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Ce qu'il faut lire dans sa vie

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SIXIÈME PÉRIODE

Dernier septain. De 53 à 60 ans. Non qu’à partir de la soixantaine on ne doive plus ouvrir de livres. Mais il est à craindre qu’on les ouvre moins vite, moins souvent, moins longtemps, et qu’on en ouvre rarement de nouveaux. L’odeur d’imprimerie fraîche attire les jeunes ogres, mais repousse les vieux. On relira. Heureux encore si en relisant on se souvient nettement qu’on a déjà lu ! A 53 ans on n’en est pas encore là sans doute ; toutefois, que d’anciens foudres de lecture chez qui des signes de lassitude se manifestent ! Les loisirs se raréfient, les curiosités s’émoussent, les yeux se fatiguent. Si on a de grands garçons de 18 à 20 ans, on les admire un peu de se jeter sur les bouquins avec une fringale toujours inassouvie. On se sent naître d’insoupçonnés penchants pour la parlotte ; les cours et conférences qu’on dédaignait jadis vous révèlent leur charme facile. On attache, d’autre part, plus de prix à la méditation. Connaître ce qu’ont pensé les autres ne vaut pas, se dit-on, penser soi-même. Peut-être le démon d’écrire s’est-il aussi éveillé chez vous, et fait-il tort à son frère. Pourquoi ne s’éveillerait-il pas ? Si un homme n’écrit qu’un seul livre dans sa vie, et qu’il l’écrive entre 50 et 60 ans, sous la forme la plus simple, celle de memoranda au jour le jour, ou de marginalia au fil des lectures, un peu comme Montaigne, il y a des chances pour que ce livre soit personnel.

Donc pour ce dernier septain, au lieu des trois ou quatre noms, chacun centre de bien d’autres que nous assignions jusqu’ici à chaque année, un seul nom. Sept œuvres graves, d’une gravité religieuse. Les grands philosophes modernes nous ont édifiés sur la vanité de leur spéculation, et les grands philosophes antiques nous ont conduits jusqu’au seuil du christianisme. C’est dans le sanctuaire que nous pénétrerons maintenant. Voici les sept noms proposés : 53, saint François de Sales ; 54, saint Jean de la Croix ; 55, saint Augustin ; 56, les Psaumes ; 57, les Prophètes ; 58, les Évangiles ; 59, l’Imitation.

Saint François de Sales sera, comme on le pense bien, représenté par l’Introduction à la Vie dévote. Nul livre n’est, pour entrer dans ce nouveau royaume, plus engageant (certains même lui reprochent trop de frais d’amabilité) ; mais le charme exquis du style fera toujours passer sur le reste. Le chrétien en présence de Dieu, c’est pour le saint savoyard « le petit enfant qui de l’une de ses mains se tient à son père, et de l’autre cueille des fraises ou des mûres le long des haies ». Et la dévotion qu’il prône, ce n’est pas cette « vertu triste, querelleuse, dépite, menaceuse, mineuse, placée sur un rocher à l’écart, emmy des ronces, fantosme à étonner les gens », c’est une autre vertu « logée dans une belle plaine fertile et fleurissante où arrive qui en sçait l’adresse par des routes ombrageuses, gazonnées et doux fleurantes, plaisamment et d’une pente facile et polie comme est celle des voûtes célestes ». Même si l’on trouvait ces gentillesses trop continues, il serait bon de ne pas tourner bride si vite ; les duretés sont au-dessous, et ce rideau de fleurs couvre le mot d’ordre, digne de Pascal, de « crucifier le monde dans son cœur ». Le livre, en sus de sa qualité propre, a une grande valeur historique ; il marque une véritable renaissance du sentiment religieux dans le monde catholique du commencement du dix-septième siècle, et explique par suite l’arrêt du protestantisme jusqu’alors en progrès chez nous. Ce point de vue est très bien développé dans le Saint François de Sales, de Fortunat Strowski où l’on trouvera toute la bibliographie du sujet, et aussi de suffisants extraits de l’œuvre du saint, ce qui est utile, car autant l’Introduction à la vie dévote est facile à trouver (évitez d’ailleurs les adaptations pour fillettes, de certaines librairies pieuses), autant la Défense de l’étendard de la Croix ou les Entretiens spirituels sont malaisés à acquérir.

