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Ce qu'il faut lire dans sa vie

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TROISIÈME PÉRIODE

L’âge mûr qui commence. De 32 à 39 ans. Des poésies encore, des théories politiques, des livres d’histoire et de chronique. Cela fait trois et même quatre séries parallèles. Les poètes seront ceux de l’antiquité, auxquels on joindra les italiens que le septain précédent n’avait pas eu le temps d’atteindre. Les « politiques », on les prendra dans notre pays et notre temps. Les chroniqueurs seront ceux du moyen âge. Du réchauffé, tout cela, dira-t-on. Sans doute ; la vie se passe à refaire son éducation, si tant est qu’au collège on l’ait faite.


Donc, comme poètes, des italiens, des latins et des grecs. Sept noms illustres : Homère, Eschyle, Aristophane, Lucrèce, Virgile, Dante, l’Arioste. Commençons par ceux-ci :

32, Dante ! Nel mezzo del cammin di nostra vita — Mi ritrovai per una selva oscura — Che la diritta via era smarrita. Ma mémoire m’abandonne et j’ouvre le livre pour le tercet suivant : E quanto a dir qual era è cosa dura — Questa selva selvaggia ed aspra e forte — Che nel pensiero rinnuova la paura ! J’ai transcrit à dessein pour montrer au lecteur — et s’il a sauté ces six vers, qu’il revienne sur ses pas et les lise lentement — que le sens se devine même quand on ne sait pas l’italien, et qu’on serait inexcusable de ne pas faire un petit effort pour arriver à lire l’altissimo poeta dans sa langue. Sans doute l’Inferno est un peu plus difficile à comprendre que le Corriere della sera, mais le plaisir d’admirer Dante dans toute sa beauté vaut bien une légère peine.

Si l’on est débutant, on pourra d’ailleurs s’aider de traductions. Il y en a d’innombrables, en vers et en prose, en langue respectueuse et en style indépendant ; il y en a même en vieux français comme celle que, par un étonnant tour d’adresse, Littré a menée à fin : tout l’Enfer en dialecte d’oil du quatorzième siècle, tel que l’Alighieri lui-même aurait pu l’écrire. La comparaison de toutes ces traductions serait, à elle seule, un plaisant exercice. En voici une, toute récente, de M. Hyacinthe Vinson qui suit d’assez près le texte : « J’étais à la moitié du chemin de la vie — Je me perdis dans l’ombre au fond d’une forêt — Car j’avais dévié de la route suivie. — Ma mémoire à présent bien mal retracerait — Cette forêt profonde, âpre, épaisse, sauvage — Et rien que d’y penser la peur me reviendrait. » La paraphrase d’Antony Deschamps, en alexandrins régulièrement alternés, est bien plus banale quoique publiée en plein romantisme : « Quand j’étais à moitié du chemin de la vie — La lumière à mes yeux fut tout à coup ravie — Et je me retrouvai dans une âpre forêt — Où mon âme perdue et désolée errait. — C’était une forêt obscure, épouvantable — Et dire ici combien elle était redoutable — Serait chose pénible et si pleine d’effroi — Que la mort paraîtrait moins amère pour moi. » Que de délayage ! Encore Antony Deschamps a-t-il l’excuse de la maudite rime à faire venir. Mais comment Rivarol, qui traduisait, lui, en simple prose, et qui savait fort bien son métier (« un idiome étranger, disait-il, proposant toujours des tours de force à un habile traducteur, le tâte pour ainsi dire en tous les sens », etc.), comment Rivarol a-t-il pu ainsi défigurer le vieux gibelin ? « J’étais au milieu de ma course, et j’avais déjà perdu la bonne voie lorsque je me trouvai dans une forêt obscure dont le souvenir me trouble encore et m’épouvante. Certes, il serait dur de dire quelle était cette forêt sauvage, profonde et ténébreuse où j’ai éprouvé tant d’angoisse que la mort me sera moins amère. » Revenons aux traducteurs en vers. Il faut remonter près de deux siècles pour en trouver un ; c’est Grangier, un contemporain de Henri IV : « Au millieu du chemin de nostre courte vie — Ie me trouvay pensif dedans une forest — Pleine d’obscurité dont la voye faillie — M’avait fait esgarer. Et bien pénible il est — De dire quelle fut ceste forest sauvage — Qui la peur renouvelle en mon doubteux courage. » En vérité, le classique l’emporte ici sur le romantique. Deux autres traductions antérieures et inédites, dont Littré donne des fragments, sont également d’une couleur forte. Voici celle du seizième siècle. « Sur le milieu du cours de ceste errante vie — Dans la sombre forest mon âme fut ravie — Car le plus droit sentier elle avait escarté. — Mais de conter au vray c’est une dureté — Combien cette forest estait forte épineuse — Dont le resouvenir rend mon âme peureuse. » Celle du quinzième est d’un goût plus archaïque : « Au millieu du chemin de la vie présente — Me retrovai parmy une forest obscure — Où m’estoye esgaré hors de la droicte sente. — Ha combien ce serait à dire chose dure — De ceste forest tant aspre forte et sauvage — Que m’y pensant ma paour renouvelle et me dure. » Enfin je transcris le début du pastiche de Littré, très curieux, et qui de plus a le mérite d’avoir conservé le vers de dix pieds de l’original : « En mi chemin de ceste notre vie — Me retrovai per une selve oscure — Car droite voie ore était esmarie. — Ah ! cette selve, dire m’est chose dure — Com ele estoit sauvage et aspre et fors, — Si que mes cuers encor ne s’asseüre ! » Ce défilé de la même beauté sous tant de costumes divers n’est-il pas intéressant ? Et tout le siècle de Ronsard ne revit-il pas dans ce beau vers : « Dont le resouvenir rend mon âme peureuse », comme tout le temps de Voltaire se décèle à la substitution de la « course » banale au symbolique « chemin de notre vie » de l’Alighieri ?

Est-il nécessaire de dire qu’il faudra lire, et au besoin relire, non seulement l’Enfer, mais encore le Purgatoire et le Paradis ? Aussi la Vita nuova. Tout cela d’ailleurs ne tient qu’un volume (trad. Brizeux pour la Divine Comédie, Delécluze pour la Vita nuova) dans la Bibliothèque Charpentier. Comme guide, car il en faut un, on prendra le livre d’Ozanam, Dante et la philosophie catholique au treizième siècle (Lecoffre), et, comme curiosité, on pourra parcourir les Pénalités de l’Enfer du Dante, d’Ortolan (Plon). Les Causeries florentines, de J. Klazcko (Plon) sont épuisées en librairie, on les trouve toutefois dans les collections de la Revue des deux mondes ; elles plairont à ceux qui aiment les exposés dialogués de questions délicates ; mais comme ce serait dommage si Béatrix ne personnifiait qu’une Abstraction ! Je pourrais allonger beaucoup la liste. Si je citais seulement les principales œuvres écrites en Italie sur Dante, je remplirais un volume. Ce que j’ai indiqué suffit, mais à condition qu’on lise Dante lui-même. Il est du petit groupe de ceux qu’il n’est permis, sous aucun prétexte, d’éluder.

33. L’Arioste. L’épopée burlesque à côté de la Divine Comédie, les deux faces de la poésie italienne. Le Roland furieux se lira d’un trait, et sans qu’il soit besoin de commentateur. C’est un élixir de joie, tout comme Rabelais. Un jour qu’Auguste Comte voulut reprendre un de ses écrits de jeunesse, la sécheresse de cet essai le décontenança au point qu’il dut, c’est lui qui le raconte, « lire pour se remonter deux ou trois chants de l’Arioste ». Voilà un bon certificat. On lira donc l’Orlando furioso dans le texte si possible (2 volumes, Didot), sinon dans les traductions. Il y en a une suffisante, en 2 volumes, chez Garnier. Mais qu’on ne manque pas de feuilleter les grandes éditions illustrées Hachette tant de l’Arioste que de Dante ; nul illustrateur n’était plus digne que Gustave Doré d’interpréter l’un et l’autre.

La littérature italienne ne tient pas tout entière dans ces deux noms. Il faudra lire en outre les Sonnets, de Pétrarque, les Contes, de Boccace, la Jérusalem délivrée, du Tasse, d’autres œuvres encore. Pour Pétrarque, on aura le texte italien chez Didot, la traduction chez Charpentier, ou le choix des Œuvres amoureuses, texte et traduction chez Garnier. Comme guide, le Pétrarque, de Mézières (Hachette). Boccace qui est plus français encore que Pétrarque puisque sa mère était parisienne et qu’il naquit lui-même à Paris (quoi, pas de statue ?) a d’innombrables éditions ; je parle du Decameron seul (texte italien, 2 volumes, Didot ; traduction, 2 volumes, Charpentier ; Contes choisis, 1 volume, Garnier). Quant aux autres conteurs italiens du temps, Bandello, Sacchetti, etc., dont la collection complète tient 26 in-8o dans l’édition de Livourne, 1791, Novellieri italiani, on en trouvera un bon choix, en italien dans le Tesoro en 1 volume imprimé à Paris, en 1847, en français dans les Conteurs florentins du moyen âge, de Gebhart (Hachette) et dans les Conteurs galants des quinzième et seizième siècles, de Van Bever et Sansot Orland (Mercure de France, 2 volumes).

Il ne faut pas songer qu’aux amateurs de galanteries. La poésie religieuse a du bon, et celle des grands disciples de saint François a de l’excellent. On trouvera dans le tome V des Œuvres d’Ozanam (Lecoffre), les Poètes franciscains en Italie au treizième siècle, une délicate translation des Fioretti, ce pur joyau ; Teodor de Wyzewa a aussi amoureusement traduit la Légende dorée, de Jacques de Voragine (Perrin). On pourra encore consulter ici l’Italie mystique, de Gebhart (Hachette). Sur le père de l’ordre lui-même les livres sont nombreux. Le plus récent est la Vie de saint François d’Assise, de Paul Sabatier (Fischbacher) ; l’auteur est calviniste, et la sincérité de son amour pour le Poverello n’en est que plus touchante. Une plaquette de M. Alphonse Germain, l’Influence de saint François d’Assise dans les arts, parue dans une collection à 0 fr. 60 (Bloud et Barral), est farcie de détails instructifs.

Au sortir de ces charmantes légendes et de ces hymnes passionnés : In fuoco l’amor mi mise… le Tasse paraîtra bien un peu « clinquant » comme l’appréciait le judicieux Nicolas. Pourtant, on ne peut pas se dispenser d’avoir lu la Jérusalem délivrée (l’édition Charpentier contient de plus l’Aminte). Bien qu’un peu décolorées aujourd’hui, les images d’Herminie et de Clorinde sont encore agréables, et les jardins d’Armide n’ont pas perdu tout leur charme. On pourra d’ailleurs s’en tenir là, et ne pas se croire obligé de connaître Trissino ou Pulci, encore moins Olivieri ou Boiardo. Ce n’est pas qu’ils soient sans valeur, et beaucoup de poètes épiques s’estimeraient heureux de se survivre, comme Boiardo, pour avoir jeté dans la circulation quelques expressions proverbiales : « faire le Rodomont » ou « la discorde est au camp d’Agramant ». Mais il faut savoir se borner. En dehors des cinq ou six grands poètes dont on vient de parler, un bon manuel d’histoire de la littérature italienne suffira. (A notre point de vue Influence de l’Italie sur les lettres françaises, de Rathery, serait à ajouter audit manuel.)

Quant aux poètes modernes, on ne pourra les lire qu’en italien, puisque les traducteurs ne se sont pas encore emparés d’eux. Le petit livre d’Opuscules et pensées, de Léopardi, traduit par Dapples (Alcan) fait connaître le philosophe plus que le poète. Ce ne sont pourtant pas les noms célèbres qui manquent ; Carducci est regardé par ses compatriotes comme le frère de Leconte de Lisle, Arturo Graf n’est pas inconnu chez nous. La poétesse Ada Negri mériterait d’être appréciée. J’ai dit combien les vers de Gabriel d’Annunzio étaient remarquables. Ceux qui aiment la belle langue italienne ne seront pas embarrassés pour ajouter d’autres noms à cette liste.

