comme des diables...
STOCK. Ou comme des Suisses! oui!
RABOISSON. Ils sont à bout d'énergie. Ce ne sont plus des hommes, ce sont des spectres. Je suis à bout de courage et de volonté, moi, pour les menacer, les injurier et les battre. Je ne sais ni mentir ni prêcher, M. Sapience lui-même y perd son latin: mais je sais me faire tuer, je ne sais que ça! allons avec Saint-Gueltas tenter le dernier effort.
STOCK. Allons!
MACHEBALLE. Attendez, attendez! Voilà des nouvelles! (A Tirefeuille, qui arrive en se traînant.) C'est toi, mon garçon? Qu'est-ce qui est arrivé là-bas?
TIREFEUILLE. Rien! une fausse peur. Un bleu, un seul, qui portait un ordre ou faisait une reconnaissance, je ne sais pas! Je crois que c'est un officier. On a tiré sur lui, son cheval est tombé. On a sauté sur l'homme, on l'a bouclé, on te l'amène. Nos gars ont coupé à travers champs, ils vont sur la ville.
MACHEBALLE. C'est bon, ça; mais les canons, comment qu'ils passeront les haies?
TIREFEUILLE. Ah bah! pour deux méchants canons!...
MACHEBALLE. Deux? et les autres?
TIREFEUILLE. On les a laissés en route. Jeannette s'est embourbée jusqu'à la gueule.
MACHEBALLE. Jeannette? notre grand canon du bon Dieu, notre relique, le porte-bonheur de l'armée? Pas possible! tout est perdu, si on sait ça dans les rangs! Messieurs, sauvez les canons, sauvez Jeannette! c'est le plus pressé,
RABOISSON. Au fait, si les bleus nous suivent, eux qui n'ont peut-être pas d'artillerie... Venez, Stock, sauvons Jeannette! (Ils partent.)
MACHEBALLE, (à Tirefeuille.) Eh bien, ce prisonnier, où ce qu'il est?
TIREFEUILLE. Je voulais l'expédier, les autres ont pas voulu.
MACHEBALLE. Ils ont bien fait! Faut qu'il dise où sont les bleus.
TIREFEUILLE. Tâchez! Moi, j'ai pas de patience.
MACHEBALLE. Où vas-tu? Faut m'aider à le confesser.
TIREFEUILLE. Non, je suis trop las.
MACHEBALLE. Tu le feras souffrir, ça te remettra.
TIREFEUILLE. Quand vous me le donneriez à écorcher vif, faut que je dorme!
MACHEBALLE. Tu le prends comme ça? veux-tu que je t'envoie dormir dans l'autre monde?
TIREFEUILLE. Oh! à c't'heure, chacun le prend comme il peut. Faut que je dorme ou que je crève. (Il se jette sur la bruyère.)
MACHEBALLE. Personne n'obéit plus. Ça ne peut pas aller plus mal. Ah! le v'là, ce prisonnier.
SCÈNE VII.--MACHEBALLE, TIREFEUILLE, endormi; HENRI, lié et désarmé, amené par cinq ou six Vendéens.
MACHEBALLE. Ses papiers, vite?
UN VENDÉEN. On l'a fouillé, il n'avait rien!
MACHEBALLE. Son habit, ôtez-lui son habit! Y a de l'or ou des papiers cousus dans la doublure.
HENRI. Comment me l'ôterez-vous sans me délier les mains?
MACHEBALLE. Coupez, coupez les manches aux épaules!
UN VENDÉEN. Non, non, coupez pas! C'est moi qu'ai pris l'homme, l'habit est à moi.
UN AUTRE. On l'a pris tous les cinq. Faudra partager.
LE PREMIER. C'est pas vrai, c'est moi le premier qui ai mis la main dessus.
MACHEBALLE, (à Henri, pendant qu'ils se querellent sans ôter l'habit.) Qui es-tu?
HENRI. Vous voyez mon uniforme.
MACHEBALLE. Ton nom?
HENRI. Vous ne le saurez pas.
MACHEBALLE. Où allais-tu?
HENRI. Je ne compte pas vous le dire.
MACHEBALLE, (aux Vendéens.) Montez-le sur la butte. (A Henri que l'on attache à la croix.) On va te fusiller là.
HENRI. Je m'y attends bien.
MACHEBALLE. Mais avant on te coupera la langue et les poings.
HENRI. Vous n'en aurez peut-être pas le temps!
MACHEBALLE. V'là une parole malheureuse pour ta peau! Les bleus te suivent?
