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Cités et ruines américaines: Mitla, Palenqué, Izamal, Chichen-Itza, Uxmal

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De las Playas à Palenqué.—Le village de Santo Domingo.—Don Agustin Gonzalès.—Les deux bas-reliefs.—Les ruines.—Le palais et les temples.—Travaux photographiques.—Insuccès.—Les nuits, apparitions.—Les lucioles.—Les tigres.—Retour à Santo Domingo.

Au sortir de las Playas, le sentier, fermé d'abord par une ligne de forêts, s'ouvre bientôt sur une perspective de prairies entourées d'arbres où la nature épuise toutes les féeries de sa vierge fécondité. Des bosquets ombreux, semés au milieu des plaines verdoyantes, paraissent disposés pour le plaisir des yeux, tandis que la ceinture des grands arbres qui bornent l'horizon, lui donnent cet aspect apprêté des parcs anglais uni à la sauvage grandeur des œuvres de la création.

Tantôt le cheval qui vous emporte semble en vainqueur guider vos pas sous des arcs de triomphe où des lianes gigantesques pendent en festons splendides, et tantôt, courbant la tête sous des arceaux étroits, vous glissez comme un chevreuil égaré dans les massifs de la forêt.

Ici, la plaine s'ouvre de nouveau, et dans sa lutte avec le bois qui l'enserre, victorieuse ou vaincue tour à tour, elle se rétrécit, s'allonge, s'agrandit ou se ferme, déployant une variété de contours, une richesse de lignes où les molles ondulations des pelouses factices se mêlent aux âpretés des solitudes.

Là, s'épanouit la flore des savanes; mais plus loin, reprenant ses droits, la forêt jalouse, écrase toute végétation fleurie sous le poids formidable de ses ombres séculaires. Des lièvres effarés sillonnent en tous sens les hautes herbes de la prairie, pendant que des peccaris féroces, indifférents dans leur audace, poursuivent en longue file des sentiers déjà foulés. De grands aras mêlent leurs cris perçants aux hurlements des zaraguatos suspendus dans les dômes, tandis que le daim timide vous adresse de loin un regard étonné.

L'esprit est frappé par le rêve biblique de l'Éden, et l'œil cherche vainement l'Ève et l'Adam de ce jardin des merveilles: nul être humain n'y planta sa tente; sept lieues durant ces perspectives délicieuses se succèdent, sept lieues de ces magnifiques solitudes que bornent de trois côtés les horizons bleus de la Cordillère.

C'est au milieu de ces enchantements que le voyageur arrive à Santo Domingo del Palenqué. Étendu sur l'affaissement de deux collines, comme une paresseuse Indienne dans le creux d'un hamac, le village s'étiole dans son isolement, et n'offre plus au regard qu'une rue de gazon vert bordée de cabanes désertes; l'église, placée sur l'éminence, n'est qu'une masure en ruine sans pasteur pour la desservir.

Le village est néanmoins une sous-préfecture, et le fonctionnaire, don Agustin Gonzalès, voulut bien nous offrir l'hospitalité. Quatre ou cinq familles de race blanche habitent la bourgade: don Agustin, don Dionysio, le receveur; je ne fis qu'entrevoir les autres. Entre tous, je remarquai un jeune Allemand, grand admirateur des ruines, naturaliste passionné, qui, peut-être dégoûté du monde, est venu fixer sa demeure à Santo Domingo. Marié depuis avec une fille du pays, il y poursuit des recherches que sa santé chancelante rend de jour en jour plus pénibles.

Longtemps il m'entretint des ruines que j'allais visiter, m'exaltant leur grandeur et leur originalité: il avait découvert, disait-il, cinq ou six temples nouveaux, espacés dans la montagne; il comptait en découvrir d'autres. Mon hôte, don Agustin, me conduisit à la maisonnette faisant face à la sienne, dont le propriétaire possède, incrustés dans le mur de son logis, les deux bas-reliefs si connus et reproduits par tous les voyageurs, représentant: l'un, un personnage debout, couvert d'ornements d'une grande richesse, les jambes chaussées d'espèces de hauts cothurnes; par derrière, un enfant suspendu à sa ceinture, semble pousser des cris de désespoir; l'autre, un vieillard paraissant souffler dans un instrument bizarre, corne de guerre ou calumet, instrument qu'on retrouve dans les bas-reliefs de la chambre écroulée du palais du Cirque à Chichen-Itza; il a sur la tête, au-dessous de la coiffure symbolique, une couronne de laurier, et ses reins sont couverts d'une peau de tigre. Ces deux énormes pierres avaient été arrachées de l'autel d'un temple, près du grand palais, et apportées à grands frais jusqu'au village. Stephen, dans son ouvrage, les a fort exactement reproduites. Palenqué est encore un lieu d'exil où le gouvernement de Chiapas envoie ses administrés turbulents; six mois de séjour, me disait-on, calment les plus factieux, un exil de quatre ans équivaut à une sentence de mort. L'ennui, l'isolement, les fièvres abattent les plus vigoureux.

À mon arrivée, le village avait ainsi deux hôtes forcés; don Pio, l'un des bannis, était un personnage bien original. Jeune encore, et d'une taille infiniment petite, il s'agitait en de violentes démonstrations contre la tyrannie de ses persécuteurs. Il chantait sa patrie absente et me faisait des beautés lointaines de San Cristobal des récits enchanteurs. Puis il comptait les jours, désespérait de nouveau, et parlait de sa mort prochaine. C'étaient les Tristes d'Ovide dans son exil à Tomes.

Il mêlait souvent à ses discours le nom de la Pancha, et longtemps je crus qu'une jument favorite était sa compagne d'exil; il me contait les difficultés qu'elle avait eues à voyager par les sentiers rapides de la Cordillère, ses souffrances, et le déplorable état où elle était réduite.

—Venez la voir, me dit-il en me guidant à la maisonnette qu'il occupait. Il m'introduisit auprès d'une énorme et magnifique personne, doña Pancha, son épouse, de deux fois sa taille et de six fois au moins son poids.

Je frémis en pensant à la bévue que j'avais failli commettre, ayant été sur le point de lui demander si son précieux animal avait quelque blessure. Je compris, aux dimensions de cette aimable personne toutes les difficultés du passage de la sierra. La Pancha devait avoir éreinté bien des Indiens dans les âpres sentiers de la Cordillère.

Depuis deux jours, don Agustin avait envoyé à mon intention douze Indiens dans les ruines pour couper les bois et dégager les palais; l'ouvrage devait avancer, et je partis pour les rejoindre. J'étais accompagné de mon domestique et d'un guide que l'État de Chiapas impose aujourd'hui à chaque voyageur, moyennant une solde de cinq francs par jour. Celui-ci devait me servir à deux fins: guider mes explorations dans les monuments et surveiller ma conduite à l'égard des palais, sa consigne étant de m'empêcher de commettre toute dégradation quelconque; quatre Indiens nous suivaient également, chargés de mes bagages, d'une table, de divers ustensiles de cuisine et de provisions de bouche.

Les ruines sont à douze kilomètres au moins du village; c'est une course assez longue. Le bruit des cognées frappant sur les troncs d'arbres m'avertit que nous approchions; cependant on n'apercevait pas la moindre trace des monuments, la forêt vierge nous enveloppait dans l'épaisseur de ses ombres, et nous n'avancions qu'avec difficulté. J'arrivai bientôt dans l'éclaircie que venait de pratiquer la hache des travailleurs, et je n'apercevais toujours point le palais.

—Ah çà! mais l'ami, dis-je au guide, où donc se cache le palais?

—Le voilà, señor, répondit-il, me désignant une masse noirâtre, couverte d'une végétation aussi vigoureuse que celle du sol, et dont la façade était à moitié cachée sous un fouillis de lianes.

En vérité, l'on pouvait passer à dix mètres et ne point l'apercevoir.

Je compris aussitôt les difficultés qui m'attendaient dans la reproduction de ces monuments; tout était noir, vermiculé, ruiné, perdu; je ne pouvais, du reste, me mettre à l'œuvre de sitôt, car le travail des Indiens n'allait point aussi vite que je l'avais pensé d'abord, il leur fallait deux jours encore pour me permettre de prendre une perspective de la façade. Il fallait, de plus, abattre au moins les arbres les plus gênants qui couvraient les toits de l'édifice et débarrasser la façade des plantes grimpantes qui en obstruaient la vue.

On installa donc simplement mon bagage dans l'une des galeries; je laissai des ordres pour le dégagement de certaines parties, et je m'enfonçai de nouveau dans le bois, à la recherche des temples environnants.

Un Indien nous précédait, ouvrant un passage à l'aide du machete. Chacun de nous en avait un, et je portais de plus mon fusil sur l'épaule, pour les fauves, s'il nous arrivait d'en rencontrer.

Le premier temple, sur la droite du palais, à trois cents mètres environ, et de l'autre côté d'un petit ruisseau, est construit sur une pyramide d'une grande hauteur. L'ascension en est des plus pénibles; les pierres dont était doublée la pyramide s'éboulent sous les pieds; les lianes entravent la marche, et les arbres sont quelquefois serrés à barrer le passage. On se rend difficilement compte de ces ouvrages gigantesques et l'on se demande si les constructeurs ne profitèrent pas des éminences naturelles, si communes en Amérique, les modifiant suivant leur besoin, les élevant ou les aplatissant, après quoi ils doublaient de pierre l'extérieur du monticule.

Le temple en question est une bâtisse oblongue, avec trois ouvertures de face. Ces ouvertures, à angles droits, et dont les linteaux de bois ont disparu, donnent le jour à une galerie intérieure de huit à neuf mètres de long, qui communique elle-même avec trois petites chambres, dont l'une, celle du centre, renferme un autel.

Cet autel, qui rappelle par sa forme l'arche des Hébreux, est une espèce de caisse couverte, ornée d'une petite frise, avec encadrement. Aux deux extrémités de cette frise, dans le haut, se déploient deux ailes rappelant le même genre d'ornementation souvent employé sur les frontons des monuments égyptiens.

De chaque côté de l'ouverture, des ornements en stuc, et quelquefois en pierre, représentent divers personnages, et, tout au fond de l'autel, dans la demi-obscurité, se trouve un vaste panneau composé de trois immenses dalles parfaitement jointes et couvertes de sculptures précieuses.

Le temple dont nous parlons contenait la pierre de la croix que nous ne reproduisons qu'en partie dans notre ouvrage des Cités et Ruines américaines. Nous n'avons pu faire autrement. Arrachée de son emplacement primitif par une main fanatique qui voyait en elle la reproduction du signe chrétien miraculeusement employé par les anciens habitants de ces palais, elle était destinée à orner la maison d'une riche veuve du village de Palenqué; mais l'autorité s'émut de cette dévastation et s'opposa au transport de la pierre: elle fut donc abandonnée dans la forêt où je la foulai sans la connaître et sans la voir, lorsque mon guide me fit remarquer ce précieux débris.

Elle était couverte de mousses, et les sculptures avaient entièrement disparu. Lorsque plus tard je voulus la reproduire, il fallut la frotter avec des brosses, la laver et la dresser contre un arbre.

La partie reproduite dans notre grand ouvrage formait le centre, et représente une croix surmontée d'un oiseau fantastique, auquel un personnage debout, et d'un dessin parfaitement pur, offre en présent un enfant étendu sur ses bras; une inscription, composée de cinq caractères, se trouve à la hauteur de la tête du personnage; quatre autres caractères du même genre existent sur les bas côtés de la croix. Une hideuse figure d'idole forme la base de ce monument.

Les deux autres dalles, aujourd'hui en place dans l'autel du temple, contiennent: celle de gauche, un personnage debout et qui semble dans l'attente du sacrifice qui s'accomplit en sa présence. Derrière le bas-relief, s'étend une longue inscription; la dalle droite est de même couverte de caractères qui doivent donner l'explication de la croix et l'histoire du temple ou de ses fondateurs.

Outre l'appartement qui renferme l'autel, le temple en contient deux autres, à droite et à gauche du sanctuaire. La salle de gauche pénètre par un escalier dans un souterrain qui s'étend précisément sous l'autel même que nous avons décrit.

Il est probable que le prêtre, caché dans ce caveau ignoré des fidèles, rendait à haute voix des oracles que le consultant prenait pour la voix de ses dieux; tant il est vrai que, depuis la création, les moyens sont toujours les mêmes.

À quelque distance de ce premier édifice, presque sur la même ligne, nous trouvons un autre temple, de même architecture et de même distribution, mais plus petit. Les trois dalles du fond de l'autel sont en place et méritent une description étendue.

Un masque hideux et féroce occupe la partie centrale du bas-relief, les yeux injectés et sortant de l'orbite, la langue pendante, l'affreuse expression de la physionomie attachent à ce masque symbolique l'idée d'un dieu destructeur. Ce masque est porté par deux sceptres en croix qui s'appuient sur une estrade supportée par deux figures humaines accroupies, brisées par la douleur et d'une expression déchirante. Les figures rappellent le vieillard du panneau qui se trouve dans une maison du village de Palenqué et dont nous avons parlé plus haut.

À droite et à gauche, deux personnages debout, également supportés par deux figures prosternées, semblent offrir à la terrible divinité que représente le masque deux créatures humaines, d'une expression moins douloureuse que comique; des deux victimes, celle de droite paraît être une femme.

Quant aux grands bas-reliefs de l'offrande, le type est toujours semblable, et partout à Palenqué il offre les mêmes particularités: le nez et le front en ligne un peu courbe, la tête fuyante, le cerveau comprimé et s'allongeant en pointe.

Comme dans les autres tablettes, les caractères compliqués d'une inscription religieuse garnissent les extrémités.

Ce bas-relief prouve, à n'en pas douter, que les sacrifices humains étaient pratiqués dès l'époque la plus reculée. Ce n'est pas chose naturelle, mais cela montre du moins une filiation chez des peuples éloignés les uns des autres et à des siècles de distance.

On s'étonne de trouver les sacrifices humains établis comme une coutume générale du nord au sud de l'Amérique et se perpétuant aux époques les plus avancées de la civilisation chez ces peuples.

Pour nous, ce phénomène aurait deux causes: la prodigieuse fécondité de ces races et le manque d'animaux domestiques.

Les sacrifices humains auraient de ce côté la même origine que l'anthropophagie, qui n'existe que chez les peuplades privées d'animaux, et qu'on observe à l'état d'exception chez les peuples pasteurs.

Le prêtre, ne pouvant offrir à ses dieux une hécatombe de taureaux, lui sacrifiait une hécatombe humaine; le fait est naturel, tout aussi bien que l'homme mourant de faim qui dévore son semblable.

Nous voudrions voir étudier la question suivante:

L'histoire d'une race contenant une lacune dans sa marche à travers les diverses époques civilisées, passant de l'état sauvage à l'état chasseur, franchissant, par défaut de moyens, l'époque nomade des peuples pasteurs pour arriver aux établissements fixes d'une haute civilisation: ne pourrait-on pas tirer de cette étude des conclusions favorables à l'idée d'une race autochtone américaine, où se seraient fondues plus tard diverses immixtions de races étrangères qui ne purent en modifier les instincts?

La visite à ces temples, si courte que soit la distance, nous avait occupés une partie de la journée; je retournai donc au palais: il s'agissait de régler notre manière de vivre et d'encourager les Indiens dans leur travail.

Vers les quatre heures, ils abandonnèrent les ruines pour regagner le village et revenir le lendemain. Ce fut en vain que je les priai de rester, offrant comme conséquence une augmentation de paye; ils ne voulurent point y consentir. Comme les Indiens du Yucatan, ils conservent à l'égard des vieux palais des idées superstitieuses invincibles, et pour rien au monde ils ne consentiraient à y passer la nuit.

Notre installation fut vite faite; mon domestique établit nos hamacs sous les galeries. Trois pierres en triangle figurèrent le foyer où mijotaient dans des marmites de fer des ragoûts inconnus à Brillat-Savarin. Le soir, il fallait songer à la provision de bois pour la nuit; le guide avait, de ce côté, de bonnes raisons que je partageais du reste, car je n'aimais point à dormir à ciel ouvert dans une obscurité dangereuse avec cet entourage de forêts.

La première nuit fut déplorable, et bien que nous n'ayons été inquiétés d'aucune manière grave, il fut impossible de dormir. Des nuées de moustiques traversant draps et couvertures, dont je m'étais enveloppé malgré la chaleur, m'empêchèrent de fermer l'œil. Il fallut le lendemain renoncer au hamac et songer à ma moustiquaire. J'étendis par terre les deux ou trois paillassons qui servaient à envelopper mes instruments, et mon lit fut fait; la gaze, bordant le paillasson, fermait toute issue, et mes ennemis m'assiégèrent en vain.

Au jour, je vis arriver mes abatteurs de bois qui se mirent promptement en besogne. Le palais commençait à prendre tournure; j'espérais commencer mon travail le lendemain.