Avant de passer aux anciens, peut-être pourra-t-on noter encore quelques modernes dignes d’être connus, car il n’y a pas que les cinq principales littératures d’Europe qui aient le privilège de poésie. Tel petit pays est grand par l’expansion littéraire, comme le Portugal. Aujourd’hui encore Eugenio de Castro y maintient la gloire de la poésie lusitanienne. Autour de lui bien d’autres se pressent, dont je n’énumère pas les noms pour ne pas donner à ces notes l’aridité d’un catalogue, et antérieurement à lui, de plus nombreux encore jalonnent la route qui descend des Lusiades. De même et à propos de toutes ces littératures romanes sœurs de la nôtre, il ne faut pas oublier leur sœur aînée à toutes, la vieille poésie qui compta jadis parmi ses chanteurs Richard Cœur de Lion et Bertrand de Born, et qui a poussé de nos jours des surgeons si inattendus. Un nom comme celui de Mistral va de pair avec les plus grands du siècle, et aucun poète, pas même le divin Virgile ou le divin André, ne mérite plus d’être fraternellement accolé à Théocrite. Quand on vient de lire Mireio, toutes les bucoliques apparaissent ce qu’elles sont, de la littérature. Qu’on ne manque donc pas de lire Mireio d’abord — les éditions comportent toujours la traduction en regard, si rares maintenant sont ceux qui parlent l’antique langue des cours d’amour : Car cantan que per vautre, o pastre e gent di mas ! — puis les autres œuvres du maître (Lemerre) et ensuite, si on a pris goût à ce goût de terroir, le reste du Félibrige ; je ne cite pas de noms parce que les Félibres, poètes et provençaux, sont doublement irritables, et qu’à citer les six autres de Font-Ségugne il faudrait, sous peine de crida sèbe, énumérer tous ceux jusqu’au dernier qui ont reçu quelque lointain rayon de la sainte Estelle. Mais on lira avec plaisir sans doute beaucoup d’œuvres de cette poésie romarinée. En Catalogne, Verdaguer est un nom illustre ; on a traduit de lui une vaste épopée, Atlantide. Jusqu’en Roumanie où l’Empéri dou Souleu fait chanter les cigales !

Et le groupe des poètes de l’Europe orientale, faudrait-il le négliger ? Non certes, si l’on voulait ne pas avoir trop de trous à ses chausses d’érudition. La poésie slave, surtout, est d’une richesse indéniable. Les chanteurs russes longtemps un peu monotones, comme leurs steppes, se sont exaltés soudain quand la région pittoresque du Caucase s’est ouverte aux soldats du Czar. Pouchkine et Lermontoff sont des noms vraiment glorieux. On en trouvera des extraits dans l’Histoire de la littérature russe, de Sichler (Dupré) comme on trouvera de beaux fragments polonais dans les Grands poètes romantiques de la Pologne, de G. Sarrazin. Au surplus de ceux-ci on a traduit un volume de Chefs-d’œuvre poétiques, d’Adam Mickiewicz (Charpentier) et on traduira certainement quelque jour Asnyk. L’ardent poète hongrois Petőfi mérite aussi d’être connu. Et comment ne pas nommer, quoique poétesse allemande, la roumaine Carmen Sylva ?

Enfin il y a tout le vaste domaine des épopées nationales qui demanderait pas mal de mois et d’années si on voulait l’explorer dignement. Le Ramayana et le Mahabharata sont des jungles géantes où l’on peut s’égarer à jamais. Il est prudent de n’y entrer qu’avec un bon cornac sur le cou de son éléphant, par exemple M. Victor Henry, l’auteur des Littératures de l’Inde (Hachette). Pour qui ne voudrait pas s’attarder là-bas, la Reconnaissance de Çakountala, de Kalidasa, serait suffisante peut-être pour révéler le charme de cette poésie qui n’est pas si éloignée de la nôtre. Les spécialistes affirment que les Hindous nous dépaysent bien moins que les Sémites. On s’en assurera en lisant Antar. Mais si on a supporté les épopées sanscrites, à plus forte raison abordera-t-on vaillamment les épopées persanes ; le Livre des Rois (Shah-Nameh), de Firdousi, n’est pas sans rappeler les poèmes de l’Arioste. L’épopée chinoise est le Chi-king ; je n’ose, l’ignorant, la conseiller. Nous avons d’ailleurs assez de vieilles chansons nationales dans notre Europe : les Eddas Scandinaves, les Niebelungen germaniques, le Kalevala finlandais, le Chant d’Igor russe, sans oublier les antiques épopées celtiques qui nous touchent encore de plus près. Il y a en anglais des éditions bien curieusement illustrées de la Morte d’Arthur, de Malory.

Mais parlant des épopées nationales, comment ne pas ajouter un mot sur les Chants populaires ? Encore un domaine immense ! Rien que sur nos vieilles chansons de France, il y a toute une littérature (consultez l’article de la Grande Encyclopédie). Et que serait-ce si on voulait, ici aussi, faire le tour de l’Europe, aller jusque chez les Roumains avec Alecsandri, chez les Grecs modernes avec Fauriel, chez les Hongrois avec Jean de Nethy, chez les Scandinaves avec Xavier Marmier ? — Fermons les écluses : Sat prata bibere.

La citation est de mise, nous arrivons à l’antiquité. Puisqu’il faudrait lire Homère et Virgile dans leur langue, commençons par Virgile. Tel qui aurait tout d’abord renâclé devant le grec supportera sa vue s’il s’est préalablement réhabitué au latin. On commencera donc bravement à lire Tityre tu patulæ… et les images idylliques se marieront, comme la vigne et l’ormeau, l’image est de rigueur, aux souvenirs du collège. Ceux pour qui j’écris ces notes ont passé par les bancs de rhétorique ; ils ont su traduire du latin ; aussi seraient-ils inexcusables s’ils ne consentaient pas à se remémorer un peu de leur ancienne science ; à le faire, ils goûteront, Virgile aidant, un plaisir dont ils ne se doutent pas en ce moment, et à ne pas le faire, ils se condamneraient à quelque ennui, car lire l’Énéide en français n’est pas, il faut l’avouer, se verser une folle ivresse. Tous les poètes perdent à être traduits, mais peut-être les latins plus que tous les autres. Il y a dans Virgile surtout des finesses de sentiment qui s’évaporent au passage dans une autre langue, comme se décoloreraient à la même épreuve les nuances de la mélancolie de Verlaine. Le fait est que peut-être de tous les poètes qui ont existé Virgile est le plus verlainien, le plus ultramoderne ; mais à condition que l’on sonde ses mystérieux dessous dans le texte. A ce point de vue, un sens profond se cache dans le contre-sens du : sunt lacrymæ rerum. Si ce n’est pas ce vers, c’est l’œuvre tout entière du poète qui est imprégnée de l’âme des choses. Faut-il attribuer ceci à sa race celtique ? Les mêmes rêves qui devaient flotter plus tard devant les yeux du gallois Shakespeare ou du malouin Chateaubriand hantaient-ils déjà leur frère de Mantoue ? N’essayons pas trop de « tordre et de presser », comme dirait Sainte-Beuve ; d’autant qu’il ne s’agit que de poser cette évidence : la poésie virgilienne est doublement intraduisible parce que poésie et parce que virgilienne. Quels mots français rendront jamais le vers le plus simple… per amica silentia lunæ, par exemple ?

Donc, 34, Virgile ; 35, Lucrèce. Ce ne sont que 2 volumes et l’on a vingt-quatre mois pour les lire ! Et il est non seulement permis, mais encore recommandé, de se servir de toutes les traductions qu’on voudra, en prose ou en vers, flottantes ou strictes, littéraires ou philologiques, signées de l’abbé Delille ou de M. André Lefèvre. L’important, c’est qu’après avoir lu et apprécié l’habile récit de l’abbé : « Un jour tu poursuivais sa fidèle Eurydice — Eurydice fuyait hélas, et ne vit pas — Un serpent que les fleurs recélaient sous ses pas… » on ne s’en tienne pas là et qu’on recommence la lecture chez Maro lui-même : Illa equidem, dum te fugeret per flumina præceps, — Immanem ante pedes hydrum moritura puella — Servantem ripas alta non vidit in herba…

L’ordre chronologique étant ici sans importance, j’ai mis Lucrèce après Virgile. Son style archaïque rebutera moins quand on se sera refamiliarisé avec la langue du siècle d’Auguste. Car lui aussi, il faudrait le lire dans le texte, non pas à cause de l’exquisité fugitive des sentiments, mais en raison de l’énergique solidité des idées. Par ceci Lucrèce est aussi près de nous que par cela Virgile. A côté d’eux, combien sont loin les plus divins poètes d’Hellas ! De beaux et grands enfants, le plus souvent joyeux, quelquefois amers, mais comme malgré tout l’irritation de Theognis est différente du pessimisme de Lucrèce, et comme la tristesse d’Hésiode est autre que la mélancolie de Virgile ! Un bon moyen d’arriver jusqu’au bout de Lucrèce : attendre au passage le vers que chacun cite : Primus in orbe terrarum timor fecit Deos.

Autour de ces deux grands poètes on rangera quelques autres romains illustres avec chacun son truchement, si on a épuisé tout son courage. Et pourtant quelle traduction de l’Aulularia, même en argot comme on l’a essayé, vaudra jamais son latin truculent et bariolé ? Donc, et à tout le moins en français, on lira Plaute puis naturellement Térence, enfin, Melpomène suivant Thalie, Sénèque le Tragique. Second groupe sympathique : les hommes du temps d’Auguste ; Catulle, Tibulle et Properce qui, à eux trois, ne tiennent qu’un volume ; Ovide qui, par contre, en occupe quatre, dont un compterait presque pour deux, et Horace qui se contente d’un, mais à lire en latin, sous peine de déchoir à ses propres yeux. Enfin les autres virtuoses de la soi-disant décadence, Lucain et Claudien qu’on pourra mener un peu tambour battant, des poètes guerriers ! Juvénal et Martial qu’on savourera à plus petites gorgées, et je crois bien que le lecteur ici recourra de lui-même au latin, ô nature humaine ! Pétrone et Apulée amusants aussi (trad. Laurent Tailhade) ; enfin Phèdre et Ausone qu’on laissera de côté, si on en a assez, en compagnie de Pline, de Quintilien et d’Aulu Gelle. En somme tout cela, c’est-à-dire la littérature latine entière, sauf les historiens et les philosophes, ne fait que 28 volumes, environ un par mois. Je calcule d’après les éditions Garnier. Dans la bibliothèque Didot, ces mêmes auteurs et d’autres en plus ne tiennent que 8 volumes, traduction et texte latin en regard, ce qui est tout à fait précieux.

Comme guide, n’importe quel bon manuel. Celui de Pierron par exemple, à moins que tel autre, plus récent, mais que j’ignore, soit meilleur. Les Études sur les poètes latins de la décadence, de Nisard, se parcourent encore avec intérêt, et même avec ahurissement quand on sent Hugo bondir sous Lucain fustigé. Mais qu’on lise le moins possible de gloses ! Mieux vaut, si l’on a du temps de reste, prendre quelque élégie ou quelque épigramme et s’escrimer de pied ferme. Je prévois des zèles de néophytes. Qui sait jusqu’où ira leur enthousiasme ? On résiste difficilement à certaines marottes. Peut-être je sème de nouveaux traducteurs en vers d’Horace ! La graine peut germer, même ailleurs que dans la magistrature.

Enfin les poètes grecs, et ici seront à peine suffisantes trois années que trois noms représentent : 36, Homère ; 37, Eschyle ; 38, Aristophane.

