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Cités et ruines américaines: Mitla, Palenqué, Izamal, Chichen-Itza, Uxmal

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Départ pour Mitla.—État des routes.—Tehuacan.—Aventures de Pedro.—La venta salada.—Fâcheuse rencontre.—Teotitlan del valle.—La fonda.—Une nuit dans les bois.—Tetomabaca.—Le jaguar et le torrent.—Quiotepec.—Le huero Lopez et sa troupe.—Les Talages.—Cuicatlan.—Don Domingillo.—Le cheval volé.—La vallée d'Oaxaca.

Quelques mois de séjour à Mexico m'avaient donné de la langue espagnole une habitude suffisante pour me permettre d'affronter sans crainte les embarras d'une expédition lointaine. La saison des pluies tirait à sa fin; je partis aux derniers jours de septembre. J'emportais avec moi tout mon bagage artistique, et les escortes qui surveillent la route jusqu'à Puebla me garantissaient un voyage tranquille. Pour ce qui regarde l'embranchement de Tehuacan, il n'en est pas de même: la contrée, peuplée de voleurs, n'est point gardée; des attentats quotidiens arrêtent toute circulation. Je suivis donc les conseils d'amis prudents, et je laissai aux mains des muletiers qui font le voyage par les montagnes le gros de mon bagage, c'est-à-dire trois caisses, ne me réservant que l'indispensable pour un séjour de quelques semaines; le tout, m'assurait-on, devant me parvenir à Oaxaca quelque vingt jours après mon arrivée. J'avais en outre dans cette dernière ville, des instruments et divers produits qui, en cas de besoin, devaient me permettre de mener à bonne fin les travaux que je me proposais d'y faire.

J'avais avec moi mes boîtes à glaces et divers objets; en tout, la charge d'une mule. Un Mexicain de mes amis m'accompagnait. J'avais à Tehuacan deux chevaux qui m'attendaient; j'étais donc sûr d'arriver sans encombre. C'est ce que nous allons voir.

Par un hasard singulier, la diligence de Puebla à Tehuacan ne fut point arrêtée. On expliquait ce phénomène par la fin tragique de deux voleurs imprudents qui, la veille, avaient eu la maladresse de s'adresser à une forte troupe d'arrieros. Ceux-ci s'étaient défendus, à la profonde surprise des compadres, qu'ils laissèrent sur place.

Ma première visite, en arrivant à Tehuacan, fut pour nos montures; deux mois de repos devaient leur avoir procuré un embonpoint respectable et prêté de nouvelles forces pour un voyage de longue durée; mais j'éprouvai en les retrouvant une amère désillusion. Il n'avait fallu rien moins qu'un jeûne de quarante jours pour amener les pauvres bêtes à l'état de maigreur, de dessiccation où elles étaient réduites. Je craignis un instant qu'elles ne pussent nous porter.

Je fis au brigand qui les avait en garde les plus violents reproches sur son indigne conduite; mais lui me tendit, en protestant de ses bons traitements, une note d'apothicaire qu'il fallut payer.

Puis, comme la ville n'avait rien de bien intéressant à m'offrir, je louai une mule, j'arrêtai un domestique pour nous accompagner, et je disposai tout pour le départ.

Il deviendrait banal de parler de guerre civile: c'est l'état normal de la république. Donc, le général commandant la place de Tehuacan, concevant quelque doute sur la moralité de mon compagnon de voyage, et le prenant pour un factieux allant rejoindre les révoltés d'Oaxaca, se mit en tête de nous retenir. De plus, le pauvre Pedrito (c'était le nom de mon ami) fut arrêté et mis au secret. La chose s'était faite en mon absence, et je me hâtai d'aller trouver le général. Pedrito n'était pas à coup sûr un homme dangereux; je le connaissais de longue main; c'était un bavard comme on en trouve tant, parlant de tout au hasard, mêlant la politique aux légèretés de langage d'un gamin et aux bouffonneries d'un clown. J'expliquai au commandant de place le caractère de mon compagnon; je l'assurai qu'il y avait quiproquo et qu'il confondait le Pedrito qu'il tenait entre ses mains avec un autre Pedrito compromis dans certaines intrigues à Mexico. L'Excellence ne crut point à mes allégations, et, devant la persistance et la vivacité de mes observations, menaçait de m'arrêter moi-même.

L'affaire de Pedro s'envenimait, des dénonciations et des inimitiés particulières indisposaient le général; on parlait de le renvoyer à Mexico.

Quant à Pedro, qui se prenait au sérieux, comme tous les gens de son esprit, et qui ayant approché quelques hommes du gouvernement, jouait volontiers à la mouche du coche, il adressait à son geôlier les supplications les plus tendres et les plus basses, si elles n'eussent été bouffonnes; puis, me prenant à part:

—Ami, me disait-il d'un air tragique et les yeux en larmes, tu porteras à mon père la nouvelle de ma mort, car ces brigands méditent de m'assassiner: deux d'entr'eux seront apostés sur la route, et je serai fusillé dans l'ombre, martyr de mes saintes convictions.

En fait de convictions, Pedro n'en avait aucune; mais qui n'aime à se poser en martyr à l'occasion! Quand je vis que la détention se prolongeait, et que Pedrito maigrissait à vue d'œil, j'écrivis à Puebla avec ordre de télégraphier à Mexico, afin d'obtenir un mot de recommandation du commandant de place, pour son confrère de Tehuacan. Il fallut trois jours pour la réponse; il était temps: l'esprit craintif de Pedro commençait à se détraquer. Nous partîmes enfin après huit jours de retard.

Tehuacan se trouve en Terre Tempérée, et le chemin d'Oaxaca suit en pente douce jusqu'en Terre Chaude. La première journée se passa sans encombre; les chevaux, quoique rappelant la célèbre monture du héros de la Manche, se soutenaient encore, grâce à leur jeunesse et aux huit jours d'abondance dont ils avaient joui lors de la détention de Pedro. Le soir, nous couchions à San Sebastian, à huit lieues de Tehuacan.

Nous étions en Terre Chaude, et des champs de cannes se rencontraient ça et là sur le passage des ruisseaux; les habitations changeaient aussi d'aspect; à côté des maisons toujours massives des Espagnols, on retrouvait le jacal de roseaux de l'Indien, remplaçant la hutte en terre des hauts plateaux, et c'est une chose étrange assurément de rencontrer en Terre Chaude les races indiennes d'une teinte jaune clair, comparées à la teinte foncée des Indiens du nord; c'est, du reste, toujours la même attitude soumise, la même application au travail des champs; le niveau de l'oppression a passé sur toutes ces races en leur donnant un caractère commun. Ce n'est que dans les âpres hauteurs de la sierra que l'homme reprend un aspect plus noble, et semble avoir respiré dans l'air de ses montagnes inaccessibles le souffle vivifiant de la liberté.

À Venta Salada, nous donnâmes aux mules quelques instants de repos. La plaine coupée de ravins qui s'étendait devant nous jouissait d'un assez mauvais renom; quelques déserteurs battaient la campagne. N'étant point armés, nous avions tout à redouter d'une rencontre avec eux; nous cheminions cependant, sondant de l'œil les plis du terrain, et rien de suspect jusqu'alors n'était venu confirmer nos craintes, lorsqu'au détour d'un sentier nous nous trouvâmes nez à nez avec un malheureux en chemise, assis à poil sur un vieux cheval écorché.

Il pleurait à chaudes larmes et ses deux poignets portaient l'empreinte sanglante d'une corde.

—Eh! l'ami, d'où venez-vous, lui dis-je, et qui vous réduisit à cet affreux état?

—Ah! monsieur, répondit-il en sanglotant, n'allez pas plus loin; tenez, vous voyez d'ici le lit desséché de cette rivière, ils étaient là trois pandours; je revenais de San Antonio; ils m'ont tout pris, mon zarape, mon cheval, mon argent, mes belles calzoneras à boutons d'acier, tout; et voyez mes bras: ils m'ont pendu par les poignets, et pour mon alezan doré, ils m'ont donné cette vieille rosse que vous voyez. Jésus! monsieur, retournez.

Pedrito se grattait la tête, et mon domestique me regardait d'un air piteux; je ne me sentais point à l'aise, je l'avoue. Nous tînmes conseil. La majorité se prononçait pour une retraite immédiate; mais le lendemain offrait les mêmes inconvénients, moins de chance peut-être; il fallait ou passer ou renoncer au voyage. Eussé-je eu vingt troupes de voleurs à mes trousses, je voulais passer. En cas de besoin, nous aurions pu fuir; mais, outre le désagrément de la chose, la mule chargée eût toujours été capturée; aussi, pensant avec raison que ces messieurs avaient dû détaler pour partager leur butin et que le malheureux dépouillé serait par le fait notre sauvegarde, je fis signe au domestique d'avancer, et nous nous mîmes en route.

Vaya se Vd con Dios, me cria l'homme en chemise; que Dieu vous garde! et il disparut.

Le ravin était désert; pas le moindre voleur à l'horizon. Nous arrivâmes à Teotitlan sans encombre autre que quelques fausses alertes que nos esprits impressionnés par l'accident du matin étaient tout disposés à accueillir.

Teotitlan est une petite ville perchée sur un mamelon escarpé, d'une défense facile et que les partis se disputent sans cesse. Il y avait garnison, et le fortin, au midi de la place, sur l'éminence qui la domine, montrait fièrement deux pièces de petit calibre.

Les maisons, cachées sous la feuillée des grands zapotes, des pacaniers et des grenadiers couverts de fruits, respiraient le bien-être et le mystère. J'allai frapper à la porte d'une tienda de belle apparence, où je demandai le vivre et le couvert pour nos chevaux et pour nous.

Le domestique s'empressa de décharger nos bêtes et de leur verser une abondante provende. Pour nous, couchés à l'ombre et réconfortés par une coupe de mezcal, nous attendions dans une douce impatience que le repas fût servi.

Nous devions partir à trois heures du matin pour atteindre, avant la grande chaleur, Totamabaca, but de l'étape, en passant par San Martin et los Cuises.

L'arrivée de deux étrangers dans un village offre toujours un nouvel aliment à la naïve curiosité des habitants; aussi la porte de la tienda était-elle encombrée. Je remarquai un individu de mauvaise mine qui semblait s'attacher au domestique avec une persistance inquiétante; nous étions assurément l'objet de la conversation, et je craignais quelque confidence indiscrète. Le drôle n'y avait pas manqué. Je l'appelai, lui demandant ce qu'il avait à faire avec l'homme en question, il me répondit ingénument qu'on l'avait interrogé sur notre voyage, qui nous étions, d'où nous venions, où nous allions, et qu'il avait répondu de façon à satisfaire l'inquisition en personne. Je le réprimandai pour sa sottise, et je compris qu'il nous fallait changer notre itinéraire et l'heure du départ.

Je lui demandai s'il connaissait bien le pays, et, sur sa réponse affirmative, la lune étant dans son plein, nous partîmes à minuit, prenant par le monte (le bois).

Pancho connaissait si bien son affaire, qu'une demi-heure après nous étions égarés à ne pas nous retrouver. Nous errions, depuis deux heures, au milieu des ronces, des plantes grasses aux pointes d'acier et d'épais taillis, sans pouvoir trouver un sentier convenable; il fallut descendre de cheval pour soulager nos bêtes. Tantôt le hurlement d'un chien nous guidait à gauche, et tantôt le cri d'un coq nous attirait à droite; nous finîmes cependant par apercevoir, à la lueur incertaine de la lune, les murailles blanchissantes d'une habitation.

Après un quart d'heure de cris d'appel éveillant les aboiements des chiens, au milieu d'un vacarme à réveiller un mort, un Indien de mauvaise humeur vint nous demander la cause d'un tel bruit. Je lui exposai mon cas, mais il fallut parlementer longtemps pour le décider à nous ouvrir en grommelant. Il se radoucit néanmoins à la vue d'une pièce blanche, et voulut bien, moyennant quatre réaux, et s'éclairant d'une torche, nous remettre dans le bon chemin.

Au petit jour, nous étions loin déjà, hors de toute atteinte; seulement nos chevaux s'étaient blessés dans le bois et tous deux boitaient affreusement. Je dus faire la moitié de la route à pied, chose dure en tout pays, mais déplorable par un soleil de plus de cinquante degrés.

Pedro, en vrai Mexicain qu'il était, resta plus longtemps sur sa bête; mais comme elle menaçait chute à chaque pas, il lui fallut aussi descendre. Il faisait une triste figure vraiment, et nous arrivâmes en piteux état au village de Tetomabaca.

Les chevaux demandaient un repos forcé. Un Indien du village, expert dans l'art de guérir, vint examiner les malades; j'en fus quitte pour lui payer sa visite; le lendemain les chevaux n'allaient guère mieux, et comme il n'y en avait point à vendre dans le village, au grand désespoir de Pedro, nous nous mîmes en route.

Quatre lieues seulement nous séparaient de Quiotepec; mais au delà, cinq journées encore pour atteindre Oaxaca.

La perspective était des plus désolantes. Six journées de marche! pas un pouce d'ombre dans le sentier, le paysage est d'une sécheresse extrême, et le monte n'offre en fait de végétation que de pauvres mezquites au maigre feuillage; les chevaux boitaient de plus belle. Pedro poussait des soupirs déchirants, nous étions tous deux rouges comme des homards et inondés de sueur; nous remontions cependant pour passer les rivières, et ce fut ainsi, clopin clopant, tantôt portés, tantôt portant, que nous débouchâmes sur la rivière de Quiotepec, torrent impétueux et profond qu'on traverse en pirogue et dont un Indien a le monopole. Il était tard, six heures au moins, et déjà nous entendions le bruit sourd de la rivière, quand un jaguar énorme bondit derrière nous, dans le chemin creux où nous étions engagés. La mule, quoique chargée, fit un bond prodigieux, et les chevaux oublieux de leurs blessures s'élancèrent en avant. Le jaguar cependant nous adressa le sourire félin qu'imite si bien le chat faisant le gros dos au chien qui le guette, puis passa tranquillement, franchit le talus, et disparut. J'avais éprouvé à son aspect une émotion bien sentie, c'était ma première rencontre de ce genre, et faite dans une circonstance désagréable; j'en vis et en entendis d'autres par la suite, et je m'aguerris avec le temps. Mes deux suivants, non plus rassurés que moi, allumèrent un feu sur le bord de la rivière, car la nuit se faisait sombre et le jaguar est alors mauvais coucheur. L'Indien du bateau n'était pas à son poste, et comme le village se trouve à une certaine distance, nous nous égosillâmes en vain à l'appeler un quart d'heure durant. Une nuit à la belle étoile, sans souper, ne nous offrait qu'une perspective des moins attrayantes. Je me déshabillai donc, j'attachai mes vêtements sur ma tête et enfourchant mon malheureux cheval, je risquai le passage, parfaitement assuré, grâce à mon talent de nageur, d'atteindre l'autre bord, si ma monture se laissait emporter.

Il n'en fut rien heureusement; j'arrivai au village, et le passeur s'en vint immédiatement chercher mes compagnons d'infortune.

Une surprise nous attendait à Quiotepec. J'avançais au hasard dans une obscurité profonde, lorsqu'un énergique Quien vive? Qui vive? m'arrêta court: «Ami,» répondis-je, et j'avançai. Deux hommes armés gardaient le sentier; ils me demandèrent d'où je venais, où j'allais, et l'un d'eux me conduisit au quartier général, c'est-à-dire dans une bicoque, où le chef d'une troupe en guenilles siégeait au milieu de son état-major. J'ignorais à qui j'avais affaire.

