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Ce qu'il faut lire dans sa vie

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PREMIÈRE PÉRIODE

Le premier stade va de 18 à 24 ans. C’est l’époque de la vie d’étudiant. Pas de lectures trop sérieuses qui détournent le jeune homme de ses études de faculté, donc uniquement des poètes, des romanciers et des auteurs de théâtre. Il faut se hâter de lire les poètes. A 18 ans, on se jette sur eux et on ne veut lire qu’eux ; puis, d’année en année, ce beau zèle se ralentit. Que de gens qui ont adoré Hugo ou Musset, et qui, doublé tel cap, n’ouvrent plus un volume de « lignes inégales ». Déjà, dans le programme que j’esquisse, je remplace à 24 ans le poète en vers par un poète en prose, Balzac. C’est le moment, entre la sortie de la faculté et l’établissement professionnel, où l’on peut trouver le temps de lire d’affilée le demi-cent de volumes de la Comédie humaine.


Voici les sept poètes, précédés chacun d’un chiffre qui dit l’âge du lecteur, disposition commode et que l’on gardera tout le temps : 18, Lamartine ; 19, Alfred de Musset ; 20, Victor Hugo ; 21, Henri de Régnier ; 22, Baudelaire ; 23, Alfred de Vigny ; 24, Balzac. Cet ordre, nullement chronologique, voudrait suivre l’âme probable du jeune homme. Lamartine plaît davantage aux adolescents encore purs, et Musset est le poète des premières fougues ; Henri de Régnier et Victor Hugo personnifient la jeunesse dans sa plénitude. Vigny et Baudelaire demandent plus de gravité ; ce sont les poètes de l’automne, celle de la jeunesse, sinon celle de la vie.

Les Méditations et les Nouvelles méditations, les Harmonies, Jocelyn et la Chûte d’un ange, la poésie de Lamartine tient dans ces cinq volumes. Qu’on ne s’étonne pas, une fois pour toutes, de ce mélange de littérature et de statistique. Il ne s’agit pas d’indiquer devant quoi « il faut faire le brouhaha », mais de savoir si on aura le temps de le faire en connaissance de cause, ou encore, de décider, n’ayant qu’un nombre trop restreint d’heures à donner à la promenade, par quel coin de parc ou quelle salle de musée on commencera. Les œuvres complètes de Lamartine tiendraient une centaine de volumes, dont aucun n’est méprisable. Même dans le Cours familier de littérature, même dans l’Histoire de la Restauration ou dans l’Histoire de la Turquie, il y a, je veux le croire, des pages merveilleuses. A plus forte raison dans les Girondins ou dans la Correspondance. Quel pur joyau que cette « Prière pour une servante » que Jules Lemaître dessertit, un jour, je ne sais de quel tome oublié : « Mon Dieu, faites-moi la grâce de trouver la servitude douce », etc., et comme la joie de découvrir de telles beautés vaudrait la patience de compulser, page à page, d’autres volumes encore que ceux de Lamartine !

Si possible, on le lira donc tout entier ; à 18 ans que ne lirait-on pas ! A faire une sélection dans ses œuvres de prose, il faudra commencer par Graziella, Raphaël, le Tailleur de pierres de Saint-Point, et continuer par les Confidences, le Manuscrit de ma mère, le Voyage en Orient. Tout cela, prose et poésie, ne fait guère qu’une douzaine de volumes. Pour celui qui, tout à ses « travaux pratiques » de médecine ou à ses « conférences » de droit, trouverait que c’est encore trop, indiquons, mais à regret, ce qu’il faudrait à tout prix sauver du sacrifice : les Méditations et Jocelyn. Trois volumes à peine, on serait inexcusable de ne pas les avoir lus. Qu’un jour d’automne, on emporte Jocelyn à la campagne et qu’on le lise, seul, au murmure du vent, sous les arbres pleurant leurs feuilles mortes, car pour de tels livres le cabinet de travail n’est pas assez solitude. Et dans les Premières méditations, que nul ne néglige de lire le poème qui leur est habituellement joint, la Mort de Socrate. Un dernier conseil pour ces lectures : prenez de préférence une vieille édition ; les plus récentes, où chaque poésie est accompagnée d’un « commentaire » sont fâcheuses de par cette glose perpétuelle qui rompt sans cesse le charme poétique, et fait à chaque pas sous le bel Apollon adolescent apparaître le Saturne vieilli et attristé, un Lamartine presque gêné par ses anciens enthousiasmes religieux, royalistes, ou poétiques même, puisque ses commentaires consistent presque toujours à expliquer comment ses vers furent griffonnés à la hâte et sauvés au hasard par un ami qui en avait gardé copie.

Alfred de Musset n’a que deux tomes de poésies. Personne qui ne les ait dévorés, je crois. Qu’on ne manque pas de leur joindre les trois volumes de théâtre. Musset est autant dans On ne badine pas avec l’amour ou Il ne faut jurer de rien que dans Rolla ou les Nuits. Et même une partie de son œuvre en vers, tout ce qui est postérieur à 1841, ne vaut plus grand chose, alors que, jusque dans Carmosine, on trouve des passages exquis. Souple génie qui trouva moyen, tout en étant le plus français des Français, de s’incarner le daimon mélancolique d’Hamlet dans Lorenzaccio et de se teindre une âme toute allemande dans le premier acte de Fantasio ! Sans doute on voudra encore, bien que le livre soit surfait, lire la Confession d’un enfant du siècle et, une fois la curiosité éveillée, peut-être se lancera-t-on, on aura tort, dans les pièces du dossier de Venise, Elle et lui ! Lui et Elle ! On voudra entendre les parties elles-mêmes ; lettres d’Alfred, lettres de Georges, et même Souvenirs du bon Pagello, et ensuite les avocats Paul de Musset, Mme Colet, et enfin les plaidoiries des épigones pour ou contre les Amants de Venise. Et en pensant à cette triste aventure, et à celles des autres grands poètes romantiques, on se dira qu’ici du moins Lamartine l’emporte sans conteste, et que son Elvire est autrement lumineuse que la George de Musset, la Dorval de Vigny, la Juliette de Hugo, la Duval de Baudelaire.

Musset intégral tient en dix volumes, et Musset essentiel en cinq ou six, car les Contes et Nouvelles ne sont pas indispensables. Mais Victor Hugo, même le Hugo nécessaire, en combien de volumes tient-il ou ne tiendra-t-il pas, car tout n’est pas encore publié ? Et sur soixante volumes, pas un — ceux de politique à part — qui puisse être négligé ! Jusque dans l’Ane, des tours de force à vous faire braire d’enthousiasme comme hennissait Des Esseintes aux Chansons des Rues et des Bois. Jusque dans les broutilles de Littérature et philosophie mêlées des pages étonnantes de verve, d’esprit ou de force. Pourtant, il faut bien penser à ces malheureux « gens pressés », douleur et fléau de notre siècle, qui n’ont le temps de lire — même de Hugo — qu’une douzaine de volumes. Que faudra-t-il sacrifier entre tant de chefs-d’œuvre ? A la question ainsi posée on ne répondra jamais. Alors, à la renverse, que sauvera-t-on, tout d’abord ? les Orientales, les Feuilles d’Automne, la première Légende des siècles, les Chansons des Rues et des Bois, la Fin de Satan, Dieu, voilà pour la poésie. Hernani, Ruy Blas, les Burgraves, voilà pour le théâtre. Notre-Dame de Paris et les Travailleurs de la mer, voilà pour le roman. C’est le cas de redire ici le « J’en passe et des meilleurs ». Mais déjà nos douze volumes sont loin. Alors finissons, puisqu’il est entamé, le second douzain : les Contemplations, les Châtiments, l’Année terrible, l’Art d’être grand-père. Pour la prose, la Préface de Cromwell (édition curieuse de Souriau, chez Lecène), William Shakespeare, les Lettres à la fiancée, Quatre-vingt-treize. Et il reste encore, pour un troisième douzain, fatal, les Misérables !

Résignons-nous donc à quelques clairières dans la silve aux cent arbres. D’autant qu’avec un homme tel que Hugo, il faut bien réserver une toute petite place aux éclaircissements. Lamartine et Musset n’ont guère besoin de commentaires, mais Hugo ! Plus la forêt est touffue, plus le forestier est utile. Pour la biographie, on recourra aux cinq volumes d’Edmond Biré : Victor Hugo et la Restauration, etc. (Perrin) ; et si le poète n’en sort pas toujours à son avantage, on ne s’en prendra pas au biographe. Pour la critique, consultez, si vous les avez sous la main, et par simple curiosité, les articles exaspérants de Gustave Planche dans la Revue des Deux Mondes, ou le Dictionnaire des métaphores de Victor Hugo qui vous donne envie de le refaire complet, et de préférence aux critiques des professionnels, les deux très curieux volumes de Renouvier, Victor Hugo le poète, Victor Hugo le philosophe (Colin), celui-ci surtout où l’on a joie à voir un « autorisé » rendre justice à un génie philosophique que quelques sottises politiciennes auraient dû ne pas faire méconnaître.

Henri de Régnier au sortir de Victor Hugo, Lamartine n’étant pas encore bien loin à l’horizon, on ne sera pas trop dépaysé. La poésie de Tel qu’en songe ou du Salut à l’étrangère semble avoir jailli au confluent des Méditations et de la Légende des siècles. L’œuvre — qui se continue — du poète contemporain, n’étant pas encore trop volumineuse, peut se suivre en entier. A faire un choix, on élira les Poèmes anciens et romanesques et qui les a lus dans les deux éditions successives, s’amusera à comparer les retouches qui clarifièrent le primitif sibyllin : « Les sables qu’être roux sont leurs seules automnes », par exemple devenus : « Les sables roux qui d’eux ont leurs seules automnes ». Mais on ne s’en tiendra pas là, et on assistera encore, à tout le moins, aux Jeux rustiques et divins. Cela ne fait que deux volumes de vers. Quel jeune homme, « ayant l’âme un peu bien située », trouverait que c’est trop ? Comme prose, la Canne de jaspe d’abord ; c’est un des plus précieux écrins de notre littérature, et, parmi les joyaux qui y reluisent, « le Trèfle noir », un des plus étranges, et des trois gemmes qui le composent, « Hertulie ou les messages », une perle-fée. Ajoutez, pour varier, un volume de critiques, Figures et Caractères. Et cela ne fait que quatre petits, en somme, livres in-18 (Mercure de France).

L’œuvre en vers de Baudelaire n’exigea qu’un volume. Le moins métromane des hommes serait donc sans excuse de ne pas en faire le tour. L’édition Calmann-Lévy est d’un négligé regrettable, mais elle contient la riche étude de Théophile Gautier, en préface, et en appendice quelques bonnes pages de Barbey d’Aurevilly. Les Épaves sont aujourd’hui de rencontre assez fréquente sur l’océan des livres ; il est probable qu’on voudra les sauveter, bien qu’à l’exception d’une pièce ou deux, Lesbos et Femmes damnées, elles n’ajoutent pas grand’chose à la gloire poétique du maître. Par contre les Poèmes en prose sont à comparer au très précieux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand (Mercure) ; à lire aussi les Paradis artificiels dans le même volume, et encore les Curiosités esthétiques et l’Art romantique. On laissera de côté, mais à portée de la main, vous verrez tout à l’heure pourquoi, sa traduction de Poe. Cela ne fait qu’une demi-douzaine de livres environ.

Alfred de Vigny n’en a pas autant. Un volume de poésie, un de théâtre, un de notes personnelles, trois romans, et ces six volumes s’obtiennent pour quelques francs chez leur éditeur. Quel homme serait assez prosaïque pour, s’il ne les a pas encore, ne pas les acquérir sur-le-champ ? Il y a d’autres grands poètes qu’on sait qu’on ne relira guère. Vigny, lui, est un compagnon fidèle. A de certains jours, le besoin est irrésistible de revoir la Mort du loup ou la Colère de Samson. Et le prosateur n’est pas moindre. Conçoit-on un officier qui n’ait pas lu Servitude et grandeur militaire, ou un écrivain qui ignore Stello ? Je me défierais encore d’un jeune homme qui ne connaîtrait pas Cinq-Mars, et je me détournerais de celui qui, en lisant le Journal d’un poète, ne murmurerait pas : Voilà mon journal à moi aussi ! Beau et triste livre où, à chaque page, chatoie quelque orient douloureux : « L’honneur, c’est la poésie du devoir. » Ou encore, « L’amour est une bonté sublime. Aimer, inventer, admirer, voilà ma vie. » Ce journal n’est d’ailleurs qu’un faible extrait du grand mémorial de Vigny ; c’est Ratisbonne qui fit le choix posthume ; on s’étonne qu’Alfred de Vigny ait choisi pour exécuteur testamentaire ce versificateur puéril que la famille du poète, dès le jour de l’agonie, dut « rappeler aux convenances ».