Homère est un de ces sommets sacrés qu’il faut avoir gravi. Ce que le pèlerinage de la Mecque est pour le moslim, la lecture de l’Iliade et de l’Odyssée l’est pour le lettré. On lira donc ces deux poèmes ; oui, hélas, en grec si possible ; et c’est toujours possible avec les secours juxtalinéaires. Au bout de quelques semaines, on arrivera à se contenter d’une simple traduction courante et pourquoi, alors, ne pas prendre les éditions grecques-latines de Didot ? Ceux qui ne sauraient ni le latin ni le grec, se contenteraient naturellement d’une version française, et en ce cas ils pourraient préférer celle de Leconte de Lisle qui, par sa sonorité barbare, nous donne davantage, à tort ou à raison, la sensation de la vieille Achaïe : « Chante, Déesse, du Pèlèiade Akhilleus la colère désastreuse qui de maux infinis accabla les Akhaiens et précipita chez Aidès tant de fortes âmes de héros livrés eux-mêmes en pâture aux chiens et à tous les oiseaux carnassiers. Et le dessein de Zeus s’accomplissait ainsi, depuis qu’une querelle avait divisé l’Atréide, roi des hommes, et le divin Akhilleus. » Je ne nie pas qu’il y ait quelque enfantillage à dire Akhilleus pour Achille et Akhaiens pour Achéens, mais il n’y en a pas, par contre, à dire Zeus au lieu de Jupiter et Aidès au lieu de Pluton, l’Olympe grec étant originairement tout autre que le Panthéon latin. Que l’on compare à ces phrases martelées les élégantes périodes de Bitaubé : « Muse, chante la colère d’Achille, fils de Pélée, cette colère inflexible qui causa tant de malheurs aux Grecs, qui précipita dans les enfers les âmes généreuses de tant de héros, et livra leurs corps en proie aux chiens dévorants et aux vautours. Ainsi s’accomplit la volonté de Jupiter depuis le moment où se divisèrent par une querelle fatale Agamemnon, roi des hommes, et Achille, descendant des dieux. » Le fin du fin est d’ailleurs (on s’en doute) de déclarer que Bitaubé est beaucoup plus près d’Homère que Leconte de Lisle, ou mieux encore que toutes les traductions sont à refaire. Un philologue albanais prétendait récemment que sur les cinq mots grecs du premier vers de l’Iliade, un seul, Akhilleios, était bien traduit, tous les autres étaient contre-sensés, et voici la traduction qu’il proposait : « Fée (et non Déesse), dis-nous des vers sur (et non chante) la rancune (et non la colère) d’Achille, du clan de Pélée (et non fils de Pélée). » Il y a donc place, qu’on se le dise, pour une traduction nouvelle !

On lira ainsi l’Iliade, intéressante comme une histoire, et l’Odyssée captivante comme un roman, en laissant de côté toutes les questions de philologie et de critique. Ce n’est que quand on aura fini les deux épopées (et si l’on a la noble constance de les lire comme j’ai dit, ce sera bien l’affaire d’une année entière, à un chant par semaine) que l’on pourra prendre connaissance des « dernières découvertes de la science ». Étrange science, d’ailleurs, et qui vous enseignerait surtout le scepticisme. On se demande comment Renan a pu asseoir là-dessus son existence entière, et douter de tout parce qu’il ne doutait pas d’elle. Je crois bien qu’on en revient, d’ailleurs, et qu’on s’aperçoit que toutes les victoires de la philologie mycénienne et de l’exégèse chrétienne ne prévalent pas contre une lecture d’affilée de l’Évangile ou d’Homère. La découverte est d’autant plus amusante que le travail de reconstitution s’est fait sans bruit, et que c’est au moment où les critiques se croyaient sûrs de l’avenir qu’ils s’avisent que personne ne les suit, et qu’en dépit de l’irréfutable de leurs arguments et du définitif de leurs arpentages, tout le monde tient l’Iliade et l’Odyssée pour de vrais poèmes, œuvres d’un vrai poète. Ici ce sont les « honnêtes gens » qui l’ont emporté sur les savantissimi doctores. Assez longtemps ceux-ci nous ont accablés de leur mépris, nous qui ne faisions pas le brouhaha devant la dernière de leurs « hypothèses fragmentaires » pour qu’à notre tour nous puissions sourire un peu de leur récente assurance à étiqueter les œuvres d’Homère I, Homère II, Homère III et à préciser que du vers 1 au vers 199, c’est le plus grand des Pseudo-Homères qui a touché la lyre pour la passer, juste à ce moment, à un médiocre rhapsode lequel l’a repassé, cinquante vers et demi plus loin, à un bon élève du premier, etc. La réaction ici a été si décisive qu’on en est revenu à pouvoir sans ridicule admettre que les deux épopées sont du même Homère, alors qu’il y a quelques années, il fallait au moins se ranger sous la bannière des « chorizontes ».

Non certes que tout soit clair dans l’histoire du Mélésigène et intact dans son œuvre. Du moment que nous n’avons de ces poèmes que des manuscrits du moyen âge, que nous ne savons pas si leur texte seulement est celui des éditeurs alexandrins, tellement fertile en refontes a été toute l’époque des rhéteurs romains, et si la recension alexandrine ressemble à la pisistratienne (par les licences que prenait avec le texte, en le coupant par exemple en 24 morceaux, la critique respectueuse d’Aristarque, on peut juger de ce que se permettait auparavant la critique irrespectueuse de Zoïle), et si l’Iliade, de Pisistrate (ce qu’on sait d’Onomacrite, chef de ses philologues, ne donne pas grande confiance), ressemble à celle, seulement, de Solon qui peut-être ne ressemblait nullement à celle de Clisthène, et ainsi de suite, nous serions bien hardis de présumer que tel vers remonte dans son état actuel au temps des migrations ioniennes. Encore moins certes pourrions-nous assigner une date fixe aux poèmes, et expliquer pourquoi, s’ils sont très postérieurs à la guerre de Troie, ils semblent écrits par des contemporains, ou pourquoi, s’ils sont d’un temps rapproché, ils portent la trace d’aussi profonds bouleversements que la substitution du bûcher au tumulus en matière de rite funéraire. C’est en comparaison de ces obscurités-là que semblent bien insignifiantes les discussions des philologues, et bien puérils les arguments qui leur font admettre deux Homères parce qu’il y a 81 mots abstraits dans l’Odyssée contre 39 seulement dans l’Iliade.

Mais, même et peut-être surtout, si l’on trouve, avec le docte et sensé Thurot, que le dépeçage d’Homère est « l’erreur fondamentale de la philologie moderne », on admirera les prodiges de subtilité et d’érudition auxquels cette mauvaise cause a donné lieu. L’Histoire de la littérature grecque, d’Alfred et Maurice Croiset, contient le tableau le plus spécieux des résultats, définitifs à l’époque, auxquels était arrivée la critique allemande. Cela vous donne envie d’appliquer le même système à Jocelyn ou à Éviradnus pour voir s’ils y résisteraient, comme le mauvais plaisant qui fit de Napoléon un mythe solaire. D’ailleurs, en regardant de près ces hommes qui eux-mêmes regardent de si près, on fait d’amusantes petites découvertes ; on les voit, par exemple, faire tuer Dolon par Ulysse et Diomède au retour de leur expédition nocturne, alors que dans Homère, s’il m’est permis de parler ainsi (la « Dolonie » étant un des épisodes que d’une voix unanime les philologues déclarent inauthentique), c’est en allant ravir les cavales de Rhésos que les deux héros trucident le pauvre diable.

Après Homère, Eschyle. Sept drames brefs, un volume seulement. Mais quels drames ! Je ne sais pas s’il existe dans toutes les littératures une œuvre plus parfaite que les Perses. Cela seul subsistant de toute la Grèce antique, et c’est assez ! Grandeur, force, beauté, vie, tout est là : « Voici ceux qu’on nomme les Fidèles, gardiens de ces riches demeures abondantes en or, les autres Perses étant partis pour la terre de Hellas… » Je cite, encore, la traduction de Leconte de Lisle en dépit de ses manies agaçantes, Asia et Troia, et les Sept contre Théba.

Et après Eschyle, Aristophane. Plus encore qu’Eschyle est toute la tragédie et Homère toute l’épopée, toute la comédie antique c’est Aristophane. On sait le mot de Platon : « Les Grâces cherchant un temple immortel ont choisi l’âme d’Aristophane. » Platon ne faisait donc pas remonter jusqu’aux Guêpes la responsabilité du procès de Socrate, où la haine de la démagogie était plus forte chez lui que le regret de son maître. Quoiqu’il en soit, on ne comprendra bien l’âme athénienne qu’à travers Aristophane, comme on ne comprendra bien l’âme gauloise qu’à travers Rabelais. Les idées que le mot attique éveille chez nous d’élégance un peu maigre et de finesse un peu sobre sont justes, pourvu qu’on les combine avec leurs opposées de bouffonnerie effrénée et de priapée énorme. Les traducteurs sont obligés d’appeler le latin à leur aide, au bas des pages, et on se demande comment telles scènes qu’il est inutile d’indiquer plus précisément pouvaient être figurées même en pseudo-chair et en simili-os. Les dames qui suivent ces notes pourront donc se dispenser de tout lire ; qu’elles se contentent des six comédies suivantes : les Oiseaux, les Nuées, les Guêpes, la Paix, les Grenouilles et le Ploutos. C’est plus de la moitié, hélas, de ce qui nous reste. Que ne donnerait-on pour retrouver les trente autres, dont nous n’avons que les titres ? La descendance du poète ne nous console pas de cette perte. L’art des Revues de fin d’année a, depuis Aristophane, leur vrai père, gagné en décence, mais il a bien perdu en autre chose !

Sans doute on ne s’en tiendra pas à ces trois noms, quelque grands qu’ils soient. C’est par façon de parler que je disais qu’Eschyle était toute la tragédie grecque. Ce serait faire trop bon marché de Sophocle et d’Euripide. Un volume pour l’un, 2 volumes pour l’autre seulement, ce serait à déshonorer qui reculerait devant leur lecture. Leconte de Lisle a traduit tous ces grands poètes, sauf Aristophane, et Hésiode en plus (Lemerre). Mais il y a chez les autres éditeurs des traductions plus accessibles, et de ceux que je viens de dire et d’autres encore. On pourra ainsi réunir un volume de Pindare, un de Théocrite, un de poètes divers parmi lesquels Anacréon et Sapho, deux volumes de l’Anthologie, deux de Lucien, un de « Romans grecs » où sont Daphnis et Chloé, Théagène et Chariclée, enfin le volume de « Discours choisis » de Démosthène et d’Eschine.

En somme toute la littérature grecque, moins les philosophes et moralistes, tient une douzaine et demie de volumes. Pour un laps de trois ans, c’est peu de choses. On aura le temps d’y joindre une Histoire de la littérature grecque, Otfried Müller ou les Croiset. Je n’ose guère conseiller autre chose. Les Tragiques grecs, de Patin, ont tant perdu ! Les Deux Masques, de Paul de Saint-Victor, sont d’un éclat si fatigant, et si peu substantiels quand on s’avise de les lire la plume à la main ! L’Étude sur Aristophane, de M. Deschanel ? Plutôt lire Aristophane lui-même. Aucun livre sur Pindare ne vaudra la peine prise à déchiffrer la première olympique, par exemple, Ariston men udôr, une traduction double aidant, et à suivre le jeu aux quatre coins des préfixes, des suffixes et des particules explétives. Pourtant, et au cas où la littérature grecque aurait « percé jusques au fond du cœur » quelques curieux d’esprit, j’indique, un peu au hasard, un petit supplément d’études particulières : les Études sur la poésie grecque et sur l’éloquence attique, de J. Girard (2 volumes, Hachette), les Études sur le drame antique et sur l’antiquité grecque, d’H. Weil (2 volumes, Hachette), et enfin les livres d’Ouvré.


J’arrive à la longue série des penseurs français contemporains. Elle se prolongera pendant deux périodes, donc comprendra quatorze stations. C’est une catégorie un peu flottante. Voici les noms que, par goût personnel, je propose : Joseph de Maistre, Mme de Staël, Lamennais, Guizot, Michelet, Quinet, Auguste Comte, Tocqueville, Le Play, Cournot, Fustel de Coulanges, Renan, Taine et Tarde. Mais chacun pourra modifier la procession à son gré. Qui préfère les économistes aux historiens, ou les jurisconsultes aux moralistes, remplacera tels de ces noms par d’autres de son choix. J’en indiquerai moi-même plusieurs, chemin faisant. Entamons toujours la première moitié de la série.

