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Ce qu'il faut lire dans sa vie

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CINQUIÈME PÉRIODE

Cinquième période. De 46 à 52 ans. On s’élève sur la montagne. Plus de fraîche verdure. La limite des poètes est dépassée. Des souvenirs contemporains, des classiques, des philosophes d’autrefois, voilà ce qui convient le mieux à cet âge méditatif. Trois séries seulement : la somme des lectures sera peut-être moindre qu’auparavant, mais non leur gravité ou leur attrait.


Dans la série historique, des souvenirs contemporains, ai-je dit, donc des récits de nos révolutions puisqu’avec la période précédente, nous nous étions arrêtés au seuil de 1789. Voici les sept ouvrages que je propose, un peu au hasard, si riche est la matière : 46, la Correspondance de Mirabeau et de La Marck ; 47, les Mémoires de Mme Roland ; 48, les Mémoires de Marbot ; 49, l’Histoire de mon temps, du chancelier Pasquier ; 50, les Mémoires de Guizot ; 51, les Lettres de Bismarck ; 52, le Journal de Gordon.

Dans cette revue à courre de nos âges contemporains, la Révolution est représentée par Mirabeau, Mme Roland et, jusqu’à un certain point, Pasquier. Il n’est pas d’époque plus attirante et pour nous, Français, plus déterminante. Toute notre existence nationale, depuis cent vingt ans, se meut dans son orbite. Qui ne l’a pas étudiée à fond ne peut rien comprendre à la France actuelle, et qui cherche à se rendre compte des choses présentes ne peut les pénétrer qu’en remontant à leur origine révolutionnaire. Mais étudier à fond ne veut pas dire connaître dans ses infimes détails. Le premier danger ici c’est de se noyer. Pensez à la quantité d’historiens qui ont tenu à nous raconter à leur façon comment la Révolution s’est préparée, produite et consommée, et, en plus d’eux, à la quantité de témoins, qui n’ont pas cru devoir nous cacher ce qu’ils avaient fait ou vu faire. Les acteurs de cette sombre époque ont tous été d’enragés écrivailleurs ; tous ceux qui ont survécu, ou tous ceux qui ont fait un peu de prison avant d’aller à l’échafaud ont laissé des mémoires ; mais on pourra sans remords négliger ces dépositions trop intéressées. Les Mémoires de Mme Roland justement donneront une idée suffisante du genre et dispenseront de suivre cette procession d’apologies déclamatoires.

Pas davantage ne s’engagera-t-on dans les recueils de documents, ceux de M. Aulard aujourd’hui, comme ceux de Buchez et Roux autrefois. Pourtant, quelques-unes des préfaces que ces derniers auteurs mirent aux 40 volumes de leur Histoire parlementaire de la Révolution française restent curieuses de par ce mélange de terrorisme et d’ultramontanisme qui fut à la mode vers 1835 ; la réhabilitation parallèle de la Saint-Barthélemy et des Massacres de septembre, chose étrange, a eu son heure ! Par contre, sera à lire l’admirable, l’angoissante Correspondance de Mirabeau et de La Marck (2 volumes). Pas de spectacle plus pathétique que de suivre, au jour le jour, les efforts du grand homme d’État se brisant plus encore contre l’inertie du roi que contre la violence de la tourbe. D’autres témoignages d’observateurs sagaces sont à connaître : le Journal de Rivarol, les Mémoires et la Correspondance inédite de Mallet du Pan (2 volumes, Plon), le Journal de Governor Morris (1 volume, Plon), les rapports de police de Schmidt, publiés par M. Paul Viollet sous ce titre : Paris pendant la Révolution. Si l’on préfère des souvenirs plus dramatiques d’hommes qui ont frôlé de près la mort, on n’a que l’embarras du choix : Mon agonie de trente-huit heures (les massacres de septembre), de Jourgniac de Saint-Méard, les Mémoires d’un détenu, de Riouffe, le Journal des prisons, de la duchesse de Duras.

Sur la famille royale, de préférence aux Lettres souvent insignifiantes et parfois apocryphes, il faut prendre les Souvenirs de ses serviteurs, depuis les secrétaires des commandements, au temps de Trianon, jusqu’aux valets de chambre, au temps du Temple. Que de tristesses ! Je ne sais si une femme a plus souffert sur terre que Marie-Antoinette. On regardera à deux fois, avant de s’engager dans la question de Louis XVII ; ce genre de curiosité est assez vain. Si l’enfant qui est mort au Temple n’était pas le dauphin, c’est que ce dauphin avait été étranglé depuis longtemps. La prétention de Naundorff est une mauvaise plaisanterie. Un argument décisif contre elle, c’est la conviction même de Jules Favre, puisque ce funeste avocat avait l’esprit le plus radicalement faux qui fût. On peut d’ailleurs persister à croire, sur données sérieuses, que c’est bien le vrai Louis XVII qui a été torturé, abruti, souillé et tué par ses geôliers. Le livre de M. de Beauchesne reste encore aujourd’hui une des plus attristantes lectures qui existent. Peut-être la nature humaine n’est-elle jamais descendue plus bas que pendant cette atroce époque qui déshonore notre histoire.

Sang pour sang, mieux vaut celui des champs de bataille. On se débarbouillera donc, de grand cœur, dans la gloire de nos soldats. Le Journal de marche du sergent Fricasse et les deux premiers volumes des Mémoires du général Thiébault, sont ici les documents les plus caractéristiques. Mais les curieux de « victoires et conquêtes » ne seraient pas en peine pour allonger la liste. Beaucoup de ces vieux guerriers de la Révolution ont utilisé les loisirs de leur retraite à raconter leurs exploits. A leur suite, on revivra toutes ces héroïques campagnes. Une catégorie de ces batailleurs me semble ouvrir à nos curiosités un domaine moins rebattu, celle des émigrés qui firent le coup de feu contre nous, Rochechouart, Contades, Langeron, Comeau. Ce sont les guerres de la Révolution vues de l’autre côté de la scène.

Mais je suis sûr que les mémoires des contemporains n’assouviront pas toutes les curiosités, et que le lecteur demandera à connaître quelques-unes de ces histoires que les générations suivantes composent à loisir. Il y en a eu beaucoup. Je profite de ce que j’ai dû les lire en vue d’un travail sur le « Procès de la Révolution » que publia jadis la Revue des questions historiques pour essayer de guider son choix. D’abord il aura déjà lu Tocqueville et Taine, et sans doute aussi Burke, Joseph de Maistre, et Mme de Staël. Si on ajoutait au groupe le fort volume, publié en 1889 par la « Réforme sociale » le Centenaire de 1789, ce serait déjà suffisant, au point de vue général tout au moins. Pour le récit des événements, peut-être aura-t-on lu aussi, déjà, quoique je les aie peu conseillés, Michelet et Quinet. Les premières pages de celui-ci sont si belles, et toutes les pages de celui-là sont si brûlantes ! Mais si on ne les a pas lus, qu’on les laisse là, pour prendre de préférence l’Histoire de la Révolution, de Carlyle (traduite en trois volumes). Elle est épuisée en librairie, mais se trouve dans les bibliothèques, et si on sait l’anglais, on la lira, partout, dans le texte, ce qui vaut mieux. Carlyle est un Michelet supérieur, exaspéré, concentré et affolé par « le cliquetis de cet énorme couperet s’élevant et retombant dans un horrible systole-diastole », et puis la Révolution jugée par un revenant de chez Cromwell c’est plus curieux pour nous que par un revenant de chez Danton. Les professeurs de rhétorique pourraient s’appliquer à des parallèles ; les mêmes scènes, procession à l’ouverture des États-Généraux ou marche des dix mille ménades sur Versailles, me semblent supérieures chez le visionnaire écossais.

Quant aux autres historiens, on ne se fatiguera pas les dents, comme je fis, à les mastiquer. Thiers et Mignet sont exsangues. Louis Blanc est coriace. Esquiros est indigestible. Tous ces narrateurs-là n’ont d’intérêt que pour ceux qui voudraient étudier la gangrène des idées fixes et l’âpreté des sectes politiques ; à voir la façon dont les fidèles dantonistes et robespierristes défendent leurs dieux, on comprend que les dieux se soient mutuellement envoyés au sacrificateur. Mon lecteur les négligera donc, d’autant qu’ils sont tous sans valeur, sauf, bien entendu, Lamartine. Il y a d’admirables, de merveilleuses pages dans l’Histoire des Girondins. Mais quel ouvrage, grand Dieu, pour quelqu’un qui croit à l’exactitude historique ! Il est vrai que, quand on lit une histoire de la Révolution, ce qu’on réclame c’est si peu l’exactitude, et si fort la passion ! Or, puisqu’à ce point de vue, nul n’est plus fiévreux que Carlyle, qu’on s’en tienne à lui. Pour les événements bruts, les « faits hagards » comme il dirait justement, un mémento quelconque. En tant que vue d’ensemble, le gros volume bourré d’illustrations de Charles d’Héricault : la Révolution. C’est tout pour le général.