Enfin Balzac dont il faut faire l’ascension jusqu’au bout. « Marche ou crève ! » On ouvrira un volume de la Comédie humaine, n’importe lequel, et si la lecture en est un peu pénible, celle du tome qu’on prendra ensuite semblera aisée, et le livre suivant se dévorera, et le dernier sera exterminé avant, certes, la fin des douze mois. L’on comprendra alors que MM. Christophe et Cerfbeer aient publié un Répertoire alphabétique des personnages (il y en a plus de mille) de la Comédie humaine ; et l’on regrettera que M. Barière, au lieu de rédiger un volume de résumés, qui ne dispenseront personne, j’espère, de lire le Maître, n’ait pas dressé une chronologie historique des événements racontés, ou une table philosophique des principales idées de l’œuvre. Ces détails bibliographiques sont utiles. Balzac est un monde, et quand on parcourt un monde, on est excusable de demander un guide. On recourra donc, et sans oublier les travaux critiques de M. de Spoelberch de Lovenjoul (Autour de Balzac, 1 volume, C. Lévy), pour les détails, à Edmond Biré (H. de Balzac, 1 volume, Garnier), pour les confidences, au maître lui-même (Lettres à l’Étrangère, et autre Correspondance), pour le jugement d’ensemble à l’admirable prévision de Taine dans les Essais de critique et d’histoire (Hachette). Maintenant, faut-il penser à ceux qui reculeront devant l’œuvre intégrale, même devant la seule Comédie humaine, allégée des Œuvres de jeunesse, des Œuvres diverses, de la Correspondance, du Théâtre, quoique Mercadet soit là, des Contes drôlatiques pourtant si savoureux ? Oui, puisque j’écris ces pages justement pour eux, un peu dans l’intention traîtresse de les allécher en ne leur indiquant que deux ou trois volumes et les induire en un goût irrésistible de lire tous les autres. M. Marc Legrand mena un jour dans la Revue d’Europe (septembre 1900) une de ces enquêtes à la mode : Que restera-t-il de Balzac ? Et les avis furent divers et curieux, chacun répondant suivant ses goûts ; mais pourrait-on répondre autrement ? On ne verra donc, dans l’ordre que je vais suggérer pour la lecture à l’essai de la Comédie humaine, qu’une impression personnelle, et sans rien de canonique : Avant tout la Recherche de l’Absolu. Puis Louis Lambert, Séraphita, le Chef-d’œuvre inconnu. Ensuite les Parents pauvres, le Curé de Tours, les Employés. Encore le Lys dans la vallée, le Colonel Chabert, l’Interdiction… Je m’arrête parce que tout y passerait, et tout y passera si on a lu les huit ou dix volumes que j’ai indiqués.


Revenons aux poètes. Quand l’Alighieri descend aux Enfers, il a pour guide Virgile, mais à quelque distance, une autre ombre, pure quoique moins lumineuse, les accompagne. Un grand poète n’a jamais loin de lui son Stace. On sera donc en droit de doubler le sixain déjà dit d’une série parallèle, de plusieurs même, si l’on veut, que ne doublerait-on pas entre 18 et 24 ans ! De Lamartine on rapprochera le divin André ; d’Alfred de Musset, le bon Théo ; de Hugo, qui ? mettons Auguste Barbier, le poète des Châtiments n’aurait pas dit non ; d’Henri de Régnier, son frère d’armes, Vielé ; de Baldelarius, Verlanus nepos ; d’Alfred de Vigny cet autre amer Leconte de Lisle. Sera-ce assez ? Oui, pour les uns. Non, pour les autres. Mais comme ces autres, les amants des beaux poèmes, sont ceux qui nous sont chers, nous leur faciliterons la volupté du Beau.

Pour André Chénier on ne prendra pas l’édition Henri de Latouche, car on courrait risque de rendre à André ce qui est à Henri ; mais l’édition Becq de Fouquières (2 volumes, Charpentier) ou l’édition Gabriel de Chénier (2 volumes, Lemerre). Je préfère entendre gronder dans les Iambes vengeurs le nom de Fouquier lui-même plutôt que ce Bavus qui le dissimulait. Dire, grand Dieu ! qu’il y a encore de tristes âmes pour admirer « dans leur fange — ces bourreaux barbouilleurs de lois ! » Pauvre André, lui qui ne voulait pas « que des pontifes saints autour de son cercueil — de leur chant lamentable accompagnent son ombre » ; il a été servi à souhait ; mais, hélas, ce n’est pas « achevant de Vénus les plus doux sacrifices » que son âme « s’envola sans effort, et ne le sentit pas ». Chassons ces tristesses en relisant les douces Idylles et les tendres Élégies. « Riez, amis, nommez ma fureur insensée ; — vous n’aimez pas, et j’aime, et je brûle, et je pars — me coucher sur sa porte, implorer ses regards… » Pourquoi n’avons-nous pas une miniature de cette charmante Camille ? Était-ce bien Mme de Bonneuil ? Peut-être vaut-il mieux que nous la rêvions à notre guise. Du moins si elle fit souffrir le poète, ce ne fut pas comme cette frivole « jeune captive » au moment où venait « le messager de mort, noir recruteur des ombres — escorté d’infâmes soldats… ».

Mais, autour de Chénier, qui rangerons-nous pour faire cortège à Lamartine ? Peut-être quelques petits poètes du dix-huitième siècle, tels que ce Parny de qui l’influence n’est pas insensible, dit-on, dans les Premières Méditations. Plutôt quelques poètes du début du siècle suivant dont on trouvera les fleurs conservées dans les Anthologies, si on recule devant la fatigue de butiner dans trop de jardins : l’Élévation de M. de Fontanes, où M. de La Harpe désignait, de son petit index, les vingt plus beaux vers de la littérature française… « Où sur des harpes d’or l’immortel Séraphin — aux pieds de Jéhovah, chante l’hymne sans fin. » (On devait voir bientôt mieux que ça) ; la Chute des feuilles, de Millevoye ; la Prière du soir à bord d’un vaisseau, d’Esmenard ; le Crépuscule, de Chênedollé ; les Limbes (pas mal du tout, ma foi : « Comme un vain rêve du matin — un parfum vague, un bruit lointain — c’est je ne sais quoi d’incertain — que cet empire… »), de Casimir Delavigne ; l’Ange et l’enfant, de Reboul ; la Fermière, d’Hégésippe Moreau ; mais surtout vous n’oublierez pas ceux qu’on pourrait regarder comme les vrais Lamartiniens, Brizeux, dont la Bretagne — O terre de granit recouverte de chênes — garde fidèlement la mémoire, et ce Victor de Laprade, un peu obscurci aujourd’hui, mais dont devrait survivre un noble poème, Psyché.

Au calvacadour Musset j’ai donné pour écuyer Théophile Gautier. Quoique fondateur plus tard du Parnasse, son nom mérite, de préférence aux vagues Pétrus Borel et Philothée O’Neddy, de personnifier le clan des premiers romantiques. La Comédie de la mort, Albertus, les Émaux et Camées sont à lire à l’abord, ce n’est que la valeur d’un volume. Mais si l’on aime les vers brillants de ce « parfait magicien ès lettres françaises », comme le qualifiait Baudelaire, on achèvera le reste qui équivaut à deux autres. Reste la prose. Tout peut-être serait à connaître ici, mais las ! combien de milliers de pages cela ferait-il, et combien d’in-8o faudra-t-il, si quelque jour on entreprend l’édition complète de tout ce qui coula de cette plume féconde ? Sélectons, puisque c’est de nécessité. En première ligne le Roman de la Momie, le Capitaine Fracasse, Mademoiselle de Maupin, trois œuvres diversement remarquables. Ensuite, si l’on désire être documenté à fond sur le bon Théo, les autres Romans et Contes, goguenards ou non, les Voyages, aussi le Collier des jours de sa fille Judith. Pour voir vivre « le poussah torpide » mais parfois tonitruant, les conversations du dîner Magny bruissent dans le Journal des Goncourt.

Et avec Gautier tous les romantiques du corps de bataille, pour qui suffiront peut être les Recueils de morceaux choisis (Anthologie du dix-neuvième siècle, par exemple, 4 volumes, Lemerre), où l’on trouvera le Sonnet d’Arvers, l’Ode à la rime, d’Amédée Pommier, et autres pièces caractéristiques. Dans cette foule des poètes chevelus aimant à « boire l’eau des mers dans les crânes des hommes », faudra-t-il faire une bien large place à Sainte-Beuve ? Que ceux qui goûtent les Consolations ou les Pensées de Joseph Delorme répondent. Peut-être le vers de lui qui vaincra l’oubli sera celui où il sembla se peindre lui-même : « Un poète mort jeune à qui l’homme survit ». Mais pour jeune qu’on meure, il est déjà beau d’être né. Enfin, puisqu’il s’agit de caracoler sur la piste d’Alfred de Musset, où Sainte-Beuve se voyant sera tout de même un peu surpris de l’aventure, n’oublions pas cet autre Alfred, cet André Van Hasselt qui « lui ressemblait comme un frère ».

L’année suivante, Barbier seul, ai-je dit. Victor Hugo n’a pas encore désencombré le monde. Il est vrai que tout Barbier tient dans les Iambes, et peut-être tous les Iambes dans « l’Idole », et « l’Idole » elle-même dans l’apostrophe : « O Corse aux cheveux plats… » Ne condensons donc pas trop pourtant. Barbier a eu son heure de fanfare, qu’on l’écoute jusqu’à la dernière note, depuis la « Curée » dont le début a vraiment autant d’allure que « l’Idole » : « Oh ! lorsqu’un lourd soleil chauffait les grandes dalles… » jusqu’à Il Pianto même où se lira quelque beau morceau : « Dors, oh dors, Orcagna… » Deux petits recueils, un moyen volume, l’espace d’un matin, le jaloux Hugo nous le pardonnera… peut-être.

Nul ne s’étonnera de voir Vielé-Griffin accompagner Henri de Régnier. Ce sont les Dioscures du Symbolisme. Celui-ci est à celui-là ce que… mais la mode des parallèles est défunte. Bien que ce soit s’exposer à de réels dangers, si âpres sont les Vespuces, osons dire que c’est Vielé qui a été le Christophe Colomb de ces terres nouvelles que notre poésie s’annexa vers 1885 ; c’est lui qui inaugura le vers libre, la laisse rythmique à molles assonances ; il fut, depuis Ronsard, le plus grand créateur de formes poétiques de notre littérature et c’est justice que son nom soit mis en belle lumière. Son œuvre tient déjà une demi-douzaine de volumes, et elle se poursuit. Qui ne peut la lire tout entière doit prendre, du moins, ses premiers Poèmes et Poésies où se trouve cette pure merveille « la Chevauchée d’Yeldis » (Mercure de France).

Et avec Vielé-Griffin et Régnier ondulera, chatoiera, poudroiera et symphonera toute la cour de la Muse symboliste. Elle fait déjà noble figure dans l’histoire qui se cristallise. Toute cour a ses bouffons, comme toute école ses grotesques. Ceux de cette récente période s’effacent peu à peu, et ce ne sont plus que les justes œuvres qui rayonnent : les Poèmes (surtout les Petits poèmes d’automne), de Stuart Merrill, le Jardin de l’Infante, d’Albert Samain, les Poèmes, de Verhaeren, Une belle Dame passa, d’Adolphe Retté, le Pèlerin passionné, de Moréas, les Vitraux, de Laurent Tailhade, les Poèmes, de Le Cardonnel, et bien d’autres que je devrais citer, mais l’insuffisante chose qu’un sec défilé pour des poètes, et qu’on trouvera — pas tous malheureusement — dans les Poètes d’aujourd’hui, de Van Bever et Léautaud (Mercure de France). Si l’on voulait avoir une idée complète du mouvement poétique pendant les années 1890-1894 — la plus riche floraison de vers, je crois, que nous ayons eue depuis celle de la Restauration, et qui fut, comme celle-ci, desséchée par les bouffées de la politique — il faudrait recourir aux revues d’art et de littérature de cette époque : le Mercure, l’Ermitage, la Plume, bien d’autres encore où flamba tant d’enthousiasme. Le Parnasse fut loin de présenter une pareille « période d’assaut et d’irruption ». Prosodie, langue, vocabulaire, syntaxe, doctrine, tout fut alors renouvelé, et assurément bouleversé. Par suite de ce mélange des genres, entre le poète en vers et le poète en prose le passage, chez les symbolistes, est facile. Au besoin le Roman de Louis XI, curieux homme, de Paul Fort, le jalonnerait. Et dans ce nouveau domaine, ce sont d’autres noms à citer : les Reposoirs de la procession, de Saint-Pol-Roux, En décor, de Paul Adam, Sixtine, de Remy de Gourmont, Paludes, d’André Gide, ou encore de ces nouvelles qui donnent en raccourci tout un écrivain : la Panthère, de Rachilde, la Croisade des enfants, de Marcel Schwob, les Bains de Bade, de René Boylesve, Ubu roi, de Jarry ; mais déjà nous voici au théâtre. Le symbolisme a aussi le sien. Qu’indiquer ? Avant tout Maeterlinck au complet, toute une série de chefs-d’œuvre qu’enfin la musique — los à elle ! — a révélés au grand public, et aussi l’Arbre, de Claudel, ou Morteville, de Pottecher, ou les Cuirs de bœuf, de Polti, ou l’Hérésiarque, de… Mon Dieu qu’allais-je dire ?