Ma seconde expédition fut dirigée au sud, à cinq cents mètres au moins du palais. Le guide me fit gravir, comme toujours, une pyramide que surmontait un temple, toujours le même, et dont les dimensions seules varient. Stephens, dans sa relation qui m'a paru si exacte dans certains cas, prodigue à ces petits oratoires des embellissements exagérés, ou qui ont disparu depuis, car je ne pus trouver la plupart d'entre eux.

Un autre édifice, tout auprès du grand palais, ne possède en fait d'ornementation que des dalles juxtaposées, couvertes de caractères. Heureux qui pourra trouver la clef de cette écriture, muette aujourd'hui, et qui nous dira quels furent ces peuples dont l'origine est le sujet des hypothèses les plus contraires! Les piliers de ce temple portent encore les empreintes des bas-reliefs en stuc qui les couvraient du haut en bas.

Au nord du grand palais et à une distance que je ne peux préciser, sur une pyramide moins élevée que les précédentes, existe un autre monument d'une étendue plus considérable et dont Stephens ne parle pas dans sa relation. Il est presque entièrement ruiné, et c'est seulement au moyen de moulages qu'il serait possible de recueillir les documents indispensables à la science pour qu'elle pût étudier avec fruit les débris de bas-reliefs et les inscriptions de cette race anéantie.

Voici la description du palais:

Orienté comme toutes les ruines que nous avons visitées, la façade est tournée à l'est. L'état de ruine de la pyramide oblongue sur laquelle se dressait l'édifice ne permet pas de lui assigner une hauteur exacte, je ne crois pas qu'elle dépasse quinze pieds, et la mauvaise photographie de notre album vient à l'appui de cette supposition. La base de la pyramide pouvait avoir cent mètres de face sur soixante-dix de côté. Un mur perpendiculaire, dans l'axe de la porte de communication des galeries intérieures et extérieures, séparait deux escaliers qui permettaient d'arriver jusqu'au monument.

Je ne sais à quoi peut tenir cette différence dans les plans des palais reproduits jusqu'alors; Stephens donne une pyramide à marches continues, Baradère et Saint-Priest figurent sur la même pyramide un simple escalier dans le milieu. Une partie de l'édifice s'est-elle écroulée depuis? C'est la seule supposition admissible pour expliquer cette divergence dans les dessins et représentations d'un même objet.

Je ne peux avoir inventé le mur perpendiculaire, et la photographie le reproduit.

Le palais se compose de quatre galeries parallèles bordées de bâtiments au sud et à l'ouest. Les galeries enferment deux cours, la première ayant vingt mètres de long sur dix-sept de large; la seconde, de moindre dimension, n'en a guère que quinze sur huit.

La galerie extérieure devait entourer le palais tout entier, et les restes de piliers existants le feraient croire; le plan donné par Stephens dans son ouvrage nous a paru d'une grande exactitude, et il lui a fallu de longues recherches pour le reconstruire aussi parfait.

Aujourd'hui, la galerie extérieure de face n'offre plus que huit piliers debout, et l'espace libre encore est de trente-deux à trente-cinq mètres. La galerie, affaissée à son extrémité de gauche, se trouve, par un plan incliné, reliée avec le toit de l'édifice.

Chaque pilier a huit pieds d'élévation, et chacun possède un bas-relief de même hauteur avec un riche encadrement. Le sujet représente généralement de un à trois personnages: l'un debout, guerrier, prêtre ou monarque dans l'attitude du commandement, la tête couverte d'une parure de plumes, de lauriers ou d'ornements bizarres, les deux autres prosternés en suppliants. Cinq de ces piliers ont le même genre de bas-reliefs; le sixième, celui de gauche, ne porte que des hiéroglyphes. Il est probable alors que les deux piliers suivants, portant aussi des inscriptions, étaient placés au milieu de l'édifice, et qu'un autre escalier correspondant à celui dont l'emplacement est marqué dans notre photographie, donnait accès sur une porte semblable à celle qui s'ouvre du côté de la première cour. L'autre se serait ouverte au sud vers les bâtiments d'habitation.

Tous les bas-reliefs sont dans le plus triste état; l'un n'a qu'une tête, une jambe, un bras, ou quelqu'autre partie du corps; il faut beaucoup d'habileté pour les reconstruire. Cependant, avec les profils marqués sur le plat du mur on pourrait y arriver. On reconnaît au décollage de certaines portions des bas-reliefs que les sujets ont été modelés sur le ciment déjà sec dont les piliers sont enduits.

Ainsi que nous l'avons fait observer pour les temples, chaque dessus de porte était formé par un linteau de bois composé de deux pièces dont les empreintes existent encore au sommet de chaque pilier. Comme ceux du Yucatan, le bâtiment lui-même n'était composé que d'une frise s'élevant du pilier à la hauteur du monument; mais cette frise était plus étroite que celles d'Uxmal, se rapprochant de celles de Chichen-Itza; seulement, au lieu d'être perpendiculaire, elle obliquait un peu sur elle-même.

Il est difficile, aujourd'hui, de juger de l'ornementation de cette frise, il en reste fort peu de chose, ce sont des espèces de méandres, modelés dans le ciment, et dont la manière ainsi que les matériaux employés rappellent le style des monuments d'Izamal.

L'encadrement de pierres est beaucoup plus développé que dans les monuments d'Uxmal et devait former et forme encore au-dessus de chaque pilier une saillie énorme.

L'intérieur de la galerie porte à hauteur d'homme six écussons au milieu desquels on voyait autrefois des figures d'homme et dont il ne reste aujourd'hui que des débris. Ces écussons, placés à l'abri, ont conservé une couleur claire.

Au-dessus des écussons, des ouvertures en forme de trèfle sont creusées dans le mur de soutènement des deux galeries, mais sans le perforer entièrement; elles n'ont guère que dix-huit pouces de creux. Les trois feuilles du trèfle n'ont pas même la forme complétement ronde, car les extrémités sont terminées par de petites dalles. Le dessus de la grande porte affecte la même figure.

La façade et la galerie que nous venons de décrire est noire et couverte de mousses; j'essayai de la nettoyer et de frotter les piliers, afin de leur donner une couleur plus photogénique, mais sans y réussir; je fus, du reste, obligé de le faire pour tous les objets que je voulus reproduire. Dans l'origine, l'édifice était entièrement peint, et l'on retrouve encore des traces de couleur.

La seconde galerie répète la première, moins les écussons; les trèfles y sont également très-profondément creusés.

Le sol de cette galerie devait s'élever à six ou sept pieds au-dessus du niveau de la cour, qui se trouve aujourd'hui fort exhaussée par les détritus de toutes sortes, arbres, pierres, etc. On descendait dans cette cour par un escalier parfaitement conservé; de droite et de gauche, partant du sol pour atteindre à la hauteur de la galerie, sur laquelle elles s'appuient en pente, se trouvent cinq dalles sculptées, représentant divers personnages dont quelques-uns d'une expression assez heureuse, mais d'un tout autre caractère que les bas-reliefs en pierre et en stuc déjà connus.

La troisième galerie a ses soutiens ornés de la même manière que celle déjà décrite, et ne se distingue que par les soubassements des piliers, en pierres chargées d'ornements et de sculptures bien conservées.

La seconde cour est sans ornementation. Les bâtiments d'habitation, placés au sud des deux cours se composent d'un enchevêtrement de galeries et d'intérieurs de diverses grandeurs, de couloirs et de souterrains où l'on remarque un autel et des pierres de sacrifice; il est fort difficile de pénétrer dans ces intérieurs: la plupart sont affaissés et les autres menacent ruine.

Le même tigre à deux têtes qu'on voit sur l'autel, au milieu de la vaste esplanade du palais à Uxmal, se retrouve à Palenqué, dans le bas-relief oval incrusté à l'intérieur d'un appartement du palais; il supporte une femme ou une déesse à laquelle un personnage à genoux semble offrir un diadème orné d'une haute aigrette de plumes. J'allais oublier de parler du canal souterrain qui coule aux pieds du palais; j'ignore jusqu'où il conduit, et je ne pénétrai pas au delà de dix mètres; d'une largeur de deux mètres sur une hauteur égale, il est couvert d'immenses pierres, qui lui donnent une solidité que n'ébranlent pas encore les dévastations de la forêt. L'eau, qui coule dans ses profondeurs, est toujours limpide et d'une fraîcheur remarquable dans ce climat dévorant.

Une tour carrée de deux étages s'élève dans une petite cour, au sud de la quatrième galerie. Percée de quatre fenêtres à chaque étage, elle domine l'ensemble du palais. Cette tour offre un coup d'œil des plus pittoresques: des arbres énormes ont poussé dans l'intérieur du second étage, et semblent sortir d'une caisse, comme les orangers dans nos serres. Les racines ayant percé les murailles, encerclent la tour comme les cerceaux d'une immense cuve, et menacent de la briser par l'irrésistible pression de leur croissante vigueur.

Je voulus prendre une vue de ce monument original dans son aspect sauvage, et c'était la meilleure de mes reproductions, mais elle fut perdue ainsi que beaucoup d'autres, et les quatre plus mauvaises me restèrent seules.

Du reste, je l'avoue, mon expédition à Palenqué fut un insuccès déplorable. Il m'eût fallu dix fois les ressources dont je disposais, et j'en eus là moins qu'ailleurs; il m'eût fallu des glaces et du collodion, et je n'avais que du papier ioduré dont l'exposition est d'une longueur énorme, la réussite toujours incertaine, et dont le développement demande de l'eau distillée que je n'avais pas, et des soins impossibles dans le désert. J'avais apprécié d'avance les difficultés qui m'attendaient, et chaque jour il en surgissait de nouvelles.

Ainsi, les Indiens ne voulurent point nettoyer les herbes qui couvraient la frise de la façade, pas plus que couper les arbres qui s'avançaient, cachant la plupart des détails. Ils craignaient, disaient-ils, de voir l'édifice s'écrouler sous leurs pieds.

J'avais établi mon cabinet noir dans un souterrain; j'y préparai mes feuilles le matin. Mais l'eau du canal toute pure et limpide qu'elle parût, amenait dans mes lavages des milliers de taches que je ne pouvais prévenir. J'exposais le jour, et, difficulté nouvelle! il faisait une telle humidité dans ces bois, que ma chambre noire, éprouvée par deux années de voyage, se resserrait jusqu'à briser ses jointures, de façon qu'il m'était impossible de faire jouer les châssis. Plus tard, vers le midi, la chaleur était tellement intense, que le bois se contractait avec la même puissance et que tout était à jour. Il fallait alors envelopper l'instrument du haut en bas avec des linges et des vêtements que je mis en lambeaux pour cet usage.

Le soir nous soupions, Dieu sait comment! Ma principale nourriture était le pozole, pâte de maïs crue délayée dans de l'eau, dont j'avalais des quantités effroyables. Je recommande cependant au lecteur une soupe d'escargots de la petite rivière, d'une saveur toute particulière, et dont je me régalai plusieurs fois pendant mon séjour à Palenqué.

La nuit venue, éreinté par un va-et-vient perpétuel, il fallait commencer le développement des clichés, opération qui durait jusqu'à minuit, une heure du matin.

Mon domestique et le guide dormaient quand la voix des tigres ne venait pas troubler leur sommeil. Le guide, un métis du village, aurait voulu nous quitter depuis longtemps, et plusieurs fois la frayeur qu'il éprouvait la nuit lui avait occasionné des accidents terribles. Le malheureux n'osait faire un pas en dehors des feux; j'avais beau lui dire que l'animal le plus féroce n'eût point osé l'attaquer dans une situation pareille, et que certainement, il n'oserait l'approcher, il ne voulait rien entendre et restait dans la zone des feux, c'est-à-dire beaucoup trop près de nous.

Quelquefois, je cédais à la lassitude et chargeais mon homme de surveiller les clichés dans leurs bains; mais, me réveillant en sursaut, je le trouvais plongé dans le plus profond sommeil. Ce fut ainsi qu'une nuit n'en pouvant plus et devant la présence de deux jaguars, révélée par leur râlement trois fois répété, je le priai de veiller deux heures et de m'appeler pour le remplacer. Mais à peine étais-je enseveli sous ma moustiquaire, qu'entendant les râlements se rapprocher, je lui criai de veiller; il me répondit qu'il veillait effectivement, et quelques minutes après, les bruits ayant cessé, j'allais m'endormir, quand j'entendis à dix pas de moi la marche prudente d'un animal; les feuilles sèches criaient sous ses pattes; un léger frisson me passa par le corps; ne faisant qu'un bond en dehors de ma moustiquaire, je passai par-dessus le premier feu, et arrachant mon fusil des mains du misérable qui dormait, je me retournai contre l'animal; mais je ne pus apercevoir qu'une ombre incertaine dans les profondeurs de la galerie.

Le jaguar, car c'en était un, remonta sur le toit du palais et vint précisément se tapir au-dessus de nos têtes. J'essayai, mais en vain, de le toucher avec mon révolver; je n'osai m'aventurer à sa poursuite dans l'obscurité, et je crus prudent, par la suite, de coucher entre les deux feux que nous allumions chaque soir à dix pas de distance l'un de l'autre. J'avoue même que je ne dormis guère cette nuit-là; le jaguar m'inquiétait, quoique n'ayant rien à craindre de lui. Le matin, au petit jour, il partit par le côté opposé; je le vis bondir du toit sur la pente de la pyramide et disparaître.

Combien souvent arrivait-il aussi que l'orage éteignait mes lumières, dispersait les feux, souillait mes bains chimiques de débris de toutes sortes: il fallait recommencer le lendemain pour échouer encore.

Comme compensation à mes fatigues, j'avais, après l'orage de chaque soir, le spectacle des nuits radieuses; la lune, se levant tard, glissait obliquement ses rayons argentés dans l'ombre épaisse de la forêt; puis, pénétrant dans l'espèce de clairière environnant le palais, elle jetait dans ma solitude, par le jeu des ombres et des lumières, tout un peuple de fantômes.

Gracieuses ou terribles, lourdes, légères ou diaphanes, mon imagination aidant, ces fantasques apparitions prenaient à mes yeux le corps de la réalité.

Une nuit, nuit merveilleuse, j'assistai à toute une création des plus sublimes mystères de notre histoire religieuse.

Je me rappelle encore une vaporeuse assomption, telle qu'en savait peindre Murillo: les nuées portant la Vierge, le croissant, les longues draperies flottantes, et dans l'ombre de vagues formes d'anges. Puis tout disparaissait, changeait de place, se transformait: une création nouvelle s'élevait comme un rêve au milieu des ombres de la création évanouie. Un moment vint où muet, atterré, confondu, je vis se formuler, mais dans toute sa puissance et dans toute son écrasante majesté, la plus haute expression du génie humain dans les arts: le Dieu de Raphaël séparant les ténèbres de la lumière. Oh! c'était bien là le créateur des mondes, tel que l'imagination humaine l'a pu concevoir, avec cette tête majestueuse, ce front divin, ce geste tout-puissant et sa marche souveraine dans les espaces. Le dessin, la couleur, le lieu, en faisaient non plus un fantôme, non plus une apparition, mais une terrifiante réalité. Tremblant, anéanti, je crus voir Dieu lui-même venant réveiller de leur sommeil séculaire les habitants de ces ruines. J'attendais que la trompette formidable donnât le signal, que la terre s'ouvrît et que les ombres de ces guerriers, de ces prêtres et de ces souverains comparussent devant le Maître de toutes choses. Étais-je le jouet d'un rêve? Je m'avançai doucement, sans détourner les yeux, de peur que la vision s'envolât, puis ayant touché Carlos endormi et l'ayant éveillé: «Tiens, regarde, lui dis-je; vois-tu?—Ah! que cela est beau, fit-il, que cela est grand!» Il était frappé comme moi; quant au guide, il ne comprit pas et ne vit pas d'abord, mais la puissante apparition s'empara bientôt de lui, il se mit à genoux et pria.

Quand la lune disparaissait derrière la montagne comme un flambeau qui s'éteint, la forêt entière semblait illuminée par des milliards de lucioles voltigeant en tous sens; alors, attirées par la lumière d'une branche enflammée que nous agitions, elles accouraient vers nous de tous les côtés à la fois, et j'en remplissais un sac de gaze bleue qui, pendu à la voûte de la galerie, composait un lustre d'un effet magique.

J'attendais chaque jour la visite du jeune Allemand; il m'avait promis de me conduire aux temples nouvellement découverts; mais il ne vint pas. Mon guide ne connaissait que les cinq édifices dont nous avons parlé. Je m'aventurai donc seul à la recherche des monuments. J'avais une petite boussole pour me guider, et du reste je n'avais pas l'intention d'aller très-loin. Je connaissais la direction des ruines, elles s'étendent sur une ligne parallèle aux lignes de la sierra; je n'avais qu'à suivre: tant mieux si je devais rencontrer quelque chose.