Le chef en question me demanda de nouveau qui j'étais, où j'allais, et mes papiers. Je lui tendis une lettre du ministre de France constatant ma qualité d'envoyé du gouvernement en mission artistique: mon interlocuteur prit la lettre à l'envers, eut l'air d'y jeter un coup d'œil d'autorité, puis passa la missive à moins ignare que lui. J'ajoutai que j'avais un compagnon, plus un domestique, et que l'Indien passeur était allé les chercher. «C'est bien, dit-il, asseyez-vous, nous verrons vos compagnons.» Il y avait bien, tant dehors que dedans, une troupe de cent cinquante hommes d'une mine des moins rassurantes.

Sur ces entrefaites, arriva Pedro, suivi du bagage.

—Eh! Pedrito, comment vas-tu? s'écria l'un des assistants, et là-dessus, coup de théâtre, reconnaissance, tableau! Il y eut des abrazos et des serrements de main: je fus présenté, ce qui me permit d'apprendre que je ne me trouvais rien moins qu'en présence du Huero Lopez; huero veut dire blond, et comme Lopez avait les cheveux et la barbe de cette couleur, on lui avait donné le surnom de Huero. C'était un homme de trente-six à quarante ans, jeune encore, et dont la physionomie n'avait rien de féroce; il avait cependant, dans un rayon des plus étendus, une terrible réputation. Le Huero Lopez était un chef de voleurs émérite, autour duquel cinq ou six ans de brigandages impunis avaient groupé la fleur des sacripants de la province; la troupe variait de cent à deux cents hommes, et comme elle commençait à devenir respectable, le chef, depuis peu rentré en grâce auprès du gouvernement libéral, avait fait sa paix avec le monde. Il n'était plus corvéable de la potence; loin de là, le gouvernement constitutionnel lui avait octroyé le grade de commandant. La carrière des honneurs lui était ouverte, il n'avait plus qu'à poursuivre.

Le Huero Lopez avait dirigé sa première expédition contre Teotitlan que nous avions quitté la veille, et dont il s'était emparé après un assaut des plus opiniâtres.

Aussi, la soirée se passa-t-elle à raconter les hauts faits de ses officiers, la mort du général un tel, dont voici le vainqueur, me disait-il, en me montrant un de ses acolytes. On avait fait tant de butin, fusillé tant de réactionnaires; l'un était mort bravement, l'autre s'était fait tirer l'oreille; tous détails fort intéressants et qui soulèvaient le cœur.

Cependant il s'inquiétait de notre voyage, s'étonnant que nous fussions arrivés jusqu'à lui sans accident; puis, en bon prince, et avec une galanterie merveilleuse, il s'informa si nous avions faim, et, sur l'affirmative de nos estomacs aux abois, il commanda deux tasses de chocolat qu'on apporta chaud et mousseux à faire plaisir, nous promettant pour le lendemain quelque chose de plus substantiel.

Voyant mon hôte en si belle humeur, je lui contai la mésaventure de nos bêtes et le priai de vouloir bien me changer mes deux chevaux invalides contre deux autres en meilleur état, me proposant de payer la différence. Il y acquiesça de tout cœur, et remit au lendemain la négociation de l'affaire. Il n'y a vraiment plus vertueux qu'un coquin parvenu.

Malgré tout le charme d'une réception si flatteuse, je crus prudent d'éviter à ses hommes des tentatives inhospitalières à l'endroit de mes bagages; aussi, le tout fut-il empilé dans la cabane même où sommeillait le chef. De notre côté, nous dûmes songer à trouver un gîte.

Le temps était couvert, la nuit orageuse, la chaleur asphyxiante; impossible de songer à dormir sous un abri quelconque; j'étendis donc mon manteau de gutta-percha dans la cour, sur la terre nue, je pris ma selle pour oreiller et je m'endormis.

Toute la nuit, cependant, je fus agité, tourmenté par des démangeaisons effroyables, et de gauche et de droite, Pancho mon domestique, et Pedro mon ami, s'agitaient comme moi. Quel réveil, hélas! Tous trois avions à la figure des marques rouges et sanglantes de deux centimètres de largeur; les bras et les jambes en portaient également, et c'était une fureur de picotements à n'y pas tenir.

Le talaje, tel est le nom du charmant inconnu qui nous avait martyrisés, est une espèce de petit ver qui, la nuit, s'attaque à tout être étendu sur la terre; aussi les habitants de Quiotepec couchent-ils sur des planches élevées de quelques pouces au-dessus du sol.

Au petit jour, un trompette avait sonné la diane, et chaque soldat, avec l'aplomb des troupes régulières, s'était aligné pour passer une inspection; sitôt qu'elle fut terminée, je rappelai au commandant sa promesse de la veille, et l'on s'occupa de me choisir deux chevaux; les miens étaient véritablement jeunes et vigoureux, quelques jours de repos les remettraient infailliblement, et ce n'était pas en somme une mauvaise affaire que je proposais là.

Guidé par un lieutenant du Huero, je fixai mon choix sur un alezan bas sur jambes mais trapu, de huit à dix ans d'âge, et sur un gris pommelé plus jeune, grande et jolie bête, gracieuse sous le harnais, et d'une prestance remarquable. Je montai les deux, et fis avec chacun un temps de galop; ils me parurent doux, dociles, et je me confondis en remercîments. Ne voulant pas, de mon côté, être en reste de générosité avec mes hôtes, je donnai cinq piastres d'étrenne au garçon qui me les sella. À dix heures, après un déjeuner copieux, j'allai prendre congé du futur général et je partis.

Ah! la belle chose qu'un bon cheval, pour courir le monde à travers les sentiers d'un pays inconnu! Joyeux et fiers nous avancions, nous faisant un jeu des plus âpres montées, et nous livrant dans les plaines à des fantasias échevelées.

Ah! la belle chose qu'un bon cheval! Ah! la poétique chose! alors que dans une course rapide, le souffle du zéphyr vous fouette la figure comme un vent de tempête! le doux être qu'un coursier soumis, esclave de son frein, calme à la voix du maître ou se précipitant comme l'aquilon!

Ainsi nous chantions, Pedro et moi, célébrant les vertus de nos compagnons nouveaux et bénissant la main qui nous les donna.

La journée fut belle assurément, et la pauvre mule fut seule à la trouver longue. À midi, nous étions à Cuicatlan, délicieux village caché sous la verdure aux pieds de montagnes à pic. Le soir, à six heures, nous entrions au galop dans la rue de Don Domingillo; mais, ô terreur! d'affreux murmures nous poursuivent; en peu d'instants les cris augmentent, le village entier, l'alcade en tête, est à nos trousses; au voleur! arrêtez, au voleur! Je regardais Pedro, Pedro me regardait, nous cherchions vainement à qui pouvaient s'adresser ces cris et ces clameurs,

Nous étions seuls dans la carrière,
Aveuglant de flots de poussière
Nos acharnés persécuteurs.

En vérité, l'illusion n'était plus permise, il fallut s'arrêter.

Ce cheval m'appartient, dit un Indien désignant l'alezan; il me fut volé la semaine dernière, et je le réclame; tout le village m'est témoin. Pedro se trouvait démonté. Je protestai de toutes mes forces alléguant l'échange que j'avais fait le matin même, et le retour que j'avais donné. Nous parvînmes, mais au pas, jusqu'à la fonda, où deux Espagnols et leurs femmes étaient arrivés avant nous; je les pris pour juges de l'affaire. Le Huero Lopez était une autorité reconnue, je croyais avoir fait un échange honnête, et je protestai de nouveau de la pureté de mes intentions. Ce cheval est à moi, répétait l'Indien, je veux mon cheval; cette raison valait mieux que toutes les miennes; en fin de compte, il me fallut parlementer.

«Venez avec moi, dis-je au féroce propriétaire, n'est-il pas juste que j'achève ma route, et forcerez-vous ce pauvre homme à faire vingt-cinq lieues à pied. Pedro m'appuyait, on le comprend sans peine: Venez avec moi jusqu'à la ville, vous ramènerez votre cheval, et je payerai vos peines.»

L'alcade trouva la proposition acceptable, et le marché fut conclu. Je compris alors la générosité du bon Lopez; le commandant avait troqué deux chevaux volés et qu'on pouvait lui réclamer à chaque instant, pour deux chevaux légalement acquis et que personne ne pouvait revendiquer comme siens; il a dû bien rire de ma simplicité. Le tour était bon néanmoins, je ne pouvais qu'en rire moi-même; Pedro criait: Vertu, tu n'es qu'un nom!

De Don Domingillo, deux routes conduisent à la vallée d'Oaxaca; la première, grande et belle, achevée sous l'administration de Juarez, alors qu'il était gouverneur de la province, contourne les hauts sommets de la Cordillère pour aboutir à la naissance de la première des trois vallées qui composent le Marquesado; l'autre est un simple sentier suivant le rio de las Vueltas, petite rivière aux mille détours courant enchaînée dans des montagnes à pic; impraticable pendant la saison des pluies, ce sentier n'est suivi qu'en temps de sécheresse: la rivière étant alors guéable dans tout son parcours, le voyageur y gagne une journée de marche. Nous suivîmes ce dernier.

Notre petite troupe formait une caravane de dix personnes en y comprenant les domestiques et l'Indien du cheval. C'est avec bonheur qu'on s'enfonce dans ces gorges profondes où les eaux du torrent entretiennent une fraîcheur délicieuse et une éternelle verdure; le sentier se perd à chaque instant sous l'ombre des grands arbres, traverse la rivière, se perd de nouveau, puis la traverse encore: soixante et dix fois, dans un parcours de deux lieues nous traversâmes le torrent. Le sentier s'élève alors, la vallée s'élargit, quelques haciendas de cannes, çà et là de pauvres villages, puis la montagne aux escarpements rapides où souvent le cavalier est forcé de mettre pied à terre pour soulager sa monture: le matin, nous étions en Terre Chaude et le soir nous parcourions les forêts de chênes et de sapins des hauts sommets. À sept heures, nous arrivions à Etla, dans la plaine, et le lendemain nous étions à Oaxaca.

VI

Oaxaca.—La ville.—Les mœurs.—Le bal.—Le clergé.—L'histoire de don Raphaël.—Les passions politiques.

Oaxaca, comme toutes les villes de la Nouvelle-Espagne, est divisée en carrés parfaits, presque toujours orientés, à savoir chaque façade regardant un des points cardinaux. Quoique ayant moins souffert de la guerre civile que les villes du nord, par suite de son éloignement des centres révolutionnaires et de la difficulté des chemins qui la relient aux provinces voisines, Oaxaca n'en est pas moins déchue de son ancienne prospérité. Il m'était réservé de voir achever sa ruine.

Admirablement située au point d'intersection de trois vallées fertiles prodiguant à l'envi les produits des deux mondes, elle offre, en fait de monuments, une charmante église avec portail renaissance mélangé de mauresque d'une richesse extrême, mais que déparent deux clochers bâtards; la cathédrale, construction massive qui n'a rien pour attirer le regard, et le couvent de Santo Domingo, colossal établissement avec cloîtres magnifiques et des escaliers d'un grandiose qui ne le cède en rien au plus monumental de nos escaliers royaux.

La place, attenant à une promenade ombreuse, est de belle dimension, flanquée d'un côté par le palais, édifice de construction moderne; elle est bordée des trois autres par des portales, galeries couvertes, à piliers ou à colonnes. Le marché, où se pressent des Indiens de toutes nuances, est d'une richesse incroyable en légumes et en fruits de toutes sortes; les poires, les pêches, les raisins y sont amoncelés auprès d'énormes cherimoias, d'ananas et de bananes: aussi la vie est-elle facile, et l'on ne rencontre dans la ville, en fait de mendiants, que quelques estropiés et des aveugles. La grande sécheresse de l'atmosphère et la lumière éblouissante du plateau y causent de nombreuses affections ophthalmiques; je fus obligé moi-même de renoncer à toute lecture devant les accidents inquiétants auxquels ma vue devenait sujette.

Presque toutes les maisons d'Oaxaca n'ont qu'un rez-de-chaussée; il ne faut point leur demander d'architecture, les rues n'offrent aux regards de l'étranger que de simples murs percés de fenêtres avec grilles, sans sculpture et sans ornementation aucune. L'édilité de la ville exige que toutes les maisons soient peintes en couleurs foncées ou peu photogéniques; hors le blanc, vous y trouverez toutes les couleurs de la palette. Si l'extérieur des habitations est ingrat et nu, l'intérieur est presque toujours charmant; un vaste saguan, porte cochère, vous introduit dans une cour carrée, entourée pour l'ordinaire d'un portique assez gracieux, et plantée de grenadiers, d'orangers et d'une espèce de cédrats à fruits ronds nommés toronjo, et dont la tige atteint des proportions énormes. Des parterres de fleurs s'épanouissent à l'ombre des arbustes, et des roses grimpantes s'allongent autour des colonnes.

Tout cela est propre, bien tenu, plein de fraîcheur, de gazouillement d'oiseaux et de senteurs enivrantes.

La vie, on le comprend, se passe toute au dehors, dans ces pays du soleil.

La galerie sert à la fois de salle à manger et de salon.

Ces petits jardins, qui sont la joie de la vie intérieure, sont d'un entretien difficile et coûteux; chaque fleur exige, comme première condition d'existence; un pot isolé au moyen d'une sébile en terre pleine d'eau, de manière à former une île. Les arbustes sont également entourés d'un anneau concave en ciment, qui les isole.

Cette précaution est prise contre les arrieras, espèce de fourmis à corselet épineux nommées charretières, qui atteignent une grosseur remarquable, et dont la rage de destruction est sans égale. Ces fourmis sont une plaie pour les maisons. Comme les voleurs et autres gents malfaisantes, elles ne travaillent guère que la nuit, ce qui leur assure ordinairement l'impunité. Leur établissement principal est toujours à une distance considérable du théâtre de leurs dégâts; aussi est-il impossible de les détruire, et la longueur de leurs galeries les met hors d'atteinte de toute espèce de châtiment. Leur nombre est si extraordinaire et leur organisation si merveilleuse, qu'il leur arrive de dépouiller, en une nuit, de ses bourgeons, de ses fleurs et de ses feuilles, un oranger de grande dimension; les unes montent et découpent les feuilles par grandeur voulue, tandis que d'autres attendent au pied de l'arbre la besogne des découpeuses; et tel est l'instinct de ces petits animaux, qu'ils savent attendre que l'arbre soit raisonnablement chargé de feuilles, de manière que la moisson en vaille la peine. Je les ai vues surveiller un rosier que j'affectionnais, et ne le dépouiller qu'au moment où les boutons allaient s'épanouir.

Les tremblements de terre sont annuels à Oaxaca, et les murs de ces maisons si basses ont la plupart jusqu'à deux mètres d'épaisseur. Ces tremblements, sur un sol rocailleux, n'agissent point par oscillation comme dans la plaine mobile de Mexico, mais par trépidation, mouvement plus dangereux s'il est possible, et qui, par des ébranlements successifs, détruit en un clin d'œil les édifices les plus solides. À Oaxaca comme à Mexico, je fus témoin d'un de ces terribles phénomènes; il fut violent, mais de courte durée; assez long cependant pour épouvanter l'âme la plus résolue et me donner le temps de me précipiter dans la cour. L'instinct de la conservation bannit toute convenance et toute pudeur: je trouvai le personnel de la maison, hommes et femmes,

Dans le simple appareil......

d'aucunes enveloppées dans un drap et d'autres parfaitement nues; tout ce monde éclatant en prières ferventes, je vous assure, et en supplications passionnées.

Dieu n'a besoin que d'une petite secousse pour constater le nombre de ses fidèles.

Le danger passé, une vieille domestique de la famille expliquait tranquillement à son fils une formule au moyen de laquelle on pouvait prévenir tout désastre.

Le palais et la cathédrale en furent tous deux pour une corniche dont la chute ne blessa personne, et des crevasses qu'on s'empressa de combler.