Il est une autre dévotion que celle de François de Sales, et que, naturellement, ce saint délicat n’aimait guère : « les extases ou ravissements, les insensibilités, impossibilités, unions déifiques, élévations, transformations et autres telles perfections desquelles certains livres traitent qui promettent d’élever l’âme jusqu’à la contemplation purement intellectuelle, à l’application essentielle de l’esprit et vie superéminente ». Et on comprend que l’homme dont un des principes favoris était « qu’il faut avoir l’esprit juste et raisonnable » trouvât que ces choses n’étaient « aucunement vertu et dévotion ». Toutefois, comme d’autres ne partagent pas ce sentiment, et qu’il est au surplus bon de pénétrer jusqu’au saint des saints du royaume mystique, on prendra en main, pour essayer, quelque livre de saint Jean de la Croix, par exemple la Nuit obscure de l’âme, et si ce genre de littérature ne déplaît pas, on continuera par les œuvres complètes du saint qu’on a traduites (4 volumes, Oudin) et par celles de sainte Thérèse (7 volumes, Lecoffre). De celle-ci, comme spécimen, le Château de l’âme suffira. C’est là une exaltation d’une tension forte, un peu trop forte, disent les non Espagnols, et qui, avec Marie d’Agreda, arrive à dépasser la limite.

Peut-être trouvera-t-on plus sympathiques les mystiques italiens, les Sept chemins de l’éternité, de saint Bonaventure, ou la Vie et Révélations, d’Angèle de Foligno. On dit encore du bien de Catherine de Sienne, mais j’avoue avoir peu de goût pour cette sainte de malencontre qui aurait mieux fait de laisser les papes tranquilles en Avignon que de les faire revenir à Rome où ils s’enfoncèrent dans le maquis du népotisme au bout duquel étaient le fossé et la culbute. Si la Siennoise avait été un peu moins jalouse de la Provence, elle aurait fait décider que chaque Pape continuerait à résider dans sa ville épiscopale ; ce simple détail eût prévenu bien des choses. La « tunique sans couture » n’aurait probablement jamais été déchirée, si l’agrafe souveraine avait été tantôt à Mayence, tantôt à Lyon, tantôt à Santiago. Comme livres modernes j’ai déjà cité l’Italie mystique, de Gebhart, et les Études franciscaines, d’Ozanam ; mais ce ne sont pas de vrais guides de la vie contemplative comme ceux de Ribet ou de Scaramelli.

Il y a bien d’autres écrivains mystiques d’ailleurs, dans les pays du nord notamment, sainte Gertrude d’Eisleben, sainte Brigitte de Suède, aussi Denys le Chartreux et Ruysbroek l’admirable, mais je les connais insuffisamment. Dans un domaine voisin, je crois pouvoir indiquer la Douloureuse Passion de Catherine Emmerich, bien qu’elles ne soient pas officiellement admises par l’Église ; au simple point de vue de l’art, on admirera l’intensité imaginative de la religieuse allemande ; elle « voyait » vraiment la Passion, et tel détail qui vient d’elle serait digne d’un Chateaubriand ou d’un Flaubert : ainsi le silence qui sépare les demandes d’Anne et les réponses du Christ, est si profond qu’on « entendait le bêlement des agneaux apportés là par les Juifs pour la prochaine Pâques » ; on se rappelle un trait semblable dans la scène d’Hamilcar et des Riches à Carthage.