Quand on ne connaît pas Joseph de Maistre, ou quand on ne le connaît que par ouï-dire, ce qui est pis, sa découverte a de quoi étonner sinon même ravir. Quoi, l’homme du bourreau, de la guerre, du sacrifice sanglant, capable d’écrire ces charmantes lettres à sa fille ! Ce champion de l’absolutisme, si libéral, si large d’esprit, si doux à tous sauf aux sots ! Eh, mon Dieu oui, quand les uns vous guillotinent au nom de la liberté, il sied que les autres vous laissent tranquilles au nom de l’autocratie, cela rétablit l’équilibre. Ai-je besoin d’ajouter qu’autocratie et absolutisme sont mis ici par jeu, et que le vrai Maistre, qu’on trouvera par exemple dans l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, est tout autre : « Que la monarchie mixte tempérée d’aristocratie et de démocratie vaut mieux que la monarchie pure » ; c’est une thèse de Bellarmin que s’approprie Maistre dans ce livre justement. On aura donc joie sans doute à faire venir les Œuvres complètes, de Lyon, où la maison Vitte et Pérussel les a éditées en 14 volumes. A tout le moins, on se procurera chez ces éditeurs les 2 volumes de Lettres et opuscules inédits, car ils ne se trouvent que là, alors qu’il est facile d’avoir le Pape, chez Charpentier, ou les Soirées de Saint-Pétersbourg, chez Garnier. On peut remettre à plus tard la lecture des Considérations sur la France et de l’Examen de la philosophie de Bacon, mais non les cinq volumes que je viens de dire. Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont comme les Dialogues, de Platon, parmi les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ; nul ne doit les ignorer.

Il y a plusieurs excellentes études sur Joseph de Maistre dont on trouvera la liste dans le Manuel Brunetière, moins celle de Paulhan qui n’avait pas encore paru. Je ne citerai que celle de Faguet en tête de ses Politiques et moralistes français du dix-neuvième siècle (3 volumes, Lecène et Oudin), d’abord parce qu’elle le mérite, et aussi parce que le recueil dont elle fait partie constitue le meilleur guide pour notre double série : presque tous mes quatorze y sont étudiés, et en outre bien d’autres : Bonald, Ballanche, Fourier, Saint-Simon, Proudhon, Royer-Collard, Benjamin Constant, Cousin, Stendhal. Parmi ces auteurs quelques-uns sont malaisés à trouver et pénibles à lire, et on se contentera peut-être de les manipuler de seconde main. Sans doute, après Maistre, on devrait bien lire Bonald, mais sa Théorie du pouvoir politique et religieux est si aride, et son admiration pour l’Égypte vue, d’ailleurs, à travers le Discours sur l’histoire universelle, est si agaçante ! Contentez-vous de graver sur vos tablettes les principaux de ses « apophtegmes à la laconienne » : Pensées sur divers sujets (1 volume, Plon), et dispensez-vous du reste. Par contre, lisez si vous l’ignorez, et relisez si vous le connaissez déjà, l’aimable volume qui tient les œuvres complètes de Xavier de Maistre ; le Voyage autour de ma chambre est un charmant badinage, et le Lépreux de la Cité d’Aoste reste émouvant au bout d’un siècle.

De Mme de Staël on a déjà lu Corinne et Delphine d’une part, et probablement De l’Allemagne, d’autre part. On pourra donc se contenter, si on n’a pas les œuvres complètes sous la main (l’édition Didot est épuisée), des 3 volumes publiés chez Charpentier : Dix années d’exil, la Littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales, et les Considérations sur la Révolution française. Mais le moyen, après avoir lu ce dernier ouvrage, de ne pas vouloir le comparer aux Considérations sur la France, de Joseph de Maistre, et, ensuite, aux Réflexions sur la Révolution de France, etc., lettre à un ami, de Burke (1 petit volume à 0 fr. 60, chez Blériot) et aux Considérations propres à rectifier les jugements du public sur la Révolution française, de Fichte (trad. Barni) ! Rien de plus intéressant que le four in hand de ces quatre étrangers. J’indique de chacun une phrase typique : « Pour découvrir la loi suivant laquelle on doit juger les faits, il faut remonter jusqu’à la forme originaire de notre esprit et ne pas s’arrêter aux couleurs que leur communique le hasard, l’habitude, les préjugés. » Au lecteur de mettre le nom sous la citation. « L’esprit de bouleversement est en général le résultat de vues intéressées et de vues bornées. Ceux qui ne tiennent aucun compte de leurs ancêtres en tiennent bien peu de leur postérité. » Et celui-ci ? « Il importe de répéter à tous les partisans des droits qui reposent sur le passé que c’est la liberté qui est ancienne en France et le despotisme nouveau. » De qui enfin : « Se demander si la France avait une constitution avant 1789, c’est se demander si la circulation du sang existait avant Harvey. » Je souhaite que les quatre échantillons paraissent alléchants. Mme de Staël est bien un peu redoutable avec sa « neckrolâtrie », mais elle a l’esprit délié ; et Fichte est plus terrible encore avec ses a priori, mais son mélange d’antimilitarisme et d’antisémitisme a pour nous l’attrait de l’imprévu. Joseph de Maistre, lui, est l’homme d’esprit par excellence ; pour rassurer les gens en 1796 il a ce bon mot qui est un profond mot : la contre-révolution, ce n’est pas une révolution contraire, c’est le contraire de la révolution. Quant à Burke, sa lettre géante — cinq cents pages cataractant sans arrêt — fut une œuvre de portée immense. « Ce livre a réuni toute la nation anglaise contre nous », écrivait en 1791 notre chargé d’affaires. Aujourd’hui encore, c’est le réquisitoire le plus incisif qui ait été dressé contre la Constituante.

Si Maistre appelle tout de suite Bonald, Mme de Staël fait non moins vite penser à Benjamin Constant. Et aussitôt se lèvent à ce nom d’autres silhouettes : Royer-Collard, Ballanche, Joubert, tous ceux dont M. d’Haussonville a parlé dans son livre le Salon de Mme Necker et Sainte-Beuve dans le sien, Chateaubriand et son groupe littéraire. Mais il faut savoir se borner. L’imprimerie « coule à pleins bords » comme la démocratie de Royer-Collard. On a déjà lu les Pensées, de Joubert, et l’Adolphe, de Benjamin Constant ; qu’on leur joigne ses Lettres à Mme Récamier (1 volume, Calmann-Lévy) ; ce sera suffisant, pour les simples flâneurs, du moins.

Lamennais, une gloire bien pâlie ! En un temps, on le regardait comme le plus haut écrivain du siècle. Il est vrai que c’était le temps où Béranger était le grand poète national. Pour n’être pas tombé aussi bas que le chansonnier, Lamennais n’est pas resté bien haut. Ses œuvres sont à peu près impossibles à lire. J’ai pris, souvent, un de ses volumes, et n’ai jamais pu aller très loin. Le grand mérite des Paroles d’un Croyant c’est leur brièveté, ce qui est à priser avec un style aussi artificiel, à la fois prétentieux jusqu’à l’apocalyptique et impersonnel jusqu’au pastiche. Quant à ses idées, celles de la première manière sont bien quelconques, et on se demande comment l’Essai sur l’indifférence en matière de religion a pu bouleverser tant d’esprits ; le titre, plus que le reste, a dû provoquer les ires ; et celles de la seconde manière sont d’une banalité tonitruante. Lamennais n’en est pas moins une grande figure, mais celle-ci on ne la voit bien qu’à travers ses lettres privées ; on en a publié cinq ou six volumes, et certaines, celles par exemple au jeune Benoist d’Azy, sont tout à fait intéressantes (Perrin). Là, plus de rhétorique, mais l’homme seul, vivant et souffrant. Un vers de Chénier vous vient à la mémoire à son propos : « Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice ! » Ce fut un grand cœur, du moins un cœur dévorant et dévoré. Son rôle fut d’ailleurs considérable, et si l’on recule devant ses volumes à lui, on les remplacera par un des ouvrages qui racontent son étrange et contrarié destin. Il y en a plusieurs, en sens divers, et de date récente. En somme, figure attirante comme tous les énigmatiques. Qu’était-il au juste, que croyait-il, qu’espérait-il, qu’aimait-il ? Est-il vrai que cinquante ans plus tard, son rôle aurait été tout autre ? Sa vie est-elle un argument pour la foi religieuse ou contre ? contre la discipline catholique ou pour ?

Autour de lui on rangera les autres grands agitateurs du temps, et suivant le loisir qu’on aura et le plaisir qu’on y prendra, on les écoutera dans le texte ou chez le critique qui ici sera le bienvenu. On n’a pas toujours sous la main les œuvres des Fouriéristes ou des Saint-Simoniens. La librairie Guillaumin a toutefois publié une Collection d’études et d’extraits des grands économistes qui est commode à consulter. Le petit volume de M. Charles Gide sur Fourier notamment est amusant. Les œuvres de Proudhon sont plus à portée, mais on hésite un peu devant leur masse. La correspondance, à elle seule, tient 14 gros volumes ; c’est beaucoup déjà et pourtant c’est ce qu’il faudrait lire de préférence ; les volumes de système passent, alors que les écrits de vie ne passent pas. Qui aujourd’hui, sauf un fossoyeur de l’érudition, se plongera dans les Contradictions économiques ou dans la Philosophie du Progrès ? Aussi faut-il regretter qu’on n’ait pas donné en un volume un choix de Lettres, comme on a publié, en un volume aussi, un Abrégé de ses œuvres (Flammarion). Peut-être de ces œuvres, qui firent tant de bruit, et qui s’enfoncent maintenant dans le silence, celle dont on continuera le plus à parler est la Pornocratie ; la question de la femme est éternelle. Quoiqu’il en soit, l’ombre de l’auteur des Contradictions ne s’étonnera pas qu’aussitôt après elle, nous évoquions le spectre de son contradicteur, Bastiat brandissant les Harmonies économiques. Les Petits Pamphlets sont à lire aussi ; plusieurs : « Le Baccalauréat et le socialisme », « Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas » sont célèbres ; dans le second volume on trouvera in extenso les quatorze lettres de Bastiat et de Proudhon sur la gratuité du crédit ; toutes les polémiques sont intéressantes, notamment celle-ci entre deux caractères aussi opposés ; optimisme et pessimisme auront toujours leur mot à dire en tout et sur tout.

Si Lamennais le superbe personnifie le tempérament catholique dans ce qu’il peut avoir de plus autoritaire et révolutionnaire à la fois, le grave Guizot, lui, représente toute la sagesse et toute la force morale du caractère protestant. On pourra laisser ici ses livres d’histoire qu’on retrouvera ailleurs, pour s’en tenir à ses autres ouvrages de philosophie religieuse, Méditations sur la religion chrétienne (3 volumes) ; l’Église et la société chrétienne (1 volume), ou de souvenirs personnels : Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps (8 volumes), et Trois générations (1 volume, Calmann-Lévy). Chez Perrin on trouvera un volume de Pages choisies (1 volume), chez Armand Colin, un autre. Chez Hachette, 2 volumes de Lettres privées.

Le nom de Guizot fait forcément venir ceux de Villemain et de Cousin : le triumvirat de Sorbonne. Guizot rappelle un peu César, par le masque et par l’autorité, tout au moins. Cousin c’est Pompée ; il en a l’assurance, la prestance et la chance, jusqu’au réveil où tout s’évapore ; l’éclectisme n’a même pas eu besoin d’un Pharsale pour disparaître. Villemain, c’est le troisième, Lépide plus encore que Crassus. Il pourra donc être négligé ; ses Cours et ses Tableaux de littérature sont aujourd’hui d’un goût bien passé, ses Études et ses Discours ont perdu de leur intérêt, aussi se contentera-t-on de ses Souvenirs contemporains (2 volumes, Perrin) qui font connaître non seulement sa personne, mais encore, ce qui est plus intéressant, ses voisins. Par contre Victor Cousin sera pratiqué sinon dans ses études historiques sur le dix-septième siècle qui trouveront place en leur temps, du moins dans ce qu’on pourrait dire ses ouvrages personnels. Le traité Du vrai, du beau et du bien a eu un tel retentissement qu’il est bon de le connaître. Chez Perrin on trouvera un volume de Pages choisies. Jules Simon a raconté sur lui de malignes anecdotes dans son Petit Journal et dans le volume qu’il lui a consacré, chez Hachette ; la Collection des grands écrivains français, où ce livre a paru, contient d’autres études sur tels dont il est ici parlé, Maistre, Mme de Staël, Guizot, Royer-Collard. Lamennais manque encore. Par contre M. Thiers y est déjà.