Je n'avançai qu'avec difficulté, et je pensais bien n'avoir parcouru qu'une faible distance après deux heures de marche; j'avais abattu un magnifique hocco à crête noire et blanche, que je destinais à notre souper; je tuai également un serpent vert de plus de deux mètres de longueur, dont je ne connais malheureusement pas le nom. Mais de ruines point. Je commençais à me fatiguer; pourtant, comme il était de bonne heure, je résolus de marcher encore, obliquant du côté de la montagne. Le terrain, coupé de montées et de descentes, m'indiquait assez que j'étais au pied même de la sierra. Je finis par trouver un monticule plus rapide que les autres, et quelques pierres taillées me firent espérer que j'avais enfin retrouvé l'un des temples; je gravis la pyramide et je me trouvai bientôt en présence d'un édifice du même genre que les ruines environnant le palais; la galerie de face, avec deux ouvertures, et les petits intérieurs du fond, l'autel et ses trois pierres, tout était identique. J'étais satisfait. Il s'agissait de regagner le campement et j'y mis plus de temps qu'il ne m'en avait fallu pour m'en éloigner. Je finis néanmoins par retrouver le petit ruisseau, et, suivant son cours, je reconnus la pyramide au temple de la croix: cinq minutes plus tard, je gravissais l'escalier du palais, où je me couchai dans mon hamac, rendu de fatigue et mourant de faim. Le hocco fut vite apprêté; nous le dévorâmes à belles dents.

Les ruines de Palenqué impriment à l'esprit l'idée de la plus haute antiquité; mais rien, dans ces monuments extraordinaires, ne peut lutter de grandeur, d'élégance, de richesse et d'harmonie avec les édifices d'Uxmal. Il n'est pas improbable que les fondateurs des villes yucatèques descendissent des habitants de Palenqué, ou, tout au moins, que leur civilisation ne procédât de cette civilisation beaucoup plus ancienne; dans ce cas, Uxmal en serait l'apogée.

Quant à la ville même, dont l'existence est l'appréciation d'études si diverses, nous ne croyons pas qu'elle exista jamais. Cette multitude de temples, semblables entre eux et fort éloignés les uns des autres, s'étendant sur une ligne de près de quatre-vingts lieues, partant de Palenqué, par Ocosingo jusqu'à Commitan, frontière de Guatémala, ne fait supposer qu'une même civilisation chez toutes les peuplades de ces montagnes, civilisation religieuse, organisation théocratique par excellence. Le grand palais, entouré de ses temples, ne représente, à notre avis, qu'un centre religieux plus considérable que les autres. En voici la raison: quand on parcourt la montagne et qu'on a vécu parmi les Indiens, on ne tarde pas à se convaincre que ces populations ont conservé leur antique manière de vivre, portant à l'idée chrétienne et aux prêtres qui les dirigent le même respect dont ils entouraient leur ancienne religion. Comme autrefois, ils vivent séparés, perdus dans les solitudes de la forêt, loin de l'église comme jadis loin du temple. Les jours de fête et de cérémonie publique, ils accourent au village, accomplissent leurs devoirs religieux, écoutent la voix du pasteur et vont retrouver l'habitation passagère qu'ils ont élevée dans les bois.

C'est ainsi qu'un village paraît ne se composer que d'une église entourée de quelques cabanes, et ne représente qu'une fort modeste population; mais si vous vous informez, on vous répondra que cette bourgade compte dix mille habitants. Du reste, la ville immense que l'on suppose avoir existé à Palenqué ne se compose pas que d'un palais et de quelques petits temples, mais d'édifices de tous genres et de monuments publics de toutes dimensions. Voyez le Yucatan: à Chichen-Itza, sur une arène de trois kilomètres vous comptez dix édifices et des ruines en quantité; à Uxmal, dans un rayon plus étendu, pyramides, temples et palais se succèdent sans interruption. Des ruines même de peu d'importance feraient croire à l'existence d'habitations particulières encore debout; il y avait agglomération et ville incontestablement; à Palenqué, rien de tout cela.

Ce n'est point à dire que Palenqué manque d'importance. Ses ruines nous paraissent être, pour la science, les plus précieuses, en tant qu'à notre avis, elles sont appelées à nous donner un jour la clef des civilisations américaines. Les nombreuses inscriptions que renferment Palenqué et les temples de la montagne attendent le Champollion qui doit faire cesser le mutisme de leur table de pierre. L'étude assidue des langues maia, zapotèque, toltèque doit amener ce beau résultat. Un homme nous semble destiné à jouer ce magnifique rôle dans l'avenir: M. l'abbé Brasseur de Bourbourg, qui possède ces trois idiomes, pourra sans doute, dans son séjour prochain à Palenqué, nous rapporter ces paroles vivantes.

Cela ne nous dira pas à quelle époque Dieu jeta l'homme sur la terre, ni de quelle manière il le forma; la science, si haute qu'elle soit, recule impuissante devant ce problème. Mais ayant découvert, par les inscriptions de Palenqué, la date probable de la fondation de ces temples et de l'ère civilisée chez ces peuples, elle pourrait remonter à une époque assez reculée dans les siècles, pour nous dire si ces premiers créateurs furent les descendants du vieux monde ou si elle a le droit de les déclarer autochthones.

Il nous reste à formuler sur ces ruines, un vœu que bien d'autres avant nous ont déjà fait. N'appartient-il pas à une nation comme la nôtre, tête et lumière du monde, de s'emparer de ces monuments précieux, de leur offrir dans nos musées la place que leur importance réclame? Cette absence de tout document sur les origines américaines forme une vaste lacune dans l'histoire de l'humanité; c'est au gouvernement à la combler, et, s'il recule devant les frais immenses que comporterait le transport des originaux, n'a-t-il pas le moulage, si facile aujourd'hui avec le procédé de M. Lottin de Laval, et n'a-t-il pas des hommes pour l'exécuter?

L'Amérique a pris sur nous l'avance; à l'époque du voyage de Stephens, des Américains avaient déjà tenté cette lourde entreprise; ils échouèrent devant la mauvaise volonté du gouvernement de Chiapas. Aujourd'hui, que nos armes victorieuses portent au Mexique les idées civilisatrices et le repos, aujourd'hui que l'influence française va soustraire ce beau pays à l'engloutissement de la civilisation américaine, ne serait-il point à propos de mêler quelques idées d'art et de science à la gloire de nos armes? Une note du gouvernement suffirait pour aplanir toute difficulté et pour doter la France de documents que jalousent l'Amérique et l'Angleterre.

Mes opérations terminées, et comprenant que, malgré mes efforts, je ne pourrais faire mieux, je mandai les Indiens pour enlever mes bagages; ils partirent. J'avais vécu neuf jours dans les ruines.

Mon retour au village fut triste; j'avançais la tête basse, avec la contenance d'un vaincu, me promettant néanmoins, si Dieu me prêtait vie, de revenir un jour pour arracher à ces ruines des images plus fidèles et les moulages de ses précieux monuments.

XIV

TUMBALA

Départ pour San Cristobal.—De Palenqué au rancho.—Absence des Indiens.—Départ pour le rancho de Nopa.—Chemins affreux.—Désespoir de Carlos, mon domestique.—Famine.—Les singes.—Nopa.—San Pedro.—Trois jours d'attente.—Le cabildo.—Attitude hostile des habitants.—Arrivée des Indiens.—Leur abandon dans la nuit.—De San Pedro à Tumbala.—Trois nuits dans la forêt vierge.—Les jaguars.—Arrivée à Tumbala.

Don Agustin, à notre arrivée à Santo Domingo, s'informa près de l'alcade s'il n'aurait point à ma disposition des Indiens de la montagne se dirigeant vers San Cristobal. Six d'entre eux, du pueblo de Tumbala, retournaient précisément, le dos libre, à leur village de la sierra. Ils devaient suffire au transport de mon matériel et je les arrêtai. Il faut dire que, dans toute la montagne, les Indiens font métier de bêtes de somme, chevaux et mules étant fort rares et ne pouvant franchir les sentiers à pic, seules voies de communication des villages entre eux. Ceci s'applique spécialement au parcours de Palenqué à Iajalum; car, de ce dernier point à San Cristobal, la route devient praticable et les distances peuvent se franchir sur une mule ou à cheval.

Mes préparatifs terminés, je payai, car l'on paye d'avance, coutume déplorable qui amène toujours, du côté des Indiens, des difficultés sans nombre. Don Agustin m'avait donné l'itinéraire à suivre et j'avais inscrit sur mon carnet les noms des Indiens, afin que je pusse réclamer en cas d'accident.

J'avais en outre loué deux chevaux pour Carlos et moi; ils devaient nous porter jusqu'à une première station, au pied de la sierra même. C'était une distance de sept lieues épargnées à nos pauvres jambes qu'attendaient plus tard d'étranges épreuves. Un domestique de don Agustin nous suivait pour ramener les bêtes, et comme je n'apercevais pas les Indiens, on me tranquillisa, me disant qu'ils seraient bientôt en marche, et nous rejoindraient à la station. Je serrai donc la main de don Agustin, le remerciant de son obligeance. Don Pio, les larmes aux yeux me donna l'abrazo: j'allais revoir sa chère patrie dont trois mois d'exil le séparaient encore; je n'aperçus point la Pancha.

Nous arrivâmes au rancho vers les dix heures, et comme le guide voulait retourner immédiatement à Palenqué, j'exigeai qu'il restât jusqu'à l'arrivée des Indiens que je ne voyais point venir. La journée entière se passa dans l'attente, recherches, appels, sifflements aigus à l'usage des égarés; tout fut inutile, et l'écho même ne répondait pas. La position devenait gênante: comptant sur l'arrivée immédiate des porteurs, nous étions partis sans autres vivres qu'une énorme boule de posole, nourriture fade et peu fortifiante pour des estomacs affamés. Une rivière courait aux pieds du rancho, et le guide s'en alla à la recherche des escargots que nous connaissions déjà. Il en fit une ample récolte, ce fut là tout le menu de notre souper.

La nuit venue, et les feux allumés, je m'enveloppai dans mon zarape, m'efforçant de prendre mon mal en patience, et persuadé qu'à la première heure les Indiens arriveraient. Il n'en fut rien; je n'avais garde de laisser partir le guide et ses chevaux; il était le seul d'ailleurs avec lequel je pouvais m'entendre, les Indiens ne parlant pas l'espagnol, et je saurais au moins, si quelque voyageur arrivait de Palenqué, ce qui avait pu retarder ainsi mes compagnons de route. Je pouvais, au besoin, me servir des chevaux pour retourner en arrière.

Je passai la matinée dans le bois, où je fis une trouvaille extraordinaire, à mes yeux du moins: c'était une tortue de huit à dix pouces de long, dont l'écaille inférieure était garnie à ses extrémités de deux appendices à charnière qui lui permettaient de s'enfermer hermétiquement dans sa coquille et de braver toute espèce d'ennemis. J'éprouvai plusieurs fois la force de résistance de ces portes naturelles et je ne pus les ouvrir. Je pensai d'abord à conserver ce curieux animal, mais ventre affamé n'a pas d'oreilles, je le mangeai. À midi, le bruit d'un certain nombre d'hommes traversant la rivière me fit dresser l'oreille; nous allions donc partir, je m'élançai au-devant d'eux, mais je ne rencontrai que deux Indiens inconnus auxquels le guide adressa la parole. Ils venaient de Palenqué; j'appris alors que les porteurs s'étaient enivrés, puis battus et avaient occasionné une espèce d'émeute dans le village. Il avait fallu les arrêter et les enfermer dans la prison, où ils avaient cuvé leur anizado; que, du reste, on devait les relâcher ce jour même et que nous les verrions bientôt.

Le guide, dont les chevaux depuis deux jours ne mangeaient que du feuillage et qui lui-même ne demandait qu'à s'en aller, échangea quelques paroles avec les Indiens en question, me dit que ces deux hommes, moyennant une légère rétribution, consentiraient à porter nos couvertures et le paquet que j'avais avec moi; qu'ils nous serviraient de guides dans la forêt et que nous devions atteindre San Pedro dans la journée. Là, disait-il, nous trouverions des vivres en abondance et les porteurs nous y rejoindraient le soir même. Comme on n'aime peu généralement à retourner sur ses pas, que le village était loin et San Pedro à une demi-journée de là, suivant le guide, j'acceptai sa proposition; il enfourcha son cheval, prit l'autre en main et disparut.

Pour nous, munis d'un long piquet, le fusil en bandoulière et le revolver à la ceinture, nous nous mîmes à marcher à la suite des Indiens. La côte, d'abord assez douce, devint bientôt d'un escarpement extraordinaire; ce n'était plus une marche, mais une escalade. Les deux hommes semblaient infatigables, et nous avions peine à les suivre. Il fallut bientôt quitter veste et gilet dont ils se chargèrent encore; pour eux, nus comme la main, sauf une mince bande de coton remplaçant la feuille de vigne, ils continuaient le pas accéléré.

Je mis d'abord un certain amour-propre à ne point me laisser dépasser, mais il fallut bientôt parlementer; nous haletions, et Carlos n'en pouvait plus. De temps à autre, les Indiens faisaient une halte de quelques secondes, poussaient deux ou trois soupirs en manière de sifflements prolongés et repartaient de plus belle. Je leur fis signe d'aller moins vite, ils ne parurent y consentir qu'à contre-cœur.

Enfin, nous nous arrêtâmes au bord d'un torrent où notre boule de posole, notre seule ressource, fort diminuée déjà, s'évanouit tout entière. En fait de vivres, nos deux guides étaient aussi pauvres que nous; il me parut grand de partager.

Nous montions sans cesse, il était cinq heures, et San Pedro ne paraissait point. Estomacs vides, jambes faibles; quoique vigoureux, je ne gravissais plus avec la même facilité les rocs et les aspérités du sentier. Carlos se mit à gémir de plus belle, puis se coucha et refusa d'aller plus loin; je ne pouvais l'abandonner ainsi.

—Voyons, lui dis-je, ne vois-tu pas le sommet de la montagne? nous arrivons, courage! quelques minutes encore et tu te reposeras. Il se relevait, essayait de nouveau, puis s'arrêtait encore. Un moment vint où, les genoux ankylosés, la tête perdue, vraiment fou, il se roulait en désespéré.

—Partez, disait-il, partez, laissez-moi, je veux mourir; tenez, brûlez-moi la cervelle. Ah! maudit soit le jour où je consentis à vous suivre. Il blasphémait comme un damné, pleurait comme un enfant, et je ne pouvais le consoler. C'était en somme une pauvre nature.

Je dus menacer nos Indiens, pour les forcer à nous attendre. Ah! s'écriait Carlos, si nous descendions au moins, je pourrais marcher.

Une diversion vint heureusement lui donner le temps de reprendre ses esprits. Les Indiens, dans le parcours de la forêt, saisissaient tous les bruits, tous les sons, et les moindres murmures de la solitude étaient perceptibles pour eux. Ils avaient un instinct merveilleux pour apercevoir des choses dont je ne me doutais point, et plusieurs fois déjà, ils m'avaient montré des hoccos et des dindons sauvages qui se glissaient sans bruit dans les hautes branches des arbres. Ils n'auraient pas été fâchés de m'en voir abattre quelques-uns, car la soirée s'avançait et notre souper devenait plus que problématique; mais je leur donnai certainement une pauvre idée de mon adresse, car je manquai à quarante pas le hocco le mieux placé du monde; il faut ajouter que mon fusil contenait une balle et trois chevrotines.

Comme les porteurs de Palenqué avaient sur leur dos mes munitions de bouche et de guerre, il ne me restait plus qu'un coup chargé, mon pistolet ne devant m'être d'aucun usage à des hauteurs et à des distances semblables. Au moment dont je parle, nous avions entendu de grands cris sur la gauche, et les Indiens, par une pantomime expressive, me faisaient entendre qu'il y aurait là pour nous quelque belle proie. Nous laissâmes donc Carlos à son repos, et, nous enfonçant dans le bois, nous nous trouvâmes, a dix minutes au delà, en présence d'une colonie de singes hurleurs. Il y avait conciliabule apparemment: assis en rond dans les poses les plus singulières, couchés, debout ou suspendus, il y en avait de tout âge et de toutes conditions.

Un silence général accueillit notre approche; mais pas la moindre velléité de fuite: des regards curieux et quelques murmures d'improbation, ce fut tout.

En vérité, c'est encore une réputation d'esprit usurpée que celle de ces messieurs: j'eus tout le temps de choisir ma victime. Je m'adressai à un fort bel animal, tranquillement assis à cinquante ou soixante pieds au dessus de ma tête et m'offrant la surface entière de ses reins charnus; et qu'on ne me fasse point ici reproche d'attaquer mon ennemi par derrière, je n'étais pas très-sûr de mon adresse, je songeais au souper, et c'était le mieux placé de la bande. Je visai longtemps, la capsule humide rata. Je me hâtai d'essuyer la cheminée et d'y replacer une capsule de mon revolver, je n'en avais pas d'autres; je visai de nouveau et l'animal tomba lourdement: il était mort. La balle avait traversé le corps près du cœur, et l'une des chevrotines avait brisé la queue.