Verlaine est assurément aussi personnel que Baudelaire, mais l’un et l’autre sont apparentés. Un catholicisme, d’ailleurs d’un goût étrange, les rapproche. Après le volume des Fleurs du mal, on lira donc les six ou huit volumes de l’œuvre verlainienne (Vanier). La maison Charpentier a bien donné un Choix de poésies en 1 volume dont pourront se contenter les simples dilettantes, les plus belles pièces s’y trouvant, notamment les admirables tercets, « O mon Dieu, vous m’avez blessé d’amour… » et les non moins étonnants sonnets, « Mon Dieu m’a dit : Mon fils, il faut m’aimer. Tu vois… » Mais on fera un petit effort dont on sera bien récompensé en lisant l’ensemble où le pauvre poète s’est révélé tout entier avec ses exquisetés et, hélas, avec tout le reste. Grand enfant qui, toute sa vie, joua avec le sérieux. François Villon, soit ; mais Villon ne mettait pas le parallèlement jusque sur le titre de ses livres. Mettons que ce ne fut là que gaminerie, et ne doutons pas qu’à l’heure suprême il ne se soit endormi réconcilié avec « la Rose immense des purs vents de l’Amour » ; son service funèbre coïncidant avec la veille de je ne sais quelle fête carillonnée, les cloches de Saint-Étienne, à la fin de l’absoute, s’éveillèrent et chantèrent la délivrance du Pauvre Lélian. On lira donc de lui tout si on n’a pas l’âme sévère, et il ne faudrait pas l’avoir ; si toutefois on l’a, Sagesse, d’une part, Fêtes galantes, la Bonne Chanson et Romances sans paroles, d’autre part, la valeur de deux volumes.

Autour de Verlaine, et pour continuer à faire honneur à Baudelaire, se grouperont ceux que Verlaine lui-même a appelés les « poètes maudits » et aussi ceux qui s’appelèrent, un peu faute à lui, les « décadents ». Les Poésies complètes, d’Arthur Rimbaud, viennent d’être éditées en 1 volume (Mercure) ; celles de Jules Laforgue aussi ; on joindra à celles-ci les Moralités légendaires. De Corbière, ce que tiennent les Anthologies sera, je crois, suffisant. Puisque Mme Desbordes-Valmore a été, je ne sais trop pourquoi, rapprochée d’eux, on prendra ses Poésies (Charpentier) dont quelques-unes ont un accent si pénétrant. Le moment alors sera bon pour connaître aussi Gérard de Nerval (1 vol., Mercure), qui, quoique de la génération de Hugo, a plus de rapports avec celle de Verlaine. Sur les « décadents » un livre devrait être écrit qui nous donnât quelques spécimens des excentricités alors commises, sans qu’il fût nécessaire de recourir aux plaquettes.

Dans tous les cas, ne doit pas être négligé le « florilège » que Stéphane Mallarmé a publié sous le titre Vers et Prose, chez Perrin. Il faut une heure pour lire ce mince volume et plusieurs semaines pour le comprendre. D’autant que l’édition est fautive, et que le vers déjà clair-obscur, « S’il a du talon nu touché — quelque gazon de territoire », devient tout à fait ténébreux quand talon est remplacé par talent. On s’attellera donc à Mallarmé comme on ferait à Lycophron ou à Euphuès, et ce genre de version française ne sera pas infécond en agréments. Pour s’aider, le fervent consultera diverses gloses d’ailleurs malaisées à trouver, ou parfois même, elles aussi, à comprendre ; une, fort secourable, se trouve dans le recueil d’articles que Teodor de Wyzewa publia sous le titre, Nos Maîtres, chez Perrin.

Enfin Leconte de Lisle fraternisera avec Alfred de Vigny. Ce furent deux nobles âmes à qui on n’aurait souhaité, chez Vigny, qu’un peu plus d’indulgence pour son temps, chez Leconte de Lisle un peu plus d’amour pour ses contemporains. Il leur a manqué ce qui a manqué à tous les stoïciens : quelques gouttes de cette tendresse qu’ont eue les Verlaine et les Villon, et qui les a faits chrétiens, alors que Vigny et Leconte de Lisle ne le sont pas, l’un, à la façon de Sénèque, l’autre, à la façon hélas de M. Pelletan. Mais « laissons ce discours » et laissons aussi l’Histoire populaire du Christianisme ; ce mince livret n’ajoute rien à la noble gloire du poète qu’exaltent les Poèmes barbares, les Poèmes antiques et les Poèmes tragiques. Le lecteur commencera par les premiers, sans trop s’étonner, dès le début, de l’orthographe Qaïn qui fut d’abord Kaïn et qui aurait tout aussi bien pu être Caïn comme chez Hugo ; mais il tâchera d’aller jusqu’aux derniers ; il n’y a peut-être pas dans notre langue de vers plus pleins que ceux des Erynnies. Malheur à celui qui ne les a jamais lancés à pleine voix et en pleine campagne, par un beau crépuscule !

Et ceux qui voudront honorer le chantre de « Moïse » et celui de « Klytaimnestra » ne le pourront mieux faire qu’en communiant avec les autres servants de la forme impeccable et impassible, vous devinez les Parnassiens. Ils furent une multitude. Le Parnasse contemporain contient une cinquantaine de noms. Mais déjà ce bataillon sacré s’éclaircit dans nos souvenirs, comme s’éclaircira la cohorte, qui nous semble encore si dense, des symbolistes. Dans une génération, que restera-t-il de la virtuosité inlassable d’Armand Silvestre ? On commence à distinguer les quelques petits étangs ou cascatelles qui subsisteront de ce raz de marée rythmique : les Odes funambulesques, de Théodore de Banville (poésies complètes, 6 volumes, chez Charpentier), les Humbles, de François Coppée (poésies complètes, 2 volumes, chez Lemerre), et les Trophées, de José-Maria de Heredia, lesquels, quoique dressés beaucoup plus tard (Lemerre), commémorent la pure gloire du Parnasse.

De leurs frères, quelques pièces seront sauvées par les recueils de morceaux choisis, ce qui permettra à leurs fidèles de s’attrister avec raison. Sully Prudhomme a assurément fait autre chose que le Vase brisé, et Léon Dierx autre chose que Lazare, et Jean Richepin autre chose que la Requête aux étoiles, et Joséphin Soulary autre chose que le sonnet des Deux cortèges. Mais c’est déjà joli quand de nous il reste quatorze vers. Ce minimum surnagera-t-il de Catulle Mendès, de Rollinat, de Haraucourt ? Souhaitons-le, et pour cela réconcilions-nous avec les Anthologies qui, en elles-mêmes, correspondent un peu à l’esthétique d’une cuisinière saccageant un jardin pour faire un bouquet, ou d’un conservateur de musée tenant à offrir aux bourgeois son « salon carré ». Et dans ces anthologies, souhaitons qu’on n’oublie pas l’Archet, de Charles Cros, le Dernier Hiérophante, de Louis Bouilhet, le Cri, de Mme Ackermann, Diane et Saint-Hubert, d’André Lemoyne, les stances « Je crois que Dieu, quand je suis né… », de Charles Read ; ce serait dommage de ne pas ajouter le Noël pour marionnettes, de Maurice Bouchor, quelques chansons de Raoul Ponchon, et quelques vers de Gabriel Vicaire ou d’Emmanuel des Essarts.

Je m’arrête, parce qu’il faut bien s’arrêter, mais que de titres j’ai encore sur les lèvres ! Heureusement ceci n’a aucune prétention au catalogue. Un jeune homme vraiment amoureux des beaux vers ne se contentera pas des quelques (une cinquantaine pourtant) poètes dont je viens de piquer les noms aux ailes étendues sous mes vitrines. Il sera insatiable, et il ira, probablement, à la découverte, de lui-même, au hasard de la bonne aventure. C’est ce qu’il fera de mieux. Qu’il lise des inconnus ; ce sont peut-être ceux qui lui réservent les émotions les plus exquises ! Je me souviendrai toujours de mon ravissement quand un hasard me révéla Mme Desbordes-Valmore, à une lointaine époque où personne encore n’avait divulgué son talent. Au surplus les poètes sont discrets, ils n’accapareront pas tout votre temps. A l’exception de Victor Hugo, le colosse, ils se sont presque toujours contentés de trois ou quatre volumes pour leurs œuvres complètes. Et quelques-uns parmi les plus grands, Vigny, Baudelaire, Chénier, Mallarmé, Heredia, n’en ont voulu qu’un seul. Il restera beaucoup de journées pour les explorations, pour les réhabilitations. Que de négligés qui attendent mélancoliquement leur heure ! Le grand Ronsard a bien patienté deux cents ans. Et sans parler de ces criantes injustices à réparer, que de douces charités à faire ! Un nom de poète me vient à l’esprit, en ce moment, que je n’ai, pas plus que d’autres, pensé à citer, pourtant un poète point ancien, qui eut son heure de célébrité, qui siégea à l’Académie française à côté de Hugo, et qui s’est effondré dans le plus silencieux oubli : je crois n’avoir jamais lu son nom, dans un livre ou un article quelconque, depuis une douzaine d’années ; c’est Autran. On ne l’a même pas rappelé à propos de la Mer, de Richepin. Cependant certaines de ses pièces ont de la couleur, Endoume que j’ai retrouvé dans le Recueil Godefroy, Naufragés, le Fond de l’Océan qui devraient être aussi scaphandrés. Encore le pauvre Autran est-il habitué à l’oubli, mais tel autre, dont la gloire éclipsa toutes celles de son époque et que j’ai oublié aussi, Béranger ! Ne siérait-il pas, même eût-on peu de goût pour le genre, de fredonner, à titre de document, une demi-douzaine de ses chansons : le Roi d’Yvetot, la Bonne Vieille, le Dieu des bonnes gens, le Vieux drapeau, Souvenirs du peuple, Waterloo ? Enfin, il faut réserver quelque place pour ceux qui arrivent, et ceux qui arriveront, car le génie poétique de France, espérons-le, n’est pas près de s’éteindre. Déjà, depuis la génération symboliste proprement dite, des noms nouveaux se sont allumés, Francis Jammes et Charles Guérin, par exemple. Qu’on aille vers leur lueur et vers celle de leurs frères, puisque c’est à la poésie de ses contemporains immédiats que chacun est le plus sensible.

Donc je résume ces six années de poètes ; 18, Lamartine, André Chénier, Brizeux, Laprade et les élégiaques de la Restauration. 19, Alfred de Musset, Théophile Gautier, Sainte-Beuve et les poètes chevelus du romantisme. 20, Victor Hugo avec, pour Pylade, Auguste Barbier. 21, Henri de Régnier, Vielé-Griffin et les symbolistes. 22, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé et les décadents. 23, Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, Heredia et les parnassiens.


A côté des poètes, les romanciers, et d’abord les Français. Ici encore celui pour qui j’écris ces notes connaîtra assurément bien d’autres livres que ceux dont les titres suivent. Chaque saison paraissent deux ou trois volumes « qu’il faut avoir lus », paraît-il. On les ouvrira, mais sans négliger ceux qui n’ont pas droit à la bande « Vient de paraître ». Si l’on veut même ne pas se découvrir, au bout de quelques années, trop de lacunes, il faudra s’astreindre à un certain ordre, sinon à celui que je dispose et qui n’a rien de fatidique, du moins à un qu’on se fera à sa guise, mais représentatif et compréhensif. Il n’est certes pas question de lire tout ce qui a paru d’intéressant dans le monde de la fiction pendant le dix-neuvième siècle, mais de connaître les principaux chefs-d’œuvre, et peut-être même d’un, Balzac, l’œuvre complète.

Voici donc ceux que je propose : 18, Sand ; 19, Feuillet ; 20, Mérimée ; 21, Chateaubriand ; 22, Flaubert ; 23, Zola ; 24, Stendhal, en sus de Balzac déjà nommé. Donc, non plus ici, je ne suis l’ordre chronologique. George Sand et Feuillet passent les premiers parce qu’ils me semblent convenir à de tout jeunes gens épris de pur romanesque. Pour goûter Mérimée, Chateaubriand et Flaubert un peu plus de maturité d’esprit est nécessaire. Stendhal, pur psychologue, doit venir en dernier lieu.