De ce rival éternel de Guizot lira-t-on quelque chose ? Le grand rôle de Thiers, c’est dans l’histoire qu’il a été joué. Grand dans le sens de considérable. Et de génial ? qui sait ? Le bien qu’il a fait, il l’a fait consciemment et énergiquement, alors que le mal a été l’œuvre des circonstances ou du hasard. Ce fut certainement un grand malheur qu’il commençât sa tournée en Europe, en 1871, par la Russie au lieu de la commencer par l’Angleterre, et qu’il fît évacuer Paris, le 19 mars, au lieu de s’y maintenir, et qu’il jugeât de la psychologie collective en 1872 par celle de ses amis de l’Institut, et toutes ces petites et excusables fautes eurent de désastreuses conséquences pour la patrie ; mais nous ne mettons plus en croix les généraux vaincus. D’ailleurs il s’agit seulement de savoir si nous mettons en bibliothèque les œuvres des grands ou profonds écrivains. A moins de se faire de fortes illusions, Thiers n’est ni des uns ni des autres. Ses ouvrages politiques ou économiques, même son De la propriété (Didot), nous paraissent assez démodés. Mais les autres ont de grandes qualités ; son Histoire du Consulat et l’Empire rend si limpides la stratégie et les finances que le lecteur s’accorde un peu de l’admiration que lui inspire Bonaparte ; mais ici ce n’est pas le rayon de l’histoire. Restent ses Discours parlementaires dont 16 gros volumes ont paru chez Calmann-Lévy. Les vaillants iront à eux, et, ma foi, en reviendront sains et saufs ; la parole diserte et substantielle de Thiers est moins toxique que les gargarismes habituels des autres orateurs.

Thiers et Guizot, Villemain et Cousin, tout cela est un peu burgrave. Remontons avec Michelet dans les régions de la poésie. Ce n’est pas à ses livres d’histoire que je pense, eux aussi on les retrouvera à côté, mais à ses ouvrages de brillante et savante fantaisie. Et d’abord l’Insecte ; l’Oiseau ; la Mer ; la Montagne. Ce groupe de quatre chefs-d’œuvre est merveilleux en dépit de quelques passages qu’on a la ressource d’attribuer à la collaboration de Mme Michelet. Il faut les lire pour admirer le maître et son génie dans toute sa souplesse et sa jeunesse persistantes. Un autre groupe d’œuvres moins poétiques mais non moins passionnantes est celui des études familiales : la Femme ; l’Amour ; le Prêtre, la femme et la famille ; la Sorcière. Faut-il aller jusqu’aux livres de pur combat : les Jésuites ; le Peuple ; Nos fils ; l’Étudiant ? C’est à chacun de répondre. Peut-être, si le temps presse, pourrez-vous les remplacer par d’autres qui vous renseigneront sur sa formation d’âme en vous révélant un Michelet guelfe : Ma jeunesse ; Rome ; Mon journal ; Sur les chemins de l’Europe. Dans l’édition complète de ses œuvres qui se poursuit chez Flammarion, je conseille la Correspondance, y compris les Lettres à Mlle Mialaret. Et si l’on trouvait illogique lisant tant de choses de Michelet, de ne pas ouvrir un de ses livres d’histoire, on calmerait ses regrets en lisant l’Introduction à l’histoire universelle, ou mieux encore la Bible de l’humanité qui développe brillamment une des idées les plus chères au grand visionnaire, la supériorité des Peuples de la Nature sur les Peuples du Livre.

Cela fait déjà une quinzaine de volumes ; et si on ajoutait ses écrits d’histoire ancienne et moderne cela ferait le double ; et le triple avec ses ouvrages sur la Révolution. Sans compter les livres de ses critiques qu’on voudra sans doute lire, la chaleureuse étude de Taine, par exemple, dans ses Essais. Une autre étude, cette de Corréard, me permet de signaler la Collection de classiques populaires chez Lecène-Oudin, analogue à celle d’Hachette, où l’on trouvera aussi des monographies sur Thiers, Guizot, Augustin Thierry. Il ne restera donc pas grand temps, cette année-ci, pour prendre connaissance des autres grands historiens de l’époque tels qu’Augustin Thierry, justement, tels encore que Mignet, Barante, Carné et tant d’autres. Mais ici c’est moins des historiens que des philosophes de l’histoire que nous nous occupons.

Quinet vient fatalement après Michelet. Ce n’est pas qu’il soit de sa taille, ni même de sa race spirituelle, mais une telle amitié les unissait et des passions si voisines les agitaient ! Si on avait lu l’Histoire de la Révolution, de Michelet, par exemple, on pourrait prendre ensuite la Révolution, de Quinet. Nulle comparaison ne serait plus suggestive. Sans doute le livre de Quinet est postérieur de vingt ans, et ceci peut expliquer tant de désenchantement après tant d’enthousiasme ; mais comme d’autres oppositions subsistent qui, elles, tiennent au tréfonds des âmes ! Comme le mélange de répulsion et de délire de Michelet en face de la Terreur, est loin du mélange de condamnation et de regret de Quinet ! Certes la lucidité grave de celui-ci ne se fait plus, à la veille de 1870, aucune des illusions dont on pouvait s’enivrer en 1848 sur « la disproportion entre les sacrifices et les résultats obtenus » ; mais le spectacle n’en est que plus tristement instructif de cet esprit austère qui n’a jamais cédé à l’ivresse du sang et qui froidement écrit que tout ce sang aurait été versé justement s’il s’était agi de remplacer le catéchisme qu’il n’aime pas par le catéchisme qu’il aime. Coupons court, ce n’est pas l’historien qui nous importe ici, c’est le philosophe et le poète en prose. Les deux sont très estimables. Ahasverus rappelle le Faust, de Gœthe, et par moments n’en est pas indigne ; la scène de la vallée de Josaphat a de la grandeur, et dans le retentissement un peu monotone de la phrase éclatent parfois des images qui font penser à Chateaubriand ou à Flaubert : « Mes rayons (dit une étoile) pendent échevelés aux colonnes de Persépolis. Ninive a des tours à créneaux où ils se penchent aux fenêtres. Mais j’aime mieux les murs de Babylone ; sur ses toits ils s’amassent et s’accroupissent sans bruit, comme des flocons de neige sur la cime des montagnes. » Toutefois, un volume entier de ce style c’est beaucoup. Deux volumes, comme pour Merlin l’Enchanteur, c’est trop. On n’aura probablement pas le courage d’aller jusqu’à Prométhée et aux Esclaves. Aux lieu et place lisez l’Histoire de mes idées, les deux volumes de Lettres à ma mère, et encore la Création qui montre bien les côtés brillants et fumeux à la fois de Quinet, bourdonnement de hannetons allemands, disait Heine. Je n’ose ajouter ses autres dissertations de haute philosophie : sous des titres ambitieux, Génie des Religions, Origine des Dieux, Philosophie de l’histoire de l’humanité, Philosophie de l’histoire de France, ce sont toujours les mêmes idées qui reviennent, infatigablement pour l’auteur. On les aura assez connues par les 6 volumes que j’ai indiqués (8 avec Merlin) et qui ne forment pas d’ailleurs le quart de ses œuvres complètes.

Quinet est un peu délaissé. Je ne vois personne en dehors de Faguet qui lui ait consacré d’étude récente. Et les esprits de sa trempe partagent son sort, j’entends les rêveurs épris de ce mysticisme germanique qui, un moment, firent les cotonneuses délices du grand public. J’ai déjà cité Ballanche, lyonnais comme Quinet, l’auteur de la Palingénésie sociale ; j’ajouterai le nom de Blanc de Saint-Bonnet, dont le livre, De la douleur, contient de belles pages. L’âme germanique n’a pas eu d’ailleurs le monopole du mysticisme ; l’âme slave a le sien dont un assez bon spécimen, à l’époque, se trouve dans les œuvres de Mme Swetchine ; on se contentera de lire sur elle le livre de M. de Falloux (Perrin). En fait de mysticisme français, aux livres déjà cités et qui représentent le courant révolutionnaire, on peut ajouter quelques ouvrages qui donneront une idée de la tendance religieuse, les Sources, du Père Gratry, la Sainte Marie-Madeleine, de Lacordaire, l’Homme et le Siècle, d’Ernest Hello. Il reste encore le mysticisme occultiste ; c’est tout un monde spécial, où l’on entre aiguillonné, et d’où l’on sort désappointé ; quelques noms de mages sont classiques : Swedenborg et Fabre d’Olivet jadis, Eliphas Levi et Stanislas de Guaita naguère.

Après cette petite débauche de rêveurs on reviendra volontiers aux vrais historiens. Or, quel nom plus digne de représenter l’austère Clio que celui de Fustel de Coulanges ? La Cité antique a déjà montré la profondeur et l’originalité de ses vues. Et la preuve en sera renouvelée par ses autres ouvrages, les 6 volumes de ses Institutions politiques de l’ancienne France et les trois autres de ses Recherches sur quelques problèmes d’histoire, et Questions historiques. Mais peut-être aussi connaît-on déjà ces travaux. Dans la colonne parallèle Histoire, la période mérovingienne est dépassée depuis longtemps, et si elle a semblé intéressante à notre lecteur, il aura recouru de lui-même à ces savants et presque paradoxaux ouvrages. Comment, quand on a vu soulever la question du francus homo et du romanus homo, résister à la tentation de la vider de façon définitive ? La vieille France est-elle plus romaine que germanique ou plus nordique que méditerranéenne ? Devons-nous regarder du côté des capitoles ou du côté de la forêt hercynienne ? Les barbares sont-ils entrés en Gaule en conquérants ou en réfugiés ? Ont-ils pris les terres, asservi les habitants, mis partout les hommes de race gallo-romaine au-dessous des hommes de race germano-franque ? C’est le problème qui avait déjà passionné le dix-huitième siècle, la question nobiliaire aidant (l’on croyait alors que la noblesse était tudesque et que le tiers était gaulois) et qui, de par la question patriotique, passionnait de nouveau le dix-neuvième siècle. Ce n’est pourtant pas ce succès d’actualité que recherchait Fustel de Coulanges, et l’âpreté des polémiques qui accueillirent son livre et qu’il apprécia avec une hautaine tristesse, ne dut pas être sans le surprendre. Aujourd’hui tout ce bruit est éteint, et même ceux qui pensent que Fustel s’est parfois trompé, par exemple sur l’absence de propriété collective dans la haute antiquité, n’en rendent pas moins justice à l’admirable tenue de ses travaux ; ceux-ci d’ailleurs restent en somme debout, on peut le voir même chez les historiens qui, comme M. Paul Viollet (Histoire des Institutions, etc., 2 volumes, Larose et Forcel) ne partagent pas ses idées sur le point précis du wergeld. Rien que sur cette question de la société mérovingienne, on pourrait mobiliser deux fortes escouades hostiles depuis Fréret, Boulainvilliers, Montesquieu et l’abbé Dubos sous l’ancien régime jusqu’à Littré (Études sur les Barbares), Guérard (Polyptique d’Irminon), Longnon (Gaule au sixième siècle), Geoffroy (Rome et les Barbares) de nos jours.