Reste le particulier. Les histoires de chaque aspect ou portion de la période révolutionnaire sont presque trop nombreuses. En voici une pour qui j’avoue un faible, d’abord parce qu’elle est peu connue, ensuite parce qu’elle s’orne d’une bizarrerie insigne et d’ailleurs amusante, ce pauvre Louis XVI y étant travesti en Machiavel. C’est l’Histoire des causes de la Révolution française, de Granier de Cassagnac. Il y aurait, à ce propos, une note curieuse à écrire sur ce demi-oublié qui a touché à tant de sujets et d’une façon toujours si paradoxale. Les amateurs d’inattendu auront toute satisfaction avec lui, comme les amateurs d’uchronie avec Droz, auteur, lui aussi, d’une Histoire du règne de Louis XVI pendant les années où l’on aurait pu prévenir ou diriger la Révolution. L’ouvrage de Droz s’arrête d’ailleurs bien avant le moment fatal ; jusqu’au 10 août 1792, et plus précisément encore jusqu’à la minute où Louis XVI donna l’ordre aux Suisses d’évacuer le château, il était à la portée du premier venu d’arrêter les choses, mais ce premier venu ne se trouva que trois ans plus tard, le 13 vendémiaire. L’Histoire de la Terreur, de Mortimer-Ternaux, montre combien ce retard nous coûta cher.

Je ne dis rien des innombrables monographies et biographies de ce temps ; leur simple énumération tiendrait un volume. Tout au plus citerai-je les Histoires du tribunal révolutionnaire, de Wallon ou de Campardon, ou les tableaux anecdotiques et érudits de Lenôtre. Un pas de plus et on arriverait au roman proprement dit où s’atténue du moins l’atrocité du réel. Ici, la matière abonde avec Dumas père (Ange Pitou, le Chevalier de Maison Rouge), Victor Hugo (Quatre-vingt-treize), Vigny (Stello), Balzac (les Chouans, les Deux Rêves), Goncourt (la Patrie en danger), Ch. d’Héricault (les Noces d’un jacobin). Sous le titre, le Journal d’un bourgeois de Paris pendant la Terreur, M. Edmond Biré a écrit 3 volumes anxieux et solides.

Ce n’est pas tout. Le terrorisme n’est qu’un des aspects de la Révolution. Il y en a heureusement de plus glorieux. Pour l’aspect international, il faut mettre hors de pair l’Europe et la Révolution française, d’Albert Sorel ; l’ouvrage dispensera de recourir à celui parallèle d’Henri de Sybel, que les curieux pourtant liront aussi, car sur de tels sujets, il est bon de connaître le point de vue allemand comme le point de vue français. Mais à n’en lire qu’un, on préférera Sorel plus récent, et même, en dépit de quelques indulgences pour ses compatriotes, plus juste ; son tome Ier, les Mœurs politiques et les traditions, serait à placer parmi les quelques volumes qu’il faut, avant tous autres, avoir lus sur cette époque. Sur l’histoire militaire, sont à indiquer les récits détaillés et documentés d’Arthur Chuquet (6 volumes, Cerf). Sur les guerres navales l’Histoire de la marine sous la première république, du commandant Chevalier (1 volume, Hachette). Sur l’histoire financière, les Finances de l’Ancien Régime et de la Révolution, de René Stourm (2 volumes, Alcan). Sur les mœurs privées l’Histoire de la société sous la Révolution et sous le Directoire, des Goncourt (2 volumes, Charpentier). On allongerait indéfiniment et légitimement cette liste ; il y a tant d’ouvrages écrits sur ce temps, et il en reste tant encore à écrire ! L’embarras n’en serait que plus réel s’il fallait, pour finir, faire un choix dans ce choix que nous essayons, et spécifier la douzaine de volumes, je suppose, auxquels on voudrait réduire ses lectures sur la Révolution. Que devrait-on choisir ? l’Ancien régime, de Tocqueville, les quatre premiers volumes de Taine, le premier tome d’Albert Sorel, les Finances, de Stourm, la Révolution, de Carlyle ; cela fait onze, mettons, pour compléter la douzaine, les Girondins, de Biré.

Pour nous Français, la période impériale est plus fascinante encore que l’époque révolutionnaire. Triomphes radieux et désastres inouïs, on se laisse aller à toutes les ivresses d’orgueil et d’héroïsme sans s’appesantir sur les dessous parfois effroyables : qu’on songe à ces malheureux Autrichiens faits prisonniers pendant le siège de Gênes, quelques semaines à peine avant Marengo, et qu’on laissa mourir de faim sur les pontons où on les avait parqués ; ils étaient trois mille ! La faute en est à leurs frères, soit, mais trois mille jeunes gens mourir ainsi de mort lente ! De la ville on entendait leurs hurlements. C’est Marbot qui raconte la chose, Marbot dont les Mémoires sont ce qu’il faudrait lire tout d’abord sur l’épopée napoléonienne. On ne s’en tiendra pas là sans doute. Comme souvenirs de simples combattants, les Cahiers du capitaine Coignet sont tout indiqués tant par leur propre intérêt que par la comparaison qui s’impose avec le Journal du sergent Fricasse ; ce sont deux générations toutes différentes, un peu comme Thiébault et Marbot. Faut-il citer d’autres noms ? « Ils sont trop ! » comme à la barrière de Clichy ; la plupart des maréchaux et bon nombre de moindres guerriers de ce temps ont laissé des souvenirs, ou dicté tout au moins des notes, pendant les loisirs que leur fit Waterloo. On en a publié beaucoup, et parfois de peu captivants, ces dernières années, à la suite du succès obtenu par Marbot. Si j’osais, je conseillerais, de préférence à ces publications qui se répètent un peu, les mémoires de certains de nos adversaires. On en a traduit déjà un bon nombre, et d’autres, dus à des émigrés ou à des étrangers épris de notre langue, avaient été écrits du premier coup en français. Je cite à titre de spécimen les notes curieuses que ce soldat anglais de l’armée de Wellington dicta à son retour, car il ne savait ni lire ni écrire, et qu’on a publiées en français sous le titre De Saint-Sébastien à Bayonne. A côté des souvenirs des militaires il ne faudrait pas oublier ceux des civils, grands administrateurs du Consulat ou disciplinés serviteurs de l’Empire. Il y en a d’intéressants et suspects, Bourrienne et Pradt ; d’instructifs et sérieux, Chaptal, Meneval, Fleury de Chaboulon ; mais peut-être préférera-t-on des notes féminines sur ce temps qui le fut si peu, les Mémoires de Mme de Rémusat ou de Mme d’Abrantès ; le milieu napoléonien y vit davantage.

Comme histoire générale, le lecteur entamera sans doute les 20 volumes du Consulat et de l’Empire, de Thiers, et dans ce cas il les achèvera à peu près sûrement, si facile en est la lecture. D’ailleurs, en dépit de nombreuses et excusables imperfections, l’ouvrage garde sa valeur pour tout ce qui touche aux questions financières, aux réformes administratives, et aux mouvements des armées. On s’est moqué des prétentions stratégiques de ce petit homme à lunettes ; plût au ciel que nos généraux, en 1870, eussent eu un peu de son intelligente admiration pour l’Empereur ! Son jugement psychologique sur Napoléon n’est même pas si faux, et quand on le compare à celui de Lanfrey, on en reconnaît la justesse. Chacun pourra, d’ailleurs, le rectifier, non seulement avec la Vie de Napoléon, de Stendhal, et le chapitre qui ouvre le tome V des Origines de la France contemporaine, de Taine, mais avec quelques ouvrages spéciaux, l’Avènement de Bonaparte, le Napoléon et Alexandre Ier, d’Albert Vandal, le 1814 et le 1815, d’Henri Houssaye, etc. Ne pas oublier ici le livre épique de Ségur. Pour la vie privée de l’Empereur rien de plus fouillé que les livres de M. Frédéric Masson (Ollendorff). Sur le séjour à Sainte-Hélène, il y a toute une bibliothèque ; on s’est battu autour d’Hudson Lowe aussi tenacement qu’autour du cimetière d’Eylau ; après des essais de réhabilitation opiniâtre, l’opinion semble de nouveau se retourner contre le « geôlier ».