George Sand a écrit plus de cent volumes. On ne les lira pas. Il suffira à chaque changement de pâturage de « cette terrible vache à écrire », comme disait Nietzsche, d’en ruminer un, et le total finira par être rassasiant. Pour les romans du début (amour libre et passion fumante) Lélia ; pour ceux qui suivent (amour éthéré, lyrisme et sacrifice) Jacques ; pour ceux d’analyse psychologique, Mauprat ; pour les récits champêtres, François le Champi. Ce sont là, je crois, les quatre colonnes d’angle du monument de George. S’il vacille, on consolidera la première avec Indiana et Valentine ; la dernière avec la Mare au diable et la Petite Fadette, et l’on balustradera le tout avec l’Histoire de ma vie, ce qui fait déjà 12 grands fûts. A faire bonne mesure, vous prendrez connaissance de Sand-Lamennais avec Spiridion ; de Sand-Pierre Leroux avec le Compagnon du tour de France ; de Sand-Chopin avec Consuelo ; de Sand-Flaubert avec le Marquis de Villemer ; de Sand-Feuillet avec Mlle de la Quintinie ; mais j’hésite à parler de ce que je connais mal et m’en tiens à la première douzaine ; que les vaillants aillent jusqu’à la grosse !

Comme pour les poètes, je donnerai à chaque romancier un cortège sympathique. Celui de George Sand sera composé des grands feuilletonistes et mélodramatistes de 1830 ; les amateurs du genre auront plus de cinq cents volumes sur la planche : Eugène Sue, Frédéric Soulié, Paul de Kock, Anicet Bourgeois, Ponson du Terrail, que de drôles de figures qui naissent à ces noms ! « Non, Rocambole n’était pas mort. Il avait su… » Et le Rodin du Juif errant ! Et le Szaffie de la Salamandre ! Et le Choppart du Courrier de Lyon ! Et le Buridan de la Tour de Nesle ! Pourtant, de Rodin à Buridan, nous montons. Encore un effort, et nous arrivons à quelqu’un qui, mal gré qu’on en aie, est mieux qu’un tisseur de ficelles et qu’un étireur de lignes, à Alexandre Dumas ! Mais hélas, ici, encore, c’est près de cinq cents tomes que nous avons devant nous ! Les écrivains de ce temps sont terribles. Du moins les poètes espagnols qui pondirent chacun dix-huit cents actes ne les imprimèrent pas, ce qui permet de ne pas y aller voir ; mais les volumes de Dumas sont là alignés à la parade : « Bonjour, les enfants ! — Bonjour, petit père ! » Dans cette armée, quel soldat faire sortir des rangs ? Pour faire trois heureux d’un coup, appelons, d’abord, les Trois Mousquetaires, d’autant qu’ils sont quatre avec ce brave à trois poils d’Artagnan, le mieux venu peut-être des innombrables fils de Dumas. Ensuite Monte-Cristo où vit réellement une idée, la puissance de l’or et la force de la haine. Encore la Reine Margot, Joseph Balsamo, le Chevalier de Maison-Rouge (avec les « suites » cela fait déjà plus de 40 volumes). On pourra ainsi repasser toute son histoire de France — une étrange histoire, mais la verve du conteur sauve tout — et puis Valois, Frondeurs, Roués, Montagnards, Sergents de la Rochelle, il y a si longtemps de ça ! peut-être qu’ils n’ont pas existé ailleurs que chez Dumas. Les gens qui prennent Clio au sérieux auront toujours la ressource de lire du grand amuseur autre chose, ses Mémoires (10 volumes), ses Impressions de voyage (35 volumes en tout) et son Théâtre (les 8 premiers volumes seulement) dont quelques œuvres, Henri III et sa cour, Antony, Charles VII chez ses grands vassaux, Mademoiselle de Belle-Isle, méritent attention (Calmann-Lévy).

Au sortir de la joviale exubérance d’Alexandre et de « la molle intumescence » de George, la discrétion de bon aloi et la psychologie de fin caractère d’Octave Feuillet plairont sans doute à notre lecteur de dix-neuf ans. Peut-être ira-t-il trop vite au Roman d’un jeune homme pauvre, mais ce ne sera que demi-mal, car ce romanesque-là, en dépit de tout, représente bien un temps. L’œuvre de Feuillet, quoique mesurée, tient encore ses deux douzaines de volumes. Si le lecteur n’a pas l’intention de tout achever, il commencera par Monsieur de Camors, l’œuvre forte ; ensuite, Julia de Trécœur viendra et l’Histoire de Sibylle à laquelle se pourra comparer Mlle de la Quintinie, de George Sand ; enfin la Petite Comtesse, le Journal d’une femme et la Morte. Ainsi l’on aura vu la moitié de son œuvre, à quoi les amateurs du genre joindront l’autre sans peine. Mais on ne négligera toujours pas son Théâtre, sinon les grandes pièces, du moins les proverbes et les comédies romantiques, Dalila, par exemple, d’un échevelé pathétique, ou Rédemption, ou encore ces charmants marivaudages, les Portraits de la Marquise et l’Urne. Toutes ces jolies petites œuvres sont réunies en deux volumes : le théâtre complet en a cinq (Calmann-Lévy).

Et Feuillet ayant mis en goût de passion tendre et de profondeur sentimentale, on en profitera pour faire un retour sur quelques douceurs d’autrefois qu’on n’aura peut-être pas grignotées derrière son dictionnaire au collège, et qu’il est bon pourtant d’avoir savourées en entrant dans la vie. D’abord les Lettres de la Religieuse portugaise : « Considère, mon amour, jusqu’à quel excès tu as manqué de prévoyance… » Six lettres, une cinquantaine de pages, la grande opale de la littérature amoureuse qui, à travers les siècles, relie Héloïse à Desclée. Comme on les imprime habituellement avec les Lettres de Mlle Aïssé, celles-ci suivront, elles sont touchantes. Et puisqu’on en est aux lettres d’amour, on ira chercher dans la Femme au XVIIIe siècle, de Goncourt, l’étonnante lettre de Mme de la Popelinière au duc de Richelieu, une des plaintes les plus émouvantes qui soient jamais sorties de lèvres amoureuses. On pourra d’ailleurs s’éviter cette recherche et bien d’autres en lisant le recueil que M. Émile Pierret a publié chez Perrin sous le titre : les Amantes célèbres.

Mais une fois dans ce monde défunt, parfumé d’iris et froufroutant de falbalas, vous ne vous en tiendrez pas là. Comprend-on un homme qui n’aurait pas pleuré avec le chevalier Des Grieux ? Vous lirez donc Manon Lescaut en vous rappelant, bon sujet d’oraison sur la gloire littéraire, que l’abbé Prévost a écrit de plus une quarantaine de volumes dont personne ne sait les noms. Si ces aventures semblent trop orageuses au promeneur chaste, qu’il se purifie l’âme avec Paul et Virginie, autre lecture indispensable. Et pour compléter la triade, qu’il prenne la Princesse de Clèves de Mme de la Fayette, qu’il est moins permis encore, pour un délicat, d’ignorer.

Ce n’est certes pas qu’il n’y ait rien d’autre à connaître dans la littérature romanesque de l’ancienne France. Si le lecteur veut ajouter à ce qui précède quelques pages de l’Astrée ou du Grand Cyrus malcommodes à trouver dans les livres courants, ou les autres romans de Mme de la Fayette, ou le Télémaque, ou Marianne et le Paysan parvenu, de Marivaux, il aura pleinement raison et, ce qui vaudra peut-être mieux encore à ses yeux, ne le regrettera pas. Dans tous les cas un auteur qu’il ne faut à aucun prix oublier, c’est Le Sage. Le Diable boiteux et Gil Blas sont de ces livres qu’on ne se pardonnerait pas d’avoir laissés de côté. Tout cela semble beaucoup. Qu’on fasse l’addition, c’est peu : six ouvrages obligatoires, et autant de facultatifs.

L’ironique Le Sage nous servira de pont pour atteindre Mérimée. Après une année de presque pur sentimentalisme, de Mme de la Fayette à Feuillet, on prendra plaisir au sourire sardonique de l’auteur de Colomba. Autre avantage : son œuvre, non compris les livres d’histoire et d’archéologie, est brève ; à la rigueur quatre volumes nerveux et musclés suffisent : Colomba, Carmen, la Chronique de Charles IX et les nouvelles réunies sous le titre Mosaïque. Or ceci est précieux, car cette année, on s’en souvient, est celle de Hugo. Si l’on veut avoir raison des cinquante ou soixante volumes du Maître, il ne restera pas grand temps pour les autres. Pourtant il faudra tâcher de lire en outre, de Mérimée, le Théâtre de Clara Gazul, cette amusante mystification, et surtout sa Correspondance (Lettres à une inconnue, à une autre inconnue, à Panizzi, à d’autres encore) qui montre, une fois de plus, que l’ironie est le masque fréquent de l’affectuosité. C’est quand on voit l’égoïsme olympien de tant de gens ruisselants de tendresse verbale qu’on apprécie la fidélité discrète de Mérimée, capable de tout pour ses amis, jusqu’à y aller de son « j’accuse ! » lui aussi, pour un Libri ! et à faire bel et bien sa prison au lieu d’enjamber la frontière. En somme ce grand faux-sceptique a tout pris au sérieux, même sa patrie, puisqu’il est mort de l’année terrible, et la postérité l’en récompense en le prenant au sérieux à son tour. Bon écrivain et bon psychologue, aussi à l’aise dans son frac de Compiègne que dans son cache-poussière d’inspecteur des beaux-arts, aimé des braves gens, estimé des connaisseurs, détesté des sots, sa part est enviable.

Puisque la place au soleil est mesurée, si vaste est le feuillage de Hugo, « de cet arbre si grand — qu’un cheval au galop met toujours en courant — cent ans à sortir de son ombre » — nous ne saupoudrerons l’alentour de Mérimée que de quelques grains de sel d’ironistes, Paul-Louis Courier, par exemple, qui tient tout entier en un livret (du moins, prendre une édition où ne manque pas la Conversation chez la comtesse d’Albany, autrement intéressante que la Lettre à M. Renouard). Faut-il ajouter un pamphlet de Timon, ou une « guêpe » d’Alphonse Karr ? c’est peut-être leur faire beaucoup d’honneur. Et est-ce la peine de connaître, du Joseph Prudhomme, d’Henri Monnier, ou du Jérôme Paturot, de Louis Reybaud, autre chose que les silhouettes qui restent d’eux ? Si oui, qu’on leur joigne, en attendant Homais qu’on trouvera ailleurs, la Famille Cardinal, de Ludovic Halévy, et Tribulat Bonhomet, de Villiers de l’Isle Adam. Et qu’on pousse jusqu’à notre temps pour rejoindre trois sourieurs qui ne le cèdent à personne : Anatole France dont quelques volumes sont exquis, la Rôtisserie de la reine Pédauque, le Crime de Sylvestre Bonnard et l’Orme du Mail, Maurice Barrès avec qui on visitera le Jardin de Bérénice et le pays natal des Déracinés, et enfin Jules Renard, aux sourires pincés, père de Poil de Carotte et de l’Écornifleur. Cela fait, avec Mérimée, de douze à vingt-quatre volumes. Pour une année d’hugolâtrie, c’est tout le possible.

Par contre, l’année d’après étant éclaircie du côté poètes, profitons-en pour inscrire à la colonne prose Chateaubriand. Trente-six volumes, qu’on devrait lire tous, absolument tous. Hélas, la journée est courte et le plus admirable style peut ne pas plaire à tout le monde. Mais, qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, il y a de ces livres qu’il serait criminel de n’avoir pas ouverts ; d’une part : Atala, René, le Dernier Abencérage et les Martyrs, et de l’autre part, le Génie du christianisme et les Mémoires d’outre tombe. Encore les Études historiques et l’Itinéraire de Paris à Jérusalem. Et cela fait déjà une quinzaine de volumes. Mais j’en sais beaucoup qui — avec raison — ne seront pas rassasiés. Amants de belles phrases, ils voudront encore se bercer avec les Natchez et le Voyage en Amérique. Épris de pensées graves, ils tiendront à connaître l’Essai sur les révolutions, qui ouvre la vie de Chateaubriand, la Vie de M. de Rancé qui la ferme, et ce livre brûlant comme la lave : De Buonaparte et des Bourbons. Préoccupés d’histoire, ils liront le Congrès de Vérone, et, curieux du dehors, l’Essai sur la littérature anglaise. Il n’y a guère, en somme, que les œuvres politiques qu’ils pourront laisser de côté, en pensant à l’effet que fera, dans cinquante ans, la cuisine de nos politiciens à nous, quand celle de Chateaubriand nous ragoûte si peu ! Faudra-t-il, à l’œuvre du grand homme, ajouter quelques livres de commentateurs ? Ce n’est peut-être pas la peine. MM. Bardoux et Pailhès nous apprendront-ils beaucoup plus que nous ne devinions par Chateaubriand lui-même sur Mme de Beaumont, Mme de Custine et tant d’autres qui voulurent consoler le grand ennuyé ? Du moins qu’on goûte leurs tartines de préférence au verjus aigrelet de l’aigrelet Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire. Je vois dans les catalogues un ouvrage dont le titre m’attire, les Conversations de M. de Chateaubriand, de Danielo, 1864 ; ne l’ayant pas lu, je n’ose le conseiller.