Au sud-ouest de la ville se trouve le mont Alban, qui se relie à la chaîne de la Misteca; au nord-ouest la sierra Madre envoie jusqu'aux maisons du faubourg le prolongement de ses derniers contre-forts. Le San Felipe, point culminant de la sierra, borne l'horizon de la ville au nord, et lui prodigue en tout temps des eaux fraîches et limpides. Ainsi placée, Oaxaca ne doit rien envier aux plus belles villes de la république.

Tout fédéral que soit le Mexique, le lien qui unit chacune de ses parties est des plus faibles, et l'on peut dire qu'il n'y a d'autre nationalité que la nationalité de province. L'habitant de Puebla est un Poblano, celui de Chiapas un Chiapaneco, nul ne vous dira qu'il est Mexicain. Cet esprit de clocher se retrouve partout, mais nulle part il n'éclate avec autant de violence que dans la jolie ville d'Oaxaca.

Rien n'est bon, n'est beau, n'est bien, n'est admirable en dehors de ce petit État, et quoique tirant toute chose du dehors, pour ce qui regarde la mode, l'industrie et les arts, il semble que ce soit un tribut que l'univers lui paye et dont il ne doive aucune reconnaissance.

Quelques habitants poussent cette faiblesse jusqu'au ridicule le plus insensé; il n'est pas jusqu'à leurs femmes qu'ils ne dotent des avantages les plus singuliers et des vertus les plus extraordinaires. Mon séjour ne m'a rien appris à cet égard, et je laisse à d'autres plus heureux le soin de les découvrir.

Il faut attribuer cet amour-propre excessif à la concentration d'une existence toute locale, que des relations plus suivies avec le monde viendront sans aucun doute modifier un jour.

Le besoin de société, l'esprit de réunion sont fort développés à Oaxaca. L'on arrive promptement à l'intimité avec des gens qui se livrent avec abandon, et le même jour vous donne presque autant d'amis que de connaissances; je n'affirmerai point pour cela qu'il faille compter sur eux dans une circonstance difficile: le dévouement est une fleur rare par toute la terre; mais ils s'empresseront pour une démarche, vous combleront d'avances, de lettres de recommandation, vous couvriront de leur influence, s'il y a lieu, déployant une affabilité constante et une bienveillance infatigable.

La causerie est vive et animée, l'esprit agressif et mordant des petites villes y déroule avec complaisance les mille et un riens d'une chronique passablement scandaleuse, qu'entretient une morale relâchée. La politique, dans laquelle les femmes jouent un rôle considérable, jette en pâture à la conversation des petits cercles un aliment toujours nouveau.

Cette tendance est naturelle dans un pays où la bureaucratie absorbe toutes les ambitions: être ou n'être pas employé, c'est pour eux une question de vie ou de mort; aussi les partis y sont-ils toujours sur la brèche pour attaquer ou pour défendre: quoi de plus simple que la guerre civile dans de telles conditions?

Il n'est pas rare de rencontrer parmi ces jeunes ambitieux des talents remarquables, une instruction solide, fruit d'un travail obstiné, et le don de deux ou trois langues qu'ils parlent avec facilité.

Comment expliquer qu'une fois au pouvoir, ces brillantes qualités disparaissent pour faire place à une nullité désespérante? C'est qu'ils trouvent à leur tour, chez les autres, cette opposition systématique qu'ils pratiquaient eux-mêmes avec une si déplorable obstination; c'est que tout est paralysé chez eux, et que leurs facultés suffisent à peine à défendre contre leurs agresseurs les positions qu'ils viennent si péniblement d'acquérir. Les beaux projets de réforme sont oubliés, le service public abandonné, la désorganisation se précipite, la gangrène arrive à sa dernière période, l'État se meurt: voilà le Mexique. Réactionnaires et libéraux se reprochent mutuellement, dans ce langage qu'on connaît, leurs fautes réciproques; tous deux sont également coupables et travaillent avec une émulation impie à l'anéantissement complet de leur beau pays.

Le président Juarez est une des illustrations de l'État d'Oaxaca: de sang indien pur, il est fils de ses œuvres et doit tout à lui-même. On le voit passer du barreau d'une ville de province au gouvernement de l'État, arriver à la présidence de la cour suprême et s'asseoir, honnête homme, sur le fauteuil présidentiel. Son administration, comme gouverneur de l'État d'Oaxaca, a laissé derrière lui un parfum de probité qu'on respire rarement au Mexique, et les améliorations qu'il s'efforça de répandre dans le service public donnent une preuve de son dévouement au bien-être de ses concitoyens. L'organisation des villages indiens de la sierra qui font partie de la province, et dont il est originaire, lui fait le plus grand honneur: on est surpris d'y trouver des écoles obligatoires, d'où sortent des Indiens sachant lire, écrire et compter; on en croit à peine ses oreilles, alors que les sons de l'orgue des temples ou les fanfares des instruments de cuivre vous rappellent les goûts de votre patrie lointaine au milieu du sauvage aspect de la montagne.

Je ne sais si le Mexique placera Juarez au nombre de ses grands hommes; mais c'est à coup sûr une personnalité remarquable. Au milieu de la pénurie de talents qui l'entoure, il a pour lui cette probité si méritante en son pays, une constance glorieuse à ne point désespérer de sa cause, une obstination molle, mais infatigable à lasser la fortune, une douceur de caractère que travestissent ceux qui l'ont peu connu. Plusieurs m'en ont dit du bien; chaque fois que je le vis, il me rendit service.

Parmi les personnalités remarquables d'Oaxaca, il faut rappeler une pauvre vieille, dernière descendante de Montézuma. Le gouvernement, m'a-t-on dit, lui faisait autrefois une pension suffisante pour assurer une existence honorable à cette princesse déchue, et les Indiens, une fois l'an, venaient rendre hommage à l'arrière-petite-fille du grand roi.

La señora Silva, sur un trône, entourée du prestige inoffensif de sa haute naissance, recevait des Indiens prosternés la muette expression d'un religieux respect. Mais la pension se réduisit insensiblement suivant les fluctuations des finances; aujourd'hui, le dernier rejeton d'une race impériale s'éteint dans la solitude et la misère.

J'ai dit que les mœurs étaient relâchées: l'intimité des familles entre elles prête à la familiarité des jeunes gens des proportions dangereuses.

Les amourettes naissent comme des fleurs sous ce ciel merveilleux. Si les fenêtres ont des grilles, les maisons sont basses, et le diable est leste. L'amour, au Mexique, a conservé de sa tournure espagnole: il lance des madrigaux, fait jouer la sérénade, improvise sur la guitare, et ne craint pas d'employer la gazette pour envoyer un sonnet à sa belle. Il s'accroche encore, mais rarement, à l'échelle de soie.

Le mariage consacre pour l'ordinaire ces unions anticipées; mais lorsqu'un inconstant porte à d'autres idoles l'encens d'un cœur volage et que la délaissée ne peut dissimuler le fruit de sa faute, le monde n'impose à la pécheresse qu'une réprobation indulgente. «Hubo una desgracia, dit-on: elle eut une mésaventure.» Quelques mois d'éloignement arrangent les choses; de temps à autre cependant la comédie tourne au drame, drame atroce, vengeance de cannibale. Telle est l'histoire du señor Eusebio. J'ai connu les personnages, j'ai assisté au dénoûment, j'essayerai de vous la dire.

Don Eusebio peut avoir de quarante-cinq à cinquante ans; il paraît jeune encore; ses épaules larges et trapues, sa marche facile et légère malgré l'embonpoint qui commence à l'envahir, lui donnent l'apparence d'une force peu commune; sa tête est grosse sur un cou charnu; les lèvres sont épaisses, la bouche est grande; tout le bas de la figure dénote des instincts où la violence le dispute à la sensualité; ses yeux sont jaunes tirant sur le vert et pleins d'une expression jalouse et méchante.

Il jouit d'une réputation douteuse, et son passé renferme des mystères.

Sa maison, placée au nord de la cathédrale, n'a rien qui la distingue des demeures voisines: elle se trouve parallèle à un couvent de femmes qui fait le coin du carré suivant, et s'ouvre de ce côté par deux fenêtres à grillage en bois.

Don Eusebio n'a pas d'amis, et sa maison fut pour ainsi dire déserte jusqu'au jour où ses filles devinrent de grandes personnes. Il en a trois. Héléna, la première, ressemble à don Eusebio et paraît en avoir tous les instincts. C'est une grande et superbe fille chez qui la vie déborde; elle a toutes les beautés provocatrices: la hanche saillante, des bras robustes et ronds, des épaules grasses, une gorge audacieuse, des lèvres rouges et ce teint pâle et mat des natures passionnées; ses yeux noirs avaient une fixité embarrassante. À l'époque dont nous parlons, la chronique s'était déjà maintes fois occupée d'elle; mais elle n'avait point eu de desgracias.

Une cour nombreuse se disputait ses sourires, et quelques robes noires se mêlaient à la foule. Le père autorisait, cherchant un gendre. Oaxaca respirait dans un entr'acte de guerre civile, et les réunions se succédaient sans relâche. Sur ces entrefaites, un jeune homme de Mexico vint passer quelque temps dans le Marquesado, vivant chez son père, voisin de don Eusebio, et dont la maison occupait, à cinquante mètres plus bas, le milieu du carré de face.

La famille de don Rafael se composait de doña Marianita, sa femme, de Louisito, un fils tard venu, le Benjamin, et du nouvel arrivant.

Henrique rapportait de la capitale une tournure dégagée, cet air de suffisance qui plaît aux femmes et des prétentions de blasé que les sots affichent volontiers; une moustache longue et pointue lui donnait un petit genre matamore qui ne messeyait point; il avait l'œil d'un bleu tendre, et sa chevelure blonde, naturellement bouclée, était fort belle.

En somme, on le disait beau cavalier, il le croyait plus que tout autre; mais, à mes yeux; il perdait la moitié de ses avantages par un rire bête qu'il lançait éternellement et à tout propos, ce qui chez bien des gens lui avait fait une renommée de bel esprit.

On lui prêtait mille aventures; c'était pour Héléna une conquête à faire. La famille d'Henrique possédait quelque bien; c'était pour don Eusebio le mari demandé.

Du reste, la chose allait de soi. Henrique renoua sans difficulté des relations d'enfance, et, malgré les avertissements de son père qui n'estima jamais don Eusebio, il fut en quelques jours du nombre des intimes.

À première vue, il fut ébloui. On ne pouvait rêver plus belle maîtresse. Pour Héléna, jeune et coquette, elle éprouva quelque satisfaction de l'effet produit et ne demanda pas mieux que de plaire.

Il fut bientôt évident qu'Henrique était le préféré. Aussi le cercle des adorateurs diminua chaque jour; quelques-uns seulement cherchèrent à disputer au Mexicain une conquête si belle; mais ils n'eurent plus qu'à se retirer devant la persistance de ses succès.

D'autres tournèrent bride et déposèrent aux pieds de la sœur des hommages dont l'aînée ne voulait plus.

Rien de moins platonique que cette passion facile; mais la jeunesse verse sur toutes choses un tel torrent de fleurs, qu'on se méprend volontiers sur des liaisons qu'on croit éternelles et qui ne sont que d'un jour.

Henrique me raconta souvent les premiers bonheurs de son amour naissant. Il me parlait de ses promenades solitaires dans la vallée, de ses rencontres fortuites à San Felipe, de ces charmants dîners à Santa Maria del Tule sous les ombrages du vieux Sabino; mais l'amour-propre chez lui l'emportait sur l'amour, et son œil brillait plus encore en me disant ses triomphes, le dépit de ses rivaux repoussés; et l'éclatante satisfaction que lui valaient les préférences d'une aussi belle personne.

Don Rafael fermait les yeux et voyait tout.

Cependant le tête-à-tête est difficile dans une maison ouverte à tout venant, où se croisent et s'ébattent une foule de domestiques et d'enfants; il fallait un dénoûment; mais Henrique ne pensait point au mariage. Il y eut alors d'humbles demandes, des supplications et des résistances: toute cette habile et naïve comédie de l'amour à laquelle nous croyons si facilement et dont, en somme, les femmes sont presque toujours victimes. Henrique, désespéré, parlait de départ; à cette époque, il était vraiment épris. Héléna céda.

Par une nuit obscure, Henrique escaladait la grille de bois d'une fenêtre, s'accrochait à la corniche et bondissait sur l'azotea (toit plat). Héléna, tremblante, l'attendait sous un bosquet de jasmins. Don Eusebio avait tout vu.

Un mois de sérénades, d'entrevues mystérieuses, de rendez-vous dangereux pleins de poignantes émotions, prolongea le délire de cette première nuit d'amour.

Les observations de don Rafael n'arrêtèrent point l'heureux Henrique.

On jasait cependant, et les rivaux éconduits surent lui dire, à mots couverts, qu'il n'était pas le seul heureux, et qu'en tout cas il n'avait pas été le premier.

Henrique refusa d'y croire, et sa position compromettante; peut-être son courage, ne lui permirent pas d'imposer silence à ces bruits insultants; mais son amour baissa; il ne se montra plus aussi souvent dans la maison de don Eusebio: les nuits le surprirent plus rarement sous ce bosquet parfumé témoin de ses premiers soupirs, et l'escalade de l'azotea lui sembla d'une prodigieuse difficulté.

La fière jeune fille lui demanda compte de son insultante froideur; Henrique se défendit faiblement, protesta, balbutia et voulut se retirer. Il y eut alors une scène de violence qui l'épouvanta; mais voyant qu'elle allait perdre son amant, Héléna devint tout à coup tendre, pressante, suppliante; elle le prit comme un enfant dans ses bras, le couvrit de baisers et de caresses passionnées.

—Que deviendrai-je sans toi, lui disait-elle; je t'aime et n'adore que toi; je suis seule au monde; tu l'as vu, je n'ai plus d'amis: tous se sont éloignés. Ton amour, mon Henrique, c'est ma seule joie sur terre, c'est mon avenir, ma vie, mon seul bonheur. Ne m'abandonne pas! Et puis, ajouta-t-elle en le voyant se fondre devant ces témoignages passionnés, je n'osais te le dire, Henrique, je suis mère. Que devenir si tu t'en vas? Mon père, oh! mon père me tuerait.

Cette confession terrifia le pauvre amant. Il revint néanmoins, mais sombre, craintif, désillusionné, ne sachant plus comment rompre des liens de fer.

Don Eusebio jugea prudent d'intervenir. Il surprit Henrique chez Héléna, obtint une confession complète, et ne permit au malheureux de s'éloigner que sous serment d'épouser sa fille.

Il fallut tout dire à don Rafael. Devant de pareils faits, toute observation était inutile, et la conférence se termina par un refus énergique de jamais consentir à ce mariage.

Henrique n'aimait plus; la nuit venue, à l'heure où si souvent il s'agenouillait près d'elle, il sella son cheval et partit.

Le lendemain, don Eusebio aux aguets, fut étonné de ne point le voir; il s'informa, connut le départ, rentra. Il était calme, quiconque l'eût rencontré n'eût point deviné ce qui se passait en lui; il croisa plusieurs personnes auxquelles il répondit, en souriant, aux compliments banals, insultes déguisées que chacun lui adressait, car tout se savait déjà.

Une fois chez lui, l'orage fit explosion; il brisait, en les touchant, les meubles qui tombaient sous sa main, ses yeux étaient sanglants, il épouvanta les siens, on n'osa lui rien dire. Héléna pleurait en silence.

Cependant, il reprit quelque pouvoir sur lui-même, et voilant sa fureur, il sella son cheval et sortit la cigarette à la bouche comme en un jour de paseo.

Henrique n'avait que deux chemins à prendre, la route de la sierra par Vera Cruz, c'est-à-dire faire un détour de plus de cent lieues, et le chemin de Tehuacan le plus facile et le plus rapide. Le doute n'était pas possible, une fois hors de la ville, don Eusebio mit son cheval au galop et fit presque huit lieues d'une traite; il sut qu'Henrique était arrivé le matin et s'était reposé trois heures. C'était une demi-journée d'avance.—Fils de chien, je t'atteindrai, murmurait-il. Il rafraîchit les naseaux de son cheval, et prit par le rio de las Vueltas.