Le génie militaire est chez Napoléon le point culminant, ou fulminant comme il disait, mais c’est là étude de spécialistes. Pourtant, si de simples civils voulaient pénétrer sur ce terrain sacré, je leur transmettrais quelques renseignements ; avant tout les ouvrages qui portent la griffe du lion, comme le Mémorial de Sainte-Hélène ; ou les recueils d’extraits appropriés (Dictionnaire de Napoléon), par Damas Hinard (Plon) ; Maximes napoléoniennes, du général Grisot ; Maximes de guerre de Napoléon Ier, par A. G. (Chapelot) ; puis, comme études de critique, les écrits, chez nous, du général Bonnal (les Maîtres de la guerre, Lavauzelle), ou encore certains livres étrangers, comme le Napoléon chef d’armée, d’Yorck de Wartenburg (2 volumes, Chapelot), et le Déclin et la chute de Napoléon, du maréchal Wolseley (1 volume, Ollendorff), sans oublier les ouvrages de Jomini, notamment sa Vie de Napoléon racontée au tribunal de César par Alexandre et Frédéric (Chapelot).

L’Histoire de mon temps, de Pasquier, les Mémoires de Guizot, les Lettres de Bismarck, le Journal de Gordon, quatre ouvrages pris entre mille pour représenter le dix-neuvième siècle proprement dit. Car si l’on voulait indiquer tout ce qui serait à connaître sur ces dernières générations, que n’aurait-on pas à nommer ! Tout ce qui nous touche, nous ou nos pères, nous intéresse. Les Mémoires de Pasquier sont surtout précieux pour le commencement du siècle, et plus spécialement pour les deux restaurations ; on peut le suivre, pour guide, avec plus de confiance que Chateaubriand ou que Talleyrand ou que tous les autres acteurs de ce temps de crises. Pasquier fut toujours la sagesse même, et plus que jamais en 1814 et en 1815. Ce n’est pas lui qui, au Congrès de Vienne, aurait commis la faute de Talleyrand de lier partie avec l’Angleterre et l’Autriche ; en livrant la Saxe à la Prusse, on boutait nez à nez la Prusse et l’Autriche, et on garantissait la France en établissant sur le Rhin l’ex-roi de Saxe et tout un lot de petits souverains qui, avec un peu d’habileté, pouvaient redevenir nos clients comme au temps de Versailles ; alors qu’en ayant une Prusse rhénane et une Prusse baltique, on préparait l’englobement de toute l’Allemagne intermédiaire. On pourra pourtant lire, pour l’agrément du style, la Correspondance du prince de Talleyrand et du roi Louis XVIII pendant le Congrès de Vienne, et même, si l’on veut, et quoi qu’ils aient un peu déçu l’attente, les Mémoires que M. de Bacourt écrivit sous la demi-dictée du vieux diplomate.

Pour la fin de la Restauration, les Mémoires du baron d’Haussez ouvrent des jours nouveaux ; on y voit le vieux Charles X passant les séances du Conseil des ministres à découper des bonshommes en papier et emportant chaque fois soigneusement son travail dans sa belle serviette royale. Étranges ministres, sans doute, que les amis de M. de Polignac, et pourtant c’est à ces illuminés que nous devons l’Algérie. C’est pourquoi la justice du peuple faillit les pendre tous. Sur l’expédition même, on pourra lire la Conquête d’Alger, de Camille Rousset.

En comparaison de cette quinzaine d’années, dont la Comédie humaine nous rend encore aujourd’hui le souvenir si vivant, la Monarchie de juillet semble un peu grise. Guizot personnifie bien le second régime comme Pasquier le premier. C’étaient deux grands hommes d’État, mais la calme sagesse de Pasquier est plus sympathique que l’ambition doctrinaire de Guizot. On lira, néanmoins, les mémoires de celui-ci, mais peut-être s’en tiendra-t-on là pour le côté politique du règne, et aux autres souvenirs de Broglie, de Molé, ou de Barante, préférera-t-on les tableaux de mœurs dessinés par de moins graves personnages, les Lettres du vicomte de Launay, de Mme de Girardin, le Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, de Reybaud, ou les Femmes des Tuileries, d’Imbert de Saint-Amand.

Si à ces partielles vues obliques on préférait les vastes panoramas où les grandes lignes gardent leur importance respective, et où les détails ne font que souligner les masses, on sera servi à souhait avec Thureau-Dangin. A vrai dire, ces grandes machines, l’Histoire de la monarchie de juillet, de Thureau-Dangin, comme l’Histoire de la Restauration, de Viel-Castel, sont indispensables à la connaissance de la première moitié du dix-neuvième siècle.

Avec la révolution de 1848 nous rentrons dans la ronde frénétique des mémoires. Presque pas un des acteurs de ces quelques semestres mouvementés qui n’ait tenu à nous en laisser le tableau. Hélas, comme, à cinquante ans de distance, c’est peu de chose d’avoir « dirigé » un pays ! Peut-être ici le sage se contentera-t-il des tableaux autrement brillants qu’il trouvera dans les Misérables ou dans l’Éducation sentimentale. Au surplus, à exiger des témoignages de contemporains, qu’on s’adresse plutôt aux passants désintéressés, George Sand ou Maxime du Camp, par exemple, ou encore le comte de Hübner.

De même pour le Second Empire, on le connaîtra mieux à travers les chroniqueurs ou les épistoliers du temps, Villemessant, Véron, Arsène Houssaye, que par les confidences à la postérité des grands hommes du Corps législatif et du Sénat conservateur. Pourtant, il sera bon de lire, ne serait-ce que pour remettre les choses au point, le chapitre des Mémoires de M. de Maupas, relatif au 2 décembre, et d’autre part de feuilleter la Correspondance de M. Thouvenel, où l’on voit que le secret de l’Empereur ne nous a pas mieux réussi qu’un siècle auparavant le secret du Roi.

Sur la politique extérieure des dernières années les livres de M. Rothan : la Politique française en 1866 et l’Affaire du Luxembourg sont à lire. L’éclat si longtemps brillant de l’armée impériale nous est rendu sensible par Mes Souvenirs, du général du Barail, par les livres de croisière de l’amiral Jurien de la Gravière, par les Souvenirs du Mexique, du prince Bibesco. Sur le souverain on peut lire l’étude de M. Fernand Giraudeau : Napoléon III intime. Nous commençons, le recul devenant suffisant, à avoir de bons ouvrages d’ensemble sur toute cette époque. L’Histoire de la république de 1848, de M. Victor Pierre, et l’Histoire du second empire, de M. Pierre de la Gorce, permettent d’attendre patiemment l’ouvrage définitif. Peut-être M. Étienne Lamy, qui a écrit de si remarquables pages sur la fin de ce règne, et qui n’a pas à plaider pro domo comme le fait M. Émile Ollivier, dans son Empire libéral, nous le donnera-t-il un jour.

Sur la guerre de 1870 que ne dévorerait-on pas ? Ceux qui par appréhension se sont abstenus longtemps de commencer quoi que ce soit sur cette attristante époque, finissent, une fois qu’ils sont descendus dans ce cercle douloureux, par s’y complaire comme dans la plus victorieuse épopée. C’est que les fautes alors commises furent si extraordinaires, si incompréhensibles, si inrecommençables ! On se surprend à espérer, jusque dans les pires désastres, à l’idée que tout aurait dû si facilement changer et du tout au tout ! Pour les opérations de guerre, le lecteur prendra d’abord un résumé, celui des frères Margueritte ou du colonel Niox, puis une histoire développée, celle de Lehautcourt, ou d’Alfred Duquet. Et cela fait, il pourra se dispenser de lire tous les écrits de nos généraux ou hommes d’État d’alors : trop d’apologies, trop de réquisitoires. On complètera seulement le récit des événements militaires avec celui des négociations, et ici l’Histoire diplomatique de la guerre de 1870, d’Albert Sorel, épuisée en librairie, mais subsistante dans les Bibliothèques publiques, sera à lire ; le spectacle d’une mauvaise fortune s’acharnant contre nous y est plus visible encore.

Il est vrai que chaque homme n’a que la fortune qu’il mérite, et qu’à soupeser d’avance les âmes d’un Napoléon III et d’un Bismarck, leur destin pouvait être deviné. Après avoir lu les Œuvres de notre empereur, ses Discours et messages ou ses Idées napoléoniennes, qu’on lise les Lettres de Bismarck, ou seulement le livre que Moritz Busch lui a consacré : le Comte de Bismarck et sa suite pendant la guerre de France. De même, aux livres, même les plus réputés, de nos généraux d’alors, l’Armée française en 1869, de Trochu, par exemple, qu’on compare l’Art de battre les Français, du Prince Frédéric-Charles, ou les Discours du maréchal de Moltke.

Quant à la psychologie de la masse, on la connaîtra à l’aide de quelques journaux du siège de Paris, ceux de Victor Hugo et de Quinet par exemple. Il est vrai qu’en cas de guerre, ce n’est pas la foule qui compte. Nos défaites s’expliquent moins par l’affolement populaire que par la qualité d’âme des chefs, et pour l’un d’eux au moins cette qualité est assez énigmatique pour que jusqu’ici les curiosités ne soient pas satisfaites. Que voulait au juste Bazaine ? Se livrer ? Se conserver ? Se réserver ?