Et l’œuvre du Père du dix-neuvième siècle étant énorme, on se contentera, pour l’honorer, de quelques points lumineux à disposer en constellation palpitante autour de ce Sirius flambant de clarté. L’Adolphe, de Benjamin Constant, et l’Obermann, de Sénancourt, d’un côté ; Delphine et Corinne, de Mme de Staël, de l’autre. Chateaubriand est source à la fois de poésie et d’analyse ; on pourra donc encore lui rattacher à la fois les récits-poèmes d’un romantisme effréné, comme les Diaboliques, de Barbey d’Aurevilly, et les études d’une minutie laborieuse, comme Volupté, de Sainte-Beuve. De là, par tels échelons que le Dominique, de Fromentin, il sera aisé d’arriver à nos psychologues contemporains, l’Abbé Tigrane, de Fabre, Meta Holdenis, de Cherbuliez, le Disciple, de Paul Bourget, les Morts qui parlent, de M. de Vogüé. Et qu’importe que plusieurs de ces rapprochements soient un peu tirés par les cheveux ? On ne compare bien que ce qui diffère, et, si, après Chateaubriand, on ne pouvait lire que Marchangy, mieux vaudrait encore relire Chateaubriand lui-même.

Encore n’ai-je pas nommé, le réservant pour la bonne bouche, celui qui, mieux que Melchior de Vogüé, pourrait être regardé comme le vrai petit-fils de Chateaubriand, par son style, par son exotisme, par sa mélancolie, je veux dire Pierre Loti. Toute son œuvre, à lui aussi, serait à connaître, car le décor changeant à chaque volume, rien ne se répète ; à tout le moins, qu’on lise le Mariage de Loti, Pêcheur d’Islande et Mon frère Yves. Mais cela fait déjà plus de douze étoiles à notre constellation « la Chevelure d’Atala ».

Flaubert régnera sur l’année suivante. De lui tout est à déclamer à haute voix dans son fauteuil, sauf le théâtre et les opuscules. Flaubert n’est lui-même qu’écrivain, dans ses grands atours, ou homme dans le débraillé de sa correspondance. Vous lirez donc non seulement Madame Bovary, mais, malgré sa lenteur parfois un peu pénible, l’Éducation sentimentale ; et non seulement Salammbô, mais, en dépit de son tourbillon par moments effarant, la Tentation de saint Antoine ; et vous n’aurez garde de laisser ses Trois Contes qui résument son talent si divers, et encore moins d’oublier Bouvard et Pécuchet, le livre le plus ironiquement écrasant qui ait été écrit depuis Don Quichotte, comme la Tentation est la synthèse la plus forte qui ait paru depuis le Faust de Gœthe, comme Salammbô est l’évocation la plus colorée qui ait été publiée depuis les Martyrs. Et si le temps presse, vous laisserez là le reste des œuvres imprimées pour picorer la Correspondance, surtout les lettres à George Sand. Sur l’homme même sont à consulter les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp et le livre récent de M. René Dumesnil.

Flaubert, ce n’est guère qu’une douzaine de volumes, et Baudelaire, que je mis à son parallèle, une demi-douzaine. Il restera donc, cette année-ci, quelque temps disponible. Profitons-en pour explorer la littérature dramatique de la seconde moitié du siècle. Celle de la première moitié, on l’aura forcément repérée en lisant Hugo, Balzac, Vigny, Musset, Dumas. Mais la suivante, on l’ignorerait si on n’allait pas la chercher spécialement chez Dumas fils et chez quelques autres. Là encore, le lecteur ne s’ordonnera pas les œuvres complètes ; à six ou douze volumes par auteur, cela ferait vite la centaine ; il se contentera de lire les pièces typiques. De Dumas fils, incontestablement le plus vigoureux, et à qui il n’a manqué, pour monter au point où plus tard s’éleva Ibsen, que la préoccupation de la chose religieuse (l’asphalte du boulevard est à ceci, il est vrai, si étrangère !), de Dumas fils, dis-je, le Demi-monde, la Visite de noces, la Femme de Claude, Monsieur Alphonse. D’Émile Augier, moins profond, moins spirituel, moins haut d’esprit, mais assez bourgeoisement roublard, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin, le Mariage d’Olympe. De Sardou, dont l’habileté va parfois plus loin qu’on ne dit, La Tosca, la Haine, Rabagas. Faut-il ajouter ces pièces qui ne semblent pas vouloir quitter l’affiche, le Gendre de M. Poirier, de Sandeau, ou le Monde où l’on s’ennuie, de Pailleron ? Nommera-t-on encore Labiche dont les dix volumes peuvent vous guérir de dix jours de spleen, et ce n’est pas là un mince éloge ? Et Meilhac parfois si fin, et Scribe toujours si ingénieux, et tant d’autres jusqu’à nos contemporains dont on ne peut nommer un seul, car ce serait se faire écharper par les autres ? En somme, la mine est abondante et quelques puits qu’on creuse cette année-là, on ne l’épuisera pas. Passons donc, rassurés, à la suivante.

Ici, c’est Zola qui trône sur une œuvre plus massive que celle de Flaubert, une trentaine de romans presque tous de 500 pages compactes. Ah ! l’Adolphe, de Benjamin Constant ! On ne les lira pas tous. Nulla dies sine linea n’est une devise bonne que pour Zola lui-même. Encore est-elle bonne ? Dans le tas, qu’extraira-t-on ? Tout d’abord la Faute de l’abbé Mouret, cette épopée vraiment forte, non luxurieuse mais luxuriante, l’Assommoir, cette restitution de la verveuse vie faubourienne des « sublimes », et Germinal où la foule hurle et roule comme une bête monstrueuse. Ces trois romans dispensent à la rigueur du reste. Si, toutefois, il vous plaisait de lire autre chose, prenez Thérèse Raquin, consciencieuse planche d’anatomie morale, la Curée, un des romans du début, très travaillé, Une page d’amour où déjà le procédé s’étale, et Nana qui vaut mieux que son ancien succès de scandale. Et qui s’intéresse aux autres « Rougon-Macquart » continuera. Zola, quelques défauts qu’il ait, est très vigoureux et très désireux de se varier. Si la fatigue devient trop forte, on pourra se délasser avec les Contes à Ninon, il y en a de jolis. Par contre, les œuvres critiques et les livres politiques de la fin sont, je crois, à négliger, à moins qu’on ne veuille à son tour écrire sur l’homme une thèse intégrale.

On fera bien, dans tous les cas, de ne pas trop s’attarder à ces massifs volumes, car le temps manque, et cette année-ci, il faudrait rendre visite à quelques autres romanciers. Zola n’est pas seul de son temps, et peut-être si dans un ou deux siècles un roman subsiste de cette époque, comme Manon Lescaut du dix-huitième siècle, ce ne sera pas un des siens. Quel sera-ce ? Repassez dans un siècle ou deux, on vous le dira.

Peut-être un d’Alphonse Daudet. Tartarin dessine une caricature bien vivante. Les Rois en exil déroulent un poème d’une émotion bien intense, et où telle figure, Élysée Méraut, se dresse à une singulière hauteur. Sapho tisse une histoire bien poignante et si vraie, ou vraisemblable ! Et l’Évangéliste révèle une étude psychologique d’une profondeur qui n’a pas beaucoup d’égales dans notre littérature. On pourrait citer d’autres romans du maître nîmois, mais le lecteur les trouvera de lui-même, depuis les Lettres de mon Moulin, cette série d’exquises chosettes, jusqu’à ce bloc-notes, au titre un peu malheureux mais au fond substantiel, Mon père et moi, de Léon Daudet.

Et ayant nommé Zola et Daudet, comment taire les Goncourt ? Il y a là une douzaine de savantes et délicates pièces montées, moitié des deux frères, moitié du survivant, qui seraient à déguster avec de petits cris de joie — tant pis pour l’indigestion finale ! Mettons toutefois à part Renée Mauperin pour la prestesse du récit et le vivant des caractères, Madame Gervaisais, étude d’intoxication religieuse qu’on comparera, catholique, à l’Évangéliste, protestante, et les Frères Zemganno, d’Edmond seul, curieuse transposition des deux auteurs dans le monde pailleté des maillots. A ajouter, si l’on veut, Charles Demailly, plaqué de portraits littéraires dont il est amusant de chercher la clef.

Et ce n’est pas tout, sans doute. Il y a encore tels romans de Champfleury ou de Feydeau, de Charles de Bernard ou d’Armand de Pontmartin qu’un érudit d’histoire littéraire voudra connaître ; et tels autres de leurs contemporains qu’on voudra parcourir par curiosité indirecte ; dans Hector Malot, qu’est-ce qui avait tant plu un moment à Taine, et dans Edmond About, qu’est-ce qui avait tant séduit ses contemporains ? Mais ceux qui ne cherchent dans la lecture que le plaisir du moment laisseront de côté ces petites devinettes, et à élire un dernier romancier de l’époque réaliste, ils choisiront sans doute Guy de Maupassant. Boule-de-suif, la Maison Tellier, les Contes de la Bécasse sont des pages qui devraient rester, semble-t-il, comme resteront les nouvelles de Mérimée.

Enfin, l’année de Balzac, on se contentera de Stendhal qui, complet, atteint bien encore ses 20 ou 25 volumes, mais dont il est permis de ne pas tout lire. A quoi bon connaître les « souvenirs d’égotisme » d’un homme dont l’âme fut foncièrement vilaine, fermée à tout ce qui est généreux ou affectueux ? Mieux vaut se borner à ses intenses romans psychologiques où tout le sert, jusqu’à sa sécheresse de style et son étroitesse de jugement. On lira donc en premier lieu le Rouge et le Noir, et puis la Chartreuse de Parme ; encore l’Amour et les Mémoires d’un touriste et l’on s’en tiendra là, à moins qu’on ne soit « stendhalien », auquel cas on commencera par agonir d’injures bien senties l’homme capable d’écrire sur le dieu ce qu’on vient de lire, et on se mettra à avaler tout ce qui reste, avec l’espoir que la bibliothèque de Grenoble n’a pas dit son dernier mot, et que M. Stryienski et M. de Mitty sont là-bas qui collationnent !

Tout au plus si, cette année-là tant chargée, à Balzac et à Stendhal, on pourra joindre un autre grand psychologue, pas beaucoup plus sympathique d’ailleurs que le sieur Beyle : le sieur Choderlos de Laclos. Les Liaisons dangereuses sont un des traités de perversion les plus frémissants qui aient été écrits. On s’amusera, si l’on a le loisir, à comparer le Valmont des Liaisons au Lovelace de Clarisse Harlowe ou à leur caricature le Szaffie de la Salamandre que je citais plus haut. Et si l’on a d’autres loisirs encore, à moins de louables scrupules moraux, on parcourra quelques moindres auteurs du même siècle et du même genre : Crébillon fils, Bésenval, Godard d’Aucourt, Louvet ; inutile d’aller jusqu’à Restif de la Bretonne, encore moins de sombrer dans la mare du marquis de Sade, cet imprévu descendant de la Laure de Pétrarque.

Et ainsi aurons-nous terminé le périple du roman français. (Rassurez-vous, il y a encore le roman étranger.) Non que nous ayons lu tout ce qui est à lire, si tant est que quelque chose soit à lire ; mais nous aurons noté le principal et indiqué l’accessoire ; abstraction faite des tout à fait contemporains où je n’essaierai pas, j’ai dit pourquoi, d’opérer un repêchage ! J’ai d’ailleurs certainement oublié bien des noms dans les générations précédentes ; coup sur coup me reviennent à l’esprit des livres divers, la Physiologie du goût, de Brillat-Savarin, les Contes de Nodier, l’Ane mort de Jules Janin, la Guerre du Nizam, de Méry. Et l’admirable Jules Verne dont je n’ai rien dit ! Je pense bien, pour l’honneur de mes lecteurs, qu’ils l’auront lu, sans qu’on le leur conseille, avant 18 ans. Encore pourquoi, quand j’ai cité Barbey d’Aurevilly, n’ai-je pas pensé à lui faire une petite cour spéciale, le Corbin et d’Aubecourt, de Veuillot, le Désespéré, de Léon Bloy, Là-bas, de J-.K. Huysmans, Cœur en peine, de Péladan ? Mais c’est retomber dans les contemporains que je m’étais interdits. Brisons là, et pour clore le voyage, résumons nos principales escales dans le « Pays du Tendre et du Violent ».