Henrique, croyant le sentier coupé par le torrent, avait pris la route presque carrossable de la montagne; du reste, ignorant la poursuite, il prenait son temps; le cheval de don Eusebio, vigoureux et fort, dévorait l'espace.

Henrique arriva, vers les quatre heures du soir, à Don Domingillo, et fut se loger à tout hasard à l'entrée du village chez un Indien qu'il connaissait, fit renfermer son cheval et ne sortit qu'à la nuit tombante, sans s'éloigner cependant et fumant un cigare.

Il lui sembla tout à coup entendre le galop précipité d'un cheval; un frisson terrible le saisit, il reçut, me racontait-il, comme un coup d'épée en pleine poitrine, et, se dissimulant derrière une cloison, il vit déboucher du sentier de las Vueltas don Eusebio lui-même, couvert de poussière, son cheval haletant et rendu. Il passa près de lui et mit pied à terre à deux cents mètres environ à la seule fonda du village.

Henrique rentra dans la cabane de l'Indien auquel il conta partie de son histoire, lui donna dix piastres pour se taire, et fut s'ensevelir au milieu des épis de maïs dans une espèce de grenier suspendu sur quatre pieux. Le mors de son cheval, sa selle et son zarape, lui furent jetés d'en bas. Il attendit.

Don Eusebio apprit, en blasphémant, qu'Henrique n'avait point paru; il voulut cependant s'en assurer, visiter la fonda du haut en bas, et s'en fut errer comme un chacal dans le village: aucune trace, rien qui pût le guider. Il remonta et se dirigea du côté de la cabane en question. Au débouché de la route, Henrique le vit venir et se crut perdu. Don Eusebio entra, donna le signalement du cheval et de l'individu, déposa une piastre dans la main de l'Indien, et lui fit détailler toutes personnes qui avaient dû passer devant lui.

—C'est un ami que je désire rejoindre, disait don Eusebio, et nous devions nous trouver en ce village; je suis en vérité bien étonné de ne le point voir. Il examinait avec soin l'intérieur de la cabane, saisit avec violence un mors suspendu dans l'obscurité, l'examina, et ne le reconnut point.

—N'as-tu point de cheval, l'ami? demanda-t-il encore.

—Si, monsieur, une vieille jument couchée là-bas dans le patio, si vous voulez de la lumière; nous l'irons voir.

—C'est inutile, répondit don Eusebio, que déroutait l'assurance de l'Indien. Il s'approcha néanmoins, jeta un coup d'œil dans la cour, et comme l'animal était couché, que la nuit était assez sombre, il ne le reconnut pas non plus; Henrique, la mort dans l'âme, suivait du haut de son observatoire suspendu tous les mouvements de son ennemi.

—Maudit! s'écria don Eusebio, en partant. Il a dû suivre jusqu'à Cuicatlan, ajouta-t-il tout bas, à demain. Cuicatlan n'était qu'à deux lieues. Henrique fut sauvé, mais ne dormit pas de la nuit.

Vers les trois heures, il entendit le trot d'un cheval s'éloignant dans la direction de Tehuacan, c'était don Eusebio continuant sa poursuite. Henrique attendit une heure environ, et suivit le même chemin; mais, à deux kilomètres du village, il laissa sur la droite la rivière que venait de traverser don Eusebio, prit à gauche, et s'enfonça dans la Misteca. Deux jours après, don Eusebio rentrait à Oaxaca, et reprenait ses occupations. L'enfant ne vint jamais au monde.

Don Rafael néanmoins sentait la vengeance planer au-dessus de sa tête, divers guet-apens dont il se tira par bonheur, laissaient deviner la main de son ennemi: le temps, pensait-il apaiserait l'affaire. Il n'en fut rien.

Deux ans après, les événements que nous venons de raconter, C... prit la ville; ses troupes occupaient le palais, la cathédrale et le couvent qui se trouvait sur l'alignement des deux maisons ennemies; de temps à autre, les partis tiraillaient entre eux. Don Rafael, portes et fenêtres closes, ne permettait à aucun des siens le moindre coup d'œil au dehors, sa tendresse de père lui faisait craindre un malheur. Pour don Eusebio, toujours à l'affût comme un tigre guettant sa proie, il quittait rarement sa fenêtre observatrice. Un jour, sur le midi, comme de la matinée on n'avait entendu le son d'un coup de fusil, doña Marianita ouvrit la fenêtre. Louisito s'y précipita pour regarder, elle-même ne put se défendre d'un moment de curiosité. Pour Dieu! s'écria le père, retirez-vous. Au même instant une explosion isolée se fit entendre, et l'enfant, une balle au front, tombait dans les bras de sa mère.

—Jésus! fit-elle. Ah! Jésus! mon fils! mon fils! Ah! Dieu! elle s'affaissa, on la crut morte aussi.

Elle tenait l'enfant dans ses bras; tous deux couverts de sang formaient un épouvantable tableau; don Rafael, muet, hagard, épouvanté, se précipita sur eux: il était bien mort, le doux enfant.

Don Rafael traîne depuis ce jour une vie à demi-éteinte, quant à doña Marianita, elle est folle.

Le clergé encourage par son exemple cette dissolution de mœurs qui se retrouve un peu partout dans le Mexique; mais il est difficile de trouver une province où il affiche avec plus de naïveté le relâchement de ses mœurs.

La première fois qu'il me fut donné d'observer cette étrange manière de vivre, c'était au bal où l'on me présenta à mademoiselle X..., fille du curé X..., qui lui-même, en habit de ville, se trouvait présent.

Je sus depuis que grand nombre de ces messieurs avaient famille, que plusieurs d'entre eux menaient grand train, donnant bals et banquets, qu'un autre, exception il est vrai, entretenait trois sœurs à la fois, desquelles il avait des filles, dont chacune était dotée sur les priviléges de telle ou telle église dont il était curé.

Plus tard, me trouvant dans une maison de jeu d'assez bas étage, j'y rencontrai deux prêtres en soutane, et l'un, tutoyant ponteurs et croupiers, jurant comme un damné, tenait sur ses genoux une fille publique avec laquelle il s'était associé; il y avait là cinquante personnes peut-être, et de tout ce monde j'étais le seul que la chose étonnât.

Quand, chez un peuple, le sens moral est à ce point perverti, que de pareils exemples ne soulèvent que les plaintes discrètes des honnêtes gens et que toute indignation est morte, il faut se voiler la face et désespérer du salut de ce peuple.

VII

Long séjour.—Phénomènes photographiques.—Les trois vallées.—Santa Lucia.—Santa Maria del Tule.—Le Sabino.—Mitla.—Les ruines.—Le village.—Les pitajas.—Clichés perdus.—Prise de la ville.—Mont Alban.—Le vieux couvent.—Deuxième expédition.—Siége de la ville.—Départ pour Vera Cruz.

J'attendais mes bagages depuis deux mois, ils n'arrivaient pas; je craignis que l'état des routes ne permit pas à l'expéditeur de me les envoyer, il fallut donc me mettre à l'œuvre avec les ressources que m'offrait la ville. Je fabriquai du nitrate et du fulmicoton, j'avais des glaces et l'un de mes instruments; je trouvai de l'éther et de l'alcool. Pour développer l'image il me fallut employer le sulfate de fer qu'on trouve partout.

Mes premiers essais ne furent pas heureux, les clichés des monuments de la ville étaient mauvais. Quelques jours après j'en fis d'autres meilleurs, presque satisfaisants. Je préparai donc mon expédition de Mitla, car je devais retourner au Yucatan, remonter à Palenqué, traverser la sierra et faire le tour de la province de Chiapas, en passant par Tehuantepec pour revenir à Oaxaca. J'aurais voulu faire ce long voyage avant la saison des pluies s'il était possible, et le temps pressait.

Mais quand je voulus partir, je m'aperçus que mes produits ne marchaient plus.

Pendant huit jours, je fis les essais les plus variés, je me servis de bains vieux et nouveaux, j'avais une douzaine de collodions différents, j'employai tous les développants et tous les fixateurs; peine inutile. Le collodion arriva même jusqu'à perdre toute sensibilité. Avec une exposition de cinq minutes au soleil, et un instrument double, je n'obtenais qu'une tache blanche à l'endroit du col.

Désespérant de réussir je mélangeai tous les collodions et j'attendis.

Quelques jours après, je voulus tenter un nouvel essai, je fis un cliché le matin à sept heures, il était bon: à sept heures et demie, insensibilité. Le lendemain, j'en fis deux, sans pouvoir en réussir un troisième; le surlendemain trois et, par progression, chaque jour en faisant un de plus, mais pas davantage. Tout à coup le collodion ne m'apportait que des positifs sur verre; un autre jour des négatifs, et cela sans qu'il me fût possible de faire l'un ou l'autre à mon choix. J'ai vainement cherché la clef de phénomènes aussi curieux et je laisse aux photographes érudits le soin d'en trouver les causes. Ma position était des plus embarrassantes, je craignis un moment de ne pouvoir réussir. J'aurai donc fait, me disais-je, trois mille lieues dans le but de rapporter en Europe l'image de ces ruines merveilleuses, si peu connues, si intéressantes, pour me trouver devant elles impuissant à les reproduire!

J'éprouvai pendant ces jours de sombres découragements et de terribles défaillances; j'étais sans nouvelles de mes bagages, et l'état de la province allait empirant chaque jour. Je fus sur le point de faiblir et d'abandonner la partie. Je parvins cependant à remonter ce moral affaibli, et, quoi qu'il dût m'en coûter, je voulus achever mon œuvre. Attendre! Que la patience est une belle chose pour qui sait la pratiquer!

Les vallées m'offraient une longue série de courses et d'observations; j'avais mon cheval, et chaque jour, seul le plus souvent, je parcourais l'une ou l'autre, indifférent aux aventures périlleuses de ces excursions solitaires.

La vallée de l'ouest, la première en venant de Mexico, n'offre au voyageur que des terres cultivées, des villages et des haciendas, quelques élévations douteuses où la science n'a rien à prendre, et le touriste rien à copier: c'est la moins riche de ces trois vallées et la moins intéressante. Dans la seconde se trouve un vaste couvent, commencé par Cortez, inachevé aujourd'hui et fondé sur l'emplacement d'un temple indien dont quelques murailles d'adobes (briques en terre cuite au soleil) subsistent encore. Il semble que les constructeurs de l'édifice moderne se soient servis de ces murailles pour remplacer les échafaudages dans leur construction. Ces murailles de terre sont en effet au milieu de la nef et soutiennent encore diverses parties d'un clocher moderne. L'adobe a pris la consistance de la pierre, les murs paraissent devoir résister à l'action du temps aussi bien que l'édifice espagnol, et, dans la suite des siècles, ne formant qu'une seule et même ruine, le voyageur étonné de cette création étrange confondra l'œuvre de marbre des vainqueurs et l'humble monument des vaincus.

Ces ruines confondues n'offrent-elles pas à l'esprit de l'observateur une image saisissante de cette civilisation espagnole du nouveau monde, qui n'a laissé derrière elle que souvenirs perdus, solitude et désolation? Ce mur de terre, humble mais solide encore, soutenant cet édifice incomplet, n'est-ce point l'image vivante de cette race indienne, humble aussi, soumise et opprimée, gémissant depuis trois siècles sous le poids accablant d'une civilisation menteuse, ruine aujourd'hui d'un monument inachevé?

La route qui conduit à ce vieux temple domine la vallée; couverte de tumuli vierges jusqu'à ce jour de toute profanation, elle offre à l'antiquaire des témoignages précieux de la civilisation indienne.

Ces éminences, selon toute probabilité, sont des tombeaux d'où l'on pourrait exhumer de riches trésors scientifiques. Je m'efforçai, mais vainement, de faire des fouilles: les Indiens se sont fait une religion, de ne point laisser toucher à ces vieux souvenirs de leurs ancêtres. Il m'eût fallu l'appui du gouvernement que l'agitation des esprits et la menace d'un siége m'empêchèrent d'obtenir.

À l'ouest d'Oaxaca, touchant la ville, se trouve le mont Alban, montagne aux pentes rapides comme toutes celles de la Cordillère, et surmontée d'un plateau d'une demi-lieue carrée au moins.

Ce plateau, qui semble travaillé de main d'homme, n'offre plus aujourd'hui qu'une arène bouleversée, des masses imposantes de mortier de pierres, percées de souterrains étroits, des forts, des esplanades, des contre-forts et de gigantesques pierres sculptées. Les souterrains sont formés par des dalles de grandes dimensions à murailles parallèles, et dont la voûte est remplacée par deux immenses pierres s'appuyant l'une sur l'autre. Ces pierres sont revêtues de sculptures offrant des têtes de profil qui rappellent un type étranger, le passage lui-même est étroit, ne permettant qu'à une seule personne de s'avancer à la fois.

Les plus grandes masses se trouvent au sud du plateau. Elles affectent en général la forme carrée et se composent d'une pyramide tronquée à talus fort rapide, d'une hauteur de vingt-cinq pieds environ; d'une enceinte qu'on peut suivre encore, et d'énormes monceaux de maçonneries ruinées, autrefois demeures, palais, temples ou forteresses de ces nations disparues.

Le tout est semé de débris de poteries d'une finesse extrême et d'un vernis rouge et brillant. Un Italien de Mexico fit, il y a quelques années, pratiquer des ouvertures dans ces monceaux de pierres; il en retira des colliers d'agate, des obsidiennes travaillées, et divers bijoux d'or d'un fini merveilleux.

Quel musée n'enrichiraient pas des fouilles faites avec soin!

Le mont Alban est, à notre avis, l'un des restes les plus précieux et bien certainement le plus ancien des civilisations américaines. Nulle part nous n'avons retrouvé ces profils étranges d'une originalité si frappante, que vous leur cherchez en vain quelque chose d'analogue, dans les souvenirs du vieux monde.

Ces ruines n'ont rien de commun avec les ruines de la vallée, non plus qu'avec celles de Mitla; les matériaux ne sont point les mêmes et l'architecture est différente. Ici vous ne trouvez que l'adobe, de la terre; à Mitla, un mélange de terre battue et de gros cailloux plaqués de briquettes de différentes grandeurs; dans les forts qui défendaient les palais, l'adobe encore: au mont Alban, vous n'avez que des constructions en pierre, reliées par le ciment et le mortier de chaux.

Les murs des temples étaient perpendiculaires aux plafonds, se coupant à angle droit; Mitla présente la même architecture.

Au mont Alban, au contraire, vous retrouvez la construction dite de Boveda, c'est-à-dire deux murs perpendiculaires jusqu'à hauteur d'appui, et s'inclinant l'un vers l'autre jusqu'à ne plus former qu'un écartement de vingt-cinq centimètres, fermé par une dalle. Il semble, en vérité, que les fondateurs de ces ruines, chassés autrefois par des émigrations du nord, aient poursuivi leur retraite vers le sud, traversé la sierra de Chiapas, et, se divisant en deux branches, l'une suivant jusqu'à Guatémala, l'autre aboutissant aux plaines du golfe, fondé les palais de Palenqué et plus tard les monuments du Yucatan, qui ont avec les ruines du mont Alban plus d'un point de ressemblance.

Quoi qu'il en soit de cette supposition, nous croyons pouvoir affirmer que le Marquesado offre aux voyageurs le plus vaste et le plus riche sujet d'étude.

Partout des tumuli, des temples, des palais, des ruines, un amoncellement étrange de terres réunies, des masses ruinées de maçonneries, en un mot, des traces irrécusables d'envahissements successifs et de luttes effroyables!