Si le lecteur s’intéressait à ces questions d’ordre religieux, il pourrait s’adonner à l’hagiographie. Nietzsche dirait ici qu’il y a dans le saint ce qu’il n’y a pas dans la sainteté, un homme. Les recueils de Vies des Saints sont, malheureusement, ou peu pratiques, s’il s’agit des vastes volumes des Bollandistes, ou peu sympathiques, si c’est une des innombrables compilations pour dévotes, rédigées par de besoigneux ecclésiastiques. Il y aurait assurément quelque chose à tenter pour un éditeur intelligent dans cet ordre d’idées. A défaut d’un recueil de 365 notices variées, prenez soit les Physionomies de saints, d’Ernest Hello (Perrin), soit la collection des volumes qui paraît chez Lecoffre sous la direction de M. Henri Joly, dont le livre liminaire, la Psychologie des saints, serait dans tous les cas à lire. Dans ce vaste domaine chacun ira à l’aventure et peut-être cédera à la fantaisie de remonter aux sources. Un homme du monde a le droit de reculer devant les centaines de volumes de la Patrologie, de Migne, mais il peut, par exemple, être curieux de suivre les Exercices spirituels, d’Ignace de Loyola (trad. fr. chez Letouzey) ou même de faire retraite avec le Manrèse, du Père Caussette. Ce n’est pas mauvais d’essayer de se mettre tour à tour dans la peau d’un séminariste et d’un séculier, d’un païen et d’un chrétien, d’un catholique et d’un protestant. Gœthe disait : « Quand je pense à l’art, je suis païen ; en face du problème de la nature, je me sens panthéiste ; et quand je médite sur le problème moral, je retourne à l’antique Dieu de nos pères. »

De saint Augustin ce qu’il faudra lire tout d’abord ce sont les Confessions ; il y en a une traduction commode dans la Bibliothèque Charpentier. Tout en les lisant (avec un peu de patience, ce n’est plus là le pimenté et le varié de celles de Jean-Jacques), on fera réflexion sur le rôle de la confession dans le monde. Au début, on se confessait à Dieu et en public, comme saint Augustin justement. Plus tard on se confessa à un homme et en secret. Ce fut tout autre chose. Encore se confessait-on l’un à l’autre, entre fidèles suivant l’épître de saint Jacques ; le paladin Vivien, dans la chanson de geste, se confesse, sur le champ de bataille où il meurt, à un autre paladin. Quand on ne put se confesser qu’à un clerc, ce fut une nouvelle autre chose. Pendant très longtemps, la confession ne fut pas de règle ; c’est le concile de Latran de 1215, dit-on, qui la rendit obligatoire une fois par an. Encore chose bien autre. Aujourd’hui la tendance serait de la rendre aussi fréquente que possible, quotidienne chez le dévot. Est-ce un bien ? Cette pratique ne développe-t-elle pas la maladie du scrupule ? La moindre initiative des peuples catholiques ne s’explique-t-elle pas par elle ? Aussi leur tendance nerveuse à la révolte ? C’est quand l’âme se forme que les éducateurs font pratiquer à l’enfant l’aveu détaillé et chiffré ; qui dira les contre-coups, les répugnances qu’éveille ce rite ? Ce qui est humilité pour l’un peut être impudeur pour l’autre. Même, au point de vue mystique, qui sait si ce n’est pas la confession auriculaire qui éloigne tant de personnes de l’eucharistie ? Le sacrement de pénitence ne pourrait-il pas être administré sous forme collective, comme il se fait en danger public ?