HENRI. Ils sont derrière moi.
LES VENDÉENS. Les bleus arrivent? Égaillons-nous!
MACHEBALLE. Tuez d'abord ce chien-là!
UN VENDÉEN. Tue toi-même; on n'a pas le temps. (Ils se sauvent.)
MACHEBALLE, (à Henri.) Alors, toi, à moins que tu ne parles vite... Voyons! veux-tu sauver ta chienne de vie?
HENRI. Non!
MACHEBALLE. C'est tant pis pour toi! (Il a armé son pistolet et lève le bras pour tuer Henri à bout portant.--Un coup de feu part de derrière la calèche et lui casse le bras.) Ah! malheur!... (Il tourne sur lui-même, éperdu. Un second coup de feu part; il pousse un hurlement et va rouler près de la calèche, d'où Cadio s'est relevé, le fusil de Tirefeuille encore fumant à la main.--Tirefeuille, qui dort à deux pas de là, s'est redressé au bruit.)
TIREFEUILLE. C'est rien... C'est le prisonnier qu'on achève. (Il retombe endormi.)
HENRI, (soufflant à travers la fumée de la poudre qui l'enveloppe.) Bien visé! A moi, l'ami! délie-moi, et nous allons travailler tous les deux.
CADIO, (fait un pas et laisse tomber le fusil, il est près de tomber lui-même.) J'ai tué, moi, moi! j'ai tué un homme!
HENRI. Mais viens donc! nous en tuerons dix!
CADIO, (égaré,) montant vers lui. Qui m'appelle? Où est-ce que je suis?
HENRI. Ah! je te reconnais, toi! tu t'appelles Cadio!
CADIO, (essayant de le délier.) Je vous avais reconnu aussi... Ah! voyez, voyez ce que j'ai fait pour vous! J'ai tué!
HENRI. Tu as sacrifié un bandit à un honnête homme... Mais coupe donc ces cordes! as-tu un couteau?
CADIO. Oui, je crois que oui... Vous pensez qu'il est mort, lui?
HENRI. Oui, oui, bien mort. N'aie par peur! rends-moi les mains, les mains d'abord!
CADIO. Vous voilà libre. Sauvez-vous!
HENRI, (l'embrassant.) Merci, mon garçon. Par où fuir?
CADIO. Je ne sais plus... ils sont partout! (Il voit Tirefeuille endormi.) Ah! tenez! un autre là! mort aussi! J'en ai donc tué deux?
HENRI, (regardant Tirefeuille tout en cherchant les pistolets de Mâcheballe qu'il ramasse.) Non, c'est un homme mort de fatigue ou de faim. Ils en laissent comme ça partout. Allons, reprends son fusil, charge-le.
CADIO. Je ne sais pas.
HENRI. Prends-le toujours et viens avec moi, il ne va pas faire bon ici pour toi tout à l'heure
CADIO. Aller avec vous? Non, j'en ai assez fait, j'ai donné la mort!
HENRI. Ami Cadio, tu as fait une grande chose. Tu as vaincu la peur pour payer la dette de l'amitié. Tu n'es plus un idiot et un fou, tu es un homme à présent!
CADIO. Un homme, moi? l'amitié... vous dites?--et vous m'avez embrassé, vous! C'est la première fois qu'on a embrassé Cadio!...
HENRI. Allons, allons, viens-tu?
CADIO. Avec les bleus? contre les blancs?
HENRI. Oui, nous allons enfoncer leur centre; ma pauvre cousine doit être là avec les autres femmes: il faut tâcher de la sauver. Tu peux faire encore une bonne action. Viens!
CADIO. Allons! qui sait? (Ils s'éloignent.)
TIREFEUILLE, (s'éveillant.) J'ai froid! Ah! chien de sort! ne pouvoir pas dormir une heure! V'là le jour, pas moins! Est-ce qu'ils prennent la ville? Je n'entends rien. Eh bien!... et mon fusil? On me l'a donc volé? Ah! les jambes! les pieds! ça n'est plus qu'une plaie.--Un cavalier? Blanc ou bleu, il me faut son cheval et je l'aurai!
SCÈNE VIII.--TIREFEUILLE, LOUISE, en amazone, sur un petit cheval couvert de sueur.
TIREFEUILLE, (le couteau à la main.) Descendez, ou je vous saigne!
LOUISE. Toi dont j'ai obtenu la grâce? Est-ce que tu ne me reconnais pas, malheureux?
TIREFEUILLE. Ah! si fait, demoiselle! D'où sortez-vous?