La troisième colonne de notre stade est réservée aux chroniques de France, des origines à la Renaissance. Voici les Sept devant… la table : 32, Grégoire de Tours ; 33, Charlemagne ; 34, Villehardouin ; 35, Joinville ; 36, Froissart ; 37, Jeanne d’Arc ; 38, Commynes. Ce sont là de grands noms mais le plus souvent de petits livres et qu’il faudra autant que possible lire dans l’original ; que si le latin du sixième siècle, ou le roman du dixième siècle semblait décidément trop vétuste, on aurait toujours la ressource des philtres de jouvence des éditions « rajeunies », bien qu’elles soient parfois d’un goût fâcheux. J’insiste seulement sur la préférence qu’il sied d’accorder aux chroniqueurs du temps sur les historiens d’aujourd’hui. La suite des faits, on la connaîtra toujours suffisamment avec un manuel classique, mais pour l’impression vivante des siècles qui seule importe, on l’aura mille fois plus intense avec nos sept témoins d’autrefois qu’avec les 100 volumes d’Histoires de France, de Sismondi, de Michelet, de Guizot, d’Henri Martin, de Dareste, de Lavisse et de tant d’autres qui pourraient allonger cette liste.

Grégoire de Tours, c’est toute l’époque mérovingienne. Qui l’aura lu pourra se dispenser de connaître les partages des fils et des petits-fils de Clovis. Augustin Thierry n’eut qu’à choisir quelques épisodes de l’Historia Francorum et à les raconter en conservant ou peut-être même en avivant leur couleur barbare pour décider une véritable révolution dans nos habitudes historiques ; ses Lettres sur l’histoire de France montrent en quel plaisant arroi les Velly et les Anquetil travestissaient avant lui les Clotaire et les Chilpéric. Il y aura, encore aujourd’hui, intérêt à comparer les Récits des temps mérovingiens à la traduction de Grégoire de Tours (si on n’ose pas se mettre sous la dent le latin caillouteux de l’évêque). On trouvera cette traduction chez Perrin (2 volumes, Guizot) ou chez Didot (2 volumes, le premier épuisé, Bordier), la traduction de Frédégaire y étant incluse. Les Récits, d’Augustin Thierry, ont paru chez Didot aussi, mais il y a une grande édition Hachette, illustrée par J.-P. Laurens. Chez ce dernier éditeur je signale, une fois pour toutes, l’Histoire de France racontée par les contemporains, enfilade de fragments judicieusement choisis par M. Zeller et qui complèteront de façon très suffisante nos sept chroniqueurs.

Le nom de Charlemagne que j’indique en second lieu n’est pas, on le pense bien, un nom d’auteur ; il n’est pas question d’inciter les lecteurs à l’approfondissement des Capitulaires. Mais c’est celui d’un cycle légendaire au moins autant qu’historique. Donc après avoir lu la Vie de Charlemagne, d’Eginhard, traduite par Teulet (1 volume, Didot), on prendra l’Histoire poétique de Charlemagne, de Gaston Paris, ou les Épopées françaises, de Léon Gautier. Les érudits trouveront d’eux-mêmes chez Picard le Manuel de Dhuoda, édité par Bondurand ou l’Histoire poétique des Mérovingiens, de Godefroy Kurth.

Villehardouin vient ensuite, à propos de qui se présente la question des textes primitifs ou retouchés. Si l’on se fait scrupule de lire l’Histoire de la conquête de Constantinople dans le texte rapproché du français moderne qu’a établi M. Natalis de Wailly (Hachette) on recourra à l’édition Didot (1 volume) avec d’autant plus d’assurance que le texte original y est accompagné d’une traduction et d’un vocabulaire, œuvres, d’ailleurs, du même érudit.

Joinville pourra être lu dans la même édition Natalis de Wailly (Didot) ; les exemplaires en sont épuisés en librairie, mais on en trouve dans toutes les grandes bibliothèques publiques. A défaut, on prendra la petite édition E. Michel (Didot). Le bon sénéchal rédigea ses notes très tard ; c’est ce qui leur donne parfois un air de radotage ; quand il les recopie simplement telles qu’il les écrivit à trente ans, elles sont charmantes : Joinville n’est pas plus Sancho que saint Louis n’est don Quichotte.

Les Chroniques, de Froissart, constituent un morceau plus copieux : 20 volumes dans l’édition Kervyn de Lettenhove (Bruxelles). Même dans les doubles et denses colonnes du Panthéon littéraire (Delagrave), leur développement exige de gros volumes. Il est vrai qu’il y a des abrégés. Mme de Witt, née Guizot, en a donné un en style modernisé qui ne tient qu’un volume, massif à la vérité, mais enrichi de planches et d’illustrations (Hachette). Un petit volume d’extraits se trouve chez Didot.

Jeanne d’Arc. Encore un nom qui est mieux qu’un nom d’auteur. Pour nous Français, le procès de la Pucelle est plus précieux cent fois que toutes les chroniques. Mais le spectacle de cette humble fille des champs aux prises avec tant de subtilité retorse et de volonté implacable n’est-il pas une des stupéfactions de l’histoire ? Miracle, certes, à quelque point de vue qu’on se place ! On comprend que les épopées et les drames soient toujours ici restés au-dessous de la réalité ; quelle œuvre de fiction pourrait être plus poignante que l’œuvre de mort qui se poursuivit, si ardente qu’elle en reste à nos yeux vivante avec tous ses acteurs, les enquêteurs, les juges, les tortionnaires, les témoins, jusqu’aux soudards de garde qui viennent cancaner de grossières insignifiances : et vidi mammas quæ pulchræ erant. Tout cela est en latin, en effet, mais on a traduit (2 volumes, de l’édition O’Reilly), les cinq tomes de pièces publiées par Quicherat dans la « Collection de la Société de l’Histoire de France ». Il y en a de suffisants fragments dans le second volume de la Jeanne d’Arc, de Wallon. Comme on sait, toute une vaste littérature existe sur la Pucelle d’Orléans ; outre Quicherat et Wallon, il faudrait nommer encore Siméon Luce, Cosneau, Longnon, Vallet de Viriville, sans oublier l’admirable tome V de Michelet. Pour les érudits, ou pour ceux qui veulent situer la Pucelle au milieu de son temps, la grande Histoire de Charles VII, de M. de Beaucourt, est ici le livre obligatoire.

Enfin les Mémoires, de Commynes, qui étaient épuisés chez Didot et malaisés à trouver à la « Société de l’Histoire de France », viennent d’être réédités par M. de Maudrot (2 volumes, A. Picard), d’une façon tout à fait précieuse pour les savants puisqu’on leur donne de l’inédit, et satisfaisante pour les simples curieux qui trouveront dans l’introduction de l’éditeur l’étude critique la plus juste qui ait été écrite sur le compère un peu énigmatique de Louis XI et de Charles le Téméraire.

Ce sont là les principaux chroniqueurs, ceux qu’il ne faut pas ignorer. Mais après eux, que d’autres seraient à lire, si on s’intéressait à ces vieux temps ! On les trouvera dans les grandes collections de Mémoires sur l’histoire de France (Guizot, 31 volumes ; Petitot, 52 volumes ; Michaud et Poujoulat, 32 volumes) ou dans les 13 gros volumes du Panthéon littéraire. Je n’indique pas de noms, le moindre choix tourne au catalogue et pousse vite au complet. Et puis est-il licite d’inciter à ouvrir des Journal d’un bourgeois de Paris ou des Chanson de la croisade qu’on ne connaît soi-même que par de vagues extraits, et qu’on n’achèverait probablement pas si on se mettait à vouloir les connaître ? Tout au plus est-il permis d’indiquer ce qui semblerait préférable ; ainsi, par exemple, si j’avais sous la main la « Collection des historiens des Croisades » je lirais, de préférence à Guillaume de Tyr et à l’Anonyme des Gesta Francorum qu’en somme je connais ou devine, les historiens arabes ou byzantins qui, le point de vue changeant, piqueraient plus à vif ma curiosité.

Quant aux historiens modernes, on y regardera à deux reprises avant de s’engager dans leur domaine, surtout si l’on a quelque tendance à s’obstiner, une fois le premier pas fait. On ne sait pas à quoi expose l’ambition d’aspect modeste de lire seulement l’ouvrage définitif sur chaque grande période, et encore pis le désir de connaître tout ce qui a paru d’important sur tel siècle ou quart de siècle. Qui s’y est laissé prendre une ou deux fois connaît la vanité de ces entreprises. J’oserai même conseiller de se mettre en garde dès le début contre la manie du « dernier paru » et de « l’au courant de la science ». Sans doute Freeman, par exemple, a démoli Thierry, mais il n’en est pas moins vrai qu’une fois averti du parti pris de race de la Conquête de l’Angleterre par les Normands, vous prendrez certainement plus de plaisir, et peut-être de profit, à suivre Augustin Thierry qu’à suivre Freeman. Il y a des auteurs vieillis et qu’on lira toujours, ne serait-ce que pour cette raison qu’ils sont lisibles. Ainsi le Barante des Ducs de Bourgogne ; ainsi le Mérimée du Don Pèdre le Cruel et du Faux Démétrius. J’ai toujours eu envie — et je finirai bien par la satisfaire — de lire l’Histoire des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, de l’abbé Vertot, pour savoir si « Mon siège est fait » a droit aux circonstances atténuantes. Voilà une envie qui ne me viendra pas à propos de quelque œuvre contemporaine d’érudition « définitive ». D’autant qu’il ne faut pas être un bien grand philosophe pour savoir ce que vaut ici le définitif. L’histoire sera toujours, suivant le mot de Renan, « une petite science conjecturale », et les procédés solennels d’investigation que MM. Langlois et Seignobos promulguent dans l’Introduction aux études historiques gonfleront d’orgueil les rats de bibliothèque qui croient à la vérité du témoignage humain, mais feront assurément sourire les confesseurs, les juges d’instruction et même les simples épiciers.

On s’en tiendra donc, je l’ai dit, à un manuel scolaire, même à un sec répertoire de faits et de dates. Que si, d’ailleurs, on préférait à ces aides arides un exposé plus vivant comme l’Histoire de France, de Michelet, rien de mieux. Les sept premiers volumes du grand historien gardent aujourd’hui encore tout leur prix. Avec d’autres œuvres d’écrivains déjà cités, on pourrait même ordonner tout un très suffisant choix de lectures historiques.

Peut-être en ce cas pourrait-on modifier l’ordre de lecture de nos « Penseurs et moralistes », commencer, par exemple par Fustel de Coulanges dont les recherches accompagneraient la lecture de Grégoire de Tours, continuer par Quinet dont le génie brumeux floconnerait à son aise au milieu des chansons de geste, puis par Guizot qui, avec ses deux Histoires de la Civilisation, éclairerait l’époque des croisades, comme Michelet, après, celle de la guerre de cent ans, et ainsi de suite.

L’important serait de ne pas se laisser inonder par la marée des livres. Les esprits graves et méthodiques sont ici en un péril spécial. On sait que Victor Duruy, ayant l’intention d’écrire une Histoire de France, commença par le commencement, se disant qu’il ne verrait rien de bien clair à la France s’il ne connaissait pas d’abord la Gaule ; mais une fois en compagnie de ses Gaulois, l’intelligence des Romains lui parut non moins indispensable ; il alla à eux, et aussitôt ce fut les Grecs qu’il reconnut qu’il devait d’abord comprendre. Heureusement ses déductions s’arrêtèrent là, et il eut le temps, après avoir exploré sa Grèce et y avoir même fait une découverte mémorable, celle du « torrent qui coule à sec », de revenir sur ses pas et de fouiller Rome ; mais il lui aurait fallu une seconde vie pour arriver à la France. Mieux vaut donc prendre au hasard une génération, un homme, un épisode, un aspect, car qui voudrait posséder un peu sérieusement une période aurait chance de ne plus en sortir. Rien que sur la Gaule barbare, que n’aurait-il pas à lire ? d’Arbois de Jubainville et Bertrand pour l’archéologie, de Valroger et Sumner-Maine pour la sociologie, Longnon et Desjardins pour la géographie, Amédée Thierry, Napoléon III, Camille Jullian pour les faits historiques, et il y aurait deux ou trois fois plus de noms à citer, si l’on laissait un agrégé dresser une liste des livres indispensables !

Je crois qu’on ferait bien, pour limiter d’avance ses études d’histoire, de choisir dans ce chaos fascinant que fut « le moyen âge énorme et délicat » sept points particuliers, un par année. Voici quelles pourraient être ces « sept lampes », comme dirait Ruskin, et je n’ai pas besoin d’ajouter que chacun pourrait, à son goût, modifier son luminaire.