Puisque je parle de la guerre de 1870, j’ajoute pour les amateurs d’art militaire quelques indications sur les autres guerres de la seconde moitié du dernier siècle. Sur la campagne de Solférino, il y a le petit livre d’Alfred Duquet. Sur la guerre de Sécession, l’étude traduite de Scheibert. Sur la guerre de Sadowa, l’ouvrage du général Bonnal. Sur la guerre des Balkans, le précis du colonel Bujac. Sur la guerre du Transvaal, les études du capitaine Gilbert. Pour les curieux, je rappelle Mes rêveries, du maréchal de Saxe, et les Fantaisies militaires, du prince de Ligne, ainsi que la Critique par Dragomiroff de la Guerre et la Paix, de Tolstoï, dans la collection Lavauzelle.

Au sortir du procès Bazaine, le Journal de Gordon vous réconcilie avec l’humanité. Voilà le livre d’un héros. C’est pourquoi je l’ai placé parmi les sept livres qu’il ne faut pas manquer de lire au cours de la période où nous en sommes. Mais, heureusement, il n’est pas seul de son espèce. La race des vaillants fleurit encore, et il ne serait pas difficile de faire avec des œuvres contemporaines un digne cortège au journal du mystique aventurier écossais. On y mettrait plusieurs récits d’exploration. Élisée Reclus dit quelque part que le tableau des expéditions dans l’Archipel polaire est ce qui dans l’histoire montra l’homme sous son jour le plus noble. Beaucoup donc de ces voyages, ceux de Nordenskiold et de Nansen par exemple, ailleurs, ceux de Livingstone, de Serpa-Pinto et de Stanley en Afrique, ceux de Sven Hedin en Asie, la Vie du père Damien en Océanie, bien d’autres, seraient à lire et à relire au cours de l’existence, un chapitre par semaine, comme autrefois on lisait une vie de saint. Les dévots du positivisme auraient dû faire des eucologes de ce genre : des Horæ diurnæ contenant pour chaque jour une notice sur les grands hommes du calendrier d’Auguste Comte, et un Breviarium en quatre saisons reproduisant de hautes citations des grands types de l’humanité, saints, héros et génies.

J’ai cité des journaux d’explorateurs comme exemples d’énergie morale ; mais peut-être les aura-t-on lus aussi comme documents d’observation scientifique. Alors c’est une mine inépuisable qui s’ouvre. Vouloir lire tous les récits de voyage intéressants, plusieurs vies d’hommes n’y suffiraient pas. Ici chacun choisira ce qu’il préfère, les chevauchées dans les pampas ou les caravanes dans les déserts, les croisières sur les océans ou les ascensions sur les glaciers.

Vaillant aussi serait le dessein de vouloir lire sur chaque grande race humaine, un livre d’ensemble. En ce qui concerne notre civilisation, la Psychologie des peuples européens, citée plus haut, de M. Alfred Fouillée, qui a écrit également une bonne Psychologie du peuple français, suffira à la rigueur, et il serait facile, dans tous les cas, d’en compléter les chapitres. Sur le monde anglo-saxon, j’ai déjà indiqué Taine et Tocqueville, Rousiers et Boutmy. Sur le monde moscovite, je note l’Empire des Tsars et les Russes, d’Anatole Leroy-Beaulieu. Sur le monde jaune, la Cité chinoise, de M. Simon, les Glimpses of the Far East, de Lafcadio Hearn, et le Japon, d’André Bellessort. Sur le monde nègre, Haïti, de Spenser Saint-John. Sur le monde mahométan, Chrétiens et Musulmans, de L. de Contenson. Sur le monde hindou, Dans l’Inde, d’André Chevrillon, sans oublier les Anglais comme sir Alfred Lyall ou les indigènes comme Malabari. Sur le monde persan, Religions et philosophies de l’Asie centrale, de Gobineau. Sur le contact des mondes russe et chinois, la Rénovation de l’Asie, de Pierre Leroy-Beaulieu, et la Révolte de l’Asie, de Victor Bérard. Sur le contact des civilisations française et annamite, la Psychologie de la colonisation, de M. de Saussure. Mais voici déjà une douzaine de volumes d’indiqués, il faut savoir se borner.

Sur nous autres, ah ! sur nous, le mieux, pour couper court, serait de nous adresser à un étranger, puisque, paraît-il, on ne se connaît jamais bien soi-même : France, de Bodley, nous apprendra toujours sinon ce que nous sommes, du moins ce que nous semblons aux autres. S’il fallait, en effet, descendre dans le détail, comme on arriverait vite à entasser une montagne de livres ! Rien que dans ces dernières années, une bonne demi-douzaine de volumes ont paru (la Société contemporaine, de Brenier de Montmorand, la Vie sociale, d’Antoine Baumann, l’Énergie française, de Gabriel Hanotaux, la Demi-République, de Léouzon Le Duc, la Corruption de nos institutions, d’Henri Joly, les Français de mon temps, de M. d’Avenel), qui ont surtout sans doute un intérêt d’actualité, mais qui n’en contiennent pas moins, tous, d’appréciables documents que les Montesquieus futurs mettront en œuvre. Et je n’indique là que des livres de lecture aisée et sans prétention technique. Si l’on voulait pénétrer dans un de ces enclos dont la réunion forme le grand champ social de France, ce serait tout un amas nouveau de volumes, des traités de science financière, ou d’économie politique, ou d’exploitation industrielle. On ne peut guère avoir une idée de notre politique sans avoir lu l’État moderne et ses fonctions, de Paul Leroy-Beaulieu, ou de nos finances sans avoir étudié le Budget, de René Stourm, ou de notre agriculture sans avoir annoté la Propriété rurale, de Flour de Saint-Genis, ou de notre psychologie générale sans avoir parcouru l’Enquête sur la réforme de l’Enseignement, dirigée par M. Al. Ribot, ou la Revue des grands procès contemporains, de M. de Saint-Auban, et que d’autres documents il faudrait joindre à ces quelques spécimens si on s’adressait à des spécialistes !

Il est temps de clore ce trop long chapitre. Les sept chroniqueurs contemporains m’ont entraîné bien loin. Et pourtant le lecteur me reprochera peut-être d’avoir été avare d’indications : Mirabeau, Mme Roland, Marbot, Pasquier, Guizot, Bismarck, Gordon, ce sont de grands noms, mais peut-être des noms un peu officiels. Il y a eu, au dix-neuvième siècle, heureusement, autre chose que des tribuns, des ministres et des soldats. Qui sait si, dans quelques générations, ce septain ne fera pas sourire, et si alors on ne leur préférera pas sept autres auteurs tout différents ? Peut-être pour connaître notre dix-neuvième siècle s’adressera-t-on de préférence à des artistes ou à des savants, à des femmes du monde, ou à des hommes de cabinet. Le Journal d’Eugène Delacroix, la Correspondance de Victor Jacquemont, celle des Ampère, les Souvenirs littéraires de Maxime du Camp, le Journal des Goncourt ou, dans un autre ordre d’idées, le Journal d’Amiel, le Journal de Marie Bachkirtcheff, les Lettres de Berlioz, le Journal d’Eugénie de Guérin, seront peut-être alors préférés, et qui pourrait dire que ce sera à tort ? Est-ce que nous ne donnerions pas, aujourd’hui, tous les mémoires politiques et militaires du temps de Montaigne pour Montaigne lui-même ?


Nous avons encore pendant cette période à lire nos grands penseurs classiques et les grands philosophes anciens. Voici les premiers : 46, Montesquieu ; 47, Bossuet ; 48, Malebranche ; 49, Pascal ; 50, Descartes ; 51, Buffon ; 52, Claude Bernard.