LOUISE. D'une mêlée effroyable, la déroute du centre. Je cherche, je cours... Où est Saint-Gueltas?
TIREFEUILLE. Par ici ou par là; pas loin, bien sûr.
LOUISE. Eh bien, je vais par là; toi, va par ici, et, si tu le rencontres...
TIREFEUILLE. Mes pieds sont morts. Je ne peux plus faire un pas.
LOUISE, (sautant à terre.) Prends mon cheval, j'ai encore la force de courir.
TIREFEUILLE, (sur le cheval, partant.) Merci, ma bonne demoiselle!
LOUISE. Attends donc! écoute! tu diras au marquis...
TIREFEUILLE. Bonjour! bonjour! courez après moi si vous pouvez! (Il fuit.)
LOUISE. Oh! le lâche! il me vole mon cheval!
SCÈNE IX.--LOUISE, SAINT-GUELTAS.
SAINT-GUELTAS. Vous ici, seule! Où allez-vous?
LOUISE. Et vous? Je vous cherche, venez!
SAINT-GUELTAS. La ville est défendue. Il me faut du renfort pour l'attaquer.
LOUISE. Vous n'en aurez pas; les bleus sont derrière nous!
SAINT-GUELTAS. Vous êtes sûre?...
LOUISE. Oui! mon père est là, dans le bois où vous voyez pointer ce grand chêne. Il a pu rassembler et retenir quelques-uns des siens, les meilleurs; il veut tenir là jusqu'à la mort pour empêcher les bleus de se rejoindre. Il y a un corps qui s'avance sur la gauche.
SAINT-GUELTAS, (qui a monté en courant sur la butte.) Je le vois! Votre père va se faire prendre entre deux feux avec une poignée d'hommes... C'est impossible! Qu'il vienne vite ici! j'ai encore un détachement qui le soutiendra.
LOUISE. Il l'a tenté en vain. Ses hommes ne veulent plus faire un pas en plaine.
SAINT-GUELTAS. Ah! c'est comme les miens! N'importe, tentons ici l'impossible! Voici le reste de mon armée; ne la regardez pas, Louise, vous seriez épouvantée du petit nombre... (On voit approcher le chevalier et un petit officier de quatorze ans, suivis d'un corps de Vendéens.) Moi, je n'ose plus les compter! Tenez, voilà tout ce qui me reste d'officiers, un petit abbé enthousiaste et un enfant intrépide!
LE CHEVALIER, (à ceux qui le suivent.) Courage, courage! voilà Saint-Gueltas!
LES VENDÉENS. Vive Saint-Gueltas! On n'est pas encore perdu.
SAINT-GUELTAS. Non, mes bons gars, mes derniers, mes fidèles! Rien n'est jamais perdu pour les braves; Dieu combat pour eux. Encore dix minutes de course, et nous gagnons le bois du Grand-Chêne; c'est là que nous exterminerons l'ennemi en détail.
UN VENDÉEN. Mâcheballe y est?
UN AUTRE, (qui rôde autour de la calèche.) Mâcheballe? Il est là, mort!
UN AUTRE. Mort? Tout est perdu!
UN AUTRE. Et Jeannette?
UN AUTRE. Prise!
UN AUTRE. Alors, y a plus rien à faire.
SAINT-GUELTAS. Vous voulez donc abandonner le centre, c'est-à-dire vos femmes et vos enfants, à l'ennemi?
D'AUTRES VENDÉENS. Non, non! ça ne se peut pas!
TOUS. Non!
UN VENDÉEN. Nous périrons jusqu'au dernier, si ça peut servir à quelque chose.
SAINT-GUELTAS. Avez-vous confiance en moi?
TOUS. Oui, oui!
SAINT-GUELTAS. Eh bien marchons!... Vous avez encore des cartouches?
UN VENDÉEN. Chacun deux ou trois.
UN AUTRE. Excepté ceux qui n'en ont qu'une.
UN AUTRE. Et ceux qui n'en ont point.
SAINT-GUELTAS. Mais vous avez tous des baïonnettes?
UN VIEILLARD. Alors, c'est le combat d'où l'on ne revient pas! Mes amis, voilà un calvaire. Recommandons nos âmes à Dieu, et pardonnons-nous nos manquements les uns aux autres en guise d'extrême onction! (Ils s'agenouillent. Le chevalier s'agenouille aussi.)
SAINT-GUELTAS, (à Louise.) Laissons-les prier, ils se battront mieux après!
LOUISE. Prions avec eux!