1o La Civilisation byzantine. Grâce à Dieu, elle sort enfin de l’inepte discrédit dans lequel elle gisait. Dire qu’on a osé comparer à la piètre société chinoise ratatinée dans ses rites et ses alphabets, abrutie par ses calculs usuraires et ses cultures stercoraires, et dont le plus haut coup d’aile a imaginé d’assez jolies potiches et d’assez grimaçants épouvantails, cette admirable civilisation byzantine, à la fois mystique et guerrière, scientifique et conquérante, sœur cadette de la civilisation hellénique, mais digne de son aînée, car si elle lui est inférieure sous le rapport des marbres, elle lui est, sous tous les autres, égale ou supérieure ! La théologie chrétienne, qui est tout entière l’œuvre des Pères grecs, ne vaut-elle pas la philosophie de Platon ? La science byzantine n’égale-t-elle pas la science athénienne ? Le feu grégeois brûlait du moins avec une autre certitude que les miroirs d’Archimède. La coupole de Sainte-Sophie n’est-elle pas digne du fronton du Parthénon, et plus généralement n’y a-t-il pas plus de variété, de richesse et de beauté dans l’architecture byzantine mère de l’arabe, de la mauresque, de la persane et de l’hindoue, que dans la cella à colonnes qui s’obstine tout au long des promontoires d’Hellas ? Le Bas Empire, quel fâcheux jeu de mots ont fait là les pédants ! Je voudrais bien savoir ce qu’auraient fait Athènes et Sparte, et la Macédoine par-dessus le marché, s’il leur avait fallu lutter contre l’Islam. Que l’on compare seulement l’expédition des Athéniens en Sicile, et les campagnes des Autocrators dans la Grande Grèce, et qu’on se rappelle le peu de durée qu’eurent les rayonnements de l’ancienne civilisation hellénique, la Scythie grecque, l’empire gréco-bactrien, l’œuvre des Lagides et des Séleucides, en regard de la force d’expansion et d’ascension du monde russe, fils de la civilisation constantinopolitaine.

Donc on aura raison de vouloir connaître d’un peu près cette longue épopée byzantine, plus longue même que l’épopée romaine. Et pour la connaître, on ne pourra mieux faire que de feuilleter dans quelque bibliothèque publique le Palais impérial de Constantinople, de Labarte, ou les Monuments de l’art byzantin, de MM. Millet, Diehl, etc. (Leroux). A défaut de ces grands ouvrages, et de ceux analogues de Texier, Didron, Couchaud et autres, le petit manuel de M. Bayet, l’Art byzantin (Quantin), rendra des services. Dans la collection des Villes d’art (Laurens), un volume sur Constantinople a paru et un autre sur Ravenne. Comme récits proprement dits, on laissera de côté les grandes machines rouillées de Gibbon et de Lebeau (tout au plus ici la récente Histoire de la civilisation hellénique, de Paparrigopoulo, chez Hachette) ; mais on prendra les 3 volumes d’Amédée Thierry sur les Ministres des fils de Théodose, Saint Jean Chrysostome, Nestorius et Eutychès (Perrin), et quelques intéressantes monographies, la Théodora, de Debidour, l’Héraclius, de Drapeyron (Fontemoing), le Constantin Porphyrogénète, d’Alfred Rambaud, et le Nicéphore Phocas, de Schlumberger (Didot) ainsi que les 2 volumes de l’Épopée byzantine (Hachette), qui lui font suite. Ces trois derniers ouvrages, luxueusement illustrés, suffiraient à donner de l’histoire de Constantinople l’idée la plus brillante. Un roman de Jean Lombard, Byzance, écrit dans un style fatigant, est assez curieux aussi au point de vue évocatoire pour le temps de Justinien. Un autre ouvrage, qui se lit comme un roman et mieux que tel roman, la Grande Grèce, paysages et histoire, de François Lenormant (A. Lévy, 3 volumes), regorge de très particuliers détails à la fois sur la période médiévale, sur le siècle pythagoricien et même sur les temps contemporains ; il est possible que le renouveau de faveur du byzantinisme vienne en partie de ce livre.

2o Les Cathédrales. Ici rien ne vaut une collection de photographies, si ce n’est un voyage aux édifices mêmes. Mais ces notes sont rédigées à l’usage des sédentaires. Va donc pour les planches ! Il y en a de tout genre, depuis les Albums historiques des éditeurs scolaires, Colin, Delagrave, Delalain, etc., jusqu’à la grande publication des Sites et Monuments, éditée par le Touring-club, en passant par les collections, de la France vue par les artistes, de l’Univers pittoresque et du Tour du Monde. Bien entendu, si on habite Paris, on ne négligera pas les promenades au Musée du Trocadéro. Mais s’il vaut mieux voir les cathédrales elles-mêmes que quelques fragments moulés, et des moulages que des photographies, et des photographies que des bouquins, pourtant, il faut l’avouer, l’étude de certains livres est bien utile. Que de gens chez qui de sincères goûts esthétiques auraient continué à dormir si quelque enthousiaste Ruskin n’était venu les réveiller à grand carillon ! De tous les amours, il n’en est peut-être pas de plus communicatif que celui des belles architectures.

Aussi sera-t-il difficile de lire un livre à la fois savant et ardent comme l’Art au treizième siècle, de M. Émile Mâle, sans se sentir naître une âme d’« homme des cathédrales ». Alors, on se jettera sur tel tableau d’ensemble luxueusement présenté comme l’Art gothique, de Gonse, et peut-être, la curiosité croissant, recourra-t-on à la riche mine des répertoires de Viollet-le-Duc. Il y a dans les 10 volumes du Dictionnaire raisonné de l’architecture française, et dans les 6 volumes du Dictionnaire raisonné du mobilier français, de quoi se dispenser de lire toutes les compilations des vulgarisateurs comme Paul Lacroix, qu’à défaut des savants originaux (Quicherat, de Caumont, Didron, Courajod), on pourra d’ailleurs parcourir, ne serait-ce que pour les illustrations (3 gros volumes, Didot). Mais de ces ouvrages les uns sont introuvables hors des bibliothèques publiques, tels les Viollet-le-Duc, les autres d’un prix élevé, tels Gonse et Mâle, et plus encore les belles photographies et les Sites et Monuments. Heureusement, les petits volumes de la « Bibliothèque de l’Enseignement des Beaux-Arts », sont d’obtention plus aisée ; on aura donc toujours l’Architecture romane et l’Architecture gothique, de Corroyer, quoique les renseignements y soient forcément bien succincts.

Il serait bon, si l’on voulait ne pas être trop superficiel en cette étude, de se procurer quelques documents illustrés sur l’étranger. Il y a eu dans toute la chrétienté médiévale une floraison artistique qui, pour tirer son origine de la France, n’en a pas moins donné des œuvres très originales en d’autres pays, notamment en Portugal et en Angleterre. Le mot gothique, on le sait, ne doit pas faire illusion ; la terre germanique n’a rien donné qui atteigne de loin au style manoel ou au style tudor. Mais les chefs-d’œuvre d’outre-mer ou d’outre-monts ne valent pas, malgré tout, nos vieilles merveilles de France ; je connais presque toutes les grandes églises médiévales de l’étranger, aucune ne m’a terrassé d’admiration comme l’écrasante cathédrale de Bourges.

3o L’Église. — Celui qui aura longuement contemplé cette blanche robe de cathédrales que la chrétienté revêtit alors, suivant le mot du vieux chroniqueur, voudra assurément connaître l’origine de cette renaissance artistique. Et semblablement qui aura considéré le moyen âge ne résistera pas à la tentation d’interroger ce qui fut son âme, l’Église. Mais là encore, il faudra se garer des redoutables « Histoire de l’Église » en vingt ou cinquante volumes. Il faut avoir une vie devant soi pour lire l’abbé Darras ou l’abbé Rohrbacher. Et puis nous n’écrivons pas ici pour les érudits qui d’eux-mêmes sauront bien où trouver la Gallia christiana, des Bénédictins, ou les Acta sanctorum, des Bollandistes, ni pour les spécialistes qui puiseront des voluptés dans l’antique Histoire ecclésiastique, de l’abbé Fleury, ou dans la récente Histoire des Conciles, de Hefele, mais pour les simples curieux d’idées générales. A ceux-ci conviendront mieux, exception faite pour un manuel servant de guide, quelques livres comme la France chrétienne dans l’histoire (1 volume, Didot), ou les Moines d’Occident, de Montalembert ; on ne comprend pas le haut moyen âge si on ne se fait pas une idée de cette sorte de colonisation expansive que fut l’œuvre de nos moines. Dans la collection des « Saints » (Lecoffre), on trouvera des ouvrages louablement brefs et suffisamment érudits sur quelques grandes figures, par exemple le Saint Dominique de Jean Guiraud, ou le Saint Vincent de Paul, d’Emmanuel de Broglie, à quoi on peut ajouter, dans un genre différent, la Vie de sainte Lydwine de Schiedam, de Huysmans (Stock), et la Vie de sainte Catherine d’Alexandrie, écrite au quinzième siècle, par Jean Miélot (Letouzay).

Il ne faut pas mépriser les biographies. Le courant est, je le sais, en sens contraire. On affirme que les individus ne sont rien devant le collectif, et qu’en histoire il n’y a de digne d’attention que les institutions, les coutumes, les rites ; comme s’il n’y avait pas plus de choses, suivant le mot de Nietzsche, dans un philosophe que dans toutes les philosophies, et comme s’il n’était pas pour nous plus important de connaître l’âme d’un saint Bernard que la collection complète des décrets des Conciles, des règles des Ordres et des rituels des Liturgies. Et dans saint Bernard, ce n’est pas au grand pasteur de peuples que je pense. Sans doute, ce qu’on voit de l’Église, de loin, ce sont des figures géantes comme la sienne, ou celle de Grégoire VII, ou d’Innocent III, et sur eux tous il y a de savants livres, celui de Hurter (3 volumes traduits) sur Innocent III, celui de l’abbé Delarc sur Grégoire VII, celui de G. Chevallier sur saint Bernard ; mais je crois qu’on saisira mieux encore la force d’expansion du christianisme d’alors en s’adressant à des figures moins hautaines, à des saints méditatifs ou extatiques, à ce bienheureux Raymond Lulle, par exemple, dont Marius André a écrit la vie (Lecoffre), qui ne fut même pas l’alchimiste qu’on dit, qui ne fut qu’un apôtre, et qui a laissé dans le Livre de l’Ami et de l’aimé une des manifestations les plus étonnantes de ce mysticisme attendri qui devait bientôt donner « le plus beau livre qui soit sorti de la main des hommes », l’Imitation.

4o Les Universités. — Au moyen âge, l’Église et les Universités marchent ensemble, et l’accord ne peut surprendre que les esprits d’un certain tour. Physique et métaphysique ont des terrains si distincts qu’on ne voit pas quels conflits seraient possibles entre elles si, hélas, l’une et l’autre n’avaient pour champions des hommes. Mais au fond n’est-ce pas le même désir de vérité absolue, poursuivie à tout prix, qui a produit la grande expansion religieuse qui ouvre le moyen âge et la grande expansion scientifique qui le ferme ? Aucun psychologue ne secouera ici la tête. L’oratoire est frère du laboratoire.

Mais laissons ce sujet qui demanderait un volume, et en nous en tenant aux Universités médiévales, renvoyons, pour les généralités, à l’Histoire de la civilisation française, d’Alfred Rambaud (Colin), pour les détails à diverses biographies ou monographies, par exemple le Gerbert, d’Hock, qui a été traduit en français, l’Averroès, de Renan, le Suger, de Huguenin, le Roger Bacon, de Charles, et l’Abélard, de Rémusat. Peut-être même pour ce dernier, de préférence aux 2 volumes didactiquement écrits, fera-t-on bien de prendre le drame philosophique du même auteur, Abélard (1 volume, Calmann-Lévy). C’est un ouvrage qui mériterait d’être plus connu ; à lui seul il suffirait à donner une vivante idée du monde scolastique du douzième siècle et des grandes luttes qui l’animèrent, encore que le mot d’Abélard expirant au dernier acte ne semble pas d’accord avec ce qu’on sait du maître d’Héloïse. Et puisque ces noms se présentent, qu’ils fassent penser à lire les Lettres des deux malheureux amants ; la traduction Victor Cousin (1 volume, Garnier) est dite la meilleure.