De Montesquieu, mon lecteur aura sans doute déjà lu les Lettres persanes et autres œuvres badines qui ont tant d’attrait pour les jeunes gens. Il les relira à l’âge grave. Les réflexions d’Usbeck changent d’aspect à vingt-cinq ans de distance. Si l’on avait le temps de les situer dans leur vrai milieu, on feuilletterait en leur honneur quelques livres de l’époque, d’un côté les Voyages, de Tavernier et de Chardin qui expliquent la préoccupation des choses d’Orient, d’autre part les Œuvres de Pierre Bayle et de Fontenelle qui expliquent les nouvelles hardiesses d’idées. Est-il besoin de noter que les problèmes que soulève le Persan, importance du chiffre de la population, lois caducaires, célibat monastique, parallèle des peuples protestants et des peuples catholiques, restent toujours à l’ordre du jour ? Vous trouverez le même genre d’actualité irritante sous le déguisement antique dans les autres petits écrits du président, Sylla et Eucrate, Lysimaque, etc. Plus lentement, et presque comme un thème à méditations, il faudra effeuiller, page à page, les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains, même si on les a déjà lues ; ce sont là chapitres qui supportent plusieurs retours. Enfin qu’on lise avec la même lenteur l’Esprit des Lois, comme il faut le lire, disait Stendhal, c’est-à-dire en acceptant ou en rejetant chacun de ses nombreux et petits chapitres. Nulle lecture n’est plus féconde. Un homme qui a pris et pesé l’un après l’autre tous les axiomes lapidaires du penseur a fait à peu près tout le tour de la science sociale. Sur les chapitres relatifs à l’invasion des barbares et à l’établissement de la féodalité on pourra presser le pas, ces questions ayant été reprises plus profondément par les érudits modernes. Mais les considérations de Montesquieu sur la politique en général gardent aujourd’hui tout leur prix ; plût au ciel qu’elles eussent de plus gardé toute leur autorité. Ce fut un malheur national qu’au grave président de Bordeaux, notre tempérament préférât le bourgeois gentilhomme de Paris ou l’aventurier de lettres de Genève ; un livre de Faguet, la Politique comparée de Montesquieu, Voltaire et J.-J. Rousseau, sera ici particulièrement utile. Il ne faut pas non plus oublier les Lettres familières et les Œuvres inédites que publia naguère un de ses descendants. Enfin comme il fut un grand promeneur, on aura profit à comparer ses jugements sur l’étranger à ceux d’autres amateurs de voyages de son temps, tels que Voltaire ou le président de Brosses.

Bossuet remplira à lui seul toute l’année suivante. Ses œuvres, non compris les écrits latins, tiennent, suivant les éditions, de 31 à 43 volumes. Chacun s’efforcera d’en absorber le plus possible. On lira, ou probablement on relira le Discours sur l’Histoire universelle, l’Histoire des variations des Églises protestantes et les Oraisons funèbres qu’on s’étonnera de trouver moins ennuyeuses qu’au collège. Aussi sans doute ne vous en tiendrez-vous pas aux Oraisons et lirez-vous de plus les Sermons, soit les choix en un ou deux volumes, soit, ce qui vaudrait assurément mieux, la série complète dans l’édition Labarcq. Voilà pour l’orateur. En ce qui touche le controversiste, la grande œuvre des Variations aura sans doute induit le lecteur en curiosité ; à lui donc les Six avertissements aux protestants, la Défense de l’Histoire des Variations, la Conférence avec M. Claude et la Correspondance avec Leibniz. Ce sont là questions qui n’ont rien perdu de leur actualité puisqu’il y a toujours des catholiques et des protestants, et que la question se pose plus que jamais de savoir s’il vaudrait mieux resserrer ou desserrer le lien qui unit entre elles toutes les confessions chrétiennes. En revanche, chacun pourra passer plus rapidement sur les controverses qu’eut à soutenir Bossuet avec les jansénistes, les casuistes, les quiétistes. Les livres du Père Ingold, Bossuet et le jansénisme, et de Crouslé, Bossuet et Fénelon, dispenseront même ici de recourir aux documents originaux. De ces diverses querelles, la plus intéressante pour nous est celle que le grand évêque eut avec Richard Simon ; les idées des docteurs orthodoxes ont évolué sur la question biblique, et l’exégèse de Bossuet, comme d’ailleurs celle de Pascal, nous semble d’une timidité un peu étroite ; le livre d’un ancien jésuite, le père de la Broise, Bossuet et la Bible, est à lire ici, et peut-être est-il bon d’ajouter à ce propos que c’est dans la Compagnie de Jésus que Richard Simon trouva, dès le temps de Bossuet, ses plus vifs défenseurs. Bossuet philosophe et moraliste sera à connaître aussi : Traité de la connaissance de Dieu, Traité du libre arbitre, Traité de la concupiscence, Traité de l’usure, toutes questions qui ne peuvent, hélas, vieillir. J’ajoute les Maximes sur la comédie et la Correspondance. Enfin il ne faut pas négliger en lui, et même il faudrait l’étudier avant tout, le prêtre, j’entends le théologien, le mystique et le directeur de conscience, et je fais allusion aux Élévations sur les mystères, aux Méditations sur les Évangiles et aux Lettres de direction. Ici encore il y a des livres spéciaux, Bossuet directeur de conscience, et autres, qu’on trouvera indiqués chez Brunetière dont on s’étonnerait, n’est-ce pas, que le nom ne fût pas rappelé à propos de Bossuet.

L’année suivante, avec Malebranche, sera moins chargée. L’édition Charpentier contient en 4 volumes tout ce qu’il sied de connaître : les Entretiens métaphysiques, les Méditations chrétiennes et la Recherche de la vérité. Les insatiables iront chercher dans les œuvres complètes le Traité de l’amour de Dieu, ou l’Entretien d’un philosophe chinois avec un philosophe chrétien. Comme guide, la récente monographie d’Henri Joly dans la Collection des grands philosophes (Alcan) permettra de ne pas recourir aux gros volumes de ses contemporains, le P. Dutertre ou le grand Arnauld. Sur les polémiques acharnées de ce dernier avec Malebranche, on trouvera de suffisants renseignements dans le Port Royal, de Sainte-Beuve. La lecture de Malebranche est beaucoup plus agréable que ne le ferait supposer la nature élevée des problèmes qu’il scrute. Chez nous, Condillac et Taine, seuls, sont aussi aisés d’allure. Les Entretiens métaphysiques notamment, grâce à leur forme dialoguée, se suivent avec une facilité surprenante. C’est donc par là qu’il faudra commencer, et c’est là aussi que pourront s’arrêter ceux dont l’enthousiasme pour « la vision en Dieu » serait tiède.

Ceux-ci, en ce cas, devraient profiter du temps qui leur resterait libre pour compléter leur connaissance des grands sermonnaires du dix-septième siècle. L’éditeur Garnier a publié un volume de Chefs-d’œuvre oratoires, de Bourdaloue, un d’Oraisons funèbres, de Fléchier, Mascaron, etc., un de Sermons, de Massillon, et deux d’œuvres choisies de Fénelon ; c’est tout ce qu’il faut. Pour donner goût à ceux qui garderaient quelque méfiance au sujet de cette littérature, je transcris ici l’admirable péroraison d’un sermon de Bourdaloue que, sur la foi d’une lettre de Tocqueville à Mme Swetchine, j’avais longtemps attribuée à Bossuet, et qui, en effet, a toute la hauteur royale de Bossuet : « Je ne sais si vous êtes content de moi, et je reconnais que vous avez bien des sujets de ne l’être pas ; mais pour moi, mon Dieu, je dois confesser à votre gloire que je suis content de vous et que je le suis parfaitement. Il vous importe peu que je le sois ou non ; mais après tout, c’est le témoignage le plus glorieux que je puisse vous rendre ; car dire que je suis content de vous, c’est dire que vous êtes mon Dieu, puisqu’il n’y a qu’un Dieu qui me puisse contenter. »

Pascal vient sur ces mots. Il tient tout entier en deux volumes, les Provinciales et les Pensées, avec quoi s’impriment d’habitude les Opuscules. Mais n’importe qui pourrait facilement réunir une volumineuse bibliothèque autour de ces deux volumes-là. Sur Pascal lui-même que de livres écrits, depuis sa Vie, par Mme Périer (qu’il ne faut pas accepter tout à fait, paraît-il, comme parole d’Évangile), jusqu’au livre de Joseph Bertrand en passant par les médecins plus ou moins aliénistes, genre Lélut ! On ne repoussera pas ces commentateurs de tout ordre. Pascal est de la race de ces génies énigmatiques que chacun comprend à sa manière, et qu’il est bon de voir compris de façons différentes. Comment, par exemple, entendre les Provinciales sans résister à la tentation d’écouter aussi les ripostes et de se faire juge du combat ? Ces subtils casuistes méritent-ils les terribles coups de boutoir de l’amer solitaire ? La dispute de la morale stricte et de la morale large est de tous les temps. De quel parti se mettre ? Il semble qu’il y aurait un moyen de concilier les choses, ce serait d’adopter la sévère pour soi et l’indulgente pour les autres. Mais alors c’est donner raison aux casuistes puisqu’ils se mettaient, parlant confession, au point de vue des autres ! Terrible, en effet, est bien l’ironie du grand polémiste : « Ah, mes révérends, il est fort heureux que les juges du Roi ne pensent pas comme vous ! » Mais oui ! Et il serait fort malheureux qu’ils pensassent de même, que les surplis revêtissent d’inexorables punisseurs et les simarres d’insatiables inquisiteurs. Je laisse de côté le point de savoir si les citations d’Escobar et de Caramuel, que Pascal recevait toutes parées de Nicole, sont bien exactes ; Port Royal, en éditant les Pensées, nous a permis de douter de ses scrupules : où il a imprimé : « Athéisme, manque de force d’esprit », Pascal avait écrit : « Athéisme marque de force d’esprit » ; il avait ajouté, il est vrai, « mais jusqu’à un certain point seulement ». Pascal est tout entier dans ce balancement ; ces « Messieurs » eurent tort de ne pas le voir et de ne pas le laisser voir.