18, George Sand, Alexandre Dumas père et tous les feuilletonnistes de 1830 ; 19, Octave Feuillet, Le Sage et les lettres d’amour ou romans d’amour du dix-huitième siècle ; 20, Mérimée, Paul-Louis Courier et nos ironistes contemporains ; 21, Chateaubriand et le roman d’analyse psychologique, Mme de Staël et les romans à turban, Barbey d’Aurevilly et les romans à panache ; 22, Gustave Flaubert, Dumas fils et les auteurs dramatiques des années 60 et 70 ; 23, Zola, Daudet, Goncourt, Maupassant, les réalistes ; 24, Balzac, Stendhal et les psychologues du nouveau et de l’ancien régime.


Arrivons au roman étranger. On ne peut plus, on n’a jamais pu d’ailleurs, se confiner dans sa propre littérature. Pour se trouver bien chez soi, il n’y a rien de tel que de passer la frontière ; on a envie au retour, d’embrasser le douanier. Prenons donc nos passeports, nous avons à faire beaucoup de chemin ; si nous ne nous arrêtons guère en Allemagne ou en Espagne, nous devrons stationner en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, en Russie et même en Pologne. Mettons dans notre valise quelques « Joannes » littéraires, le cinquième volume de l’Histoire de la littérature anglaise, de Taine, le Roman russe, de Melchior de Vogüé ; encore les Études de littérature européenne, de Joseph Texte ou les Écrivains étrangers, de Teodor de Wyzewa, et lançons-nous à l’aventure. L’itinéraire que nous proposons est tout facultatif. Quelqu’un désire-t-il commencer par les lointains et finir par les tout proches, il le peut. Si nous autres débutons avec nos frères d’outre-Manche et terminons avec nos petits cousins de Scandinavie et de Moscovie, c’est seulement parce que Walter Scott, par exemple, convient à un jeune homme de dix-huit ans, et que Tolstoï et Ibsen seront mieux appréciés par des lecteurs de vingt-trois et vingt-quatre ans. Ceci dit, voici l’indicateur des stations : 18, Walter Scott ; 19, Dickens ; 20, Hoffmann ; 21, d’Annunzio ; 22, Poe ; 23, Tolstoï ; 24, Ibsen.

C’est au sortir du collège, et même pendant le collège, quand on vibre au cor des légendes et qu’on croit à la couleur locale, qu’il faut lire Walter Scott. Tout entier ? Pourquoi pas, si on l’aime. Je sais bien que trente volumes, surtout quand il y en a d’autres que lui qui attendent leur tour de faveur, c’est un peu effrayant. On pourra donc se contenter des chefs-d’œuvre. Alors, lesquels ? Pour nous abriter derrière une autorité vénérable, répétons simplement les titres des sept romans auxquels Comte donna place dans sa bibliothèque positiviste : Ivanhoé, Quentin Durward, la Jolie Fille de Perth, l’Officier de fortune, les Puritains, la Prison d’Édimbourg, l’Antiquaire. S’il fallait n’en prendre qu’un, ce serait Ivanhoé, et s’il fallait en ajouter d’autres, ce pourraient être Rob Roy, Waverley, Lamermoor, ou plutôt ses œuvres en vers : le Lai du dernier ménestrel, la Dame du lac, Marmion, le Lord des Iles. Ne lisant qu’Ivanhoé par exemple, il serait juste de lui joindre la Dame du lac pour apprécier le poète comme le conteur.

Puisqu’on est à Melrose, bord de l’Écosse — et à ce propos quel heureux hasard pour un homme comme Scott qui n’a vécu que pour sa patrie, d’en porter le nom, — on en profitera pour pousser jusqu’à Gretna-Green où les forgerons étaient jadis si secourables et, passant la frontière, pour se faire une idée du roman anglais au siècle dernier.

On aura certainement lu, avant de sortir de classes, Robinson Crusoé et Gulliver. On les relira, d’autant qu’on ne les a peut-être connus, Gulliver surtout, que dans des résumés ad usum Delphini. Pour un jeune homme qui entre dans la vie, nulle lecture plus fortifiante que celle de Robinson. En partie, la grandeur anglo-saxonne vient de cet aliment donné aux boys d’outre Manche, comme une bonne part de nos défauts à nous vient de ce que nous nourrissons nos potaches avec les charmantes mais navrantes Fables de La Fontaine. Ceci dit, parce que Daniel de Foe a écrit le livre national de l’english-speaking race, on ne se croira pas tenu de lire la longue série de ses œuvres complètes qui d’ailleurs, sauf Moll Flanders (Ollendorff), n’ont pas été, je crois, traduites. Et quoique Gulliver soit un autre chef-d’œuvre, et Swift d’ailleurs bien supérieur à Foe, on pourra se dispenser de lire les écrits politiques ou moraux du terrible pamphlétaire, à moins d’une curiosité spéciale et d’une connaissance suffisante de l’anglais, puisque tous ses écrits, sauf le Conte du tonneau, sont restés dans leur langue originale. En tout cas on trouvera sur Swift des clartés fort brillantes dans le chapitre qui lui est consacré de l’Histoire de la littérature anglaise, de Taine, où se trouve traduite presque in extenso la fameuse « Modeste proposition pour empêcher que les enfants des pauvres en Irlande ne soient une charge à leurs parents ou à leur pays et pour les rendre utiles au public ».

Que lire encore ? le Voyage sentimental, de Sterne, et le Vicaire de Wakefield, de Goldsmith ? Oui, sans doute, bien que ces ouvrages ne nous semblent plus guère passionnants ; il y a beaucoup de livres de ce genre qu’on lit « par ordre » en étouffant un léger bâillement, on les lit pourtant parce que caractéristiques. Ceux-ci sont d’ailleurs brefs tandis que les romans de Richardson sont interminables ; qui aujourd’hui aura le courage d’aller jusqu’au bout de Paméla, de Clarisse Harlowe et de M. Grandisson, quand nous avons déjà quelque peine à achever la Nouvelle Héloïse ? Et cependant, il faudrait bien en lire un, Clarisse par exemple, à moins qu’on ne préfère tels autres romans du même temps : le Tom Jones, de Fielding, bien plus savoureux pour nous, le Roderick Random, de Smollet, et cette étonnante Histoire du khalife Vathek que Beckford écrivit d’abord en français, qui fit florès en anglais, et qui a été récemment republiée dans sa langue originaire avec une préface tarabiscotée de Stéphane Mallarmé (Perrin).

La littérature anglaise, on le sait, est aussi riche, si ce n’est plus, en romans que la nôtre, et l’année suivante sera accaparée par les grands romanciers classiques, Dickens et Thackeray en tête. Peut-être pourra-t-on profiter du temps qui restera libre cette année, surtout si on a reculé devant Tristram Shandy et Grandisson, pour prendre connaissance de quelques-uns de ces romans d’aventures ou de voyages dont on raffole à dix-huit ans, le Dernier des Mohicans, de Fenimore Cooper, par exemple ; (les œuvres complètes traduites tiennent 30 volumes, chez Garnier) ou la Case de l’Oncle Tom, de Mrs. Beecher Stowe (Hachette) qui, pour ne pas garder une place importante dans la littérature, a joué un rôle extraordinaire dans le monde, puisque la suppression de l’esclavage et aussi la guerre de Sécession en ont en partie résulté.

Dickens domine la campagne suivante. Ses œuvres anglaises forment une petite montagne, et celles qu’on a traduites en français une respectable colline. Si on ne peut les ascensionner toutes, il y en a plus de 25, on commencera par David Copperfield qui est probablement le chef-d’œuvre, et on continuera par Martin Chuzzlewit, et les Temps difficiles, soit déjà 5 volumes. Avec Pickwick, Dombey et fils, le Magasin d’antiquités, Olivier Twist, et Nicolas Nickleby, nous sommes à 15. C’est suffisant pour connaître un peu Dickens, et si on veut le connaître beaucoup, on n’a qu’à persévérer. Nulle occasion ne sera meilleure pour apprendre l’anglais, une fois qu’on sera arrivé aux romans non traduits ; la langue de Dickens n’est pas aussi latine que celle de Macaulay, mais si on la compare au style de Carlyle, elle est presque nôtre.

Dickens ne peut guère aller sans Thackeray. On lira d’abord la Foire aux Vanités (tous ces romans anglais sont très faciles à se procurer dans la collection rouge de chez Hachette à 1 fr. 25 le volume) ; et puis, le Livre des Snobs, Pendennis, Esmond. Mais Dickens et Thackeray ne suffisent pas ; il y a un troisième grand nom, George Eliot, à connaître. Tels de ses livres sont tout à fait classiques, comme Adam Bede, Silas Marner et Daniel Deronda, et ont eu autant d’influence sur nos propres romanciers que les meilleurs de Thackeray et Dickens.

Ce sont là les trois grands auteurs qu’on ne peut pas ignorer. Après eux, on peut aller un peu plus à l’aventure. Si l’on s’arrête à tort, le mal est moins grand. Au surplus, on aura raison presque toujours de s’arrêter, si touffue, si peuplée, si piaillante est la forêt des romans chez nos voisins. Je cite donc un peu au hasard, et sans descendre jusqu’aux années contemporaines : Aurora Leigh, d’Élisabeth Browning, Un amant, d’Émilie Brontë, Jane Eyre, de Charlotte Brontë, Sibyl, de Disraëli, les Contes étranges, de Nathaniel Hawthorne, Deux petits sabots, de Ouida, Westward Ho, de Kingsley, Woman in white et Moonstone, de Wilkie Collins, Trilby, de Du Maurier ; faut-il ajouter Julia ou les souterrains du château de Mazzini, d’Anne Radcliffe ? J’avoue que je commencerais à citer « de chic »…

Les Contes d’Hoffmann, encore un de ces livres qui font partie du patrimoine littéraire universel ! On le prendra pour centre des excursions qu’on fera, l’année d’après, en Allemagne. Excursions moins nombreuses qu’en Angleterre, ce qui se trouvera bien, cette année-là étant, on le sait, envahie par Victor Hugo, mais pourtant intéressantes, même en laissant de côté les poètes qu’on retrouvera par la suite.

Pour se mettre en goût, on pourra commencer par lire des Allemands d’origine française, l’Ondine, de La Motte-Fouqué, ou l’Homme qui a perdu son ombre, de Chamisso. Ensuite viendront les 2 volumes de Titan, de Jean-Paul Richter, traduits par Philarète Chasles. Jean-Paul est le type de l’humoriste allemand ; bien qu’il ne soit pas toujours à notre goût, il faut en faire la connaissance. Après, les Contes danois d’Andersen, les Contes des frères Grimm, les Récits villageois, d’Auerbach. Ces trois derniers recueils ainsi que la Blonde Lisbeth, fragment du Münchhausen, d’Immermann, un peu peut-être enfantins pour de grands jeunes hommes, mais si savoureux parfois ! Je sais des gens qui vont jusqu’à préférer Andersen à la Fontaine. Ajoutons encore Lichstenstein, de Hauff. Enfin quelques romans modernes, Doit et avoir, de Freytag, les Contes galiciens, de Sacher Masoch, la Femme en gris (Perrin) et l’Indestructible passé, de Sudermann (Lévy), l’Astronome, de Wildenbruch (Chamuel), Roméo et Juliette au village, de Keller (Borel), la Garde au Rhin, de Clara Viebig (Juven).

Autrefois on s’était épris du flamand Henri Conscience et on en a traduit plus de 60 volumes. Le meilleur ? « Devine si tu peux et choisis si tu l’oses ! » car je n’en connais pas un seul. Plutôt, si on veut apprécier la Flandre flamingante, lire les Aventures de Til Ulespiegel (Flammarion), de Charles de Coster ! Je n’ai cité que des œuvres mises en français, parce que la connaissance courante de l’allemand est rare chez nous. Au surplus, les œuvres traduites sont peu nombreuses. Pourquoi ? serait-ce parce que les romans allemands n’en valent pas vraiment la peine ? Si le lecteur veut en juger, il devra lire l’un d’eux dans le texte. Ce sera toujours cela de gagné pour la cause sacrée des langues étrangères.

Comme héraut des races latines, je propose Gabriel d’Annunzio, de préférence au classique Manzoni. On vibre davantage aux passions d’un homme de son temps. Quel de ses livres lire tout d’abord ? A mon sens les Vierges aux Rochers ; c’est celui où son ardent et mélancolique génie se révèle le plus purement. Ensuite le Triomphe de la mort et l’Enfant de volupté. Beaucoup n’auront pas besoin qu’on leur vante le reste, ils le liront tout entier jusqu’à la Ville morte, ce drame étrange dont le premier acte est si puissant. Les poésies ne sont pas traduites. Tant mieux, cela donnera peut-être à quelque fervent l’idée d’aller les lire dans le texte ; l’Intermezzo (étrange manie de cet écrivain si original d’avoir pris à d’autres presque tous ses titres) contient quelques pièces admirables, celle notamment qui ouvre le livre, et qui rappelle les beaux poèmes d’Henri de Régnier ou ceux d’Eugenio de Castro.