Questions graves et qu’il convient de méditer à l’ombre du grand docteur. Valde ama intellectum, disait-il lui-même. Toute la théologie chrétienne vient de saint Paul et se trouve chez saint Augustin. C’est à propos de lui qu’il faudra notamment se faire une idée de la question de la grâce. C’est le nœud du christianisme. Nœud gordien. On ne peut que le trancher. Le problème de la grâce est insoluble à l’analyse, mais il est saisissable en synthèse. Étant donnés le libre arbitre de Dieu et celui de l’homme, la grâce est leur combinaison, aussi absurde en logique mais aussi viable en fait que ces combinaisons de puissances égales que sont les traités diplomatiques. Si on veut chasser l’absurde, on détruit l’équilibre ; ou l’on exige un Dieu digne de ce nom, devant qui l’homme ne soit qu’un ver de terre, et c’est le fatalisme, le calvinisme, le jansénisme ; ou l’on pose un homme solide sur sa base, et c’est le pélagianisme et semi-pélagianisme par quoi la puissance divine s’évapore. En tenant solidement les deux bouts de la chaîne, comme dit Bossuet, on peut s’arracher à la préoccupation du nœud central… « Mais sa grâce — Ne descend pas toujours avec même efficace. » Polyeucte a raison. Tout ce qui est synthétique, vital, est d’ailleurs combinaisons d’antinomies. Le problème de la grâce, c’est comme le problème de la vie, il ne faut ni les nier ni les clarifier. — Sur ce, je prends congé de l’évêque d’Hippone, car si j’entamais, à propos de sa Cité de Dieu, le troisième problème de la philosophie de l’histoire, je n’en sortirais plus.

Ensuite, on entrera dans le Temple. Ces livres hébreux qu’on aura peut-être déjà lus quand on « refaisait » son histoire d’Orient, on les ouvrira de nouveau comme livres de tous les temps, comme livres par excellence, bibles. Ce qui nous importe dans les Prophètes, je suppose, ce n’est pas leur couleur nationale ou leur saveur historique — que nous font aujourd’hui les malédictions de Babylone ou les bénédictions des Tribus ? — ce n’est même pas la réunion, de ci de là, de tous les traits épars qu’on fera plus tard curieusement converger vers la figure de Jésus, c’est l’intensité de leur sentiment purement religieux. C’est par là seulement qu’ils plongent dans les profondeurs de l’âme humaine, et ils sont d’autant plus nos maîtres spirituels que nous les épurons de tout ce qui les rattache à leur temps et à leur pays. C’est la propre émotion de notre être qu’il nous faut chercher dans les Isaïe et les Ézéchiel, et non l’éclaircissement de tel problème d’exégèse.

Nous serons bien avancés, par exemple, quand nous aurons cru prouver que Daniel n’était pas un témoin de festin de Balthazar ou n’était pas un contemporain d’Antiochus Épiphane. Le mieux serait de ne pas se préoccuper de cette question, ou même de mettre tout le monde d’accord en supposant qu’il y a eu deux Daniels, un qui assista à la chute de Babylone, et qui, en effet, est beaucoup plus instruit des choses chaldéennes que n’aurait pu l’être un pasticheur juif du temps des Séleucides, et un autre qui serait ce scribe des Séleucides et qui aurait cousu au texte de son devancier des allusions fort claires, suivant quelques-uns, aux événements de son temps ; on pourrait même accepter un troisième Daniel, celui dont parle Ézéchiel dans une phrase où il l’appareille à Noé et à Job et qui ne pouvait être, car Ézéchiel était déjà vieux, le jeune homme encore inconnu que le roi de Babylone devait plus tard distinguer.

Tout cela est si obscur qu’on ne l’éclaircira jamais complètement. Mais les sages sont ceux qui lisent Daniel pour lui-même et non pour les idées qu’on lui prête, et qui vont même jusqu’à ne pas attacher trop d’importance à la mention des soixante-dix semaines d’années que la primitive Église regarda comme une allusion évidente à la venue de Jésus-Christ et qui fit probablement mettre Daniel au nombre des quatre grands prophètes. Sans cet argument qu’on crut longtemps décisif, aussi décisif que le Cyrus nommé par Isaïe, on aurait, avec les juifs, regardé comme un simple docteur ce Daniel chez qui la préoccupation religieuse est bien moindre que chez Isaïe, Jérémie et Ézéchiel. Ce sont donc ceux-ci qu’il faudra lire avant tout, et ensuite les autres petits prophètes ; mais toujours sans se préoccuper des devinettes philologiques, question des deux Isaïes ou antériorité d’Amos sur Joël.