Port Royal, d’ailleurs, vaut mieux, lui aussi, que sa réputation. Qu’on lise les six riches volumes de Sainte-Beuve, en y ajoutant l’appréciation critique de l’abbé Fuzet : les Jansénistes et leur dernier historien ; le « peloton », comme disait Louis XIV, en sort à son honneur ; comme d’autre part, de la lecture du Chemin de velours, de Remy de Gourmont, les tortueux casuistes sortent moins noirs que nous nous figurons.

Et les Pensées, qu’en dire, sinon qu’on pourrait méditer des mois entiers sous leurs arceaux inachevés ? Le charme émotionnant des ruines est dans l’essor de l’imagination qui se plaît à les compléter ; restaurer des débris, comme on fit de certains donjons féodaux, quel contre-sens ! plus ils restent vagues, plus leur mystère nous attire. Ainsi des Pensées, de Pascal. Nous les aimons de tout ce que nous y voyons, et plus encore, de ce que nous y devinons. Il y a déjà une douzaine d’éditions (de vraies reconstructions) toutes différentes, il y en aura d’autres encore, d’autant qu’ici les cintres interrompus, les colonnes gisantes, les sculptures qu’on découvre dans l’herbe sont de splendides fragments, et que nous pouvons les admirer autant pour eux-mêmes que pour l’ensemble dont ils devraient faire partie, un peu comme la colonnade de ce radieux Parthénon que Pascal, à sa mort, aurait pu voir encore intact dans son éternelle jeunesse sur le rocher de l’Acropole !

Une grande édition des œuvres de Descartes est en voie de publication. Mais le lecteur pourra se contenter de celles qui existent, fort respectables en leurs douzaines de tomes, ou même des choix en un volume qui se trouvent un peu partout. Ce n’est pas, en effet, précisément par le style que vit Descartes ; il est loin, à ce point de vue, de François Bacon qu’il surpasse tant d’ailleurs à tous les autres, et peut-être, une fois qu’on sera arrivé au bout du Discours sur la méthode ne se sentira-t-on pas le courage d’aller plus loin. Pourtant ceux qui ont lu la Correspondance assurent qu’elle est très curieuse. Sa vie ne l’est pas moins, guerres, poële en Hollande, aventures, petite Francine, jusqu’à sa retraite en Suède où l’originale Christine lui attribua l’honneur de sa « glorieuse conversion ». On lira donc, de préférence (à moins d’être de la partie) à ses œuvres propres, celles qui furent écrites sur lui, soit biographies soit études critiques ; parmi celles-ci, les livres de M. Liard ou les Sermons laïques, d’Huxley, semblent les plus profitables.

Comme, par suite, cette année-là se trouvera peu chargée de lectures, on en profitera pour connaître le grand progrès que Descartes et ses contemporains firent faire aux sciences. Comme je le disais plus haut, rien de plus important dans l’histoire du monde que la marche des découvertes scientifiques. Heureusement, les bons guides modernes ici ne manquent pas : l’Histoire des sciences, de Maximilien Marie, la Médecine, histoire et doctrines, de Ch. Daremberg ; la Chimie au moyen âge, de Berthelot ; les Fondateurs de l’astronomie, de J. Bertrand.

On étudiera donc de près tous ces noms illustres : Viète, Fermat, Harvey, Képler, Galilée. Képler croyait-il réellement à son astrologie ? Wallenstein y croyait, du moins, et ce fut un horoscope de Képler qui, en enchaînant son ardeur, décida sa ruine. Et Galilée, avait-il l’intention d’opposer la Science à l’Orthodoxie ? Celle-ci fut du moins bien maladroite d’aller chanter pouille à celle-là. Du Procès de Galilée, d’Henri de l’Espinois, on tirera toujours cette conclusion qu’il est dangereux pour un savant de discuter avec un « autocrator » qui se pique de science, qu’il est d’ailleurs maladroit pour ce savant de mettre les idées de son haut adversaire dans la bouche d’un personnage orné du nom de Simplicius, et qu’il est toujours imprudent de réclamer à cor et à cris des juges quand on tarde à vous en donner ; beaucoup de pauvres diables ne furent pas guillotinés pour autre chose pendant la Terreur ; l’exemple de son imprudent compatriote Savonarole aurait dû arrêter Galilée. L’histoire n’en est pas moins pénible ; il n’y a de comique là dedans que les costumes « Saint-Barthélemy » dont les peintres habillent leurs personnages, en 1633, quand l’idée les prend d’illustrer l’E pur si muove !

L’œuvre de Buffon est plus volumineuse encore que celle de Descartes ; dans certaines éditions, elle dépasse les six-vingts tomes. Même en s’en tenant à ce qui est réellement sorti de sa plume, on atteint un nombre si considérable de pages que, peut-être, se contentera-t-on des choix en un ou deux volumes qu’ont donnés beaucoup d’éditeurs. L’édition la plus récente est celle de M. de Lanessan, ce grand homme pour députés, qui se fit gloire un jour d’avoir découvert l’antagonisme de la famille et de la société chez les végétaux. Si vous prenez une de ces éditions complètes, vous lirez tout d’abord l’Histoire de l’homme, et en les comparant, pour voir le progrès des idées, la Théorie de la terre et les Époques de la nature. Ensuite vous achèverez le reste si vous avez des loisirs, notamment les Quadrupèdes et les Oiseaux, mais en vous gardant de dire trop souvent : Comme c’est bien du Buffon ! car vous pourriez avoir affaire, juste au moment, à du Bexon ou à du Guéneau. On se gardera aussi d’une façon générale de croire que ce grand savant se mettait en habit de cour à sa table de travail, et une fois éclairci le sens des mots « écrire en manchettes », on se plaira à poser des questions captieuses aux neuf-dixièmes de ses amis qui l’ignorent. Sur ces questions de cuisine littéraire et scientifique, on lira avec intérêt l’Histoire des travaux et des idées de Buffon, de Flourens, ou son livre sur les Manuscrits de Buffon, et sur l’homme même, le Voyage à Montbard, d’Hérault de Séchelles, modèle d’ironie narquoise que Jouaust a réédité naguère. Si Buffon avait vécu cinq ans de plus, il aurait pu voir son visiteur accomplir un voyage plus fâcheux à Montaregret.

Comme c’est le savant, malgré tout, qui l’emporte chez Buffon sur l’écrivain, en dépit du Discours sur le style, chacun profitera de sa fréquentation pour se remettre les idées au point en matière d’histoire naturelle. Des livres comme celui de M. Edmond Perrier, la Philosophie zoologique avant Darwin, faciliteront cette besogne. Et ce dernier nom suggère d’autres œuvres aussi importantes que celle de Buffon et qu’il conviendrait de lire pour connaître l’Histoire de la découverte scientifique du monde, le Discours sur les révolutions du globe, de Cuvier, la Philosophie zoologique, de Lamarck, l’Origine des espèces, de Darwin, l’Histoire de la création, d’Hæckel, avec, enfin, quelque volume tout à fait récent, pour marquer l’état actuel de la science. Est-il besoin d’ajouter qu’autour de chacun de ces noms, ce serait tout un cycle d’œuvres remarquables qu’on pourrait réunir ? Autour de Darwin, par exemple, que de livres d’Huxley, de Weissmann, de Quatrefages, de Romanes, de Gaudry, de Quinton !

Enfin Claude Bernard, un aussi grand nom pour le dix-neuvième siècle que Buffon pour le dix-huitième, et à qui il n’a manqué, pour conquérir la popularité, que de jeter dans la circulation quelque axiome propice à contre-sens comme « le style c’est l’homme » ! On n’en lira pas moins l’admirable Introduction à la médecine expérimentale, et autour de ce clair foyer, on disposera les plus importants travaux que le dernier siècle a vu publier sur la physiologie depuis les Rapports du physique et du moral, de Cabanis, jusqu’aux dernières communications qu’a pu recevoir l’Académie des Sciences. Pour un jeune homme, il ne serait peut-être pas de lecture plus fécondante que celle des grands mémoires scientifiques originaux, ceux de Lavoisier, Gay-Lussac, Dumas, Carnot, Regnault, Poinsot, en ayant soin, comme dit M. Le Chatelier, de bien mettre en relief leurs points essentiels. Et pour un homme d’âge mûr, il n’est pas de lecture plus consolante. « Nos neveux sont bien heureux, ils verront de belles choses ! » disait le vieux Voltaire. Qui ne répéterait ceci en étudiant l’histoire d’une découverte, ou en lisant la vie d’un grand savant, celle par exemple de Pasteur, par Vallery-Radot ?