Le Marquesado, avec ses vallées fertiles, devait offrir aux émigrations des peuples un séjour facile dans leur marche vers le sud; il semble avoir été, dans cet univers, le grand chemin de l'homme, où chaque race, à son tour, laissa tomber quelqu'un de ses souvenirs[63].

Je dus suspendre mes promenades dans la campagne: l'armée libérale envoyée contre Cobos, alors à Teotitlan, s'était dispersée sans combat; Oaxaca pouvait encore se défendre avec douze cents hommes formant la garnison de la ville; le gouvernement avait de l'argent et des munitions, il jugea plus prudent de décamper dans la nuit, laissant la ville sans autorité, sans police et sans protection contre les faubourgs.

On craignait un pillage, et tous les intéressés, c'est-à-dire les commerçants et les gens riches, organisèrent un comité de vigilance. Chacun dut prendre les armes pour veiller à la sûreté publique. On expédia sur-le-champ au chef de l'armée réactionnaire un exprès pour hâter l'arrivée de ses troupes, et chacun, en attendant, monta sa garde et fit patrouille. J'offris mon bras comme chacun, et du reste tout se passa bien ou à peu près, la première nuit fut seule orageuse; il y eut quelques fusillades, deux ou trois arrestations, plus un assassinat.

Le malheureux était un préfet des environs, qui revenait chargé de la capitation de son village, et qui ne savait rien des événements de la ville. Hélas! il en fut la première victime. À l'entrée d'un faubourg, il reçut un coup de feu qui le renversa de son cheval; laissé pour mort, on le dépouilla des 1,500 fr. qu'il portait, de son zarape, de son cheval et de son chapeau.

Ranimé par la fraîcheur de la nuit, il eut le courage de faire plus d'un kilomètre. Je le rencontrai titubant comme un homme ivre; ses gémissements m'attirèrent près de lui, et je n'arrivai que pour le voir s'affaisser évanoui. J'appelai, on vint, et nous le transportâmes dans la boutique d'un épicier, où on l'étendit mourant sur quelques sacs vides. La balle avait dû traverser le poumon; le médecin appelé ne le regarda même pas: il n'avait que peu de temps à vivre.

Une femme arriva, sa maîtresse, me dit-on. Un prêtre était là, qui lui jeta à la hâte une absolution de circonstance; puis il se passa une comédie qu'on pourrait appeler la comédie de la mort ou du testament.

La femme se penchait à l'oreille du blessé qui ne l'entendait plus:

«À qui donnes-tu la maison?» Puis, plaçant à son tour son oreille sur la bouche du mourant, elle prenait à témoin le prêtre et les personnes présentes, que telle maison lui était donnée. Le prêtre approuvait, un complaisant rédigeait.

«À qui telle valeur?—Au clergé,» fit-elle sur un signe du confesseur.

«À qui telle propriété?» Et le testament, terminé de cette manière, on fit circuler le papier pour que chacun signât. Quelques personnes s'abstinrent et je fus du nombre. Le testament fut-il reconnu valable? Je l'ignore. Le lendemain, les troupes réactionnaires firent en triomphe, au son des cloches et des fanfares, leur entrée dans la ville. Je pouvais donc continuer mes excursions.

À l'entrée de la troisième vallée au sortir d'Oaxaca, se trouve le village de Santa Lucia, célèbre par ses combats de coqs. Deux lieues plus loin, sous des bosquets de goyaviers, de cherimoias et de grenadiers, se cache le joli village de Santa Maria del Tule. Le vieux arbre appelé Sabino, qui ombrage la cour d'une petite chapelle, est connu dans toute la république; de loin, le dôme de verdure qui couronne son énorme tronc ferait croire à l'existence d'un petit bois. De près, il frappe de stupeur et d'admiration par son prodigieux développement[64].

Le tronc, dans son plus grand diamètre, mesure quarante pieds; sur une autre face, il peut en avoir trente. À vingt pieds au-dessus du sol, il conserve les mêmes dimensions. À cette hauteur, il se bifurque et ses branches vigoureuses, semblables à des chênes centenaires, portent à cent pieds de là l'ombre de leurs rameaux protecteurs. Il n'est pas aussi haut que le comporterait l'énormité de son diamètre, et je ne suppose point qu'il dépasse cent cinquante pieds.

Outre la taille du géant, ce qui surprend le visiteur, c'est l'étonnante vigueur qui le distingue; il est plein, et les incisions faites dans l'écorce ne résistent pas au delà d'une année. Que de chiffres entrelacés, que de serments prirent le vieil arbre à témoin d'éternelles amours! Mais, image du temps qu'il personnifie, son écorce mobile les raye à jamais de sa surface, comme le temps du cœur qui les dicta.

Les Indiens veillent cependant à ce qu'aucune main profane ne s'attaque au vieux monument; comme pour tout ce qui tient à leur passé, ils entourent le sabino d'une superstitieuse vénération; nul ne le visite que sous leur surveillance; ils balayent et nettoient chaque jour le pied de l'arbre, et ne souffriraient pas qu'on en brisât le moindre branchage. L'Indien a la religion du souvenir, et peut-être, dans les nuits d'orage, entend-il gémir la voix des ancêtres dans les rameaux centenaires du vieux sabino.

Quelques voyageurs expliquent ce phénomène de végétation par la réunion de trois troncs divers. Nous l'avons examiné avec soin, et nous n'avons pu y découvrir qu'une seule souche, à laquelle sa vigueur ménage encore des siècles d'existence. Nous avons entendu des horticulteurs et des savants affirmer que l'arbre de Santa Maria del Tule devait avoir au moins de deux mille cinq cents à trois mille ans. Or, ce serait une preuve de plus de l'antiquité de la civilisation dans la vallée, car le sabino est un arbre cultivé, on ne le trouve que près des ruines, comme aujourd'hui dans les lieux de plaisance des rois aztèques, à Chapultepec, Culloacan, Texcoco, etc. Trois mille ans! nous remontons à la période égyptienne; il y avait donc dans cette vallée des hommes, une civilisation, des palais. Quels horizons pour les esprits chercheurs, et quelles conséquences peut en tirer la philosophie!

En poursuivant à l'est, la vallée se resserre; vous traversez Tlacolula, vous longez les collines aux pieds desquelles des carrières à ciel ouvert présentent encore des blocs à moitié taillés par les anciens constructeurs de Mitla.

En obliquant à droite, vous arrivez jusqu'à San-Dionysio, dernier village de la plaine qui s'arrête brusquement, pour déboucher sur Totalapa.

La vallée de Tlacolula, comme celle qui se dirige au sud, est le centre d'une riche culture; nous voulons parler de la cochenille. Depuis trois siècles, l'Indien retire de ce produit des sommes immenses; il cultive en outre le maïs, la canne à sucre, le blé qui vient parfaitement; il exploite des mines d'or et d'argent que lui seul connaît; rien ne lui manque pour s'assurer une vie heureuse, abondante et facile. Grand nombre d'entre eux pourraient, au besoin, se permettre un certain luxe: il n'en est rien.

Comme tout peuple ignorant, l'Indien est imbu de superstitions, mais je n'ai trouvé que dans le Marquesado, l'avarice passée à l'état de vice national. Dans toutes les parties du monde, l'homme cache le numéraire, mais il en jouit et sait s'en servir au besoin. L'Indien ne jouit jamais; il produit et ne consomme pas. Quelle que soit sa fortune, ses richesses enfouies, la somme de ses productions, il vit de la même manière; sa cabane ne se distingue point de celle du pauvre, il a pour éternel vêtement l'ample pantalon de cotonnade grossière et le gros zarape de laine; pour nourriture, la tortille et le frijol aiguisé de chile (poivre rouge).

L'Indien voyage avec ses vivres, sa bourse meublée de quelques réaux pour la copita de mezcal, car il adore l'alcool; mais voilà tout. Jamais un Indien ne pourra vous rendre sur une piastre, il faut le payer en monnaie; il ne pourrait changer.

Je vis un jour un Indien demander quatre réaux à un commerçant auquel il avait vendu, la veille, pour 1,500 fr. de cochenille dont il avait reçu l'argent.

—Que diable as-tu fait de ton argent? lui demandait l'acheteur.

Ah! señor está colocado, il est placé, répondit-il. Cela voulait dire qu'il était enterré; mais où? chacun l'ignore, sa femme la première, ses enfants ne le savent pas davantage. Quand il meurt, son secret s'éteint avec lui. Riche, il ne lègue aux siens que la misère, avec la même inutile passion d'acquérir. Si par hasard il découvre un trésor inconnu, il respecte le secret du propriétaire quel qu'il soit, et, loin d'y toucher, le recouvre religieusement.

J'ai rencontré un manœuvre souvent sans ouvrage, qui m'affirmait avoir découvert deux cachettes renfermant des sommes importantes auxquelles il s'était gardé de rien enlever. «Indique-les moi, lui dis-je, et je te payerai cher.» Sans s'attacher à la naïveté de ma demande, il me répondit qu'il ne le pouvait pas; et comme je m'efforçais d'apprendre l'origine d'une superstition aussi bizarre: «Cela ne se doit pas,» dit-il.

On a calculé que les vallées doivent renfermer, en numéraire enfoui, quelque chose comme quinze cents millions!

Quelle effroyable perte pour la société, qu'une telle somme enlevée à la circulation!

Je n'ai connu qu'une exception à cette règle. C'était à Mitla, près des ruines; une vieille Indienne d'une fortune immense, mais suspecte (car on l'attribuait à la découverte de plusieurs trésors), s'était fait bâtir une maison magnifique, avec cour plantée d'arbres d'agrément et de fleurs rares. Elle avait toute une basse-cour d'oiseaux étrangers, des paons, des hoccos, des oies de Barbarie, des cygnes, etc.; ses appartements étaient pleins de meubles modernes en acajou; mais je m'aperçus qu'elle n'avait rien à faire avec ce luxe, et que son gendre, un métis ambitieux, porterait, devant les dieux indiens, la peine d'avoir dérogé à une habitude aussi invétérée.

Pour elle, son petit palais n'était qu'une espèce de musée, au milieu duquel elle restait parfaitement étrangère; jamais un lit d'acajou n'avait abrité son sommeil; elle couchait à terre, sur un paillasson; son costume était celui des siens, une pièce de laine attachée autour de la taille, et toute sa vie se passait dans une petite tienda occupant le coin de sa maison, où elle débitait à ses compatriotes le maïs, le mezcal et le coton.

Mitla, où une charrette à bœufs avait transporté mon matériel, se trouve dans la partie la plus inculte et la plus ingrate de la vallée. Adossé aux montagnes, il y règne sans cesse un vent violent qui dessèche tout; la végétation y est presque nulle et ne présente guère que des plantes grasses appelées pitayales, qui servent aux clôtures et dont le fruit est délicieux; il atteint la grosseur d'un œuf de cygne, la pulpe est jaune-rouge, piquetée de points noirs, et d'une saveur comparable à celle de la fraise. C'est un rafraîchissant fort à la mode dans les chaleurs, et les habitants en tirent un assez joli revenu sur les marchés d'Oaxaca.

Les ruines de Mitla[65] qui occupaient, au temps de la conquête, un immense emplacement, ne présentent plus aujourd'hui que l'ensemble de six palais et trois pyramides ruinées.

La place du village contient une bâtisse en carré long dont les revêtements de pierre n'offrent aucune sculpture; d'une longueur de trente mètres sur une largeur de quatre environ, elle n'a qu'une seule ouverture, sur l'un des petits côtés. La destination funéraire des palais de Mitla pourrait aussi lui être appliquée, en admettant, vu sa simplicité, que cette sépulture était réservée à quelques personnages de second ordre.

La maison du curé est le premier édifice au nord, sur la déclivité de la colline. C'est un enchevêtrement de cours et de bâtisses, avec parements ornés de mosaïques en relief, du dessin le plus pur. Sous les saillies des encadrements, on retrouve des traces de peintures toutes primitives où la ligne droite n'est pas même respectée: ce sont de grossières figures d'idoles et des lignes formant des méandres dont la signification nous échappe.

Ces peintures se reproduisent avec la même imperfection, dans tout palais où un abri quelconque sut les préserver des atteintes du temps.

L'incorrection de ces dessins accolés à des palais d'une architecture si correcte, ornés de panneaux de mosaïque d'un si merveilleux travail, jette l'esprit dans d'étranges pensers: ne pourrait-on trouver l'explication de ce phénomène dans l'occupation de ces palais par une race moins avancée que celle des premiers fondateurs? C'est une simple hypothèse que j'émets.

J'ai donné à cette première ruine l'appellation de maison du curé, car le vénérable prêtre qui l'occupe depuis un demi-siècle sut profiter des murs inébranlables de l'édifice ancien, pour se ménager une retraite vaste et confortable, recouverte aujourd'hui d'un toit moderne.

L'église du village, attenant à cette construction, est tout entière composée des matériaux du vieux palais.

Au-dessous, à gauche, se trouve la pyramide tronquée d'origine indienne, surmontée d'une chapelle moderne. La pyramide est en adobes avec escalier de pierre. Les Espagnols eurent soin de faire disparaître jusqu'au moindre vestige de l'ancien temple qui devait la surmonter. Le grand palais, dont l'ensemble est encore entier et dont la toiture seule est absente, se compose d'une immense bâtisse en forme de tau, dont la façade principale regardant le sud est la plus belle, la plus considérable et la mieux conservée des divers monuments de Mitla. Elle a quarante mètres de face et enveloppe une pièce de même étendue, dont six colonnes monolithes d'environ quatorze pieds soutenaient la couverture. Trois portes larges et basses donnaient accès dans la pièce, dont le sol était couvert d'une épaisse couche de ciment.

Sur la droite, un couloir obscur communique avec une cour intérieure également cimentée, dont les murs, comme la façade principale, sont couverts de panneaux de mosaïque et de dessins avec encadrements de pierre. La cour est carrée et donne jour à quatre pièces étroites et longues, couvertes du haut en bas de mosaïques en reliefs dont les dessins en bandes se superposent en variant jusqu'à la toiture.

Les linteaux des portes sont d'énormes blocs qui atteignent cinq et six mètres.

Le second palais a été un des plus maltraités de Mitla, parmi ceux qui existent encore. La porte seule est debout avec son linteau sculpté, et deux colonnes à l'intérieur témoignent de la même ordonnance observée dans la grande pièce déjà décrite.

Le quatrième palais se distingue dans sa façade orientale par des panneaux beaucoup plus allongés. Quatre palais, les plus importants peut-être, se trouvent au sud-ouest de ceux que reproduisent nos photographies; ils sont à moitié rasés et enterrés, car les murailles ne s'élèvent plus qu'à trois ou quatre pieds au-dessus du sol: les énormes assises, les blocs immenses qui les distinguent, leur prêtent une importance plus considérable que celle des palais debout aujourd'hui. Les Indiens se sont emparés de ces ruines, ont fixé leurs demeures au milieu des cours, et les murailles leur servent de clôture.

Les matériaux employés, nous l'avons dit, sont la terre battue, mêlée de gros cailloux et revêtue de pierres. Des souterrains s'étendent au-dessous des ruines: une fois déjà ils ont été ouverts, mais l'attitude hostile des Indiens les fit refermer avant qu'on ait pu les parcourir et en retirer les trésors qu'ils renferment. Je voulus vainement poursuivre la même entreprise; il m'eût fallu l'appui d'une cinquantaine d'hommes au moins pour protéger mes travaux, et je ne pus l'obtenir d'un gouvernement désorganisé qui ne pouvait se soutenir lui-même.

On n'arrivera jamais à la connaissance parfaite de ces monuments, tant que dureront au Mexique ces bouleversements perpétuels; la vie des voyageurs est sans cesse à la merci du premier pandour venu, comme à la discrétion des populations indiennes; il lui arrive tous les jours, comme cela m'arriva, de se voir enlever le fruit de six mois de travail, d'une dépense énorme et de fatigues sans nombre: j'eus des clichés brisés et presque toutes mes notes enlevées.