SAINT-GUELTAS, (bas, la retenant.) Louise, accordez-moi aussi le viatique de l'amour...
LOUISE. Non, mais celui de la reconnaissance et de l'admiration!
SAINT-GUELTAS. La mort ne va-t-elle pas m'absoudre de ce passé qui t'épouvante? Dis un seul mot...
LOUISE. Sauvez mon père!
SAINT-GUELTAS. Je le sauverai ou je mourrai avec lui. Accorderez-vous un baiser à mon cadavre?
LOUISE. Oui, je le promets.
SAINT-GUELTAS. Et si par miracle nous survivions à ce désastre...
LOUISE. Sauvez mon père, et je suis à vous.
SAINT-GUELTAS, (enthousiaste.) Alors, en avant! Je vais à ce combat comme à une fête!--Êtes-vous prêts, les amis?
LES VENDÉENS, (qui se sont tous embrassés à la ronde, autour de la croix.) Oui, notre maître.
SAINT-GUELTAS. Mettez cette jeune fille au milieu de vous, mes braves! C'est une sainte à qui Dieu confère le don des miracles!
LOUISE, (à Saint-Gueltas.) Un serment en échange du mien. Tuez-moi plutôt que de me laisser tomber entre les mains des bleus!
SAINT-GUELTAS. Je le jure! (Ils partent pour le Grand-Chêne.)
SCÈNE X.--LA KORIGANE, puis ROXANE, LA TESSONNIÈRE, SAINT-GUELTAS, RABOISSON.
LA KORIGANE, (qui sort des buissons.) Alors, elle va au milieu de la bataille, elle aussi? Elle est brave! Je ne le croyais pas... Va-t-elle se battre? est-ce elle qui mourra à ses côtés, pour lui et avec lui? Ah! maudite! tu m'as pris ma vie en lui prenant son coeur, et, à présent, tu me voles ma mort, que je voulais lui donner!
ROXANE, (arrivant avec la Tessonnière.) Par ici, tenez! un de nos petits Vendéens; il va nous dire où nous sommes.
LA TESSONNIÈRE. Ce n'est pas la peine: voilà le calvaire et notre pauvre calèche brisée!
ROXANE. Ah! mon Dieu! voilà une grande heure que nous marchons pour nous retrouver au même endroit, et pour nous rapprocher peut-être du lieu du combat! Écoutez! il me semble que j'entends... Non, rien! Mais nous sommes ensorcelés! (A la Korigane.) Petit! petit!
LA KORIGANE. Tiens, c'est la vieille folle!
ROXANE. Deux louis si tu veux nous conduire en lieu sûr, dans quelque maison... (La Korigane ne bouge pas.) Sais-tu si la ville est prise? Réponds donc! (A la Tessonnière.) C'est quelque Breton des côtes; il ne comprend pas.
LA TESSONNIÈRE, (bas.) Non, c'est la Korigane; elle s'habille en homme, à présent; c'est l'héroïne sanglante, la maîtresse de Saint-Gueltas!
ROXANE. Fi! la Tessonnière, vous avez les idées d'un vieux libertin!
LA TESSONNIÈRE. Moi? Ah! par exemple!...
ROXANE. Ma petite Korigane, puisque c'est toi, tu vas nous conduire et nous protéger!
LA KORIGANE. Vous? Allez au feu d'enfer avec vos pareilles!
ROXANE. Ah çà! tu ne me reconnais donc pas? moi, ta maîtresse, qui te gâtais!...
LA KORIGANE, (farouche.) Je n'ai plus ni maîtresse ni maître; je ne sers plus personne, et, les dames, je les voudrais voir toutes au fond de l'eau. C'est vous autres qui avez tout gâté, tout perdu avec vos bêtises, vos peurs, vos bravades, vos embarras, vos voitures et votre argent! Ah! vous voilà bien! «Veux-tu deux louis pour me sauver la vie?» Il paraît qu'elle ne vaut pas cher, votre vie de fainéantes!
ROXANE. En veux-tu dix? en veux-tu vingt?
LA KORIGANE. Je ne veux rien de vous! et votre argent, je le méprise. Tout le monde le maudit, allez! C'est avec ça que vous trouvez partout vos aises quand il n'y a plus rien pour le pauvre monde. S'il y a une voiture ou seulement une charrette, c'est vos amis ou vos amants qui la retiennent pour vous, et nos blessés, à nous, crèvent dans les fossés comme des chiens. S'il y a un morceau de pain dans une chaumière, c'est pour vous ou pour vos filles de chambre. S'il y a un mot de consolation du prêtre, c'est pour vous autres; un bon regard des chefs, c'est encore pour vous, et, si à deux doigts de la mort on pense encore à l'amour, c'est vous autres qui en avez l'honneur!