Il y eut alors une espèce de révolution dans le haut, et je crus à une prise d'armes; un singe ventru, de grande taille, le chef de la troupe assurément, poussa deux grondements terribles, s'agita, descendit de vingt pieds au moins, remonta, me lançant des regards furieux. Les Indiens, chargés des restes mortels du défunt, avaient repris la direction du sentier; je m'élançai sur leur trace. La troupe nous suivit un instant, passant d'un arbre à l'autre, toujours grondant, puis les rangs s'éclaircirent, et je n'en aperçus plus qu'un seul en arrivant près de Carlos; l'animal était accompagné de deux jeunes créatures.

Je pensai que c'était la veuve éplorée de ma victime. C'était bien elle, en effet, la malheureuse; elle nous suivait avec ses deux enfants. Nous étions alors sur un petit plateau qui débouchait à quelques centaines de pas, sur le rancho de Nopa, simple toit de chaume porté sur quatre piquets, à l'usage des voyageurs attardés. La nuit approchait, il fallut y rester.

La guenon nous avait suivis jusque-là, et s'étant arrêtée sur l'arbre le plus voisin, elle ne quittait plus des yeux le cadavre de son époux. Malgré cette preuve touchante de fidélité conjugale, je n'étais pas ému; je convoitai les jeunes orphelins et je n'eus, à ma honte, que des remords de crocodile, le regret de ne point avoir de munitions pour m'emparer de la mère.

—Mais San Pedro, dis-je à l'Indien, San Pedro? Il me comprit et me fit signe à son tour que San Pedro était encore au diable. Le guide de Palenqué m'avait fait un conte bleu et ne désirait qu'une chose, se débarrasser de nous. Enfin, nous avions des vivres et nous allions manger. Ah! quelle excellente perspective que celle de pouvoir briser un jeûne de vingt-quatre heures après une journée de marche!

Je me chargeai des préparatifs, laissant à un Indien le soin d'allumer le feu. Mon singe était d'un magnifique pelage d'un rouge noir avec les parties jaune orange: c'était un contraste par trop frappant, et je songeai à part moi que, si je m'étais emparé de ses enfants pour en faire des compagnons de route, il eût fallu leur imposer culotte.

Le dépouillement ne fut point aussi facile que je le pensais d'abord; il fallut se mettre à deux pour en venir à bout. La femelle était toujours là, témoin de ce navrant spectacle. L'opération terminée, je me hâtai de trancher la tête de l'animal, tête par trop humaine dans sa nudité sanglante, et dont la vue, malgré mon féroce appétit, m'eût enlevé toute envie de goûter à ce mets original.

Le feu étant allumé, le corps fut lavé, coupé en quatre, le foie et le cœur mis à part comme morceaux de choix, et le tout suspendu sur les branches vertes, au-dessus de la flamme pétillante, rôtissait avec ce petit grésillement plein de charmes que fait la graisse, tombant par gouttes sur les charbons ardents.

Nous soupâmes aux flambeaux, car la nuit était venue; je trouvai le rôti de bon goût, mais le sel manquant, un peu fade; mariné, le râble eût été délicieux. Le déjeuner se composa des reliefs de la veille. La descente commençait, et Carlos, un peu remis de ses chaudes alarmes, marchait d'un pas plus assuré.

Ce jour-là, le sentier se peupla de troupes d'Indiens chargés, se dirigeant vers las playas: nous en croisions à tout instant; à chaque nouveau passant, je m'informais de San Pedro. L'un d'eux enfin, parlant quelque peu l'espagnol, me répondit qu'il nous restait bien encore six lieues à faire. Nous marchions depuis trois heures, c'était donc, avec la course de la veille, un total approximatif de seize lieues au moins. Une grande et belle rivière, que je ne retrouve point dans la carte de Chiapas, nous barrait la route; un Indien nous fit passer en pirogue, et deux heures plus tard nous apercevions les cabanes du village.

Là devait commencer une série d'épreuves que la protection toute spéciale de la Providence me permit seule de franchir sain et sauf. San Pedro est un village d'Indiens à moitié barbares, et vous n'y rencontrez pas une figure indiquant le plus petit mélange de sang espagnol. Il se compose d'une centaine de cabanes, disséminées sans ordre sur les petits monticules d'une plaine moutonneuse; l'aspect en est pauvre, sans charme, et d'un sauvage abâtardi; l'église me fit croire à la présence d'un curé, mais il n'y en avait point.

Je me dirigeai vers le centre du village, comptant prendre gîte (en payant, naturellement) dans la première case venue; mais je n'avais plus affaire aux Indiens d'Oaxaca; dans le premier jacal où je mis les pieds, au lieu de la bienvenue que j'attendais, je ne trouvai que des femmes qui poussèrent à ma vue des cris d'effroi et s'enfuirent aussitôt. J'avais, il est vrai, mon fusil sur l'épaule, une grande barbe; mais, en vérité, je ne me croyais point d'apparence si redoutable.

Les cris de ces Indiennes avaient attiré, au dehors des cases, toute la population féminine de l'endroit; elle m'environnait avec une curiosité inquiète et se sauvait à mon approche. Comme nous ne parlions pas la même langue, il était difficile de nous entendre; cependant, à l'interrogation répétée du mot gobernador, gouverneur (car l'alcade s'appelle gouverneur dans cette partie de la montagne), l'une de ces femmes, plus courageuse que les autres m'indiqua sur la droite une cabane de grande apparence, et je m'y dirigeai, suivi de Carlos.

J'entrai; trois jeunes filles, nues jusqu'à la ceinture, écrasaient le maïs sur des metates (pièces de granit taillées en creux), tandis qu'une vieille femme, aux seins pendants, remuait, au moyen d'une cuiller de bois, un pot fumant, dont les exhalaisons graisseuses sinon délicates, ne laissaient pas que de chatouiller mon odorat. Deux gamins, de dix à douze ans, en nature, complétaient le tableau.

Je produisis moins d'effet dans la demeure du chef que dans les précédentes cabanes; cependant les jeunes filles suspendirent leurs travaux, et la gouvernante, sa cuiller à la main, fit mine de me barrer le passage, m'adressant dans son idiome une foule de questions inutiles. J'entrai néanmoins, et me servant de cette pantomime à l'usage de tous les peuples, qui consiste à faire agir en va-et-vient l'index devant la bouche ouverte; je lui lis comprendre que j'avais faim et que je désirais qu'elle me servit, le plus tôt possible, quelque peu du fricot qui mijotait dans sa marmite.

J'appuyai la démonstration de la vue d'une pièce blanche, l'assurant par là de la pureté de mes intentions.

Mais elle me répondit par un geste négatif des plus formels, insinuant qu'elle n'avait rien à m'offrir et que j'allasse voir ailleurs.

—Diable, dis-je à Carlos, nous ne sommes point précisément ici chez des montagnards écossais. Carlos ne comprit pas.

Je voulus reprendre le fil de la négociation interrompue; peine inutile, la vieille ne voulut rien entendre.

Comme je n'avais à espérer meilleur accueil nulle part, et qu'en somme j'étais dans la place, je résolus de ne point faire retraite devant le mauvais vouloir de la vieille.

Quant aux vivres, un coq blanc se pavanait dans la cour au milieu de ses poules, et soit préméditation de ma part, soit mauvaise chance de la sienne, il tomba le premier sous ma main; je lui tordis immédiatement le cou. Toute la famille avait jeté des cris à ameuter le village, je n'en avais pas moins continué ma poursuite, couronnée, comme on le voit, d'un plein succès.

Je présentai donc le coq à la gouvernante, la priant de le préparer: je lui remis deux réaux dans la main, comme prix du bipède, et m'allai coucher sur un banc. Carlos ronflait déjà.

Quelques instants après, l'Indienne m'apportait le coq parfaitement plumé, mais cru et non vidé; et qu'on n'aille pas croire que je charge les choses, je raconte un fait. L'aimable gouvernante me prenait pour un sauvage; la créature civilisée, c'était elle; je représentais à ses yeux la barbarie. Je lui pris donc le poulet des mains le plus respectueusement que je pus, et j'allai l'enfoncer moi-même dans le liquide bouillant de son pot au feu.

Le coq était dévoré depuis longtemps et je dormais, étendu sur mes couvertures, quand on me réveilla brusquement. Deux Indiens se trouvaient devant moi; c'étaient les premiers que j'eusse aperçus depuis mon entrée dans le village; ils vont à leur milpa dans la journée et ne rentrent que le soir.

Ils avaient des figures hostiles et me firent comprendre qu'il fallait absolument vider la place où je n'avais aucun droit; d'autres Indiens s'étaient joints aux premiers: toutes ces physionomies étaient menaçantes, je cédai prudemment. L'un d'eux me conduisit au cabildo, déjà rempli d'une foule d'Indiens de toutes les parties de la sierra, descendant à las playas ou remontant à leurs villages; mais des gens de Palenqué, pas de nouvelles.

Il y avait fort heureusement parmi ces hommes un métis de Chilon, parlant très-bien l'espagnol, auquel je contai ma pitoyable histoire; je le priai donc, s'il connaissait quelqu'un dans le village, de vouloir bien me recommander à lui, de façon que, si je devais longtemps encore attendre mes bagages, je pusse au moins me procurer le nécessaire sans avoir recours à la violence et sans m'exposer à des accidents fâcheux. Il arrangea l'affaire avec un bon vieux ménage qui, matin et soir, m'envoyait des vivres; il me promit, en outre, de hâter l'arrivée de mes porteurs s'il les rencontrait sur sa route. Je le remerciai; il partit.

La nuit que je passai dans cet infâme cabildo fut une des plus terribles que puisse retracer ma mémoire. Tous ces Indiens, nus ou en chemise, répandaient dans l'atmosphère une odeur sui generis qui soulevait le cœur: sales comme des peignes, ils avaient importé de leur village dans ce cloaque des échantillons de tous les parasites connus, et toute la vermine du globe semblait s'être donné rendez-vous dans cette infecte maison commune.

Je ne pouvais sortir, il pleuvait à torrent.

Enveloppé dans ma couverture, au milieu d'une poussière vivante, je croyais littéralement sentir mon corps se mouvoir et changer de place. Je ne pus fermer l'œil.

Trois nuits encore j'endurai ce supplice et la mauvaise volonté des habitants; je me rappelle qu'un jour je fus obligé de mettre mon revolver en avant pour me procurer un peu d'eau que me refusait un Indien.

Le troisième jour, j'eus une immense joie; mes Indiens arrivèrent, ils portaient la tête basse, comme des coupables, et l'un deux me montrait piteusement une large coupure à la jambe, conséquence de l'orgie et de la lutte qui l'avait suivie. Ne pouvant communiquer avec eux que par gestes, tout reproche devenait impossible; je me trouvais d'ailleurs trop heureux de pouvoir changer de linge et dormir dans un hamac, au-dessus de la pourriture où j'avais croupi trois jours.

J'avais sérieusement craint quelque hostilité des habitants du village; j'avais maintenant de la poudre et du plomb sous la main, j'étais rassuré: de plus, nous partions à cinq heures du matin, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Je dormis donc comme un loir, et quand je m'éveillai, il faisait grand jour. Mon premier regard fut pour mes Indiens et je ne les aperçus pas. Mes bagages étaient bien là, symétriquement rangés, tels que je les avais vus la veille; seulement les lanières d'écorce qui servent à les fixer sur le dos des porteurs avaient disparu.—Mes hommes sont dehors, pensai-je; ils ont voulu respecter mon sommeil. Néanmoins le soupçon me heurta comme un glaive; suivi de Carlos, je me précipitai au dehors: personne des nôtres; j'envoyai Carlos s'informer au village, je ne pouvais croire, après tant de misères déjà subies, à la lâcheté d'un tel abandon.

Cependant la moitié des Indiens du cabildo avait déjà disparu, d'autres, se préparant au départ, avalaient à la hâte quelques tortilles, suivies d'un coup de pozole, d'autres chargeaient et se mettaient en route. Quand Carlos revint, j'étais seul: il n'y avait plus d'illusion possible, les Indiens s'étaient dérobés pendant la nuit.

Cela sentait la conspiration d'une lieue, et mon parti fut bientôt pris. Je laissai Carlos se désolant, à la garde de mes bagages, et muni de mon fusil et du revolver nouvellement chargés, j'allai parcourir le village, à la recherche de nouveaux porteurs.

Partout je n'éprouvai que des refus; l'argent à la main, j'offris jusqu'à dix fois la valeur des services que je réclamais; je n'obtins que des regards de haine ou des sourires de défi. Résolu de partir envers et contre tous, je me rendis chez le vieil Indien qui, seul, m'avait montré quelques sympathies, et l'emmenant au cabildo, je lui fis comprendre qu'il eût à prendre soin de mes bagages, et sur l'heure, lui, Carlos et moi, nous les transportâmes dans son jacal.

Cela fait, je mis de côté ce que je pensais utile ou nécessaire pour une marche de trois jours, à savoir: nos couvertures, deux manteaux de gutta-percha pour l'orage, et devant servir de tente au besoin, une boule de posole que la vieille Indienne m'apporta, deux livres de jambon cru qui m'était resté de mes provisions avariées, des balles, de la poudre, ma hache et divers ustensiles, etc., le tout devant former deux fardeaux, l'un pour Carlos et l'autre pour moi.

J'avais pris la charge la plus lourde, cinquante livres environ, car je m'étais habitué depuis trois jours à n'être que le serviteur de mon domestique, et longtemps encore je devais continuer ce joli rôle.

Ces apprêts terminés, je hissai le tout sur mes épaules, comme un sac de soldat, au moyen de bandes d'écorce, et dans cet attirail à la Robinson qui devait être du plus haut comique s'il n'avait été des plus lamentables, j'enfilai, guidé par le vieux, le sentier de Tumbala. À la lisière de la forêt, l'Indien me montra le petit chemin s'enfonçant dans le bois, eut l'air de me souhaiter un bon voyage, et nous laissa seuls.

J'ignore si ses compatriotes du village avaient dessein de m'attaquer en route, en tout cas j'étais bien décidé à brûler la cervelle au premier qui se présenterait. J'avais huit coups à tirer, ce qui constituait une force respectable.

Il s'agissait d'atteindre Tumbala. Je regardais Tumbala comme le terme de mes misères. J'avais une lettre pour le padre du lieu; il me savait en route et devait m'attendre.

Mes premiers pas dans cette nouvelle carrière furent chancelants, je l'avoue; les lanières d'écorce me fatiguaient étrangement les épaules, et si j'avais eu quelques difficultés à gravir sans fardeau les premières pentes de la sierra, ce n'était que roses auprès de ce qui me restait à faire. Quant à Carlos, je n'en parle pas, il geignait plus que mon mulet des montagnes d'Oaxaca, et ses soupirs lamentables lui eussent à plus juste titre mérité le surnom de pujador, soupireur.

Malgré l'ombre épaisse et l'humidité de la forêt, la chaleur me semblait suffocante, et nous n'avancions qu'avec des peines inouïes.

Chaque cinq minutes nous faisions halte, je déchargeais mon sac et reprenais haleine.

Cependant le sentier devenait de plus en plus rapide, et le frottement du pantalon à l'endroit du genou, menaçait de paralyser l'articulation: je le coupai donc à la hauteur des cuisses et j'en éprouvai un immense soulagement. Toute innovation en appelle une autre: je quittai veste, pantalon, chemise, que je pendis à ma ceinture, et je me trouvai tout à fait à l'aise. Carlos ne m'imita point, il craignait de s'enrhumer. Ah! le charmant serviteur que j'avais là!

Je ris d'abord comme un fou de ma métamorphose, et dans cet étrange appareil, la hache et le pistolet au côté, le fusil en bandoulière, le bâton à la main et la poitrine à moitié couverte par une barbe de deux ans, je devais être fait à peindre; la nuit de bon sommeil que je venais de passer m'avait rendu quelque vigueur, et de temps en temps nous trouvions de l'eau pour nous désaltérer.

Comme la position n'était point si mauvaise, le déjeuner de jambon cru arrosé de posole, au bord du torrent, fut même assez gai, et Carlos, qui m'avait encore repassé quelques bibelots de son paquet, commençait à en prendre son parti. Vers les huit heures nous nous arrêtâmes; il eût été difficile d'aller plus loin; nous étions parvenus à de grandes hauteurs, il s'agissait donc de trouver de l'eau et d'établir notre campement. J'obliquai sur la droite; à cinq minutes au plus, je rencontrai une source, la place était bonne, et j'eus bientôt fait de nettoyer les broussailles qui garnissaient le sol au-dessous des grands arbres.