Manzoni, d’ailleurs, ne sera pas abandonné, parce qu’on aura lu d’Annunzio d’abord. Les Fiancés sont un de ces livres que la mère ne manque pas de conseiller à sa fille. Qu’on le commence dans l’original ; la langue est limpide ; au bout de quinze jours, si on sait, et on les sait vite, les éléments de l’italien, on le lira comme du français. On peut faire la même expérience avec un autre livre non moins classique, Mes prisons, de Silvio Pellico ; après une seule semaine, on sera étonné de la facilité avec laquelle on lit l’original, et on aura la satisfaction de pouvoir alors apprécier d’Annunzio mieux encore qu’à travers la traduction pourtant excellente d’Hérelle. Ce fut une vraie joie qu’éprouvèrent ceux qui lurent le Vergini delle rocce à leur apparition, et un vrai chagrin aussi, celui qu’ils eurent à voir la traduction tronçonnée qui parut dans la Revue des Deux Mondes.

Pendant longtemps on a traduit peu d’auteurs italiens. Il est à peine croyable qu’un livre comme Jacopo Ortis, de Foscolo, qui a eu tant de succès dans l’Italie d’il y a cent ans, soit si difficile à se procurer en français. De nos jours on semble moins négligent ; peut-être parce qu’autrefois tout Français lisait l’italien, alors que, depuis qu’on a mis les langues étrangères dans les programmes, personne ne les sait. Parmi les derniers romans traduits, je cite, un peu à l’aventure, Petit monde d’autrefois, d’Antonio Fogazzaro (Ollendorff), l’Automate, de Butti (Mercure), le Pays de cocagne, de Matilda Serao (Ollendorff), Teresa, de Nééra (Hachette). Un manuel quelconque d’histoire de la littérature italienne contemporaine complétera ici les indications.

On n’a pas non plus traduit beaucoup de romans espagnols, mais quelques-uns parmi ceux qui l’ont été méritent d’être lus. (M. Gomez Carrillo assure même qu’il vaut mieux les lire dans la traduction que dans le texte : que Charles-Quint lui pardonne !) Avant tous Terres maudites (la Barraca), de Blasco Ibañez (Calmann-Lévy) et Miséricorde, de Perez Galdos. On pourra s’en tenir là si on ne veut avoir qu’une idée de ce domaine. Mais si on désire l’explorer un peu mieux, on y joindra le Tricorne, de Alarcon, Une femme compromise, d’Eusebio Blasco, Sotileza, de Pereda, Pepita Jimenez, de Juan Valera, Marthe et Marie de Palacio Valdès. On a traduit aussi des romans du P. Coloma et de Mme Pardo Bazan.

Si l’on aime à collectionner les échantillons, on pourra se mettre de soi-même à la recherche d’un roman-type de chaque autre littérature. Il ne peut pas ne pas y avoir quelques œuvres à goût du cru chez les Portugais ou chez les Grecs, chez les Tchèques ou chez les Serbes, chez les Roumains ou chez les Turcs. Questionnez là-dessus Bikélas, Bachelin, William Ritter. Mais puisque nous sommes aux portes de l’Orient, il est une gigantesque sultane dont il faut avoir croqué quelques pralines, les Mille et une nuits. Le docteur Mardrus en poursuit la traduction complète et intégrale, ce qui n’est pas un pléonasme ; elle est d’un goût pimenté qui vous emporte la bouche au sortir de la dilution lénifiée du bon abbé Galland. Prenez un volume au hasard, et si Shéherazade vous agrée, poursuivez. Vous avez devant vous 20 tomes publiés ; l’Orient a des loisirs. L’Extrême-Orient aussi, le grand roman chinois, le Roman de la Chambre rouge, tient 24 volumes !

Avec Edgar Poe nous revenons à la « langue des oiseaux ». Nous aurions pu le mettre à la suite de Walter Scott et de Dickens, mais un ordre absolument méthodique n’est pas de rigueur, et la place où nous le renvoyons le rapproche de Baudelaire, son traducteur. On passera sans effort des « Poèmes en prose » et des « Paradis artificiels » aux Histoires extraordinaires et aux Nouvelles Histoires extraordinaires, qui contiennent quelques-unes des imaginations les plus fantastiques et les plus fortes de ce siècle. Les âmes simples tressailliront aux péripéties de « l’Assassinat de la rue Morgue » et du « Scarabée d’or » ; les esprits philosophiques méditeront les perspectives sans fin du « Colloque de Monos et de Una ». Trois autres volumes de Poe sont traduits (Calmann-Lévy) que les amateurs de frissons liront d’eux-mêmes sans qu’on les leur recommande ; jusque dans les Aventures d’Arthur Gordon Pym, luisent d’étranges épisodes, ainsi la rencontre du vaisseau pestiféré où, à l’arrière, un cadavre secoue la tête comme pour saluer au passage.

Un autre écrivain anglais est tout indiqué pour l’année de Baudelaire, Thomas de Quincey, dont on a traduit les Confessions d’un Anglais mangeur d’opium (Mercure). Les curieux de ce genre de rêveries les compareront, s’ils veulent, à des études plus récentes, l’Opium, de Bonnetain, ou Thulé-des-brumes, d’Adolphe Retté. Mais ce sont là sensations un peu toujours les mêmes. Il vaut mieux voir du nouveau, et la littérature anglaise de nos jours n’est pas en peine d’en fournir.

Voici l’Écossais Stevenson, qui alla mourir aux îles Sandwich, dont on a traduit le Cas du docteur Jeckyll (Plon) et Suicide Club (Calmann-Lévy). Et voilà l’anglo-hindou Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la Jungle (Mercure), cette merveille. Les animaux portent bonheur à ceux qui les aiment ; chaque dernier venu a semblé, à son heure, épuiser la matière, et toujours le suivant la renouvelle.

Et voilà encore l’anticipateur Herbert Wells (Mercure) qui, pour marcher sur les traces de Jules Verne, n’en a pas moins son très spécial mérite. On ne peut pas lire la Guerre des Mondes sans avoir le cauchemar plusieurs nuits de suite, ce qui donnera peut-être au lecteur le prurit de connaître aussi l’Ile du docteur Moreau et tout le reste. Jusque dans le recueil, un peu de bric et de broc, qui a pour titre les Pirates de la mer, il y a des nouvelles, « Dans l’Abîme » et « l’Étoile », dignes d’Edgar Poe ; d’autres, il est vrai, sont inférieures au Vamireh de Rosny. S’il lit la Machine à explorer le temps, qu’il compare cette vue de l’humanité dans dix mille ans à celle que M. Tarde a donnée sous le titre : Fragment d’histoire future. Puisque je parle de l’Adam à venir, je m’en voudrais de ne pas citer l’Ève future, de Villiers de l’Isle Adam, qui, bien qu’issue d’une conception tout autre, se rattache à l’edgarpoeisme. Que conseiller encore avant de quitter les « novellists » ? Le Portrait de Dorian Gray, d’Oscar Wilde (Savine), les Lettres d’amour d’une Anglaise, traduction Davray (Mercure), les Portraits imaginaires, de Walter Pater, traduction Khnopff ou son Marcus l’épicurien (Mercure), les Contes choisis, de Mark Twain, traduction Lautrec. Combien il y en aurait encore à citer ! Qu’on s’adresse à M. Arthur Symons…

C’est un nom lumineux qui éclaire l’année suivante, Tolstoï. Un siècle qui se ferme avec Tolstoï après s’être ouvert sur Gœthe, et qui d’ailleurs a produit Hugo et Balzac dans l’intervalle, ne donne pas une chétive idée de sa puissance. Le malheur, va-t-on peut-être objecter, c’est qu’il faut des mois et des années pour faire le tour d’un géant de la littérature, alors qu’un géant de l’art plastique est vu, compris et canonisé en quelques heures. On commence la publication des œuvres complètes de Tolstoï en français (P.-V. Stock) et le monument promet d’être de dimensions hautaines. Si un lecteur pusillanime était capable de prendre la fuite à la vue de cet amas de typographie, il faudrait le saisir au collet et ne pas le lâcher avant qu’il ait lu Maître et Serviteur, une nouvelle d’une centaine de pages à peine, qui ne dispense sans doute pas de lire tout le reste de son œuvre, mais qui donne bien la sensation du pur Tolstoï. Quant au lecteur moyen, celui qui veut bien connaître, mais sans excès de courbature, les grands écrivains, et qui, pour Tolstoï lui-même, nous accorderait un maximum d’une demi-douzaine de volumes, nous lui indiquerons quatre autres livres : La Guerre et la Paix, puissante épopée nationale, où l’âme russe se manifeste si intraitable de foi patriotique en dépit des effusions humanitaires de l’auteur, la Sonate à Kreutzer qui illustre d’une façon si poignante les théories restrictives en matière d’amour, la Puissance des ténèbres, drame formidable, et Anna Karénine, chef-d’œuvre de psychologie amoureuse. Comme de plus, tout Tolstoï est dans sa foi religieuse, il sera bon enfin de lire les Évangiles (Perrin), exposé bref de la façon dont il entend Jésus et le christianisme. Quant aux brûlots de polémique morale ou politique, ils sont innombrables, et parfois très remarquables. — Malheureusement le temps se fait pauvre et le roman russe est riche ; d’autres grands écrivains nous font signe.

Dostoïewsky d’abord. Crime et Châtiment domine de haut l’horizon non seulement de la littérature russe, mais même du roman européen. Si l’on ne doit lire qu’un ouvrage de Dostoïewsky, il faut commencer par lui, et si l’on en veut lire deux, il faut continuer par les Souvenirs de la maison des morts. On se procurera aisément les autres œuvres traduites, si on aime ce genre, d’une préoccupation morale plus intense encore que celle de Tolstoï qui, quand il compare son œuvre à celle de son aîné, qualifie son art à lui de « faux grand art » par rapport au « vrai grand art » de son rival.

Ensuite Gogol. Son grand roman, les Ames mortes, mérite, lui aussi, le nom de chef-d’œuvre. On ne peut pas plus l’ignorer que « Crime et Châtiment » ou que « la Guerre et la Paix ». Gogol est encore l’auteur de Tarass Boulba où vit toute l’Ukraine héroïque et turbulente, et du Reviseur, comédie satirique de la bureaucratie russe.

Puis Tourgueneff dont la saveur nous semble moins originale et qui pourtant est estimé très haut par les Russes, peut-être, il est vrai, parce qu’ils lui trouvent un goût de chez nous. Il vivait beaucoup en France et ne nous aimait pas trop au fond. Quand on publia ses réflexions, après sa mort, il y eut des surprises chez ses anciens amis parisiens. Comme spécimen de son talent, on pourra lire Pères et enfants ou les Mémoires d’un chasseur, traduits avec soin sous ses yeux.

Et ce n’est pas tout. Après Tourgueneff, il y aurait encore bien d’autres écrivains russes à connaître. On a eu raison de nous permettre de lire en français de Pissemsky, Mille âmes (Plon) ; d’Alexis Tolstoï, le Prince Serebriany (Ollendorff) ; de Maxime Gorki, l’Angoisse (Mercure) ; de Rouslane, le Juif de Sofievka ; et l’on peut ajouter à ces noms celui de Merejkowsky, l’auteur de la Mort des Dieux (Calmann-Lévy).

Sans être aussi riche que la russe, la littérature polonaise mérite mieux qu’une mention. Le succès, un peu inattendu, un peu disproportionné de Quo vadis a mis sur le pinacle Henry Sienkiewicz, lequel était loin, au surplus, d’être un inconnu. Son Bartek vainqueur, curieuse histoire d’un soldat de la Pologne prussienne amené au cœur de la France par la dernière guerre, avait été remarqué dès sa première publication, il y a une quinzaine d’années dans la « Revue des Deux Mondes ». On a traduit un peu à la hâte beaucoup de ses romans ; l’un d’eux, les Chevaliers de la Croix, trop mélodramatique à la fin, est chaud de patriotisme, et la chaleur c’est la vie pour les livres comme pour les hommes. Beau temps que celui des Jagellons, et où tout Polonais doit aimer à vivre en esprit, comme tout Espagnol au temps des Conquistadores, tout Italien au temps des Quattrocentisti.