ROXANE, (bas, à la Tessonnière.) Cette furie est jalouse de moi parce que le marquis me fait la cour! Sauvons-nous, mon cher! Elle est capable de nous égorger!
LA TESSONNIÈRE. Et on se bat tout près d'ici! Écoutez! oui! Courons, courons!
ROXANE, (courant.) Eh bien, vous vous arrêtez?
LA TESSONNIÈRE. J'ôte mes sabots. Tant pis! j'attraperai un rhume! (Ils fuient.)
LA KORIGANE, (qui a monté sur la butte.) Ils se battent déjà? Ils n'ont donc pas pu gagner le Grand-Chêne? J'ai peur! Non, il ne peut pas mourir, lui! j'ai cousu, sans qu'il le sache, une relique dans la doublure de sa veste! (Deux Vendéens passent, emportant Saint-Gueltas.) Mon maître couvert de sang!...
SAINT-GUELTAS, d'une voix éteinte. Laissez-moi, je peux me battre encore! (Il s'évanouit.)
LA KORIGANE, (aux Vendéens.) Courez, courez! suivez-moi, je connais le pays; je le cacherai... (A elle-même avec exaltation.) J'aurai sa dernière parole au moins!... J'aurai sa mort, moi! (Ils fuient, emportant Saint-Gueltas sur les traces de la Korigane. D'autres fuyards passent, entraînant Raboisson malgré lui.)
RABOISSON. A la baïonnette! allons, retournez-vous! (Les Vendéens jettent leurs fusils et l'entraînent.)
SCÈNE XI.--HENRI, MOTUS, avec quelques Soldats républicains.
HENRI. Halte! Le colonel est en avant, nos feux se croiseraient de trop près; laissons-le rabattre sur nous les fuyards, et attendons-les le sabre en main. (Se parlant à lui-même en descendant de cheval.) Pauvres malheureux! il y avait là des gens de coeur!
MOTUS. Sans te contredire, mon lieutenant, nous devrions entrer dans le bois du Grand-Chêne. Ils sont capables de s'y tenir cachés comme des lièvres et de nous échapper.
HENRI. Est-ce que nos chevaux peuvent percer ces remparts d'épines? Attendons-les, grenadiers. (A Cadio, qui arrive en courant, bas.) Eh bien, est-ce là qu'ils sont? mon oncle... Louise?...
CADIO. Non, partis, sauvés avec Saint-Gueltas. J'ai parlé à un blessé qui les a tous vus passer.
HENRI. Bien! je respire. Merci, mon Cadio! (Il se touche le bras.)
MOTUS. Mon lieutenant, tu es blessé?
HENRI. Je crois que oui. Tiens, en deux endroits du même bras! J'ai donné mon mouchoir à un cavalier qui avait la tête fendue. En as-tu un, toi?
MOTUS. Un mouchoir? Non, mon lieutenant, je ne connais pas ça.
CADIO. Voilà le ruban de ma cornemuse avec une poignée d'herbe mâchée; ça arrête le sang. (Il panse Henri adroitement.)
HENRI. C'est parfait! Serre plus fort! Tu vois bien que tu n'as plus peur. Tu ne perds pas la tête, tu assistes les amis.
CADIO. Oui, mais j'ai peur tout de même. Ça ne passe pas comme ça!
HENRI. A cheval! à cheval! voilà le colonel.
SCÈNE XII.--Les Mêmes, LE CAPITAINE RAVAUD, devenu colonel, suivi d'un détachement.
LE COLONEL, (descendant de cheval.) Non, halte! sonnez le ralliement. (Motus sonne le ralliement.)
CADIO, (quand il a fini.) Voilà qui est beau! Je voudrais connaître cet instrument-là!
MOTUS. Citoyen la Tignasse, on peut te l'apprendre; mais ça n'est pas dans un jour qu'on peut en détacher comme ça. Et d'abord, vois-tu, il faut avoir les cheveux en tresses et en queue! Tant que tu auras la tête couverte en chaume, tu n'apprendras rien qu'à souffler dans la peau de vache.
LE COLONEL, (qui a donné des ordres à des officiers.) C'est entendu, cinq minutes pour faire souffler les chevaux, et nous allons plus loin couper la retraite aux vaincus. (Bas, à Henri.) Donnons-leur le temps de fuir. Quand il s'en sauverait quelques-uns! Les malheureux ne peuvent plus rien.