Restent enfin, pour cette période, les grands philosophes de l’antiquité. Voici les sept que je propose : 46, Socrate ; 47, Platon ; 48, Aristote ; 49, Plotin ; 50, Épictète ; 51, Sénèque ; 52, Boèce. Quelques mots seulement sur chacun d’eux.

Socrate, pour cause, sera vite lu. Il n’en sera que plus posément étudié. D’abord, si Socrate n’a rien écrit, on ne peut dire qu’il n’a rien laissé. Des disciples comme Platon ou Xénophon valent des livres. On sait que c’est une des « colles » favorites des hellénistes de se demander si c’est à travers l’un, ou à travers l’autre, que nous voyons le plus exactement leur maître commun. Cette question, on se la posera à son tour, et comme l’année d’après sera celle de Platon, on consacrera la présente à Xénophon. Les Entretiens mémorables seront à lire tout d’abord si l’on veut connaître le probablement vrai Socrate. Pour bien saisir l’importance historique du philosophe qui, comme le dit Cicéron dans un mot presque toujours compris de travers, fit descendre la philosophie du ciel sur terre, il sera bon de lire une Histoire de la philosophie grecque, ou tels livres de Paul Tannery, la Science hellène, ou de G. Milhaud, les Philosophes géomètres de la Grèce, qui mettent bien en lumière les préoccupations presque uniquement scientifiques des précédents philosophes. Socrate, « fondateur de la morale », comme on le titre justement, mais nullement de la morale « spiritualiste », est à égale distance des physiciens d’avant et des métaphysiciens d’après. J’indiquerai bien encore sur lui les livres particuliers d’Alfred Fouillée ou de Clodius Piat, mais non sans rappeler que, de préférence, il faudrait remonter aux sources, c’est-à-dire, cette année, à Xénophon. Les œuvres de cet attique ont été louablement traduites, et ne tiennent que deux volumes de la Bibliothèque Charpentier ; on les lira donc en entier, non seulement celles qui se rapportent à Socrate, mais aussi les autres ; la Cyropédie est un peu ennuyeuse (l’Émile l’est peut-être bien aussi), mais l’Anabase est captivant comme une « verdadera historia de conquistador ». Et il ne faudrait pas négliger les petits traités stratégiques, économiques ou politiques qui abondent en indications précieuses. Xénophon est le premier en date non seulement des faiseurs de mémoires, mais encore des auteurs de traités d’économie politique et de droit constitutionnel ; je ne crois pas qu’il y ait jamais eu un ancêtre dont la postérité ait prospéré davantage.

Les œuvres complètes de Platon tiennent une dizaine de volumes dans l’édition Saisset (Charpentier). On les lira tous, et avec plus de plaisir qu’on ne pense. Platon est un des sommets de l’esprit humain ; on ne peut pas plus l’ignorer qu’Homère, et si l’on n’avait le temps de lire que deux auteurs de toute la littérature grecque, c’est bien Homère et Platon qu’il faudrait choisir. S’il n’en reste pas alors pour connaître les commentateurs, même les quatre savants volumes d’Alfred Fouillée, tant pis. Mieux vaut avoir entendu rugir le monstre lui-même. Ceci n’est pas d’ailleurs pour détourner le lecteur de suivre un guide moderne, lequel, à vrai dire, est indispensable, et ici on fait grand cas du livre récent de M. Bénard ; mais, à moins d’être un fervent, le lecteur s’abstiendra d’éclaircir les obscurités de la chronologie des œuvres de Platon ou de l’authenticité de certains livres. Bien entendu, à faire un choix, il faudrait commencer par laisser de côté les œuvres carrément suspectes. A la rigueur « les dialogues polémiques » pourraient être réservés pour une seconde lecture ; on pourrait aussi, si on a lu la République, se reposer un peu avant de lire les Lois. Mais ce sont là toutes les concessions possibles, et le fait d’avoir négligé tout le reste, notamment le Criton, le Phédon, le Phèdre, le Banquet, vous exposerait aux plus justes anathèmes.

« Beaucoup portent le thyrse, mais peu sont possédés par le Dieu. » Platon fut sans conteste un de ceux-ci. C’est surtout quand on a fréquenté les philosophes modernes qu’on s’éprend de sa grâce souveraine. Quel de nos professeurs en us oserait disposer en comédies charmantes le sujet de ses moroses cours ? Et pourtant y a-t-il beaucoup de traités de philosophie qui comptent chez nous en dehors des Entretiens métaphysiques, des Soirées de Saint-Pétersbourg, et des Dialogues philosophiques ? « On s’imagine Platon et Aristote avec de grandes robes de pédants… », disait Pascal. Qu’on les lise et on ne se les imaginera plus ainsi. Il y a dans Platon jusqu’à des jeux de vaudeville, les bons vieux assis aux deux bouts d’un banc qui dégringolent brusquement parce que ceux du milieu les refoulent pour faire place entre eux à un nouveau venu de mine charmante ! L’histoire n’est plus de nos mœurs ; mais il ne faudrait pas remonter très haut dans notre histoire pour donner à Platon son cadre ; sa République n’aurait pas déplu à un de nos moines, genre Campanella ; l’Eutyphron nous montre un type d’inquisiteur de la foi qu’on s’attendrait à trouver à Tolède plutôt qu’à Athènes ; le Lachès exprime des idées militaires qui auraient plu à Jean le Bon, et si saint François d’Assise avait dû aller dîner en ville, il aurait, comme Socrate, mis des souliers pour faire honneur à ses hôtes. Qu’on approche donc du divin Platon ; une fois sous le charme, on trouvera tout intéressant, jusque, même si l’on ne comprend pas le grec, jusqu’au Cratyle.

Barthélemy Saint-Hilaire a traduit en français tout Aristote, sauf naturellement la Constitution des Athéniens, qu’on découvrit après sa mort. D’autres ouvrages du grand Stagirite reverront peut-être le jour. C’est une stupéfaction pour les simples curieux qu’on n’ait pas encore déroulé tous les manuscrits d’Herculanum. Qui sait si on ne retrouvera pas quelque matin le livre qu’il écrivit sur Pythagore et dont il faudrait célébrer la découverte à toutes volées de cloches par la chrétienté entière, Pythagore étant une des cinq ou six plus merveilleuses figures de l’humanité ? Ce qui reste d’Aristote est d’ailleurs suffisant pour se faire une juste idée de cet étonnant « synthète ». Tâchez de lire toutes ses œuvres, comme pour Platon. Si cela ne se peut, lisez toujours la Politique, la Rhétorique et la Poétique qui, dans l’édition Garnier, ne tiennent que 2 volumes. Mais lisez-les avec précaution, car les traductions peuvent induire en erreur ; Barthélemy Saint-Hilaire, par exemple, traduit quelque part démocratie par démagogie, ce qui est fâcheux. C’est dans le passage de la Morale à Nicomaque, où Aristote classe les formes de gouvernement ; il distingue trois formes normales : la royauté, l’aristocratie et la politie qui est une sorte de régime censitaire ; et trois formes anormales, la tyrannie, corruption de la royauté, l’oligarchie, corruption de l’aristocratie, et la démocratie, corruption de la politie ; c’est cette démocratie que le traducteur transforme en démagogie, alors qu’Aristote veut seulement parler d’un régime analogue à notre suffrage universel ; il est vrai que s’il avait donné la préférence parmi les formes normales à la royauté sur la bourgeoisie censitaire, il reconnaît la démocratie moins dangereuse que la tyrannie : optimi pessima corruptio. Mais c’est assez sur ce détail. Je n’insiste pas davantage sur l’importance de son œuvre, ni sur le curieux problème qu’elle soulève, le ralentissement de la ferveur scientifique qui, malgré elle, se manifeste aussitôt après dans le monde grec, et le renouveau de cette ferveur qui s’éveille (par elle ? avec elle ?) plusieurs siècles après, en Occident. Il suffit ici d’indiquer, en sus des ouvrages d’intérêt général déjà cités, quelques livres spéciaux : la Biologie aristotélique, de Pouchet (G. Baillière), et l’Essai sur la métaphysique d’Aristote, de Ravaisson, l’auteur du fameux rapport sur la Philosophie au dix-neuvième siècle.