Comme Tolstoï couvre son année, Ibsen obombre la sienne. En général les drames sont de lecture plus difficile que les romans ; il faut se mettre dans la tête les noms des personnages, deviner à demi-mot, suppléer aux jeux de scène, faire le travail qu’un bon conteur vous épargne. Qu’on s’efforce pourtant de lire ceux d’Ibsen, tous si possible, sinon presque tous. Fiords, glaciers, maëlstroms, le lecteur se fera vite au paysage. Les deux phares de cet océan de brumes sont Brand et Peer Gynt, l’idéal ibsénien dans tout son héroïsme, toute sa tension effrénée, et sa caricature, Sancho à côté de don Quichotte. Dans les autres drames d’Ibsen, ces deux tendances, ici séparées, se mélangent, et l’attirance étrange de l’œuvre s’en accroît. Qu’est au juste Solness le Constructeur ? un fou ou un héros ? et le Hialmar du Canard Sauvage ? Et le Rosmer de Rosmersholm ? Et que pense au juste Ibsen de la femme ? approuve-t-il Hedda Gabler ? absout-il l’envoûtement de la Dame de la mer ? a-t-il ironie ou pitié pour la Maison de poupée ? C’est ce côté énigmatique de son œuvre qui passionne. Ah ! que nous sommes loin du cliquetis de mots de Dumas fils, même de son froissement d’idées ! On comprend pourquoi je disais que chez le maître norvégien tout était à lire. Jusque dans les Prétendants à la Couronne éclate une admirable transposition de la foi ibsénienne. Mais si parmi tant de chefs-d’œuvre il fallait, après Brand et Peer Gynt, en citer un de préférence, je nommerais l’Ennemi du Peuple, où la grande âme ariste du maître se manifeste dans toute sa force véhémente et ironique (vous comparerez ici le Stockmann d’Ibsen au Zarathoustra de Nietzsche ou au Prospéro de Renan), et tout en m’éloignant, je vous jetterai encore un chef-d’œuvre, celui-ci moins connu des snobinettes, Empereur et Galiléen, l’histoire de Julien y servant de prétexte à l’évocation du plus grand conflit religieux qu’ait connu l’humanité.

Comme on pense bien, autour de la « terre nouvelle » d’Ibsen, on explorera tout l’archipel du nord. De Bjœrnson, frère tantôt ami, tantôt ennemi d’Ibsen, il suffira de connaître, mais il faudra connaître, Au-dessus des forces humaines, où palpite l’angoisse du pasteur Sang demandant, exigeant, obtenant un miracle, « à moins que… à moins que… » et tombant mort en emportant avec lui la réponse à son doute. De Strindberg, son voisin, car la terre suédoise, elle, ne peut pas se séparer de la norvégienne, on pourra lire Axel Borg (Mercure). Mais puisqu’on est en plein théâtre d’idées, pourquoi n’en profiterait-on pas pour lire quelques œuvres non Scandinaves, la Tragédie de l’homme, du Hongrois Madach, l’Honneur, du Prussien Sudermann, ou mieux encore le théâtre du Silésien Gérard Hauptmann ? De celui-ci on a traduit plusieurs pièces ; qu’on lise d’abord les Tisserands, œuvre caractéristique, et si l’on veut ensuite l’Assomption de Hannele et la Cloche engloutie. Les drames sont plus courts que les romans ; tout cela, ce que j’ai indiqué d’une façon ferme, ne fait guère que 4 ou 5 volumes : deux pour Ibsen, un pour Bjœrnson et Strindberg, un pour Gérard Hauptmann. On aurait le temps de joindre comme spécimen du drame philosophique de chez nous l’Axel, de Villiers de l’Isle Adam. Mais n’oublions pas que les Scandinaves ont écrit des romans aussi. On a traduit en français Tine, d’Hermann Bang, les Filles du Commandant, de Jonas Lie. De préférence j’indiquerai un livre d’une donnée étrange, la Faim, de Knut Hamsun. Cela ne fera qu’une demi-douzaine seulement de volumes si l’on s’en tient à l’indispensable.

Il est vrai qu’en ajoutant les demi-douzaines aux demi-douzaines nous serons arrivés, pour ce premier septain, à un chiffre respectable. La jeunesse a de bonnes dents, mais nous ne lui avons pas ménagé les occasions d’en jouer. Qu’on refasse rapidement le compte : 18, Walter Scott, de 7 à 30 volumes et de 6 à 12 volumes divers du dix-huitième siècle, Daniel de Foe, Swift, Sterne, Goldsmith, Fielding, Beckford, etc. ; 19, Dickens, Thackeray, George Eliot et les autres grands romanciers anglais du milieu du siècle, de 1 à 50 volumes ; 20, Hoffmann, ses œuvres complètes tiennent déjà 29 volumes ; on pourrait en ajouter autant pour les autres auteurs allemands ; 21, d’Annunzio, Manzoni, Fogazzaro et les autres auteurs, italiens ou espagnols, autant ; 22, Edgar Poe et les écrivains anglais tout à fait contemporains, facilement 15 à 20 volumes ; 23, Tolstoï à lui seul 43 volumes pour les œuvres complètes ; les autres, russes ou polonais, de 10 à ce qu’on voudra ; 24, Ibsen, une douzaine de volumes ; les autres Scandinaves, une seconde douzaine. Ce n’est pas d’inanition que pâtira le consommateur.

Je n’ai guère cité que des ouvrages traduits en français, et à ce propos on ne saurait imaginer combien il est difficile de savoir quels romans étrangers sont dans ce cas ; un bon répertoire des traductions rendrait vraiment de grands services. Mais il faut bien espérer que le lecteur ne se sera pas promené pendant sept ans à travers les littératures étrangères sans céder à la tentation d’aborder tout seul quelque belle passante. Ne connaître un chef-d’œuvre littéraire qu’au moyen d’un interprète, c’est ne le connaître qu’à moitié, ou, pis, le méconnaître ; l’artiste peut encore juger d’un tableau par une gravure, d’une statue par une photographie, d’une symphonie par un morceau à quatre mains, mais le lecteur ignorera toujours le génie complet de Dante et de Shakespeare s’il ne les a pas écoutés dans leur langue. Et ce qui est dit de l’esthétique est exact de la science. De plus en plus on se rend compte qu’un érudit devra connaître non pas une, mais toutes les langues des pays qui sont à la tête du mouvement intellectuel, c’est-à-dire au moins quatre ou cinq langues autres que la sienne.

Il est vrai, notre système scolaire est merveilleusement organisé contre ceci. D’abord la règle est qu’au collège il ne faut apprendre qu’une langue. Et les programmes sont si surchargés qu’on ne peut même pas l’apprendre ; le temps, accaparé par mille mnémotechnies arides, manque. Enfin les professeurs de langues vivantes étant tenus d’être Français, donc ne parlant volontiers que français, enseignent leur langue comme ils feraient du grec, de sorte que le jeune homme sort de classe incapable à l’étranger de comprendre, de se faire comprendre et même de lire un journal. C’est juste le contraire de ce que voulait Comte, dont tant de gens se réclament ; il ne mettait dans les programmes d’éducation, jusqu’à quatorze ans, que des lettres et arts, par lettres entendant langues, et comme langues en exigeant deux anciennes et quatre modernes.

Eh bien, notre discipline permet de réparer le temps perdu au collège, et qui s’y soumettra saura, au bout de ses sept ans, tous les dialectes importants d’Europe. Le jeu en vaut la peine. Pour lire couramment une langue, il faut, l’expression l’indique, courir. Jamais on ne maîtrisera l’anglais en s’acharnant, phrase par phrase, sur du Shakespeare ; mais on apprendra en quelques mois même une langue d’Extrême-Orient en baragouinant tout le jour et en déchiffrant force prospectus. Deux ans d’anglais, deux ans d’allemand, un an d’italien et d’espagnol, un an de langues scandinaves, un an de russe, en sept ans notre jeune homme a le temps de savoir tout cela, non pas de façon à converser, s’il n’est pas sorti de son cabinet de travail, mais de façon à lire à livre ouvert un livre ordinaire, ce qui n’est pas à dédaigner. Marche à suivre : n’ouvrir une grammaire que pour voir les conjugaisons et quelques formes verbales usuelles, pronoms et prépositions surtout, et aussitôt après lire, attentivement et sans lexique, si possible ; deviner, et au fur et à mesure vérifier ; lire, avec une traduction d’abord, ensuite, sans ; pour plus de facilité, au début prendre des translations d’auteurs français ; Alexandre Dumas a été traduit à peu près dans toutes les langues : on lira les Trois Mousquetaires en anglais et Vingt ans après en allemand, et le Vicomte de Bragelonne en russe, et on s’étonnera de tout comprendre vite, à fond, et avec plaisir, dès la première semaine. Le mois suivant on s’attaquera à un journal, ou à une revue, on trouvera que c’est autre chose, mais point insurmontable chose. Et continuant, on finira par lire Meredith presque aussi facilement que Carlyle, comme on avait lu Carlyle presque aussi facilement que Macaulay, et Macaulay que « Dioumèss », et Dioumèss que Dumas, alors que, si du premier bond on s’était jeté sur The Egoist, on aurait perdu courage.

Je termine en disant un mot des « Anthologies » et des « Pages choisies ». En principe on ne comprend guère qu’on dessoude quelque chose d’un roman, d’un poème, ou d’un drame. Même s’il s’agit d’un recueil de poésies diverses, ou de contes et nouvelles, croit-on qu’on ne changera pas la physionomie des pièces qu’on séparera de leurs voisines moins brillantes peut-être, mais placées là à dessein par l’auteur ? On dit bien parfois qu’un fragment de statue décèle le chef-d’œuvre, mais c’est une opinion de bimbelotier. Ce qui sacre le chef-d’œuvre, c’est l’ensemble. Et ce ne sont pas les trouvailles de style qui font le beau livre, c’est la vie, la « suite enragée » de Saint-Simon ou la « suite réglée » de Bossuet. Sans cela Paul de Saint-Victor vaudrait Théophile Gautier et Jules Vallès balancerait Gustave Flaubert. Les « recueils de morceaux choisis » ne se comprennent, comme pis aller, que pour les poètes secondaires, dont on sauve ainsi de jolies piécettes. Ils sont encore admissibles, à la rigueur, pour de grands écrivains, dont l’œuvre est si vaste qu’on ne peut l’étudier à fond et si riche qu’on devrait pourtant la connaître en entier. Qui aurait lu de Victor Hugo les vingt ou trente ouvrages que j’indiquais, pourrait encore prendre un volume d’Extraits, et y découvrir d’exquis ou de vigoureux poèmes. Mais, sauf ces cas exceptionnels, il faut s’abstenir des « Selectæ ». Une œuvre unique, même moins bonne, vaut mieux qu’une marmelade d’excellents morceaux.

Par contre, on pourra, si le jeu plaît, se faire son répertoire à soi-même ; car ce qui est vain chez autrui peut être très utile chez soi ; non pas en recopiant, comme les jeunes filles, sur un beau cahier relié les poésies qu’on préfère, mais en griffonnant quelques lignes sur une fiche aussitôt qu’on aura lu un livre. Nulle précaution n’est meilleure. Quelque excellente que soit votre mémoire à vingt ans, il faut compter avec l’âge. Une fois la fiche prise, tout est sauvé. Ces notes, chacun les rédigera à son gré : le sujet résumé en quatre lignes, le nom des protagonistes, une phrase sur tel caractère, quelques citations marquées à la lecture d’un coup d’ongle et une brève appréciation d’ensemble, c’est tout ce qu’il faut. Un quart de page pour les ouvrages ordinaires, une page entière pour les livres de premier ordre. Beaucoup plus sans doute pour tous, si on veut, mais le mieux est l’ennemi du bien ; si pour chaque livre lu on s’impose le travail d’un article véritable, on s’expose à se lasser vite. Rien n’empêche d’ailleurs de joindre à ce jeu de fiches un répertoire d’idées, et ceci sera utile surtout pour les livres qu’on lira par la suite. L’habitude est de tous points louable de prendre sur une feuille volante tout ce qui vous frappe à la lecture d’un ouvrage ; le volume fermé, on reporte ses notes (et le tri se fait de lui-même) sur un registre à onglets alphabétiques, la disposition est à la fois commode et pratique, car l’immense majorité des notes prises viendra se ranger dans un nombre moins grand qu’on pense de catégories : Art. Langue. Progrès. Révolution. Science. Religion. Amour, etc. On aura tous les matériaux pour écrire sur ses vieux jours un Dictionnaire philosophique à satisfaire l’ombre de Voltaire, et on aura, par inattendu surcroît, l’approbation de l’ombre de Joseph de Maistre qui affectionnait cette méthode de travail.

Récapitulons nos lectures de ce premier septain, en ne nommant que les têtes de ligne dans les trois colonnes : poètes français, romanciers français, romanciers étrangers :

  • 18, Lamartine, George Sand, Walter Scott.
  • 19, Alfred de Musset, Octave Feuillet, Dickens.
  • 20, Victor Hugo, Mérimée, Hoffmann.
  • 21, Henri de Régnier, Chateaubriand, d’Annunzio.
  • 22, Baudelaire, Flaubert, Edgar Poe.
  • 23, Alfred de Vigny, Zola, Tolstoï.
  • 24, Balzac, Stendhal, Ibsen.
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