HENRI. Non, rien! c'est ici le dernier soupir de la Vendée. Tout a fui devant nous, et derrière nous rien n'est épargne. Le général l'a juré, et vous savez qu'il tient parole.
LE COLONEL. Votre oncle a dû pouvoir s'échapper; mais Louise?
HENRI. Un autre que moi la protége.
SCÈNE XIII.--Les Mêmes, LE COMTE DE SAUVIÈRES, amené par des Fantassins.
HENRI, (bas.) Dieu! lui, mon oncle! Grâce pour lui, mon colonel!
LE COLONEL, (aux fantassins.) Laissez ce malheureux.
UN FANTASSIN. Colonel, on l'a pris les armes à la main. Il ne s'est pas rendu.
LE COLONEL. Il est criblé de blessures. Laissez-le respirer. (Les fantassins quittent les bras du comte, qui tombe aussitôt épuisé.) Voyez, mes enfants, il se meurt! vous n'achevez pas les agonisants?
LES FANTASSINS. Non, non! pas nous! (Ils s'éloignent et vont se joindre aux cavaliers, qui essuient leurs cheveaux couverts de sueur, de sang et de boue.)
LE COMTE. Adieu, chère France! c'est ma fin et celle de la guerre! (Voyant Henri, qui, à genoux près de lui, le soutient dans ses bras.) Qui donc est là?
HENRI. Moi, ne me maudissez pas!
LE COMTE. Henri!... tu as fait ton devoir; moi, j'ai cru faire le mien. J'ai hâté l'agonie de mon parti... Je le savais; on réclamait mon sang... je l'ai donné. La France ne veut plus de nous. Que sera l'avenir? Henri, où est ma fille?
HENRI. Sauvée... avec Saint-Gueltas.
LE COMTE. Sois généreux, elle l'aime.
HENRI. Je le sais.
LE COMTE. Moi, je crains... Saint-Gueltas est... c'est un héros... oui, mais...--avant qu'ils passent en Angleterre--dis-leur... Mais tu ne les verras pas...
HENRI. Si je les voyais, que leur dirais-je?
LE COMTE. Je veux... Non, je ne sais plus... Je ne sais rien... rien... Tout s'efface... Dieu m'appelle. Tout est perdu!... perdu... Vive le roi! (Il expire. Coups de fusil très-près.)
UN FACTIONNAIRE, (sur la butte.) Un engagement par là!
LE COLONEL. A cheval! à cheval! Henri, courage! à ton poste!
HENRI, à Cadio, (tout en montant à cheval.) Garde ce pauvre corps. Je viendrai le chercher. (Tous partent, excepté Cadio.)
SCÈNE XIV.--CADIO occupé du cadavre; puis LOUISE.
CADIO. Pauvre mort! Je t'ai vu debout et fier, et fâché contre moi, dans ton château, et, à présent... c'est ma faute si tu es là couché... Ah! la quenouille! Je ne savais pas, moi! Je vais le couvrir de feuilles sèches, je n'ai pas d'autre linceul à lui donner. (Au moment de lui couvrir le visage, il le regarde.) Il est beau tout de même, ce vieux homme, avec son sang dans ses cheveux blancs et son air tranquille! Ils sont peut-être heureux, les morts! (Louise accourt éperdue.) La demoiselle? Cachons-lui... (Il couvre entièrement de feuilles le corps de M. de Sauvières.)
LOUISE. Mon père! Avez-vous vu?... Ah! Cadio, c'est toi! où est mon père?
CADIO. Il est parti.
LOUISE. Sauvé?
CADIO. Oui, bien sûr... Mais vous, je vous croyais...
LOUISE. Je ne l'ai pas quitté; mais, dans un moment de confusion, j'ai été renversée, on a marché sur moi, je ne l'ai pas senti, je me suis levée, mais j'ai perdu de vue mon pauvre père et Saint-Gueltas... Où sont-ils? Dis.
CADIO. Je ne sais pas... par là peut-être. Vous ne voulez pas aller du côté de votre cousin? Vous feriez mieux...
LOUISE. Henri est là?
CADIO. Oui, il est bon, lui, il est doux, il fait grâce...
LOUISE. Il ne pourrait rien faire pour les miens, et, moi, je ne veux pas de grâce. Je veux rejoindre mon père... Cadio, je le veux...
CADIO. Oui, et Saint-Gueltas!
LOUISE. C'est mon devoir.