De Plotin, il existe une bonne traduction des Ennéades, par Bouiller. Mais peut-être le lecteur hésitera-t-il à pénétrer tout seul dans cet obscur domaine de la philosophie alexandrine. Pour Plotin plus encore que pour Platon un guide est nécessaire. L’Histoire critique de l’École d’Alexandrie, de Vacherot, sera ici très utile. De suffisantes clartés y luisent sur Porphyre, Jamblique et les autres jusqu’à Proclus. Ceux surtout qui s’intéresseraient aux origines du christianisme ne devraient pas négliger toute cette école ; c’est là qu’est la source du grand fleuve théologique dont la crue limoneuse fertilisera le christianisme primitif. Toute la métaphysique de saint Jean et de saint Paul se développe dans les platoniciens alexandrins ; peut-être n’a-t-il manqué aux judéo-hellènes d’Égypte d’avant Philon que de trouver une figure héroïque autour de laquelle serait venue se condenser toute la foi humaine. Qui sait — le rêve en ces matières n’est pas illicite — si Socrate n’aurait pu être cet élu ? Qu’au lieu d’hommes de génie pour disciples, il eût eu d’obscurs artisans d’Athènes, et que ceux-ci, après la mort du maître, se fussent dispersés par le monde pour fuir les trente tyrans ; quelques-uns, abordant en Égypte, auraient pu unir l’amour poussé jusqu’à l’adoration de leur maître à la spéculation métaphysique la plus subtile, et le « juste mis en croix » de Platon déterminait, trois siècles avant Jésus, la grande révolution de l’histoire. Un Socrate idéalisé, sans nez camard, sans fatigant bavardage, sans ironie et sans finasserie, aurait-il été indigne de l’adoption sacrée des hommes ? Sa fin est d’une beauté parfaite, un homme-dieu doit expirer d’une mort noble qui ne mutile pas le corps comme la hache ou ne le ridiculise pas comme la corde ; le groupe de Socrate tenant la coupe de poison au milieu de ses amis est moins douloureux que le groupe du Calvaire, mais il a sa beauté qui nous semblerait égale si l’Athénien avait bu la ciguë pour sauver l’espèce humaine et non pour obéir aux lois de sa mesquine cité. Mais laissons ces rêves. La figure que plus tard les mystagogues alexandrins essayèrent d’opposer à Jésus n’avait pas la moindre chance de réussite, Apollonius de Thyane. On lira sa Vie, par Philostrate, et l’occasion s’en présentant, les Dialogues, de Lucien de Samosate. L’esprit boulevardier de ce Grec, qui probablement était Juif, fait penser à Heine, ou à Voltaire qui, pour ne pas aimer les Juifs, avait assez de traits communs avec eux.

Le Manuel d’Épictète constitue un minuscule livre, et les Pensées de Marc-Aurèle n’apparaissent pas beaucoup plus volumineuses. Mais ce n’en sont pas moins écrits précieux et qu’il faut lire avec vénération. On comprendrait un homme qui réduirait son alimentation spirituelle à deux tout petits livres : le Manuel d’Épictète et l’Imitation de Jésus-Christ, car il n’est pas mauvais de contrebalancer le stoïcisme par son contraire, et ce serait ici le cas de relire l’admirable Entretien avec M. de Saci sur Épictète et Montaigne, de Pascal. C’est justement, d’ailleurs, parce que nous sommes tous beaucoup plus près de celui-ci que de celui-là qu’il faut tâcher de se faire une âme stoïque, d’autant que nul ne sait jamais s’il n’aura pas à s’ouvrir les veines un beau jour ; demandez plutôt à Chamfort. Et sans doute, ce n’est pas de trop près qu’il faudra s’approcher des grands stoïciens ; Marc-Aurèle, si admirable à travers Renan, décourage un peu l’enthousiasme, vu en pleine histoire ; il est possible qu’il en soit de lui comme de Salluste qui était si dénué de faiblesses la plume à la main, et de scrupules dans son gouvernement d’Afrique ; n’importe, c’est déjà quelque chose d’avoir mis de la noblesse dans son plan de vie, tant d’hommes ne la mettent ni dans l’idéal ni dans le réel !

C’est peut-être en récompense de ceci que d’autres demi-stoïciens eurent une fin si belle, Cicéron par exemple. Comme beaucoup de phraseurs, ce fut un homme de conduite médiocre, et d’infatuation énorme ; il est si peu sympathique qu’il vous rend indulgent pour Catilina lui-même ; mais sa mort efface toutes ses petitesses. On surmontera donc le peu de goût qu’inspire sa faconde pour lire le De officiis ou le De natura deorum ; et, dans tous les cas, rebuté ou non, on lira, car il faut avoir lu quelque chose de lui, le Songe de Scipion. Puisque ce sera alors le moment de se faire une idée des deux grands courants de la morale antique, on pourra interroger quelques livres modernes, par exemple la Morale d’Épicure dans ses rapports avec les doctrines contemporaines, de Guyau, ou un Problème moral dans l’antiquité, essai de casuistique stoïcienne, de Thamin.

Avec Sénèque, on ne quitte pas le stoïcisme, le spécial stoïcisme du temps des douze Césars où l’ombre de la mort s’allongeait sur toutes les existences. On comprend que Sénèque ait été l’auteur favori de nos temps révolutionnaires ; quand l’échafaud est chaque jour en perspective, se préparer à mourir noblement est le souci qui prime tous les autres. Toutes les œuvres philosophiques de Sénèque ne tiennent qu’un volume, un gros volume, il est vrai, dans la collection Nisard (Didot) ; 2 volumes dans l’édition Hachette ; il sera donc facile de les lire toutes et point difficile, au surplus, de les lire dans le texte. Même aujourd’hui le Traité de la tranquillité de l’âme se laisse achever et les Consolations à Helvia se laissent admirer. Il faut d’ailleurs être indulgent pour la rhétorique, quand le rhéteur joue sa vie, et Sénèque a fini par perdre la sienne.

Sur l’état si curieux du monde romain à cette époque, j’ai déjà cité Nisard et Renan ; ajoutez les récentes études sur la Grandeur et décadence de Rome, de G. Ferrero. La question des rapports de Sénèque et de saint Paul a fait écrire des volumes spéciaux. Dans un genre voisin, l’Opposition sous les Césars, de Gaston Boissier, est à lire comme son Cicéron et ses amis ; tout ce qu’a écrit ce compatriote d’Antonin le Pieux sur l’antiquité classique est à la fois solide et agréable. Il y a tant de livres sur les mêmes sujets dont on ne pourrait pas en dire autant !

Enfin la Consolation, de Boèce. Nous touchons au christianisme. Nous sommes en plein christianisme. Nulle époque ne fut plus intéressante pour le penseur que celle-là. On sait, au surplus, qu’elle a souvent porté bonheur à la gloire de l’auteur des Martyrs, comme à la popularité de l’auteur de Quo Vadis. Mais ici la fiction n’est pas plus intéressante que l’histoire. On lira donc des ouvrages comme la Fin du paganisme, de G. Boissier, ou les Récits du cinquième siècle, d’Amédée Thierry, et, chemin faisant, on se demandera si c’est bien alors que finit le paganisme. La Mort des Dieux, la Fin des Dieux, on a fait des livres sur le retour des Olympiens. Il semble bien que jusqu’à la chute définitive de Constantinople, les adorateurs d’idoles ont survécu par tout l’ancien monde hellénique ; au quinzième siècle, il y avait encore des statues de Zeus debout en Crète, et on leur adressait des prières. Ce serait alors l’Islam et non le Christ qui serait le véritable destructeur du Panthéon. Problèmes obscurs et d’autant plus passionnants. Ils ne touchent que de loin Boèce qui est un pur occidental. Pauvre grand homme, martyr de la barbarie, et qui a failli faire prendre pour un précurseur de Charlemagne l’atroce brute que fut Théodoric. Quelle n’a pas dû être l’angoisse de ces derniers défenseurs de la civilisation ? J’ai essayé, dans les Amants d’Arles, de rendre l’impression étrange que ce temps produit, cette odeur de marécage qui s’exhale des dernières cités impériales, d’Arles comme de Narbonne, d’Ostie comme de Ravenne. Et pourtant cette époque a son charme mélancolique. Le sonnet de Verlaine vous revient : « Je suis l’Empire à la fin de la décadence — Qui regarde passer les grands barbares blancs. » On se plaît à ces derniers jeux de poésie des Sidoine Apollinaire et des Prudence ; plusieurs même se sont épris de cette littérature spéciale « marbrée des verdeurs de la décomposition ». Il y a là-dessus un curieux chapitre dans l’A rebours, de Huysmans, dont on trouvera en quelque sorte le développement dans le Latin mystique, de Remy de Gourmont. Ce n’est pas par un vain goût de paradoxe que certains préfèrent au Thesaurus de la langue cicéronienne le Glossarium mediæ atque infimæ latinitatis, de Du Cange.

Voici notre cinquième septain terminé. Il présente la même polychromie que les précédents. Je rappelle seulement les têtes de colonne.

  • 46, Mirabeau, Montesquieu, Socrate.
  • 47, Mme Roland, Bossuet, Platon.
  • 48, Marbot, Malebranche, Aristote.
  • 49, Pasquier, Pascal, Plotin.
  • 50, Guizot, Descartes, Épictète.
  • 51, Bismarck, Buffon, Sénèque.
  • 52, Gordon, Claude Bernard, Boèce.
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