Le bois mort ne manque pas et j'en fis une provision à pouvoir entretenir un feu de joie toute la nuit. À l'aide de ma hache, je plantai des piquets formant palissade; en quelques instants, j'eus la carcasse d'une petite tente, que je recouvris d'un manteau de gutta; l'autre, étendu par-dessous, nous permettait de braver l'humidité.

J'avais orienté la tente contre le vent, et garni les côtés de feuilles et de branchages; aussi, lorsque l'orage de tous les jours arriva, le feu flambait c'était un plaisir, et nous pouvions défier les intempéries.

La nuit venue, nous devions faire alternativement, Carlos et moi, une veillée de deux heures; on entendait au loin la voix des jaguars, et c'est toujours un voisinage désagréable.

La nuit se passa sans encombre; je dormis peu, mais on pouvait s'attendre à plus mal. À l'aube j'entendis retentir les chants d'un coq; il y avait donc des habitations auprès de nous. Je ne cherchai pas à découvrir la cabane, je n'avais d'ailleurs rien à demander; il nous restait encore un peu de posole, et je pouvais bien, en tout cas, tuer un singe, une dinde sauvage ou quelque autre gibier. D'ailleurs, à mon appréciation, nous devions arriver à Tumbala sur les midi. Déplorable erreur! nous n'avions fait, avec nos haltes perpétuelles, que fort peu de chemin. Midi vint, deux heures, et, nos provisions épuisées, le bois désert, ne nous faisait plus espérer qu'une nuit semblable à la précédente, moins le souper qui l'avait rendue supportable.

À chaque pas en avant, nos haltes se répétaient plus longues; je sentais avec terreur que l'énergie baissait et que le courage allait m'abandonner; j'eus une défaillance de cœur, elle ne dura point heureusement. Ah! si ma mère me rencontrait! disais-je, et me reportant à la patrie lointaine, j'ambitionnais le sort des plus infinies et des plus pauvres; ils boivent au moins, ils mangent, ils causent, et les fatigues de leurs travaux s'évanouissent au milieu des compensations de toutes sortes que prodigue la vie civilisée.

Il faut avoir souffert un long temps de la privation de ces choses, que dans le monde on traite de satisfactions grossières, pour comprendre tout le prix qui s'attache à leur jouissance, et quelle gloutonnerie se développe chez l'homme le plus maître de lui, à la pensée d'un morceau de viande et d'une simple bouteille de vin.

Alors, mon ambition n'allait pas jusque-là; un morceau de pain m'eût semblé pitance merveilleuse, et je jurai bien de ne plus quitter la France, si Dieu me permettait jamais de la revoir. Vain serment, que bien des voyageurs ont dû faire comme moi, s'ils ont traversé les mêmes épreuves. Cependant la forêt était d'une grandeur merveilleuse, nous entrions dans la zone des fougères arborescentes, et je m'extasiais devant les tiges élancées de ces magnifiques arbustes. Rien ne peut donner l'idée de leur gracieuse élégance, et dans la famille des palmiers, on ne trouve rien à lui comparer; le cocotier est lourd et gauche auprès de la grande fougère, et la couronne de petites feuilles du dattier n'est plus qu'un ornement écourté près de son magnifique diadème. Le tronc de l'une devait s'élever à quarante pieds, ses feuilles gigantesques en mesuraient au moins quinze, et la tige n'avait pas six pouces de diamètre.

Les plantes parasites s'étalaient en couches épaisses sur l'écorce des arbres, et la famille des orchidées émaillait de ses fleurs rouges, bleues et blanches, la verdure de ce parterre aérien. D'immenses colonies de fourmis arrieras croisaient le sentier qu'elles couvraient sur une largeur de plusieurs mètres, toutes chargées de découpures de feuilles, qu'elles portent en l'air comme une voile, ce qui les faisait ressembler à une bande de verdure animée. À la vue de tant de choses belles et nouvelles pour moi, j'oubliais la fatigue et la faim, qui reprenaient bien vite leurs droits.

Vers le soir, je fis la rencontre d'un Indien; j'en avais croisé d'autres dans la journée, me bornant à leur demander Tumbala, que tous m'avaient indiqué dans la même direction. Celui-ci portait sur son dos une assez grosse boule de pâte de maïs; il consentit à m'en céder une partie pour une pièce d'argent. C'était une réserve pour la nuit.

Je campai, comme la veille, dans un fourré, et tout alla bien d'abord; mais l'orage, d'une violence extraordinaire, se changea en véritable tempête. L'eau envahit notre fragile abri, et j'avais toutes les peines du monde à tenir allumé le feu qui nous gardait. Les arbres s'abattaient autour de nous avec un bruit épouvantable, et des gémissements de bêtes fauves se mêlaient à la voix de l'orage; ce fut une nuit terrible. Sur les onze heures, la pluie s'arrêta; mais le bois, mouillé, charbonnait sans jeter de flamme: nous étions dans la plus affreuse obscurité, je grelottais sous ma couverture trempée; pour comble, les rauques soupirs d'un jaguar se rapprochaient insensiblement. Je priai Carlos de souffler le feu à son tour; il était tombé dans un affaiblissement complet et ne me répondit que par un gémissement de désespoir. Le tigre avait fini par se rapprocher et se tenait à dix pas dans les broussailles qui nous entouraient; ses cris gutturaux se répétaient par intervalles de cinq minutes et m'empêchaient de songer au repos; le fusil à la main, soufflant le feu dont les lueurs mouraient, je m'efforçais de découvrir l'endroit exact où se tenait mon ennemi; ce fut en vain; l'ombre épaisse, ces fourrés impénétrables masquaient sa présence, et je ne pus que tirer au jugé les six coups de mon revolver, sans pour cela lui faire abandonner la place.

Il nous tint bloqués jusqu'à quatre heures du matin, et j'avais passé cette affreuse nuit sans fermer l'œil, soufflant mon feu, grelottant de froid. Il était temps que Tumbala se présentât, et je ne crois pas que j'eusse pu braver encore deux jours de privations et de fatigues semblables; nous y arrivâmes à dix heures. J'avais mis trois jours à faire quatorze lieues.

XV

SAN CRISTOBAL

Tumbala.—Le curé.—La chasse aux dindes.—Jajalun.—Chilon.—Citala.—Le dominicain et son ami.—Mœurs indiennes.—Ouikatepec.—Cankuk.—Les Indiens porteurs.—Ténéjapa.—San Cristobal.—Hospitalité de M. Bordwin.—Les mœurs.—Les églises.—Le psalterion.—Le gouvernement.—Ruines aux environs de Comitan.

En l'absence du curé, à la vue de nos visages terreux et de nos vêtements souillés de fange, la gouvernante du presbytère refusait de nous recevoir. Je lui fis part de l'abandon des Indiens et des événements qui en avaient été la suite, et lui présentai la lettre à l'adresse de son maître; il se trouvait en promenade aux environs, on l'envoya chercher aussitôt. Du haut de la galerie de sa maison, je le vis venir: c'était un jeune homme de trente ans au plus, en redingote noire et en chapeau de feutre; sa figure était avenante et sympathique: je m'empressai au-devant de lui, et, m'ayant donné la main:

Hombre! s'écria-t-il, ah! mon ami, comme vous voilà fait!

Je le mis au courant de mes infortunes, ce qui lui fit pousser des exclamations de pitié.

—Ah! les misérables, fit-il, parlant des Indiens qui s'étaient enfuis; avez-vous leurs noms?—Je lui en donnai la liste.—Justice pour tous, me dit-il, chacun aura son affaire; mais les drôles sont capables de ne pas revenir au village avant deux mois d'ici.

Je confiai au padre que je mourais de faim.

—Venez, nous allons prendre un bol de caldo (bouillon) en attendant le dîner qui ne peut tarder.

J'avalai le bol de bouillon d'un trait, formant tout bas le vœu que la cuisinière se hâtât de servir.

Je n'avais pas oublié mes bagages, laissés au soin du vieux de San Pedro. Le padre fit venir le gouverneur et lui demanda six hommes sur l'heure. Ils arrivèrent, le curé les paya, leur donnant, au sujet de mon matériel, les indications voulues, avec ordre de revenir immédiatement.

Mon hôte alors s'informa de mes travaux, de mon voyage, et surtout des choses du vieux monde. Cependant la table avait été dressée, et ce fut au milieu d'une causerie pleine de charmes que je me livrai aux jouissances d'un dîner, à la somptuosité duquel je n'étais plus habitué; le padre vivait bien, et je notai entre autres une dinde sauvage à la chair noirâtre, d'un fumet délicieux; une bouteille de xérès arrosa le tout, et nous terminâmes par quelques copitas de Comiteco (eau-de-vie de Comitan). Mais j'étais si faible, que la liqueur du padre, que j'aurais supportée sans fatigue en tout autre cas, me grisa comme un enfant: il était deux heures environ; j'allai m'étendre sur une peau de bœuf tendue en lit de camp, et je ne m'éveillai que le lendemain à midi.

Toute trace de fatigue avait disparu, je me sentais frais et dispos, prêt à recommencer. Le cher curé m'avait prêté l'une de ses culottes, en attendant que mes malles arrivassent. Je pus donc l'accompagner dans une promenade au milieu de son village.

Les villages indiens se ressemblent tous, et Tumbala n'a rien qui le distingue.

Élevé sur l'un des points culminants de la sierra Madre, l'œil domine, du haut de ses rochers, une vaste étendue de forêts. Les deux cents cabanes disséminées sur le plateau ne donnent aucune idée de l'importance du village, dont la population s'élève de dix à douze mille habitants; mais, vivant pour la plupart dans les bois, ils ne viennent que rarement au village. Souvent, me disait le padre, je suis trois et quatre mois sans revoir quelques-uns de mes administrés.

Cette existence sauvage entretient chez ces hommes une vie insouciante et libre, affranchie des liens que leur imposent la présence des blancs.

Indépendants de fait, ils ne reconnaissent le gouvernement de l'État que par une taxe d'un réal par tête et par mois, ce qui donne un total de sept francs cinquante centimes par année. Aussi les revenus de la province de Chiapas sont-ils fort modiques et ne dépassent point, malgré l'étendue du territoire, la somme de soixante mille piastres, trois cent mille francs.

Les seules autorités du village sont le gouverneur, chargé de la collection des taxes; c'est d'habitude un Indien de la commune, nommé par élection, et dont le pouvoir, tout fictif, consiste à recevoir les ordres du curé; puis le curé: à lui reviennent tous les pouvoirs, il est prêtre, roi, maître absolu. Non pas qu'il en abuse, car son influence est la seule efficace et peut seule balancer les penchants intraitables de ses sauvages subordonnés. Tous ne s'adressent à lui qu'avec le plus profond respect; ses paroles sont des oracles et ses arrêts ont force de loi. Il punit ou récompense, et le châtiment qu'il applique est accepté sans murmure. La prison et la bastonnade sont les seules applications de la loi pénale; elle est simple et primitive, mais suffit à tous les délits; le nombre des coups varie de douze à cent cinquante, ce qui peut bien entraîner mort d'homme.

Une chose remarquable entre toutes, c'est de voir le système de la réhabilitation établi chez ces peuplades. Il ne peut entrer dans les idées de ces natures primitives qu'un homme puni soit un homme coupable. Tout châtiment lave la faute. Quoi de plus logique, en effet; le forfait commis, la loi purgée, la société déclare l'individu quitte envers elle comme envers la loi, et le reçoit dans son sein sur le pied de l'égalité la plus complète; ce privilège s'étend aux fautes les plus graves.

Il arrive souvent qu'un coupable, jugeant sa faute au-dessus du châtiment appliqué, réclame, pour la satisfaction de sa conscience, un supplément de peine, chose toujours accordée; d'autres fois, il lui arrive de demander tant en plus pour une faute à venir; cela rappelle quelque peu le temps de la vente des indulgences, et l'histoire de ce voleur émérite achetant d'un moine chargé d'or le pardon de ces fautes passées et de ses forfaits à venir, tuant le moine une fois l'indulgence accordée, puis s'emparant du trésor.

Pendant mon séjour à Tumbala, je vis une mère demander justice contre son fils, qui, disait-elle, lui avait manqué de respect.

Le fils, grand gaillard de vingt-cinq ans, la suivait en riant; tous deux étaient ivres. Le curé fit à la mère quelques remontrances, elle ne voulut rien entendre, elle criait justice et réclamait douze coups de bâton; c'était son chiffre, elle n'en voulait pas démordre. Le grand garçon riait toujours.—Baste, dit-il au curé, señor padre, donnez-les moi; ça ne les vaut pas, je le sais bien, mais c'est ma mère et ça lui fera plaisir. Il reçut les douze coups, faiblement appliqués à la vérité, puis mère et fils se jetèrent dans les bras l'un de l'autre, et durent aller boire en l'honneur d'une si belle réconciliation. Deux frères, dans un autre cas, préférèrent douze coups de fouet au déplaisir de se réconcilier.

L'ivresse est de coutume au village; l'on ne voyait qu'Indiens en goguette et l'on n'entendait que le bruit du tambour et des chansons. Je soupçonnai fort les habitants de ne quitter leurs habitations des bois que dans la louable intention de venir se rafraîchir au village, qu'ils abandonnaient, une fois leurs finances épuisées.

En fait d'espèces cependant, ils sont pauvres et n'exportant rien, ne vendant rien, ils ne possèdent d'autre numéraire que l'argent gagné dans les transports qu'ils font pour les blancs des communes plus rapprochées de San Cristobal. Il faut même ajouter que la plus grande partie de ce salaire revient au padre par les mille et une ventouses de l'Église. C'est: un mariage, 100 à 125 fr.; un baptême, 25 fr.; un enterrement, 25 fr.; une confession, tant; une messe, tant; le droit d'étole, tant, etc., etc., de façon que la cure de Tumbala rapportait quelque chose comme 25,000 fr. par an. Le curé en expédie la moitié à l'évêque de Chiapas et garde l'autre. Cela n'empêche pas les prestations en nature; chaque jour tant de poules, tant de mesures de maïs, tant de mesures de haricots; au premier appel du padre, l'Indien accourt et répare la maison; vous les voyez alors groupés comme les abeilles d'une ruche, travaillant au tambour et, pour ainsi dire, en mesure; ils soignent les chevaux, s'envolent au loin, porteurs d'une missive, et reviennent heureux, leurs commissions remplies. Si le curé voyage, une troupe nombreuse s'élance en avant pour préparer la route, la rétablir, en aplanir les difficultés; et si le cheval ne peut suivre son maître, c'est à qui échoiera l'honneur de porter le saint homme.

En vérité, cela est touchant et fort beau, surtout quand cela s'adresse à des hommes de cœur comme ceux que j'eus le bonheur de rencontrer dans ces montagnes, et le gouvernement de Chiapas pourrait utiliser plus grandement encore une si noble influence.

En toute circonstance, l'Indien consultera le padre, ivresse à part, cas auquel celui-ci ne peut rien; il exerce son influence dans tous les détails de la vie de ce grand enfant; quelques-uns semblent croire à sa toute-puissance.

La seconde nuit que je passai dans le presbytère, il y eut un orage assez violent, la foudre tomba deux fois au milieu du village et consuma au ras du sol la cabane d'un habitant. Celui-ci, probablement en partie fine dans une case des alentours, ignorait son malheur, et lorsqu'il revint, en chancelant au logis, il chercha d'abord, mais vainement, sa cabane, ne pouvant en croire ses yeux; il finit par en retrouver la place et s'assit, se désolant, au milieu des cendres de la masure; puis une idée lui vint, le padre! Il arriva et se prosternant:

—Ah! padrecito, ma maison a disparu, la foudre l'a brûlée; ayant l'air de lui dire: faites, oh! padre, qu'elle soit rebâtie et elle le sera.

—Eh! mon pauvre ami, répondit le curé, si tu t'étais moins enivré, peut-être l'aurais-tu préservée de ruine. Va, travaille et reconstruis-la toi-même. Ces incendies sont peu de chose; avec l'aide des amis, deux ou trois jours suffisent à l'érection d'une nouvelle hutte.

Le curé avait à son service un jeune métis qui se chargeait de fournir à la table de son maître les savoureux gibiers de la montagne; je le suivis un matin, et notre chasse s'ouvrit au sortir du village. Comme les pentes sont toujours et partout d'une prodigieuse rapidité, nous passâmes en peu d'instants de la froide atmosphère du petit plateau à la brûlante température des vallées: quand je dis vallée, c'est une simple épithète pour désigner le fond des gorges. On ne peut appeler ce chaos de pics et de précipices, de descentes et de montées perpétuelles chaîne de montagne, et les vallées n'existent que près des grands cours d'eau.