CADIO. Allons, venez, nous les retrouverons... (A part.) Je ne veux pas la laisser ici, il faut la sauver! (Ils s'éloignent.)
CINQUIÈME PARTIE
PREMIER TABLEAU
Février, 1794.--Une ferme en Bretagne 6.--Intérieur d'une cour négligée et encombrée, fermée en avant par des palissades et une barrière de bois brut; un chemin passe le long de cette clôture.--Au delà du chemin s'étendent des prairies pâles, maigres et absolument plates jusqu'à la Loire, qu'on aperçoit à l'horizon comme un bras de mer, et dont un méandre se rapproche de la ferme.--Quelques buissons de tamaris nains coupent çà et là ces prairies, où l'on voit des bandes de goëlands se mêler aux troupeaux d'oies domestiques.--Un menhir ou pierre levée, assez près de la ferme, sert à amarrer les barques. C'est le seul accident notable d'un paysage sans arbres et tout nu.--Auprès de l'entrée, la maison principale; à droite et à gauche, un carré irrégulier de constructions rustiques dont les toits sont couverts d'une mousse épaisse, séculaire.--Un hangar de branches et de paille occupe un coin.--Le soleil brille, la terre humide fume.--Au delà de la ferme, du côté opposé à la Loire, le pays est cultivé.--Quelques mouvements de terrain sont couverts de taillis et de genêts épineux; un moulin à vent tourne à quelque distance de la ferme.
SCÈNE PREMIÈRE.--LE PÈRE CORNY, fermier; REBEC.
REBEC. Bonjour, père Corny! comment vont les semences?
CORNY. Serviteur, monsieur Rebec. Ça ne lève pas trop mal. Voilà un beau temps aujourd'hui, pas vrai, monsieur Rebec?
REBEC. Appelez-moi donc «citoyen Lycurgue», ça ne fait pas bon effet devant les passants, de dire monsieur, c'est passé de mode, et puis j'aime autant qu'on oublie mon vrai nom, dans votre pays du bon Dieu.
CORNY. Dame! je ne peux pas le retenir, votre sobriquet révolutionnaire. C'est des saints qu'on ne connaît point, nous autres! et tant qu'à votre nom de famille, on ne s'en inquiète point chez nous. On n'est point pour trahir, si vous avez des secrets à cacher.
REBEC. Des secrets, des secrets! Mon Dieu, je suis comme les gens d'ici. Je plains les malheureux, et, puisque c'est un crime d'État pour le moment...
CORNY. Enfin vous êtes un ancien suspect, je le sais bien: ça vous fait plus d'honneur que de tort en pays breton.
REBEC. Oh! ça! vous êtes tous des braves gens, et je peux dire que j'ai eu une fameuse idée de m'arrêter ici, au lieu d'aller à Nantes, où j'avais eu l'idée de m'établir.
CORNY. A Nantes! il paraît qu'il n'y fait pas bon pour ceux qu'on soupçonne, car vous étiez soupçonné dans votre pays de Vendée...
REBEC. Je peux vous dire pourquoi, vous êtes un homme discret. J'avais été jeté en prison à Puy-la-Guerche pour avoir sauvé des flammes certains châteaux incendiés par les bleus; je crois bien que j'en ai sauvé une douzaine. Alors, les jacobins de l'endroit m'ont accusé d'avoir spéculé sur le séquestre: des calomnies! J'ai réussi à m'évader avec l'aide de quelques amis vertueux, que j'avais parmi les sans-culottes, et je suis venu essayer de faire un peu de commerce en Bretagne.
CORNY. Et comme vous êtes savant et entendu à toute sorte d'affaires, on vous a nommé municipal de la paroisse. On a bien fait; ça vous retient chez nous (avec un signe d'intelligence), où ce que la Loire porte bateaux... et autres! Il n'y a point de mal à ça. Vous êtes un homme sage, qui sait fermer les yeux quand il ne faut pas trop les ouvrir. (Lui poussant le coude en voyant approcher la Tessonnière.) Hein! vous n'y regardez point de trop près?
REBEC, (riant.) Non, j'ai la vue basse, et puis je n'ai pas un brin de mémoire. Il y a comme ça un tas de figures que je rencontre dans les prés, dans les champs, jusque dans votre cour, et je ne pourrais pas mettre leur nom dessus.
SCÈNE II.--Les Mêmes, LA TESSONNIÈRE, en paysan.
LA TESSONNIÈRE. Tiens! te voilà, Rebec?
REBEC, (avec affectation.) Bonjour, père Jacques, bonjour! Ça va bien, mon brave homme? (A Corny.) Vous voyez, je ne le reconnais pas du tout, celui-là.