Du reste, les ruines vont se détériorant chaque jour: les Indiens hâtent cet anéantissement déjà trop rapide, et, poussés par une superstition des plus bizarres, ils accourent par bandes des plus lointains villages et s'emparent de ces petites pierres taillées en brique qui composent les mosaïques, persuadés qu'entre leurs mains, elles se changeront en or. L'administration locale devrait bien mettre un terme à ce vandalisme stupide; il suffirait pour cela d'un ordre à l'alcade du village, et d'un gardien qu'on relèverait chaque jour.

Les caprices du collodion avaient bien voulu me permettre de réussir les reproductions des ruines; j'en avais une vingtaine que je fis transporter à dos d'homme, et que je m'empressai de vernir à mon retour à Oaxaca. Comme je n'avais pas de vernis Sœhné, j'en fis un à l'ambre et au chloroforme, qui ne me réussit point; je résolus alors de les protéger provisoirement avec une couche d'albumine, recette donnée par Van Monckhoven, dans son Traité de photographie.

Les clichés vernis, je les mis sécher au soleil, et m'occupai déjà du jour de mon départ: il devait en être autrement.

J'allai dans la ville rendre quelques visites, me proposant au retour de déposer religieusement mes clichés dans leurs boîtes à rainures.

Ah! monsieur Monckhoven qu'avez-vous fait! Je rentrai; de loin les glaces me parurent d'une transparence extraordinaire, je m'approchai: quelle fut ma stupéfaction de voir que tout avait disparu, la contraction de l'albumine avait tout enlevé.

Certes, c'était un grand malheur; mes produits et mes ressources épuisés me faisaient désespérer de réussir; ajoutez à cela que les troupes libérales, chassées trois mois auparavant, venaient à leur tour assiéger les réactionnaires. La ville allait être fermée; il y avait plus de cinq mois que j'attendais, et pas de nouvelles de mes bagages!

La position était désastreuse; j'appelai à mon aide tout mon courage, et je me rendis une seconde fois à Mitla.

Je ne pus trouver que mon vieux charretier pour m'accompagner: les chemins étaient coupés par des bandes armées, et chacun restait chez soi.

J'étais seul, complétement seul; mais j'y mis une telle persistance et une telle énergie qu'en cinq jours, ne dormant pas et passant la nuit à préparer mes glaces et mes produits, j'achevai de nouveau mon ouvrage; il était temps: mes forces étaient à bout, et j'eus toutes les peines du monde à regagner la ville. Les troupes ennemies couronnaient déjà les hauteurs; les rues étaient coupées de barricades, le feu commençait. Le danger n'existait à vrai dire pour personne, et l'ennemi nous offrait plutôt le spectacle d'un feu d'artifice que celui d'un bombardement; nuit et jour, une batterie de deux pièces de douze et deux mortiers, placée sur la colline, lançait boulets et bombes sur le couvent de Santo Domingo, où s'étaient renfermées les troupes de Cobos; mais les bombes éclataient presque toujours à quelques centaines de pieds au-dessus de l'édifice, de manière que les habitants, du haut des terrasses de leurs maisons, pouvaient juger en toute sécurité de la valeur des coups, et suivre de l'œil les éclats des bombes.

Lorsque, de l'un ou de l'autre camp, un boulet atteignait approximativement le but, alors c'étaient des hourras, des hurlements de sauvages, et l'habile tireur était mis à l'ordre du jour. Cependant la vue de cette guerre inoffensive n'avait que peu d'attrait à mes yeux, et j'attendais avec impatience qu'elle se terminât; mais huit jours se passèrent, puis quinze, et la discussion n'avait pas fait un pas: chaque parti conservait prudemment sa position, l'un sans faire de sortie, l'autre sans tenter d'assaut. Il fallait en finir. J'allai faire mes visites d'adieu, et serrer la main des personnes qui voulurent bien me montrer quelque amitié pendant mon long séjour. Je dois à la reconnaissance de rappeler avec quelle grâce je fus reçu chez M. Lançon, négociant français, avec quelle amabilité madame Lançon sut me faire l'honneur de sa délicieuse retraite, mettant à ma disposition les ressources d'une bibliothèque choisie, à laquelle je dus d'échapper à l'ennui de bien des jours. Il est si rare d'unir, comme madame Lançon, tant de vertus privées à une aussi solide instruction, que le souvenir de sa bienveillante hospitalité est inséparable chez moi de l'admiration que j'éprouve pour ses mérites. Puissent ces quelques lignes lui porter un jour le témoignage de ma sincère gratitude!

Mes préparatifs de départ terminés, j'eus toutes les peines du monde à trouver des mules et un domestique qui consentît à me suivre; il fallait en outre, qu'il connût la sierra, et qu'il entendît le métier d'arriero, ce qui n'est pas facile. Une mule mal chargée s'écorche et se tue en quelques jours de marche, surtout dans les montagnes où descentes et montées impriment aux ballots un mouvement de va-et-vient des plus pénibles pour l'animal. Je payai deux mules et un mulet avec leurs appareils, espèces d'énormes bâts, 150 piastres (750 fr.) et c'étaient d'assez pauvres animaux.

Quant à José, je dus lui promettre le double de la paye ordinaire, 20 fr. par jour. Pour moi, j'avais comme monture le cheval gris, objet de mon échange avec le Huero Lopez et que personne ne m'avait heureusement réclamé.

VIII

Le rancho dan le bois.—Ouajimoloïa.—L'escorte.—La sierra.—Yxtlan.—Macuiltanguis.—Les Indiens et leurs villages.—L'alcade officiant.—Le topil et le vieillard.—Osoc, le fabricant d'orgues.—La descente de Cuasimulco—Yetla.—Tustepec.—Tlacotalpam.—Alvarado.—Vera Cruz.—Le siége.

Quoique porteur de passes des deux partis, je n'étais pas sans appréhension du côté de mes vues. Mes bagages et l'argent qui me restait m'importaient peu: mais pour quelques voleurs bien élevés, on en rencontre une foule, de manières détestables, faisant main-basse sur tout objet d'une valeur quelconque, et brisant ce qu'ils jugent inutile d'emporter. J'étais bien résolu à défendre mon trésor au prix de ma vie; mais j'étais seul, et le résultat d'un engagement contre plusieurs, était au moins douteux. José se serait éclipsé sans remords, je le savais bien; aussi ne comptais-je pas sur lui.

J'avais pris le chemin de la montagne, et j'allais faire un détour de plus de cent lieues pour éviter les compadres qui occupaient la route de Mexico: il eût été pénible assurément de tomber ainsi de Charybde en Scylla, rien de plus probable cependant. La première partie de la journée se passa bien, ou à peu près: solitude complète, de loin quelques échos affaiblis du canon de la ville, la joie d'un succès relatif aux difficultés de l'exécution, le départ considéré comme une délivrance, ne me jetaient dans l'esprit que des idées riantes.

Outre José, j'avais, pour compagnon de route, un ami dont les gentillesses charmaient mon isolement. L'ami en question était un magnifique ara rouge admirablement apprivoisé. Je l'avais apporté de Chiapas lors d'un premier voyage, et depuis lors il ne m'avait plus quitté. Fait aux expéditions lointaines, il avait une telle habitude des voyages, qu'il se tenait libre et à son aise sur la charge d'une mule, se promenant jacassant tout le jour, et s'accrochant du bec dans les moments difficiles; quelquefois, il demandait à venir auprès de moi; je le mettais alors sur le pommeau de ma selle, mais il préférait mon épaule, et me contait alors une foule de jolies choses en me mordillant l'oreille. Il avait ses ailes entières; il pouvait partir et s'envoler, et n'avait pour le retenir près de moi qu'une longue habitude aidée d'une grande et véritable affection.

Quant à José, je m'aperçus bientôt que j'avais à faire au plus affreux hâbleur qui fut jamais; il ne connaissait pas plus le pays, qu'il ne savait charger une mule, et je dus faire avec lui mon apprentissage d'arriero.

À chaque instant, il fallait mettre pied à terre, resserrer telle charge, en redresser une autre, et parfois tout refaire; les récriminations eussent été vaines en pareil cas: je pris mon mal en patience, mais nous n'avancions guère.

De plus, messire José n'avait point eu la valeur en partage; il tremblait à chaque rencontre, et je le voyais toujours sur le point de lâcher pied. Comme je m'extasiais devant cette timidité féroce, il se redressa comme un capitan et prétendit me prouver qu'il était l'homme le plus courageux du monde; à cet effet, il m'expliqua que, s'il tremblait parfois, c'était de crainte d'être pris comme déserteur et réincorporé, qu'il avait quitté son corps à la vérité, mais en vue de venir en aide à sa mère veuve et dont il était l'unique soutien. Je devais assurément l'approuver, disait-il; il ajoutait que, pour preuve de sa valeur, il m'allait montrer ses blessures. Là-dessus, José se mit en devoir d'ouvrir sa chemise et de quitter son pantalon. Je le suppliai de n'en rien faire, et lui ordonnai au besoin de s'en tenir là de ses démonstrations à l'appui, l'assurant que je le croyais sur parole.

Un cobarde! un poltron, moi! ajouta-t-il; j'ai deux coups de lance dans le dos. J'éclatai de rire à cette preuve sans réplique: ce qui m'attira de mon fidèle suivant une mauvaise humeur qui ne tint pas devant un verre de mezcal.

Cependant nous étions arrivés au pied de la sierra, et les mules n'avançaient plus qu'avec peine dans un sentier rapide. Il est, du reste, dans la coutume de ne jamais forcer une mule le premier jour de marche; il faut qu'elle se fasse petit à petit et qu'elle se brise à la fatigue.

En vertu de ce principe, nous nous arrêtâmes, sur le midi, dans un petit rancho caché dans un ravin de la sierra. Le propriétaire était un montagnard de bonne mine, qui m'engagea fortement à ne pas poursuivre; le bois était plein de déserteurs, auxquels il me serait difficile d'échapper.

—Reposez-vous, me dit-il, voilà ma cabane; en attendant, comme nous avons un poste dans le haut du goulet, je vais aller, si cela vous convient, chercher deux hommes auxquels je me joindrai pour vous servir d'escorte; nous partirons au milieu de la nuit, et vous arriverez de bonne heure à Uajimoloia.

Je consentis de grand cœur à cet arrangement, qui me donnait une sécurité si précieuse; une fois dans la sierra, je n'avais plus rien à redouter; on n'y avait jamais connu de voleurs.

Mon homme partit donc, et nous déchargeâmes les mules. Le jacal était tellement petit que nous ne pûmes nous y loger. Ce n'était, au dire de sa femme, qu'une habitation provisoire, qu'une maison de campagne, où tous deux venaient surveiller la récolte d'un magnifique verger de pêchers.

L'Indienne nous prépara quelques morceaux de tasajo (lanières de viande sèche) et un plat de frigoles; j'avais apporté du pain. Quant au repos, il me fut impossible d'en goûter; une fois entré sous l'abri de cette affreuse cabane, je fus envahi par une nuée d'insectes de toutes sortes, pinolillos, puces, scorpions, etc.; il en pleuvait, et j'eus beau m'étendre au dehors, il me fut impossible de m'en délivrer.

Vers minuit, l'Indien, de retour avec ses deux amis, me réveilla; les mules furent chargées et nous nous mîmes en route. La nuit était sans lune, l'obscurité profonde et la pente tellement rapide que j'étais à moitié couché sur mon cheval; de temps en temps il fallait arrêter et donner aux mules un instant de repos; leur respiration était bruyante, saccadée, haletante: je craignais à tout moment de les voir rouler dans les gouffres qu'on devinait à droite et à gauche. Pour moi, je descendis de cheval et préférai laisser ma bête libre suivre sans fardeau les mules qui nous précédaient. Cependant le froid augmentait en raison de notre ascension, jusqu'à devenir incommode. Les bois retentissaient des sifflements mystérieux de quelques maraudeurs, et, de loin en loin, on voyait briller les feux d'un campement de charbonniers.

Le jour commençait à poindre quand un: Qui vive! nous arrêta: c'était le poste libéral d'où deux de mes guides étaient descendus me chercher; on vint nous reconnaître, et quelques minutes après je me chauffais voluptueusement au feu du bivouac.

Ils étaient là une cinquantaine d'hommes gardant un défilé et ne permettant à personne l'entrée de la sierra. Cinq d'entre eux se détachèrent donc pour me remettre, à Uajimoloia, entre les mains du commandant des divers postes échelonnés dans ces hauteurs. Le soleil était au-dessus de l'horizon et le froid avait disparu. Nous parcourions de magnifiques forêts de sapins, nous engageant parfois au milieu de chaos de roches écroulées rappelant les gorges d'Apremont; les sites étaient beaux, grandioses, sauvages, et dans des éclaircies de verdure, à quelques mille pieds au-dessous, l'œil se perdait dans les profondeurs de la vallée.

Le rancho de Uajimoloia, où nous arrivâmes à dix heures, est un établissement d'Indiens charbonniers, composé d'une ferme et de trois ou quatre cabanes; la culture de la pomme de terre, qui atteint à peine la grosseur d'un œuf, et l'élevage d'un troupeau de vaches sont les seules occupations des habitants.

Le commandant, jeune officier de vingt-cinq ans au plus, me parut ne pas goûter les charmes de sa solitude; il demandait un changement à grands cris. Puis, s'étant informé des nouvelles du siége, ayant constaté ma qualité d'étranger, il me donna le laisser-passer nécessaire, et je lui souhaitai meilleure fortune.

La descente est à pic, et ce ne fut que par mille détours et presque toujours à pied que j'arrivai, le soir fort tard, au premier village de la sierra. J'étais rompu de fatigue, et je m'étendis avec délices sur les bancs du cabildo (maison destinée aux voyageurs), laissant à José le soin de procurer à nos malheureuses bêtes le fourrage et le maïs dont elles avaient si grand besoin. Pour moi, je m'endormis sans manger, le sommeil avait tué la faim. Aussi fîmes-nous la grasse matinée. Il était tard quand nous nous dirigeâmes vers Ixtlan, la capitale de la montagne.

L'ara, enchanté d'avoir abandonné les hauteurs glacées du rancho pour un climat plus doux, jacassait comme une pie; mais les mules faisaient piteuse figure.

Comme je l'avais prévu, toutes trois étaient écorchées; le macho (le mulet) surtout avait l'échine dans un état déplorable, et les choses ne pouvaient qu'empirer jusqu'au jour de l'arrivée.

De mes trois animaux, ce mulet m'avait paru le plus intelligent; aussi l'avais-je chargé du fardeau le plus précieux, mes caisses de clichés. Les mules ses compagnes, plus jeunes et mieux découplées, allaient un peu à la légère, et plusieurs fois je les vis glisser et ne devoir qu'à un rare bonheur de ne point rouler au fond des précipices; mais le mulet avait un grand défaut, et la prudence qui le faisait n'avancer que parfaitement sûr de son point d'appui donnait à sa façon de faire toute l'apparence d'une paresse invétérée; aussi me tenais-je volontiers derrière lui pour exciter son amour-propre au moyen de quelques coups de pied bien appliqués; depuis longtemps, j'avais renoncé à la cravache dont il se souciait comme d'une figue.

En vérité, le mérite a toujours quelque faiblesse qui lui fait contre-poids; on a les défauts de ses qualités. Outre sa paresse, mon animal avait la mauvaise habitude de se plaindre sans cesse, ce qui lui avait valu de José, son chef de file, le surnom de pujador (soupireur). En effet, il poussait à tout moment des soupirs épouvantables, des soupirs à émouvoir les rochers de la route; ah! quels soupirs! et notez que sa charge ne pesait pas soixante kilos: c'était paresse toute pure.