Encore les prophètes d’Israël sont-ils des individualités vivantes et puissantes, mais les auteurs inconnus des Psaumes, dans quel temps, dans quel pays les situera-t-on ? Ce nom collectif et vague, le Psalmiste, est synonyme de prière. Et comme il faut se réjouir que toutes ces œuvres soient si impersonnelles, si détachées de toutes contingences ! Ici plus de ces petits problèmes d’exégèse qui piquent la curiosité comme chez les Prophètes. Qu’importe que tel psaume soit d’avant la Captivité ou d’après les Asmonéens ? Il peut y avoir des imitations aussi sincères que des originaux quand il s’agit d’effusions religieuses. Si ces belles prières sont entrées dans le patrimoine spirituel de l’humanité, c’est qu’elles sont justement indépendantes et des Asmonéens, et de la Captivité, et qu’elles sont ce qu’il y a de moins hébraïque dans la Bible.

On les lira donc toutes, de préférence dans le latin vigoureux de la Vulgate, et on s’étonnera de l’impression profonde que causera cette lecture. Les moins croyants eux-mêmes y sont sensibles. Dans un livre passionné qui mérite de vivre plus longtemps que l’actualité politique qui le fit écrire, Campagne nationaliste, Jules Soury a dit le charme étrange que lui, matérialiste et athée, éprouve à lire l’antique psautier de nos pères. Il y a d’ailleurs tant de points communs entre les belles âmes, quelles que soient sur d’autres terrains leurs divergences ! Les dogmes ne sont jamais que des hypothèses, les sentiments sont les uniques évidences. Taine disait que, du fond de l’âme, il pouvait s’associer à la prière des humbles : Adveniat regnum tuum. On peut repousser, du premier au dernier, tous les articles du catéchisme et s’unir en esprit pourtant à une cérémonie catholique. La haine pour le beau et le pur est si peu croyable qu’on se demande si elle existe ; chez un politicien qui décloue les crucifix de tous les murs ou qui supprime les honneurs du vendredi saint, chez un pauvre diable de plumitif qui écrit la Bible amusante, ou les Amours secrètes de Pie IX, il y a si peu de sincérité qu’on ne peut même pas parler d’hypocrisie. Qui sait si ces mêmes taxils ou lanessans-là ne sont pas émus jusqu’aux larmes quand ils entendent le chant du De Profundis ou la psalmodie du Miserere ?

Qu’on ne craigne donc pas, même indifférent, même hostile, de lire les Psaumes, et une fois le charme subi, les portions voisines de la Bible, l’admirable Job, l’étrange Ecclésiaste, aussi les Proverbes, et la Sagesse. Celui à qui le temps manque pourra laisser les équivoques légendes de Judith et d’Esther, et même du douceâtre Tobie ; mais qu’il ne manque pas de savourer l’exquise idylle de Ruth et l’enivrant Cantique des Cantiques ; on l’aura sans doute lu dans les années de fougue, peut-être, en le relisant dans l’âge de l’accalmie, ne sourira-t-on plus des austères moines qui, pour le conserver au nombre des Livres Saints, y virent une allégorie des noces du Christ et de son Église.