Nous étions en pleine forêt et souvent nous nous trouvions en présence de ces habitations isolées où l'Indien vit en vrai sauvage, en compagnie de sa femme, de ses poules et de ses chiens. Plusieurs fois déjà, nous avions rencontré des compagnies de dindes et nous en avions deux sur nos épaules; nous ne vîmes point de hoccos, ils habitent plus bas et plus près de la Terre Chaude; mais il y avait une si grande quantité de dindes et si familières, que mon fusil rata six fois sur l'une d'elles sans qu'elle partît pour cela, me donnant le loisir de déboucher mes cheminées, de replacer d'autres capsules et de l'abattre au septième coup. Le zaraguato, le singe hurleur, ne vient pas non plus jusqu'à ces hauteurs; il est remplacé par un confrère de même taille, à queue prenante, mais beaucoup plus léger et d'une défiance extraordinaire. On l'appelle tucha: ceux-ci, d'habitude, vont par couple et chaque fois que j'en aperçus, ils étaient deux. Ce jour-là, nous en rencontrâmes une paire; il fallut, pour ainsi dire, les tirer au vol. J'abattis la femelle; quant au mâle, loin d'imiter la touchante sollicitude de celle qui, si longtemps, avait suivi le corps de son époux, il abandonna sa femme entre nos mains et disparut comme une flèche. Ceci me fit faire d'étranges réflexions à l'égard des hommes. Mais nous étions plus que chargés, nous avions cinq dindes; mon compagnon en avait tué trois pour sa part et moi deux, mais la tucha que j'avais abattue rétablissait l'égalité. J'eusse passé une charmante journée sans l'ascension nouvelle qu'il fallait recommencer pour atteindre le village.

Je trouvai mes bagages arrivés, aucun ne manquait à l'appel, et comme rien ne me retenait plus à Tumbala, je pris, le lendemain, congé du brave curé, bien muni de vivres et chargé de lettres d'introduction pour les padres de la route. Je me dirigeai sur Jajalun. La course se faisait à pied, mais au delà, je devais trouver des chevaux.

Une descente de quatre lieues nous conduisit au bord d'un torrent large, profond et rapide; le padre m'avait averti qu'une fois la saison des pluies avancée, on ne pouvait plus le franchir: c'était donc une perspective de trois mois d'isolement dans la montagne; mais il n'en fut rien heureusement, il commençait à peine à déborder.

Un Indien, muni d'une perche, nous passa ballot par ballot, homme par homme, sur trois petites pièces de bois brut, formant radeau; il fallait s'accroupir sur ce fragile esquif, sous peine de le voir chavirer, et l'on n'arrivait à l'autre bord qu'avec une déviation de cent mètres au moins.

Jajalun est un village appartenant au versant du Pacifique; il doit occuper le milieu de la chaîne des Cordillères; aussi, quoique beaucoup moins élevé que Tumbala, les collines sont meublées de sapins et de conifères. Les productions ne varient point, c'est toujours le maïs, le frijol, et l'on ne rencontre la canne et le tabac qu'en arrivant à Ouikatepec. On y parle l'espagnol, et plusieurs familles de métis y possèdent des maisons à murailles de terre, blanchies à la chaux. Les mœurs y sont autres que dans les villages que nous avions laissés derrière nous, et rappellent la vie des plateaux du haut Mexique. Les tapirs sont communs dans les forêts et sur le bord des torrents; les Indiens les nomment ante burros.

Le curé nous reçut, le sourire aux lèvres, la coupe à la main, et se montra, comme celui de Tumbala, plein d'obligeance et de généreuse amitié. Le préfet voulut voir nos papiers, formalité que nécessitait l'état agité des populations, où des Espagnols s'étaient glissés, soufflant la révolte. Il fallut encore se résigner à faire l'étape suivante à pied, impossible de se procurer des chevaux; mais, à Chilon, je devais assurément en trouver.

Le chemin, du reste, était plan et facile, comparé à celui que nous avions parcouru; la route fut donc des plus gaies, et Carlos se permit une romance espagnole en signe de joie: le courage lui revenait, alors qu'il n'en fallait plus.

Nous arrivâmes de Chilon à Citala, sur le dos de deux braves bêtes qui nous déposèrent, frais et dispos, à la cure d'un dominicain chargé de l'administration de l'église.

Mon nouvel hôte séduisait de prime abord, par des manières d'une douceur et d'une distinction remarquables; sa causerie indiquait de l'instruction et beaucoup de lecture. Il n'était point ignorant des choses de l'Europe et, s'il n'était pas très au courant de la politique actuelle, il connaissait du moins l'histoire; mais le caractère qu'il avait étudié, l'homme qu'il admirait par-dessus tout, était le premier empereur. Il s'étendait avec complaisance sur les hauts faits de ce héros, et ne connaissait rien d'admirable comme cette épopée du xixe siècle.

Il avait porté, dans l'appréciation des réformes religieuses, un esprit d'investigation qui peut-être lui eût valu de son évêque un léger soupçon d'hérésie. En somme, il était au-dessus des siens de toute la hauteur de l'homme instruit qui domine l'ignorance. Plusieurs fois il m'interrogea sur les grandes qualités du nouveau souverain qui nous gouverne, et je l'édifiai de mon mieux. Je passai près de cet homme d'élite une journée délicieuse, cherchant en vain comment je pourrais lui prouver ma reconnaissance. D'une nature impressionnable, tendre et communicative, il souffrait cruellement de l'espèce d'exil où sa santé dépérissait, où se consumaient dans l'isolement les plus beaux jours de sa jeunesse: je pensai combien il fallait de mérite, d'abnégation et de dévouement à tous ces jeunes prêtres, pour sacrifier ainsi leur vie à la tâche ingrate qu'ils s'efforçaient de remplir.

Auprès du curé de Citala j'entrai plus avant dans les mœurs indiennes, et je pus me convaincre de l'influence qu'avait la religion sur des esprits barbares, à peine dégrossis. Le dominicain était au confessionnal, et, me trouvant dans l'église, je le vis avec surprise confesser deux personnes à la fois; chacun des pénitents parlait assez haut pour que je l'entendisse, seulement je ne comprenais point; mais quiconque d'entre eux se fût trouvé là, ils n'auraient en rien modifié leur voix.—Il m'arrive assez souvent, me disait le prêtre au sortir de son tribunal, il m'arrive assez souvent de confesser le mari et la femme, et comme mes administrés sont, ainsi que toutes personnes au monde, tributaires de l'inconstance humaine, femmes et maris avouent leurs fautes, où amants et maîtresses jouent un grand rôle. Les deux coupables se lancent bien quelques regards furibonds, au travers de mon grillage de bois; mais absolvant l'un et l'autre sur leur promesse de mieux faire, sans leur épargner une pénitence toujours exactement remplie, les deux époux, réconciliés avant d'avoir vu la paix du ménage troublée, regagnent ensemble leur cabane. La confession s'est faite devant Dieu, Dieu a pardonné, tout est bien: mais si l'Indien surprenait sa femme ou qu'il fût instruit de sa faute d'une autre manière, il la tuerait.

C'est encore une conséquence du système de la réhabilitation. Ne partez pas encore, me disait le dominicain, je vais procéder demain au mariage en masse de plus de vingt jeunes couples; cela m'évite, ainsi qu'à eux, une perte de temps, et puis au lieu de vingt orgies, nous n'en avons qu'une: c'est de la moralité.

Je m'aperçus que les Indiens de Citala regardaient leur pasteur avec plus de respect que les Indiens des précédents villages; ils reconnaissaient en quelque sorte sa valeur, et c'était, en tout cas, un témoignage de reconnaissance pour les soins qu'il prenait d'eux; chaque soir ils venaient en longue file, les jeunes filles en tête, baiser ses mains et lui demander sa bénédiction; les étrangers présents doivent accorder la même faveur et je m'empressai de le faire. J'avais donc passé en revue tout le personnel de Citala, et je n'avais point été séduit par les beautés de l'endroit; le padre, qui m'observait, me dit alors: «Avouez qu'il est facile de résister à la tentation.» Je m'inclinai; mais sans doute mon hôte faisait exception à la règle, car la gouvernante, est bien de la plus haute antiquité.

La route se poursuit montueuse et difficile jusqu'à Cankuk. Un ami du dominicain, en visite à la cure, me voulut prêter ses deux chevaux, de sorte que nous fîmes la traversée sans fatigue. À Cankuk, plus de chevaux; mais le padre du lieu, toujours aimable et charmant, mit à ma disposition quatre Indiens qui, meublés d'une chaise, devaient nous porter à Ténéjapa, c'est-à-dire fournir une carrière de neuf lieues moyennant, je crois, 6 réaux par homme: l'Indien libre relayait son camarade fatigué. C'est un moyen de locomotion fort usité dans la montagne et qui n'a rien de bien attrayant; on éprouve, à monter sur cette bêle humaine un sentiment désagréable, où se mêle un profond dégoût pour l'humiliation qu'on impose à l'être de même nature que vous et qui vous porte, ainsi qu'un âne, sur son bât.

Mais le malheureux a si peu conscience de sa dégradation, qu'on s'y fait d'abord, et d'ailleurs vous vous trouvez bientôt absorbé dans les soins de votre conservation personnelle, car il va, vient, repart et s'arrête sans plus s'inquiéter de son ballot vivant que s'il portait une charge de sucre ou quelque baril d'eau-de-vie. Plusieurs fois même je trouvai prudent de soulager ma monture, et je fis à pied toute la scabreuse descente de Ténéjapa; il était nuit quand nous y arrivâmes.

Six lieues seulement nous séparaient de San Cristobal.

Du haut des sommets qui dominent la vallée, le voyageur saisit mainte fois des aperçus de la grande ville, au milieu de sa plaine cultivée, mais nue et dépouillée d'ombrages. L'ancienne capitale de l'État de Chiapas s'étend sur un plateau resserré, d'une hauteur de 2,300 mètres environ au-dessus du niveau de la mer. Le climat est moins agréable que celui de Mexico, plus froid et beaucoup plus humide, car il y pleut souvent. La ville, qui ne compte guère aujourd'hui que douze mille habitants, forme un vaste quadrilatère d'où surgissent les clochers modestes de quatre églises qui, sauf Santo Domingo, d'un cachet original, ne rappellent plus le luxe des temples au Mexique. L'ensemble de la vallée est joli, mais n'a rien de la grandeur de celle de Mexico, et les maisons de la ville, presque toutes semblables entre elles, n'ont qu'un rez-de-chaussée fort bas; vous n'y trouvez ni sculpture, ni ornementation quelconque; c'est un grand village d'une apparence pauvre, et pauvre, en effet, aujourd'hui. San Cristobal, depuis l'avénement de la république, n'a fait que perdre en importance et en richesse.

On m'avait parlé d'un compatriote, issu de famille américaine, don Carlos Bordwin; comme l'hôtel est inconnu dans une contrée où le voyageur étranger n'est qu'une exception, j'allai frapper à sa porte. Il me reçut avec bienveillance, mettant à ma disposition son logis, sa table et sa connaissance du pays, qu'il habite depuis plus de vingt ans. Ce n'est pas un des moindres étonnements de l'étranger, dans ces contrées lointaines, que cette générosité d'accueil toute de bienveillance, à laquelle il n'a d'autre droit que son ignorance des lieux et la sympathie que l'isolement inspire. Je trouvai, dans l'homme affable qui m'ouvrit sa maison, plus que l'hospitalité; j'y goûtai les charmes de la famille et les douceurs d'une intimité si précieuse à qui, depuis longtemps, en est sevré.

Premier médecin de l'État de Chiapas, don Carlos doit à sa longue expérience la haute réputation dont il jouit; homme de savoir et d'intelligence, nul ne connaît mieux que lui les ressources de la contrée qu'il habite, et sachant mettre à profit ses connaissances acquises, de premier docteur de San Cristobal il en devint aussi le premier négociant.

Il avait visité les ruines de Palenqué et n'ignorait rien des merveilleux monuments qui peuplent les déserts de Chiapas. Il me racontait, m'engageant à les visiter, que près d'Ococingo et de Comitan, se trouvaient une foule d'édifices anciens, et des pyramides artificielles d'une hauteur prodigieuse.

Je répète, d'après lui, que ces pyramides peuvent atteindre jusqu'à huit cents pieds d'élévation; qu'elles avaient été affectées à la sépulture des chefs et des grands, et qu'elles ne sont que d'immenses ossuaires. Chacune de ces pyramides est percée d'une multitude de puits profonds, hermétiquement fermés par des dalles cimentées; dans chacun de ces puits se trouve un squelette ayant entre ses jambes des urnes de terre cuite, rouge et d'une finesse extrême. Ces poteries, ornées de figures et de dessins de couleur noire, rappellent la forme des vases étrusques.

Que de découvertes à faire et que de précieux documents apparaîtront un jour! Un voyage à ces ruines était des plus attrayants, mais les ressources commençaient à manquer, il me devenait impossible de faire traite sur Mexico, seule ville où je pusse me procurer de l'argent; les lettres n'arrivaient pas ou mettaient jusqu'à deux ou trois mois pour atteindre leur destination; je fus même obligé de vendre divers objets, dont le prix devait me permettre, je l'espérais du moins, d'atteindre Oaxaca sans encombre. Je renonçai donc à l'excursion de Comitan; mon absence de Mexico durait depuis neuf mois et j'avais hâte de m'y rendre.

Le marché de San Cristobal est un des seuls au Mexique, offrant encore cette particularité, qui consiste à faire circuler les grains de cacao comme menue monnaie; cela tient à l'absence de billon dans l'État. Je me suis souvent demandé ce que devenaient ces grains de cacao, après avoir passé dans des milliers de mains indiennes, presque toujours d'une saleté repoussante? Les livre-t-on de nouveau à la consommation? Et quels sont les malheureux condamnés à cette affreuse boisson? Ne serait-il pas original de penser que nous le consommons nous-mêmes, et qu'ayant suffisamment roulés, on nous les expédie en masse? Ce marché n'est pas très-animé et les fruits, parmi lesquels on distingue quelques échantillons de nos produits d'Europe, sont petits et manquent de saveur. Les étroites boutiques qui bordent la place lui donnent un faux air du Temple et de ses environs. La cathédrale, qui se présente en profil, est pauvre et de mauvais goût.

Le clergé de Chiapas, si riche autrefois, s'est vu, dans ces derniers temps, dépouillé de ses maisons et de ses propriétés rurales, c'est dire que le gouvernement est libéral. Les couvents ont subi la même mesure et peuvent à peine nourrir quelques moines, derniers habitants de leurs cloîtres déserts.

Un seul conserve encore l'apparence d'une certaine grandeur, c'est celui de Santo Domingo. Le portail de son église est chargé d'ornements; l'intérieur en est riche et semble imiter, dans ses dispositions, l'intérieur de la cathédrale de Mexico.

Lorsque j'entrai pour la visiter, c'était à l'heure des prières; un prêtre officiait à l'autel, quelques personnes suivaient la messe et la galerie de l'orgue qui, de temps à autre, accompagnait les chants, contenait des jeunes gens et des moines. Je me bornai à parcourir la nef gauche de l'église, m'arrêtant à visiter les chapelles et marchant avec la précaution d'un homme qui ne veut troubler personne. Les fidèles cependant me suivaient de l'œil avec inquiétude. L'élévation vint et je m'approchai d'une colonne où je me recueillis religieusement, sans pour cela m'agenouiller. Il y eut alors une certaine agitation dans l'église, des regards scandalisés et des chuchotements que je ne m'appliquai point d'abord. En même temps, deux diacres se détachèrent du maître-autel se dirigeant vers moi; je continuai néanmoins ma visite et j'étais arrêté dans une chapelle de la Vierge, lorsque je fus rejoint par les deux acolytes. Ils s'agenouillèrent près de moi, récitèrent dévotement une oraison, puis se levant tout à coup, l'un d'eux, m'apostropha d'une manière furieuse.

—N'êtes-vous point catholique, me dit-il, que vous insultez ainsi à la majesté du temple et de ses ministres?

Je lui répondis que je n'avais l'intention d'insulter personne; que, dans tous les pays du monde, on avait l'habitude de visiter les églises, même pendant les offices, et que j'avais cru pouvoir user à San Cristobal du même privilége; que puisque, sans le vouloir, j'avais scandalisé les fidèles, je leur en faisais mes humbles excuses.

La douceur et la modération de ma réponse ne fit qu'accroître l'insolence et la rage de mes deux séminaristes.

—Sortez, monsieur, sortez, me dit l'un d'eux, vous n'êtes pas catholique.

—Je sortirai quand il me plaira, dis-je à cet énergumène, et quant à n'être pas catholique, vous avez raison, je suis protestant.

—Protestant! Oh! Jésus! s'écria l'un; ave Maria puríssima! répondit l'autre; protestant! Ils n'en pouvaient croire leurs yeux et n'avaient sans doute jamais rencontré d'hérétiques.—Protestant! répétaient-ils en chœur. Je les laissai à leur étonnement et je sortis de l'église.