Quant aux ouvrages spéciaux sur le progrès des diverses sciences au cours des siècles, ce qui est peut-être la partie la plus importante et la plus intéressante de toute l’histoire, on trouvera toutes les indications nécessaires dans la Bibliographie de l’histoire de France, de G. Monod, ou dans les bibliographies qui suivent les chapitres de l’Histoire générale, de Lavisse et Rambaud.

5o Le Procès des Templiers. — C’est encore un des points obscurs de notre histoire, et peut-être, une année, se laissera-t-on aller à la tentation d’y voir clair. Les pièces du Procès ont été produites par Michelet, en deux gros volumes, dans la Collection des documents inédits, publiée par le Ministère de l’Instruction publique. On les complètera avec le texte de l’Enquête éditée plus récemment par J. Loiseleur dans son livre : la Doctrine secrète des Templiers. Et si l’on veut avoir l’opinion de la critique actuelle, on lira l’article de M. Langlois dans la « Revue des Deux Mondes » de 1891. Sur l’époque où se passa cette sombre tragédie, le livre classique, quoiqu’un peu ancien, est celui de Boutaric : la France sous Philippe le Bel.

6o L’Inquisition. — Autre problème sur quoi on tiendra sans doute à se faire une opinion. Heureusement il n’intéresse pas trop la France, et dans la mesure où il l’intéresse, on aura de suffisantes lumières avec le livre de Ch. Molinier : l’Inquisition dans le Midi de la France. Mais il intéresse énormément l’Espagne, et, chemin faisant, on pourra se demander les raisons de la grandeur et de la décadence de ce noble pays. Pourquoi tant d’obscurcissement après tant de splendeur ? Inquisition, Monachisme, Centralisation, Émigration, Expulsions, Mesta, Almojarifazgo, que d’explications furent données et combattues ! Mais qui sait si, au fond, on n’a pas exagéré la décadence comme la grandeur ? L’Espagne actuelle est un pays de plus de ressources qu’on croit et qui, à la moindre éclaircie, redevient assez florissant. Quant à l’Espagne d’autrefois, était-elle si éblouissante qu’on nous l’a dit ? Les quarante millions d’habitants qu’elle aurait eus sous les Romains seraient vite morts de faim sur le plateau des Castilles, et pour les merveilles d’hydraulique agricole qu’auraient inventées les Arabes, le spectacle des cultures marocaines d’aujourd’hui les rend peu croyables. Il est possible que l’Espagne soit un pays qui ait fait toujours illusion, pour la richesse par quelques huertas, points de verdure perdus dans d’abrupts déserts, et pour l’importance historique par quelques chances inouïes qu’elle ne méritait peut-être pas, mais qui, c’est son éloge, l’ont trouvée digne d’elles. Ceci ne persuadera pas, d’ailleurs, ceux qui expliquent la torpeur dans laquelle s’endormit la péninsule, il y a deux cents ans, par l’Inquisition. Et qui oserait dire qu’ils ont tort ? Les mouvements psychologiques sont les plus mystérieux dans leurs causes, les plus inattendus dans leur marche et les plus démesurés dans leurs résultats ; quand on voit ce que donne la panique dans une armée dont peut-être l’ennemi est en fuite, et la passivité en face d’une Terreur, au fond dénuée de toute force réelle, on ne peut pas nier qu’une menace continue comme celle de l’Inquisition soit capable des conséquences les plus graves pour une civilisation.

Quant aux événements de l’histoire du Saint-Office, ce qui complique leur étude, c’est que la plupart des pièces officielles ont été détruites à l’époque de Joseph Bonaparte. L’Histoire de l’Inquisition d’Espagne, de Llorente, qui reste la principale source, est sujette à caution. Llorente, ancien familier de l’Inquisition, s’appuie sur des documents qu’il dit avoir connus, mais que personne ne peut maintenant contrôler ; le chiffre de 30.000 victimes qu’il donne pour le bilan du régime inquisitorial a été contesté, et l’on en trouvera la discussion critique dans un appendice à l’Histoire de Ximenès, par Hefele, qui a été traduite en français. La brillante et célèbre Lettre sur l’Inquisition, de Joseph de Maistre, est à lire aussi pour remettre bien des choses au point. Peut-être en effet aurait-il mieux valu, au seizième siècle, tomber entre les mains des inquisiteurs d’Espagne comme suspect d’hérésie, qu’entre celles de juges protestants d’Allemagne ou d’Écosse comme suspect de sorcellerie. S’il est exact, ainsi que le dit Jules Baissac dans sa Sorcellerie, que le nombre des victimes de la manie démonologique dans le Saint-Empire ait été d’un million, le personnel de Torquemada doit s’avouer vaincu. Il est vrai qu’il ne faut pas juger de ces tristesses de l’histoire humaine d’après les chiffres seuls, car alors la palme sanglante devrait être, sans conteste, décernée à notre Révolution. Je ne veux pas quitter la matière des auto-da-fé sans noter la récente Histoire de l’Inquisition, de Ch. Lea (traduite en français avec préface de S. Reinach) ; elle arrêtera sans doute ceux qui, par amour du paradoxe, auraient été tentés de réhabiliter les inquisiteurs, ces fâcheux interrogants qui, remarquait quelqu’un, se tenaient toujours à côté de la question.

7o Le monde asiatique. — Encore d’analogues problèmes, ceux de la grandeur et de la décadence des civilisations arabe, persane, maure, turque, mongole, hindoue. A-t-on ici, également, exagéré les choses ? La science arabe ne serait-elle qu’affaire de traducteurs et de compilateurs ? La splendeur des Khalifes serait-elle un demi-rêve des Mille et une nuits ? L’invasion musulmane a-t-elle conquis l’Asie et l’Afrique au moment où allaient lever les germes d’une renaissance semés par le christianisme de Byzance ? L’Islam porterait-il en lui un double principe d’excitation passagère et de dépression consécutive et définitive ? Il est possible qu’il y ait un peu de vrai dans toutes les réponses qu’on pourrait faire. Dans tous les cas, si l’on prend la Civilisation des Arabes, de Gustave Le Bon (Didot), qui est un bon livre d’ensemble, on devra se mettre en garde, tout d’abord, contre le titre, la civilisation de l’Islam n’ayant pas été l’œuvre d’Arabes, mais de Syriens, de Coptes, de Berbères, d’Ibères, de Grecs, de Persans, voire de Turcs comme Avicenne, et surtout, peut-être, de renégats européens : un des plus fameux grands vizirs de Stamboul, Kiuperli, qui faillit prendre Vienne, se nommait, dit-on, Mastaï, grand-oncle peut-être de Pie IX, et nous savons par les captifs d’Alger et de Tunis que presque tous les reïs barbaresques étaient d’origine italienne, provençale ou catalane.

Ceci posé, on pourra lire : Sur le khalifat de Cordoue : l’Histoire des musulmans d’Espagne, de Dozy, qui donne de bien curieux détails sur la façon dont la langue arabe avait submergé en Andalousie la langue romane, et dont la civilisation du désert s’était substituée à la vie européenne, ainsi les députés de Louis le Débonnaire obligés de séjourner plusieurs mois à Saragosse parce que la caravane pour Cordoue ne part qu’une fois par an. Sur le Khalifat des Fathimites, les trois volumes de planches in-fo, de Prisse d’Avesne : l’Art arabe d’après les monuments du Caire ; à défaut de cette luxueuse publication, le petit précis de Gayet, l’Art arabe, dans la collection Quantin. Sur le khalifat de Bagdad, l’Histoire des Arabes, de Sédillot, malaisée à obtenir. Sur les Turcs et les Mongols, la très savante et très intéressante, bien qu’écrite un peu trop prétentieusement, Introduction à l’Histoire de l’Asie, de Léon Cahun (Colin). A ce livre de fond, on ajoutera quelques documents du temps, tels que le Livre de Marco Polo (2 volumes, Didot), si savoureux dans son vieux français : « Il y avait si grand cri d’une part et d’autre à moult grand planté de mors et de navrés que l’on ne put pas ouïr dieu tonnant, car la bataille fut moult aspre et félonesse et ne s’épargnaient de rien à occire. » Nous sommes bien peu excusables d’ignorer en France ce vieux récit qui est un des monuments de notre langue ou, si l’on préfère, une des meilleures preuves de la royauté qu’elle exerçait au treizième siècle. Le voyage, ainsi que ceux de Rubruquis et Plan Carpin qu’on trouvera dans le « Recueil de la Société de Géographie de Paris », remet d’ailleurs les choses au point sur ces pays des « oliphants et des girofles », que nous sommes trop tentés de voir à travers les Mille et une nuits. De la capitale mongole Rubruquis écrit : « Excepté le palais du Khan, elle n’est pas si bonne que la ville de Saint-Denis dont le monastère vaut dix fois mieux que tout le palais de Mangou. » Sur la Perse, le second volume de l’Histoire des Perses, de Gobineau, ou le Coup d’œil sur l’histoire de la Perse, de Darmesteter. Sur l’Inde, enfin, les Civilisations de l’Inde, de Gustave Le Bon, ou l’Essai sur l’évolution de la civilisation indienne de M. de la Mazelière, deux ouvrages écrits à des points de vue antithétiques, ce qui ne fait que les rendre plus instructifs, le premier basé sur la différence absolue des civilisations et des évolutions, le second sur les ressemblances, au contraire, qu’ont présentées l’Inde et l’Europe jusqu’à l’arrivée de Dupleix et de Clive, et sur le probable d’un rapprochement prochain, qui irait en s’accentuant. Le premier volume du livre de M. de la Mazelière contient une bonne bibliographie de la matière, on y puisera des envies de lectures ; j’ai idée que les Mémoires du sultan Bâber (traduction Pavet de Courteille, chez Leroux), doivent être fort curieux, ou encore les Voyages, de Tavernier, en 1676, et de Bernier, une trentaine d’années plus tard, dans les États du grand Mogol.

Nous voici arrivés au terme de notre troisième stade, hélas, presque à la quarantaine déjà ! Résumons les lectures bigarrées que nous nous serons imposées pendant ces derniers sept ans.

32. Dante (et les autres poètes italiens classiques). Joseph de Maistre (et Xavier, Bonald, etc.). Grégoire de Tours (et autres chroniqueurs ; Michelet qu’on poursuivra les années suivantes). La civilisation byzantine (Amédée Thierry, Schlumberger, Lenormant, Bayet).

33. L’Arioste (et les poètes italiens contemporains, avec Mistral et les félibres). Mme de Staël (Benjamin Constant, Joubert). Le cycle poétique de Charlemagne (les chroniqueurs comme Eginhard aussi). Les cathédrales (Gonse, Mâle, Corroyer).

34. Virgile (et les poètes du siècle d’Auguste). Lamennais (Proudhon et Bastiat, les Saint-Simoniens). Villehardouin (quelques chroniques de la première croisade). L’Église (les Moines d’Occident, la Collection des Saints).

35. Lucrèce (et les autres poètes latins ; Gaston Boissier). Guizot (Thiers, Villemain, Cousin). Joinville (et les autres chroniqueurs du temps). Les Universités (Rambaud, Rémusat, les Lettres d’Héloïse et d’Abélard).

36. Homère (et les poètes grecs d’avant les guerres médiques ; Croiset). Michelet (et les Thierry, Mignet, Barante). Les chroniques de Froissart. Le Procès des Templiers.

37. Eschyle (Sophocle, Euripide, Pindare). Quinet (Ballanche, Swetchine, les mystiques, les occultistes). Le Procès de la Pucelle (le tome V de Michelet). L’Inquisition (Llorente, Hefele, Joseph de Maistre, Lea).

38. Aristophane (Démosthène, Théocrite, Lucien, l’Anthologie). Fustel de Coulanges (et Paul Viollet). Commynes. Le monde asiatique (G. Le Bon, Gayet, Marco Polo, Cahun, la Mazelière).

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