Alors on prendra les Évangiles. Assurément notre lecteur les aura déjà lus quand il étudiait l’origine du christianisme, mais avec un souci d’éclaircissement historique qu’il trouvera peut-être un peu vain, à distance. Cette fois, on lira les Évangiles pour eux-mêmes et non pour les prouesses des exégètes, si possible en grec, ou du moins dans le latin de saint Jérôme, sinon dans une bonne traduction, celle de Bossuet par exemple (édition Glaize, Rondelet). Et une fois qu’on les aura lus, on les relira (quatre livrets, et douze mois !) en les comparant les uns aux autres et en poussant plus loin l’étude des détails, ou mieux la réflexion sur les détails, toujours sans souci d’hypercritique : à quoi bon essayer de préciser le nombre de voyages que Jésus a fait à Jérusalem ? les évangiles ne sont pas des annales et ces minuties chronographiques n’ajoutent rien au christianisme. D’autant que, dès que le sujet devient important, les détails ne manquent pas. Les récits de la Passion sont étonnants à ce point de vue. Je ne sais s’il est possible d’être plus précis et plus concis. Un écrivain dramatique tirerait (je m’en suis rendu compte en écrivant un Barrabas) des scènes entières d’un simple verset, si minutieuses sont les moindres notations. L’intensité de vision des Catherine Emmerich, avec cette aide, se comprend.

Plus on lit ces quatre petits Évangiles, et plus on les trouve merveilleux de sincérité naïve et vivante. Supposez leurs auteurs tout autres ; au lieu d’humbles Galiléens, soucieux seulement de reproduire exactement tout ce que leur maître avait fait ou dit, imaginez d’intelligents lettrés voulant laisser à la postérité un portrait « définitif » de Jésus, vous verrez tout de suite ce que l’œuvre aurait perdu ; déjà Luc, qui élague et combine, est moins intéressant que les autres ; encore n’essaie-t-il pas, comme l’aurait fait un Xénophon ou un Platon, de mettre le Nazaréen d’accord avec lui-même. Si Jésus ressort des Évangiles avec une telle vie, c’est que les Évangiles nous le donnent tout entier à chaque instant, avec ses essors de foi et ses crises de désespoir, ses jours de mansuétude et ses heures de colère, ses actes de pleine lumière, et ses mots mystérieux qu’aujourd’hui encore nous ne comprenons pas. Aucun des quatre ne cherche à recréer son Maître, comme d’autres esprits plus puissants, saint Paul par exemple, l’auraient peut-être inconsciemment cherché, s’ils avaient voulu raconter sa vie.

C’est surtout quand on vient de voir le « Christ en marbre blanc » qu’ont essayé de sculpter tant de contemporains, Renan comme Tolstoï, qu’on s’éprend d’admiration et de vénération pour ces humbles petites gens, qui n’ont rien voulu ciseler du tout, et qui nous ont donné l’effigie la plus vivante qui soit. Le seul commentaire digne d’eux serait un recueil de toutes les images du Christ qu’ont tenté, à leur lecture, de restituer les peintres, et c’est le cas ici de citer le livre de Gaffre qui a voulu remplir ce programme, depuis le Christ césarien des sarcophages antiques jusqu’au Christ bédouin de nos orientalistes d’aujourd’hui, en passant par le Christ traditionnel dont l’aspect se fixa au temps byzantin.

Après les Évangiles, il n’y a qu’un livre qui puisse être nommé, et c’est par lui que se terminera ce long voyage, l’Imitation de Jésus-Christ. Ici encore, qu’on laisse de côté toute vaine curiosité historique. Gerson ou Gersen ou Thomas A Kempis, qu’importe ? et pourquoi troubler le mystère qu’a voulu l’auteur lui-même ? Da mihi nesciri. Il y a si peu d’hommes qui aient fait le même vœu ! Qu’on ne se préoccupe pas non plus de savoir si, par son essor direct vers Dieu, l’auteur est le dernier des grands saints catholiques ou le premier des grands réformateurs protestants. Tout cela est si secondaire en comparaison de ce merveilleux dialogue qui se poursuit entre le Dieu et le fidèle ! Il faudra le lire lentement, à petits pas, comme un prêtre qui se promène dans le jardin de son presbytère, comme un moine qui rôde sous les arceaux de son cloître. En latin, lui aussi ! Quelle traduction pourra jamais rendre la suavité de certaines phrases, ainsi exprimer la sérénité croissante de ce murmure : cella continuata dulcescit ?