Cette anecdote me rappelle que, dans mon enfance, au sortir du séminaire, à l'âge de douze ans, je voulais brûler tous les protestants et tous les hérétiques de France qui, m'apprenait-on chaque jour, n'adoraient pas la sainte Vierge.

Ces deux jeunes gens, fraîchement émoulus, avaient fait du zèle; un vieillard eût été plus indulgent.

La société n'est pas des plus brillantes à San Cristobal, et les distractions y sont rares; le soir, on se réunit autour d'une estrade, les femmes assises sur des tapis, les jambes croisées à la turque, d'autres accroupies sur des chaises, et les cartes en main, la soirée s'écoule au milieu des péripéties d'un jeu fort innocent et de commérages sans fin. J'excepterai toutefois la famille de mon hôte, où des causeries sérieuses se mêlaient aux bavardages de la petite ville. L'une des filles de don Carlos, assez bonne musicienne, avait un psalterion duquel elle tirait toute l'harmonie qu'il pouvait donner.

C'est un instrument à cordes de cuivre, de forme triangulaire, qui se tient sur les genoux et dont les cordes, trois par trois, rendent un son grinçant qu'on ne supporte qu'à distance; de près, il finit par agacer les nerfs au suprême degré.

De création ancienne, le psalterion remonte aux premières époques musicales, et San Cristobal est peut-être une des dernières villes où l'usage s'en conserve encore; cela tient à l'isolement de la ville, aux difficultés des communications qui ne permettent pas aux pianos, même du plus petit format, d'arriver jusque-là.

L'une des curiosités de l'État de Chiapas est un village indien d'une population de vingt mille âmes, dispersée sur un vaste territoire, tout auprès de San Cristobal. C'est le village de Chamula, dont tous les habitants exerçant l'état de menuisier, fournissent la province de tables, bancs, chaises et canapés d'une forme simple, mais enjolivés de sculptures naïves rappelant les ouvrages suisses. Tous ces objets sont livrés au commerce à des prix d'un bon marché fabuleux, et dont il est difficile de se rendre compte; je me rappelle encore des chaises à soixante centimes et de vastes canapés à deux francs cinquante, tout cela rendu quelquefois à des distances considérables.

Le gouvernement, comme tous ceux de la république, se trouvait en désarroi; des bandes réactionnaires occupaient les environs de Comitan et tenaient la frontière de Guatémala. Aussi, quand je voulus partir et que je me rendis au palais, je ne pus trouver ni préfet, ni sous-préfet, ni même un simple employé; du reste, la démarche était une simple précaution et personne à l'avenir, ne s'informa du but de mon voyage. Il me fallait un mois de marche, sans compter les arrêts nécessaires dans une aussi longue route, avant d'arriver à Mexico.

Ce fut avec cette aimable perspective que je me dirigeai sur Tuxtla.

XVI

TEHUANTEPEC

La ville et la vallée de Chiapas.—Les troupeaux dans les bois.—La rivière. Tuxtla.—Don Julio Lickens.—La fête du Corpus (Fête-Dieu).—Organisation nouvelle.—De Tuxtla à Tehuantepec.—La compagnie américaine.—Les patricios.—La poursuite.—Les plantes grasses.—Totalapa.—Oaxaca. Histoire de voleurs.—Mexico.

De San Cristobal à la ville de Chiapas, le sentier se déroule en une longue descente, au milieu d'un pays hérissé, tordu, brisé par des torrents, des barrancas et des précipices; sauvage et désert, couvert de sapins, il rappelle les solitudes septentrionales. Après avoir traversé le village salin d'Ystapa, où le curé me demanda si la France était un port de mer comme Vera Cruz, nous remontâmes un instant encore pour venir déboucher sur la grande vallée de Chiapas.

Un immense cours d'eau en occupe le centre et se détache comme un ruban d'argent sur le vert sombre des forêts; la vue, bornée de face par les collines de Tuxtla, se perd à droite et à gauche dans les profondeurs de l'horizon; la ville se distingue à peine dans le lointain, étendue sur les bords du fleuve.

Une fois engagés dans la descente et perdus sous l'ombre des grands arbres, nous entendîmes des mugissements et des grondements terribles mêlés au bruit d'une avalanche; il semblait que la forêt se brisât sous les efforts d'une tempête invisible; tout à coup, nous nous trouvâmes environnés par un millier de bœufs sauvages que conduisaient à grand renfort de fouets, de cris et de blasphèmes une douzaine de cavaliers à l'air féroce, et vêtus de ces étranges costumes de cuir dont j'ai parlé plus haut.

Je craignis un instant d'être entraîné dans ce tourbillon, et je ne pouvais me rendre compte du passage de ces animaux au milieu des aspérités de cette nature. Le sentier, le bois, tout était plein; ils bondissaient, tombaient, se relevaient et franchissaient tous les obstacles; quant à leurs farouches conducteurs, il était vraiment beau de les voir se précipiter à la suite des troupeaux indociles, et l'on ne savait lequel admirer le plus, du cheval ou du cavalier.

Le guide me mit au courant de cette émigration. Comme les pâturages de l'État de Chiapas ne se trouvent que dans les prairies de la Terre Chaude, presque toutes les haciendas ne s'occupent que de l'élevage des bestiaux; il en est qui possèdent jusqu'à trente mille têtes. Les marchands des montagnes et de Tabasco même viennent en acheter sur place pour les conduire à des distances considérables, au milieu de dangers de tous genres. Ils traversent la Cordillère dans sa plus grande largeur; mais il faut dire aussi qu'ils n'arrivent le plus souvent qu'avec le quart des animaux, les autres périssent en route de misère ou de fatigue.

En approchant de la ville de Chiapas, l'air retentissait du bruit des cloches, et les coetes, fusées volantes, jetaient à la face du soleil leurs étincelles invisibles. Je n'avais point encore rencontré de village qu'on n'y célébrât, ce jour même, une fête quelconque. Intrigué par ces réjouissances perpétuelles, je m'informai près d'un habitant du nom du saint qu'on fêtait ainsi.—C'est la fête du Père Éternel, me répondit-il naïvement. Je jetai les yeux sur mon almanach, car je pensais d'abord que c'était la Fête-Dieu que mon homme voulait dire; mais point, elle n'arrivait que dans dix jours. C'est cela, me dis-je, après avoir épuisé le calendrier, et ne sachant à qui s'en prendre, ils fêtent Dieu le Père.

Ayant trouvé des mules à notre arrivée, nous ne fîmes que passer; du reste, la ville de Chiapas n'offre au voyageur que sa belle rivière, d'un cours rapide et qui, deux kilomètres en aval, ayant brisé l'obstacle que lui opposait la montagne, se précipite comme un torrent entre des berges perpendiculaires de plus de mille pieds, pour reprendre un cours paisible sur le versant du golfe.

Tuxtla, qui se trouve à sept lieues de Chiapas, est aujourd'hui la capitale politique de l'État; je dus, en y arrivant, modifier mon itinéraire et ma façon de voyager. Il me fut impossible d'y trouver des mules, pas plus que des domestiques pour m'accompagner jusqu'à Tehuacan, et j'avais déjà bien assez du malheureux que je traînais avec moi.

Je devais donc compter sur un séjour assez long. Je louai, à cet effet, un petit appartement où j'étais à peine installé que je reçus la visite d'un gros homme, à figure riante qui, m'apostrophant avec une brusque cordialité, me demanda dans le français le plus pur, pourquoi je n'avais pas été frapper à sa porte.—J'ignorais que j'eusse un compatriote à Tuxtla, répondis-je, et du reste, on finit par être pris d'une certaine pudeur à s'imposer ainsi, comme l'hôte, de personnes qui ne vous connaissent point; mais don Julio, mon visiteur, ne voulut rien entendre, il fallut le suivre.

Don Julio était Parisien pur sang, jeune encore, grand causeur et d'un cœur, d'une bonté sans égale. Il me le fit bien voir. Depuis dix ans, il habitait le Mexique: Tehuantepec d'abord, puis Tuxtla. S'étant vu ruiné dans une affaire de contrebande, il avait embrassé l'état de docteur qui lui réussissait admirablement; j'ajouterai qu'il y mettait une sorte de passion et qu'il étudiait tous les jours. Rien ne l'étonnait du reste, il avait coupé des cuisses avec un rare bonheur, et les opérations chirurgicales les plus délicates ne le faisaient point reculer. C'est ainsi qu'il lui arriva de pratiquer l'opération du strabisme, et dans un cas exceptionnel. Un docteur étranger parcourait le pays, se donnant, comme spécialité, le traitement des yeux et le redressement de la vue; mais soit charlatanisme, soit mauvaise fortune, il creva les yeux du premier patient qui lui tomba dans les mains; le malheureux fut aveugle pour le restant de ses jours. Don Julio, piqué d'une noble émulation, s'empara d'une seconde victime, opéra le premier œil, mais creva l'autre, c'était de toute façon un progrès, et c'est ici le cas d'ajouter que, dans le pays des aveugles, les borgnes sont rois.

Ce demi-succès l'avait encouragé; la clientèle s'était faite et, de plus de vingt lieues à la ronde, don Julio était le seul docteur possible; cela me rappelle un médecin de Palissada, auquel une Indienne avait confié sa mâchoire.

Il s'agissait d'extirper une molaire des plus tenaces, et le docteur se servait encore d'une antique et formidable clef qu'il avait eu la plus grande difficulté à introduire dans la bouche de la malade. J'étais présent. La dent saisie, le malheureux s'efforçait en vain de l'amener à lui; il ébranlait, tirait, faisait levier; la dent tenait bon, l'Indienne se tordait comme un ver; il tira si bien, que la dent finit par céder.—Enfin, la voilà, dit-il.—Mais je ne la vois pas, lui dis-je, l'auriez-vous manquée?—Attendez, reprit-il, elle ne tient plus que par la gencive. Et s'étant armé d'une immense paire de ciseaux, il se mit à tailler dans la bouche de l'Indienne aux abois, puis lui présentant sa dent, entourée d'une demi-livre de chair sanglante:—La voilà; mais, ajouta-t-il, elle tenait diablement; c'est deux francs cinquante. Ceci ne s'adresse en rien à mon ami don Julio.

Cependant, j'avais rencontré un muletier se dirigeant vers Oaxaca; ses mules, me disait-il, étaient prêtes et je devais l'accompagner; mais chaque jour, c'était un empêchement nouveau. Je résolus donc de lui laisser mes bagages et de prendre les devants. Il s'agissait d'acheter deux chevaux pour mon domestique et pour moi, deux selles et les divers accessoires; les fonds baissaient; je me défis, en faveur de mon hôte qui accepta pour m'obliger, de mes fusils, de mon révolver, et de deux livres de nitrate qui me restaient encore. Don Julio me procura lui-même deux jolies bêtes, jeunes et saines. Je n'avais plus qu'à lui faire mes adieux, mais l'excellent homme me retenait encore. Ce fut pendant mon séjour à Tuxtla, que se passèrent les fêtes du Corpus (Fête-Dieu); c'est pour les Indiens la fête préférée, un prétexte d'orgie sans rivale, où les cérémonies religieuses se mêlent et se confondent aux saturnales des jours gras.

Ils s'y préparent de longue main, et vont quêter à l'avance de vieux vêtements européens, des chapeaux noirs et des casquettes modernes, et, s'affublant de ces oripeaux auxquels ils joignent des dépouilles de bêtes fauves et d'oiseaux, queues de coyotes, plumes d'aras, etc., ils entourent ou précèdent le saint-sacrement, se livrant à des hurlements de sauvages et à des danses de Caraïbes. Et que nul ne vienne assister en profane à ce spectacle au moins étonnant, un sourire pourrait blesser leur susceptibilité jalouse et coûter cher à son auteur. Il me souvient encore qu'un Espagnol étranger, se balançant dans son hamac, dans l'intérieur de sa maison, dont la porte donnait sur la place, fut sur le point d'être lapidé. Il fallut qu'il se renfermât chez lui, sous peine d'encourir le ressentiment de ces énergumènes.

Le jour de la séparation avait sonné; mon nouvel ami, car don Julio fut un véritable ami, nous accompagna plus de trois lieues sur la route de Tehuantepec, et là, le cœur gros, nous nous séparâmes; son souvenir me sera toujours présent.

J'entreprenais de parcourir sans guide une distance de plus de trois cents lieues. J'arrivai le soir à Ocosocautla, ma première étape, le cœur chargé de la mélancolie que donne l'isolement.

Le champ de lave qui entoure ce dernier village une fois franchi, l'on retombe dans les grandes plaines coupées de rivières, où bois et prairies se succèdent tour à tour. Voilà Santa Lucia, la plus belle hacienda de la contrée. L'habitation, entourée de cabanes indiennes comme un maître de ses vassaux, est grande et bien bâtie; une immense galerie en borde le contour; là, travaillent les nombreux employés de la ferme; auprès, se trouvent le moulin pour la canne, l'aire pour les blés et le magasin du maïs. Les alentours regorgent de gibier, oiseaux, daims et bêtes fauves qu'on peut chasser à courre, tant la plaine est admirablement disposée. Les bois sont grands et magnifiques, peuplés d'aras rouges et bleus, et la rivière, dans ses nombreux détours, jette sur cette terre privilégiée le manteau d'une éternelle verdure.

Le soir, après l'oración, et lorsque les serviteurs sont venus, en lui souhaitant une nuit heureuse, prendre pour le lendemain les ordres du maître, les Indiens, réunis dans la vaste cour, se reposent de leurs travaux par des chants bizarres; la mesure saccadée, pressée, haletante, rappelle le galop du coursier à la poursuite du bétail dans les bois, les éclats de voix et les mugissements. Le chanteur s'accompagne sur la marimba, espèce de piano composé de touches de bois sonore de différentes grandeurs; des tuyaux du même bois répondent aux touches pour donner aux sons plus de force; quelques-uns possèdent quatre octaves.

Deux Indiens, munis de petites baguettes armées de boules de gutta, arrachent de cet instrument de primitives harmonies; leurs airs, peu nombreux, ressemblent aux chants des oiseaux qui sont toujours les mêmes et qui n'en sont pas moins variés et charmants; comme eux aussi, les sons de la marimba, faibles quand on les écoute de près, s'entendent à des distances considérables, plus harmonieux, plus doux et plus poétiques.

Mais nous passons successivement et par journée, Llano Grande, Casa Blanca, San Pedro et la Gineta. La Gineta est une montagne des plus élevées de la sierra, qui semble jetée, comme un immense promontoire jusqu'au bord du Pacifique, dans la plaine de Tehuantepec. Couverte de bois du côté du golfe, elle n'a sur le Pacifique d'autre végétation qu'un immense tapis de gazon vert. L'ascension est longue et difficile; mais une fois parvenu au sommet, si vous abandonnez le sentier pour gravir certaine éminence sur la droite, vous avez alors l'un des spectacles les plus imposants qu'on puisse imaginer. En vous tournant au nord, la Cordillère, qui s'abaisse graduellement depuis les hauts plateaux de Chiapas, laisse planer le regard sur toute la largeur de sa chaîne boisée et de ses vallées sombres; au delà, l'œil saisit encore les vagues ondulations de la plaine, pour se perdre plus au loin dans le scintillement des eaux du golfe. Au sud, la Gineta déploie sous vos pieds toute la splendeur de son tapis d'émeraude; plus bas, la plaine de Tehuantepec étend la perspective de ses riantes prairies; comme horizon, vous avez l'immense nappe de l'océan Pacifique.

En hiver, le passage de la Gineta est des plus dangereux; il y règne des vents épouvantables, auxquels hommes et mulets ne sauraient résister: de graves accidents signalent cette époque, et les précipices ne rendent jamais compte des victimes que leur a jetées l'orage.

La plaine de Tehuantepec n'offre au regard qu'un vaste taillis au milieu duquel s'ébattent une multitude de lièvres énormes, hauts sur pattes et à ventre blanc. On les chasse peu, aussi sont-ils d'une effronterie singulière; on les tue au bâton, et quand on les tire c'est toujours à balle. Vous avancez, les coutumes changent, le village a remplacé l'hacienda, et l'on retrouve alors, à peu de chose près, l'organisation du haut Mexique; toutes ces populations vivent indolentes et peut-être heureuses dans leur apathique repos. Le même champ, de même étendue, se cultive chaque année de la même manière; vienne la sécheresse ou l'inondation, l'Indien se passera de maïs au besoin, ou périra de disette plutôt que de travailler; mais la leçon qu'il vient de recevoir ne lui fera pas défricher un mètre de plus qu'il n'a coutume de le faire: il naît avec cet instinct, il meurt dans la même imprévoyance.

Chaque village est ordinairement près de ruisseaux où l'eau ne manque jamais, et où les habitantes indiennes et blanches viennent, à toute heure du jour, faire de longues ablutions. Souvent il m'arrivait d'en trouver sur les bords de la rivière, dans le plus simple costume; mais la vue d'un étranger ne les effrayait point; elles tournaient simplement le dos en me regardant, moins surprises et peut-être moins gênées que moi.