CORNY, (bas.) Et puis vous ne voudriez pas faire de tort à un pauvre homme comme moi. C'est notre profit, à nous autres, d'en cacher tant qu'on peut.
REBEC, (de même.) Ça ne paye pourtant guère; ça n'a plus rien.
CORNY. Bah! ça payera plus tard; on a confiance. Et puis il y en a qui ont encore des vieux louis cousus dans leurs vieux habits, et ceux-là payent pour les autres. Faut dire qu'ils se soutiennent bien entre eux, et point chichement...
LA TESSONNIÈRE, (qui fait semblant de travailler et qui gratte la terre au hasard avec une pioche, se rapprochant d'eux.) Dis donc, Rebec?
REBEC, (bas.) N'ayez pas l'air de si bien me connaître, et surtout ne me tutoyez pas, puisque vous ne tutoyez pas les autres.
LA TESSONNIÈRE. Tu as raison, mon ami, tu as raison! Et, dis-moi, as-tu des nouvelles?
REBEC. Ah! dame! la terreur va son train, et c'est à qui en prendra la gouverne.
LA TESSONNIÈRE. Comment! la gouverne de la terreur?... On nous disait que ça allait bientôt finir?
REBEC. Ça finira. Vous pensez bien que ça ne peut pas durer toujours; mais pour l'instant ça redouble. Ceux qui la font la craignent tant eux-mêmes, que c'est à qui en fera plus que les autres. C'est ce qui les perdra. Ils se dénoncent, ils s'injurient, ils s'envoient à la guillotine. Soyez tranquille, ça finira mal pour eux; chacun son tour!
LA TESSONNIÈRE, (prenant du tabac.) Et alors, naturellement, le roi...
REBEC. Faut pas parler de ça, ça viendra tout seul! (Bas, s'adressant à Corny.) Dites donc, il est bien mal déguisé. Il a une chemise trop fine, et vous devriez lui cacher sa tabatière à portrait. Dites-lui donc de me la vendre, et je lui en achèterai une en corne.
CORNY, (bas.) Bah! bah! nos garnisaires le connaissent, mais ils ne font pas semblant. Qu'est-ce que ça leur fait, un vieux comme ça?
REBEC. Je sais bien qu'on peut compter sur nos quatre hommes de garnison: ils sont très-gentils; mais si on les changeait? si on nous envoyait des enragés?
CORNY. Quand on y sera, on verra! on se cachera mieux... (souriant avec malice.) Et vous aurez la tabatière à bon compte!
REBEC. Et les deux dames? Vous êtes sûr?...
CORNY, (montrant Louise, qui passe déguisée en paysanne pauvre et tirant une vache par la corde.) Voyez! la jeune se comporte bien. La v'là qui ramène nos vaches à l'étable. Dirait-on pas d'une vraie fille de ferme? Et puis c'est doux, c'est raisonnable, ça s'arrange de tout; mais la vieille... ah! qu'elle est terrible! Heureusement, nos garnisaires la prennent pour une ancienne fille de chambre qui fait ses embarras. Ça les fait rire, et ils ne veulent pas me vendre. On ne leur refuse pas la goutte, et ils viennent souvent se la faire offrir... Et puis les bleus, voyez-vous, c'est pas toujours ce qu'on croit! Y en a bien qui mériteraient d'être blancs! C'est comme vous, quoi! on peut s'entendre.
REBEC. C'est ça, c'est ça, entendons-nous. Être bien avec tout le monde, c'est le plus sûr; mais de la prudence, hein?
CORNY. Soyez donc tranquille, on en a!
REBEC. Pourtant, hier, vous avez été inquiétés!
CORNY. Eh! non, point du tout. Mes gars ont donné une fausse alerte, et on a fait coucher la vieille au moulin, pour lui donner une petite leçon de prudence, comme vous dites!
REBEC. Ah! vous leur donnez comme ça des peurs?...
CORNY. De temps en temps, faut ça. Sans ça, ces gens se perdraient... et nous avec!
REBEC, (malin.) Et puis, si on les mettait trop en confiance, ils ne comprendraient pas les obligations qu'ils vous ont, n'est-ce pas?
CORNY. Dame! on s'expose pour eux tout de même! Souhaitez-vous boire un pichet de cidre, monsieur Lycurge?
REBEC. Citoyen Lycurgue donc! Non, merci, je n'ai pas besoin de ça pour être votre ami. (A part.) C'est mon intérêt!