L’Imitation est un de ces livres que tout homme doit refaire au cours de sa vie, et peut-être toute sa vie ; non pas récrire, Dieu certes ! mais repenser. Et que le sot seul craigne ici pour son originalité ; de même que ne sait commander que qui a su obéir, ne sait se dégager lui-même que qui s’est mis d’abord à l’étude des autres ; or parmi ces autres, nul n’est meilleur modèle que le Nazaréen ; il est assez vaste pour satisfaire les doux comme les violents, les puissants comme les faibles, les passionnés comme les timides. Minos, le plus sage des Grecs, « s’entretenait familièrement avec le grand Zeus de Crète » ; avec qui nous entretiendrions-nous mieux qu’avec le Zeus de la croix, le Giove crocefisso, comme l’appelle l’Alighieri ? Ce que lui demandait le moine de l’Imitation n’est peut-être pas ce que nous lui demanderions, nous autres qui nous éprenons tant (est-ce sagesse ?) de l’effort pour l’effort, de l’art pour l’art, de la vie pour la vie, qu’importe s’il nous répond, au vingtième siècle, comme il répondait au contemplatif du quatorzième ? L’exemple de Verlaine est là pour nous montrer qu’on ne l’interroge pas en vain… « Pauvre âme, c’est cela ! » Mysticisme à part, comme on se trouverait bien de se demander à tout instant difficile : Qu’aurait-il fait à ma place ? Et sans doute la réponse sera comme celle de l’Ève future, de Villiers de l’Isle Adam, les violents penseront aux coups de fouet sur les marchands du temple et aux malédictions pleuvant sur les mauvaises villes, tandis que les doux se réfugieront dans les angoisses du jardin des olives et les larmes résignées de la Passion. Le résultat obtenu n’en sera pas moins précieux à tous les yeux, puisque chacun aura ainsi épuré, ennobli et centuplé sa propre âme à l’imitation de la sienne…


Nous voici arrivés à l’âge des cheveux blancs, la soixantaine. C’est l’heure sinon de l’absolu repos, du moins de la retraite, laquelle peut d’ailleurs être studieuse et féconde. Beaucoup continueront à aller à la découverte, ceux surtout que le démon de la bibliophilie possède. Les autres, ceux qui préféreront revenir sur leurs pas, n’auront pas choisi la moins bonne part. Peut-être découvrira-t-on à ses livres, ces compagnons austères, d’inattendues séductions ; on les aimera non plus seulement pour leur âme, comme des amies, mais pour leur corps, comme des maîtresses ; on savourera la volupté des papiers luxueux, des impressions parfaites, des gravures moelleuses, des reliures admirables ; on ira peut-être jusqu’à connaître les excès des amours séniles, la poursuite de la pièce rare, la jalousie de l’édition fautive, l’orgueil enfantin de l’exemplaire unique. Qui sait, si après avoir entassé livres sur livres dans sa bibliothèque on ne se mettra pas à les en tirer, et à en retirer encore, et aussi difficile maintenant qu’autrefois insatiable, à ne garder qu’un tout petit nombre de volumes amoureusement choyés ? Ce sont les deux pôles de la sagesse livresque : ou les millions d’ouvrages de la Bibliothèque nationale ou quelques douzaines, qui sait, une douzaine seulement de favoris, auxquels on passera en ce cas toutes les fantaisies coûteuses. Un bibliophile disait en souriant : Il y a deux sortes de livres, ceux qu’on lit, et ceux qu’on relie.