Me voulant assurer si sa charge était mal assise et le gênait, malgré sa légèreté relative, nous le déchargeâmes, ce qui parut lui causer un sensible plaisir, et pendant que José resserrait son bât, il se mit à geindre de plus belle, quoique n'ayant aucun fardeau. C'était décidément une manie; qui n'a les siennes? On le rechargea et nous partîmes; mais le pujador avait un vice, un vice, hélas! dont je fis la douloureuse expérience: il était sournois et rancunier.

Comme j'étais à cheval, les encouragements que je lui prodiguais touchaient à l'endroit sensible, et j'avais la bonhomie de croire à l'impunité. Il m'observait néanmoins de temps à autre, étudiant la position et mitonnant sa vengeance. Il finit sans doute par trouver l'instant favorable: au moment où je m'y attendais le moins, et comme je me préparais à lui administrer une nouvelle correction, il fit brusquement un bond de côté et me lança fort adroitement une ruade qui m'atteignit au gras de la jambe.

Cet animal est fort méchant,
Quand on l'attaque il se défend.

Je n'avais rien à dire, et je laissai à José le soin de ménager un animal aussi susceptible.

Le chemin qui conduit à Ixtlan côtoie des établissements miniers d'or et d'argent, où de grosses meules de pierre, mises en mouvement par des mules, broyaient le minerai. Les habitations des propriétaires sont magnifiques et les cabanes indiennes, disséminées alentour, respirent une aisance et un bien-être rares dans la république. C'est que la sierra jouit, à l'abri de ses rochers impraticables, d'une tranquillité qu'on ne trouve nulle part. Nous étions encore dans les bas-fonds, et la vue très-bornée, ne nous permettait pas d'admirer les panoramas splendides qui se déroulent devant l'habitant des hauteurs; ce ne fut qu'en approchant d'Jxtlan que je pus juger de la grandeur du paysage et de la profondeur des horizons.

Je trouvai réunis, dans le chef-lieu de la sierra, les membres de l'ancien gouvernement d'Oaxaca; il y avait affluence de troupes, et des convois d'Indiens et de mules, porteurs de vivres et de munitions, se hâtaient dans la direction de la vallée. On ne doutait pas de la prise de la ville en quelques jours; mais je sus plus tard que le siége avait duré quatre mois, ce qui est un long temps pour une place sans murailles et sans défense. Il est vrai d'ajouter que les assiégés étaient plus nombreux que les assiégeants, ce qui arrive parfois au Mexique.

À Jxtlan, je pris un guide pour nous conduire à Macuiltanguis, car décidément José m'aurait égaré dans ce labyrinthe de sentiers qui croisent en tous sens la montagne.

Plus nous avancions et plus la nature déployait de beautés. C'était, à chaque pas, des sites enchanteurs et variés; une culture des plus riches étalait sous nos pas un tapis de verdure où les teintes les plus diverses se succédaient tour à tour. C'était l'orge, le maïs, le froment, des prairies artificielles, des bouquets de bois et, çà et là, les cabanes indiennes entourées d'orangers, de limons doux et de grenadiers en fleurs. Cette nature est joie et fête; la sierra possède toutes les beautés: la grandeur dans les lignes, le sauvage dans ses roches escarpées, la naïveté dans ses villages, le vierge dans ses hauteurs, et, par-dessus tout, son ciel d'un bleu si pur et cette atmosphère transparente qui enveloppe toutes choses du voile magique de ses colorations.

Parfois, le son d'une cloche d'église montait des profondeurs jusqu'à nous comme une fumée d'encens et répandait une rosée de prière au milieu de ces splendeurs.

Un torrent grondait à nos pieds, perdu dans l'invisible, et le village qui nous regardait d'en face semblait à portée de la voix: il fallait trois heures pour l'atteindre.

Quelle journée pleine et rapide je passai, et combien ces douze heures de marche me parurent courtes!

Il était six heures quand j'atteignis Macuiltanguis, perché comme un nid d'aigle sur un plateau escarpé. Je me fis enseigner le cabildo, maison commune destinée aux voyageurs. Chaque village doit en avoir une. Mon arrivée avait été signalée à l'alcade, qui m'envoya l'un de ses topils.

L'alcade, dans les villages indiens, est toujours assisté de deux topils, qui ont ordre de se mettre à la disposition des voyageurs pour fournir, moyennant un prix fixé, du maïs et du fourrage aux chevaux et la nourriture que peut offrir le village.

Le topil en question me fournit immédiatement ce dont mes bêtes avaient besoin, et, pour ce qui me regardait, une métis, voisine de la casa real, me servit en quelques minutes le repas le plus confortable que pût désirer un estomac affamé. J'eus du pain blanc comme la neige, un mole de huajolote admirablement réussi (dinde en ragout avec purée de poivre long), un plat de frigoles, du fromage et des fruits. J'avais pour boisson du pulque mousseux et une demi-bouteille d'aguardiente.

Je soupai, ma foi, délicieusement, et ne craignis pas un verre de trop; le topil, du reste, me faisait les honneurs de chez lui avec un empressement qu'égalait seule ma générosité à lui verser rasade sur rasade; aussi se leva-t-il légèrement ému, mais enchanté d'avoir fait ma connaissance. Il me parlait de son village avec enthousiasme et voulut me donner des preuves de sa haute instruction. Il lisait parfaitement et possédait quelques idées géographiques; mais il pataugea horriblement dans l'histoire et se perdit tout à fait en abordant la politique. Sur ces entrefaites, quelques curieux des deux sexes s'étaient assemblés dans la cour du cabildo. Un mendiant aveugle vint les rejoindre, portant en bandoulière une guitare invalide.

C'était le ménétrier du village, et sa vieille figure ridée, où se jouaient encore quelques sourires, rappelait l'aveugle de Bagnolet. Il répétait, comme lui, les refrains de sa jeunesse; il mettait dans ses chants toute la poésie des regrets, et savait arracher de cette guitare fêlée des sons touchants. Peut-être étais-je le jouet de mes illusions, peut-être aussi le souvenir des merveilles que j'avais parcourues, disposait mon âme aux admirations faciles, et sans doute j'eusse trouvé ravissants les cris les plus discordants.

Néanmoins, tout s'agitait autour de moi, le vieillard avait abandonné les chants mélancoliques du passé, pour entonner des chansons modernes, et l'entraînement de la danse avait saisi tout le monde. Garçons et filles, à l'envi, frappaient en cadence la mesure du zapatero, mon topil faisait mille extravagances, et se trémoussait comme un démon.

Je m'étonnai bien un peu qu'un homme aussi grave, qu'une lumière de la science, se compromît à ce point, et j'étais disposé à le rappeler au respect de sa dignité, quand je réfléchis qu'un rien m'eût entraîné dans le même abîme. Je me contentai d'applaudir et de faire circuler à profusion les rafraîchissements les plus propres à entretenir l'enthousiasme; il fallut se quitter cependant, et le vieux barde se retira satisfait, comme tout le monde. Le lendemain, le spectacle se déployait à mes yeux, grandiose comme celui de la veille, sans jamais lasser mon admiration. Le soir, j'arrivai aux pieds d'une montagne dont les plateaux, disposés en amphithéâtre et séparés par des pentes à pic, figuraient un escalier de titans; trois villages se trouvaient échelonnés sur ces hauteurs; je m'arrêtai au dernier, c'était le village d'Ozoc. Les mules étaient dans un état déplorable et rendues de fatigue, le repos d'un jour leur était nécessaire.

Je pris gîte dans la maisonnette d'un charpentier instrumentiste, dont la renommée, comme fabricant d'orgues, était universelle dans la sierra.

J'allais m'engager au delà dans des sentiers plus difficiles encore, car une fois sur le versant du golfe, les pentes, aussi rapides que celles que j'avais parcourues, étaient glissantes et dangereuses. Je voulais m'adjoindre un ou deux Indiens pour leur confier mes clichés, n'osant même plus m'en rapporter au pujador. Je passai donc le jour tout entier dans le village. C'était un dimanche, et de bonne heure, j'entendis le son des cloches; il y avait affluence aux portes de l'église placée à vingt mètres au-dessous de mon logis; je voulus assister à la cérémonie religieuse. Je fus surpris, en entrant dans le temple, de n'y point apercevoir le prêtre: sans doute, il allait venir; du reste, la tenue des Indiens était édifiante, et rien ne faisait prévoir le dénoûment burlesque de la cérémonie. L'officiant n'arrivait pas, quand, à ma grande surprise, je vis un Indien revêtu du surplis, entonner près de l'autel des chants religieux pendant que d'autres se livraient à divers exercices dont je ne pouvais saisir la signification.

Ce doit être le sacristain, pensai-je, et ses acolytes; mais point.

Comme toutes les églises, celle du village possédait un choix varié de saints, placés dans des niches et sur des estrades. Les officiants saisirent deux de ces statues, les placèrent sur des brancards, et commencèrent en dedans, puis au dehors, une série de processions accompagnées de chants, le tout d'un air grave et dans un recueillement parfait; je n'avais pas aperçu le padre; désespérant de le voir arriver, je laissai la procession et remontai à la cabane de mon hôte. Ma première question fut pour m'informer de l'absence du curé et de cette étrange manière de célébrer le service divin; il me répondit que le padre s'était retiré devant des démonstrations malveillantes, et que, dans bien des villages de la sierra, les curés avaient abandonné leurs églises pour les mêmes motifs. Je trouvai la chose fort mal et lui exprimai la réprobation que m'inspirait une impiété si grande.

—Baste! me répondit-il, nous nous passons fort bien de padre, tantôt l'alcade, tantôt un autre, se charge de dire la messe. (L'impie appelait cela dire la messe!) Et vous avez vu que tout se passe parfaitement. D'ailleurs, ajouta-t-il, le padre nous coûtait, bon an mal an, quelque chose comme 4,000 piastres, (20,000 fr.). Son absence nous est donc une grande économie.

Le décret de Juarez établissant le mariage civil avait, je crois, amené ce bouleversement dans la montagne.

—Je suis le seul à perdre dans cette affaire, reprit mon hôte, mon commerce ne marche plus aussi bien, et les villages sans curé regardent à la dépense d'un orgue; mais, comme ils sont fous de musique, il est probable que les commandes reviendront. Je remarquai que l'exil du padre n'enlevait rien aux sentiments religieux des Indiens; ils observent sans infraction le repos dominical, nul ne travaillait aux champs, et le jour entier se passa pour eux en cérémonies dans l'église. L'Indien est l'être le plus essentiellement théocratique de la création, et nul ne s'incline avec plus de respect devant le nom du Seigneur; du sorcier des peaux rouges au grand lama, du bonze au pape, quiconque lui parle au nom de la divinité, lui impose ses lois.

Comment expliquer chez ces montagnards de la sierra ce besoin d'idées et de cérémonies religieuses alliées à cette indifférence du prêtre?

Je ne me trouvais certes pas au milieu d'un peuple de philosophes: qui donc leur apprit que la religion est indépendante des fautes de ses ministres, que l'idée de Dieu est éternellement belle, jeune et pure quel que soit celui qui la répand?

Il me semble avoir remarqué que partout où le cultivateur est riche, où le paysan possède, le fidèle a moins de ferveur. Le propriétaire travaille le dimanche, le manœuvre s'y refuse et se rend à l'église; l'un a la rage d'augmenter son avoir, l'autre désespère de jamais acquérir. En cela s'explique parfaitement l'indifférence de l'Indien de ces montagnes pour le prêtre, chacun est propriétaire d'un lopin du sol, il n'aime point à donner, il lui semble doux de pouvoir se marier sans frais devant l'alcade, au lieu de payer au padre 125 fr. pour une bénédiction nuptiale. L'Indien de l'Anahuac, serf presque toujours, ne possédant rien que ses deux bras, se réfugie tout entier dans l'idée religieuse et personnifie son Dieu dans le padre qui le dirige; il lui donnera tout au besoin, il a si peu de chose, et l'aumône du vieux martyr n'est pas un des moindres revenus du clergé dans cette partie de la république; mais tout cela ne résout pas la question, et je ne puis me rendre compte de cette étrange anomalie.

La chose la plus remarquable à noter, c'est que les Indiens de la sierra paraissent former une masse homogène, présentant les mêmes types, ayant les mêmes aptitudes, formant un corps de nation, à l'encontre de la diversité des races qui les entourent.

Grands et bien faits, d'une teinte jaune clair, doués d'une intelligence remarquable et d'une instruction peu commune, ils se trouvent sans conteste placés en première ligne parmi les nations aborigènes du Mexique, et l'historien qui cherche les origines de la civilisation éteinte que représentent les palais de Mitla, pourrait trouver au milieu d'eux quelque tradition perdue ou quelque précieux document. Pour moi, je ne quittai pas sans regret ces montagnes enchantées; les huit jours que j'ai passés au milieu de ces populations hospitalières resteront comme l'un de mes plus charmants souvenirs.

Les sommets de la montagne de Cuasimulco sont presque toujours glacés; une couche de neige couvrait la terre quand nous y arrivâmes, ma troupe et moi. Nous formions caravane; plusieurs Indiens, chargés de fardeaux divers, se rendaient dans la plaine. À partir de ce point élevé, le coup d'œil change brusquement, c'est le désert à la porte de la civilisation, les champs cultivés ont disparu, et la forêt vierge étend, à perte de vue, le manteau de son épaisse végétation.

Aux sapins des sommets se mêlent déjà des chênes rabougris; quelque cent mètres plus bas, vous trouvez les arbres de la Terre Chaude, vous entrez pour de longues heures dans la demi-obscurité d'un ombrage que ne perce jamais un rayon de soleil, l'humidité vous pénètre, les orchidées se mêlent aux lianes, et les fourrés deviennent impénétrables.

La descente qui conduit aux plaines du golfe est si rapide et si glissante, qu'il a fallu de distance en distance étayer la terre du sentier, au moyen de pièces de bois transversales, de manière à simuler un immense escalier; la même inclinaison se continue près de huit lieues, avec quelques alternatives de montées et de descentes, avant d'arriver à la plaine. Pas une habitation dans tout le trajet; des torrents qu'il faut traverser avec prudence, et de temps à autre des éclaircies où le soleil et l'ombre, se jouant au milieu de cette végétation splendide, produisent les plus magnifiques décors.

Cuasimulco est un misérable rancho, peuplé de Sambos, métis de nègres et d'Indiens.

Il est impossible de trouver un contraste plus frappant que celui qui existe entre les industrieux habitants de la sierra et la race dégénérée au milieu de laquelle je me trouvais. Placée dans des conditions merveilleuses pour tout produire, possédant une terre fertile au delà de toute expression, et qui n'offre, comme difficulté de culture que la rapidité des pentes, elle croupit dans une épouvantable misère, fruit d'une paresse sans excuse.

Ces malheureux ne produisent que le maïs nécessaire à leur consommation, et quand la récolte manque, il leur faut aller mendier au loin; mais ils ont soin d'entretenir un vaste champ de cannes dont ils distillent de l'eau-de-vie; aussi s'enivrent-ils perpétuellement. J'eus toutes les peines du monde à me procurer un peu de maïs pour le cheval et les mules. Je dus faire venir l'alcade auquel je fis une rude semonce sur son indifférence à l'égard d'un étranger, et le menaçai de me plaindre aux autorités de Tustepec. Il finit par m'envoyer quelques mesures de grains, et, comme fourrage, deux paquets de jeunes cannes à sucre dont les bêtes se dégoûtèrent aussitôt.