C'est ainsi qu'après avoir traversé Zanatepec, Niltepec, Yztaltepec, l'on arrive à Tehuantepec. En partant d'Yztaltepec, je m'étais égaré dans les bois; c'était la seconde fois que cela m'arrivait, et je faillis payer cher mon imprudence. Je savais qu'au nord je devais trouver la nouvelle route américaine; mais j'avais beau m'orienter, les broussailles me barraient le passage et m'obligeaient à des détours, ou, de nouveau perdu, je ne retrouvais des clairières que pour me reperdre encore. Mes chevaux étaient rendus et dévorés par des milliers de taons énormes; de mon côté, tout en ne craignant d'autre désagrément qu'une nuit à la belle étoile, je n'étais pas sans inquiétude; les tigres y sont très-nombreux, si nombreux même, que chaque hacienda possède deux tigreros qui passent leur vie à chasser cet animal, dont les ravages dans les troupeaux deviennent de véritables calamités. Je n'avais plus avec moi ni hache pour établir une tente, ni fusil pour me défendre: la position n'avait donc rien de bien attrayant. Je laissai reposer mes pauvres bêtes et, leur enlevant le mors, je les fis paître une heure environ. Je repris alors ma course et longtemps encore j'errai au hasard, lorsque j'eus le bonheur de rencontrer un petit ruisseau; je reconnus des traces d'hommes sur le sable des bords et je m'empressai de les suivre: j'étais retrouvé, car une demi-heure après je rencontrais la route américaine. Elle était dans un état pitoyable, les chevaux enfonçaient dans les terres détrempées, et nous n'avancions qu'avec une lenteur désespérante. Il était nuit quand j'atteignis Tehuantepec.

Il y avait alors une foule d'hôtels dont la fondation remontait à la création de la compagnie américaine; je me rendis chez un compatriote dont la maison, parfaitement montée, offrait tout le confort désirable. Mes chevaux avaient besoin de quelques jours de repos, et je comptais en vendre un pour me débarrasser de Carlos qui, passant par Minatitlan, pouvait de là regagner la Lagune, son pays. Je n'en avais aucun besoin, et j'étais fatigué de le servir.

Tehuantepec est une ville de quinze mille âmes, en y comprenant les immenses faubourgs indiens qui possèdent, en fait de femmes, une des plus belles races de la république. Il fait beau les voir campées comme des viragos, la tête haute, la poitrine en avant, marchant fières et défiant les regards; très-séduisantes, malgré leur tournure virile, elles joignent à des figures pleines de caractère, une fermeté de chair et des contours admirables. Leur costume, gracieux et provocant à la fois, prête au charme de ces créatures. Il se compose de jupes de couleur, bordées de dentelles, ne descendant pas à la cheville et laissant deviner une jambe fine et d'un beau modelé. Une petite veste, large comme la main, permet d'entrevoir les chairs bronzées d'une taille très-fine, elle laisse les bras nus et cache à peine les contours d'une gorge toujours heureuse: je ne parle que des jeunes femmes. Quant aux vieilles, ce costume est des plus déplorables; car souvent il arrive que leurs seins délabrés, descendant plus bas que la veste, étalent aux regards le dégoûtant spectacle de ces charmes flétris. La tête est couverte par un léger uipile brodé d'or et d'argent; le pied se cambre nu dans un escarpin largement découvert, ce qui lui fait toujours gagner en petitesse. Plusieurs de ces costumes atteignent des prix fabuleux, et j'entendis parler de 500 piastres (2,000 à 2,500 fr.).

Avant l'établissement de la compagnie américaine, Tehuantepec dormait du sommeil de toutes les villes éloignées, et le pauvre commerce des environs, maïs, indigo, etc., suffisait à peine à l'occupation de deux hommes intelligents, Français tous deux, et dont M. Alexandre de Gives, à Juchitan, est le plus riche et le plus influent. Lors du commencement des travaux, la ville sembla se réveiller un moment au contact de l'agitation yankee; mais la désastreuse issue de cette compagnie, qui ne fit que passer et disparaître, laissa Tehuantepec ruiné, ainsi que les habitants de la campagne, qui attendent encore le salaire de leurs travaux, le prix du louage de leurs bestiaux et des instruments de travail qu'ils ont fournis.

Les travaux avaient marché avec la rapidité qui distingue le Yankee, mais tout avait été sacrifié à l'amour-propre de tracer la route, et la précipitation des ingénieurs les avait empêchés de rien prévoir des causes de destruction qui menaçaient leur voie. Ils n'avaient pensé ni à la végétation qui l'envahirait, ni aux ornières d'une terre détrempée, ni aux inondations qui la couvriraient, ni aux ruisseaux qui la ravineraient; ils n'avaient même pas songé à jeter ça et là quelques ponts pour l'écoulement des eaux: aussi la route fut-elle immédiatement ruinée, et à la première disette des fonds qu'on avait gaspillés, il y eut un sauve-qui-peut général; le pays se vida comme par enchantement, de Tehuantepec à Xuchil. Ceux-là seuls restèrent, que le manque d'espèces avait cloués sur place et que la misère retenait à Tehuantepec. La ville était pleine de ces malheureux qui, pâles et hâves, promenaient par la ville leurs faméliques personnes, ne devant qu'à la charité le soutien d'une misérable existence.

On trouve déjà dans la plaine de Tehuantepec quelques échantillons de cette race toute particulière au Mexique, appelée pinto, qui appartient principalement à l'état de Guerrero. Le pinto est un Indien dont le corps, tigré de taches blanches sur fond jaune, présente à l'œil un triste spectacle; ces taches, de toutes dimensions, envahissent quelquefois la moitié de la figure, laissant au visage, d'un côté sa couleur naturelle, et couvrant l'autre d'une teinte mate, blanc sale et d'un aspect maladif. D'autres fois, elles s'éparpillent en points menus, de manière à figurer nos taches de rousseur, mais avec un contraste beaucoup plus frappant; le corps est généralement atteint de la même infirmité, et le sujet affligé de cette maladie inspire, à première vue, la même répulsion qu'un lépreux. Nous croyons devoir attribuer ce phénomène au croisement du sang chez les habitants des terres chaudes qui bordent le Pacifique. Les individus de race pure, Indiens ou blancs, sont rarement pintos.

Je savais qu'en partant de Tehuantepec je devais être arrêté dans la montagne, et sans aucun doute dévalisé.

Les défenseurs du parti réactionnaire, vaincus a Tehuantepec, s'étaient réfugiés dans la sierra, qu'ils occupaient au nombre de deux cents environ, et comme centre d'action, ils habitaient le village de Tékicistlan, à quinze lieues au delà. On les appelle patricios.

J'avais pris mon parti d'être volé; je vendis donc l'un de mes chevaux, et, dans le plus mince équipage, ayant à peine la somme suffisante pour atteindre Oaxaca, je me mis en route.

Le bonheur voulut qu'à deux lieues dans le bois je rejoignis un corps de cent cinquante hommes, qui, sous les ordres du gouverneur de Tehuantepec, don Rodriguez, marchait à la poursuite des brigands, dont les hauts faits devenaient par trop intolérables. Toute communication était interrompue, les convois de mules ne pouvaient passer que moyennant un fort tribut, et quant aux voyageurs isolés, des disparitions fréquentes indiquaient assez quel avait dû être leur sort.

Je me mis donc joyeusement à la suite de l'expédition; je priai le chef de me faire remettre un fusil afin de pouvoir charger avec la troupe s'il y avait lieu. Cette perspective donnait une couleur pittoresque à mon voyage, et je n'aurais pas été fâché de me venger un peu des compadres pour les mille et une vexations qu'ils m'avaient fait subir.

Une partie de la troupe occupait le sentier, pendant que des pelotons couraient de gauche à droite sur les flancs du corps d'armée. La marche n'était point facile au milieu des bois, il faut toute l'intelligence des chevaux et leur habitude de la montagne pour expliquer la possibilité d'une course dans ces conditions. Je faisais partie du piquet de droite et la première moitié du jour se passa bien. En approchant de Tékicistlan, un coup de sifflet retentit en avant de nous, et fut immédiatement suivi de cris d'angoisses et d'appels au secours.

Nous nous précipitâmes au galop dans la direction, et peu après la fusillade s'engageait entre une demi-douzaine de voleurs et les soldats que j'accompagnais. Le combat fut court, ou plutôt il n'y eu point combat, car leurs armes déchargées, les compadres prirent la fuite, nous laissant un des leurs, blessé à la cuisse.

Quant aux cris d'appel, ils avaient été poussés par un malheureux qu'ils venaient de dépouiller, et dont les malles éventrées gisaient éparses dans le monte; du reste, les fuyards n'avaient point lâché leur prise et dans leur fuite précipitée, chacun avait enlevé sa part. Le Sauvons la caisse! se retrouve partout. Quelques hommes s'élancèrent à la poursuite des fugitifs; le prisonnier fut hissé sur un cheval, afin que le chef décidât de son sort, et l'on s'occupa du volé. Celui-ci s'arrachait les cheveux de désespoir; on lui avait enlevé, disait-il, tant en espèces qu'en bijoux et objets de valeur, pour une somme de vingt mille francs. Il n'avait plus que son cheval et ses deux mules qui, seules, devaient se réjouir, ne devant plus avoir de fardeaux à porter.

Nos hommes revinrent bientôt, ils n'avaient pu atteindre les brigands, et nous nous hâtâmes dans la direction du commandant, que cette fusillade avait dû inquiéter.

Il nous attendait effectivement, et lorsqu'on l'eut mis au fait de l'histoire, il ordonna tranquillement qu'on fusillât le blessé, dont le corps, pendu près du sentier, devait servir d'exemple.

Puis comme ses camarades pouvaient porter la nouvelle de l'arrivée des troupes dans le village, on précipita la marche afin de les prévenir. Tékicistlan fut abordé au pas de course, par trois côtés à la fois, pour couper toute retraite; mais les oiseaux s'étaient envolés, et l'on ne put mettre la main que sur trois individus suspects, dont la culpabilité ne fut pas suffisamment établie pour provoquer une arrestation.

Un grand nombre, j'en eus la conviction plus tard, furent cachés par les habitants, car dans la maison où je pris mon gîte, j'entendis pendant la nuit des chuchotements et des allées et venues mystérieuses, qui lui donnaient toute la tournure d'un repaire.

Le lendemain, je poursuivis ma route en compagnie de la victime de la veille; le pauvre volé était simplement un général, autrefois le bras droit de Santa-Anna; je sus que son zèle à remplir les ordres cruels de son chef lui avait valu le surnom de bourreau du dictateur.

Mon nouveau compagnon de voyage, en me racontant son histoire, se garda bien de me donner ces détails; mais par un hasard singulier, il se trouva que nous étions en pays de connaissance. P... C..., Espagnol et partisan de don Carlos, s'était autrefois réfugié en France et s'était marié dans le département même que j'habite; je connaissais aussi ses deux fils à Mexico. Il me pria de les voir si j'y arrivais avant lui. Absent depuis quatre ans, il revenait de Nicaragua, où il avait été guerroyer au service de je ne sais quelle cause, et n'avait eu, depuis ce temps, aucune nouvelle de sa famille. Je savais que sa pauvre femme était morte de misère, et je n'eus pas le courage de lui apprendre ce triste événement. Du reste, il n'atteignit jamais Mexico, et j'appris plus tard que, arrêté à Oaxaca, on l'avait envoyé pourrir à Vera-Cruz, dans un cul de basse-fosse. Voilà les péripéties du sort.

Comme il se plaignait de sa triste destinée, je lui demandai pourquoi il tenait à servir un pays qui récompensait si mal les dévouements.—Ah! me répondit-il, six mois de commandement dans une province, et la fortune est faite. Voilà tout le Mexique. J'abandonnai M. P... C... à las Vacas pour continuer seul ma route.

Le lendemain je gagnai San Bartolo, le surlendemain San Juan, puis Totolapa. À partir de San Juan, la végétation n'est plus la même, et la montagne dénudée ne produit plus que des cactus géants de toutes formes.

Il y en a de triangulaires et d'autres qui comptent jusqu'à vingt-quatre côtés. Ceux-ci s'élancent d'un seul jet, comme des mâts de navire, jusqu'à une hauteur de quarante pieds; les octogones, moins élevés mais plus puissants, se bifurquent, à trois mètres du sol, en une multitude de pousses, au nombre de deux et trois cents, de plus de vingt pieds d'élévation; le tout de forme ronde et embrassant un diamètre de trente pieds au moins. J'ai mesuré le tronc de l'un de ces magnifiques végétaux, il avait plus de six pieds de diamètre. On désigne toute cette famille au Mexique sous le nom générique d'organos.

Le sol était, en outre, parsemé d'oursins énormes, dont quelques-uns en fleurs, et de têtes de vieillard, espèce de cactus à pousse isolée, terminée par une chevelure blanche. La marche est pleine de périls au milieu de cette végétation épineuse, dont les pointes ont la dureté de l'acier; souvent le petit sentier n'offrait que juste la place pour passer entre ces colonnades d'un nouveau genre que bordent presque toujours des pentes à pic et des précipices effrayants.

Deux journées encore me séparaient d'Oaxaca; je laissai San Dionyzio sur la gauche et j'allai revoir une dernière fois les ruines de Mitla.

Huit jours après, j'atteignais Tehuacan où devaient finir mes fatigues. J'y arrivai dans un accoutrement difficile à dépeindre; six mois de route continue m'avaient bronzé comme un Indien, mon costume tombait en lambeaux, et je me rappelle que, deux jours auparavant, j'avais été obligé de relier les semelles de mes bottes au moyen de ficelles; il était donc temps d'arriver.

Je vendis mon cheval, je renouvelai certaine partie de ma garde-robe et, le lendemain, je montai plein de joie dans la diligence de Mexico. J'étais une pauvre proie pour les voleurs et n'avais conservé de précieux qu'une montre à répétition. J'avais fait en sorte que ces messieurs ne pussent la découvrir. La montre pendait dans le dos et le cordon qui la supportait passait par-dessus le cou en se repliant sous l'épaule, de telle sorte que la chemise même étant ouverte, on n'en découvrait pas le moindre vestige. Je comptais bien la rapporter à Mexico, mais je comptais sans la fortune. Deux fois déjà l'on nous avait arrêtés; j'en avais été quitte pour les quelques piastres qui me restaient; à Puebla, je n'étais point en peine de trouver des fonds.

En approchant d'Amozok, nous tombâmes dans une troisième embuscade. Je ne m'effrayai pas davantage cette fois; néanmoins, à chaque nouvelle alerte, mes mouvements étaient gênés, je craignais qu'un changement violent ou une secousse ne brisât le cordon qui, du reste, me blessait prodigieusement. Les deux voleurs furent plus persévérants dans leurs recherches que leurs précédents accolytes, et c'était chose naturelle, il ne restait plus à voler que des vêtements de rebut.

Ils nous palpèrent donc longuement et minutieusement, j'eus le bonheur qu'ils ne sentissent point la montre et je me réjouissais déjà de mon heureuse chance. Nous étions huit; l'un des voleurs, le fusil à la main, surveillait nos mouvements pendant que son ami fouillait chacun. Je l'ai dit, mon tour était passé quand, mettant, je ne sais pourquoi, mes deux mains dans mes poches, il s'opéra sur le cordon une traction violente; je sentis la montre se dresser sur mes reins et tout à coup, à la stupeur de chacun et à ma très-grande confusion, l'affreux bijou se mit à sonner trois heures et quart.

Au premier tintement, je fus pris d'un accès de toux prodigieux; j'espérais ainsi donner le change, mais je ne pouvais couvrir entièrement le bruit argentin de la sonnerie; je regardais derrière moi moi comme un écolier pris en faute. La situation ne manquait pas de piquant; chacun me regardait moitié riant, moitié sérieux.

—Tiens, tiens, fit le voleur d'un ton narquois, nous avons donc une montre? Et comme je continuais mon rôle d'étonné:

A ver el relog: Voyons cette montre, fit-il brutalement.

Je ne pouvais résister, il m'eût mis à nu comme un ver, et l'autre camarade me tenait en joue. Je m'exécutai.

—Rendez grâce à Dieu, me dit l'effronté, rendez grâce à Dieu d'être tombé sur des caballeros comme nous, car de tout autre, cela ne se fut point passé de même; et comme je lui remettais la montre.—Allez, dit-il, et ne péchez plus.

Une métisse avait été plus heureuse; elle avait sur ses genoux une charmante fille de quatre ans: chaque fois, elle avait caché ses boucles d'oreille dans la bouche de son enfant, en lui recommandant bien de ne point parler, et la chère petite avait parfaitement joué son rôle. La route de Puebla à Mexico était gardée, j'arrivai donc sans nouvel accident.

XVII

LE POPOCATEPETL

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