Le mot qu’il parodiait ainsi est d’ailleurs exact. Les livres qu’on relit, c’est vers la soixantaine, je m’imagine, qu’on sent leur supériorité. Parmi les trop nombreux auteurs que j’ai cités au cours de ce périple, combien y en a-t-il qu’il serait impossible de relire ! Et parmi ceux qu’on a pu lire tout d’abord, combien méritaient à peine d’être lus ! En repassant mes listes, je ne suis pas sans remords. Était-ce bien la peine d’indiquer celui-ci, et celui-là, et tant d’autres ? Que de temps perdu, quand il y avait de si beaux soleils couchants à la fenêtre, ou de si bonne musique au salon, ou des jeux si joyeux d’enfants dans le jardin ! Enfin, ce qui est fait est fait. Le sage dit : « Lisons-les tous, chacun reconnaîtra les siens. » Et alors, devenu vieux, il les relira. C’est déjà beaucoup, car cela prouve qu’il n’aura ni infirmités graves, ni soucis absorbants. Parmi les cent trente-trois auteurs de première ligne, et les deux ou trois cents de seconde que je me trouve avoir nommés malgré mon désir d’en citer le moins possible, ce serait malheureux si on ne se rappelait personne dont on voulût regoûter la compagnie aux heures de la retraite. Que de vieillards se délectent à relire La Fontaine ou Montaigne ! Combien d’autres reprendront La Rochefoucauld ou La Bruyère ! Les poètes eux-mêmes auront leur renouveau. C’est quand on a la barbe de neige qu’on apprécie un Victor Hugo, celui de l’Art d’être grand-père !

Et puis, ce que je dis du peu de goût des sexagénaires pour les nouveautés n’est que façon de parler. Le cerveau, disait Taine, est encore l’organe qui se fatigue le moins. Il ne faudrait pas croire que tout le monde fasse en vieillissant comme Royer-Collard. Relire est bien, lire est mieux. On trouvera toujours des gens âgés à l’affût du livre du jour. C’est là une élégance louable ; la jeunesse d’esprit est la seule qui aille bien aux vieillards. Il faut être de son temps, et aimer son temps jusqu’à sa dernière heure. Ce qui y est laid ou vil est destiné à s’effacer si vite ! Et même dans les périodes les plus tristes de l’histoire humaine, que d’héroïsmes, que de beautés, que de découvertes, que de chefs-d’œuvre ! Donc, que l’homme de soixante ans garde toute sa curiosité sympathique pour ce qui l’entoure. Qu’il ménage son temps sans doute, en lisant le moins de périodiques possible, à la différence de tant de piliers de cercles, ou en s’abstenant de ces toujours renaissants feuilletons dont se gavent tant de vieilles dames. Mais qu’il ne laisse pas se perdre tout ce temps si bien ménagé. Il y a trop de choses à connaître sur terre, à tout âge ! Criton disait à Socrate dans sa prison : « A quoi cela te servira-t-il, Socrate, d’apprendre cet air de flûte, puisque tu vas mourir ? » Mais Socrate lui répondit : « Cela me servira, Criton, à le savoir avant de mourir. »[1]

[1] Une note ici, la seule du livre, à la fin de cette causerie qui devait n’être, quand je pris la plume, qu’un article de revue et qui se trouve remplir un volume de 360 pages. Je vois mieux que personne l’imperfection de cet ouvrage, et ne puis que demander l’indulgence pour les erreurs qui s’y trouvent forcément. Heureux s’il n’y en a que sept par page ! Parfois, ce que j’écrivais, il y a quelques jours, n’est déjà plus exact. Une nouvelle traduction de Jacopo Ortis vient de paraître, et un abrégé en un volume rend lisible le Journal de Dangeau. Que d’autres points j’aurais dû compléter et peut-être rectifier ! Mais n’aurait-ce pas été donner trop d’importance à ces notes ? Que le lecteur ne les prenne que pour ce qu’elles sont, une simple flânerie intellectuelle… A d’autres de reprendre l’idée et d’en faire un livre définitif.

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