Le cabildo était à l'unisson de l'entourage; c'était un toit de chaume ouvert à tous les vents, où je m'installai de mauvaise humeur, car j'avais fait la route à pied, et cette journée de douze lieues, dont plus de huit par une descente de 40 degrés, m'avait mis les jambes dans un état pitoyable. Mais la journée suivante fut plus terrible encore; c'était une suite de petites montées où l'on n'avançait que pour reculer d'autant; il fallait littéralement marcher à quatre pattes. Je vis combien j'avais eu raison de m'aider d'un Indien pour le transport de mes clichés; les mules trébuchaient et s'acculaient à chaque instant. Le pujador lui-même vit échouer tous les efforts de sa prudence; enfin, l'une des mules manqua des deux pieds de droite et disparut. Je poussai un cri d'effroi; on entendait dans le fond du ravin mugir les eaux d'un torrent, je la crus perdue. Les Indiens qui m'accompagnaient déposèrent aussitôt leurs fardeaux et, s'aidant du machete, ils s'ouvrirent un passage dans le taillis où la mule s'était engouffrée. Je les suivis, et à cinquante pas au-dessous du sentier nous trouvâmes l'animal étendu sur le côté; un arbuste assez fort le soutenait par le milieu du ventre et l'avait empêché d'aller plus loin.

La pauvre bête avait eu plus de peur que de mal, elle en fut quitte pour quelques écorchures sans gravité, à la tête et à l'une des jambes de derrière. On eut toutes les peines du monde à la mettre sur pied, l'ayant préalablement déchargée: mais ce fut bien autre chose pour la tirer de là et atteindre la hauteur. Nous perdîmes plus de deux heures par cet accident, heureux de ne pas l'avoir payé plus cher.

On comprendra sans peine que j'allais à pied, et que je laissais à mon cheval le soin de sa conservation personnelle. Ce fut avec un vrai bonheur que je vis s'éteindre la dernière colline, et que je pus fouler en toute sécurité le sol de la plaine.

À Yetla, même incurie, même misère qu'à Cuasimulco, et la nature n'est qu'un jardin! Comme à partir de ce dernier point, la route se continuait facile jusqu'à Tustepec, je payai l'Indien qui m'avait accompagné; il me remercia, regagna ses montagnes et je poursuivis seul mon voyage.

José avait repris la direction de ses mules et tout alla bien d'abord; nous entrions dans la région des cours d'eau, quelques-uns larges et profonds dont il faut connaître les gués. Pendant l'hiver, alors que les pluies ont gonflé les torrents, les Indiens établissent d'un bord à l'autre un pont de lianes qui s'accroche aux arbres des deux rives. Ces passerelles vacillantes sont de vrais chefs-d'œuvre; il est difficile en les voyant de comprendre comment le seul poids du tablier et des accessoires n'entraîne pas la chute de l'ouvrage.

Élevées de cinq à six mètres au-dessus de la rivière, d'un développement considérable, elles supportent néanmoins de lourds fardeaux, et pendant trois mois l'on n'a pas d'autre moyen de passage. Je n'eus pas à en faire l'épreuve. Le gué qu'on m'avait indiqué n'avait rien qui le distinguât clairement, et j'étais fort embarrassé: je croyais me rappeler qu'il devait être quelques mètres au-dessus du pont et, après maintes hésitations, consultant José dont la mémoire n'était pas plus fidèle que la mienne, je dirigeai les mules au-dessus de la passerelle: à mon grand désespoir, je les vis s'enfoncer aussitôt, plus que le comportait un gué; je lançai mon cheval au galop pour les ramener, mais je ne pus les empêcher de poursuivre; je crus mes clichés perdus, car les boîtes avaient aux trois quarts disparu dans l'eau. L'ara, se voyant au milieu des flots, poussait des cris déchirants; je suivais désolé, ne quittant pas mes clichés de l'œil, indifférent à toute autre chose qu'au danger qu'ils couraient devant moi, sans que j'y pusse rien.

Ce fut une véritable agonie; chaque soubresaut de la mule perdant pied, nageant et marchant tour à tour, me jetait dans de nouvelles angoisses; ce fut long comme un siècle, et la largeur de la rivière me parut infinie. Je ne respirai que lorsque je les vis à l'autre bord, où j'arrivai en même temps qu'elles.

Je m'empressai de décharger le tout et d'ouvrir les boîtes. Elles étaient remplies d'eau que je versai doucement, de peur que la couche de collodion humidifiée ne se soulevât de la glace; il n'y eut heureusement que peu de mal, les bords seuls s'étaient décollés; le séjour dans l'eau, si long pour moi, n'avait été que relativement court, et trois d'entre eux seulement avaient souffert. Je les retirai tous des boîtes mouillées, et je les étendis immédiatement au soleil: quand ils furent secs nous repartîmes. Dorénavant, je n'avais plus les mêmes risques à courir; les cours d'eau, beaucoup plus considérables, exigeaient un bac pour les voyageurs et les marchandises; d'ailleurs nous approchions de lieux plus civilisés où je pouvais me procurer assistance au besoin. Les deux journées qui me restaient à faire furent une véritable promenade; de jolis villages cachés sous la feuillée, s'étageaient sur la route; quelques Espagnols et des Français étaient venus planter leur tente dans ces lieux charmants, et j'eus l'extrême bonheur de pouvoir converser dans ma langue, ce qui, depuis longtemps, ne m'était arrivé.

Les métis offraient à l'œil ce costume gracieux des femmes de la côte, costume transparent qui ne voile qu'à demi leur buste élancé, aux chairs de bronze. Les bois étaient parsemés de gigantesques sapotes mamey, dont les fruits énormes se balançaient au-dessus de ma tête; la chaleur était forte, mais le sentier longe pendant longtemps les bords d'une rivière dont les eaux limpides permettaient de suivre dans leurs ébats des poissons de toute espèce. Parfois, des volées de perruches et des perroquets à tête jaune s'envolaient à notre approche, et des couples de grands aras verts faisaient retentir les bois de leurs cris perçants. Mon vieil ami redressait la tête à ce langage connu, parfois il répondait comme à un appel, et l'inquiétude qui l'agitait me fit craindre qu'il ne m'abandonnât. Je le pris sur moi, et ses caresses me prouvèrent victorieusement qu'il n'en avait pas la moindre idée.

Tustepec est un grand village placé sur la rive gauche du Papaloapam. Les Indiens de la montagne viennent s'y approvisionner de toute chose, comme y entreposer certains produits de la vallée d'Oaxaca.

À Tustepec, je rencontrai deux compatriotes que les vicissitudes du sort avaient conduits dans ce coin reculé du globe. L'un, vieux Basque à la figure énergique et d'une vieillesse vigoureuse, cultivait lui-même, aidé de domestiques, des plantations de tabac et de coton; il voulut bien m'offrir l'hospitalité. Fort considéré dans le village, il avait amassé à la sueur de son front une fortune indépendante, et comme il n'avait point eu d'enfants de la compagne qu'il s'était donnée, il avait adopté une jeune et belle fille que les galants commençaient à courtiser. L'autre, mort depuis, homme du monde, autrefois riche spéculateur de coton, avait eu sa fortune compromise dans des achats malheureux; il avait pris pour femme une fille de couleur, sa maîtresse, et, tout à l'encontre du vieux Basque, lui faisait un enfant chaque année.

Quoique profondément désillusionné des choses de ce monde, et connaissant par expérience le néant des richesses, il ne désespérait point de rétablir sa fortune et me faisait part du résultat espéré de telle plantation; il s'appliquait surtout à la culture du tabac. Ancien disciple du Caveau, il possédait Collé, Panard et Béranger, dont nous chantions ensemble quelques refrains en dégustant des vins de France, bonheur que je n'avais point goûté depuis six mois. Il faut avoir été privé pendant ce long temps de toute communication avec la dive bouteille, pour apprécier à sa valeur la jouissance que procure le choc d'un verre ami.

Comme je devais m'arrêter à Tustepec pour m'embarquer sur le Papaloapam, je vendis chevaux et mulets, et payai à José le compte de ses journées. Le pauvre garçon me quitta les larmes aux yeux et ne demandait pas mieux que de me suivre au bout du monde. Il oubliait sa mère, dont il était le seul soutien; je le lui rappelai, il me donna l'abrazo mexicain et partit.

Durant mon séjour, M. B. me conduisait dans les diverses plantations du village; il m'expliquait la culture des produits, le rendement de chacun d'eux, passant en revue la canne à sucre, le tabac, le coton, le maïs, la vanille, etc. Il se plaisait à me dire la fécondité de la terre.

Le millième n'est pas cultivé, la carrière est ouverte à tous; il suffit, pour devenir propriétaire, de se faire naturaliser citoyen de la commune, et vous avez le droit de choisir, dans le territoire du village, telle position qui vous convient le mieux; vous n'avez d'autre obligation que d'abattre les bois et d'enclore le champ. Il m'expliquait avec quelle facilité l'émigrant pourrait se créer l'aisance et le bien-être qu'il atteint avec tant de peine aux États-Unis. Le coton est de première qualité, le tabac classé parmi les meilleurs crus, les forêts regorgent de vanille. Mais la grande culture est interdite, les bras manquent, il faut pour ainsi dire cultiver soi-même, car le naturel qu'on emploie vous abandonne après quelques jours de travail, jusqu'à ce que, son salaire épuisé, la faim le ramène à vos champs.

Trois jours s'étaient écoulés, la canoa m'attendait; c'était un énorme tronc d'acajou creusé, mesurant quarante pieds de longueur sur six de large; l'équipage se composait de quatre hommes. Deux bateaux pareillement montés nous accompagnaient.

De Tustepec, on met habituellement quatre jours pour atteindre Alvarado, à l'embouchure du fleuve. Quatre jours de navigation dans une pareille embarcation, par un soleil d'enfer, peuvent passer pour des plus pénibles. Ajoutez-y des moustiques affamés et des nuées de mouches imperceptibles plus terribles encore, et vous aurez une idée des charmes du voyage. Les bords du fleuve sont plats et presque déserts; en approchant de la côte, vous traversez Casamaloapam, Tlacotalpam, un peu plus bas deux colonies américaines, et vous arrivez à Alvarado.

Un mouvement étrange animait le petit port, deux vapeurs chargeaient du bois, des armes, des canons et des hommes. Je demandai la cause de ce déménagement, et l'on me répondit que Miramon, ayant mis le siége devant Vera Cruz, viendrait probablement s'emparer d'Alvarado; on voulait donc qu'il n'y trouvât rien en fait de munitions de guerre et d'engins utiles dans un siége.

Trois goëlettes déjà chargées attendaient que les vapeurs les remorquassent. Je m'embarquai sur l'une d'elles, et le soir nous étions à Vera Cruz.

Il y avait sept mois que j'étais sans nouvelle de Mexico et je me réjouissais d'en apprendre quelque chose; mais je jouais de malheur, la ville était entourée, le siége commencé, et des batteries à huit cents mètres de la place montraient déjà la gueule de leurs canons. C'était la seconde fois que je me trouvais à pareille fête.

À peine débarqué, je rencontrai un ami qui me prit pour un revenant. Je passais pour mort depuis trois mois; on me disait assassiné dans les environs de Mitla et le récit du combat que j'avais soutenu, les détails horribles du meurtre étaient parvenus je ne sais comment à Mexico. Un artiste de l'endroit en avait fait un dessin fort exact et s'apprêtait à l'envoyer à l'Illustration. Je lui écrivis immédiatement de suspendre l'envoi, ou du moins de modifier le tableau.

J'étais donc de nouveau prisonnier pour un temps indéfini; car on ne savait combien pourrait durer le siége, et Miramon avait juré de prendre et d'anéantir la ville. Les moyens de destruction du général n'étaient pas, heureusement, à la hauteur de sa colère; il fit ce qu'il put, c'est-à-dire beaucoup de mal inutilement, mais ne tint ni l'un ni l'autre de ses serments.

Je reçus à mon arrivée la plus bienveillante hospitalité dans la maison d'un négociant dont le nom, connu dans toute la république, est synonyme de grandeur d'âme, de dévouement et de générosité, je veux parler de M. Joseph Lelon, homme d'esprit, riche d'instruction, jeune d'idées. Je lui adresse de loin, en même temps que ce tribut d'éloges mérités, mes remerciements pour les bontés qu'il me prodigua. Sa maison, du reste, est la plus avenante de Vera Cruz; toute une pléiade de jeunes et vaillants commis la remplissent du bruit de leur gaieté gauloise, et je prie mes bons camarades Alfred et Léonce Labadi de me considérer comme leur débiteur, pour les moments agréables que je passai près d'eux.

Mais les événements se précipitaient, les habitants avaient envoyé leurs femmes et leurs enfants sur les vaisseaux marchands à l'ancre dans la rade; les familles pauvres avaient émigré dans le fort de San Juan d'Ulloa, de sorte que la moitié de la ville était déserte. Ceux qui restaient fabriquaient à la hâte des covachas, espèces de retraites couvertes de poutres énormes et doublées d'une épaisse couche de peaux de chèvres, de manière à former des abris à l'épreuve de la bombe.

La ville, admirablement fortifiée, n'avait rien à craindre de l'ennemi. Cent cinquante canons de fort calibre répondaient aux quelques pièces de Miramon, et quoique le tir ne fût ni juste ni bien nourri, les artilleurs de Vera Cruz démontèrent en quelques jours les batteries des assiégeants; cependant une couple de mortiers de quatorze faisaient un ravage effroyable; ils tiraient jour et nuit, et lancèrent plus de cinq cents bombes; deux tombèrent sur la maison que j'habitais, une troisième vint, qui coupa mon lit en deux; inutile de dire que je n'étais point couché; mais ce qui peut paraître incroyable, c'est qu'un éclat de la même bombe, du poids de cinquante livres, enleva la queue de mon ara, perché sur une échelle dans la cour. En personne bien élevée, l'oiseau se trouva mal, mais en fut quitte pour un évanouissement et quelques gouttes de sang qui prouvaient combien le projectile l'avait rasé de près.

Au milieu de ce remue-ménage, je voulus prendre quelques vues photographiques et j'allai me placer à cet effet sur l'un des belvédères de la ville; mais on ne me laissa pas poursuivre mes opérations: l'autorité s'émut de cet appareil braqué dans la direction de l'ennemi et me prit pour un conspirateur faisant des signaux; les deux instruments me furent enlevés et transportés au quartier général, et j'eus toutes les peines du monde à les avoir.

Je n'avais du reste que des remerciements à l'adresse de la police, car le pavillon fut emporté peu après par un boulet, et le pied de ma chambre brisé du même coup. Il est évident que j'eusse pris là ma dernière vue. Le bombardement durait depuis trois semaines et les munitions de l'ennemi étaient épuisées; mais il attendait deux vaisseaux espagnols chargés d'articles de guerre, et l'on ne pouvait prévoir où se seraient arrêtées les choses, si un vapeur américain ne se fût emparé de ces deux barques. Miramon, déçu dans son espoir de détruire la ville, se retira la rage dans le cœur, pour succomber six mois après. On connaît son histoire.

J'eus, pendant mon séjour, l'honneur de voir pour la première fois le président Juarez, qui m'accueillit avec bienveillance et se hâta de me faire donner des lettres de recommandation pour le gouverneur actuel du Yucatan, où je comptais me rendre à la fin du mois. Nous étions au 20 avril; et le vapeur espagnol qui fait le service arrivait le 28 pour partir le 30. Je n'avais pas trop de ces huit jours pour préparer mon expédition. Il s'agissait de trouver des produits chimiques, des glaces et de l'argent, hélas! que je ne pouvais faire venir à temps de Mexico. Par un hasard tout providentiel, mon ami Alfred Labadi avait nouvellement reçu de France une caisse contenant des alcools rectifiés, de l'éther à 62° et des iodures, toutes choses que je n'aurais pu trouver sur place; il me fallut renoncer aux glaces et me contenter de simples verres assez mauvais dont quelques-uns se brisèrent par la suite, me causant une perte irréparable. Quant à l'argent, M. Lelon m'ouvrit généreusement sa caisse. Tout étant prêt, je partis.

IX

LE YUCATAN

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